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Ouvrages de Jacques Testart

De l’éprouvette au bébé spectacle


Complexe, 1984
 
L’Œuf transparent
Flammarion, « Champs », no 157, 1986
 
Simon l’embaumeur ou la Solitude du magicien
F. Bourin-Julliard, 1987
et Gallimard, « Folio », no 2014, 1989
 
Le Magasin des enfants
(collectif dirigé par Jacques Testart)
F. Bourin-Julliard, 1990
et Gallimard, « Folio actuel », no 38, 1994
 
Le Désir du gène
F. Bourin-Julliard, 1992
et Flammarion, « Champs », no 282, 1994
 
La Procréation médicalisée
Flammarion, « Dominos », 1993
 
L’Enfant de l’absente
(en collaboration avec Thierry Jonquet et Jacques Tardi)
Seuil, 1994
et « Points », no P588, 1999
 
Des grenouilles et des hommes
Conversations avec Jean Rostand
Stock, 1995
et Seuil, « Points sciences », no 138, 2000
 
Pour une éthique planétaire
(en collaboration avec Jens Reich)
Mille et une nuits, 1997
 
Ève ou la Répétition
Odile Jacob, 1998
 
Des hommes probables
De la procréation aléatoire à la reproduction normative
Seuil, 1999
 
Procréation et manipulations du vivant
France Loisirs, 2000
 
Au bazar du vivant :
biologie, médecine, bioéthique sous la coupe libérale
(en collaboration avec Christian Godin)
« Points virgule », no 26, 2001
 
Le Vivant manipulé
Sand, 2003
 
Réflexions pour un monde vivable
(dirigé par Jacques Testart)
Mille et une nuits, 2003
 
Le Vélo, le mur et le citoyen : que reste-t-il de la science ?
Belin, 2006 ; réed. 2016
 
Petit florilège naturaliste
Belin, 2006
 
OGM : quels risques ?
(en collaboration avec Yves Chupeau)
Prométhée, 2007
 
Labo-planète ou Comment 2030 se prépare sans les citoyens
(en collaboration avec Catherine Bourgain et Agnès Sinaï)
Mille et une nuits, 2011
 
À qui profitent les OGM ?
Le tournant de l’affaire Séralini
CNRS Éditions, 2013
 
Faire des enfants demain
Révolutions dans la procréation
Seuil, 2014
 
L’Humanitude au pouvoir
Comment les citoyens peuvent décider du bien commun
Seuil, 2015
 
Rêveries d’un chercheur solidaire
La Ville brûle, 2016
 
 
Ouvrage d’Agnès Rousseaux

Le Livre noir des banques


(collectif dirigé par Agnès Rousseaux et Dominique Plihon)
Les Liens qui libèrent, 2015
ISBN 978-2-02-134300-7

© ÉDITIONS DU SEUIL, MARS 2018

www.seuil.com

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


TABLE DES MATIÈRES

Titre

Ouvrages de Jacques Testart

Copyright

Introduction

Fabriquer l’humain

Première partie - Les grandes mutations

1 - Prothèses bioniques et organes de rechange : de la réparation à l’augmentation

Des prothèses bioniques pour tous ?

Sport et médecine : la grande manœuvre de l’acceptabilité sociale

Dotez-vous d’un cœur artificiel Carmat® !

Remplacer chaque organe

Des organes sortis de l’imprimante 3D

Des exosquelettes pour le soldat et l’ouvrier du futur

2 - « Moi, cyborg »
Un sixième sens ?

« Aider les humains à devenir cyborgs »

Le puçage de l’humain

Un corps authentifié et sous surveillance

Électronique épidermique : des circuits intégrés dans la peau

3 - Quand les machines se connectent avec nos cerveaux

Lire dans les pensées

Des électrodes dans le cerveau pour nous soigner

Interface cerveau-machine : vers la mise en réseau de nos cerveaux ?

Boostez vos « capacités cognitives »

Modifier les souvenirs et l’identité ?

Des puces dans la tête des soldats cyborgs

4 - Vaincre la mort, prolonger la vie

L’immortalité, un rêve partagé ?

Agir sur les gènes de la longévité ou rajeunir nos cellules ?

Quand la Silicon Valley investit dans l’immortalité

En attendant l’élixir de jeunesse, cryogénisez-vous !

La course au « surplus de vie »

5 - Bientôt l’homme génétiquement amélioré ?

Modifier génétiquement l’humain

Vers une sélection génétique des « meilleurs » ?

Le clone, perpétuation de l’existant

Premières hybridations homme-animal : l’heure des chimères

6 - Fabriquer de l’humain ?
Jouer aux Lego avec du vivant

Des usines à gènes

Créer « de l’humain »

Xénobiologie : changer « l’alphabet du vivant »

Devenir soi-même cobaye

Deuxième partie - L’idéologie transhumaniste

7 - D’où vient le mouvement transhumaniste ?

Une idéologie de remplacement

Cinquante nuances de transhumanisme

Un credo commun : la technologie salvatrice

Aux racines psychédéliques du transhumanisme

Le storytelling de l’homme augmenté

L’art au service du transhumanisme, entre fascination et fantasmes

8 - L’humain vu comme machine

L’artificialisation de l’humain

L’« intelligence artificielle », au mépris de l’intelligence

Typologie de l’hybride et du « presque-humain »

Le corps sous contrôle

9 - Le monde fantasmé du post-humain

Comment faire société ?

Le profit comme moteur

La compétition comme carburant

Au mépris de l’écologie

Un autre terrorisme est possible


Développements hasardeux… ou suicidaires ?

Augmenter l’homme ? Ou le remplacer ?

Troisième partie - Pourra-t-on y échapper ?

10 - « There is no alternative », disent-ils

La fascination des promesses de puissance

Laissez-vous embarquer dans le « transhumanisme soft et positif » !

11 - Pourquoi résister ?

Rendre le futile indispensable

« Pallier nos carences »

Quelle urgence à modifier l’homme et la nature ?

Des promesses irréalisables ?

Se préserver des aventures aveugles et désinvoltes

Inventer un autre « meilleur des mondes »

12 - Comment résister ?

Convaincre ?

Interdire ?

Et si la nature gagnait malgré tout ?

Conclusion

Notes
Introduction

Ce sont les mots les plus silencieux qui amènent la tempête.


Des pensées qui viennent sur des pattes de colombes mènent le monde.
FRIEDRICH NIETZSCHE,
Ainsi parlait Zarathoustra, 1885

Vous rêvez de devenir Spiderman ou un mutant immortel génétiquement


amélioré ? Cela ne va pas être possible tout de suite. Mais des prothèses et
organes artificiels à la demande, c’est probablement pour bientôt, tout
comme des interfaces homme-machine pour booster nos capacités
intellectuelles, des molécules pour accroître notre durée de vie, ou la
sélection génétique des embryons pour ne choisir que les «  meilleurs  ».
Voici qu’on nous annonce l’arrivée prochaine de «  l’humain augmenté  ».
L’homme du XXIe  siècle sera-t-il seulement «  réparé  », ou amélioré,
connecté, hybridé ? Une chose est sûre : dans les prochaines décennies, des
ruptures technologiques sans précédent vont sans doute rendre possible une
transformation radicale de l’humain. Implants cérébraux, organes de
rechange et peau artificielle, prothèses bioélectroniques, bébés à la carte,
nanomédecine, techniques d’amélioration cognitive ou de régénération des
corps… À grand renfort de marketing, les technosciences nous promettent
de grandes mutations. L’homme qui vivra mille ans est déjà né, osent
affirmer certains technoprophètes. Quel monde cela nous prépare-t-il  ?
Serons-nous encore humains lorsque nous aurons réalisé la fusion charnelle
des corps et de la technologie ? Qui décide aujourd’hui des contours de cet
homme du futur ?
L’ampleur des mutations annoncées est telle que nous sommes dans
l’incapacité de cerner toutes les questions qui se poseront très rapidement à
nous. Sera-t-il bientôt ringard de ne pas être «  augmenté  »  ? De préférer
avoir son téléphone dans sa poche plutôt que greffé dans son cerveau ? De
ne pas vouloir intégrer des puces électroniques dans notre corps pour
surveiller au quotidien notre santé  ? Déjà certains rêvent de devenir
« cyborgs » et greffent dans leurs doigts, leurs membres ou leur crâne des
technologies pour ressentir de nouvelles sensations, pour entendre
différemment ou communiquer avec leur ordinateur. Déjà des chimères
homme-animal, pour faire pousser des organes à greffer, grandissent dans
des laboratoires. Des organes artificiels  –  cœur, poumons, reins, œil… –
  sont testés, pièces interchangeables de corps réparables comme des
machines ou des voitures. Déjà des implants électriques dans le cerveau
permettent de soigner nos dépressions, nos boulimies, nos troubles
obsessionnels. Ces innovations, ces hybridations seront-elles réservées aux
malades et personnes en souffrance, ou accessibles à chacun ? Seront-elles
choisies ou subies ? Seront-elles rendues nécessaires par la pression sociale
et la compétition exacerbée entre des travailleurs devant fournir toujours
plus ? Verrons-nous demain une humanité à deux vitesses, tiraillée entre des
humains «  bio  » et des humains hybrides et connectés, nouvelle ligne de
fracture de nos sociétés ? Comment ces évolutions vont-elles renforcer les
inégalités entre les humains «  augmentés  » et les autres, toujours
vulnérables, moins puissants, plus « mortels » ?
Qu’en sera-t-il de nos identités  ? Comment parviendrons-nous à
maintenir le sens de notre humanité  ? Déjà des bracelets électroniques (et
demain sans doute des puces intégrées dans notre corps) nous permettent de
contrôler l’état de notre santé, et d’obtenir des réductions de la part de nos
assurances. Déjà des responsables politiques proposent d’implanter des
puces électroniques aux migrants pour mieux les surveiller, ou aux enfants
pour mieux les protéger. Déjà des expérimentations sont menées pour
mesurer les effets de transfusions de sang humain « jeune » pour accroître
la longévité. Pourrons-nous échapper au délire qui vient ?
La promesse de cet « homme nouveau » est née avec la convergence des
technosciences « NBIC » – nanotechnologies, biotechnologies, technologies
de l’information et sciences cognitives. En 2002, le président américain Bill
Clinton reçoit un rapport intitulé « Converging technologies for improving
human performance 1  », dans lequel les experts vantent les avancées des
recherches dans ces secteurs clés et le bond en avant que va permettre leur
convergence. On retrouve depuis quinze ans cette alliance des NBIC dans
tous les projets pour améliorer les performances humaines. Et le
transhumanisme 2, courant venu d’outre-Atlantique, débarque alors en
Europe. Ce mouvement décrit un «  humain en transition  », toujours en
bonne santé, à l’intelligence inédite et à la longévité décuplée. L’étape
suivante, ce serait le «  post-humain  », l’être affranchi de la condition
humaine, qui a totalement fusionné avec la machine.
La plupart des Européens se montrent encore amusés et incrédules
devant les promesses des transhumanistes. Pendant que nos centres de
recherche tentent, plutôt discrètement, de compenser leur retard dans la
fabrique de l’homme augmenté, milliardaires et entreprises de la Silicon
Valley y engloutissent des fortunes. Google investit des millions de dollars
dans des entreprises spécialisées dans le séquençage d’ADN, la recherche
de l’immortalité ou l’intelligence artificielle. «  Google va-t-il résoudre la
mort  ?  », titre un célèbre journal américain. De nombreuses
multinationales  –  Google, IBM, Microsoft, Nokia, Samsung, Boeing… –
  soutiennent financièrement l’Université de la Singularité, think tank
transhumaniste. Pendant ce temps, en Europe, beaucoup ne prennent pas au
sérieux ce mouvement, malgré son influence dans les laboratoires,
l’industrie, la recherche clinique, la Bourse ou les rapports sociaux. De plus
en plus d’Européens sont pourtant déjà en manque, fascinés par les
nouvelles machines et les dernières innovations, comme si elles
permettaient de dessiner une issue riante dans un monde sans espoir… On
assiste à une rupture entre les générations d’une ampleur inédite dans
l’histoire humaine. C’est qu’elle arrive au moment où le monde est
bouleversé, et pas seulement bousculé, tant par les atteintes irréversibles à
l’environnement que par les changements des modes d’existence  –
  automatisation des tâches et numérisation des loisirs, épuisement des
régimes politiques, désillusion sur les valeurs culturelles, refus des limites
écologiques, questionnements identitaires…
S’agit-il d’une rupture civilisationnelle ou de la poursuite logique du
« progrès », en particulier celui de la médecine ? Dans toutes ces recherches
et innovations, s’agit-il de restituer un état «  normal  » chez des individus
malades ou handicapés, ou bien de donner à l’espèce des propriétés inédites
supposées lui octroyer des avantages par rapport à l’humanité
«  moyenne  »  ? Les transhumanistes évitent généralement de tracer une
frontière, introduisant la confusion entre l’assistance à des personnes en
souffrance et la prise en charge de l’espèce. En estimant que l’Homo
sapiens est peu compétent, mal programmé par l’évolution, et qu’il se
trouve menacé dans sa survie même, ils en font un objet de sollicitude
globale et proposent d’intervenir efficacement au chevet de l’espèce.
Les champs médicaux, militaires et sportifs permettent d’explorer de
nouvelles fonctions, et de générer de l’acceptabilité sociale sur les
innovations qui voient le jour. Personne ne s’oppose à des progrès
médicaux qui permettront d’améliorer la vie de personnes malades ou en
situation de handicap. Mais ces technologies pourraient permettre demain
d’augmenter les capacités de chacun, notre acuité visuelle, nos fonctions
cérébrales ou notre force physique. «  Personne ne s’opposera jamais à ce
que des tétraplégiques marchent. Mais les technologies développées à cette
occasion pourront permettre de mettre au point la vision nocturne pour les
fantassins envoyés en Afghanistan, les QI de 320, et les futurs post-Aryens
de demain. Qui gagnera à la fin  ? Les comités d’éthique ou les intérêts
financiers 3 ? » Comme l’annonçait Herbert Marcuse il y a plus d’un demi-
siècle  : «  L’originalité de notre société réside dans l’utilisation de la
technologie, plutôt que de la terreur, pour obtenir la cohésion des forces
sociales 4. »

Fabriquer l’humain
Le projet transhumaniste ambitionne de prendre le relais de l’évolution,
pour construire un humain libéré des servitudes corporelles. L’homme
devient ainsi créateur de l’homme. «  Fabriquer l’humain  », c’est pourtant
prendre le risque de voir se développer une « sous-humanité technifiée », de
plus en plus dépendante de technologies qui modèlent notre corps et notre
cerveau, nos perceptions et nos sensations, et notre relation aux autres.
C’est aussi jouer aux apprentis sorciers, en développant des
expérimentations forcément hasardeuses, malgré la complexité de l’identité
humaine.
Alors que le discours officiel, en France, résiste encore à l’idéologie
transhumaniste, le projet technoscientifique avance discrètement, sans que
ses conséquences potentielles soient discutées par les citoyens, dans les
instances de réflexion éthique ou par le Parlement. Tout se passe comme si
les promesses transhumanistes se confondaient de façon évidente avec un
« progrès » inévitable. Cette vision du monde qui s’impose, sans débat, est
celle d’une conception mécaniste du vivant, d’un homme devenu artificiel.
L’homme-laboratoire de demain, technologiquement ou génétiquement
modifié, sera un mutant. Et pour le transhumanisme, notre condition
humaine, notre finitude, nos faiblesses, nos manques ne sont désormais
qu’un problème pratique, en attente de résolution technique.
L’homme de demain ne s’invente pas seulement dans la Silicon Valley,
mais aussi dans les labos européens. Un marché très lucratif se développe,
encouragé par les pouvoirs publics qui délivrent des crédits pour tenter de
s’imposer dans la compétition mondiale des innovations et brevets. Qui
impulse ces recherches  ? Quelles seront les conséquences sociales et
environnementales de ce processus  ? Comment les débats démocratiques
sur ces questions sont-ils complètement éludés ou confisqués  ? Pourquoi
est-il si difficile de penser l’irruption du transhumanisme dans nos vies  ?
C’est à ces interrogations que nous voulons tenter de répondre.
Ce qui nous pose question, c’est la logique conquérante du
transhumanisme. Ces évolutions nous sont présentées comme une liberté,
un droit nouveau acquis par chacun. Mais de grandes ambiguïtés planent
sur la liberté que nous aurons de refuser ces « propositions » qui s’imposent
déjà subrepticement. Certains transhumanistes osent affirmer que ceux qui
ne suivront pas le mouvement deviendront les esclaves de leurs semblables
augmentés (ou même «  de la viande  »). Charmante perspective… Que
ferons-nous face à l’hégémonie que pourraient acquérir les maîtres des
puissances augmentées (post-humains ou machines artificielles) sur
l’ensemble de l’humanité ? Il faut aussi oser une question à contre-courant :
selon quelle logique et selon quel droit une idéologie peut-elle s’imposer à
ceux qui n’ont rien demandé  ? Le dépassement de l’humanité par la
technique est désormais présenté comme inéluctable et irréversible. Il serait
donc impensable de lui résister. Le transhumanisme se présente comme une
«  idéologie technoprophétique 5  ». On retrouve ses arguments dans les
discours de vulgarisation scientifique. Des journaux et magazines exaltent
la moindre vantardise de laboratoire comme s’il s’agissait d’une révolution
scientifique et sociétale. Les promesses lancées par les scientifiques jouent
sur la fascination du public, des médias et des politiques pour faire valider
leurs projets fantasmatiques… et obtenir le soutien financier des autorités
comme des industriels.
Sans céder à la technophobie, il nous semble nécessaire de décrypter le
storytelling du courant transhumaniste, rendu visible par quelques excités,
mais aussi par de puissantes entreprises qui modèlent notre imaginaire et
notre rapport aux technologies. Il ne s’agit pas seulement de quelques
extrémistes qui rêvent d’immortalité, de s’injecter du sang neuf dans les
veines ou de changer un par un tous leurs organes. Même si leurs
associations et leurs colloques ne réunissent que quelques centaines de
personnes, c’est un courant puissant, organisé, aux moyens colossaux. C’est
une idéologie qui peut sembler marginale, mais qui fait la une des journaux.
C’est une vision globale du monde et du devenir de l’homme, avec un
caractère messianique, qui façonne les grandes orientations de la recherche
dans nos sociétés.
Sa force ? Prendre appui sur nos pulsions les plus primordiales, sur nos
espoirs immémoriaux  : être plus forts, plus solides, plus rapides, plus
intelligents, moins mortels. Nous affranchir de nos limites biologiques.
Faire de l’organisme une mécanique à réparer, avec des pièces
interchangeables, pour peu qu’on ait les moyens de se les offrir. Les
recherches et expérimentations sont déjà en cours. Les changements
qu’elles nous promettent dans les prochaines années sont inouïs. Rien de
moins qu’une mutation de l’espèce humaine. Des promesses qui occultent
tous les risques inhérents à ces pratiques hasardeuses, et tous les dégâts
collatéraux  –  l’épuisement des ressources nécessaires, la pression sur
l’environnement, les dangers en termes de santé publique, l’annihilation des
cultures et même la fin de l’humanité.
On nous annonce une révolution de l’espèce en quelques décennies.
Peut-être est-ce survendu. Mais, quelle qu’elle soit, nous n’avons pas les
outils et les lieux pour penser cette mutation. Celle-ci adviendrait, sans
débat démocratique, à une vitesse folle. Qui aujourd’hui se demande en
quoi ce futur serait désirable  ? Ou en quoi cela participe (ou non) à
l’humanisation de notre civilisation  ? Comme toujours avec les
technosciences, l’éthique et la politique courent derrière, déjà larguées par
les annonces de découvertes et d’expérimentations qui se succèdent. « Cet
homme futur, que les savants produiront, nous disent-ils, en un siècle pas
davantage, paraît en proie à la révolte contre l’existence humaine telle
qu’elle est donnée, cadeau venu de nulle part (laïquement parlant) et qu’il
veut pour ainsi dire échanger contre un ouvrage de ses propres mains,
écrivait la philosophe Hannah Arendt en 1958 6. La seule question est de
savoir si nous souhaitons employer dans ce sens nos nouvelles
connaissances scientifiques et techniques, et l’on ne saurait en décider par
des méthodes scientifiques. C’est une question politique primordiale que
l’on ne peut guère, par conséquent, abandonner aux professionnels de la
science ni à ceux de la politique. »
C’est à cette «  question politique primordiale  » que nous souhaitons
apporter notre contribution, en nous basant notamment sur des enquêtes
auprès de chercheurs et de personnes impliquées dans ces domaines  :
décrire les mutations à l’œuvre, comprendre l’idéologie qui sous-tend ces
innovations et ces promesses, dénoncer ce qui doit l’être – la fascination des
rêves de puissance, les aventures aveugles et désinvoltes qui mèneraient
notre espèce à sa perte, et cette conception du progrès qui veut rendre le
futile indispensable, au mépris des urgences planétaires qui s’annoncent.
PREMIÈRE PARTIE

LES GRANDES MUTATIONS

La superstition scientifique apporte avec elle des illusions si ridicules


et des conceptions si infantiles que, par comparaison, même la
superstition religieuse en sort anoblie !
ANTONIO GRAMSCI
1

Prothèses bioniques et organes de rechange :


de la réparation à l’augmentation

Être moderne c’est être l’allié de ses propres fossoyeurs.


MILAN KUNDERA

Aimee Mullins est mannequin. Elle a dix paires de jambes. Elle les
emporte dans ses bagages lors de ses déplacements. Certaines sont adaptées
pour les défilés sur les podiums, d’autres pour les rollers ou les escarpins.
Selon la paire de jambes qu’elle choisit, elle peut mesurer entre 1,72 et
1,85 mètre. Amputée à l’âge d’un an en dessous des genoux, elle a grandi
avec ces prothèses. Elle est devenue championne paralympique, elle a battu
des records en course et saut en longueur. Aimee Mullins est une rescapée :
il y a quelques décennies, sa vie aurait sans doute été bien différente. Si elle
a réussi à dépasser son handicap, c’est que les prothèses d’aujourd’hui ne
ressemblent absolument pas à celles d’hier. Les siennes sont de véritables
chefs-d’œuvre artistiques et techniques, lui permettant non seulement de
«  réparer  » son handicap, mais aussi d’envisager la situation de manière
positive : « Les chevilles de mes prothèses ne sont pas celles dont j’aurais
hérité génétiquement. J’en suis sûre. Et elles sont bien mieux. » Si elle avait
le choix, à son âge, entre de vraies jambes ou des prothèses, il n’est pas
certain qu’elle choisisse les vraies jambes, explique-t-elle. Elle est devenue
top modèle et égérie de L’Oréal, avec pour objectif de « défendre une autre
vision de la beauté et [de] réfléchir à l’apparence à l’ère de la robotique et
du bionique ».
Autre exemple, celui du coureur Oscar Pistorius. Le célèbre athlète sud-
africain, amputé des membres inférieurs lorsqu’il était enfant en raison
d’une malformation osseuse, a été autorisé à participer à certaines
compétitions aux côtés d’athlètes «  valides  ». Mais la Fédération
internationale d’athlétisme refuse qu’il participe aux Jeux olympiques de
Pékin en 2008, au motif que ses prothèses lui offrent un «  avantage
mécanique évident ». Le risque, estiment les responsables, serait une fuite
en avant du côté des athlètes valides. Certains athlètes seraient-ils prêts à se
couper des membres pour gagner quelques dixièmes de seconde et rester
« compétitifs » ? Quoi qu’il en soit, une prothèse portée par une personne
handicapée peut désormais être vue comme un instrument de dopage. Le
débat est sans fin  : Oscar Pistorius, considéré comme un sportif
«  avantagé  » plus que comme une personne handicapée, sera-t-il demain
également exclu des Jeux paralympiques ?
Un véritable renversement est en train de s’opérer. Déficiences
transformées en avantages, handicaps convertis en ressources potentielles,
nous sommes passés en quelques décennies de la jambe de bois et l’œil de
verre à des prothèses presque désirables. La médecine réparatrice, au
contraire du transhumanisme, ne prétend qu’au bon fonctionnement des
corps. Mais la frontière se brouille quand un amputé des jambes est doté de
prothèses métalliques qui lui confèrent une aptitude à la course dépassant
celle du commun des mortels. Si on leur en offre la possibilité, combien
d’entre nous, atteints par des déficiences ou des handicaps, seraient prêts à
augmenter, plutôt que restituer, les fonctions humaines altérées ? Combien
accepteraient des capacités dépassant celles de l’humain «  normal  »  ? Et
combien d’entre nous, bien-portants, trouveront souhaitable dans quelques
années de remplacer des membres ou des organes sains (ou du moins
fonctionnant encore) par des prothèses ou organes artificiels, jugés plus
sûrs, plus beaux, plus solides, plus pérennes ?
Nous n’en sommes pas encore là, mais nous entrons dans un monde qui
s’y prépare. Nous sommes aux prémices de cette histoire. Là où la
médecine et la technique s’allient pour réparer ce que la « nature » a raté, ce
que les accidents de la vie ou les maladies ont altéré. Mais avec en arrière-
plan, de manière explicite ou encore à peine formulé, le projet de proposer à
chacun, dans un futur assez proche, de «  bénéficier  » d’innovations qui
facilitent la vie quotidienne des personnes « réparées ».

Des prothèses bioniques pour tous ?


Pour comprendre ce renversement à l’œuvre, partons à Zurich, en
Suisse, où se déroulent les premiers « Jeux olympiques pour cyborgs » en
ce début d’automne 2016. Une première mondiale, s’enflamment les
organisateurs, à grand renfort de communication. Dans le stade Swiss Arena
de Kloten, une soixantaine de compétiteurs s’affrontent dans six épreuves
un peu particulières. Devant quelques milliers de spectateurs, ils doivent
visser une ampoule, couper du pain, monter un escalier, suspendre du linge
ou parcourir quelques centaines de mètres à vélo. La compétition n’est pas
seulement sportive mais surtout technologique. Le «  dopage
technologique  » est ici autorisé et encouragé. Et les compétiteurs  –
 rebaptisés pilotes ou « cybathlètes » – sont tous des personnes handicapées,
assistées de prothèses robotiques, entourées d’équipes de chercheurs. Parmi
les épreuves, une course pour porteurs d’exosquelettes, ces squelettes
externes qui viennent suppléer les muscles défaillants de personnes
paralysées. Sur la piste, des paraplégiques s’affrontent dans une course de
vélos à trois roues, mus par la stimulation électrique des muscles des
cuisses. Le plus troublant est peut-être cette course pour tétraplégiques, qui
contrôlent sur ordinateur un personnage virtuel grâce aux impulsions émises
par leur cerveau. Au moyen d’une interface cerveau-machine, 15 « pilotes »
doivent pendant quatre minutes guider cet avatar dans un parcours
d’obstacles  –  accélérer, sauter ou rouler sous les rayons laser  –  qui défile
sur de grands écrans dans l’arène… Cet événement, qui vise à sensibiliser
au problème du handicap, est aussi et surtout une formidable vitrine pour
les recherches en cours. Une compétition grandeur nature entre innovations
technologiques, portées par ces cobayes «  cybathlètes  », mais aussi entre
équipes scientifiques ou entreprises concurrentes qui commercialisent ces
dispositifs.
Point commun de ces innovations  : leur technicité très poussée, et
l’aspect «  futuriste  » ou précurseur, sur lequel insistent leurs créateurs,
toujours enclins à défendre le caractère «  révolutionnaire  » de leurs
découvertes. Il faut reconnaître que les progrès en la matière ont été
importants ces dernières décennies, voire ces dernières années. Auparavant,
les prothèses cherchaient à reproduire – sans y parvenir – les fonctions des
membres manquants ou paralysés. Avec la miniaturisation, l’électronique et
la robotique, les nouvelles prothèses peuvent pallier la mobilité perdue,
voire augmenter les capacités initiales. Autre innovation  : nous sommes
passés de la reproduction du mouvement, à celle des sensations. Surtout, les
prothèses sont désormais en interface directe avec le cerveau. Un jeune
paraplégique de vingt-quatre ans, ayant une lésion à la moelle épinière, a
récemment retrouvé le contrôle de son bras, grâce à une puce électronique
de 1,5  millimètre implantée dans le cortex moteur de son cerveau, et
96  électrodes reliées aux muscles de son bras. Pour la première fois, une
personne complètement paralysée a pu bouger de manière volontaire, grâce
à la connexion établie entre son cerveau et ses muscles, sans passer par la
moelle épinière 7. Jusqu’à présent, des personnes paralysées n’avaient réussi
qu’à déplacer des curseurs d’ordinateur ou à contrôler des bras robotiques,
grâce à des implants cérébraux. Désormais, grâce à la stimulation électrique
fonctionnelle, les impulsions électriques envoyées dans le membre paralysé
permettent la contraction de différents muscles, et des mouvements de
l’épaule, du coude ou du poignet 8.
Les mouvements ne sont pas encore fluides, et nous restons loin de la
diffusion à grande échelle de ces innovations. Mais du côté des prothèses,
les progrès sont également considérables : Gudmundur Olafsson fait partie
des premiers cobayes qui testent des prothèses bioniques contrôlées par le
cerveau. Il porte une prothèse Proprio Foot, fabriquée par Ossur, une
entreprise basée en Islande. L’impulsion électrique envoyée par son cerveau
est transmise à la prothèse de pied grâce à des capteurs implantés dans le
muscle. Le signal est aussi rapide que celui naturellement transmis à un
pied «  biologique  »  ! Il n’y a aucun délai entre l’intention et l’action,
décrivent les créateurs du système 9. Les progrès sont également importants
pour d’autres fonctions que le mouvement. Des chercheurs du Veterans
Affairs Medical Center de Cleveland ont développé une nouvelle interface
qui permet la sensation du toucher à partir de 20 points sur une prothèse de
main, par la stimulation de faisceaux nerveux dans le bras du patient 10. Il
est donc désormais possible de retrouver une partie du sens du toucher
grâce à des mains robotiques, de discerner des textures, mais aussi de
reconnaître différentes pressions, grâce à des implants connectés aux nerfs
du bras 11. Ce qui permet notamment à la personne équipée d’une prothèse
d’utiliser sa main ou son bras sans avoir à le regarder.
La danseuse professionnelle Adrianne Haslet-Davis, qui a perdu une
jambe lors des attentats de Boston, a pu remonter sur scène pour danser la
rumba, et courir le marathon trois ans après son amputation. Sa jambe
bionique a été construite sur mesure par le laboratoire de Biomechatronics
du MIT Media Lab. Le directeur de celui-ci, Hugh Herr, lui-même amputé
de ses deux jambes à dix-sept ans, est convaincu que l’on peut désormais
dépasser le handicap. Il fabrique des jambes bioniques qui reproduisent les
mouvements du corps. La plupart du temps, lui-même porte des prothèses
motorisées au niveau des chevilles, qui lui permettent de parcourir de
longues distances. Son objectif est d’effacer les frontières entre lutte contre
le handicap et augmentation des capacités humaines. Sa phrase préférée  ?
«  Il n’y a pas de personne handicapée, seulement des technologies
handicapées 12.  » «  Je me suis rapidement rendu compte que la partie
artificielle de mon corps était malléable, capable de prendre n’importe
quelles formes, fonctions, une ardoise vierge sur laquelle on peut créer des
structures qui pourraient peut-être s’étendre au-delà des capacités
biologiques », décrit-il lors d’une conférence 13. Il a rendu sa taille ajustable.
Il a pu de nouveau pratiquer son sport de prédilection, l’escalade, avec de
meilleures aptitudes, selon lui  : «  La technologie avait éliminé mon
infirmité et m’avait permis de nouvelles prouesses en escalade.  »
Aujourd’hui, des électrodes mesurent l’impulsion électrique de ses muscles
et la communiquent aux prothèses, engageant un mouvement de plus en
plus fluide. « Quand je pense à déplacer mon membre fantôme, le robot suit
les désirs de mouvement 14 », décrit-il. Mais Hugh Herr veut aller plus loin,
pour lier davantage l’humain et le membre bionique, en «  cultivant des
nerfs » : « Lorsque ce sera complètement développé pour l’usage humain,
les personnes comme moi auront des membres synthétiques qui non
seulement bougeront comme de la chair et des os, mais qui seront vraiment
ressentis comme tels. »

Sport et médecine : la grande manœuvre


de l’acceptabilité sociale
Qui pourrait critiquer ces démarches rassemblant, autour d’un même
projet, scientifiques et médecins  ? Impossible d’être contre des progrès
médicaux et technologiques qui améliorent la vie des personnes malades et
handicapées, de soldats amputés. Difficile à titre individuel de ne pas se
sentir rassuré de savoir que, s’il nous arrive un problème de santé, la
médecine pourra nous aider à y faire face. Si les applications médicales sont
pour la plupart positives, ces innovations préfigurent cependant des
évolutions majeures : demain l’homme pourra-t-il remplacer des membres
sains par des procédés bioniques pour accroître ses capacités motrices  ?
Pourra-t-il remplacer un à un ses organes défaillants pour allonger sa durée
de vie ? Qui pourra bénéficier de ces prothèses très onéreuses ? Où se situe
la frontière entre traitement d’une pathologie et amélioration humaine ? Où
s’arrête l’usage thérapeutique et où commence l’human enhancement,
« augmentation » de l’homme ?
Malgré la rapidité de son expansion, il est impossible de dire à quel
moment on observe un changement de cap décisif dans l’« augmentation »
des humains. Nous avons commencé par boire du café pour stimuler la
vigilance, puis pris des drogues pour le même objectif, demain nous
intégrerons sans doute des dispositifs électroniques pour booster notre
cerveau. Les difficultés pour tracer une limite nette entre stimulation et
augmentation réjouissent les transhumanistes qui promettent de donner aux
malvoyants une acuité visuelle inédite dans notre espèce, effaçant la limite
entre soin médical et augmentation.
L’analyse critique est dès lors très complexe. Le secteur médical devient
un vecteur d’acceptabilité sociale de toutes les innovations qui viendront
bouleverser nos vies, voire le cheval de Troie des plus extrêmes délires
médicaux et technologiques. Les «  Jeux olympiques  » de Zurich, de
manière délibérée ou non, nous accoutument à l’idée que l’être du futur
vivra en symbiose avec la machine, analyse le philosophe et mathématicien
Olivier Rey 15. Et ce faisant, préparent, «  au nom de l’indépendance des
personnes handicapées grâce à la technique, la dépendance absolue de tous
à l’égard de cette même technique  », estime-t-il. Autre problème, l’aspect
compétitif de cet événement. Car, pointe le chercheur  : «  Glorifier les
handicapés qui acceptent tous les appareillages pour augmenter leurs
performances, c’est aussi, de façon subliminale, suggérer que ceux qui ne
suivraient pas cette voie, au fond, méritent leur sort. »
À cette difficulté s’ajoute le double langage tenu par certains
chercheurs, qui entretient un flou sur la réalité de ces innovations. Les
promesses sont nombreuses sur les «  membres bioniques du futur  », qui
seraient plus performants que ceux d’origine. «  Lorsqu’il s’agit de vendre
son produit, les perspectives les plus grandioses sont agitées à la barbe des
décideurs. Lorsque les critiques, alertés par tant de bruit, soulèvent la
question des risques, on se rétracte  : la science que nous faisons est
modeste  », décrit le philosophe Jean-Pierre Dupuy. Ce double langage est
déjà exploité dans d’autres domaines : les OGM permettront de résoudre le
problème de la faim dans le monde, assurent leurs promoteurs. Mais
l’homme a pratiqué le génie génétique depuis le néolithique, s’empressent-
ils d’ajouter  –  leur mensonge visant à instaurer la confiance. «  Les
nanobiotechnologies permettront de guérir le cancer et le sida, mais c’est
simplement la science qui continue son bonhomme de chemin  », illustre
Jean-Pierre Dupuy. « Par cette pratique du double langage, la science ne se
montre pas à la hauteur de ses responsabilités 16.  » Autant de pirouettes
langagières qui cherchent à exonérer les scientifiques de leur place
déterminante dans l’innovation, et à esquiver les interrogations pourtant
nécessaires sur des pratiques proprement révolutionnaires.
Pas simple de fixer des limites. À partir de quel seuil un organe est-il
augmenté ou seulement réparé ? À partir de combien de prothèses doit-on
considérer qu’un homme n’est plus tout à fait «  naturel  »  ? Si la Darpa,
l’agence de recherche de l’armée états-unienne, parvient à améliorer la
vision des pilotes de chasse grâce à des implants de rétine, qu’est-ce qui
empêchera que cette technique soit commercialisée, à destination de tous
ceux qui le souhaitent ? Quelles seront, au fur et à mesure de l’amélioration
des prothèses, les limites fixées pour les athlètes des Jeux paralympiques ?
Déjà certains suggèrent, comme Peter Diamandis, ingénieur et cofondateur
de l’Université de la Singularité, think tank transhumaniste, de penser à des
Jeux olympiques «  sans limites  », où tout est permis  : endosser un
exosquelette, se gaver de stimulants, s’implanter de l’électronique dans les
jambes, ou subir des chirurgies amélioratrices pour mieux voir, mieux viser,
mieux se mouvoir… La compétition sportive peut être le fer de lance de
l’augmentation humaine sans limites.
Dans le domaine, les start-up fleurissent, les brevets se multiplient et les
grandes industries sont dans les starting-blocks. Pourquoi un tel
engouement  ? La peur de la maladie, du handicap, de nos corps diminués
permet d’envisager un marché très lucratif. La réparation du corps et son
augmentation attirent les entreprises en quête de profits. Les fonds
d’investissement ne s’y sont pas trompés, qui sont à l’affût de tout nouveau
projet permettant d’envisager une juteuse plus-value. « Le corps humain est
un “gisement de croissance” prometteur, la nouvelle “frontière” à conquérir
par le système économique capitaliste », commente Olivier Rey 17.

Dotez-vous d’un cœur artificiel Carmat® !


Les prothèses de membres ont ouvert la voie, mais les progrès
techniques rendent également possible le remplacement de certains organes.
En 2013, au musée des Sciences de Londres, est exposé Rex, «  homme
bionique » doté d’un pancréas, d’un rein, d’une trachée, d’une rate et d’un
système de circulation sanguine artificiels. Un humanoïde d’un million de
dollars, assemblage d’organes de synthèse et de prothèses robotisées. Un
humain bionique, mi-homme mi-machine, dont des morceaux biologiques
ont été remplacés par des structures électroniques et robotiques imitant leur
forme et leur fonction. Cet homme n’est pas pour demain, mais de plus en
plus d’organes artificiels sont testés ou en cours de développement.
Sur ce front, un des pionniers est le cœur artificiel. En France, c’est
l’équipe du professeur Alain Carpentier, inventeur des valves cardiaques
Carpentier-Edwards, les plus implantées au monde, qui lance un premier
prototype au début des années 1980. Mais son projet de cœur artificiel
prend un nouvel essor quand il rencontre au début des années 1990 Jean-
Luc Lagardère, alors président de l’entreprise Matra Défense. Le cœur
«  Carmat  » –  contraction de Carpentier et de Matra  –  naît de ce
rapprochement entre des médecins et des ingénieurs du groupe Airbus,
leader mondial de l’aéronautique, dont Matra est une filiale. «  J’étais
convaincu qu’on ne pourrait pas faire un cœur inclus dans le thorax, sans
l’industrie  », explique Alain Carpentier 18. L’enjeu selon lui est de
« construire un cœur qui se fasse oublier. Car la guérison, c’est l’oubli de la
maladie : si la maladie nous réveille sans cesse, ce n’est pas la guérison ».
Ou comme le disait autrement le chirurgien René Leriche en 1936  : «  La
santé c’est la vie dans le silence des organes. » Il s’agit donc de construire
un cœur «  invisible  », qui puisse remplacer les prothèses existantes, ces
systèmes de circulation sanguine externe de plusieurs dizaines de kilos,
auxquels les patients souffrant de défaillance cardiaque restent attachés.
La miniaturisation va rendre possible l’intégration d’un cœur
« embarqué » à l’intérieur du thorax. Après deux décennies de recherche, la
première implantation chez l’homme du «  cœur artificiel total  » a lieu en
décembre  2013. Après quatre tests sur des patients, une série d’une
vingtaine d’implantations est lancée en août 2016. Elles devraient permettre
d’obtenir les autorisations de mise sur le marché par l’Agence européenne
du médicament. « Du jour où j’ai été opéré, je me suis senti revivre. Je n’ai
pas l’impression d’avoir quelque chose d’étranger, ce cœur fait partie de
moi  », décrit sur une vidéo de promotion le patient no  2, décédé depuis.
L’appareil reproduit le comportement d’un cœur naturel, il est composé de
pompes, de valves et d’éléments biologiques comme des membranes de
péricarde bovin. Un dispositif électronique embarqué régule son
fonctionnement selon les besoins du patient, à partir d’informations
collectées par des capteurs. Mais l’ensemble de ces caractéristiques sont
précieusement gardées  : les technologies utilisées restent des secrets
industriels hautement sécurisés.
Carmat annonce une durée de vie du cœur artificiel de cinq ans – soit
230 millions de battements 19. Grâce aux techniques, aux tests de fiabilité et
à la modélisation informatique issus de l’industrie aéronautique, « le cœur
Carmat bénéficie d’une fiabilité comparable à celle d’un avion pour son
premier vol  », précise l’entreprise. Le cœur Carmat répond à un enjeu de
santé publique  : pallier le manque d’organes disponibles pour des greffes,
seule solution pour les patients en insuffisance cardiaque avancée. Plus de
100  000  patients attendent une solution, pour moins de 4  000  cœurs
transplantés chaque année. Autre avantage  : un cœur artificiel permet de
limiter les rejets liés aux greffes. Avec un prix qui « devrait s’établir entre
140  000  et 180  000  euros  », la prothèse sera mise en place à des coûts
inférieurs ou comparables à ceux de la transplantation cardiaque, promet
l’entreprise. Carmat est une entreprise du secteur des «  medtech  »
(« technologies médicales »), qui attire les investisseurs 20. Le fonds Truffle
Capital, leader européen du capital investissement, a investi dès le
démarrage du projet. Quant à Airbus Group, il détient 22 % des parts. Quel
est l’intérêt de l’industrie ? « En prenant en compte le nombre de patients
éligibles à l’implantation d’un cœur artificiel total, nous estimons le
potentiel total du marché de Carmat à plus de 16  milliards d’euros  »,
explique la société sur son site.
Il s’agit ici d’une «  réparation  » du corps humain, permettant de
maintenir en vie des personnes à l’espérance de vie limitée. Il faudra encore
de longs essais cliniques pour savoir si cette prothèse cardiaque est viable.
Et beaucoup de temps sans doute pour faire le tour de toutes les questions
éthiques posées par ces organes artificiels, nouvelle étape de l’imbrication
entre l’homme et la machine. Un exemple ? La machine peut continuer de
fonctionner même si le patient est mort. Un pouls, un cœur qui bat, le sang
qui pulse dans les veines et artères… En cas de décès, faudra-t-il aller
débrancher le cœur, pour obtenir l’arrêt de la circulation du sang dans le
corps ? Autre question, celle de l’accès à ces « greffes » : jusqu’à quel âge
un patient pourra-t-il recevoir ce cœur ? Peut-on changer de cœur tous les
cinq ans  ? «  Lors des conférences faisant des points d’étape, ce cœur
artificiel nous a toujours été présenté comme une solution permettant
d’attendre plus longtemps un greffon, mais jamais comme quelque chose de
définitif  », assure Claire Macabiau, présidente de la Fédération des
associations de greffés du cœur et des poumons 21. Pourtant le projet vise au
remplacement « définitif » du cœur. Il entraîne une modification du système
éthique en vigueur pour les greffes d’organes, qui est jusqu’à présent « une
chaîne de solidarité entre les morts et les vivants – une fraternité biologique
fondée sur la triade bénévolat-anonymat-gratuité  ». Là où la greffe est
« gratuite » (sans compter bien évidemment les coûts de transplantation), la
machine est payante 22. Quelle sera la prise en charge par les systèmes de
santé ? Et pour quels malades ?
«  Dans une vidéo qui circule sur internet, le médecin qui a réalisé ce
cœur artificiel au design particulièrement aguicheur disserte sur la portée de
sa découverte, décrit Daniela Cerqui, anthropologue à l’université de
Lausanne. Tout le monde sera d’accord avec le premier point qu’il
développe. Il n’y a pas suffisamment de donneurs d’organes aujourd’hui
pour répondre à des besoins médicaux croissants. Le cœur artificiel est là
pour remédier à cette pénurie. Puis, presque imperceptiblement, son
discours s’oriente vers quelque chose de plus inquiétant. Ce n’est plus
seulement les personnes en attente de transplantations qui sont visées, mais
toutes celles qui pourraient potentiellement bénéficier d’un cœur artificiel,
pour remédier à un problème cardiaque d’importance secondaire, voire pour
améliorer leurs performances 23. »
Un glissement qui tend à créer un besoin nouveau, du fait de l’existence
de cet organe artificiel. Assistera-t-on bientôt à des transplantations
préventives  ? Ou demain une implantation sur un sportif qui veut booster
ses fonctions cardio ? « Vous allez commencer par des implants visuels et
auditifs, puis vous allez avoir votre crise de la quarantaine et, au lieu
d’acheter une voiture de sport, vous allez vous offrir un cœur d’athlète pour
avoir de meilleures performances sportives, prophétise Rod Furlan 24,
chercheur en intelligence artificielle et ancien enseignant à l’Université de
la Singularité. Ça va commencer par de petites améliorations, puis vous
allez réaliser que vous êtes devenus plus artificiels que naturels. »

Remplacer chaque organe


Allons-nous vers un homme en «  pièces détachées  », dont chaque
organe sera remplacé lorsque apparaissent les premiers signes de
défaillance  ? Remplacer un cœur, et sa fonction de pompe, peut sembler
relativement simple. Le fonctionnement d’un rein ou d’un poumon s’avère
bien plus complexe. Mais les avancées de ces dernières années laissent
présager que rien n’est désormais impossible. Dix CHU français testent
actuellement un pancréas artificiel conçu par Diabeloop, une entreprise
basée à Grenoble, liée à la branche innovation du Commissariat à l’énergie
atomique (CEA). Ici pas de greffe ou d’implant, mais une technologie
« externe » avec une pompe à insuline « patchée » sur le bras et un appareil
de mesure du glucose collé sur le ventre et connecté à un smartphone. Pour
le poumon, c’est aussi une technologie portative qui est actuellement
privilégiée. Les recherches en France, pilotées par le professeur Olaf
Mercier au Centre chirurgical Marie-Lannelongue dans les Hauts-de-Seine,
s’orientent vers une ceinture sous la poitrine du patient, avec batterie et
oxygénateur, reliée au cœur par une canule insérée dans une artère au
niveau du cou. Le projet est baptisé BIO-ART LUNG 2020, date à laquelle
les premiers essais sont prévus. Il est financé à hauteur de 5  millions
d’euros par le programme d’investissements d’avenir, mais a également
noué des partenariats avec Airbus.
Autre voie explorée par les chercheurs  : la régénération tissulaire, qui
permettrait de reconstituer certains organes cellule par cellule. Des supports
biologiques d’origine animale ou des membranes artificielles sont utilisés
comme «  squelettes  » de l’organe à reconstruire, et sont ensuite colonisés
avec des cellules humaines. Ces matrices artificielles guident les cellules
qui vont « reconstruire » l’organe défaillant. L’organe est régénéré in vivo,
directement sur le corps du patient, ou in vitro, pour être ensuite implanté.
L’ingénierie tissulaire in vivo pousse l’organisme à reconstituer lui-même
l’organe défaillant. C’est ce que tente l’équipe du professeur Martinod, de
l’hôpital Avicenne à Bobigny, pour la trachée et les bronches, à partir de
cellules souches et de cellules épithéliales. Une technique qui n’est pas
possible pour tous les organes, notamment pour tous ceux  –  les plus
nombreux – dont le fonctionnement est indispensable à la vie.
Au Japon, des chercheurs ont réussi à créer des reins in vitro, à partir de
cellules souches humaines et de cellules prélevées sur des rats nouveau-nés,
et à les faire fonctionner chez des rats. D’autres chercheurs sont parvenus à
fabriquer des bourgeons de foies partiellement fonctionnels, en cultivant
ensemble différents types de cellules  –  des dérivés de cellules souches
pluripotentes induites, des cellules de cordon ombilical et des cellules issues
de la moelle osseuse. Objectif : injecter dans le foie malade ces bourgeons
pour qu’ils prolifèrent et régénèrent l’organe. Une étape de plus vers des
organes de remplacement, non plus « artificiels » mais construits in vitro ou
se régénérant in vivo. Les projets se multiplient depuis quelques années  :
premiers essais cliniques pour la vessie artificielle régénérée avec les
propres cellules du patient aux États-Unis, greffon expérimental de poumon
colonisé par les cellules de rat… Comme en d’autres domaines où le
prestige permet de surfer avec profit sur la misère des patients, ce champ
encore expérimental stimule des vocations malhonnêtes  : le pionnier de
l’implantation d’une trachée en plastique supposée devenir colonisée par
des cellules souches est l’objet d’une enquête par la police suédoise. Le
docteur Paolo Macchiarini, devenu célèbre en 2011, a vu tous ses patients
de l’hôpital universitaire Karolinska de Huddinge (Stockholm) décéder l’un
après l’autre. Sa publication initiale dans la revue The Lancet serait
falsifiée.
Autre frontière que la technologie est en train de franchir : redonner la
vue à des personnes devenues aveugles. Des rétines artificielles ont été
implantées sur des patients. Le système Iris II, développé par l’entreprise
française Pixium Vision, permet de «  stimuler la rétine déficiente et lui
redonner une vision des formes et des mouvements  ». À la différence du
système développé par le concurrent états-unien Second Sight, il est
possible de retirer cet implant électronique fixé au niveau de la rétine, pour
le remplacer ou installer une future version améliorée du dispositif. Les
«  systèmes de restauration de la vision bionique  » de Pixium Vision
stimulent électriquement les cellules nerveuses de la rétine interne, qui
transmettent ensuite l’information visuelle au cerveau via le nerf optique.
Pour le moment, nous en sommes au stade de la « restauration partielle de
la vue  ». Mais d’ici quelques années, la création de nouveaux implants
rétiniens «  devrait permettre d’atteindre une acuité visuelle de 1  /  10e, et
donc déjà d’atteindre la reconnaissance des visages », décrit son concepteur
José-Alain Sahel 25. À la vitesse où vont les progrès technologiques, nul
doute que des implants permettant une vue «  supérieure à la normale  »
seront sur le marché d’ici quelques décennies, voire quelques années.
Alphabet  /  Google a déposé en 2016 un brevet sur le remplacement du
cristallin de l’œil par un implant électronique, pour « réparer » la vue sans
lunettes ou lentilles.

Des organes sortis de l’imprimante 3D


Il est aujourd’hui possible de cultiver des cellules de peau d’un patient
pour une greffe, après avoir modifié ces cellules pour qu’elles puissent
intégrer un organe défaillant. Cette «  reprogrammation cellulaire  » peut
aussi s’intégrer dans un dispositif plus ambitieux de génération d’organes
en laboratoire. Après la fabrication de tissu humain, un nouvel axe de
recherche se développe  : la fabrication d’organes sur mesure, avec des
imprimantes 3D, à partir des cellules du patient  –  ce qui minimise les
risques de rejet. Comment ça marche  ? L’organe est modélisé par
ordinateur, puis imprimé couche par couche via une imprimante dont les
« cartouches » contiennent de la « bio-encre » – des cellules provenant des
patients ou de cellules souches – agencée avec de l’hydrogel, une solution
aqueuse ou des polymères médicaux biodégradables. La bio-impression
comprend désormais une 4e  dimension, la dimension temporelle  : les
cellules «  imprimées  » vont ensuite s’organiser, communiquer, se
différencier et former des tissus vivants et évolutifs !
Des chercheurs de l’université de Hangzhou en Chine ont ainsi produit
en 2013 des mini-oreilles gélatineuses, des micro-reins et divers autres
agglomérats de cellules, à partir de leur imprimante Regonovo. En 2013,
aux États-Unis, une enfant de deux ans a reçu une greffe de trachée
construite à partir de ses propres cellules souches. En 2016, des chercheurs
de l’université de Wake Forest en Caroline du Nord (États-Unis) ont réussi
à imprimer des structures avec des vaisseaux d’un diamètre de 2 à
50 micromètres. Une prouesse technique sans précédent.
Emportés par cet élan, certains chercheurs annoncent l’impression de
reins ou de foies dans une dizaine d’années. «  Personnellement, je pense
que cela ne sera pas possible avant plusieurs décennies, nuance Fabien
Guillemot, de l’équipe de bio-ingénierie tissulaire du CHU de Bordeaux, la
seule à travailler sur cette technologie en France. En revanche, on pourra
bientôt reconstituer de la peau, ou de la cornée, car il s’agit de structures
plus “simples”.  » Cela en se basant sur l’utilisation de cellules souches,
issues de tissus adipeux ou de la moelle osseuse, prélevés lors d’opérations
chirurgicales ou sur des cordons ombilicaux. «  Je comprends que ces
travaux soulèvent des interrogations, voire des inquiétudes. On peut
légitimement se demander si, par exemple, on ne pourra pas les utiliser, un
jour, pour l’amélioration des performances, précise le chercheur. Nous ne
sommes pas encore en mesure de modifier les propriétés des muscles, mais
il est possible qu’on sache le faire dans le futur 26. »
«  Ce champ de recherche peut permettre de générer des pièces de
rechange personnalisées pour le corps humain, ou même de créer des
organes aux capacités supérieures à ce que la biologie humaine fournit
ordinairement 27  », expliquent des chercheurs de l’université de Princeton,
aux États-Unis. Ils ont créé une oreille fonctionnelle  –  mêlant dispositif
électronique et impression de tissus en 3D  –  qui peut «  entendre  » les
fréquences radio bien au-delà des capacités humaines normales. Un autre
projet d’« augmentation humaine » a été pensé non par des chercheurs mais
par le groupe de designers italiens Mhox : le dispositif EYE (pour Enhance
your eye), une prothèse d’œil imprimée en 3D qui permettrait une vision à
15  /  10e, le choix d’options comme la vision en noir et blanc, avec
connexion wifi et la possibilité «  d’enregistrer et partager les expériences
visuelles ». Un projet purement fictif pour le moment. Mais à la lecture de
sa description, le doute s’installe : dans combien d’années ce type de projet
ne sera-t-il plus de la science-fiction ?
«  L’installation des augmentations EYE nécessite une première
opération chirurgicale visant à installer le Deck, la technologie qui relie
l’œil au cerveau. Après cela, les yeux augmentés peuvent être facilement
changés par leurs utilisateurs, sans recours supplémentaire à la chirurgie »,
précisent les designers 28. Ils imaginent que les produits EYE seront
disponibles sur le marché en janvier 2027…
Serons-nous tentés demain de remplacer nos yeux par un dispositif
électronique  ? Si se faire charcuter les yeux n’est pas une perspective des
plus tentantes, difficile de croire que personne ne sera intéressé, en premier
lieu ceux dont les yeux présentent des déficiences. Et qui sait ce que
provoqueront ces premières expérimentations  ? Lorsque l’exceptionnel
n’étonne plus, une mutation sociale s’opère. Il nous semble
incompréhensible aujourd’hui qu’une personne myope ou avec une
mauvaise vue puisse refuser de mettre des lunettes ou même de changer son
cristallin pour un autre en plastique (opération de la cataracte, déjà
banalisée). On s’étonne si une personne n’a pas de téléphone portable, on
lui demande comment elle arrive à «  gérer  » cette situation et parfois on
s’indigne de sa désinvolture qui l’exclut des nouveaux modes relationnels.
Qui peut dire ce que sera la norme du futur  ? La démarche chirurgicale
semble aujourd’hui trop invasive et être un frein au développement de ce
type de pratique. C’est compter sans la pression sociale et les désirs
incongrus de l’être humain. La dernière mode actuellement  ? Des
opérations pour injecter du collagène ou de la graisse dans le talon des
femmes, pour leur permettre de porter sans douleur des escarpins. Ou
comment adapter le pied au port de talons aiguilles de 12  centimètres…
Une « acclimatation » aux propositions techniques, que l’on retrouve dans
bien d’autres champs biomédicaux.
Des exosquelettes pour le soldat
et l’ouvrier du futur
Une autre technologie risque de bousculer nos sociétés dans les
prochaines années  : le développement des exosquelettes. Cette sorte de
carapace pour vertébrés  –  à l’image d’organismes dépourvus de squelette
interne comme les crustacés  –  vise à renforcer les capacités motrices et
musculaires. Plusieurs types d’utilisation sont aujourd’hui possibles  :
redonner de la mobilité aux personnes handicapées ou paralysées, décupler
la force des ouvriers en manutention, soutenir l’intervention des pompiers,
rendre les soldats plus « performants ». Au Japon, l’entreprise Cyberdyne a
créé l’exosquelette HAL (Hybrid assistive limb, ou membre d’assistance
hybride) pour les personnes aux muscles affaiblis ou ayant des lésions à la
moelle épinière. «  Robot prêt à porter  », fixé autour du corps avec des
sangles, HAL fonctionne avec des capteurs d’intentions qui traduisent les
impulsions électriques des nerfs. L’exosquelette développé par SuitX en
Californie, baptisé Phoenix, permet également à des personnes paralysées
des jambes de marcher à plus de 1,5  km/h, en appuyant sur des boutons
intégrés dans des béquilles. L’appareillage coûte 40 000 dollars et dispose
d’une autonomie de huit heures. Ces dispositifs nécessitent l’utilisation des
bras, tout comme l’exosquelette Atalante de l’entreprise française
Wandercraft, qui utilise le principe de «  l’équilibre dynamique  », à partir
des mouvements du buste captés par un gilet qui détecte les intentions de
l’utilisateur. L’entreprise a lancé des essais cliniques. D’autres projets
s’adressent à des personnes entièrement paralysées. En France, le CEA
développe l’exosquelette EMY, pour Enhancing mobility. Un exosquelette
de 60 kg conçu pour redonner de la mobilité aux patients tétraplégiques 29.
Les signaux électriques du cerveau sont traduits en intentions de
mouvements, grâce à une interface. Celle-ci est créée en coopération avec le
laboratoire Clinatec de Grenoble, qui veut développer un implant
directement sur la dure-mère, l’enveloppe du cerveau.
Les exosquelettes actuels fonctionnent à l’énergie électrique ou
hydraulique. Et ils sont commandés par les mouvements du corps (projets
HULC, XOS 2, Hercule), un joystick (projet REX), des capteurs sur la peau
(projets HAL, Ekso, ReWalk), un casque à encéphalographie ou un implant
à la base du cerveau (projet EMY) 30. La prochaine génération
d’exosquelettes associera sans doute l’appareillage externe avec la
connexion interne vers le système nerveux, pour mieux fusionner l’humain
et la machine, la soumettre davantage aux impulsions de l’homme (ou
l’inverse  ?). D’ici là les usages se multiplieront certainement, notamment
dans les secteurs industriels et militaires. Exhauss, déclinaison de
l’entreprise L’Aigle®, fabricant français de stabilisateurs de caméras,
commercialise un «  exosquelette de travail pour un usage de tous les
jours  », notamment pour les secteurs de la manutention et du BTP. Elle
promet «  moins de blessures, plus de productivité et des économies en
prime  » [sic]. L’exosquelette «  contribue à préserver le capital santé du
travailleur  », «  améliore sa productivité, son endurance, sa capacité et sa
qualité de travail à la satisfaction de l’employeur  », «  réduit les dépenses
considérables liées à l’usure des corps pour le plus grand bien des
organismes de sécurité sociale ».
Plusieurs pays développent également des projets d’exosquelettes à
usage militaire  –  États-Unis, Chine, Corée du Sud, Russie, France,
Royaume-Uni… Sans que le succès soit toujours au rendez-vous. Les
projets les plus avancés aux États-Unis n’ont pas abouti à des commandes
massives de l’armée. Le projet HULC™ (pour Human universal load
carrier) visait à permettre aux soldats américains de porter 90  kg sur une
longue distance. En 2010, l’entreprise Ekso Bionics, associée avec
Lockheed Martin, première entreprise mondiale de défense et sécurité, a
signé un contrat avec l’armée pour tester des prototypes, mais le projet a été
stoppé, car l’exosquelette consommait trop d’énergie 31. Autre dispositif  :
XOS2, développé par l’entreprise Raytheon Sarcos, pour aider les soldats à
porter leur équipement  –  vivres, munitions  –  ou encore à déplacer des
missiles. Mais le projet n’a pas non plus convaincu. L’agence américaine de
recherche de l’armée (Darpa) développe un autre prototype, l’exosquelette
Talos (Tactical assault light operator suit, ou combinaison légère d’assaut
tactique), qui rappelle l’armure d’Iron Man. Le prototype sera disponible en
2018, annonce l’agence. Ce projet « révolutionnaire » devrait permettre au
soldat non seulement de démultiplier sa force et son endurance, mais
également lui offrir une protection antibalistique intégrale, grâce à un
liquide spécial qui se solidifie lors de l’impact pour stopper ou ralentir les
balles… «  D’autres prototypes comporteront des systèmes de
refroidissement  /  chauffage et des capteurs médicaux pour surveiller les
signes vitaux du soldat », décrit le général Joseph L. Votel, commandant des
forces spéciales états-uniennes 32.
En France, l’entreprise RB3D, basée à Auxerre, a développé
l’exosquelette Hercule, conçu en partenariat avec le CEA. Son objectif  ?
Renforcer les capacités du corps humain pour le transport de lourdes
charges  : «  Ce ne sont plus les muscles qui portent le poids, mais la
structure du robot  », explique le ministère de la Défense, qui finance le
projet de ce « robot collaboratif » ou cobot, destiné à une clientèle civile ou
militaire. «  L’homme de troupe peut l’enfiler en 40  secondes  », décrit le
ministère. Son atout, selon ses concepteurs, est « l’asservissement » : « Le
robot n’est pas commandé, il détecte de lui-même les mouvements de
l’utilisateur et ne fait que les accompagner en supportant les efforts à la
place de l’homme.  » Vous esquissez un début de mouvement, la jambe
mécatronique l’accompagne et lui donne de l’ampleur. Au risque peut-être
de ne pas pouvoir faire marche arrière en cas de danger… Quelles sont les
utilisations prévues  ? Dans le domaine civil, porter des brancards, des
patients. « Imaginez, en cas de catastrophe naturelle, la vitesse et l’efficacité
que l’on peut gagner  ! Les pompiers pourraient déblayer plus rapidement,
apporter le matériel de secours là où les véhicules ne peuvent pas passer »,
explique Pierre-François Louvigné, de la Direction générale de
l’armement 33. Le cobot permet un déplacement à 4  km/h, avec une
autonomie de 20 km. Bientôt, « Hercule aura la capacité de porter jusqu’à
100  kg  », précise le site du ministère de la Défense. Enfin, avec un être
humain à l’intérieur… A-t-on besoin de le préciser ?
2

34
« Moi, cyborg  »

Le danger n’est pas dans la multiplication des machines, mais dans le


nombre sans cesse croissant d’hommes habitués, dès leur enfance, à
ne désirer que ce que les machines peuvent donner.
GEORGES BERNANOS, 1946

Un sixième sens ?
Ils sont quelques milliers dans le monde à avoir choisi de s’insérer des
implants magnétiques dans les doigts. Lancée il y a une douzaine d’années
par deux artistes adeptes des modifications corporelles, la mode s’est
répandue sur toute la planète, au point qu’elle est aujourd’hui proposée dans
certains salons de tatouage. L’implant en néodyme, un métal rare enrobé de
silicone, est introduit par une petite opération chirurgicale au bout des
doigts. Beaucoup recourent à «  l’autochirurgie  » –  des blogs et forums
foisonnent de descriptions d’implantations quelque peu sanglantes, au fond
du garage ou sur la table de la cuisine, sans anesthésie, avec des plaies
refermées à la Super Glue… L’objectif de ces implants  : ressentir des
sensations nouvelles. L’aimant réagit aux ondes et champs
électromagnétiques et permet au porteur de « ressentir » ces ondes. Certains
parlent d’un sixième sens ou d’une «  vision magnétique  ». Bref, une
augmentation des perceptions. On peut bien sûr épater les amis en
aimantant des trombones avec ses doigts, mais aussi ressentir les vibrations
d’un chargeur ou d’un moteur électrique. « Je ressens tout ce que nous ne
voyons pas, comme les micro-ondes, les lignes à haute tension au-dessus de
nos têtes, les vibrations des appareils et circuits électriques aussi. Mon
corps perçoit et quantifie l’invisible  », décrit Shawn Sarver, ancien soldat
vivant en Pennsylvanie (États-Unis) 35. Avec ce dispositif, nous pourrons
donc bientôt tous être électrosensibles…
Ces pratiques sont développées par la communauté des body hackers,
des « pirates du corps humain ». Nous ne sommes plus ici dans les champs
médical ou militaire mais dans celui de la transformation volontaire, de
l’extension des sens et des fonctions, par des hybridations de plus en plus
poussées. La démarche s’inscrit dans la lignée des modifications
corporelles  –  tatouage, piercing ou chirurgie esthétique  –  mais porte
désormais non plus sur l’esthétique mais sur le «  fonctionnel  ». Ces body
hackers revendiquent aussi l’héritage du hacking («  bidouillage  » des
machines et logiciels informatiques) et du biohacking (bricolage des
cellules et des gènes 36). Leur credo  ? La débrouille. Ne pas attendre des
miracles de la technologie et de la recherche, mais faire ici et maintenant,
dans une démarche plus underground. Avec un appétit clairement décuplé
par les nouvelles promesses de l’univers technologique.
Ici, «  devenir un humain augmenté  » sonne comme une formule
mystique ou une incantation magique. Une forme de quête existentielle,
avec pour objectif la recherche de sensations et d’expériences nouvelles.
« Pour bien comprendre ce qu’est le body hacking, il faut avoir une vision
claire de la signification de hacking. Qu’est-ce qu’un hacker, au sens
informatique du terme  ? C’est une personne qui cherche à avoir une
maîtrise totale des outils qu’il utilise  –  ordinateur, logiciel, téléphone ou
autres  –, pour en comprendre le fonctionnement profond et en n’hésitant
pas à les modifier pour les adapter à ses besoins », explique Cyril Fievet 37,
auteur de l’ouvrage Body Hacking : pirater son corps et redéfinir l’humain.
Le body hacking transpose cet état d’esprit au corps humain. «  Ce dernier
n’est plus vu comme une “machine” aboutie dont on doit subir les
contraintes ou les limites, mais comme quelque chose sur lequel on peut
agir, qu’on peut transformer, améliorer, notamment en lui ajoutant des
composants externes. »
Cette recherche d’hybridation de l’humain et de la machine découle
parfois d’un handicap. C’est le cas de Neil Harbisson, qui revendique être
un des premiers « cyborgs », c’est-à-dire un organisme composé de matière
organique et de circuits intégrés. Né à Belfast en 1982, Neil Harbisson
souffre d’une achromatopsie, une maladie qui le prive de la perception des
couleurs. Il voit le monde en noir et blanc, avec différentes nuances de gris.
Avec Adam Montandon, chercheur en informatique, il crée en 2004 un
«  eyeborg  », caméra fixée sur son crâne qui transforme les couleurs en
fréquences sonores. Désormais, il «  entend les couleurs  » qui l’entourent,
par conduction osseuse. Les notes les plus basses correspondent aux
couleurs basses du spectre chromatique, comme le rouge, et les notes les
plus hautes, à l’autre extrémité du spectre (violet). Une amélioration du
dispositif trois ans plus tard lui permet en plus de « visualiser » l’intensité
des couleurs. Il affirme pouvoir discerner 360  nuances différentes, soit
autant que la vision humaine « standard », ainsi que des couleurs que l’être
humain ne perçoit pas, comme l’infrarouge ou l’ultraviolet. Le dispositif est
composé d’un capteur, suspendu devant son front, relié via une antenne à
une puce électronique, implantée à l’arrière de sa tête. Quelques mois après
l’installation de l’antenne, celle-ci a fusionné avec son os occipital.
L’extension des perceptions permises par l’eyeborg est-elle un nouveau
sens  ? L’eyeborg «  utilise simplement un sens humain fonctionnel et le
détourne, ou plutôt lui adjoint un convertisseur de données  : ainsi,
Harbisson “voit” les couleurs avec ses oreilles, c’est-à-dire qu’il entend les
variations de couleurs traduites en variation de sons 38  », nuance le
philosophe Thierry Hoquet. Quoi qu’il en soit, le dispositif fait désormais
« partie » de Neil Harbisson. En 2004, les autorités britanniques ont accepté
sa demande de garder son eyeborg sur la photo de son passeport, ce qui lui a
permis de se déclarer « premier cyborg reconnu par son pays ». Ce n’est pas
l’eyeborg planté sur son crâne qui le transforme en cyborg, mais l’union
entre le logiciel et son cerveau, explique-t-il. Il a commencé à rêver en
couleurs. «  Dans mon rêve, c’était mon cerveau qui créait les sons
électroniques et non le logiciel. C’est à ce moment que je me sentis cyborg,
lorsque j’ai senti que le dispositif cybernétique n’était justement plus un
“dispositif” 39 . »

« Aider les humains à devenir cyborgs »


Neil Harbisson, qui se définit comme «  artiste cyborg
sonochromatique  », est devenu un fervent promoteur du cyborgisme. Il a
créé la Fondation Cyborg, qui défend les droits de ce « groupe actuellement
minoritaire », pour qu’il ne soit pas victime de discrimination. Il se bat aussi
pour le droit à avoir recours à la chirurgie… Il compare la stigmatisation
dont seraient victimes les cyborgs à celle des personnes transgenres  :
«  Certaines transitions cyborgs se font par le biais de la chirurgie. Mais il
s’agit avant tout d’un travail sur l’identité. […] Nous ne sommes pas
nécessairement enchaînés au corps avec lequel nous sommes nés, et
biologique n’est pas toujours synonyme d’authentique 40. » Son ambition ?
Aider les humains qui le souhaitent à devenir cyborgs. «  La vie sera
beaucoup plus excitante quand nous arrêterons de créer des applications
pour nos téléphones et que nous commencerons à créer des applications
pour notre propre corps 41 », affirme le jeune artiste. La fondation ne fait pas
de différence entre les personnes avec handicap et sans handicap, précise-t-
il : « Nous sommes tous handicapés quand nous nous comparons aux autres
espèces. Un chien par exemple peut entendre et sentir bien plus que
n’importe qui d’entre nous, explique Neil Harbisson. Nous sommes tous
prêts à accueillir de nouveaux sens, de nouvelles perceptions, afin de mieux
appréhender la réalité. Les êtres humains vont intégrer, je crois, des
aptitudes qu’ont des animaux ou des insectes 42. »
Serons-nous demain tous un peu cyborgs ? Certains estiment que nous
le sommes déjà, reliés en permanence aux machines, aux outils, à notre
téléphone portable ou à notre ordinateur. Dépendants de nos lunettes ou de
nos implants cochléaires. Mais que ces machines soient à l’extérieur de
nous, que nous puissions d’un geste nous en séparer, sans devoir défaire des
câblages, des vis, sans ouvrir nos doigts pour en extraire des aimants,
change la donne. La barrière du corps est symbolique. La franchir ouvre des
questions nouvelles en termes d’identité, de dépendance, de fusion entre le
vivant et la machine. Voudrons-nous passer ce cap  ? Et si une partie de
notre entourage le fait, aurons-nous alors la possibilité de nous en abstenir
sans risquer l’exclusion sociale ?
Hybride ou bâtard, dans la littérature et dans nos imaginaires, le cyborg
n’a pas toujours bonne presse. Il est parfois un superhéros, mais la science-
fiction en fait aussi souvent un esclave, condamné à un statut inférieur, en
proie à des questionnements identitaires et existentiels, à la destinée peu
enviable. Ou bien c’est un blessé grave, maintenu en vie grâce à la
technologie, « cyborg malgré lui » à l’instar de RoboCop ou de L’Homme
qui valait 3 milliards. L’hybridation est parfois décrite comme une emprise
technique, un asservissement de l’homme «  libre et naturel 43  ». Les êtres
qui portent en eux des dispositifs technologiques le font souvent par
nécessité, à l’image des dispositifs développés ces dernières années pour
soigner et « réparer » des personnes lourdement handicapées, accidentées,
souffrantes. Mais «  ce qui est plus nouveau est que des individus bien-
portants veulent désormais devenir des cyborgs. Ils souhaitent dépasser leur
simple condition humaine pour devenir eux-mêmes des créatures hybrides
décrites par la science-fiction  », commente Cyril Fievet. L’hybridation
homme-machine semble susciter aujourd’hui un engouement. Jusqu’où
irons-nous dans cette voie ? « Si des gens sont prêts aujourd’hui à s’opérer
eux-mêmes dans leur cuisine pour introduire des aimants dans leurs doigts,
pour la seule satisfaction de ressentir les ondes électromagnétiques passant
à leur portée, que seront-ils prêts à faire avec des technologies autrement
plus sophistiquées et puissantes ? » Peut-on interdire à des individus le droit
de disposer de leur corps comme ils l’entendent ? Peut-on poser des limites
à ces pratiques ? Et jusqu’où ? « Du reste, se demande Cyril Fievet, est-il
plus choquant de voir des adultes s’introduire des puces électroniques sous
la peau, ou de voir des adolescentes, par dizaines de milliers, être
implantées de seins en silicone ? » Sur ces questions aussi, le débat semble
sans fin.
Naissance du cyborg
Le terme « cyborg » (contraction de « cybernetic organism ») a été créé en 1960 par deux
chercheurs états-uniens, Manfred E.  Clynes et Nathan S.  Kline. Selon l’article qu’ils
publient dans la revue Astronautics, le cyborg est un organisme auquel a été ajouté un
dispositif mécanique qui lui permet de vivre dans un environnement hostile ou mortel. Le
terme désigne un système autorégulé unissant organisme et machine, capable de se libérer
des contraintes de l’environnement, par exemple de vivre dans l’espace. Dans un
environnement non vivable, plutôt que de créer une bulle, un nouvel environnement pour
pouvoir vivre, c’est l’organisme, l’homme qui s’adapte. Les auteurs insistent sur le fait
que, dans cette perspective, l’homme n’est pas esclave de la machine, car les processus de
contrôle de ces nouveaux mécanismes sont « inconscients », autorégulés, libérant ainsi le
cyborg de la nécessité d’y penser sans cesse 44 – une conception bien restrictive de la liberté
et de la responsabilité  ! Leur article fait l’inventaire des modifications organiques
possibles  : remplacement de la respiration ou de l’alimentation, contrôle du rythme
cardiaque, lutte contre l’effet des radiations, diminution du sommeil… Tout cela n’a pas de
conséquence héréditaire, insistent les auteurs. Vingt-cinq ans plus tard, la biologiste et
féministe Donna Haraway poursuit la réflexion sur la nature du cyborg, qu’elle définit
comme le « rejeton illégitime du militarisme et du capitalisme patriarcal ».

Le puçage de l’humain
Juin 2015. Dans un amphithéâtre de la Gaîté lyrique, dans le centre de
Paris, a lieu la première « implant party » française, dans le cadre de Futur
en Seine, un festival dédié à « l’innovation ». Une dizaine de personnes ont
choisi de se faire implanter sur le dos de la main une puce sous-cutanée
NFC (pour Near field communication, ou communication sans contact).
Celle-ci permet notamment de déverrouiller son téléphone en passant
simplement la main à proximité. Et pourrait peut-être bientôt contenir des
données bancaires, rêve Awa, le premier cobaye à passer ce jour-là entre les
mains du tatoueur-pierceur Urd. La puce, de la taille d’un grain de riz, émet
en ondes courtes et permet de stocker 868 octets d’informations. C’est-à-
dire pas grand-chose… Cette «  implant party  » est organisée par Hannes
Sjöblad, pionnier de ce type de manifestation. Le biohackeur suédois,
membre du collectif Bionyfiken, est aussi le porte-parole pour la Suède de
l’Université de la Singularité fondée par le chercheur et « futurologue » Ray
Kurzweil, le «  pape  » du transhumanisme, aujourd’hui directeur de
l’ingénierie chez Google. «  Les gens à l’âge de pierre qui plantaient des
graines comprenaient-ils vraiment les mécanismes biochimiques qui se
produisaient dans les graines qui poussaient ? Utiliser un outil ne nécessite
pas toujours de comprendre totalement l’ensemble de tous les
mécanismes », explique Hannes Sjöblad en introduction de la conférence à
la Gaîté lyrique. Voilà qui devrait rassurer ceux qui ont choisi de se faire
implanter cette puce !
Quelle est l’utilité d’avoir une puce implantée dans la main  ?
Déverrouiller son téléphone ou des portes, y mettre sa carte de visite. Les
usages sont très limités pour l’instant, et le «  puçage des humains  »
ressemble plus à un effet de mode qu’à autre chose. Mais la notion d’utilité
évolue au fil du temps, explique l’anthropologue suisse Daniela Cerqui.
«  On est dans une société consumériste dans laquelle on place la barre
toujours plus haut. Il y a des choses qui aujourd’hui nous paraissent inutiles
ou ridicules et qui, demain ou après-demain, nous paraîtront indispensables,
parce qu’on se sera habitués au fait qu’elles sont techniquement
réalisables 45. » Sans compter la séduction mimétique, ou le désir suscité par
le marketing qui pourraient provoquer de nombreuses vocations d’humains
« pucés ».
Le pionner de l’implantation des puces RFID (Radio-frequency
identification) dans le corps, c’est Kevin Warwick. Ce cybernéticien,
chercheur à l’université de Reading au Royaume-Uni, s’est fait implanter
une puce dans l’avant-bras en 1998, et se proclame (lui aussi) «  premier
cyborg de l’histoire ». Cette puce lui permet d’être identifié par différents
équipements dans les couloirs et bureaux de l’université  : à l’entrée, une
voix électronique lui souhaite «  bonjour  » quand il arrive, la lumière
s’allume, les portes s’ouvrent. En 2002, il s’implante une nouvelle puce qui
lui permet d’activer un bras robotique à distance. Mais aussi de ressentir les
mouvements effectués par sa femme, qui s’est également connectée une
puce à un nerf du bras, et lui transmet par une connexion web des
sensations artificielles. Dans le couple Warwick, la relation intime s’opère-
t-elle dans l’asepsie sexuelle, par simple démangeaison de puces ?
Warwick se lève chaque matin en rêvant de «  changer ce que signifie
être humain 46 ». « Je ne veux pas rester un simple humain, je veux pouvoir
devenir un cyborg, déclare-t-il. Nous allons avoir deux espèces distinctes,
les augmentés et les ordinaires ou les naturels. Et je sais à quel groupe je
veux appartenir. Je ne veux pas être dans le groupe des humains naturels et
ennuyeux, aux capacités mentales limitées 47. » Kevin Warwick espère que
demain, grâce aux progrès technologiques, les êtres humains auront vingt
sens, ce qui leur permettrait une « nouvelle compréhension du monde ». Ce
monde qu’il appelle de ses vœux est clairement une société de castes
technologiques, bien séparées les unes des autres, où ceux qui ne suivent
pas la fuite en avant technologique sont perçus comme limités, voire
comme de nouveaux intouchables.

Un corps authentifié et sous surveillance


Depuis les premières expériences de Kevin Warwick, le puçage RFID
s’est développé. Il soulève des critiques récurrentes, sur les menaces que
cette technique fait peser sur la liberté des personnes, sur la surveillance à
grande échelle et le marquage des individus, ou le piratage possible de ces
dispositifs. La controverse a pris de l’ampleur avec la puce VeriChip,
commercialisée par l’entreprise du même nom à des gouvernements et des
sociétés privées. Le dispositif obtient en 2004 le feu vert des autorités
sanitaires aux États-Unis. Des discothèques proposent à leurs clients de
payer leurs consommations grâce à cette puce implantée, des entreprises
« équipent » leurs salariés, et jusqu’au ministre de la Justice mexicain qui
adopte avec son cabinet cette technologie pour permettre leur
authentification et (donc, en théorie) leur sécurité. L’entreprise affirme que
2 000 personnes dans le monde ont choisi ce puçage. Face à la polémique,
l’utilisation de la puce VeriChip sera cependant limitée dans plusieurs États
américains 48. La filiale mexicaine de l’entreprise avait également proposé
de lancer le programme « VeriKids » en intégrant une puce sur les enfants,
pour lutter contre les enlèvements et disparitions 49. La compagnie
envisageait d’installer des portiques de détection dans des endroits
stratégiques (supermarchés, aéroports, stations de bus…) où des enfants
disparus avaient des chances de réapparaître. La puce pouvait également
être utilisée pour identifier les enfants inconscients, drogués, décédés  –
  comme pour la compassion envers les malades, la prise en charge des
enfants (et des angoisses des parents) favorise l’acceptabilité sociale de
toutes ces technologies… D’autres applications ont été évoquées  : puçage
des prisonniers en libération conditionnelle, des personnes sans domicile
fixe, des militaires. Scott Silverman, PDG de la société VeriChip, a proposé
en 2006 lors d’une interview sur la chaîne Fox News de pucer les
travailleurs immigrés saisonniers avant leur entrée aux États-Unis 50. Idée
reprise en 2016 par le candidat du Parti transhumaniste à l’élection
présidentielle des États-Unis, qui a suggéré d’apposer (de force) une puce
dans le corps des réfugiés syriens 51 arrivant dans le pays, « pour mieux les
surveiller  ». Nul doute que cette idée, qui rappelle le puçage des animaux
d’élevage en France, pourrait plaire au président Donald Trump (et à
quelques autres)…
Evgeny Chereshnev, responsable du marketing chez Kaspersky,
entreprise russe de sécurité informatique et éditeur d’antivirus, s’est fait
poser un implant NFC en 2015. Il raconte cette expérience sur son blog 52,
sous le titre «  BionicManDiary  » (journal d’un homme bionique). Il y
explique tous les usages que nous pourrions faire avec ces «  biopuces  ».
Outre le stockage de son dossier médical et le remplacement de son
passeport, l’un de ces usages concerne « l’internet des objets » et la mise en
place d’une maison « intelligente ». « Imaginez que chaque objet chez vous
soit connecté, y compris les serrures, les lampes, les robinets, les radiateurs,
la machine à café, le micro-ondes, le collier de votre chat,  etc.  », décrit
Chereshnev. Si vous vivez avec plusieurs autres personnes, chacune « a ses
propres préférences sur la manière d’utiliser votre maison intelligente  :
l’intensité des lampes, la température intérieure, le type de café, ainsi que la
marque et le type d’eau que vous achetez grâce à votre réfrigérateur
intelligent. Afin que votre vie dans une maison intelligente soit une
expérience plaisante, votre maison devrait toujours vous observer et
s’adapter à vos besoins. Par exemple, dès que John entre dans une pièce, la
lumière devrait s’allumer et l’album de Guns N’Roses devrait se lancer sur
iTunes. Si John se dirige vers le hall, les haut-parleurs qui s’y trouvent
devraient alors passer la musique. Dans la pièce qu’il a quittée, tous les
appareils devraient s’éteindre pour optimiser les factures de la maison. En
revanche, dans la même situation, Jane adore profiter d’une ambiance
tranquille avec des lumières tamisées et écouter la Sonate au clair de lune
sur Google Play, étant donné qu’elle utilise l’écosystème Android. Avec une
biopuce, ce scénario deviendrait réel  ». Grâce aux puces de chacun, la
maison intelligente analyse vos mouvements et déplacements, elle
«  apprendrait à s’adapter à son maître 53  », explique le blogueur. La vie
rêvée…
Dans la série «  authentification intégrée  », Motorola, fabricant de
téléphones et ex-filiale de Google, a dévoilé en 2013 son nouveau gadget :
la « vitamine d’authentification », une pilule ronde et plate à avaler chaque
matin, qui émet un signal, mot de passe permettant de déverrouiller votre
téléphone ou votre ordinateur. L’énergie est produite grâce à l’acidité de
l’estomac  : alors la micropuce s’active pour une journée. Cette
« innovation » a été approuvée par les autorités sanitaires états-uniennes et
a obtenu le marquage CE de conformité aux normes européennes. Ce type
de «  projets spéciaux  » développés par Motorola est piloté par Regina
Dugan, ex-directrice de la Darpa, l’agence de recherche du Département de
la Défense des États-Unis. Elle s’extasie sur sa nouvelle pilule
révolutionnaire  : «  Ça veut dire que mes bras sont comme des fils, mes
mains sont comme des pinces crocodiles – quand je touche mon téléphone,
mon ordinateur, ma porte, ma voiture, je suis authentifiée. C’est mon
premier superpouvoir. » Moins indolore peut-être que la puce insérée dans
la chair. Mais tout aussi effrayant… et tout aussi dérisoire !

Électronique épidermique : des circuits


intégrés dans la peau
Chez le cyborg, homme hybride, la fusion devient de plus en plus
étroite entre la chair et le métal, entre le corps et la prothèse ou l’implant.
L’électronique tend à ne faire plus qu’un avec le vivant, car des chercheurs
mettent au point des circuits intégrés souples qui se fondent dans le corps
humain. La naissance de l’« électronique épidermique », dans le secteur de
la surveillance médicale, marque sans doute un tournant sur cette question.
Des chercheurs de l’Illinois (États-Unis) ont créé en 2011 un tatouage
électronique épousant les méandres de la peau, qui permet un suivi médical
à distance. On peut désormais mesurer la température, l’activité musculaire,
les battements du cœur, le gonflement de la peau avec ce type de dispositif,
grâce à des capteurs électroniques intégrés dans ce timbre épidermique plus
fin qu’un cheveu. Ce type de tatouage tire son énergie de radiations
électromagnétiques ou de capteurs solaires miniatures. Les applications sont
aujourd’hui centrées sur le monitoring, mais les chercheurs pensent déjà à
des applications «  internes  »  : surveillance du cœur ou du cerveau par
exemple, pour anticiper une crise d’épilepsie ou stimuler le rythme
cardiaque et éliminer l’arythmie, explique son créateur, John Rogers. Autre
innovation : le tatouage dentaire, composé de fils de soie, de graphène et de
fils d’or, qui surveille votre état de santé et peut notamment détecter
d’infimes quantités de bactéries et diagnostiquer certaines maladies !
Ce type de dispositif n’intéresse pas que la médecine. En 2016, des
chercheurs de l’université de Tel Aviv annoncent la création d’un tatouage
permettant de mesurer l’activité des muscles et des cellules nerveuses. Ils
espèrent dresser ainsi une cartographie des émotions en surveillant les
expressions du visage, par les signaux électriques envoyés par les muscles
faciaux. D’autres envisagent, avec ce type de tatouage, le contrôle d’objets
à distance par la voix. Le Media Lab du MIT (Massachusetts Institute of
Technology) et Microsoft ont créé le dispositif DuoSkin, une série de
tatouages permettant de stocker des informations sur la peau et d’échanger
des données entre tatouages et avec son téléphone, ou d’utiliser sa peau
comme interface avec son ordinateur. DuoSkin permet aussi d’afficher des
informations : des pigments assurent un changement de couleur du tatouage
en cas de changement de température. Et donc d’afficher les émotions du
porteur du tatouage, expliquent ses concepteurs. Bienvenue dans le monde
de l’inquisition relationnelle !
Motorola a déposé en 2013 un brevet concernant un tatouage couplé à
un téléphone via une connexion de type Bluetooth. Appliqué sur la gorge,
ce tatouage électronique, qui inclut un microphone, capte les sons. De quoi
remplacer le kit mains libres et autres oreillettes de téléphone… Sans aucun
doute, c’est bientôt le téléphone lui-même que Google nous proposera de
fusionner directement avec la peau. Le constructeur précise que ce
dispositif pourra également être utilisé comme détecteur de mensonges, car
il permet de percevoir des variations épidermiques en cas de stress… Un an
auparavant, le fabricant de téléphone Nokia brevetait un «  tatouage
vibrant », qui prévient quand votre téléphone sonne – et selon les vibrations
vous informe de l’identité de la personne qui vous appelle. D’autres projets
permettent la reconnaissance vocale et leurs concepteurs imaginent déjà
pouvoir piloter robots et drones, pour des usages notamment militaires, via
ces dispositifs ressemblant à des pansements adhésifs !
Certains s’inquiètent déjà des inévitables piratages de ces dispositifs.
Ces innovations ouvrent surtout la porte à de nombreuses autres
applications, hybridant toujours plus le corps et l’électronique. «  Si l’on
peut ainsi transférer des circuits électroniques complexes à même la peau,
comment ne pas envisager que la plupart des appareils électroniques qui
nous entourent ne finissent par être reproduits sur notre corps  ?  »,
questionne Cyril Fievet. Ces circuits peuvent déjà inclure des diodes
électroluminescentes. Ce qui ouvre la possibilité, explique l’auteur, à ce
qu’un jour la surface de notre peau devienne un écran d’affichage…
3

Quand les machines se connectent avec


nos cerveaux

De toutes les superstitions, la moins originale est celle de la science.


CIORAN

Notre cerveau n’est plus un espace inconnu et inviolable. Il est devenu


le terrain de jeu préféré de ceux qui souhaitent l’avènement de l’homme
augmenté. Des implants cérébraux pour effacer des souvenirs, booster nos
capacités, parer à des handicaps ou soigner des maladies, telles sont les
innovations technologiques en cours d’expérimentation. Certaines visent à
réparer nos dysfonctionnements, d’autres à «  augmenter  » nos fonctions
cérébrales, à nous rendre plus performants, plus rapides ou plus dociles, à
nous connecter instantanément à des machines dans nos usages quotidiens.
Les techniques «  read-only  » cherchent à décrypter notre cerveau, nos
pensées, quand les dispositifs « write-only » cherchent à y intervenir, alors
que le fonctionnement exact du processus est toujours largement incompris,
vu la complexité du cerveau 54.
Les neurosciences ont fait ces dernières années de grands bonds en
avant, que ce soit avec le développement des interfaces cerveau-machine,
de la stimulation cérébrale électromagnétique ou de l’imagerie cérébrale
fonctionnelle. Dans les comités d’éthique, on s’interroge aujourd’hui sur les
techniques de neuro-optimisation, d’augmentation cognitive ou de dopage
cérébral, sans trop savoir quel terme utiliser. On étudie l’impact de certains
dispositifs « invasifs » – les prothèses étant intégrées chirurgicalement dans
le cerveau, de manière durable. Ces discussions semblent suivre avec peine
le flux des innovations et toutes ces promesses « futuristes », sans pouvoir
tracer une ligne de conduite claire. Serons-nous, d’ici une vingtaine
d’années, dépendants d’électrodes ou de puces implantées dans notre
cortex ? Pourrons-nous demain en garder le contrôle ? Pourra-t-on bientôt
lire dans les pensées d’autrui  ? Anticiper nos désirs, nos gestes, nos
décisions ? Commander sans un mouvement et sans un mot, par la simple
pensée, des extensions mécaniques, prolongations de nous-mêmes, de nos
membres ou de nos neurones ? Avec quelles conséquences ? Voici un petit
tour d’horizon des dispositifs existants, ainsi que des recherches et
expériences en cours qui pourraient bouleverser notre définition de
l’humain.

Lire dans les pensées


En Inde, une femme est condamnée à perpétuité pour le meurtre de son
fiancé par empoisonnement à l’arsenic 55. C’est un scanner cérébral qui a
démontré son comportement suspect  : la machine met en évidence que
l’accusée se souvient des événements du crime 56. Par un
électroencéphalogramme 57, les experts mesurent son activité cérébrale
pendant la lecture de la description du crime et montrent ainsi que l’accusée
a une « connaissance expérientielle » (et non seulement théorique) de l’acte
d’empoisonner quelqu’un avec de l’arsenic  –  une preuve que le juge a
retenue contre elle. Nous ne sommes pas dans un futur proche ou lointain.
Ces événements ont eu lieu en 2008 ! Cette technique est évidemment très
controversée, mais elle est admise par certains tribunaux en Inde. Si
l’imagerie par résonance magnétique (IRM) est depuis longtemps utilisée
dans des tribunaux pour obtenir une photographie du cerveau  –  et donc
détecter d’éventuelles lésions qui expliqueraient un comportement
particulier  –, l’imagerie fonctionnelle (IRMf) ou les
électroencéphalogrammes, utilisés ici, sont bien différents car ils permettent
de visualiser et d’enregistrer, sur une certaine durée, l’activation des aires
cérébrales ou la fréquence de signaux électriques qui traversent le cerveau.
Au point que certains experts s’imaginent voir «  la pensée en action  », et
donc pouvoir lire dans les pensées. Un peu comme les « phrénologues » qui
au XIXe siècle affirmaient pouvoir prédire le comportement ou le caractère
d’un homme en observant les bosses de son crâne 58 – notons au passage que
des chercheurs viennent de publier une étude réhabilitant la phrénologie
grâce au big data  : ils affirment pouvoir identifier les personnes
homosexuelles par l’analyse de leur profil facial, à partir d’un ensemble de
photos de visages 59…
Une étude récente montre que, pour repérer un mensonge, l’IRMf a un
taux de réussite supérieur au controversé polygraphe, utilisé depuis plus de
cinquante ans comme détecteur de mensonges, et qui mesure notamment les
battements du cœur et la respiration 60. Mais d’après les tests, le résultat
fourni par l’IRMf n’est exact que dans 90  % des cas. Malgré cette marge
d’erreur conséquente, le business de la détection du mensonge fait florès
aux États-Unis. Nous sommes passés de la cartographie des zones
concernées du cerveau dans des laboratoires de recherche au début des
années 2000, à des entreprises vendant leurs services de «  détection du
mensonge  » quelques années plus tard. Un exemple  : l’entreprise No Lie
MRI, qui assure que sa technologie «  représente la première et la seule
mesure directe de la vérification de la vérité et de la détection des
mensonges dans l’histoire humaine  »  ! Sur son site web, quelques
illustrations simplificatrices montrent des cerveaux colorés en bleu et en
rouge, censés représenter mensonges et vérités, en fonction des zones
cérébrales activées.
Aux États-Unis, certains avocats tentent de produire des tests d’IRMf
comme preuves pour défendre leurs clients. En France, la loi de bioéthique
de juillet 2011 a ouvert une brèche, entretenant le flou, puisque l’utilisation
des « techniques d’imagerie cérébrale » est désormais possible dans le cadre
« d’expertises judiciaires » 61 . Après les tribunaux, l’IRMf entre aussi dans
les entreprises. Aux États-Unis, la loi interdit aux dirigeants d’entreprise
d’avoir recours à des détecteurs de mensonges sur leurs salariés ou futurs
salariés. Mais pour No Lie MRI, ces restrictions ne concernent que les
polygraphes et non la technologie basée sur l’IRMf. Celle-ci peut donc être
utilisée lors d’entretiens d’embauches. Ou par des compagnies d’assurances
pour vérifier la véracité des déclarations d’accidents ou de vols. Aucun
doute que certains assurés seront volontaires pour passer un test si cela
permet une baisse de leur cotisation, affirme No Lie MRI. Qui recommande
(quand même) que les tests soient effectués uniquement avec le
consentement de l’interviewé… Le procédé étant très sensible aux
mouvements de tête, difficile en tout cas de faire passer un test à une
personne qui ne coopère pas pleinement. À moins de l’attacher solidement !
Mais, bien entendu, des chercheurs travaillent, pour surmonter ce problème,
à la création de détecteurs de mensonges portatifs basés sur la projection de
rayons proches de l’infrarouge à travers la tête de la personne sondée. Avec
ou sans son consentement… Ce type de dispositif sera-t-il bientôt intégré
dans nos lunettes ou, mieux, dans nos futurs yeux bioniques  ? Pourrons-
nous scruter nos interlocuteurs et repérer toute tentative de mensonge ?
Côté portatif, si les Google Glass ont été un fiasco, certains ont cherché
à les enrichir avec de nouvelles fonctionnalités. Emotient Technologies,
entreprise leader de la reconnaissance faciale, rachetée depuis par Apple, a
créé en 2014 une application pour Google Glass, qui permet de détecter les
expressions du visage et de « décoder » les humeurs et émotions de votre
interlocuteur. Autour des visages, des cases s’affichent, d’une couleur
différente selon l’émotion détectée. Imaginez ce monde formidable où
chacun fait plus confiance à ses lunettes qu’à sa propre capacité d’empathie
pour percevoir l’état émotionnel des personnes qu’il croise ! Où travailleurs
sociaux, enseignants, policiers, commerciaux, assureurs, juges ou
journalistes utilisent ce type de dispositif, dans leur travail quotidien, avec
les personnes qu’ils côtoient. Scanner et décrypter nos expressions faciales,
c’est aussi l’objectif d’un nouveau système de contrôle, le projet Avatar
(Automated virtual agent for truth assessments in real-time), expérimenté
dans des aéroports en Arizona (États-Unis) et par Frontex, l’agence
européenne pour la gestion des frontières extérieures. À la douane, le
voyageur est invité à scanner sa pièce d’identité et à répondre à quelques
questions posées par un «  agent virtuel  ». Le dispositif comprend
notamment une caméra haute résolution qui capte les expressions du visage,
des eye-trackers pour mesurer la dilatation des pupilles, des micros qui
enregistrent et analysent les intonations de notre voix quand nous
répondons aux questions posées. Avec l’ensemble des paramètres, le
système définit à quelle catégorie de risque appartient le voyageur  –  vert,
jaune ou rouge. Ceux qui selon la machine présentent un risque sont invités
à se présenter devant un agent bien réel. Traqués, nous le sommes aussi par
le neuromarketing, discipline aux résultats très controversés, qui tente de
décliner les dernières avancées des neurosciences dans le domaine
publicitaire. L’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle et
l’électroencéphalogramme sont aujourd’hui notamment utilisés pour
mesurer l’impact d’une publicité sur le consommateur, ou vérifier que les
zones cérébrales du plaisir et les circuits de la récompense sont bien activés.
Ces usages ne sont peut-être pas une «  augmentation  » des capacités de
chacun, mais ils préfigurent sans doute d’autres utilisations qui permettront
l’augmentation de nos capacités collectives… de flicage. Quand ces
technologies pourront être « embarquées » par (ou sur) chacun de nous, nul
doute que les relations interhumaines auront un goût quelque peu différent.
Les dispositifs de « lecture cérébrale » se développent également avec
un aspect plus «  ludique  ». Nous devrions bientôt pouvoir interagir par la
pensée avec nos téléphones, ordinateurs, voire les objets connectés de nos
maisons et bureaux – pouvoir éteindre une lumière ou verrouiller une porte
rien qu’en y songeant, par exemple. C’est en tout cas ce que promettent les
entreprises leaders du secteur, qui commercialisent des produits grand
public basés sur ces technologies. Les entreprises américaines Emotiv et
NeuroSky vendent des casques qui «  lisent  » les ondes cérébrales et
permettent de jouer à des jeux vidéo. Emotiv vend aussi un Mind drone,
piloté par le cerveau, tout comme le «  Puzzlebox Orbit  » de NeuroSky,
« l’hélicoptère contrôlé par le cerveau », qui fonctionne grâce à un casque
opérant un électroencéphalogramme. La neuro-imagerie permet aujourd’hui
de pouvoir déterminer si une personne est en train de faire une addition ou
une soustraction, ou ce qu’elle regarde 62. Pour le moment, il n’est possible
que de «  reconstituer  » une activité qui a déjà été enregistrée par la
machine. Par exemple, pour savoir quel film une personne est en train de
regarder, il faut que la machine ait déjà enregistré l’activité du cerveau de la
personne en train de regarder ce film. Ce qui est déjà, en soi, assez
incroyable. Et dans ce domaine, les choses évoluent vite. Pendant que des
chercheurs au Japon s’attaquent au décryptage des images générées pendant
les rêves 63, d’autres aux Pays-Bas scannent les cerveaux de personnes
bilingues pour détecter les concepts – comme une vache ou un cheval – et
sont désormais capables de les identifier, que le sujet soit en train de penser
en anglais ou en néerlandais.
Des électrodes dans le cerveau pour nous
soigner
Si la lecture de nos pensées risque sous peu de violer un peu plus notre
intimité, du côté de la santé, certains dispositifs sont tout aussi invasifs.
C’est le cas de la stimulation cérébrale profonde (SCP), une technique
neurochirurgicale qui consiste à implanter des microélectrodes dans le
cerveau, pour stimuler des zones très précises. Les électrodes sont reliées
par un câble sous-cutané à un stimulateur, placé en général près de la
clavicule. Il ne s’agit plus ici de lire ou décoder le cerveau mais de
provoquer une réaction cérébrale. Le procédé est utilisé depuis trente ans
pour atténuer les effets de la maladie de Parkinson, selon une technique
développée en France par le professeur Alim-Louis Benabid. Cet implant,
sorte de « pacemaker cérébral », peut améliorer la mobilité des patients, la
stimulation faisant disparaître ou diminuer les tremblements du corps. Des
dizaines de milliers de patients dans le monde sont déjà « équipés ». Mais
implanter des électrodes dans le cerveau n’est pas sans danger  : risques
d’hémorragie, attaque cérébrale, infection… L’électrode doit être
positionnée au millimètre près, très profondément dans le cerveau. Une
mauvaise localisation de l’électrode «  risque aussi de provoquer des rires
ou, au contraire, des états de tristesse, voire des troubles du
comportement  », pointe un rapport du Sénat. «  Mais ces effets sont
réversibles 64.  » La présence des électrodes n’est pas anodine et des
interférences peuvent survenir. «  Les installations de soudage, les
générateurs, les lignes électriques à haute tension, de nombreux appareils
électriques industriels, voire les gros haut-parleurs  » peuvent incommoder
les patients implantés, précise le site de l’association Parkinson Suisse.
«  Un tout petit aimant qui se trouverait à proximité immédiate des
stimulateurs risque de les éteindre. Les détecteurs de métaux des aéroports
ou les portiques antivol dans les magasins peuvent également perturber le
fonctionnement des stimulateurs 65  », met en garde l’association. Des
contraintes importantes pour les personnes implantées, alors que nous
baignons au quotidien dans un « smog électrique ».
Malgré les risques, le champ de recherche de la stimulation cérébrale
profonde s’élargit. L’observation des erreurs d’implantation a montré la
possibilité d’agir sur des comportements, des affects, les fonctions
cognitives, décrit Luc Mallet, psychiatre, chercheur à l’Institut du cerveau
et de la moelle épinière, qui a mené une étude concernant l’impact de la
stimulation cérébrale profonde sur les troubles obsessionnels compulsifs
(Toc). « La stimulation de zones très précises, par exemple, dans une petite
zone qui s’appelle “noyau sous-thalamique”, qui est toute petite (à l’échelle
des millimètres), peut induire un état d’excitation et d’euphorie 66.  »
Désormais, d’autres troubles neurologiques invalidants sont traités par cette
technique de stimulation, comme l’épilepsie ou des troubles mentaux… Le
champ d’investigation a été étendu à la dépression et l’anorexie. Plusieurs
centaines d’essais sont en cours, dans des domaines aussi variés que les
addictions (alcool, morphine, opium…), l’obésité, la boulimie, les états
végétatifs chroniques, l’agressivité, l’hypertension artérielle ou les troubles
de la mémoire de la maladie d’Alzheimer 67. Bref, un remède
potentiellement universel à toutes les misères de la condition humaine…
Si les résultats semblent positifs, par exemple dans le traitement de la
dépression, le dispositif pose de nombreuses questions. Dans le cas de la
maladie de Parkinson, les électrodes sont implantées dans la partie du
cerveau qui contrôle les mouvements. Mais pour d’autres applications, on
introduit des implants dans des zones qui impactent l’humeur ou la
personnalité. Avec le risque de provoquer des réactions non maîtrisées.
Certains témoignages sont effrayants, comme celui d’un homme de
quarante-neuf ans aux États-Unis, traité pour une dépression sévère, qui a
connu trois épisodes de folie meurtrière après un changement des réglages
de son implant 68.
Jusqu’où iront les expérimentations de la stimulation cérébrale
profonde ? L’encadrement de ces recherches pose question. En témoignent
les controverses autour de la «  clinique expérimentale  » Clinatec, basée à
Grenoble, où officie le pionnier Alim-Louis Benabid. Créé à l’initiative
notamment du CEA, l’établissement, où se côtoient ingénieurs et médecins,
est situé en dehors du milieu hospitalier. Une certaine opacité entoure le
projet. Au sein de Clinatec, on parle d’interface cerveau-machine, de
neurostimulation profonde, de nano-implants dans le crâne, mais aussi de
neuroprothèses permettant à des patients tétraplégiques de contrôler un bras
robotisé via des électrodes implantées dans le crâne, ou de se mouvoir grâce
à un exosquelette motorisé. Des dispositifs médicaux inédits sont testés sur
des patients. Les moyens sont conséquents  : labos de recherche, zones
expérimentales précliniques, blocs opératoires et même une animalerie pour
fournir des cobayes  –  rats, mini-porcs et primates  –  avant les tests sur les
humains. Mais pourquoi faire de la recherche clinique en dehors d’un
hôpital  ? Quels sont les dispositifs testés à Clinatec  ? Il est très difficile
d’obtenir une information à ce sujet.
Autre application possible pour la stimulation cérébrale profonde  :
l’utilisation d’implants pour une « médecine régénérative ». Dans ce cas, la
neurostimulation débuterait avant l’apparition des symptômes, pour ralentir
le processus dégénératif, expliquait en 2008 François Berger, alors directeur
de Clinatec, lors d’une audition par l’Office parlementaire d’évaluation des
choix scientifiques et technologiques. La stimulation «  devrait alors être
beaucoup plus précoce, peut-être préclinique, dans l’hypothèse où l’on
disposerait de biomarqueurs, ce qui ne manquerait pas de poser des
problèmes éthiques 69  », décrit François Berger. Le séquençage de votre
ADN indique des prédispositions à la maladie de Parkinson ou à l’obésité ?
La solution : implanter des électrodes préventivement !
Quelle sera l’utilisation de la stimulation cérébrale profonde dans le
futur  ? «  L’utilisation de la SCP à des fins de neuroamélioration paraît
inimaginable compte tenu de son caractère invasif, avec notamment un
risque de 2 à 5 % d’infection ou d’accident vasculaire cérébral », pointe le
Comité national d’éthique en 2013. Mais, précise-t-il, «  le caractère très
ciblé de son action, la potentielle réversibilité de ses effets, l’explosion
actuelle de son spectre d’investigations cessent de rendre cette perspective
irréaliste 70 » ! Une enquête effectuée auprès de 299 neurochirurgiens nord-
américains montre que plus de la moitié d’entre eux sont convaincus que la
SCP sera utilisée dans le futur à des fins de neuroamélioration. Quant à
savoir si ces pratiques sont « éthiques », 56 % trouvent éthiquement justifié
d’appliquer cette technique pour diminuer les pulsions sexuelles chez les
agresseurs sexuels (consentants) 71. Et 48  % seulement estiment qu’il ne
serait pas éthique d’améliorer la mémoire par la SCP  ! Certaines études
envisagent le recours à la stimulation cérébrale profonde pour le traitement
de « comportements pathologiquement antisociaux ou violents » – dont les
agressions sexuelles ou la pédophilie  –  lorsque les autres formes de
traitement ne fonctionnent pas 72. Cette possibilité de « façonner la moralité
individuelle » évoque les injections de moraline que prédisait ironiquement
le biologiste Jean Rostand au milieu du XXe siècle.

Interface cerveau-machine : vers la mise


en réseau de nos cerveaux ?
Les interfaces cerveau-machine ont la cote, mais l’engouement est
relativement récent. La première interface, élaborée par deux chercheurs
américains, permettait de choisir par la pensée des lettres qui apparaissent
sur un écran d’ordinateur. Ce système a depuis été perfectionné et sert
encore aujourd’hui pour communiquer pour les personnes souffrant de
locked-in syndrome, qui ne peuvent bouger que les yeux. Le professeur de
neurosciences Miguel Nicolelis de l’université de Duke (États-Unis) a été
un des pionniers du secteur, testant de nombreuses applications sur des
animaux. Il a créé la première commande par la pensée : un singe avec une
grille d’électrodes implantée dans le cortex a pu jouer à un jeu vidéo sans
utiliser de joystick, en imaginant les mouvements qu’il souhaitait faire.
Quelques années plus tard, en 2008, un singe contrôle par la pensée un bras
robotisé, pour saisir une guimauve et la porter à sa bouche. Nous sommes
passés depuis aux essais cliniques chez l’humain, pour le contrôle de bras
mécaniques par la pensée 73, comme avec le projet BrainGate aux États-
Unis.
Mais pour Miguel Nicolelis, ces expériences ne concernent pas
seulement les personnes malades ou handicapées. Ces interfaces cerveau-
machine doivent permettre à tous de communiquer par la pensée, ou de
développer la kinésie, le mouvement à distance. Le chercheur imagine d’ici
une ou deux générations la création d’une «  prothèse totale  », celle qui
permettrait la compréhension immédiate par la machine des intentions
humaines, ou la communication de cerveau à cerveau entre deux humains,
c’est-à-dire la télépathie. En 2011, Nicolelis s’intéresse à un autre type
d’interface  : après les BMI (Brain-machine interfaces), vient le temps des
BMBI (Brain-machine-brain interfaces), c’est-à-dire des machines qui
produisent un feed-back dans le cerveau du cobaye. Exemple avec le singe :
il utilise toujours un bras virtuel, mais il choisit un objet présenté en
fonction de sa texture. Ce qui veut dire qu’il ressent une sensation tactile,
via une interface mécanique.
Autre expérience menée par Nicolelis  : deux singes partagent le
contrôle – par la pensée – d’un bras virtuel sur écran. L’un d’entre eux peut
le guider horizontalement et l’autre, verticalement. Comprenant le
fonctionnement et les effets de leurs intentions, les singes apprennent à
coopérer de manière à bouger par la pensée le bras virtuel vers la cible 74  !
Une collaboration que Nicolelis appelle un brainet («  réseau de
cerveaux  »). Il estime que cette coopération pourrait aider à réparer des
dommages neurologiques chez des personnes ayant subi un accident
vasculaire cérébral, en permettant à une personne en bonne santé de
travailler de manière interactive avec le patient, pour que celui-ci puisse
réapprendre à parler ou à se déplacer. C’est en tout cas une démonstration
de ce qu’il considère comme la prochaine étape  : la mise en réseau de
plusieurs cerveaux, la communication d’esprit à esprit. «  Par cette
“libération” du cerveau humain des contraintes physiques imposées par le
corps, le paralytique pourrait se lever de sa chaise roulante, explique-t-il.
Mais il y a plus. Une ère de networking neurosocial apparaîtrait à l’horizon.
Oubliez les SMS et Twitter. Dans un futur centré sur le cerveau, vous
pourriez être capable de communiquer par la pensée, de cerveau à cerveau,
avec vos collègues du bureau d’à côté, ou avec des millions de gens
raccordés à ce nouveau média que j’appelle le “brain net” 75 . » Nous n’en
sommes pas encore là. Même si une équipe de Seattle a reproduit
l’expérience sur des humains. Les ondes cérébrales d’un chercheur ont fait
bouger le bras de son collègue  ! L’un d’eux est devant un jeu vidéo, il
« imagine » le geste qu’il doit faire, les ondes émises sont enregistrées par
un électroencéphalogramme et transmises à son collègue qui porte un
bonnet avec une antenne émettrice d’ondes électromagnétiques. La main de
ce dernier bouge de manière involontaire au gré des impulsions, comme
«  un tic nerveux  », intervenant dans le jeu vidéo à la place de son
collègue 76. Les applications semblent limitées en l’état, mais le coup de
communication est réussi. Prochaine étape pour ces chercheurs  : une
conversation (bidirectionnelle) entre les deux cerveaux, et non plus
seulement une émission unidirectionnelle.
Pressés de faire un bond en avant, les Européens ont décidé de combler
leur retard sur les États-Unis dans le domaine des sciences du cerveau, en
lançant le programme «  Human Brain Project  », doté de 1,2  milliard
d’euros sur dix ans. Financé par la Commission européenne depuis 2013, le
programme réunit spécialistes des neurosciences, médecins, physiciens,
mathématiciens, informaticiens et éthiciens. Il a pour objectif de faire la
synthèse de toutes les connaissances actuelles sur le cerveau humain, afin
de modéliser le fonctionnement cérébral et de le reconstituer par simulation
informatique. Le projet ne fait pas l’unanimité  : en juillet 2014, une lettre
ouverte à la Commission européenne, devenue pétition signée par
800 chercheurs, ouvrait le front du scepticisme, reprochant une « approche
trop étroite  » de l’étude du cerveau et une tendance monopolistique qui
réduit la diversité des chercheurs. Le déficit scientifique du projet a été
masqué par la production de promesses pour « anticiper et / ou répondre à
des enjeux politiques, économiques, sociaux et sanitaires inscrits à l’agenda
des “défis à relever” des instances européennes  », estime le sociologue
Francesco Panese, qui a analysé ces controverses 77. Il remarque que le
«  Human Brain Project  » est un «  grand projet façonné, entre science et
politique, comme une prophétie basée sur un imaginaire partagé
d’amélioration du présent  ». La «  rhétorique prophétique  », utilisant les
registres «  de l’espoir et de la promesse  », rappelle la mise en œuvre
quelques années plus tôt du programme génétique européen, le «  Human
Genome Project  ». Le «  Human Brain Project  » est en grande partie basé
sur l’hypothèse de l’existence d’un « code neural », qui serait analogue au
«  code génétique  », explique Francesco Panese. Les institutions
européennes, même si elles demeurent réservées sur le transhumanisme,
peuvent lancer de telles recherches aux finalités douteuses, sans aucune
délibération démocratique.
Deux mois après la décision européenne, les États-Unis lancent la Brain
Initiative® (Brain research through advancing innovative
neurotechnologies). Le budget augmente chaque année, pour atteindre
420 millions de dollars rien que pour 2017. Les deux programmes visent à
construire une carte du cerveau et de l’activité de ses milliards de neurones.
Le Japon est également entré dans cette compétition internationale, en
lançant en 2014 le programme Brain  /  MINDS (Mapping by integrated
neurotechnologies for disease studies), qui se focalise sur le cerveau des
primates, et vise d’ici une décennie notamment à la réalisation d’un atlas
cérébral complet de marmousets, génétiquement modifiés pour ces études
expérimentales et précliniques. La Chine a emboîté le pas, en lançant en
2016 un programme colossal, basé également sur l’étude d’animaux
transgéniques, pour rattraper son retard dans le domaine des neurosciences.
Pas de doute, le cerveau sera au cœur de la «  course aux étoiles  » de la
prochaine décennie.

Boostez vos « capacités cognitives »


En attendant des avancées dans la recherche fondamentale que pourrait
permettre cet afflux de fonds gouvernementaux ou privés, les applications
concrètes se multiplient. De nombreuses interfaces cerveau-machine,
développées pour une utilisation médicale, voient aujourd’hui leurs usages
s’élargir. C’est le cas de la stimulation magnétique transcrânienne, qui
modifie l’activité des neurones en envoyant des impulsions
électromagnétiques à travers le crâne. Elle est utilisée à des fins
thérapeutiques  –  pour le traitement des acouphènes, de la dépression, des
addictions… Mais des études sur des personnes non malades montrent que
la technique pourrait servir pour la neuroaugmentation : 80 % des personnes
testées « étaient capables d’apprendre plus ou moins rapidement à modifier
leur activité cérébrale avec une possibilité d’augmentation de certaines
capacités cognitives », pointe le Comité national d’éthique dans un rapport.
Il est ainsi possible d’améliorer l’apprentissage, les temps de réaction…
mais aussi les performances artistiques (danse, musique, chant), sportives et
même chirurgicales ! Des effets sont observés « sur la mémoire, l’éveil, la
concentration, le calcul, le raisonnement, l’humeur, l’état émotionnel et la
cognition sociale 78 ».
Et si une petite dose d’électricité dans le cerveau pouvait décupler nos
performances  ? C’est ce que montre une étude réalisée en 2013  : la
stimulation transcrânienne par courant continu (tDCS), qui envoie de
l’électricité dans nos neurones, aurait des conséquences durables sur notre
compétence à résoudre des problèmes mathématiques 79. Pendant cinq jours,
25  volontaires ont suivi un entraînement cognitif, tout en recevant une
stimulation cérébrale. Celle-ci «  joue le rôle de préparateur en rendant le
cerveau plus réceptif aux effets de l’entraînement », explique un des auteurs
de l’étude, Roi Cohen Kadosh, chercheur au département de psychologie
expérimentale d’Oxford. Non seulement les « neurostimulés » exécutent les
tâches plus vite, mais six mois après l’expérience, l’amélioration est encore
présente  ! Avec la même technique, il est aussi possible d’apprendre plus
vite à piloter un avion 80. Bref, les applications ont l’air infinies, la technique
n’est pas invasive, le procédé semble donc promis à un bel avenir…
Qu’importe si les effets négatifs potentiels n’ont pas été explorés. Qui sait si
la résolution plus rapide de problèmes arithmétiques, à marche forcée, n’a
pas de conséquences sur d’autres apprentissages ou sur d’autres fonctions
du cerveau  ? Cela n’empêchera pas, sans doute, la commercialisation de
dispositifs basés sur cette technologie. Qu’on retrouvera peut-être bientôt
dans les universités, sur la tête d’étudiants cherchant à booster leurs
performances intellectuelles.
Des «  stimulateurs cognitifs  » sont déjà sur le marché. Pour une
centaine d’euros, vous pouvez accroître votre force et votre endurance, ou
booster votre concentration, vante sur son site l’entreprise Foc.us. «  À
Focus, nous croyons que le monde serait meilleur si les gens avaient un plus
grand contrôle de leur cerveau 81 », proclame la société. De nombreux sites
web fleurissent, qui décrivent avec précision où placer les électrodes de ce
type de stimulateur, pour «  réduire la douleur ou la dépression  »,
«  améliorer la socialisation  », «  augmenter les compétences en
mathématiques  » ou «  la perspicacité  » 82 . Il y en a pour tous les goûts  !
Chaque application se réfère à des recherches scientifiques. Mais, précise le
site « The brain stimulator », vendeur de matériel, l’entreprise « ne saurait
être tenue pour responsable des dommages occasionnés »…
Booster la mémoire ou les capacités intellectuelles serait donc
possible  ? «  C’est du charlatanisme dangereux  », s’indigne le neuro-
oncologue François Berger, ancien directeur de Clinatec. Augmenter la
mémoire par des technologies, principe vanté par les transhumanistes,
repose selon lui sur des bases non valides : « Les transhumanistes en sont
restés à une vision cybernétique des années 1970. Or un cerveau se modèle
avec l’histoire du sujet et son interaction avec l’environnement. Il lui faut
oublier pour bien fonctionner. Et si le libre arbitre ou la créativité existent,
c’est à condition de ne pas susciter d’hyperperformance dans un domaine.
C’est un équilibre subtil. Si une fonction augmente d’un coup, le
déséquilibre, puis la pathologie s’installent 83.  » Sage alarme qui pourrait
s’appliquer à chaque projet d’augmentation de l’humain, puisque chacun
s’avère réductionniste : il veut imposer une vision simpliste dans un champ
particulier, en négligeant les équilibres complexes au sein de ce champ et
chez l’individu entier.

Modifier les souvenirs et l’identité ?


Au-delà de possibles déséquilibres cérébraux et d’effets néfastes, ces
interfaces entre nos cerveaux et des machines ou ces «  dispositifs
médicaux » ont-ils un impact sur notre identité, sur notre « moi profond » ?
Certains diront qu’ils permettent à une personne implantée dans un but
thérapeutique de renouer avec son identité véritable, non souffrante. Que les
implants «  ludiques  » ou militaires n’altèrent pas la personnalité. Pour le
pilote dont le cerveau est connecté avec son drone, la réponse semble moins
évidente… Les recherches en cours ne sont pas rassurantes de ce point de
vue. Exemple de cette possible altération de la personnalité : des chercheurs
sont parvenus à créer de faux souvenirs chez des souris. On doit cette
découverte à l’équipe de Susumu Tonegawa, Prix Nobel et professeur de
biologie et de neuroscience au MIT. Comment est-ce possible  ? Cette
manipulation est permise par l’optogénétique, une nouvelle discipline
qualifiée en 2010 par la revue Science de «  percée technologique de la
décennie  ». Un virus injecté dans l’œil ou le cerveau d’un animal infecte
certains neurones ciblés (qui produisent alors une molécule appelée opsine),
ce qui permet de manipuler ensuite ces neurones : ils deviennent sensibles
au faisceau lumineux d’une fibre optique. Selon la couleur envoyée vers ces
neurones, on peut ainsi les inhiber ou les activer.
Une des applications possibles de l’optogénétique est de rendre la vue à
des personnes aveugles. Une équipe franco-suisse a montré que l’on pouvait
restaurer l’activité de photorécepteurs sur des souris aveugles et sur des
rétines de patients décédés. Des essais cliniques plus larges ont débuté en
2016 84. Mais l’optogénétique a aussi des conséquences sur l’étude du
cerveau. Des chercheurs ont réussi à réactiver le souvenir de peur chez des
souris alors qu’elles étaient dans un contexte apaisé. L’inverse a également
été tenté, supprimant des comportements dépressifs. Des expériences qui
marquent le début du contrôle des neurones à partir de la vision. Même s’il
faudra sans doute un peu de temps avant de trouver le moyen de rendre nos
neurones accessibles à des faisceaux lumineux sans nous scalper.

Des puces dans la tête des soldats cyborgs


Comme toutes les disciplines de la «  révolution NBIC  », les
neurotechnologies sont des outils à double tranchant, utilisées dans la
recherche médicale et pour les usages ludiques, mais aussi pour des
objectifs moins pacifiques. Car l’armée est en première ligne de toutes ces
recherches sur le cerveau. Le rêve des chefs de guerre ? Un soldat cyborg,
avec des puces implantées dans le cerveau qui lui envoient des instructions
ou des cartes, qui captent son état émotionnel et physiologique, ou lui
permettent de communiquer avec les autres soldats de son unité. L’arrivée
du super-soldat augmenté est-elle pour bientôt ? Un rapport publié en 2008
par le JASON Defense Advisory Panel, un groupe d’experts indépendants
qui produit des conseils pour le gouvernement états-unien, dresse un
panorama de l’amélioration cérébrale à des fins militaires. Un des facteurs
qui impactent le plus « l’efficacité militaire », expliquent ces experts, est la
dégradation de la performance des soldats lorsqu’ils sont privés de
sommeil. «  Si une force adverse avait un avantage significatif sur le
sommeil, cela constituerait une grave menace  », indique le rapport. Cette
probabilité est aujourd’hui assez faible : le soldat augmenté ne dormant pas
ou très peu ne semble pas encore d’actualité ! Mais le rapport recommande
de surveiller les recherches sur le sommeil menées par les potentielles
forces adverses, et d’effectuer des évaluations sur «  l’innocuité et
l’efficacité de nouveaux médicaments créés pour améliorer les effets de la
privation de sommeil, comme les ampakines  ». Un autre rapport 85
commandé par le Département de la Défense états-unien et publié la même
année s’intéresse également au «  soldat augmenté  » par les
neurotechnologies. Il est question de drogues modifiant le comportement,
de scanners lisant les pensées, de technologies augmentant la vision ou
l’audition, ou de dispositifs connectés au cerveau offrant la possibilté de
piloter des drones par la pensée. Les technologies permettant
l’augmentation cognitive semblent entrées de plain-pied dans les pratiques
militaires ou du moins dans leurs perspectives de développement à court
terme. Sans compter que les armes du futur seraient, elles aussi,
« augmentées », comme les mines libérant des substances incapacitantes ou
les dispositifs électroniques rendant détectable le mensonge.
Si les ambitions de la Darpa semblent démesurées, celle-ci multiplie les
effets d’annonce sur ce sujet. Elle s’est lancé de nombreux défis ces
dernières années. En 2016, elle annonce vouloir construire un implant
cérébral connecté avec les neurones – une interface qui pourrait décoder le
langage neuronal en langage informatique. Les interfaces existantes font
passer une énorme quantité d’informations à travers une centaine de
canaux, chacun regroupant les signaux émis par des dizaines de milliers de
neurones. Le programme NESD (Neural engineering system design) veut
ainsi développer un système où chaque canal communique individuellement
avec un neurone, et ce jusqu’à un million de canaux dans une même région
du cerveau, ce qui permettrait un transfert de données et une résolution de
signal sans précédent. «  Les meilleurs systèmes d’interface cerveau-
ordinateur d’aujourd’hui sont comme deux supercalculateurs qui essaient de
se parler en utilisant un vieux modem, explique Phillip Alvelda, le directeur
du programme. Imaginez ce qui deviendra possible lorsque nous
améliorerons nos outils pour vraiment ouvrir le canal entre le cerveau
humain et l’électronique moderne. » Ce programme fait partie de la Brain
Initiative lancée par le président Barack Obama.
Autre ambition  : augmenter notre mémoire. Vous aimeriez télécharger
sans effort des connaissances dans votre cerveau ? C’est le rêve de la Darpa.
Le projet RAM (Restoring active memory) veut créer des puces
implantables dans le cerveau. Première étape  : décrire comment les
neurones codent les « souvenirs déclaratifs », ces parcelles de connaissance
aux contours bien définis, que l’on peut décrire avec des mots – comme des
événements, des dates, des lieux. Puis, comprendre comment une
stimulation spécifique peut aider un cerveau qui a subi une lésion à rétablir
sa capacité à «  encoder  » de nouveaux souvenirs. L’objectif est d’utiliser
ensuite ces connaissances pour créer des systèmes implantables, capables
de fournir une stimulation cérébrale qui restaure la capacité à mémoriser. La
Darpa précise qu’il s’agit avant tout de soigner des personnes ayant subi des
lésions cérébrales… Mais qui sait à quoi ces dispositifs seront utilisés ? La
Darpa lance simultanément un autre programme, intitulé « RAM Replay »,
qui vise « à améliorer la performance de compétences complexes, chez des
humains en bonne santé ». Le projet va étudier les processus qui « aident les
individus à mieux se souvenir d’événements spécifiques et de compétences
apprises ». Comme si l’on pouvait négliger les mécanismes psychologiques
qui nous permettent d’oublier certains événements vécus !
La Darpa se lance également dans les «  interfaces cerveau-ordinateur
affectives  » (les «  aBCI  »), les stimulations qui modifient les sentiments.
Objectif  : produire la prochaine génération de «  stimulateurs cérébraux
psychiatriques », des dispositifs qui régulent les émotions, pour soigner les
anciens combattants, dont une partie souffrent de troubles mentaux.
L’agence de recherche rêve également de construire un « modem cortical »,
une interface qui permet l’affichage d’informations directement dans le
cortex visuel. Mais ces recherches n’en sont qu’aux prémices –  si tant est
qu’elles deviennent un jour autre chose que des effets d’annonce ! D’autres
applications sont au stade expérimental, comme celle testée par Jan
Scheuermann, une femme tétraplégique qui collabore depuis des années
avec la Darpa. Après avoir fait de nombreux tests de contrôle d’un bras
robotique par le cerveau, elle a piloté un simulateur d’avion de chasse (le F-
35) par la pensée, via des électrodes implantées dans son cortex moteur. Ici,
il n’est pas question de «  penser  » à faire bouger les commandes. Jan
Scheuermann prend le contrôle de l’avion directement, comme s’il était une
extension d’elle-même. Terrifiant, n’est-ce pas ? Bientôt les pilotes de drone
ne seront plus de simples pilotes derrière leur console, mais «  seront  » le
drone lui-même, devenu prolongement de leur être par la fusion
« cérébrale » de l’homme et de la machine.
4

Vaincre la mort, prolonger la vie

La médecine a fait tellement de progrès que plus personne n’est en


bonne santé.
ALDOUS HUXLEY

C’est le graal des transhumanistes  : vaincre la mort. Ou plutôt


«  résoudre  » la mort, car celle-ci est considérée comme un problème
technique. Et le vieillissement, comme une maladie à combattre. Entre
délires de charlatans et recherches sérieuses, difficile parfois de faire le tri.
Une chose est sûre  : la recherche sur les secrets de l’immortalité  –  ou du
moins sur les recettes de la longévité  –  n’est plus le domaine réservé de
quelques chercheurs farfelus. Les études et publications scientifiques
foisonnent depuis quelques années, dans lesquelles il est question de lutter
contre le vieillissement, voire de gagner quelques années d’espérance de
vie. Le sujet suscite un intérêt sans comparaison, avec tous les travers
inhérents aux promesses scientifiques incertaines  : manque de recul des
chercheurs sur les impacts de leurs découvertes, multiplication des
affirmations péremptoires et des discours simplificateurs, annonce de
solutions miracles par des technoprophètes en mal de reconnaissance ou en
recherche de crédits…
Il y a les idées les plus folles. Et ceux qui seraient prêts à tout. S’injecter
du sang d’individus jeunes, par exemple. La rumeur enfle  : de nouveaux
vampires seraient parmi nous  ! Ce champ de recherche s’est pourtant
développé de manière tout à fait sérieuse. En 2014, plusieurs études menées
sur les souris montrent que le transfert de sang d’un rongeur jeune vers un
rongeur âgé a un effet nettement « régénérateur » sur l’organisme du plus
vieux. Grâce à certaines substances présentes dans le sang du plus jeune 86,
le transfert améliore notamment le fonctionnement du cerveau et des
muscles. Des chercheurs ont montré que la transfusion de sang de jeunes
souris stimule la fabrication de nouveaux neurones chez des souris âgées,
d’autres ont constaté une amélioration du sens olfactif ou de la mémoire. La
technique consiste à injecter à échéances régulières d’importantes quantités
de sang «  jeune  » dans un organisme ou à connecter deux systèmes de
circulation sanguine  –  les vaisseaux sanguins de deux souris étant
« cousus » ensemble, selon un montage appelé « parabiose ».
Vu le succès de ces expériences sur les souris, des essais cliniques ont
été lancés sur l’homme ces dernières années 87. Rassurez-vous : il n’est pas
(encore) question de fusionner deux systèmes sanguins… Le neurologue
Tony Wyss-Coray 88 a fondé une start-up, Alkahest, qui transfuse à des
patients alzheimer du plasma acheté à des banques du sang… pour tenter
d’identifier les facteurs bénéfiques de cette opération. Autre projet  :
Ambrosia Plasma, start-up basée à Monterey en Californie, recrute
actuellement 600  patients de plus de trente-cinq ans pour leur injecter
régulièrement du plasma sanguin issu de personnes de moins de vingt-cinq
ans. Mais ces essais demeurent très controversés  : les conséquences
sanitaires de telles transfusions ne sont pas encore maîtrisées, ni les
mécanismes à l’œuvre. D’autre part, l’entreprise demande, pour «  couvrir
les frais  » de recherche, 8  000  dollars à chaque participant  ! L’étude ne
prévoit pas de groupe témoin, rendant impossibles toute comparaison et
donc tout résultat scientifique sérieux. Mais la démarche est néanmoins
légale. En Corée du Sud, une étude a également été lancée pour mesurer
l’impact sur la longévité humaine de la transfusion de sang de cordon
ombilical et de placenta. Une soixantaine de patients âgés de plus de
cinquante-cinq ans reçoivent des injections de sang en intraveineuse, avant
évaluation des conséquences – par des mesures de leur santé physique, de
leur force, du taux de certaines hormones, de la présence de certains
facteurs antivieillissement 89,  etc. Que se passera-t-il si ces expériences
concluent aux bienfaits des transfusions de sang pour l’allongement de la
durée de vie de l’homme ? Espérons que nous ne verrons pas se développer
dans les prochaines années un marché noir de la jouvence, avec le
commerce de doses de sang d’adolescents…
Entre les recherches scientifiques sur les souris et les expériences
hasardeuses sur l’homme, certaines déclarations peuvent inquiéter. Comme
celles de Peter Thiel, cofondateur de l’entreprise PayPal et dirigeant de
Facebook, qui se dit « très intéressé » par ce type de transfusion 90 (mais jure
qu’il n’est pas encore « pratiquant »). Passionné par le sujet – et obsédé par
sa propre mort –, le milliardaire investit des sommes considérables dans la
recherche sur la longévité et dans des start-up de biotechnologies actives
dans le domaine de la prolongation de la vie. Il a embauché comme
médecin personnel Jason Camm, un coach spécialisé dans l’optimisation
des conditions de santé et dans «  l’extension de la durée de vie  » de ses
riches clients. Médecin-chef du fonds d’investissement Thiel Capital LLC,
Jason Camm est par ailleurs chargé de mettre en œuvre un «  plan
d’optimisation de la santé » pour une centaine de salariés du groupe. Tout
cela pourrait passer pour une lubie sans conséquence de la part d’un
milliardaire angoissé, si Peter Thiel n’était pas aussi un des rares soutiens
de Donald Trump parmi les dirigeants de la Silicon Valley. Le président l’a
nommé membre de son équipe de transition, puis « conseiller numérique ».
Il faut dire que Peter Thiel est aussi fondateur de l’entreprise Palantir, leader
du big data et de l’analyse de données, dont les principaux clients sont la
CIA et les agences de renseignements américaines, ainsi que les grandes
multinationales 91. Adepte de l’idéologie transhumaniste et généreux
donateur de l’Université de la Singularité, Thiel pense en tout cas qu’il est
«  étrange et un peu pathologique 92 » de se résigner à mourir. Et que nous
devrions nous battre beaucoup plus contre cette « réalité ».

L’immortalité, un rêve partagé ?


Accroître la longévité n’est pas qu’un fantasme de milliardaire. L’intérêt
est ancien et son irruption dans le laboratoire moderne fut initiée par le
physiologiste britannique Brown-Séquard, en 1889. À la fin de sa carrière,
pour lutter contre la baisse de sa vigueur sexuelle et de sa force musculaire,
il s’injecte des extraits de testicule de chien et de cochon d’Inde et présente
ses résultats à l’Académie des sciences. Il se lance ensuite dans la
commercialisation de ces extraits testiculaires, censés prolonger la vie
humaine. La «  séquardine  », baptisée par dérision «  élixir de Brown-
Séquard » par les scientifiques, n’aurait aucun pouvoir rajeunissant par son
activité hormonale selon les études ultérieures. Dans les années 1920, le
chirurgien français Serge Voronoff continue ces travaux. Il espère redonner
de la vigueur et prolonger la vie en greffant des testicules ou des ovaires de
singes sur des hommes et des femmes. Il fut applaudi par ses pairs au
Congrès international de chirurgie à Londres en 1923 pour le succès de ses
expériences de «  rajeunissement  ». Celles-ci furent mises en œuvre sur
plusieurs centaines de patients – tout de même ! – avant que le chirurgien ne
tombe en disgrâce par manque de résultats probants…
Aujourd’hui, parmi toutes les promesses transhumanistes, la poursuite
de l’immortalité est celle qui séduit le plus large public, faisant écho aux
angoisses de chacun sur la finitude et l’absurdité de l’existence. Qui ne
voudrait pas avoir le choix de vivre plus longtemps ? C’est certainement par
là que le transhumanisme se fera le plus facilement accepter, sans véritable
débat, puisque les candidats à la mort immédiate sont rares… Grâce aux
progrès de la médecine, mais aussi de l’hygiène et des modes de vie, notre
espérance de vie a plus que triplé en trois siècles. Depuis cinquante ans,
nous avons gagné trois mois d’espérance de vie par an. Soit six heures par
jour ! Toutefois cette progression s’épuise. Mais pour les transhumanistes, il
ne suffit pas de repousser la limite. Il faut l’abolir. Le milliardaire russe
Dmitry Itskov, magnat des médias, a imaginé un planning pour notre
mutation en post-humains : en 2045 serait créé un avatar dans lequel l’être
humain pourrait à terme dupliquer sa conscience. L’immortalité
cybernétique serait donc pour demain. Dmitry Itskov a envoyé un courrier
aux mille personnes les plus riches de la planète pour les encourager à
financer son rêve 93. 2045 n’est pas une année choisie au hasard : c’est aussi
à cette date que le pape des transhumanistes, Ray Kurzweil, directeur de
l’ingénierie chez Google et fondateur de l’Université de la Singularité, situe
le temps de la singularité technologique, moment où les intelligences
artificielles seront capables d’autoévolution.
Quelles sont les voies envisagées pour atteindre l’immortalité ? En bons
mécaniciens, les transhumanistes imaginent que la substitution d’organes
permettra un jour de prolonger indéfiniment la vie. Si chaque pièce usée est
remplacée par une pièce neuve, la machine repart pour un tour, comme font
les voitures américaines à La  Havane depuis plus d’un demi-siècle. L’être
humain ne serait finalement que l’addition de toutes ses composantes. Face
à cette conception, une question émerge : si le renouvellement de tous les
organes devenait réalisable indéfiniment, l’individu dont tous les éléments
ont été changés progressivement serait-il le même que celui qui existait
initialement  ? On imagine bien cependant que ce rafistolage a une fin et
qu’il sera difficile de renouveler à volonté chaque pièce d’une machine
vivante. Comment notamment remplacer le cerveau, pièce maîtresse et dont
le fonctionnement nous est encore largement inconnu ? Ceux qui ne doutent
de rien proposent le téléchargement du cerveau sur un ordinateur, moyen de
pérenniser le contenu cérébral. Pour Ray Kurzweil, à l’instar de Dmitry
Itskov, la voie royale pour assurer la longévité de l’homme, c’est de
télécharger le cerveau dans une machine. Grâce aux progrès des
nanotechnologies, l’injection dans le cerveau de milliers de nanocapteurs
permettra de recueillir les événements neuronaux, constituant en particulier
la mémoire, et d’envoyer ces informations vers un ordinateur. Au passage,
cela permettra aussi selon Kurzweil d’augmenter nos capacités cérébrales
grâce à la puissance logique ajoutée par la machine.
Pour les transhumanistes, quelle que soit la voie choisie, nul doute que
l’immortalité nous est accessible. «  La mort survient à un âge différent
selon les espèces, mais elle n’a rien d’obligatoire ni d’inévitable… du
moins pour une humanité maîtrisant les technologies NBIC. Une révolution
médicale et philosophique est en marche. Le combat contre la mort va
s’intensifier, annonce le chirurgien-urologue Laurent Alexandre. La mort
deviendra un choix et non plus notre destin 94. » Il se dit convaincu que les
hommes qui vivront mille ans sont déjà nés 95. Tout comme Aubrey de Grey,
biogérontologue autodidacte et autoproclamé prophète du transhumanisme,
fondateur du projet SENS (pour Strategies for engineered negligible
senescence), qui vise «  l’extension radicale de l’espérance de vie
humaine  ». Aubrey de Grey a créé le prix «  Souris Mathusalem  »
(Methuselah Mouse prize), qui récompense les chercheurs qui font battre le
record de longévité à une souris, par tous les moyens techniques
possibles 96. Le chercheur veut s’attaquer aux causes profondes du
vieillissement, qui «  tue 100  000  personnes chaque jour dans le monde  ».
Diantre. Un véritable massacre de masse, donc. Il ne comprend pas qu’on
lui demande pourquoi il choisit cette voie. Pourquoi vouloir sauver les gens
de la vieillesse ? « C’est quand même très curieux que les gens se posent
cette question. Personne ne se demande pourquoi Mère Teresa veut sauver
des gens qui meurent en Inde  ! Personne ne trouve anormal que Louis
Pasteur ait voulu éviter aux gens de souffrir et de mourir d’infection. Alors
pourquoi me pose-t-on la question à moi, qui veux sauver les gens de la
mort ? C’est exactement pareil 97 ! » Autrefois, on disait qu’« untel est mort
de vieillesse » pour se réjouir que la maladie l’ait épargné… Désormais, on
ne mourra que de causes qui auraient pu être évitées. Lors d’un colloque sur
le transhumanisme à Paris en juin  2017, Didier Coeurnelle, président de
Technoprog, a lancé  : «  Le scandale est que 80  % des gens meurent de
vieillesse ! » La salle n’a pas bronché.

Agir sur les gènes de la longévité


ou rajeunir nos cellules ?
Si les projets d’uploading du cerveau dans des machines éternelles ou la
prolongation de quelques siècles de notre espérance de vie ne semblent pas
être pour tout de suite, les recherches scientifiques concernant la longévité
humaine sont, elles, bien réelles. Et tout à fait sérieuses. Elles suivent deux
voies principales  : l’une s’intéresse aux gènes «  de la longévité  » qui
permettent à un organisme de vivre plus longtemps, l’autre, aux cellules
humaines et à leur « usure ».
Du côté des gènes, les chercheurs partent du principe que notre génome
a été façonné par la sélection naturelle pour privilégier la fonction
reproductive, au détriment de la longévité. Pourquoi vieillissons-nous ? Ce
n’est pas une fatalité, c’est une option, celle choisie par « l’évolution » pour
tous les êtres vivants. Les gènes qui augmentent la capacité reproductive
ont été sélectionnés en priorité, même s’ils ont à long terme des effets
délétères sur la survie de l’organisme. C’est ce que dit la théorie
évolutionniste du vieillissement. Partant de ce constat, Michael R.  Rose a
mené une expérience sur les drosophiles  –  la mouche des chercheurs. Il a
conservé uniquement les œufs pondus par des adultes d’âge mûr et éliminé
les œufs pondus par des femelles jeunes. Résultat  : au terme de
160 générations, la longévité des drosophiles a été multipliée par quatre 98 !
Des expériences similaires menées sur les souris montrent qu’il est possible
d’agir sur la longévité en modifiant la sélection naturelle. Reste que cette
technique sera difficilement applicable à l’être humain, ne serait-ce que
parce qu’il faudrait plusieurs millénaires pour que les résultats soient
mesurables.
Des solutions plus « rapides » sont donc étudiées. Les recherches sur la
longévité ont connu une brusque accélération au début des années 1990. En
1993, la biologiste Cynthia Kenyon identifie un gène qui permet de doubler
la durée de vie d’un petit ver (Caenorhabditis elegans) – le gène Daf-2, qui
code un récepteur hormonal similaire à celui de l’insuline. «  Cette
découverte change la donne, explique Hugo Aguilaniu, biologiste et
spécialiste de la génétique du vieillissement au CNRS. On se rend compte
alors que le vieillissement est altérable avec un seul gène. Ce n’est pas un
processus aussi complexe et multifactoriel que ce que l’on pensait. Cela
pose aussi la question de savoir si cela est programmé génétiquement. Est-
ce que le vieillissement est de l’usure – comme une voiture ou un objet – ou
est-ce que d’autres règles régissent le déclin de “l’objet biologique” 99 ? »
Tout va très vite : seize ans après cette découverte sur les vers, en 2009,
une molécule (la rapamycine) est testée qui permet d’augmenter la durée de
vie d’un mammifère, la souris. Depuis, nous sommes passés aux
expériences sur les primates. Vers où allons-nous  ? Plusieurs voies sont
explorées actuellement pour agir sur les gènes de la longévité. Comme la
« voie de l’insuline », découverte par Cynthia Kenyon avec le gène Daf-2.
Ou la «  voie de la restriction calorique  »  : lorsque l’on réduit l’apport de
calories pour des organismes  –  levure, ver, souris ou singe  –  la longévité
augmente. Un régime hypocalorique active un gène (le gène SIR2 chez la
levure, SIRT1 ou FOX-O-3 chez l’homme) qui ralentit le vieillissement, par
le stress généré qui déclenche une réponse biologique de défense. Comme il
serait trop simple  –  et peu rémunérateur  –  de réduire de 30  % l’apport
calorique de nos repas quotidiens, les recherches se focalisent sur des
médicaments qui agiraient sur ces gènes en donnant l’impression à
l’organisme qu’il subit une restriction calorique. C’est la voie explorée par
le chercheur David Sinclair, qui a montré les effets positifs du resvératrol,
une molécule présente dans la peau de raisin et dans le vin rouge, sur les
souris. Mais pas encore sur l’homme. Ce qui n’a pas empêché la firme
pharmaceutique GlaxoSmithkline de racheter l’entreprise créée par David
Sinclair, pour 720  millions de dollars. On ne sait jamais. Mais les essais
cliniques n’ont pas été concluants et le groupe pharmaceutique a depuis jeté
l’éponge 100 .
Les recherches avancent aussi du côté de la « voie cellulaire » – qui ne
s’intéresse pas tant aux gènes mais plutôt aux moyens de rajeunir nos
cellules ou du moins de ralentir leur dégradation. En 1965, le
microbiologiste américain Leonard Hayflick montre que presque toutes les
cellules cessent de se multiplier après environ 50  divisions. C’est l’étape
ultime avant la mort cellulaire. Autre découverte majeure, celle du rôle des
télomères dans le vieillissement. Ces structures, séquences d’ADN répétées
plusieurs milliers de fois, sont situées à l’extrémité des chromosomes et les
protègent contre la dégradation. Mais à chaque division cellulaire, les
télomères sont un peu amputés, jusqu’à atteindre une taille limite,
entraînant alors la sénescence de la cellule puis sa mort. Le
raccourcissement des télomères – du grec telos (fin) et meros (partie) – est
un phénomène naturel. En 2010, Ronald DePinho, chercheur à l’université
d’Harvard, montre qu’il est possible de moduler l’activité du gène
responsable de la production de télomérase, enzyme qui régule la
fabrication des télomères lors de la réplication de l’ADN 101. Lorsque ce
gène est rendu inactif, le vieillissement des souris s’accélère. Mais si le
gène est activé, les souris rajeunissent  ! Pour la première fois, des
chercheurs démontrent le caractère réversible du vieillissement chez un
mammifère. Petit problème : si cette enzyme n’est pas encore proposée en
cocktail vitaminé pour le petit déjeuner, c’est qu’elle favorise aussi la
croissance de cancers 102. Ce qui rappelle, au passage, que le vivant n’est pas
une mécanique simple et que toute action pour l’«  améliorer  » est
susceptible d’effets indésirables  ! Des chercheurs travaillent aussi à
l’élimination des cellules sénescentes de notre corps, au fur et à mesure de
leur apparition. Car celles-ci ont un impact sur notre vieillissement  : elles
sécrètent dans l’organisme des produits délétères et toxiques. Chez les
animaux, on observe des effets lorsqu’on parvient à éliminer ces cellules :
ils vivent mieux, plus longtemps, en meilleure condition. L’objectif serait
donc de produire des molécules qui iront tuer spécifiquement les cellules
sénescentes. Une autre hypothèse pour expliquer le vieillissement est celle
de vestiges de virus dans l’ADN, les rétrotransposons, qui dégraderaient le
génome avec le temps 103. La diversité des hypothèses explicatives, toutes
scientifiquement justifiées, montre qu’il reste beaucoup à connaître avant de
prétendre maîtriser la mort…
En 2006, Shinya Yamanaka, professeur à l’université de Kyoto,
découvre une des clés du rajeunissement cellulaire. Il réussit à transformer
des cellules de peau de la souris en cellules souches «  pluripotentes  » 104
(iPSC pour induced pluripotent stem cells), comparables aux cellules
embryonnaires, qui sont à l’origine de toutes les cellules spécialisées de
l’organisme. Les cellules de peau étaient reprogrammées par la réactivation
de quatre facteurs génétiques importants durant la vie embryonnaire.
L’année suivante, il reproduit cette expérience sur des cellules humaines. En
France, une équipe de l’Institut national de la santé et de la recherche
médicale (Inserm), dirigée par Jean-Marc Lemaître, parvient en 2011 à
rajeunir des cellules humaines sénescentes, issues de donneurs âgés, voire
centenaires. Pour reprogrammer ces cellules, ils ajoutent deux facteurs
génétiques aux quatre utilisés par l’équipe japonaise. Après cette cure de
jouvence, les cellules obtenues possèdent toutes les caractéristiques de
cellules «  jeunes  », y compris la longueur de leurs télomères 105. Mais ces
expériences concernent des cellules isolées et rien n’indique qu’elles soient
transposables à des organes entiers, ou à l’individu dans sa totalité.
Toutefois, ces cellules rajeunies peuvent ensuite être différenciées en
n’importe quel type de cellules (neurones, cellules sanguines ou
hépatiques,  etc.), lesquelles sont susceptibles d’être utilisées en thérapie
cellulaire autologue pour régénérer des organes immuno-compatibles. Nous
verrons plus loin qu’elles peuvent aussi être à l’origine de gamètes (voir
ici).
Miroslav Radman, professeur à l’université de Paris-Descartes, explore
aussi la piste cellulaire. Ce pionnier de la biologie moléculaire et de la
biologie du vieillissement étudie une bactérie, Deinococcus radiodurans.
Elle peut survivre sous forme desséchée pendant des mois en état de « vie
suspendue », résistant « à des radiations comparables à celles d’une bombe
atomique  », à des doses jusqu’à mille fois supérieures à celles qui sont
mortelles pour l’homme, les animaux ou les bactéries normales, nous
explique-t-il. Après avoir été immergées dans l’eau pendant quelques
heures, grâce à l’action de protéines réparatrices, les cellules ensuite
reviennent à la vie, décrit Miroslav Radman, qui veut identifier les
processus qui permettent aux cellules de se réparer ainsi. Ce chercheur
atypique ambitionne de créer une nouvelle branche  : la biologie de la
robustesse. «  Avec la naïveté caractéristique des scientifiques, nous
espérons que ces minuscules monstres de la nature nous permettront de
découvrir le secret de la résurrection et de la jeunesse éternelle  », écrit le
chercheur. Qui précise, un brin ironique  : «  Ce sont là, bien évidemment,
des mots adressés aux fonds de financement de nos recherches  : c’est
comme cela que ça marche en cette ère de promesses imprudentes, car c’est
le seul moyen d’accéder à l’argent nécessaire pour effectuer nos
expériences 106.  » Lassé par la «  bureaucratisation  » et «  l’illusion de
liberté  » dans laquelle s’enferme actuellement selon lui la recherche en
France, il a créé un centre de recherche à Split en Croatie, financé
exclusivement par des fondations privées, en partie liées à l’industrie
cosmétique. Il y poursuit son rêve un peu fou : aider l’homme à prendre sa
revanche sur les « gènes égoïstes », sortir de l’esclavage de nos gènes en se
rebellant contre notre destin génétique. Et émanciper l’évolution culturelle
de l’évolution biologique naturelle, cette évolution lente, cruelle et faite de
gaspillage 107…

Quand la Silicon Valley investit dans


l’immortalité
Quelle sera la prochaine étape ? Des molécules seront bientôt mises sur
le marché. La première sera sans doute la metformine, déjà utilisée contre le
diabète, qui a des effets sur la longévité à faible dose (voie de l’insuline).
Un essai clinique est en train d’être lancé aux États-Unis 108, impliquant
6 000 personnes pour une durée de six ans. Autre molécule prometteuse, la
rapamycine, qui, nous l’avons évoqué, allongerait la durée de vie des souris.
Les capitaux affluent vers les start-up, alimentant le «  rush vers
l’éternité 109 » et la course aux molécules miracles.
Le biologiste Hugo Aguilaniu s’inquiète du changement de paradigme à
l’œuvre : « Jusque dans les années 1990, une centaine de laboratoires dans
le monde s’intéressaient à ces questions. On se connaissait tous. Ça restait
de la science académique et basique. Et tout d’un coup les intérêts
financiers ont pointé leur nez, bouleversant la dynamique 110 », décrit-il. De
grandes multinationales comme Google se lancent dans la recherche sur le
sujet, recrutent une partie des chercheurs de cette communauté. « Leur but
n’est pas de publier des articles mais de déposer des brevets, de mettre au
point des molécules, d’avoir un retour sur investissement. La prochaine fois
qu’on va entendre parler d’elles, c’est quand elles auront un produit à
vendre », décrit Hugo Aguilaniu. En parallèle, certains chercheurs, comme
Nir Barzilai, le directeur de l’Institute for Aging Research à New York,
montent au créneau pour faire reconnaître par les autorités sanitaires le
vieillissement comme une pathologie, une manœuvre déjà couronnée d’un
certain succès pour la ménopause. Ce qui permettrait de commercialiser des
médicaments dédiés à ce «  problème médical  ». À cela s’ajoute la
surenchère des dirigeants de la Silicon Valley, qui s’affichent de plus en
plus ouvertement dans la mouvance transhumaniste, avec un discours très
radical et la volonté de « tuer la mort ».
Découvrir les clés de la jeunesse éternelle est la nouvelle passion de
Google-Alphabet, qui investit dans la lutte contre le vieillissement. En
2013, la multinationale a créé Calico (California Life Company), une
société dédiée à la recherche sur le vieillissement et l’allongement de la vie
humaine, dirigée par Arthur Levinson, ex-directeur de Google et président
d’Apple. L’entreprise reste très secrète sur ses objectifs. Depuis sa création,
rien n’a vraiment filtré sur les projets sur lesquels elle travaille. Elle se
focaliserait sur la recherche fondamentale, visant des découvertes
révolutionnaires à l’horizon d’une décennie. Larry Page, PDG de Google,
affiche ses très hautes ambitions : « Si vous résolvez le cancer, vous ajoutez
environ trois ans à l’espérance de vie moyenne des gens […] Résoudre le
cancer semble être une chose énorme qui va totalement changer le monde.
Mais quand vous prenez un peu de recul, eh bien vous réalisez qu’il y a
certes beaucoup de cas tragiques de cancer, et que cela est très très triste,
mais que, finalement, résoudre le cancer n’est pas une avancée si
importante 111 », explique-t-il. Les ambitions de la multinationale semblent
se situer un peu plus loin : « Google peut-il résoudre la mort ? », titre ainsi
le magazine Time en septembre  2013. L’entreprise «  lance un projet pour
prolonger la vie humaine, précise le journal. Un projet fou – si ce n’était pas
Google ».
Les moyens investis sont importants. Calico et l’entreprise
pharmaceutique AbbVie ont annoncé en 2014 qu’elles allaient investir
1,5 milliard de dollars dans un projet de recherche commun. De quoi voir
venir. Calico veut vérifier une partie des hypothèses de recherche actuelles
concernant la lutte antivieillissement. Elle utilisera sans doute pour cela la
puissance de calcul de Google, pour analyser de gigantesques masses de
données collectées. Calico a notamment noué un partenariat avec
AncestryDNA, une société spécialisée dans la «  recherche génétique
personnelle ». Celle-ci aide ses clients à réaliser leur arbre généalogique, en
se basant notamment sur l’analyse de leur ADN. Les deux entreprises
veulent se pencher sur « l’hérédité de la longévité ». Leur moyen ? Croiser
les données de millions d’arbres généalogiques et d’un million
d’échantillons génétiques, archivées dans les bases de données d’Ancestry.
Cela doit leur permettre d’identifier, grâce à des algorithmes, des schémas
récurrents, et donc des facteurs héréditaires de la longévité humaine. À
partir de cette analyse, Google  /  Calico envisage de développer et
commercialiser des « solutions thérapeutiques ». C’est l’idée de base de la
médecine préventive  : personnaliser les soins, grâce au séquençage de
l’ADN, pour proposer des parades aux maladies selon le génome de chacun.
L’efficacité des traitements médicaux, individualisés pour répondre aux
caractéristiques génétiques de chacun, serait ainsi fortement augmentée.
« Pour soigner de manière adaptée […], nous avons besoin de connaître le
génome de chaque individu. C’est une bataille pour soigner le diabète, le
cancer, les maladies rares », a déclaré au cours de l’été 2016 la ministre de
la Santé Marisol Touraine, qui a annoncé que la France allait investir
670  millions d’euros sur cinq ans pour se doter de 12  plateformes de
séquençage du génome à haut débit, afin de réaliser l’analyse complète de
18 000 génomes – une ambition modeste par rapport au projet états-unien.
Reste à savoir quel sera le bénéfice pour ces personnes chez lesquelles on
découvrira forcément des gènes de risque pour des pathologies que nous ne
savons pas soigner.
Le traitement de données génétiques à grande échelle est un domaine
que Google maîtrise. C’est aussi l’approche choisie par Human Longevity
Inc., une société créée en 2014 par le biologiste Craig Venter avec Peter
Diamandis, président de l’Université de la Singularité. Son objectif est de
rassembler une base de données d’un million de génomes humains d’ici
2020… Le projet de «  tuer la mort  » séduit en tout cas de nombreux
milliardaires, en quête du privilège ultime : vivre plus longtemps que leurs
contemporains. Jeff Bezos, fondateur et PDG d’Amazon, a investi dans le
secteur, injectant quelques dizaines de millions de dollars dans Unity
Biotechnology, start-up de San Francisco qui développe des médicaments
pour détruire les cellules sénescentes dans le corps humain et assurer une
plus grande longévité. Quant à Peter Thiel, le fondateur de PayPal, il a
investi plusieurs millions dans les recherches d’Aubrey de Grey et de la
Fondation SENS.

En attendant l’élixir de jeunesse,


cryogénisez-vous !
Mais Peter Thiel n’est sans doute pas tout à fait convaincu qu’un
remède contre le mort sera trouvé avant la fin de sa vie. Aussi a-t-il signé
un contrat avec Alcor Cryonics, numéro un mondial de la cryogénisation,
pour être congelé après son décès. Thiel a même fourni l’option
«  cryogénisation  » comme avantage social aux salariés d’une de ses
premières start-up 112. En attendant des solutions pour prolonger la vie – si
possible indéfiniment –, le business de la cryogénie fleurit, notamment aux
États-Unis. Mettre la mort en suspens par la congélation du corps est justifié
par la promesse de futurs progrès, qui seraient inéluctables. «  Quand la
médecine moderne atteint ses limites, remettez-nous le patient, nous
préserverons ses cellules et nous ferons chuter sa température assez bas
pour stopper l’activité métabolique, explique Max More, PDG d’Alcor. Il
pourra ainsi attendre des décennies ou même des siècles, jusqu’à ce que la
technique médicale puisse réparer ce qui l’a tué et régénérer son corps, afin
qu’il renaisse jeune et en bonne santé 113.  » La moitié des patients optent
pour la préservation du cerveau seulement, car ils estiment que « le jour où
la technique permettra de réparer des milliards de cellules et d’inverser le
vieillissement, régénérer un corps sera relativement facile en comparaison »
–  et surtout cela coûte moins cher  ! Max More fait visiter «  l’unité de
soins  » où sont conservés les «  patients  » dans des cuves, après avoir été
refroidis pendant trois jours, dans les minutes suivant leur décès.
L’opération coûte tout de même 200 000 dollars – 80 000 dollars en cas
de préservation uniquement du cerveau. Elle comprend quelques
incertitudes : s’il est aisé de porter l’organisme à la température de l’azote
liquide (  –  179  °C), rien ne garantit la survie et l’intégrité de l’organisme
après la décongélation. Le séjour à basse température n’annule pas certaines
réactions chimiques préjudiciables. On sait que la survie de gamètes ou
embryons congelés est affectée sur de longues durées et il serait surprenant
que l’organisme entier survive intact après des dizaines d’années. Par
ailleurs, la cryogénisation de cellules et organes à des fins médicales montre
des exigences variées d’un tissu biologique à un autre et rend aléatoire un
protocole appliqué de manière uniforme à un organisme entier. Mais les
adeptes convaincus font valoir qu’ils n’ont rien à perdre en jouant cette
carte ultime, un pari qui suffit à nourrir l’industrie de la cryoconservation.
Celle-ci ne concerne que quelques centaines de personnes dans le monde,
mais elle a connu un boom depuis les années 1990, avec le développement
de la « vitrification », congélation ultrarapide qui empêche la formation de
cristaux de glace – garantissant moins de dégâts lors de la décongélation –
  et de nouveaux contrats d’assurance vie dédiés à la cryogénisation qui
prennent en charge les coûts 114. La technique n’est donc plus réservée aux
millionnaires. Certains militent pour le droit à se faire cryogéniser avant la
mort – ce qui augmenterait selon eux les chances d’une réanimation –, une
pratique aujourd’hui interdite. Trois acteurs principaux se partagent
actuellement le marché – Alcor, Kriorus et le Cryonics Institute –, basés aux
États-Unis et en Russie. Ailleurs il est possible de se faire cryogéniser avant
rapatriement du corps aux États-Unis pour conservation. En France, la
pratique est actuellement totalement illégale.

La course au « surplus de vie »


Serons-nous un jour immortels  ? Ou plutôt «  amortels  », selon la
formulation d’Edgar Morin, puisque l’homme demeure mortel, par accident
ou par suicide. L’immortalité reste une conception religieuse. «  Cette idée
qu’on pourrait réparer les corps au fur et à mesure que s’accumulent les
dommages reflète un enthousiasme démesuré et une croyance un peu naïve
dans ce que la science peut faire, ainsi qu’une méconnaissance importante
de la biologie  », répond le biologiste Hugo Aguilaniu. Certes, nous avons
découvert des organismes qui se régénèrent en permanence, comme l’hydre.
Mais il serait formidablement naïf de vouloir faire pareil. « L’humain aussi
a gardé cette capacité ancestrale de rajeunissement, mais il l’a concentrée
dans un organe dont la fonction est la reproduction. Ce choix évolutif a été
fait il y a des millions d’années, il nous a permis de développer d’autres
fonctions – réfléchir, courir, voir. » Des fonctions qui ont fait de l’homme
ce qu’il est aujourd’hui 115. «  Nous avons fait un choix éminemment
romantique. La vie, c’est plus rigolo pour nous que pour une hydre  !
Pouvoir préserver la diversité des fonctions et gagner l’immortalité en
prime, nous en sommes à des années-lumière. »
Ce qui n’empêche pas que nous aurons sans doute bientôt accès à des
molécules antivieillissement qui nous feront « vivre mieux » les dernières
années de notre vie. Des médicaments qui nous permettront de contracter
moins de «  maladies du vieillissement  », celles dont la probabilité de se
déclarer augmente exponentiellement avec le temps – cancer, diabète, perte
musculaire, démence, alzheimer… Mais ces molécules ont un coût, bien
sûr. Certains bénéficieront-ils d’un « surplus de vie » par rapport aux autres,
grâce à des innovations technoscientifiques que seule une minorité aura les
moyens de s’offrir ? Demain le rapport à la mort, ultime frontière, focalisera
sans doute encore plus toutes les inégalités, surtout si la détérioration de la
planète et l’empoisonnement chimique quotidien viennent aggraver
l’injustice entre les hommes…
5

Bientôt l’homme génétiquement amélioré ?

Parmi les inventions biologiques, celles-là même qui ne seront pas


appliquées ne laisseront pas d’avoir une répercussion sur l’esprit et la
sensibilité de l’homme.
JEAN ROSTAND

Modifier génétiquement l’humain


Depuis quelques années, les chercheurs s’en donnent à cœur joie pour
greffer des gènes et croiser des espèces animales : des « superlapins » qui
produisent des médicaments, des cochons «  Enviropig  » génétiquement
modifiés (GM) pour moins polluer, des saumons qui grandissent deux fois
plus vite, des chèvres dont le lait fabrique de la soie… La production
d’animaux génétiquement modifiés n’est pas récente, ni les promesses qui
l’accompagnent. Cela fait plus de quarante ans, avant même les plantes
GM, que sont annoncés des animaux transgéniques (lapines ou chèvres)
produisant dans leur lait de la soie d’araignée en quantité suffisante pour un
usage industriel… Mais aujourd’hui, pour la première fois, des animaux
porteurs de gènes étrangers à leur espèce sont destinés à l’alimentation
humaine. Le saumon AquAdvantage®, baptisé «  Frankenfish  » par ses
détracteurs, a obtenu l’autorisation de mise sur le marché. Le poisson GM,
modifié avec un gène d’un autre saumon pour grandir plus vite, vient de
débarquer sur les étals des supermarchés aux États-Unis. Une étape qui
marquera sans doute le début d’une production à grande échelle d’animaux
transgéniques pour notre alimentation.
Puisque nous avons commencé à modifier le génome de différentes
espèces vivantes, pourquoi ne pas s’attaquer au génome humain  ? se
demandent certains chercheurs. Et produire ainsi, par une intervention
génétique sur l’embryon, un être humain modifié. Avec certaines audaces :
pour freiner le réchauffement climatique, Matthew Liao, professeur de
bioéthique à l’université de New York, propose de réduire la taille des êtres
humains par une modification génétique ou par la sélection des embryons.
L’objectif serait de diminuer l’empreinte écologique, en réduisant la masse
corporelle, donc les besoins nutritifs et énergétiques de chacun 116. Sans rire,
le même propose aussi d’améliorer la vision nocturne, à l’image des félins,
pour réduire l’éclairage et la consommation d’énergie… Parmi tous les
projets transhumanistes, ceux-ci sont singuliers car ils prennent en compte
les préoccupations écologiques. Mais comme pour les tourner en dérision !
Par ailleurs, il est remarquable que certains de ces projets (comme la
réduction de taille) visent une limitation de l’humain alors que le
transhumanisme s’inscrit systématiquement dans le no limit – le plus grand,
le plus rapide, le plus vieux. Comme si la volonté acharnée de modifier
l’humain par la technique n’avait pas de direction préconçue.
Ces propositions restent pour le moment de la science-fiction. Il ne
suffit pas d’avoir décrit le génome d’une espèce pour en comprendre le
fonctionnement. Si le séquençage complet de l’ADN de l’homme a été
achevé en 2003, la génétique demeure aujourd’hui peu compétente pour
maîtriser les effets de ses manipulations. Effectivement, certains gènes
identifiés ont été mis en relation avec des caractéristiques de leurs porteurs,
mais on ignore presque tout des fonctions de la plus grande partie du
génome, ainsi que des interactions entre les gènes, des effets multiples
d’une même séquence génétique (pléiotropie) ou du rôle de l’«  ADN
poubelle  » qui représente 95  % de la molécule. Nous sommes aussi très
ignorants face aux influences extérieures à l’ADN, qui en modulent le
fonctionnement – ce que cherche à comprendre l’épigénétique.
Les effets imprévus et inexpliqués de la transgenèse chez les animaux,
ou même les végétaux, sont multiples : certains maïs rendus tolérants à un
herbicide perdent la propriété de ployer leur tige sous le vent. Un coton
produisant un insecticide voit sa qualité textile diminuer, la pulpe du fruit
adhère au noyau chez un prunier producteur d’un insecticide. Et quand un
gène de haricot est introduit dans le petit pois, pour induire une résistance à
certains insectes, cela peut entraîner des phénomènes allergiques chez le
consommateur ! Les résultats ne sont pas meilleurs du côté animal : chez les
animaux ayant reçu un gène d’hormone de croissance, outre les
déformations de la tête constatées chez le saumon, de nombreuses
pathologies (diabète, stérilité, mort prématurée…) se développent chez les
bovins ou ovins, comme chez nombre de rongeurs de laboratoire
génétiquement modifiés à des fins d’expérimentation. La transgenèse
génère des effets indésirables et incontrôlés que les savants généticiens à
l’origine de ces bricolages demeurent incapables d’expliquer… et donc
d’anticiper. Comment peut-on dans ces conditions prétendre maîtriser les
modifications du génome humain ?
La récente apparition d’une nouvelle technologie génétique, du nom de
CRISPR-Cas9, laisse croire, peut-être un peu vite, que la manipulation du
génome serait désormais mieux contrôlée. Cette technique d’«  édition du
génome » permet de modifier les gènes de n’importe quelle cellule animale
ou végétale. L’opération se fait grâce à une enzyme, Cas9, spécialisée pour
couper l’ADN. Des laboratoires chinois et américains ont testé cette
perspective sur des embryons, mais leurs premiers résultats ont introduit le
doute sur la fiabilité de la technique. « Même si elles sont plus précises, les
techniques d’édition entraînent des dommages collatéraux. D’autres
portions du génome que celles ciblées sont ainsi modifiées, sans que l’on
comprenne toujours pourquoi ou que l’on puisse toujours en prédire
l’existence », décrit l’agrobiologiste Yves Bertheau, directeur de recherche
à l’INRA et membre (démissionnaire) du Haut Conseil des biotechnologies.
Autre problème  : pour modifier des organismes, il faut utiliser un
«  vecteur  » –  bactéries, particules, micro-injection. Or ces vecteurs «  sont
destructifs comme un bulldozer qui essaierait de venir faire de la dentelle
dans votre cuisine, souligne le chercheur. Le stress induit laisse des traces
incontrôlées, sous forme de mutations et d’épimutations 117 ».
En août  2017, une première coopération internationale réunissant des
équipes des États-Unis, de Corée et de Chine visait la correction par Crispr
d’une mutation d’embryons humains 118. L’article a fait l’objet d’un gros
tapage médiatique, le principal apport étant l’absence apparente
d’anomalies induites dans le génome par la manipulation. Pourtant, le
«  succès  » thérapeutique demeure très relatif  : la manipulation permet
d’obtenir 72  % d’embryons normaux alors que la moitié des embryons
étaient déjà normaux avant toute manipulation. La technique ne s’avère
donc efficace qu’une fois sur deux  –  un résultat inadmissible en clinique
humaine. Plus grave  : aucun des embryons manipulés n’a accepté le gène
normal introduit artificiellement lors de la fécondation, les embryons
corrigés ayant plutôt substitué au gène anormal, d’origine paternelle, une
copie du gène normal apporté par l’ovule. Ce phénomène est donc non
prévu et non compris. Voilà qui relativise les commentaires triomphalistes
sur l’addition au génome de caractères exogènes pour corriger un handicap
ou induire une « augmentation »…
Outre leur fascination pour le transhumanisme, la plupart des médias,
alimentés par des laboratoires en attente de brevets ou de subventions,
colportent l’hypothèse de technologies performantes et « révolutionnaires »,
sans informer sur ces risques et limites, notamment si on les appliquait au
génome humain. Quelles conséquences  ? C’est surtout la crainte de
l’eugénisme qui ressort d’un sondage réalisé 119 par l’Ifop en 2016  : 76  %
des Français sont défavorables à l’usage de ces techniques pour modifier les
embryons humains. Mais ils sont aussi nombreux à se dire favorables à
l’utilisation de CRISPR-Cas9 pour soigner des personnes malades. Il
semble que c’est le caractère héritable de la modification des embryons qui
est socialement refusé.
Au-delà de la faisabilité, se pose la question de ce que l’on voudrait
obtenir en manipulant le génome humain. Que souhaiterions-nous ajouter,
modifier ou enlever dans notre génome ? Dans un livre récent, le biologiste
cellulaire américain Paul Knoepfler décrit ce que des techniques comme
CRISPR-Cas9 pourraient modifier dans l’œuf humain 120. Il énumère des
caractères classiquement valorisés comme la stature, la beauté, la puissance,
ou encore de bons comportements («  better behaved  »), la vision dans
l’obscurité ou même de gros seins chez les femmes et un fort pénis pour les
hommes… Mais il n’évoque pas l’évitement de maladies génétiques. Car
les modifications qu’il imagine seraient réalisées systématiquement,
indépendamment de l’identité génétique de chaque embryon et de la
présence éventuelle de caractères pathologiques. Cette distinction entre les
caractères triviaux proposés comme cibles par Paul Knoepfler et des
caractères réellement pathologiques réintroduit la séparation entre homme
réparé et homme augmenté : la modification viserait une « augmentation »
par l’introduction de caractères rares ou absents dans l’espèce humaine, et
non pas la réparation de caractéristiques estimées déficientes.
Certains objecteront qu’aucun argument ne devrait empêcher de
corriger des défauts chez chaque embryon. La correction du génome doit
cependant intervenir au stade de la première cellule afin de se propager à
tout l’organisme. Ce qui signifie qu’un diagnostic préimplantatoire (DPI)
doit être effectué dès le premier jour de la vie embryonnaire alors qu’il n’y
a encore qu’une seule cellule, et nécessairement à l’issue d’une fécondation
in vitro. Or le DPI entraîne la destruction de la cellule. L’identification de
défauts dès la fécondation implique donc la destruction de l’embryon, sauf
à fabriquer de vrais jumeaux par séparation, le deuxième jour, des 2
premières cellules de l’embryon (ou de 4 cellules le jour suivant), afin de
pouvoir sacrifier une cellule au DPI et, selon le résultat, de modifier l’autre
qui pourrait alors être à l’origine de l’enfant. Pour contrer ces difficultés
techniques, les chercheurs s’orientent plutôt vers la modification des
gamètes, en amont de la fécondation.
Malgré les accords internationaux condamnant ces pratiques, une
équipe chinoise a annoncé en 2015 avoir effectué des modifications
génétiques sur des embryons humains, pour corriger une mutation
responsable d’une maladie du sang, la bêtathalassémie 121. Cette intervention
doit permettre non seulement d’empêcher le développement de la maladie
chez ces individus, mais aussi qu’ils transmettent cette modification à leur
descendance. L’expérience sur 85  embryons modifiés à l’aide de la
technique CRISPR-Cas9 n’a pas été concluante. Mais elle souligne à quel
point il est difficile, voire impossible, de poser des limites et des règles
internationales sur ce type de pratique.
Même si la maîtrise de ces technologies se vérifiait, les modifications
du génome humain jusqu’ici évoquées ne semblent pas suffisantes pour
stimuler le désir de programmer l’identité de son enfant… Il serait
également intéressant de savoir quels gènes étrangers à l’humain nous
seraient bénéfiques. Les transhumanistes souhaitent-ils nous adjoindre la
photosynthèse de la laitue ou augmenter notre vitesse de croissance comme
chez le saumon  ? Ont-ils d’autres projets tout aussi réjouissants  ? Leur
littérature n’est jamais très explicite sur ce point.
Des chercheurs du Trinity College de Dublin annoncent en 2010 avoir
identifié un variant génétique en rapport avec l’intelligence humaine. Les
porteurs de ce variant génétique obtiennent 5 points de moins au test de QI
verbal. Même si le critère du QI est très discutable, nul doute que l’enjeu ne
laisse pas indifférents les promoteurs de l’intelligence augmentée grâce à la
génétique. Mais la suppression dans l’œuf d’un tel facteur soulèverait les
difficultés techniques que nous avons évoquées, et ne susciterait pas
forcément une adhésion très active de la population… Pourtant, plusieurs
équipes scientifiques, notamment en Chine où les chercheurs jouissent
d’une certaine liberté sur le sujet, ont choisi de s’attaquer à l’amélioration
de « l’intelligence » humaine. Et, en 2015, des scientifiques affirment avoir
réussi, grâce à la modification de l’ADN, à augmenter les capacités
cognitives de souris.
Le bricolage génétique vu par les transhumanistes peut être encore plus
radical que ces expérimentations génétiques. Natasha Vita-More, présidente
de l’association transhumaniste Humanity  +  défend la «  reproduction en
mosaïque  », qui permettrait la compilation de différents types de gènes  :
«  Dans le futur, certaines personnes voudront peut-être se reproduire avec
une seule autre personne, alors que d’autres voudront peut-être se
reproduire avec les éléments de plusieurs personnes. Vous pourriez avoir
envie de l’humour d’un individu, de l’intelligence d’un autre, des capacités
physiques d’un troisième et du type de corps d’un dernier. Cela pourrait être
une mosaïque 122. » Le bébé à la carte, version post-humain…
Quoi qu’il en soit, la technique devrait ainsi nous sauver de la
dégradation de l’espèce que pointent les tenants de la théorie de la
décadence génétique 123  : à force de sauver tous ceux qui n’auraient pas
survécu dans des environnements plus hostiles ou qui en d’autres temps
auraient succombé à des maladies avant de procréer, notre espèce aurait
créé les conditions de son éradication  ! «  Nous avons considérablement
adouci les rigueurs de la sélection en nous organisant en société humaine
solidaire, explique tranquillement Laurent Alexandre. Notre patrimoine
génétique a vocation à se dégrader continûment sans sélection darwinienne.
Cela veut-il dire que nos descendants vont tous devenir débiles en quelques
siècles ou millénaires  ? Évidemment pas  ! Les biotechnologies vont
compenser ces évolutions délétères 124. »
Rappelons toutefois que l’éradication définitive de caractères
génétiques défavorables, c’est-à-dire l’assurance que les descendants d’un
embryon corrigé seront indemnes du défaut, paraît impossible. On ne peut
pas stopper l’apparition continue de nouvelles mutations de novo (qui ne
sont pas portées par les géniteurs), lesquelles sont responsables d’au moins
20  % des maladies génétiques. La sélection réitérée des embryons
permettrait en ce sens une meilleure « assurance qualité » que la correction
ponctuelle du génome embryonnaire. C’est ce que nous allons aborder.

Vers une sélection génétique


des « meilleurs » ?
Au contraire de la modification génétique qui risque de demeurer pour
longtemps un fantasme, la sélection des embryons, hors de tout projet de
modification, est déjà utilisée. Le marché de «  l’enfant sur mesure  » s’est
développé depuis quelques années, notamment aux États-Unis. Pourrons-
nous bientôt choisir les caractéristiques génétiques de nos enfants comme
les options de notre voiture ? Vivrons-nous dans une société où les parents
choisiront un enfant «  à la carte  », suivant un cahier des charges
soigneusement élaboré  ? Dans les «  Fertility Institutes  », des centres de
procréation médicalement assistée implantés aux États-Unis, en Inde et au
Mexique, les parents peuvent déjà choisir le sexe de leur bébé. Les
embryons sont aussi scrutés pour exclure plus de 400  maladies
héréditaires 125, dont les prédispositions à développer à l’âge adulte un
cancer des ovaires, du sein (gènes BRCA1 et BRCA2) ou de la prostate.
Connaître son « horoscope génomique » a un coût. Quant à choisir le sexe
de son enfant, cela revient à 18 000 dollars. 13 000 dollars si vous vous y
prenez en période de soldes  : l’institut proposait cette offre «  discount  »
pour les cycles de conception en juillet, août et septembre 2017…
La sélection génétique permettra-t-elle bientôt de booster les capacités
cognitives ? À l’Institut de génomique de Pékin (BGI), un des plus grands
centres mondiaux de séquençage génétique, un projet est en cours pour
analyser le génome de milliers de personnes « intellectuellement douées »
afin de déterminer les variants génétiques favorables 126. Ce type de
traitement de grands ensembles de données conduira «  à des progrès
significatifs dans notre capacité à comprendre le code génétique, en
particulier pour prédire la capacité cognitive 127  », affirme Stephen Hsu,
chercheur à l’université du Michigan (États-Unis) et conseiller scientifique
au BGI. Une fois ce travail abouti, les responsables espèrent pouvoir
réaliser des modifications génétiques sur les embryons ou faciliter une
sélection génétique qui permettrait de choisir l’embryon « le plus brillant ».
L’enfant né d’après cette technique serait génétiquement le descendant de
ses parents, « comme s’ils l’avaient eu naturellement », explique Geoffrey
Miller, professeur de psychologie états-unien, dont les gènes ont été inclus
dans ce projet. « Mais ce serait le plus intelligent des enfants qu’un couple
serait capable d’avoir, parmi une centaine d’enfants potentiels. Ce n’est pas
de la manipulation génétique ou de l’ajout de nouveaux gènes, il s’agit des
gènes des couples 128. » On imagine la pression sur ces enfants soumis à une
sélection ultraciblée avant même d’être nés. Dotés de gènes devant leur
permettre d’«  être au top  », ils auront intérêt à se montrer à la hauteur  !
Bienvenue dans le meilleur des mondes…
Par rapport à la modification génétique, la sélection des embryons
présente deux avantages techniques  : l’identification de caractéristiques
génétiques est réalisée quelques jours après la fécondation, à un moment
trop tardif pour permettre la modification de toutes les cellules du futur
individu, mais qui autorise le prélèvement de deux cellules (afin de vérifier
sur la seconde le résultat obtenu sur la première). De plus, la sélection
n’entraîne qu’une perturbation minimale de l’embryon  : l’innocuité de ce
prélèvement de cellules a été vérifiée, il n’affecte pas le développement,
sauf à découvrir plus tard des conséquences épigénétiques de la
manipulation. Le DPI est autorisé en France seulement en cas de risque de
transmission d’une «  maladie particulièrement grave  » par les géniteurs,
mais il s’enrichit chaque année de plusieurs dizaines d’«  indications
médicales  », c’est-à-dire de situations où la technique peut être prescrite,
comme les facteurs de risque de cancers du sein ou des ovaires,
d’hémophilie ou de maladie de Parkinson. Si on regarde ce qui se passe
chez nos voisins (Grande-Bretagne, Belgique, Espagne), il est clair que le
DPI est un bon moyen pour lutter contre toutes les phobies, depuis le
strabisme jusqu’au genre, et que ses véritables limites ne sont pas médicales
ou éthiques, seulement techniques et financières.
Bien sûr, les caractères sélectionnés doivent être présents naturellement
dans les embryons, ce qui semblerait confiner la technique du DPI hors du
cadre de l’augmentation. Mais cette restriction n’est valable que lorsque le
tri porte sur quelques embryons, un effectif équivalant à une famille
potentielle. Qu’en serait-il si on pouvait hiérarchiser des dizaines ou même
des centaines, voire des milliers d’embryons issus du même couple ? Et si
la fécondation in vitro – dont les protocoles sont aujourd’hui relativement
lourds pour les patientes  –  se trouvait allégée de toutes ses contraintes
médicales, encourageant le recours à la conception en laboratoire  ? Cela
pourrait devenir possible à moyen terme avec la fabrication de gamètes à
partir de cellules banales 129. Des équipes scientifiques ont déjà réussi cet
exploit sur des souris  : des cellules ordinaires ont été reprogrammées en
cellules souches pluripotentes, puis sont devenues des gamètes après des
manipulations complexes. Ces ovules et spermatozoïdes se sont montrés
capables d’engendrer des souriceaux apparemment normaux et capables de
se reproduire. De quoi entrevoir à une échéance relativement proche la
possibilité d’une production massive d’embryons humains, hors du corps
mais avec des cellules propres au couple géniteur. Une véritable révolution
qui pourrait faire de la sélection d’innombrables embryons à grande échelle,
le socle d’un projet eugéniste d’ampleur inédite. La procédure de DPI, pour
le moment «  volontaire  », est librement consentie par chaque couple
s’impliquant dans cette démarche mais elle pourrait, par sa simplification,
attirer beaucoup plus de personnes, du fait de la pression sociale et du désir
des parents de faire naître des enfants non défavorisés par rapport à
d’autres. Toujours le poids de la compétition… N’ayant démarré que
récemment le DPI dans le cadre de la fivète, la Chine, qui devient leader
des recherches sur l’amélioration du génome, réalise déjà davantage de DPI
que les États-Unis et avance cinq fois plus vite 130. Qiao Jie, la responsable
du nouveau plan quinquennal, estime qu’«  il peut y avoir des problèmes
éthiques mais, si on élimine une maladie, c’est bon pour la société »… Les
raisonnements simplistes n’ont pas de frontière !
Ce processus peut-il produire un «  homme augmenté  »  ? Figure du
transhumanisme et professeur de philosophie à Oxford, le Suédois Nick
Bostrom estime que les progrès récents – notamment la recherche sur les
gamètes issus de cellules souches  –  rendront envisageable une «  modeste
augmentation cognitive de l’humain  » d’ici moins de dix ans. Selon une
évaluation qu’il a menée 131, la sélection des embryons pourrait démultiplier
l’intelligence humaine dès que les variants génétiques liés à la cognition
seront mieux connus, en particulier grâce aux données abondantes
actuellement collectées par 23 and Me (qui compte 500  000  clients) et au
projet britannique Affymetrix, sur 500  000  personnes également. Ainsi,
estime Bostrom, la sélection d’un embryon sur 10 conduirait à un gain
moyen du QI de 11,5 points. Mieux, la « sélection itérative » permettrait de
comprimer plusieurs générations de sélection en moins d’une vie humaine
grâce à l’obtention de gamètes à partir de cellules banales et des cycles
répétés de fécondation / sélection embryonnaire précédant le transfert final
in utero d’un embryon d’élite… Des gains rapides de 100  points de QI
seraient ainsi réalisés, conduisant à la naissance d’individus dotés d’une
« capacité intellectuelle jamais connue ».
Juste après que des chercheurs japonais eurent démontré la possibilité
de fabriquer des embryons innombrables à partir de cellules banales, le
député Jean-Yves Le Déaut, président de l’Office parlementaire
d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, déposait une
proposition de loi 132 pour élargir le champ du DPI  : puisque 60  % des
embryons humains ne seraient pas viables, sa proposition est de réaliser « le
diagnostic de nombreuses anomalies chromosomiques ou métaboliques
avant transfert intra-utérin  » par le biais des «  techniques de génétique
moléculaire ». On pourrait ainsi « diminuer les prises en charge coûteuses
par la sécurité sociale dans le cadre du plan de prévention de l’infertilité ».
Cette proposition reprend un avis 133 du Comité consultatif national
d’éthique prônant la détection de la trisomie 21 chez les embryons de FIV,
avis jugé trop audacieux par les parlementaires en 2009. Pourtant, sept ans
plus tard, l’idéologie du super-bébé refait surface au Parlement avec ce
projet d’élargissement du dépistage à de nombreuses anomalies, projet qui
transforme tous les embryons issus de FIV en suspects méritant
vérification… et confirme l’assistance biomédicale à la procréation comme
levier eugénique.
Si les transhumanistes se focalisent sur «  l’humain génétiquement
modifié  » avec la transgenèse, stratégie spectaculaire et intrusive, ils ne
s’enthousiasment pas autant pour l’eugénisme mou et consensuel que
permet le DPI. Ils ne voient dans cette procédure qu’un moyen d’action de
portée réduite puisque limité aux variations naturelles du génome, et
l’estiment incapable d’œuvrer à l’augmentation humaine. Pourtant, la
sélection du «  meilleur  » embryon parmi plusieurs dizaines ou centaines,
répétée au cours de générations successives et selon des critères
généralisés – arbitraires – serait susceptible de générer une population aux
traits génétiques inédits, comme le suggère le transhumaniste Nick
Bostrom. Certes, il est peu vraisemblable qu’apparaissent ainsi des bébés
pourvus d’ailes ou d’un œil derrière la tête, mais les modifications
pourraient atteindre une ampleur comparable, voire supérieure, à celles
obtenues pour les espèces domestiques par rapport à leur ancêtre sauvage –
 que l’on parle du blé, de la vache ou de la poule. C’est dire qu’on pourrait
insensiblement changer d’espèce !

Le clone, perpétuation de l’existant


« Peut-on avoir un autre but que de multiplier les êtres bien conformes,
capables d’être utiles aux autres et de faire leur propre bonheur  ?  », se
demandait déjà Condorcet au XVIIIe  siècle. Le clonage, par sa puissance
fantasmatique, ne pouvait échapper aux promesses transhumanistes. Mais
qui mérite d’être cloné ? Soit on clone tout le monde et l’évolution s’arrête
sur une génération éternellement reproduite, un contexte peu viable pour
l’espèce. Soit on (qui  ?) identifie des individus méritant cet avenir et la
fable du transhumanisme démocratique se dévoile. Mais puisque les
transhumanistes estiment que les humains actuels sont limités d’un point de
vue biologique, l’hypothèse du clonage devrait être repoussée jusqu’au
moment où les techniques d’amélioration (transgenèse ou sélection)
auraient produit leurs effets en faisant apparaître des individus d’élite…
On parle aujourd’hui de clonage thérapeutique et de clonage
reproductif. Le premier vise à fabriquer un double d’un individu malade
pour que ses organes puissent servir de pièces de rechange au modèle
originel. Le second veut faire naître un humain ressemblant comme deux
gouttes d’eau à son géniteur. Mais le facteur génétique ne définit pas toute
l’identité  : les différences entre les clones seront sans doute plus
importantes que dans le cas de vrais jumeaux, lesquels sont portés par le
même utérus, au même moment, et élevés dans le même environnement. Et
on ne peut pas décider soi-même de se cloner : le clonage vrai, c’est-à-dire
la production de deux (ou davantage) individus biologiquement identiques,
est impossible au-delà du stade embryonnaire. Car c’est le seul stade du
développement où, par la division induite de l’œuf, on peut partager non
seulement l’ADN mais aussi les autres constituants cellulaires qui
concourent à l’individualité biologique. C’est dire que la décision du
clonage d’un individu échappe définitivement à celui-ci et ne pourrait
appartenir qu’à ses géniteurs… ou à d’autres adultes.
Quel serait l’intérêt du clonage humain ? Dans le cas du clonage animal,
on comprend le souci de reproduire en masse des animaux performant et
aux caractéristiques génétiques intéressantes du point de vue de l’éleveur,
en évitant la loterie aléatoire de la procréation 134. Depuis le clonage de la
brebis Dolly en 1996, beaucoup d’autres mammifères ont été clonés. La
technique s’est banalisée, au point d’être devenue accessible aux (très
riches) particuliers. La fondation coréenne Sooam Biotech propose ainsi de
cloner votre animal domestique, pour la modique somme de
100  000  dollars. Quand votre chien meurt, il suffit de l’enrouler dans des
serviettes de toilette humides et de le placer au réfrigérateur, explique
Sooam. Vous avez alors cinq jours pour fournir une demi-douzaine
d’échantillons de muscles et d’épiderme permettant le clonage. Il est aussi
possible de procéder préventivement avant le décès de votre animal de
compagnie (qui appréciera certainement l’opération…). Il est important de
veiller à la non-contamination des échantillons, car cela peut « conduire à
des résultats indésirables », précise le site internet. Effectivement, imaginez
les dégâts si un bout de votre ADN se trouve mélangé avec les échantillons
de votre chien… La technique progresse et répond, souvent avec succès, à
de très nombreuses demandes. En 2015, des clones ont été obtenus à partir
de cellules d’un chien décédé depuis douze jours.
Non contents d’avoir trouvé un juteux business, en 2012 les chercheurs
de Sooam ont organisé une expédition en Sibérie, à la recherche de restes de
mammouth… Un spécimen de mammouth congelé ayant été découvert en
Russie, Hwang Woo-suk, patron de Sooam, ambitionne de reconstituer son
ADN complet afin de l’insérer dans un ovule d’éléphante, qui deviendrait
mère porteuse de l’embryon hybride (cet embryon ne serait donc pas un
embryon vrai de mammouth dont il ne posséderait que l’ADN). C’est le
nouveau rêve des spécialistes du clonage  : redonner vie à des espèces
disparues de la surface de la planète  ! Un processus nommé «  dé-
extinction », qui pose évidemment des questions éthiques, mais reste pour
le moment plus qu’improbable en raison de nombreux obstacles. En
particulier, la difficulté de reconstituer tout l’ADN de mammouth à partir
d’échantillons disparates, la stratégie hypothétique de gestation
interespèces, la viabilité de l’embryon hybride (mammouth-éléphant).
Surtout, tout n’est pas ADN. On doit prendre en compte l’absence
irréversible d’éléments biologiques, par exemple la plupart des éléments
constituants de l’ovocyte ou l’utérus lui-même, qui sont nécessaires à la re-
création véritable de l’espèce disparue 135. C’est pourquoi une stratégie
différente a été récemment proposée par George Church, généticien
transhumaniste célèbre. Il ne s’agirait plus de cloner l’ADN d’un
mammouth mais d’adjoindre à l’ADN d’éléphant des gènes codants pour
des caractéristiques physiques du mammouth (petites oreilles, graisse sous-
cutanée, longs poils…)  : grâce à la technologie Crispr l’embryon pourrait
être ainsi «  crispérisé  », comme nos objets sont customisés 136. Est-ce un
hasard si ce projet de «  mammophant  », dont il faut reconnaître qu’il est
beaucoup plus réaliste que le clonage, émane d’un chercheur
transhumaniste ?
Ces expériences posent aussi des questions juridiques insoupçonnées,
comme la brevetabilité du vivant  : aurons-nous demain des Mammouths®
ou des Dodos®  ? questionne le journaliste Pierre Barthélémy. Qui
s’interroge sur les perspectives qu’ouvre ce champ de recherche : « Dans la
longue liste des disparus ressuscitables, figure en très bonne place une
espèce qui nous tient particulièrement à cœur, sur laquelle de nombreux
chercheurs travaillent de par le monde, dont on vient de terminer un
séquençage du génome de haute qualité et dont la renaissance poserait
d’insondables problèmes éthiques : l’homme de Néandertal 137… »

Premières hybridations homme-animal :


l’heure des chimères
Actuellement, les chercheurs veulent implanter des cellules
embryonnaires humaines dans des embryons d’animaux, afin
d’expérimenter des thérapeutiques in vivo ou d’étudier les caractéristiques
des hybrides. Pour la première fois, en 2016, des scientifiques ont créé des
embryons contenant à la fois des cellules humaines et des cellules de porc.
Ces embryons ont été transplantés dans l’utérus de truies «  porteuses  »,
avant que leur développement ne soit stoppé au bout de 28 jours – un quart
de la durée de gestation de la truie 138. Les embryons, majoritairement
porcins, contenaient environ une cellule humaine sur 10  000  cellules.
L’objectif à (long) terme est de faire pousser des organes humains dans des
animaux de ferme. Demain, des porcelets pourraient naître avec des organes
humains, prêts à être transplantés chez l’humain qui a fourni ses propres
cellules pour l’expérience.
Comment cela fonctionne-t-il ? Les auteurs de l’étude, de l’Institut Salk
(Californie) et de l’université de Murcia (Espagne), ont injecté des cellules
souches pluripotentes induites humaines (iPSh)  –  cellules de peau
reprogrammées  –  dans des embryons de porcs. L’introduction a un stade
très précoce du développement de l’embryon permet d’éviter les rejets. Les
chercheurs utilisent CRISPR-Cas9 pour modifier le génome de l’embryon
et faire en sorte que l’organe porcin ne se développe pas, laissant la place à
l’organe humain. Des embryons bovin-homme ont également été produits,
mais les chercheurs ont préféré poursuivre leurs expérimentations avec le
porc dont les organes ont une taille proche de ceux des humains. Un
croisement rat-souris a aussi permis de développer un pancréas de souris
chez le rat 139. Deux étapes viennent donc d’être franchies  : l’hybridation
génétique de deux grandes espèces terrestres, et le développement d’un
organe d’une espèce animale dans le corps d’une autre espèce. Rappelons
cependant que, dès les années 1960, le biologiste danois S. Willadsen avait
fabriqué le «  mouchèvre  » en mêlant des embryons d’ovin et de caprin,
tandis qu’une embryologiste française, Nicole Le Douarin, fabriquait des
hybrides caille-poulet pour des études expérimentales ! La transgression des
limites d’espèce, déjà présente dans les mythes classiques (minotaure,
sirène, centaure, etc.), n’attendait donc que les progrès des biotechnologies
pour dessiner des perspectives industrielles ou médicales.
Le National Institutes of Health (NIH), organisme public de la santé aux
États-Unis, avait bloqué les financements publics concernant les travaux
d’hybridation homme-animal en septembre  2015, mais il a levé son veto
dès août 2016. Quelles sont les limites à ces pratiques ? D’abord éviter « la
migration de cellules humaines dans le cerveau de l’animal, car elle pourrait
le doter de capacités humaines  », explique le professeur John de Vos,
responsable du département d’ingénierie cellulaire et tissulaire au CHU de
Montpellier 140. Pour cela, il faudrait désactiver dans les cellules iPS un gène
essentiel au développement du système nerveux central. Ou orienter les
cellules pluripotentes pour qu’elles ne puissent pas se transformer en
neurones. «  Nous n’avons vu aucune cellule humaine dans la région
cérébrale, décrit Juan Carlos Izpisua Belmonte, responsable de l’expérience
d’hybridation homme-porc dans ce laboratoire. Mais nous ne pouvons
exclure la possibilité que des cellules humaines aient pu migrer vers le
cerveau 141. » « Il conviendrait de déterminer un pourcentage de contribution
humaine dans le cerveau animal qu’il ne faudrait jamais dépasser, en
limitant par exemple la présence de neurones d’origine humaine à 1  %  »,
commente John de Vos, qui fixe d’autres limites  : l’élimination avant
naissance des animaux présentant des signes extérieurs humains  –  comme
un pied ou une main  !  –  et l’interdiction de la production de gamètes
humains par les organes reproducteurs de ces chimères  –  pas de porcs
produisant du sperme humain, donc. Perspectives réjouissantes… En
attendant, vous reprendrez bien un peu de côtelettes de porc ?
En février  2015, la revue Current Biology a publié des expériences
conduisant à l’augmentation des capacités intellectuelles de souris,
modifiées par transgenèse d’ADN humain. Pour résumer, quand on injecte
certains gènes humains dans des embryons de souris, la taille du cerveau se
trouverait augmentée, ainsi que ses capacités à réaliser certaines tâches  !
Désormais l’enjeu est aussi de rechercher des caractéristiques humaines,
comme la conscience, chez des chimères constituées entre des embryons
humains et animaux. Il est aussi probable que ces chimères pourraient
produire des gamètes (spermatozoïdes et ovules) originaires des deux
espèces, ce qui alimenterait en abondance les centres de reproduction
humaine, toujours à la recherche de donneurs et donneuses de gamètes…
6

142
Fabriquer de l’humain  ?

2010. Après quinze ans de travail, une équipe de l’institut Craig Venter
aux États-Unis crée une bactérie d’un genre nouveau  : son unique
chromosome est composé d’ADN entièrement fabriqué par les chercheurs.
Il s’agit du premier organisme vivant construit artificiellement. « Voici sur
cette planète la première espèce capable de se reproduire ayant pour parent
un ordinateur », s’enflamme son créateur, Craig Venter 143. Une étape clé est
franchie dans le développement d’une nouvelle branche des
biotechnologies  : la biologie de synthèse. Son ambition  : «  fabriquer la
vie ». Son objectif : créer de toutes pièces des organismes vivants. Il s’agit
plutôt d’un mix entre des éléments résultant d’une synthèse chimique
(l’ADN) et des éléments biologiques déjà vivants (la cellule réceptrice).
Mais nous sommes ici au-delà des OGM, qui modifient le code génétique
d’un organisme pour lui donner une nouvelle fonctionnalité – par exemple
croître plus vite ou tolérer un pesticide. Avec la biologie de synthèse, on
quitte la modification ou le bricolage des gènes pour entrer dans une autre
dimension, la fabrication d’organismes de manière artificielle. Y compris,
promettent certains chercheurs, pour fabriquer un jour « de l’humain »…
Jouer aux Lego avec du vivant
Comment cela fonctionne-t-il ? Des séquences d’ADN sont fabriquées
« sur mesure », après modélisation informatique, puis reliées ensemble via
des enzymes et bactéries. L’ADN ainsi synthétisé est inséré dans un châssis
biologique  –  une bactérie ou une levure par exemple  –  pour pouvoir
«  fonctionner  ». Une sorte de Lego du vivant, à base de «  bio-briques  »
d’ADN standardisées, originales ou recopiant des briques d’ADN déjà
existantes dans la nature. Malgré les déclarations démiurgiques de Craig
Venter, il s’agit pour le moment, répétons-le, de reconstituer artificiellement
une molécule chimique en recréant en laboratoire seulement les composants
de base du code génétique. Mais la biologie de synthèse est pleine de
promesses, affirment ses promoteurs. «  Un nouveau monde s’ouvre à
nous », s’enthousiasme-t-on sur le site du ministère français de l’Économie.
La biologie de synthèse, nouvel eldorado technoscientifique, «  pourrait
apporter des thérapies plus efficaces, des médicaments moins chers, de
nouveaux matériaux facilement recyclables, des biocarburants, des bactéries
capables de dégrader les substances toxiques de l’environnement  ». Les
ingénieurs rêvent déjà de planifier l’évolution et de corriger les
«  imperfections  » de la nature, le rêve des transhumanistes. Mais dans
l’esprit des promoteurs de la biologie synthétique, l’ADN, molécule
chimique inerte, est confondu avec la vie. Le « châssis biologique » où est
transféré un ADN synthétique est méprisé, malgré sa contribution
fondamentale aux phénomènes vitaux ! La biologie synthétique va plus loin
que la transgenèse en introduisant dans des organismes des gènes
synthétiques – plutôt que des gènes provenant d’autres organismes –, ce qui
permettrait, selon ses promoteurs, «  de modifier proprement le vivant en
remplaçant le “bricolage des biologistes moléculaires” par “l’efficacité
rationnelle des ingénieurs” 144 ».
Cette branche des biotechnologies se développe très vite. Les crédits de
recherche dans ce domaine connaissent une croissance exponentielle depuis
quelques années. Car les applications possibles seraient innombrables. Des
produits arrivent déjà sur le marché  : du «  biodiesel  », des bioplastiques
issus du maïs, des tissus synthétiques à base de sucre céréalier, une saveur
biosynthétique de pamplemousse… Les investissements se concentrent
notamment sur le secteur de l’énergie, avec la production de micro-
organismes ou d’algues modifiées capables de transformer de la biomasse
en carburant. La discipline attire les investissements des plus grands
groupes mondiaux de biotechnologies, de l’énergie ou de l’agroalimentaire :
les géants de la chimie, de l’énergie, de l’agrobusiness et de la pharmacie –
 comme BP, ExxonMobil, BASF ou Cargill – sont sur les rangs, mais aussi
ceux de l’informatique, comme Microsoft ou Google 145. Les
multinationales sont dans la place. Il faut dire que le secteur sait vendre des
promesses  : rien de moins que de révolutionner à terme le secteur de la
chimie, avec des recettes miracles pour faire face aux pollutions et à
l’épuisement des ressources. Le groupe pétrolier Exxon a déjà investi
100 millions de dollars pour développer un carburant à partir d’algues, en
partenariat avec l’entreprise Synthetic Genomics, dirigée par Craig Venter.
BP a consacré 500  millions de dollars pour le développement
d’agrocarburants synthétiques, au sein de l’Energy Biosciences Institute.
Quant à la Fondation Bill et Melinda Gates, elle finance la recherche
d’applications médicales à hauteur de 43 millions de dollars…
Deux types d’entreprises se partagent actuellement le marché. D’un
côté, celles qui fabriquent les composants de base, les gènes synthétiques.
Ce sont des «  fonderies à gènes  » comme Tech Dragon à Hong Kong et
Gene Art en Allemagne, dont le catalogue comprend des séquences
génétiques qui fonctionnent dans le cerveau, le foie ou le cœur humain, ou
DNA 2.0 aux États-Unis, qui propose aussi un logiciel gratuit pour
«  concevoir des séquences [d’ADN] sans être limité par ce que la nature
peut offrir ». De l’autre côté, les entreprises qui créent et commercialisent
des organismes à partir de ces gènes, comme Synthetic Genomics aux États-
Unis. Plusieurs milliers de chercheurs, dans une quarantaine de pays,
travailleraient aujourd’hui dans le secteur de la biologie de synthèse.

Des usines à gènes
En France, quelques équipes de recherche, au Génopole d’Évry, se sont
spécialisées dans la biologie de synthèse, ainsi qu’une dizaine d’entreprises
de biotechnologie, selon un recensement du ministère de la Recherche 146.
En 2007 a été créé l’Institut de biologie systémique et synthétique (iSBB),
qui comprend notamment la plateforme abSYNTH, dont les équipements
sont mis à la disposition des entreprises et universités. Le groupe Total a
créé un département biotech avec un axe sur la biologie de synthèse en
2009. La multinationale du pétrole est aussi devenue un important
actionnaire de la société de biotechnologie Amyris (États-Unis). Dans le
domaine de la santé, le groupe français Sanofi s’est lancé dans la production
d’artémisinine semi-synthétique, un principe actif utilisé contre le
paludisme 147. Les brevets se multiplient. Et le développement du secteur
montre une répartition des tâches problématique entre scientifiques et
entrepreneurs : les premiers innovent dans les universités mais déposent des
brevets via leurs start-up, puis cèdent les licences à des grandes entreprises.
Avec le risque de captation de profits par des multinationales pour des
ressources génétiques pourtant disponibles à l’état naturel 148. Amyris par
exemple déploie beaucoup d’énergie pour faire breveter la biosynthèse des
isoprénoïdes, qui comptent plus de 55  000  composés naturels, dont le
caoutchouc, l’huile de neem, l’huile de palme, le parfum de patchouli ou
l’huile de pin.
Après la bulle internet, voici donc la bulle «  synbio  ». Des
investissements en masse, dopés par des promesses de croissance
exponentielle et des discours sur une technologie miracle, remède à tous les
problèmes, sans débat public sur les enjeux, sans contrôle par les autorités,
sans réflexion sur l’impact sanitaire de la dissémination de ces molécules
synthétisées, les risques pour l’environnement, ou la captation par des
entreprises privées de ressources naturelles nécessaires à certaines
populations. Des organismes vivants, même semi-artificiels, ça se reproduit,
et donc ça se diffuse ! Côté sécurité, la législation, comme souvent, est en
retard, voire inexistante. Des scientifiques recommandent que les activités
de recherche en biologie de synthèse se déroulent uniquement dans des
laboratoires très sécurisés, de niveau de biosécurité P3 ou P4 (pour
pathogènes de classe 3 ou 4) où virus et bactéries sont manipulés sous haute
protection. En 2012, plus d’une centaine d’organisations internationales ont
demandé un moratoire sur les usages commerciaux de la biologie de
synthèse. Mais, « afin de ne pas pénaliser les avancées de la recherche dans
ce domaine, il faut intégrer le risque nouveau avec une attitude d’incertitude
positive  », soutient un rapport du ministère français de la Recherche, en
2011, dans une novlangue exemplaire. «  Intégrer le risque nouveau avec
une attitude d’incertitude positive », voilà le credo, scientiste et néolibéral,
fatal à toute velléité de précaution que l’on retrouve dans toutes les
branches de la technoscience et qui autorise aussi les avancées du
transhumanisme.

Créer « de l’humain »


Crise énergétique, maladies de civilisation, pollutions… La biologie de
synthèse aurait réponse à tout. Elle est surtout le nouveau terrain de jeu
pour des projets démiurgiques. En juin  2016, une vingtaine de biologistes
états-uniens ont annoncé le lancement d’un projet visant à synthétiser
artificiellement un génome humain intégral. C’est-à-dire fabriquer un jeu
complet de chromosomes humains. Ce projet pourrait permettre rien de
moins, en théorie, que la création d’un enfant sans parents biologiques  !
Cette proposition a été lancée dans un article publié dans la renommée
revue Science. L’objectif est de développer et tester ce génome dans une
cellule, « mais cela s’arrête là », explique Nancy Kelley, une des auteurs de
l’article. Pas question, donc, selon eux, d’aller plus loin que des expériences
dans des éprouvettes. D’autant qu’on ne sait pas synthétiser les structures
vivantes qui serviraient de réceptacle aux chromosomes synthétiques  !
Pourtant, ces chercheurs mettent en avant que la fabrication d’ADN à
grande échelle ouvrira sans doute la porte à de nombreuses avancées
médicales. Comme la transplantation d’organes de porcs compatibles avec
l’homme.
Un des arguments mis en avant par un de ces chercheurs est que, si l’on
veut modifier de manière « étendue » le génome d’un individu, il est plus
avantageux de fabriquer l’ADN plutôt que de le corriger ! « L’édition ne se
fait pas très bien. Quand vous devez apporter des modifications à chaque
gène dans le génome, il peut être plus efficace de le faire par gros
morceaux 149  », explique un des promoteurs du projet, le très controversé
George Church, de la Harvard Medical School. Le même prédisait en 2012
dans un ouvrage 150 que la biologie de synthèse pourrait entraîner la création
d’êtres humains résistants à tous les virus. Le lancement du projet, avant
tout débat éthique sur le sujet, a suscité de nombreuses critiques. Mais peu
de questionnements sur sa faisabilité. En 1970, des chercheurs ont
synthétisé 70  paires de bases nucléiques (A-T-C-G). En 2010, un million.
Synthétiser 3 000 fois plus, c’est-à-dire trois milliards de gènes humains et
construire un génome humain apte à alimenter une cellule dans une
éprouvette, ne semble pas irréaliste.
Le projet s’intitule Human Genome Project – Write, suite « logique » en
quelque sorte du projet Human Genome Project lancé en 1990 pour décoder
l’ensemble de l’ADN humain. Il serait piloté par le Center of Excellence for
Engineering Biology. L’objectif de ces chercheurs était de réunir
100  millions de dollars en 2016 pour pouvoir lancer le projet, qui devrait
coûter, estiment-ils, environ un milliard de dollars dans les dix prochaines
années. 250  000  dollars ont été mis sur la table par l’entreprise
d’informatique et d’ingénierie Autodesk, spécialiste de la conception
assistée par ordinateur, et leader dans le secteur des logiciels d’effets
spéciaux pour le cinéma. Son intérêt dans cette affaire  ? Vendre des
logiciels aux biologistes pour les aider à concevoir des séquences d’ADN…
C’est dire que la promesse peut suffire pour nourrir le marché !
La perspective de voyages interplanétaires pousse aussi des recherches
pour modifier l’homme afin de l’adapter à des conditions difficiles et
largement inconnues. Le voyage vers Mars durera plusieurs mois et déjà des
équipes s’y entraînent. Mais la vie sur Mars sera éprouvante et encore peu
prévisible. «  Nous ne pouvons pas simuler les conditions physiques et
environnementales de Mars, et en particulier la microgravitation martienne
ou l’exposition aux radiations  », indique un spécialiste, Konrad Szocik.
«  Par conséquent, nous ne pouvons pas prédire les effets physiques et
biologiques sur des êtres humains qui vivraient sur Mars, poursuit-il. Il
faudra mettre en œuvre des solutions permanentes avec des modifications
génétiques et chirurgicales 151.  » Ainsi, le recours au transhumanisme
constitue un préalable à ce voyage sans retour. Il s’agit d’augmenter la
densité osseuse ou la masse musculaire, de modifier jusqu’à la flore
bactérienne de nos intestins, mais aussi de rendre les cosmonautes résistants
aux rayons cosmiques, peut-être en leur adjoignant un gène de la fameuse
bactérie Deinococcus radiodurans (voir supra). Des nanomatériaux
pourraient aussi protéger la peau contre ces radiations. Des nanomachines,
les respirocytes, pourraient remplacer nos poumons tandis que, selon
l’inépuisable Ray Kurzweil, des machines moléculaires nous nourriraient…
Évidemment le clonage serait de rigueur pour éviter la consanguinité dans
cette population restreinte mais, outre que les conditions favorables à la
gestation sont loin d’être acquises sur cette planète, l’absence d’évolution
génétique du groupe ne lui permettrait pas de s’adapter à son nouvel
environnement.

Xénobiologie : changer « l’alphabet


du vivant »
Pour limiter la dissémination, potentiellement dangereuse, des
organismes créés par la biologie de synthèse, des chercheurs planchent sur
des solutions. Comme la possibilité que les organismes synthétiques
s’autodétruisent quand ils ont terminé leur travail, grâce à un «  dispositif
suicide  ». Ou qu’ils ne puissent pas se reproduire, à l’image du gène
«  Terminator  », qui rend stériles les graines GM de seconde génération.
Mais ces organismes peuvent évoluer et s’adapter, suite au croisement avec
d’autres organismes naturels ou modifiés, ou par des mutations spontanées.
« On peut faire en sorte que la bestiole dépende de l’homme pour se nourrir.
Mais elle peut évoluer. Dans 10-15 ans, elle aura trouvé un autre moyen de
s’alimenter, par symbiose par exemple  », explique le chercheur François
Képès, de l’Institut de biologie systémique et synthétique d’Évry 152. Le
nombre limité d’entreprises qui fabriquent pour le moment les gènes
synthétiques laisse penser que le secteur peut être réglementé. Les banques
de séquences d’ADN standardisées comme BioBricks ou GenBank
pourraient être soumises à des réglementations. Mais l’expérience (par
exemple des plantes transgéniques) a montré qu’il est bien difficile de
réellement contrôler les activités de ces puissantes industries.
Autre solution, proposée par le biologiste Philippe Marlière au
Génopole d’Évry  : le «  confinement sémantique  ». Pour éviter les
contaminations d’ADN artificiel, il suffirait d’utiliser d’autres bases que
celles existantes  –  les bases A (adénine), T (thymine), G (guanine) et C
(cytosine), qui composent le « squelette » de l’ADN. Ces lettres permettent
de dicter les 20  acides aminés qui composent les protéines de toutes les
espèces vivantes connues, animales comme végétales. Il s’agirait donc de
changer « l’alphabet du vivant » en quelque sorte, le langage génétique qui
sous-tend toute forme de vie sur la planète. C’est ce que propose le projet
Xenome piloté par Philippe Marlière, auquel participe le Commissariat à
l’énergie atomique. Cette sous-discipline de la biologie de synthèse  –  la
xénobiologie  –  vise à créer, à côté de l’ADN qui existe depuis trois
milliards d’années, un autre code. Car plus les organismes créés
artificiellement seront éloignés de la biodiversité terrestre, moins les risques
d’interférences seront importants, explique Philippe Marlière  : «  Il faut
fabriquer du vivant le plus surnaturel possible. Le public croit souvent que
plus c’est artificiel, plus c’est risqué. C’est une idée fausse. Les risques
sanitaires viennent de la proximité génétique 153. »
La xénobiologie empêcherait donc la contamination d’ADN. Et
permettrait le développement de la biodiversité, estime Philippe Marlière 154.
Une biodiversité artificielle, à côté de la biodiversité naturelle, jugée
limitée  : «  La biodiversité terrestre est étriquée et imparfaite. Elle pourra
être élargie et dépassée en inventant des mondes vivants parallèles.  » Il
s’agit en quelque sorte d’optimiser la biodiversité et l’évolution naturelle.
Rien que ça  ! «  La biosphère rafistole ses dispositifs au fil de l’eau et
bricole pour en créer de nouveaux », poursuit le chercheur. Cette évolution
par bricolage et rafistolage «  révèle l’impasse faite sur une multitude
d’autres assemblages chimiques qui auraient conduit à des organismes
radicalement différents de ceux que nous connaissons aujourd’hui. La
xénobiologie n’est rien d’autre que le projet d’engendrer cette biodiversité
inédite en vue de l’explorer scientifiquement et de l’exploiter
industriellement  ». Une biodiversité artificielle, construite par des
chercheurs et ingénieurs dans des labos… et sans aucun contrôle
démocratique. Mais aussi un projet démiurgique, loin du prudent
mécanisme naturel qui « rafistole ses dispositifs au fil de l’eau », permettant
ainsi des adaptations continues.
Un chercheur états-unien, Floyd Romesberg, et son équipe ont créé en
2014 un organisme vivant, artificiel, constitué d’un ADN à six lettres, donc
avec deux lettres supplémentaires. Ils apportent la preuve expérimentale
que l’ADN peut être «  augmenté  ». Le jour de la publication de cette
découverte dans la revue Nature, Floyd Romesberg a annoncé la création de
sa start-up Synthorx, pour développer les applications dans le secteur
médical. «  Il se pourrait que l’on se retrouve bientôt avec un alphabet
génétique non plus de six, mais de dix bases au lieu de quatre,
s’enthousiasme Philippe Marlière. Élargir par la science le jeu des possibles
dans la biodiversité n’est pas inexorablement voué à précipiter des
catastrophes humanitaires ni à ravager les habitats naturels. Cela accroîtra
nos chances de saisir des aubaines encore virtuelles. La xénobiologie est
mue par l’optimisme raisonné de faire émerger “le second meilleur des
mondes possibles” 155  !  » Mais ce monde pourrait différer
« inexorablement » de celui que nous sommes en droit de souhaiter…

Devenir soi-même cobaye


Pendant que des projets démiurgiques mobilisent les chercheurs les plus
«  en pointe  » sur le sujet, la biologie de synthèse «  se démocratise  » et
devient accessible à (presque) tous. Vous voulez synthétiser de l’ADN
humain ? Aucun problème : le mode d’emploi est en ligne. Il est possible de
télécharger sur internet des séquences de génome humain 156 aussi
facilement qu’un film ! Avec une telle accessibilité et la baisse des coûts du
séquençage de l’ADN, si on possède quelques sérieuses bases de biologie
moléculaire, il est désormais possible de bidouiller de la génétique dans son
garage. Ce qu’un journaliste français a récemment expérimenté avec la
technologie Crispr, en modifiant des bactéries 157. Ce phénomène n’augure
rien de bon du point de vue de la dissémination… Le témoignage de Josh,
informaticien et biohacker californien, est éloquent  : «  Quand je modifie
mes bactéries pour qu’elles produisent de l’éthanol, j’introduis également
une seconde modification qui les rend résistantes aux antibiotiques. Puis
j’injecte des antibiotiques dans leur bocal pour faire le tri : seules celles sur
lesquelles la modification a réussi survivent 158 » – un vieux truc utilisé dans
la fabrication des plantes transgéniques. Que fait Josh avec ses stocks de
bactéries génétiquement modifiées résistantes aux antibiotiques, qui
«  pourraient transmettre leur résistance à d’autres bactéries pathogènes,
dangereuses pour l’homme » ? Finissent-elles dans les égouts ? Mystère. Si
vous ne voulez ou ne pouvez pas synthétiser de l’ADN dans votre garage, il
est également possible de commander à un laboratoire, qui le fabrique sur
mesure, un segment d’ADN de synthèse conçu sur ordinateur. Des collectifs
de passionnés de Do-it-Yourself Biology fleurissent aux États-Unis comme
en France. Dans ce domaine également, certains biohackers revendiquent
une biologie de synthèse open source, sans brevet sur les gènes. Quelle que
soit la méthode, le bricolage du code génétique, à partir d’informations
disponibles sur internet, serait à la portée de tous, affirment les promoteurs
de la biologie de synthèse.
Des événements internationaux encouragent le développement de
l’esprit d’initiative dans ce secteur, chez les étudiants et les jeunes, comme
l’IGEM (International Genetically Engineered Machine Competition), la
grande compétition de référence en biologie de synthèse, à laquelle
participent 200 équipes étudiantes du monde entier. À partir d’un répertoire
d’environ 12  000  bio-briques standardisées, ces équipes doivent proposer
des créations originales. Chaque équipe est sponsorisée par des
entreprises  –  EADS, Sanofi, Novartis, Syngenta ou Sofiprotéol. Dans
l’amphithéâtre d’une école de chimie de Paris 159, une équipe explique son
projet : comment ils ont injecté de l’ADN dans un têtard, devenu « châssis »
pour biologie de synthèse. Le public interroge  : quelles limites à la
modification du vivant  ? Quel statut pour les organismes créés  ? «  Un
têtard, ce n’est pas vraiment un truc vivant », lâche un des étudiants. « Je
suis étonnée de la candeur des étudiants IGEM. On les forme en leur disant
que “tout est possible”, dans une atmosphère joyeuse et bon enfant, décrit
Catherine Bourgain, chercheuse, administratrice de l’association Sciences
citoyennes et membre de l’Observatoire national de la biologie de synthèse.
Beaucoup de jeunes n’ont pas de recul critique, sont d’une naïveté
confondante. La règle, c’est “libère ta créativité”. C’est flippant. »
Dans l’amphithéâtre, certains étudiants portent un bracelet en plastique
vert, remis lors d’un rassemblement IGEM  : «  Ça veut dire qu’on est
d’accord pour devenir nous-mêmes des châssis », précisent-ils. De faire des
tests sur eux-mêmes, donc. De la bidouille dans les garages et les
universités, des projets démiurgiques dans les labos de recherche et des
entreprises qui multiplient les brevets, des chercheurs qui s’attaquent sans
questionnement éthique au génome humain, des étudiants prêts à devenir
des cobayes… La biologie de synthèse semble devenue un terrain de
recherche sans aucune limite.
DEUXIÈME PARTIE

L’IDÉOLOGIE TRANSHUMANISTE

Où apprend-on le métier de Dieu ?


JEAN ROSTAND
L’ambition de l’homme est, selon le philosophe allemand Günther
Anders, de devenir l’égal des instruments qu’il produit. Ceux-ci seraient
susceptibles de démontrer une qualité irréprochable tandis que les êtres
vivants, dont l’homme, souffrent des tares de ne pas avoir été fabriqués,
c’est-à-dire conçus avec soin et expertise. D’où la nécessité proclamée par
les transhumanistes de cultiver l’artificiel et le cyborg pour compenser les
médiocrités naturelles. Mais puisque ce sont les insuffisances humaines qui
nous ont amenés à inventer machines et technologies, chaque
développement de ces artifices compensatoires nous rappelle notre nullité
passée. Sans qu’il soit démontré pour autant que nos insuffisances
résiduelles en deviennent mieux supportables. Ainsi, «  les utopies post-
humaines exercent sans doute leur pouvoir de fascination de ce qu’elles
dispensent l’homme de tout objectif de réalisation de soi, pour ne lui
proposer au mieux qu’un remodelage rédempteur  », écrit le philosophe
Jean-Michel Besnier. Il pointe «  une complaisance un peu ridicule, une
sorte de catastrophisme jubilatoire  » dans la futurologie transhumaniste,
laquelle nous propose la « servitude technologique volontaire 160 ». Explorer
ce que recèle cette idéologie transhumaniste, c’est ce à quoi nous voulons
nous employer ici, en retraçant son histoire, ses influences, ses mouvances,
mais aussi sa conception de l’humain et du monde.
7

D’où vient le mouvement transhumaniste ?

Le fabuleux est dans le commerce. La fabrication de machines à


merveilles fait vivre des milliers d’individus. Mais l’artiste n’a pris
nulle part à cette production de prodiges. Elle procède de la science et
des capitaux. Le bourgeois a placé ses fonds dans les phantasmes et
spécule sur la ruine du sens commun.
PAUL VALÉRY,
Regards sur le monde actuel, 1931

Une idéologie de remplacement
L’apparition d’une volonté transhumaniste daterait du début de
l’humanité. Les mythes de l’Antiquité évoquent des humains qui peuvent se
confondre avec les dieux et acquérir des caractéristiques supra-humaines de
puissance, d’invincibilité, d’immortalité. De quoi renforcer ceux qui veulent
rassurer sur le transhumanisme technologique : aucune raison de s’inquiéter
puisque «  ça se fait depuis toujours  »  ! Ils expliquent sans rire que les
paysans fabriquent traditionnellement des OGM en sélectionnant des
plantes, ou bien que l’on recourt aux nanotechnologies en produisant du
noir de fumée… Quant aux prothèses, quelle différence y aurait-il entre les
lunettes ou le sonotone, et des capteurs intégrés ou un exosquelette  ? Les
uns pourtant restaurent des capacités perdues, lorsque les autres confèrent
de nouvelles propriétés…
Cependant, afin de valoriser leurs promesses, les transhumanistes
développent simultanément un thème contradictoire, celui de la « révolution
inédite » qui surgit avec les technosciences et la « convergence des NBIC »
–  que ce soit la transgenèse, les nanoparticules ou l’homme augmenté…
Entre ces discours, il faudrait choisir  : véritable révolution ou simple
continuité  ? Par ailleurs, constater que les mythes antiques évoquent
largement des humains aux pouvoirs démesurés ne permet pas de faire de
ces fantasmes un idéal culturel, voire ontologique. Les déboires fréquents
de ces « surhommes », demi-dieux ou super-humains, témoignent plutôt au
contraire d’une mise en garde ancestrale contre l’augmentation de notre
espèce et ses prétentions démiurgiques.
Les premiers outils, pour chasser ou se défendre, aussi bien que
l’invention de vêtements pour protéger les corps, marquent la volonté des
groupes humains primitifs de dépasser leur condition fragile et d’assurer
leur survie. Nous ne serions pas là sans ces inventions. Tout le contraire de
l’idéologie et des pratiques transhumanistes, qui visent à transformer le
superflu en nécessité  ! Imagine-t-on que les lunettes Google ou la
connexion du cerveau avec l’ordinateur soient des conditions nécessaires à
la survie humaine  ? L’évolution du vivant montre que toute espèce est
surtout animée par le besoin de se reproduire afin d’assurer sa pérennité. Le
transhumanisme quant à lui prétend faire vaincre par l’humain tout ce qui
paraît impossible, en dramatisant l’adversité pour les besoins de la cause. Et
l’hybridation avec les mécaniques, qui fait passer la barrière du corps à des
systèmes électroniques embarqués  –  câblages, implants ou puces  –, est
aussi une nouvelle frontière, que nous n’avions jusqu’à présent pas
franchie. Aussi est-il malhonnête de proclamer une analogie entre l’histoire
des humains et l’adoption de nouvelles règles pour l’évolution. Une telle
analogie vise à paralyser toute résistance à ce changement. «  Qu’il soit
rhétorique ou linguistique, il s’agit d’un forçage des termes qui fausse le
débat. Comment discuter de la transgression transhumaniste si elle avance
masquée ? s’interroge l’essayiste Franck Damour. Si on définit comme étant
“transhumain” tout usage de la technologie, alors la moindre critique du
transhumanisme devient une critique de la technologie et, partant, de
l’humain 161.  » Nombre de prothèses ne sont pas en elles-mêmes dans
l’ordre transhumaniste tant que leur ambition n’est que de restaurer une
capacité «  normale  ». Mais elles sont susceptibles de déborder le projet
initial, comme dans le cas du cœur ou des membres artificiels, si une
utilisation plus large que médicale est envisagée.
Que serait alors le transhumanisme  ? Avant tout une idéologie de
remplacement : la croyance dans les bienfaits du transhumanisme succède à
la croyance dans les bienfaits supposés du capitalisme. Ce dernier avait
promis progrès social et croissance sans limites. Il sombre avec des armées
de chômeurs et de pauvres, dans l’impuissance à améliorer le sort des
populations. Les propositions actuelles du capitalisme constituent plutôt des
remises en cause de tous les gains qu’il aurait permis : acquis économiques
et sociaux, amélioration des conditions de vie… Comment ne pas voir que
l’idéologie transhumaniste prend le relais en promettant longue vie et
santé  –  sans être davantage crédible dans un monde qui s’effondre  ? Et
comment ne pas voir que le refus de la finitude de l’humain – ses faiblesses,
sa mort – est du même ressort que le refus par le capitalisme de prendre en
compte les limites de notre planète  ? Et c’est le capitalisme qui, comme
pour trouver un second souffle, soutient les énormes investissements
technologiques et matériels pour le développement du transhumanisme.
Une partie des transhumanistes sont des libertariens 162, fervents
défenseurs d’un capitalisme débridé où prime la liberté de chacun. Pour
eux, aucune loi, aucune réglementation ne devrait empêcher de faire ce que
souhaite chaque individu  –  «  l’individu en question habitant évidemment
plutôt un quartier très huppé qu’un bidonville, souligne Éric Le Bourg,
chercheur sur la cognition animale. De ce point de vue, le transhumanisme
pourrait n’être que le dernier habillage idéologique de ceux pour qui il est
normal que les plus forts écrasent tous les autres, succédant ainsi aux thèses
du darwinisme social justifiant la domination sans limite des classes
dirigeantes 163. »

Cinquante nuances de transhumanisme


Le transhumanisme est multiple. C’est au biologiste anglais Julian
Huxley, frère d’Aldous Huxley, l’auteur du Meilleur des mondes, que
reviendrait la paternité, en 1957, du terme «  transhumaniste  » 164. En
Californie, dans les années 1960, deux pionniers vont lancer le
mouvement : Robert Ettinger fonde le mouvement cryonique (favorable à la
congélation des corps), tandis que l’essayiste et enseignant Fereidoun
M. Esfandiary – devenu « FM-2030 » en référence à l’année qui marquera
selon lui le début d’une nouvelle espèce humaine  – dresse dans un
manifeste les grandes lignes du programme transhumaniste 165. Dans les
années 1980 se réunissent des groupes informels, notamment à Los
Angeles. Le philosophe Max O’Connor, devenu Max More, fonde en 1992
l’Extropy Institute, pour fédérer le mouvement et lui offrir des espaces de
réflexion collective. Dans les années 1990, plusieurs chercheurs rejoignent
le mouvement et contribuent à lui donner une assise «  académique  »,
comme Nick Bostrom, professeur de philosophie, et James Hughes,
sociologue, tous deux à Oxford. En 1998, Bostrom fonde avec l’éthicien
David Pearce la World Transhumanist Association, qui publie un journal,
organise des congrès et diffuse les idées transhumanistes.
L’association change de nom et devient en 2008 Humanity +, jugé sans
doute plus « acceptable ». L’association veut rassurer sur les intentions des
transhumanistes : elle base sa communication sur l’égal accès de tous aux
innovations et sur la question des «  droits  ». Elle cherche ainsi à se
démarquer de «  l’extropianisme  », synthèse du transhumanisme et du
néolibéralisme, porté notamment par l’informaticien Ray Kurzweil,
professeur au MIT. Le courant extropien ne souhaite en effet pas
s’embarrasser des questions d’égalité : après tout, estiment certains d’entre
eux, les premiers humains modernes n’ont pas cherché à discuter de ces
questions avec les néandertaliens 166  ! Le libertarien Bruce Benderson
annonce la couleur  : «  Les gens qui, pour une raison ou une autre,
n’évolueront pas dans le même sens, s’ils existent, deviendront l’espèce
inférieure incapable de survivre ou ne pouvant survivre que pour servir
d’esclaves ou de viande pour les autres (comme les vaches
aujourd’hui) 167. » Le programme semble clair !
En 2008, Ray Kurzweil fonde la « Singularity University » avec Peter
Diamandis, ingénieur et entrepreneur, figure de l’industrie spatiale
commerciale et proche du mouvement libertarien. La Singularité
technologique est pour Kurzweil le moment où la puissance des machines
sera telle qu’une nouvelle forme d’intelligence émergera, artificielle,
supérieure à l’intelligence humaine, et de ce fait imprévisible. Il prévoit cet
évènement pour 2045… Installée au cœur de la Silicon Valley dans une
ancienne base de la NASA, l’Université de la Singularité accueille chaque
été des étudiants du monde entier, prêts à payer 22 000 dollars pour venir
découvrir les nouvelles promesses du transhumanisme, les nouvelles
innovations de la robotique, de l’informatique, des biotechnologies ou des
neurosciences. Sergey Brin et Larry Page, les deux fondateurs de Google,
ne cachent pas leur proximité avec cette université, installée à quelques
kilomètres du siège de leur entreprise. Google fait partie de ses sponsors,
tout comme de nombreuses multinationales  : IBM, Deloitte, Nokia,
Microsoft, Samsung, Boeing ou… le Crédit agricole. En 2012, Ray
Kurzweil est d’ailleurs nommé directeur de l’ingénierie chez Google. Il est
également membre du conseil d’administration du MIT et conseiller de
l’armée des États-Unis. Les transhumanistes occupent désormais des postes
clés, et ils sont soutenus par quelques milliardaires de la Silicon Valley.
L’association Humanity +  revendique pour sa part plusieurs milliers de
membres, rassemblant des chercheurs et des ingénieurs, des entrepreneurs,
des financiers et des artistes. D’autres associations se sont créées de par le
monde, comme l’association Technoprog en Europe francophone ou
London Futurists en Grande-Bretagne. De quoi asseoir le développement de
ces idées et la propagande du mouvement transhumaniste. En 2016,
l’éditeur Springer, plus grand groupe de presse allemand, a créé un nouveau
journal scientifique, Augmented Human Research, qui «  invite aux
contributions scientifiques autour de l’augmentation des capacités humaines
par la technologie pour améliorer le bien-être et la bonne vie 168 »…
À quoi ressemble «  l’homme augmenté  » tant désiré par les
transhumanistes ? Le post-humain, dont doit enfanter la technologie par la
fusion de l’homme avec les machines, prend des formes variées selon les
écoles. Pour le Suédois Nick Bostrom, fondateur de l’Association mondiale
transhumaniste, le but est de réaliser le bien-être et la perpétuation de
l’humanité. De son côté, Max More (Institut des extropiens) prétend à
l’élimination de l’entropie dans l’univers afin de pouvoir échapper à
l’extinction, tandis que Ray Kurzweil (Université de la Singularité) prépare
la venue d’une intelligence artificielle qui rendra obsolète notre espèce.
Ainsi des intentions à prétention humaniste (l’homme serait augmenté pour
son bonheur) côtoient des attitudes cyniques allant jusqu’à souhaiter qu’une
autre espèce, encore indéfinissable, émerge de nos manipulations du vivant.
«  Entre apolitisme de tendance technocratique, libéralisme et
néolibéralisme, libertarianisme et social-démocratie, le positionnement
politique du transhumanisme reste irréductiblement divers, même
contradictoire, en dépit des efforts d’unification opérés par la World
Transhumanist Association  », commente le philosophe belge Gilbert
Hottois, qui penche pour un transhumanisme social et égalitariste à l’instar
de Technoprog 169. Mais même le plus «  humaniste  » des transhumanistes
historiques, Nick Bostrom, refuse que la nature humaine soit considérée
comme inaltérable. Le transhumanisme est selon lui une nouvelle façon de
penser qui permet, grâce à «  l’élimination de nos blocages mentaux  », de
«  percevoir un monde extraordinaire de possibilités radicales, allant du
bonheur illimité jusqu’à l’extinction de toute forme de vie intelligente 170 ».
Il est difficile d’être rassuré par les proclamations de ceux qui, comme
l’association francophone Technoprog, prétendent aller, via le
transhumanisme, vers un «  hyperhumanisme  ». Les mêmes en effet
promettent un statut de « personnes » aux machines dites « intelligentes » !
Technoprog propose ainsi sans frémir de faire rentrer les êtres humains dans
le rang des choses à administrer, en abandonnant toute prétention à gérer le
monde des machines, voire en se réjouissant qu’elles nous guident. «  Nos
relations sociales pourraient être bouleversées par la généralisation de
l’intelligence artificielle (IA), couplée avec la robotisation androïde. On
peut imaginer un risque de désocialisation de personnes qui préféreraient la
relation avec des systèmes automatiques plutôt qu’avec des humains  »,
décrivent Marc Roux et Didier Coeurnelle, responsables de l’association,
dans l’ouvrage Technoprog. Le transhumanisme au service du progrès
social. Mais cette préférence pour les machines relèverait après tout du
« libre choix de chacun ». Ce qui les inquiète, c’est surtout un autre risque,
«  le refus de reconnaître en tant que personnes les futures entités
artificielles dotées de conscience supérieure ». Un manque d’ouverture qui
serait « peut-être lié à notre intolérance primaire à l’étrange, au semblable-
différent  », estiment-ils. «  Un tel rejet à l’endroit des futures IA fortes
pourrait mettre l’humanité dans une situation analogue à celle des
Européens confrontés à l’altérité africaine ou amérindienne à la
Renaissance [sic]. Ce nouveau risque, jusqu’ici impensable, nous renverrait
plus de cinq cents ans en arrière et nous ferait renoncer à l’égalité
universelle, l’une des conquêtes les plus essentielles de l’humanisme 171. »
Faire de l’humain l’égal du robot (ou inversement) serait ainsi pour eux le
summum de l’humanisme. Et le refus de certains dispositifs techniques
s’apparenterait à de la xénophobie !
Ce courant à prétention sociale du transhumanisme est le mieux
représenté en France et semble en progrès partout. C’est pourquoi il est
important de le mettre devant ses contradictions plutôt que céder à ses
imprécations, comme l’a fait récemment la commission juridique de
l’Union européenne qui a avalisé  –  ce n’est qu’un début  –  le statut de
«  personne électronique  » pour les futurs robots. Comment peut-on croire
que, « intégrées socialement », ces « personnes » (c’est-à-dire les machines
dites intelligentes) seraient incitées à «  agir avec mesure, précaution et
respect des autres  »  ? Que signifierait l’intégration dans la société de ces
futures entités artificielles, si ce n’est la fin de tout programme social,
l’ubérisation totale de toutes les activités au profit des quelques possédants
du troupeau de machines  ? Selon Technoprog, «  le cyborg remet en
question la distinction homme-machine et rend éventuellement caduque la
distinction homme-femme  ». Serait-ce une chance pour cette moitié de
notre espèce largement ignorée du mouvement transhumaniste, de ses
chercheurs et thuriféraires  ? Quels progrès faudrait-il espérer dans ces
indifférenciations de l’inerte et du vivant, de l’humain et de l’animal, et
dans la confusion des sexes  ? On peut se demander si les délires des
«  transhumanistes sociaux  » ne sont pas plus dangereux que ceux des
transhumanistes ultralibéraux car, en prétendant se mettre «  au service du
progrès social  » (sous-titre de l’ouvrage de Technoprog), ils anesthésient
certaines résistances tout en flattant les désirs de puissance. Face aux
évolutions à venir, les tenants du «  transhumanisme social  » proposent le
principe de « proaction » qui permettrait d’« aller de l’avant pour résorber
le risque et résoudre ses conséquences ». Mais n’est-ce pas la fonction du
principe de précaution, qui est inscrit dans la Constitution française, mais
que condamnent de nombreux scientifiques dont les transhumanistes  ? Ce
principe est-il compatible avec les expériences actuelles sur le vivant
menées par nos apprentis sorciers  ? Certaines auront des conséquences
irréversibles, un risque parfois acceptable quand c’est la vie d’une personne
qui est en jeu, mais inadmissible quand l’expérience concerne l’espèce
entière ! La « proaction » de Technoprog semble plutôt compatible avec la
volonté du ministère français de la Recherche en 2011 d’« intégrer le risque
nouveau avec une attitude d’incertitude positive  », afin «  de ne pas
pénaliser les avancées de la recherche 172 ».
Hubert Guillaud, journaliste et blogueur, établit une différence entre le
transhumanisme et le libertarisme – qu’il nomme « cyberlibertarianisme »
–, dont se réclament surtout des citoyens états-uniens  : «  Le
“cyberlibertarianisme” est un courant politique on ne peut plus libéral qui
trouve ses sources dans “l’idéologie californienne” et désigne une collection
d’idées qui relie l’enthousiasme extatique pour des formes de médiations
électroniques avec des idées libertaires radicales, de droite, décrit-il.
Derrière l’ouverture, la liberté, la démocratie radicale et l’innovation, on
trouve un discours anti-institutions qui ne valorise que la liberté
individuelle au détriment de toutes libertés collectives, qui porte au pinacle
la méritocratie au détriment de l’égalité 173.  » Pour Guillaud, ce courant
politique est distinct du transhumanisme, lequel est davantage axé sur le
progrès technique. Mais cette distinction arbitraire a aussi pour
conséquence de « dédiaboliser » le transhumanisme, qui bénéficie alors de
cette neutralité politique qu’on accorde encore trop souvent à la sphère
technoscientifique.
Pour sa part, l’essayiste Luc Ferry 174 insiste beaucoup sur la distinction
entre deux formes du transhumanisme : l’une veut « seulement » améliorer
notre espèce en renforçant son humanité (comme l’Association mondiale
transhumaniste), l’autre œuvre pour la technofabrication d’une post-
humanité (comme l’Université de la Singularité de Ray Kurzweil, soutenue
par Google). Alors qu’il voit dans la première l’héritage des Lumières et de
l’humanisme classique, il qualifie la seconde d’«  inquiétant projet
cybernétique  ». Pour lui, il convient de réserver le terme de «  post-
humanisme  » à ce deuxième courant, qui souhaite créer une espèce
radicalement différente de la nôtre. Ainsi le transhumanisme se trouve
encore une fois amnistié, par la condamnation du post-humanisme. Une
position périlleuse quand on considère les ponts intellectuels et
technologiques qui unissent ces deux idéologies. Un exemple  ? Luc Ferry
évoque, à propos du post-humanisme, la production de « machines qui ne se
contenteraient pas d’imiter l’intelligence humaine, mais seraient dotées de
la conscience de soi et d’émotions, devenant ainsi parfaitement autonomes
et pratiquement immortelles  ». Mais ce projet est aussi celui de
transhumanistes «  hyperhumanistes  », comme ceux de l’association
francophone Technoprog. Ferry cite des médications contre des pathologies
telles que le nanisme ou la rétinite pigmentaire et les qualifie de
transhumanistes de façon clairement abusive, une manière aussi de rendre
recevable le transhumanisme. Puis il conclut audacieusement que «  le
véritable ennemi de la pensée est le simplisme. Parler du “cauchemar
transhumaniste” est aussi profondément stupide que de parler d’une félicité
ou d’un salut transhumanistes  ». Une chose est sûre  : l’idéologie du
transhumanisme est de mieux en mieux intégrée au néolibéralisme
économique cher à Luc Ferry.
Un discours défensif revient sans cesse chez les adeptes européens de
Technoprog : « Il y a pire ailleurs, nous sommes modérés par rapport aux
autres.  » Leur projet qualifié de «  technoprogressiste  » aurait ainsi besoin
d’un ennemi, quelque chose auquel s’opposer, analyse Gabriel Dorthe, qui
mène une recherche «  par immersion  » dans les mouvements
transhumanistes. Les technoprogressistes se réfèrent constamment au
transhumanisme libertarien, en disant : « Nous ne sommes pas comme ça.
Nous nous soucions des inégalités, nous voulons un transhumanisme
accessible à tous 175. » Une sorte de stratégie de l’épouvantail : le pire, c’est
l’autre. Avec la distinction entre ces deux écoles, «  transhumanistes  »
(comme Technoprog) et «  post-humanistes décomplexés  » (comme les
extropiens), on différencie « les partisans de l’eugénisme technologique, et
puis les humbles serviteurs d’une science ennuyeuse et triviale, vouée à
augmenter les cadences de calcul des ordinateurs, à produire des textiles
“intelligents”,  etc., décrit le collectif grenoblois Pièces et main d’œuvre
(PMO). Les premiers servent de repoussoirs aux seconds qui peuvent ainsi
se poser en “juste milieu” entre “technophiles” et “technophobes”. Mais le
discours “post-humaniste” gagne les scientifiques français, trahissant ainsi
cette fausse symétrie 176 ».

Un credo commun : la technologie


salvatrice
Qu’ont en commun ces différents courants ? Être transhumaniste, c’est
d’abord revendiquer une technophilie sans mesure et sans recul critique.
Les transhumanistes de toutes tendances acceptent comme forcément
bénéfiques les innovations les plus controversées, même si elles sont sans
rapport direct avec «  l’augmentation  » des hommes, telles que les plantes
transgéniques ou l’industrie nucléaire. Ce qui nous semble être constant
dans toutes les écoles transhumanistes, c’est le scientisme, cette idéologie
qui fait dépendre la compréhension du monde, et surtout son avenir, du seul
développement de la science et des technologies. Ce qui revient à ne voir
notre futur que par le prisme de la technoscience. L’enjeu transhumaniste
est de concevoir des robots de plus en plus humanisés et des humains de
plus en plus robotisés. Leur point de rencontre ouvrirait selon Ray Kurzweil
à la Singularité, concept qui prendra tout son sens quand l’homme et la
machine auront fusionné dans leurs chairs, viande et métal confondus, et
leurs fonctions.
Pour les transhumanistes, l’avenir et le progrès social passent
nécessairement par les technosciences, cette manière contemporaine de
faire science, caractérisée par l’enchevêtrement des pôles scientifique et
technique, mais où le volet technique prédomine 177. Cela renvoie à un
virage utilitariste de la science, qui donne priorité à l’innovation plutôt qu’à
la recherche fondamentale, et où la production de ces innovations est
alimentée par les fonds publics. Le «  faire  » prend le pas sur le
«  connaître  ». Une stratégie revendiquée par les organismes de recherche
qui soutiennent les travaux visant à la production d’outils ou de brevets, au
détriment de la recherche cognitive. L’enjeu n’est pas tant d’expliquer le
fonctionnement du vivant que de développer de nouveaux moyens de le
manipuler et de le contrôler. Avec un corollaire politique : le « fantasme des
sciences qui se substitueraient à la politique dans sa gestion des
hommes 178 », car la politique aurait échoué. Un concept qui a pris naissance
dans la cybernétique, dans les années 1950, traçant les contours d’un
«  monde où les technosciences dominent et ambitionnent d’“améliorer
l’homme”, pendant que les choix politiques deviennent une affaire de
lobbies et d’experts 179 ».
Cette foi dans la technologie salvatrice traverse tous les courants
transhumanistes. Mais si le transhumanisme est technophile, l’inverse est-il
vrai  ? La technophilie mène-t-elle nécessairement au transhumanisme  ?
Peut-être faudrait-il s’inquiéter des résolutions répétées de nombreux Prix
Nobel en faveur d’innovations dont ils veulent ignorer les aspects négatifs.
Ainsi, le «  manifeste d’Heidelberg  », lancé comme un contre-feu au
Sommet de Rio (en 1992) par de nombreux scientifiques qui mettaient en
garde contre «  l’obscurantisme  » des alertes contre les changements
climatiques et autres turpitudes liées au développement intensif. Plus
récemment, ce sont plus de cent Prix Nobel qui ont caractérisé comme
« crime contre l’humanité » les agissements d’ONG s’opposant à la culture
d’une plante transgénique prétendument miraculeuse, le riz doré. Pourtant,
cette innovation controversée supposée compenser des carences en
vitamine  A n’est toujours pas disponible, en particulier à cause de
rendements insuffisants 180. De la défense aveuglée des technosciences au
transhumanisme, il pourrait n’y avoir qu’un pas…

Aux racines psychédéliques
du transhumanisme
Dans quel terreau le transhumanisme a-t-il pris naissance  ? Ce
mouvement nous vient des États-Unis, pas seulement parce que ce pays
dispose de moyens de recherche incomparablement puissants, mais aussi
parce qu’il fut, il y a un demi-siècle, le berceau d’expériences humaines
tendant à construire la «  religion cosmique  », selon une vision du monde
empruntant aux sagesses orientales. Des scientifiques ont alors éprouvé « le
pressentiment que l’univers consiste fondamentalement dans l’information
et non pas dans des êtres matériels ou des forces aveugles 181 ». Ainsi s’est
constituée la religion de l’Homo technologicus, qui encourage à se prendre
pour des dieux, puisque  –  les performances de nos machines le
prouveraient – nous pouvons faire mieux que la nature. À cette période, et
sous l’influence de la contre-culture, ces technophiles étaient davantage
disposés à la subversion qu’au néolibéralisme. Mais ils se sont vite insérés
dans le système économique à force de start-up et de brevets récompensant
leurs activités. Il est même possible de faire remonter en amont les origines
du transhumanisme car, selon le sociologue Philippe Breton, «  dès les
débuts de l’informatique dans les années 1940, ce qui a été le moteur de
l’invention de l’ordinateur, c’était la volonté de faire une réplique
améliorante du cerveau humain. Le transhumanisme n’est pas une
conséquence des nouvelles technologies, il en est le cœur heuristique 182 ».
Ce que confirme Fred Turner, sociologue et historien des mouvements
culturels états-uniens, qui explique qu’on peut faire remonter l’origine du
transhumanisme à la Seconde Guerre mondiale. Turner attribue à des
médias serviles (notamment sous le régime nazi) et au système de
fonctionnement très hiérarchique, une responsabilité importante dans
l’inhibition du raisonnement et l’autonomie de la pensée. Aussi, en 1941,
des intellectuels états-uniens  –  dont Margaret Mead, Gregory Bateson et
Ruth Benedict  –  appelèrent au développement de la «  personnalité
démocratique  ». Ils croisèrent alors leur réflexion avec celle de Norbert
Wiener qui élaborait la cybernétique. Le rapport d’interactions entre les
humains et les machines aurait permis de créer des pratiques sociales
démocratiques, en détournant les produits de l’industrie américaine, «  en
imaginant une forme de société à la fois hyper- et post-industrielle 183 ».
Ce cheminement depuis le hippie jusqu’à la Silicon Valley est illustré
par la vie de Stewart Brand. Écologiste, utilisateur de technologies à des
fins psychédéliques, Stewart Brand recherchait l’authenticité chez les
Indiens. Il fut aussi l’inventeur du Whole Earth Catalog, qui proposait à la
vente des matériaux, outils, machines, vêtements, graines  –  toutes choses
utiles pour une vie créative et autosuffisante  –  afin de développer «  le
pouvoir de l’individu à s’éduquer lui-même, trouver sa propre inspiration,
modeler son environnement et partager son aventure avec qui le désire  »
(Fred Turner dixit). Anticipant les réseaux actuels, cette démarche fait le
pont entre la culture militaro-industrielle de la recherche, à l’origine de la
cybernétique, et la contre-culture pacifiste, antibureaucratique et
spiritualiste des hippies. Le Whole Earth Catalog, vendu à plus d’un million
d’exemplaires, a facilité la communication entre les marginaux de la contre-
culture, et les informaticiens de la côte ouest. Ainsi se mettent au point des
technologies qui permettent de connecter les gens entre eux et d’établir des
communautés, à distance des institutions politiques et de leur pouvoir de
contrôle. La contre-culture refusait la politique et a rapidement «  voué un
culte à l’information et ses technologies dans lesquelles elle a vu le
triomphe d’un immatériel régénérateur  », explique Turner. Son
matérialisme imbibé de spiritualisme s’est emparé des technologies
convergentes pour préparer l’accomplissement de l’humanité. En même
temps, ce mouvement a puisé dans le pathos d’une génération qui croyait la
fin du monde imminente, avec le pouvoir destructeur de la bombe
atomique, brusquement révélé en 1945. Clairement, la plupart des
transhumanistes actuels ont oublié la dimension subversive qui inspira les
fondateurs. Il ne subsiste plus que la fascination pour les technosciences
jusqu’à en faire le moyen, possiblement totalitaire, pour une gouvernance
élitiste du monde.
Dans son ouvrage 184, l’association transhumaniste française Technoprog
poursuit cette histoire à partir des années 1990 où, en même temps
qu’internet (considéré comme « un autre far west »), émergent des rêves de
réalité virtuelle grâce à l’ecstasy, des espoirs de cryoconservation ou de
téléchargement de la pensée. Ce courant  –  aujourd’hui représenté par les
patrons de Google et de la «  Singularity University  » –  ne serait plus
dominant et serait même absent en France, estiment les auteurs de
Technoprog. Rompant avec l’extropianisme, James Hughes de la World
Transhumanism Association définit un «  transhumanisme démocratique  »
dès 2006, ouvrant la voie au «  technoprogressisme  » dont se réclame
Technoprog.

Le storytelling de l’homme augmenté


Pourquoi le discours transhumaniste se diffuse-t-il aussi largement et
trouve-t-il autant d’écho  ? «  La banalisation de cette idéologie doit nous
alarmer. Sulfureux et infréquentables il y a cinq à dix ans, les promoteurs du
transhumanisme sont désormais éditorialistes dans des journaux ayant
pignon sur rue, ou directeurs d’entreprises majeures comme Google.
L’objectif de “tuer la mort” est ainsi affiché en première page du Time sans
qu’aucun questionnement éthique ne soit ébauché avec l’annonce de
l’immortalité en 2040 », s’inquiètent les chercheurs François Berger (ancien
directeur de Clinatec), Franck Lethimonnier et François Sigaux 185. Le
transhumanisme produit des textes innombrables, influence des recherches,
structure les lignes directrices de programmes nationaux et
d’investissements colossaux, se diffuse dans les médias. Il est parfois perçu
comme repoussant, mais surtout comme fascinant et inéluctable. Pourquoi
un tel engouement  ? «  Certains responsables politiques en France parlent
d’accroître la longévité, mais ils ne se réfèrent jamais au transhumanisme.
Quand les gens approuvent les idées, ils disent toujours  : “je ne suis pas
transhumaniste, mais…”, pointe le chercheur Gabriel Dorthe. Ou bien ils
affirment : “Le transhumanisme est très dangereux, mais la technologie va
changer radicalement et peut-être améliorer ma condition” 186.  » S’il est
encore parfois provocateur de s’afficher transhumaniste, l’idéologie a tracé
son chemin.
Sans doute le transhumanisme vient-il combler un vide. « Une première
hypothèse est que cela permet de proposer un récit qui donne sens aux
considérables investissements financiers dans certains secteurs du
développement technologique, analyse Franck Damour. Le transhumanisme
joue le rôle de storytelling pour offrir à des entreprises un discours qui
donne sens à leur travail, pour mobiliser les crédits publics, peut-être pour
séduire des consommateurs en leur proposant un avenir radieux et, sans
doute, guérir le vague à l’âme d’entrepreneurs devenus milliardaires et qui
se demandent “pour quoi faire  ?” 187.  » Ce récit donne à voir un futur
possible pour nos sociétés, dans un moment de confusion et de perte de
confiance en l’avenir. Le rapport fondateur « Converging technologies and
cognitive science  », rédigé en 2002 par Mihail C.  Roco et William Sims
Bainbridge pour le président états-unien, parle de la transformation future
de l’homme, mais aussi d’une «  nouvelle renaissance  ». «  Deux idées
centrales ordonnent le rapport  : d’une part, la révolution s’opère par les
technosciences et, d’autre part, émerge l’homme nouveau, voire le
surhomme. Révolution du corps et de la société vont de pair  : agir sur le
premier c’est transformer la seconde  », décrit le philosophe Pierre
Musso 188. Le rapport insiste sur le fait qu’il s’agit «  d’un moment unique
dans l’histoire des réalisations techniques ». Ainsi, « avancer simultanément
le long de plusieurs de ces axes pourrait créer les conditions d’un nouvel
âge d’or qui constituerait un tournant décisif en termes de productivité
humaine et de qualité de vie », écrivent Roco et Bainbridge, qui prédisent
que « le XXIe siècle pourrait finir dans la paix et la prospérité universelle et
l’évolution vers un plus haut degré de compassion et d’accomplissement ».
Un tel programme laisse rêveur  ! Le rapport décrit les transformations
possibles du corps par les technosciences. Ce nouveau technocorps
«  incarne le monde à venir et indique en creux qu’un autre monde est
possible, selon le slogan des altermondialistes, mais par la voie de
l’innovation technoscientifique, commente Pierre Musso. En refaisant le
corps, il s’agit de refaire l’homme et, au-delà, de refaire la société, la
science et le monde. La révolution mondiale est possible, mais exit le
politique. C’est la croyance en la technoscience qui doit seule opérer ».
Pour l’écrivain Alain Damasio, «  le transhumanisme est un discours
mythologique. Il vient combler l’espace entre ce qu’on ne maîtrise pas et
notre besoin de sens. C’est une pensée para-religieuse, c’est pour cela
qu’elle est efficace 189  ». Le discours transhumaniste répond ainsi à des
besoins sociaux. Il joue sur un aspect prophétique et produit de l’attente.
« Nous sommes dans une période relativement triste, une sorte d’hiver, peu
de discours actuellement se fondent sur le désir. Le transhumanisme
propose un horizon qui fait envie. Il revient à des choses immémoriales,
consubstantielles à l’humain, qui renvoient à notre imaginaire, souligne
Alain Damasio. Les affects investis sont très puissants, le transhumanisme a
un pouvoir affectif extrêmement fort. C’est une sorte de pensée magique,
enfantine. » Qui marque les esprits, suscitant fascination et fantasmes.

L’art au service du transhumanisme, entre


fascination et fantasmes
On retrouve cette fascination dans l’art. Depuis toujours les peintres,
écrivains, poètes ont proposé des œuvres où les hommes s’hybridaient avec
des animaux, étaient dotés de pouvoirs surnaturels, rencontraient des
créatures venues d’ailleurs. Depuis quelques décennies, le cinéma et la
bande dessinée ont largement repris ces thèmes en leur conférant une
puissance visuelle nouvelle. Le IIIe  millénaire a vu naître un secteur
artistique fortement inspiré des progrès de la biologie et de la génétique : le
«  BioArt  ». Un documentaire coproduit par Arte relate ainsi quelques
exploits artistiques significatifs 190. On peut y voir plusieurs travaux
d’artistes expérimentant avec leur propre corps. Ainsi, une jeune Française
est transfusée avec du sang de cheval afin d’«  entrer en communion avec
l’animal au-delà de la vision anthropocentrée du monde  »  ! Devenue
centaure, elle ne dort plus que quatre heures chaque nuit et par
intermittence… Ce qui serait, dit-elle, une caractéristique chevaline. Un
artiste japonais a réalisé une reproduction de son cerveau en trois
dimensions, puis l’a recouverte de mousse bioluminescente génétiquement
modifiée avant de l’exposer dans un jardin public. Le performeur australien
Stelarc s’est fait implanter dans l’avant-bras une oreille synthétique munie
d’un micro, afin de disposer d’une troisième oreille. Connectée à internet,
elle permettrait aux internautes d’entendre ses moindres mouvements et tout
ce qui se passe dans son environnement. Un «  dispositif d’écoute à
distance », actif en permanence, pour public voyeuriste. Dans le cadre d’un
autre projet, Ping Body, il a connecté son corps à internet. Ce sont des
requêtes informatiques, choisies de manière aléatoire, qui stimulent les
muscles de l’artiste, créant une sorte de chorégraphie. Travaillant aussi sur
l’exosquelette, il « explore d’autres architectures anatomiques (biohacking)
afin d’habiter un corps qui fonctionne au-delà de ses limites ».
La bioartiste française Orlan, qui a réalisé nombre de modifications
corporelles spectaculaires, mélange ses cellules cutanées « avec celles d’un
fœtus africain » sur le thème de l’Arlequin, composé d’éléments d’origines
et couleurs différentes, pour « casser les frontières entre les cellules ». Un
apprenti généticien réalise une «  course de l’ADN  », en mettant en
compétition dans un gel d’électrophorèse les gènes responsables des
couleurs de peau au sein de sa propre famille mosaïque (d’origine
jamaïcaine). L’Américain Joe Davis, artiste résident au MIT, invente les
«  culottes à ADN  », en imprimant son propre ADN sur des dessous
féminins – une expérience basée sur l’attraction qu’éprouvent des personnes
disposant de complexes d’histocompatibilité (partie de notre code
génétique) différents. L’artiste explique ainsi que, chez les couples
possédant des complexes d’histocompatibilité semblables, les femmes sont
« plus infidèles, surtout en période ovulatoire »… Des artistes « branchés »
se réclament ainsi d’hypothèses supposées scientifiques pour démontrer
leur technophilie. D’autres réalisations filmées dans ce documentaire
n’impliquent pas directement le corps de l’artiste. Ainsi l’introduction de
«  bactéries mutantes  » dans un liquide constituerait la base d’une
«  électronique bactérienne  »  ; un «  vêtement microbiologique  » pourrait
constituer une seconde peau évoquant le suaire de Turin, à partir de
bactéries supposées bénéfiques, lesquelles se développent «  de manière
incontrôlée et un peu magique  »  ; un poumon artificiel chimérique,
comportant des cellules humaines, est introduit dans un fœtus de souris afin
de réaliser « un post-cyber-incubateur rétrofuturiste ». Un technoverbiage à
la hauteur du salmigondis idéologique que porte le transhumanisme…
Les commentaires parsemant ces exploits scientifico-artistiques
comparent les artistes pénétrant le laboratoire à des «  correspondants de
guerre »… Quelle est la motivation des chercheurs qui participent à ce type
d’expériences  ? Au cœur des préoccupations narcissiques de l’artiste, se
trouve la volonté d’«  augmenter l’accessibilité à son propre corps en
expérimentant la nature ». Le BioArt délivrerait des messages importants à
la société et inviterait à la vigilance en montrant d’autres possibles,
affirment ceux qui y adhèrent. Mais peut-on parler de « vigilance » quand
l’artiste Joe Davis souhaite transformer le code génétique pour que les
légendes deviennent réalité ? D’autres commentaires affirment que le corps
humain n’est qu’un point de départ vers une autre évolution qui sera
réalisée par l’homme  –  un credo typiquement transhumaniste. Un artiste
décrète que « l’important n’est pas l’identité du corps, mais sa connectivité,
pas sa mobilité, mais son interface  ». Nombre d’interventions artistiques
dans le champ scientifique font apparaître la fascination de ces artistes pour
leur objet. Plus grave, l’œuvre rencontre les fantasmes des spectateurs en
méprisant leur capacité de compréhension des phénomènes. Elle conforte le
merveilleux sans passer par l’intelligence, grâce à la sophistication des
réalisations. Les bioartistes sont-ils des «  correspondants de guerre  » de
retour des laboratoires ou les apôtres encensant les miracles de la nouvelle
religion ? Il est notable également que l’entreprise transhumaniste est virile
par nature. Dans cette idéologie de la puissance, les femmes sont largement
absentes des laboratoires et entreprises où se fabrique ouvertement le post-
humain. Elles n’apparaissent que dans la partie édulcorée des « implications
artistiques  », lesquelles font place à l’imaginaire davantage qu’à
l’efficacité…
Le transhumanisme se déploie aussi dans la sphère publique par les
images. À Paris, en février  2017, le CNRS propose une belle exposition
dans l’interminable couloir de la station de métro Montparnasse, sur le
thème «  Le vivant comme modèle  ». D’énormes affiches montrent des
propriétés extraordinaires de plantes ou animaux et indiquent comment les
chercheurs se basent sur ces propriétés pour innover. Ainsi, ils s’inspirent
des fourmis pour produire de nouveaux algorithmes de construction, des
libellules pour améliorer les éoliennes, des lucioles pour des LED plus
lumineuses, des éponges marines pour la protection des coques de bateaux,
des vers marins pour concevoir une colle écologique, des virus pour faire
pénétrer des médicaments dans la cellule,  etc. Les chercheurs s’inspirent
aussi de nos enfants («  l’être vivant qui apprend le plus efficacement sur
Terre  ») pour améliorer les robots. Puis la dernière affiche présente un
« robot qui discute d’art avec les humains » : « Le cerveau informatique de
Berenson apprend et développe son propre sens de l’esthétique », indique la
légende. Ainsi, l’exposition imbibe d’abord le piéton du spectacle
merveilleux de l’inventivité des êtres vivants, lesquels créent pour assurer
leur survie des dispositifs écologiques, utiles, ingénieux, que l’homme
s’efforce de mettre à son service. Puis elle le fait passer brusquement au
projet de transformer une calculatrice en expert d’art  ! Le modèle des
images précédentes était de montrer comment l’homme peut s’approprier le
meilleur du non-humain. La dernière image est celle du robot qui
s’approprierait le meilleur de l’homme. L’homme se trouve réduit à un
maillon dans une chaîne qui va du vivant à la machine, de l’humain au post-
humain… Une pédagogie à laquelle participe le CNRS, le plus grand
organisme de recherche en France : émerveiller avec des choses vraies pour
mieux fasciner avec des fantasmes. Il manque au bout du couloir un
questionnaire pour mesurer l’impact de cette propagande  –  avec des
questions comme : « Pensez-vous que l’homme sera un jour égalé ou même
dépassé par le robot ? »
8

L’humain vu comme machine

Ce n’est pas la technique qui nous asservit mais le sacré transféré à la


technique.
JACQUES ELLUL,
Les Nouveaux Possédés, 1973

L’artificialisation de l’humain
Le transhumanisme est un double mouvement, qui vise à la fois la
mécanisation de l’humain et l’hominisation des machines. Pour l’Anglais
Aubrey de Grey, le biogérontologue autodidacte qui veut nous faire vivre
mille ans, « le corps humain est une machine – une machine extrêmement
complexe, pour sûr, mais quand même une machine ». On peut donc sans
fin la réparer, « puisqu’il est possible de réparer les machines fabriquées par
les humains indéfiniment 191  ». Toute défaillance ne serait qu’un problème
technique. «  Le transhumanisme semble être un délire d’ingénieur
confondant la biologie et la mécanique, un peu à l’image du docteur
Frankenstein qui croyait qu’en assemblant des morceaux de cadavres on
pouvait faire revivre un homme, souligne Éric Le Bourg, chercheur sur la
cognition animale. Nos modernes transhumanistes ne sont pas si modernes
que ça, en fin de compte, leurs conceptions scientifiques datant d’une
période comprise entre les milieux des XVIIe et XIXe siècles, entre Descartes
et Darwin 192. »
Le programme porté par Natasha Vita-More, présidente de
l’organisation transhumaniste Humanity +, est à ce titre emblématique. Son
projet «  artistique  » Primo Posthuman vise à construire un corps humain
«  alternatif  », dont chaque organe peut être réparé, augmenté, remplacé.
Chaque morceau du corps aurait sa propre origine, sa propre histoire, son
propre fonctionnement  –  biologique, mécanique, électronique, ou un
mélange. Natasha Vita-More expérimente ses théories sur son propre corps.
« Quand on me demande mon âge, j’ai envie de répondre : mon bras gauche
a dix ans, mon sein droit a deux ans, mes dents cinq ans 193… », plaisante-t-
elle. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le résultat, évoquant les ex-
starlettes à la peau tirée par des années de chirurgie esthétique, ne donne pas
envie. Certes, on pourrait – de loin ou grâce aux miracles de Photoshop –
 lui donner quelques années ou décennies de moins. Mais à quel prix ! Celui
de l’asservissement du corps aux artifices technologiques, aux processus de
«  réparation  », aux interventions chirurgicales. Celui d’un rapport à la
nature, aux autres, et à soi complètement factice et artificiel. L’organisme
humain n’est pas une machine, même s’il contient des «  mécanismes
organiques », que décrit la science.
Dans le « Manifeste transhumaniste » publié en 2002 (puis republié en
2012) par la World Transhumanist Association, il est question de réduire les
« risques d’extinction humaine » – comme si la pérennité de notre espèce,
toute misérable qu’elle fût selon ce manifeste, demeurait quand même
indispensable… Une idée débordée par des transhumanistes plus radicaux
tel Ray Kurzweil, pour lequel la destruction de l’humain au profit de la
machine est annoncée comme un programme. Mais, s’il déclare vouloir
sauver l’humain, le « Manifeste transhumaniste » proclame aussi la défense
de «  toutes les intelligences  », y compris animales ou artificielles, et la
reconnaissance d’une suprématie de l’intellect sur l’humanisme. La
question est alors de savoir ce qui nous est vendu sous le nom
d’«  intelligence  ». Si les machines intelligentes (ou les villes intelligentes
ou l’agriculture intelligente) ne font que mettre en action des dispositifs de
calcul et d’enregistrement, il faut leur refuser ce label – que nous dénions à
la plupart des animaux, mauvais en maths mais pourtant doués de
sensibilité ! Sous prétexte que des souris ayant reçu des gènes humains ont
de plus gros cerveaux et effectuent plus rapidement des tâches complexes,
Laurent Alexandre interroge  : «  L’accession à l’intelligence et à la
conscience ne signifie-elle pas l’accession à une dignité égale à celle de tout
humain 194 ? » Certains semblent attendre de pied ferme le bouleversement
anthropologique que représenterait l’arrivée prochaine de machines
intelligentes et conscientes : le révérend Christopher J. Beneck, pasteur de
Floride, se déclare ainsi prêt à baptiser des machines intelligentes si celles-
ci en font la demande…
Déjà nous sommes fascinés de pouvoir «  converser  » (ou énervés de
devoir le faire) avec un «  agent conversationnel  » (ou chatbot), ces petits
robots logiciels qui répondent aux clients sur les sites internet, par des
conversations automatisées. Les machines prennent la parole et proposent
de nous aider en répondant à nos questions. Et nous voici «  comme ces
hommes antiques qui écoutaient, émerveillés, les statues parlantes 195  ».
Leur présence se multiplie, tout comme les «  assistants numériques
personnels  » qui se contrôlent à la voix. Après l’assistant vocal Siri
développé par Apple en 2011, Google, Microsoft, Amazon et Facebook se
lancent dans le secteur de ces « assistants » qui jouent l’intermédiaire entre
nous et notre téléphone ou ordinateur, et qui permettront demain de piloter
par la voix tous les équipements connectés de la maison. Des coachs
virtuels, logés dans nos montres, se développent, dispensent leurs conseils
aléatoires : « Demain, la journée sera ensoleillée. Et si tu allais faire un tour
dans ce parc vers 9  heures  ? Un de tes amis a l’habitude d’y aller, vous
pourrez peut-être vous croiser 196 », suggère le prototype Folo. « Loin d’être
d’innocentes machines à fabriquer des phrases amusantes, les chatbots, dans
la mesure où ils envahissent peu à peu nos communications, deviennent un
formidable outil de transformation démiurgique qui s’appliquera à
l’individu comme à la société, analyse Alexei Grinbaum, chercheur au
CEA. Quelle sera la réaction de cette autre machine à dialoguer, à savoir le
cerveau humain, à la prolifération massive des conversations dépourvues du
sens profond de la hiérarchie  ? Quand les machines découvrent la parole,
l’homme devrait réfléchir à ce que la parole peut encore signifier pour lui-
même 197. »
Nous voici donc sommés d’entrer en dialogue avec les machines ou de
reconnaître leur intelligence. La même chose arrive avec la conscience,
dont les roboticiens prétendent doter certains organismes. Les robots sont
pourtant seulement «  capables de distinguer entre soi et non-soi 198  »,
remarque Jean-Michel Besnier, qui note que, pour les militaires, un robot
moral serait celui «  qui sait scanner l’uniforme de l’ennemi  »  ! Dans la
disparition du symbolique qui est en marche, le projet technique est, selon
Besnier, de «  substituer un univers de signaux à un univers de signes  »,
c’est-à-dire transformer les manifestations complexes et variées de la
pensée en codes simplificateurs. Il est cocasse d’observer que, au moment
où la machine est prétendue capable de propriétés jusqu’ici exclusivement
humaines, c’est l’homme qui se voit menacé de perdre ces prérogatives  !
Car, prévient Besnier, «  les transhumanistes veulent en finir avec la
conscience », qu’ils estiment avoir été un avantage sélectif avant de devenir
un frein. Ils nous prétendent menacés « de disparition si l’intelligence n’est
pas remplacée par l’instinct » !
Mais, si les machines sont en réalité dépourvues d’intelligence et de
conscience, handicaps dont rien ne prouve qu’ils pourraient être un jour
dépassés, n’est-ce pas la mystification qui est aux commandes du
transhumanisme, avec sa revendication de robots à l’« intelligence forte » et
méritant des droits ? Au contraire de la machine, le vivant se distingue par
ses infinies variations dans chaque champ de ce que l’on peut mesurer, par
l’infinité des champs susceptibles de mesure et par l’interdépendance de
tous ces éléments. Conséquence  : le vivant n’est pas mesurable  ! La
connaissance du vivant résulte du cumul de réalités multiformes, présentant
chacune un éventail de possibilités variées. Aussi, à partir d’une description
suffisamment abondante, la connaissance repose surtout sur des évaluations
statistiques. C’est ce qui arrive à la génétique, devenue source de données
innombrables qu’elle confie à l’informatique, laquelle se charge de les
traduire en prédictions dans le cadre de la « médecine préventive ». Ainsi
notre devenir commence à être confié à la machine là où notre cerveau n’est
plus compétent. C’est-à-dire là où le calcul remplace l’intelligence.
Comme pour faire disparaître l’importance du vivant, la nécessité de
relations avec le monde animal, vitale depuis au moins dix mille ans, est
mise à mal de toutes parts. Les animaux domestiques du paysan sont
devenus des machines à produire, ceux du citadin des jouets, et tous
relèvent de l’alimentation artificielle et du puçage électronique. Mieux, on
prévoit à moyen terme la production de viande in vitro, pour «  sortir les
animaux du cycle de production  », s’enthousiasme l’ONG états-unienne
New Harvest. Un projet condamné par la sociologue Jocelyne Porcher qui
affirme « nécessaire de défendre l’élevage et nos liens domestiques avec les
animaux comme des composantes vitales de notre devenir humain 199  ».
Parallèlement, la science contemporaine rompt les frontières entre l’homme
et l’animal, acceptant progressivement des différences de degré ou de
complexité plutôt que de nature. Mais la différence fondamentale entre le
vivant et la machine résiste, malgré les proclamations transhumanistes. Le
vivant est, avant tout, ce qui s’active contre la mort, tandis que la machine,
bien qu’exposée à la finitude, n’en éprouve ni conscience ni douleur. C’est
que tout vivant, humain ou non, est irremplaçable puisque, après sa
disparition, il n’existera jamais plus d’individu absolument identique.
Même les clones sont différenciés par leur expérience de vivants. C’est pour
réduire ce sentiment d’être unique, et le transformer en chair à canon, que
les armées du monde entier commencent par « faire entrer dans le rang » le
soldat, anonymisation préalable à l’acceptation de la mort. Au contraire des
vivants, toute machine est remplaçable, au moins depuis que sa fabrication
ne marque plus l’objet du sceau de l’artisan, depuis que triomphe la
production en série d’innombrables exemplaires indistinguables. Dégrader
le sentiment d’être irremplaçable – qui imprègne l’humanité de chacun – ne
peut pas être sans conséquence car, alors, l’individu est confondu avec des
dispositifs techniques. Se résigner à un tel destin serait s’abstraire de toute
vie affective, comme font les déprimés. « Rien n’équivaut le vivant, c’est le
sommet de ce qu’il est possible de produire. Cette puissance est le résultat
de millions d’années d’évolution, souligne l’écrivain Alain Damasio.
Comment peut-on croire qu’avec du silicium et de l’électricité, on va
construire quelque chose de plus puissant que le cerveau humain  ? Un
transhumaniste qui affirme cela n’a rien compris à ce qu’est la vie 200 ! »
On peut enfin se demander si, avec le cyborg, il s’agit d’humaniser la
machine ou de robotiser l’homme. Parmi les grandes références classiques à
l’homme augmenté, figurent le Golem de la tradition talmudique, issu de la
glaise, et le monstre de Frankenstein, créé par Mary Shelley il y a deux
cents ans, un monstre construit par assemblage de morceaux de cadavres.
Le premier est physiquement puissant mais peu intelligent, comme si la
terre ne pouvait transmettre que la force brute. Le second est
intellectuellement supérieur puisqu’il est capable de mener à bien un plan
d’extermination contre son créateur. Ainsi pourrait-on lire dans les mythes
que la matière est incapable de sécréter l’intelligence humaine. Celle-ci ne
se nourrit que du vivant, même à l’état de cadavre. Une leçon pour les
fabricants d’ordinateurs ?
L’« intelligence artificielle », au mépris
de l’intelligence
Pour les transhumanistes nourris à l’informatique, l’intelligence
artificielle (IA) ou augmentée reste la première mission pour améliorer
l’humanité. Dès les années 1940, le moteur de l’invention de l’ordinateur
était la volonté de faire une réplique améliorante du cerveau humain. La
tendance actuelle est surtout à l’hybridation entre l’homme et la machine.
Ray Kurzweil annonce l’avènement prochain de la pensée hybride,
intelligence humaine dopée aux implants intracérébraux. L’humain sera-t-il
un jour dépassé par sa créature ? « Nous devons être super prudents avec les
intelligences artificielles, qui sont potentiellement plus dangereuses que les
armes nucléaires », prévient dans un tweet le milliardaire Elon Musk, PDG
du constructeur automobile Tesla. Il précise  : «  Espérons que nous ne
sommes pas seulement le disque de démarrage biologique pour une super-
intelligence numérique. Ce qui est malheureusement de plus en plus
probable 201. » Le physicien Stephen Hawking déclarait en décembre 2014 :
«  Les formes primitives d’intelligence artificielle que nous avons déjà se
sont montrées très utiles. Mais je pense que le développement d’une
intelligence artificielle complète pourrait mettre fin à la race humaine. » Un
mode de suicide violent, résultant de la compétition entre l’humain et ses
créatures. Cette éventualité, souvent relayée dans l’imaginaire collectif,
n’est pas en contradiction avec la perspective de la disparition lente de
l’humanité de l’homme par son inféodation aux machines. La fabrication de
robots plus performants que les humains conduirait-elle à la domination
physique par ces forces brutes, aussi bien qu’à notre soumission
ontologique à leur perfection mécanique, deux façons de disparaître en tant
qu’humains de chair et d’esprit ?
L’actualité récente semble donner raison à ces alertes, puisque
l’ordinateur, après seulement quelques décennies d’existence, a déjà vaincu
l’homme dans toutes les opérations logiques. Après notre défaite face à la
machine au jeu d’échecs, c’est l’AlphaGo de Google qui a gagné un match
de go contre un champion de chair en 2016. Mais il est absurde de dire que
l’homme a été battu par l’intelligence artificielle : ce sont bien des humains
qui ont conçu cette machine qui gagne, fait remarquer le philosophe Jean-
Jacques Delfour. Il n’y a pas « d’intelligence machinique » puisque celle-ci
est une invention humaine. Pour Delfour, «  la partie de go entre un être
humain et une machine est une tromperie, une opération de communication
et un moment de la propagande visant à l’humiliation des êtres humains.
Cet affrontement de l’intelligence humaine et de l’intelligence artificielle
est une fable intégrale. L’ordinateur AlphaGo n’est pas simplement un
système technique pur mais, comme toutes les machines, un sociosystème,
c’est-à-dire un être hybride composé d’ingénieurs, de chercheurs, d’objets
techniques, de rêves de pouvoir et de mythes de puissance, mais aussi de
foules d’autres êtres humains qui sont enrôlés invisiblement, via ici
l’enregistrement de trente millions de coups joués par des humains
professionnels 202  ». La fonction d’AlphaGo  ? «  Assurer à l’entreprise une
bonne publicité et contribuer à l’humiliation factice des êtres humains. » Le
philosophe appelle à lutter contre ce discours de propagande et à refuser
cette « humiliation prométhéenne ».
«  Il est en réalité peu à craindre de voir les machines à cerveau
supplanter l’homme sur la Terre, les risques sont à l’intérieur de l’espèce
zoologique proprement dite et non directement dans les organes
extériorisés, annonçait déjà en 1964 l’historien et ethnologue André Leroi-
Gourhan. L’image de robots chassant l’homme à courre dans une forêt de
tuyauteries ne vaudra que dans la mesure où l’automatisme aura été réglé
par un autre homme 203.  » À ce jour, les IA sont incapables de véritable
raisonnement et ne réalisent que des calculs. De plus, ces calculs ne
concernent que des tâches déterminées à l’avance  : AlphaGo ne saurait
battre un joueur de bridge, il faudrait pour cela une nouvelle machine ad
hoc. Surtout, de telles machines relèvent de l’«  IA faible  », et non d’une
« IA forte », celle qui aurait selon les chercheurs des qualités dépassant la
logique et pouvant aller jusqu’à la conscience de soi, voire l’altruisme. Une
machine qui reste cependant à inventer… Pour lors, la capacité
d’autoapprentissage du robot, qui conditionne ses progrès à venir, connaît
des limites immédiates dès lors que la machine n’est plus approvisionnée en
données !
Malgré les fonds investis par Google et les autres acteurs du secteur, la
survenue d’une « intelligence artificielle complète » n’est pas pour demain.
Alors, reste la recherche d’augmentation de nos propres capacités
cérébrales, jusqu’au point où d’éventuels dispositifs pourraient conférer à
une élite le pouvoir de dominer « la race humaine ». Le grand programme
européen « Human Brain Project » continue d’investir d’importants moyens
dans la connaissance du cerveau, dans le but de contribuer à l’intelligence
artificielle autant que de maîtriser le fonctionnement cérébral biologique,
tout comme les projets concurrents, aux États-Unis ou en Chine. En
septembre 2016, Google, Facebook, Amazon, Microsoft et IBM ont créé un
nouveau lobby aux allures d’organisation philanthropique, « Partnership on
AI », qui promet de travailler pour que l’intelligence artificielle « bénéficie
aux gens et à la société ». Il s’agit surtout « de maîtriser les débats éthiques
sur l’IA, en choisissant les questions abordées et en orientant les réponses
apportées », remarque le journaliste Guillaume Champeau 204. Cette stratégie
de canalisation en amont de la réflexion critique a déjà fonctionné dans le
champ de la génétique où les principaux acteurs communiquent largement
sur leurs interrogations éthiques depuis plus de quarante ans (Asilomar, voir
la troisième partie, ici et suiv.), sans que leurs ambitions et leurs réalisations
s’en trouvent sérieusement freinées.
Typologie de l’hybride et du « presque-
humain »
Entre artificialisation de l’homme et tentatives pour décupler la
puissance de la machine, les frontières tendent à s’effacer entre l’humain et
le non-humain. Quelles que soient les intentions  –  soigner, réparer,
expérimenter, rendre plus efficace, augmenter le confort, devenir cyborg ou
asservir – ces évolutions questionnent nos identités. Vers quoi va l’humain ?
Vers quel « idéal » (ou cauchemar) le transhumanisme nous emmène-il avec
ces logiques d’artificialisation et d’hybridation  ? Le philosophe Thierry
Hoquet propose une typologie des « presque-humains » qui peuplent notre
imaginaire 205. Il a repéré six formes issues de la fiction et présentes dans
notre littérature, qu’il nomme Mutant, Cyborg, Organorg, Robot, Bétail et
Zombie. Des formes dont on voit poindre les prémices dans certaines
recherches en cours ou dans certaines expérimentations underground. Et qui
tracent en tout cas les contours de ce vers quoi pourrait aller l’homme du
futur, si les velléités transhumanistes trouvent un écho favorable dans nos
sociétés.
Thierry Hoquet décrit tout d’abord Cyborg et Organorg, deux
combinaisons entre organique et technique. Organorg, c’est Batman ou
l’inspecteur Gadget  : un être humain outillé, qui s’augmente
temporairement, mais peut déposer son équipement, ses «  outils  », qui ne
l’affectent pas fondamentalement. Cyborg, au contraire, a perdu une partie
de son autonomie  : un câblage est présent entre les deux composantes
organique et technique, ou bien la technique est profondément intégrée dans
le corps. Il s’opère une forme de substitution entre l’organique et le
mécanique. C’est le replicant du film Blade Runner 206, ces androïdes
couplés à des éléments organiques, travailleurs esclaves programmés pour
s’autodétruire au bout d’un certain temps. Le film RoboCop décrit quant à
lui « le corps d’un individu mutilé, colonisé par l’implémentation technique
et pris en charge par une entreprise capitaliste, transformé en super-soldat
au service du maintien d’un certain ordre, fût-il inique et corrompu 207  ».
C’est la logique de la prothèse tirée à son extrême, où le mécanique se
substitue progressivement à l’organique. L’hybride n’offre «  pour tout
horizon que l’inéluctabilité de son obsolescence, la nécessité de sa
maintenance et le risque toujours menaçant de la panne générale, sans que
l’on sache désormais si ces défauts résultent de son statut d’artefact
imparfait et de produit humain ou de son intégration à l’organisme
putrescible et déliquescent 208  », décrit le philosophe. L’insertion
d’«  éléments étrangers dans le champ immunitaire du soi  » conduit très
souvent et inéluctablement à un ratage. « S’il y a des exemples d’insertion
ou de greffe réussies, cela finit toujours par clopiner, boiter, frotter, traîner
lamentablement, nécroser 209. » Dans notre littérature et nos films, le cyborg,
mi-humain mi-machine, ne vit pas souvent très bien l’hybridation.
Pour trouver un exemple de réparation ou d’augmentation de fonction
réussie, il faut se tourner vers une autre figure de la fiction, celle du Mutant.
C’est par exemple l’adjonction d’un squelette en adamantium sur le
personnage de Wolverine, dans la série de films X-Men, qui est permise par
son infinie capacité de cicatrisation. Mutant est un individu né différent ou
qui se révèle différent à un moment de son existence, explique Thierry
Hoquet. Comme les personnages Spiderman ou Hulk. Leur point commun :
leur mutation n’est pas produite intentionnellement par l’homme, mais peut
être liée à un accident. Si la mutation est intentionnelle, on entre plutôt dans
la catégorie Bétail, avec les OGM par exemple.
Robot et Bétail sont quant à eux des instruments artificiels, produits par
l’activité humaine. Robot est totalement mécanique, Bétail totalement
organique. Pour ces deux formes se pose toujours la question de
l’individualité  : un Robot au sens plein doit être doté d’une personnalité
(comme C-3PO dans Star Wars ou HAL dans 2001 : l’odyssée de l’espace).
Bétail, produit de l’ingénierie humaine, aspire également à être individué :
« Tout Bétail est un individu à qui l’on dénie son statut autonome et qu’on a
produit pour qu’il serve une certaine fin, mais qui soudain montre une
autonomie qui surprend son créateur.  » Ce sont les clones du film The
Island, ou par extension le Golem et le monstre de Frankenstein. La sixième
figure, Zombie, est le contrepoint de la fiction de Bétail, décrit Thierry
Hoquet. Il est souvent pluriel, dénué d’individualité, il incarne l’aspect
désorganisé et spontané des puissances vitales. Ce sont les créatures du film
Alien ou les morts vivants des films de zombies. Ces histoires racontent des
invasions extérieures, des proliférations incontrôlées, une entité créée par
l’homme, échappée de ses laboratoires. La fiction de Bétail parle au
contraire d’individus qui souffrent d’aliénation et d’exploitation.
Ces six formes fictionnelles traduiraient les aspirations des sciences qui
leur sont apparentées  : génétique, cybernétique, robotique, agriculture,
biomédecine. «  Mutant réalise un fantasme de puissance  : le monde
continue à aller comme il va, mais quelques individus ont le pouvoir
d’échapper aux règles ordinaires, ils passent à travers les murs, changent de
formes, déclenchent des tornades ou résistent aux chocs. » Ils ont « les bras
qui s’allongent, ou le corps endurci, ou le corps qui s’enflamme, ou qui
dégage des ondes magnétiques  ». Se pose la question des différences,
comme dans les films X-Men : « À partir de quel degré de différence nous
trouvons-nous “anormaux”, susceptibles d’être exclus de l’espèce
humaine ? » Une notion de seuil que l’on retrouve dans les questionnements
sur l’homme augmenté  : jusqu’où sommes-nous humains  ? À ce titre, la
pensée réductionniste, en éliminant les préventions morales ou culturelles,
permet de concevoir des modifications audacieuses. Ainsi Jeffrey F. Kahn,
directeur de l’Institut de bioéthique Johns Hopkins Berman à Baltimore,
aux États-Unis, peut justifier la construction de chimères homme-animal
par ce commentaire  : «  Après tout, ce n’est que de l’ADN  ! […] Que
faisons-nous lorsque nous mélangeons les caractéristiques de deux
espèces  ? interroge-il. Qu’est-ce qui nous rend humains  ? Est-ce le fait
d’avoir 51 % de cellules humaines 210 ? » Cette question glaçante réunit les
deux facettes de la rationalité numérique qui triomphe dans le
transhumanisme : tout vivant ne serait que le reflet de son ADN et celui-ci
pourrait être soumis à la quantification… La boucle réductionniste est
bouclée.
La typologie dressée par Thierry Hoquet permet de montrer les logiques
à l’œuvre, mais aussi l’infinie variété de gradations entre ces figures.
Chaque type fictionnel fait aussi apparaître les risques associés  :
l’hyperspécialisation du Mutant et son rejet par la société, l’obsolescence du
Cyborg, la nécessaire maintenance et l’aliénation liée à la brevetabilité de
ses composantes qui ne lui appartiennent pas, ainsi que l’oubli du corps
pour l’Organorg, la dépendance du Robot à l’homme, l’exploitation et la
perte d’identité du Bétail, l’ensauvagement et la dégénération du Zombie.
Ces figures imaginaires montrent aussi les dérives politiques possibles : les
films de Mutants nous parlent de disparition de l’égalité et d’eugénisme,
avec la formation d’une élite aristocratique où chaque individu est réduit à
une fonction, celle de son « superpouvoir », et où toute la question est de
savoir comment ces individus vont faire société (entre eux ou avec les
humains non mutés). Les fictions de Cyborgs évoquent des sociétés de
contrôle. Celles de Bétail interrogent l’instrumentalisation du vivant et « la
volonté des humains de se poser “comme maîtres et possesseurs” de la
puissance vitale ». Elles dressent le portrait de mondes totalitaires, où des
individus sont réduits en esclavage, assignés à une fonction, désignés pour
celle-ci. «  Bétail incarne l’esprit du marché  : la production d’individus
instrumentalisés, considérés non comme des fins mais comme des moyens,
et voués donc à une exploitation certaine via leur marchandisation. » Quant
à la figure de Robot, il trace le contour d’une oligarchie monopolistique  :
«  Quelques grandes compagnies sont en capacité de produire à grande
échelle des esclaves, instruments animés sans caractère.  » Quelles que
soient les voies choisies (ou subies), aucun de ces futurs fictionnels ne
semble très désirable. Mais ils présentent un éventail des prises de contrôle
du corps que permettraient les technosciences.

Le corps sous contrôle


L’industrie médico-pharmaceutique s’empare de plus en plus de la vie
ordinaire pour placer les corps sous son contrôle. La ménopause est ainsi
devenue une cible, tout comme l’assistance à la procréation, que les progrès
techniques ont permis de médicaliser. Le journaliste Philippe Baqué a
enquêté sur la « fabrication » médicale de la maladie d’alzheimer à partir de
divers symptômes du vieillissement  : des start-up développent des
molécules thérapeutiques tandis que d’autres commercialisent un test
diagnostique qui permettra de cibler les utilisateurs de l’éventuel
médicament, créant ainsi une multitude de nouveaux sous-groupes de
patients 211  . Au-delà du développement de la médicalisation, la mainmise
accrue sur nos corps passe aussi par des développements technologiques,
préfiguration d’une possible emprise transhumaniste.
Il est paradoxal que « la libération de la servitude à la chair », prônée
par le transhumanisme, «  passe par la soumission à la technologie 212  ».
Cette soumission du corps interroge aussi sur le rapport à soi. Ne serait-elle
pas le symptôme d’une «  haine de soi  »  ? se demandent certains
philosophes. Pourtant porté par une foi dans le progrès, le transhumanisme
n’est-il pas le signe d’un découragement profond face à l’humain  ? Une
«  fatigue d’être soi  », selon l’expression du sociologue Alain Ehrenberg,
emporterait tout, incitant l’homme à s’abandonner à une technologie
déresponsabilisante. Cette image renvoie aussi à la figure de l’athlète, à son
équipement, aux pratiques de dopage, avance Thierry Hoquet : « Le corps
sportif, arc-bouté sur le souci de sa performance, semble impliquer
l’acceptation d’un renoncement croissant à son autonomie et la soumission
aux exigences des sponsors et des équipementiers, en étroite collaboration
avec les laboratoires pharmaceutiques 213. »
Un mouvement incarne actuellement cette tendance à la soumission à la
technologie et au recentrement sur soi-même et sur son corps : le Quantified
Self, ou «  quantification de soi  ». Une pratique qui consiste à mesurer,
relever des données sur son fonctionnement corporel, les analyser, les
stocker et éventuellement les partager avec autrui. Une « prise de contrôle »
sur son corps, mais surtout une surveillance des moindres gestes du
quotidien, par soi-même, grâce à la technologie. Nous voici désormais
équipés de capteurs, qui calculent le nombre de pas que nous faisons dans la
journée, nos heures de sommeil et leur qualité, les calories brûlées, notre
fréquence cardiaque, le taux d’oxygène dans notre sang ou même le nombre
de spermatozoïdes que nous produisons. Des casques permettraient
d’évaluer «  l’efficacité  » de notre sommeil, et des tatouages électroniques
mesurent le taux d’UV reçu par notre peau. Une société française, Mybiody,
propose un système de diagnostic et de «  bilan corporel  », qui mesure la
masse musculaire, la masse graisseuse, l’hydratation, les besoins
énergétiques et la densité osseuse. Le dispositif, soutenu par le ministère de
la Santé, collecte les données grâce à un capteur posé sur la cheville.
L’entreprise promet un «  checkup corporel immédiat et une analyse sur
mesures  ». Et plus, si affinités  ! «  J’ai atteint l’équilibre parfait avec une
note d’équilibre corporel de 9/10  », annonce une femme sur un encart
publicitaire. Ou bien  : «  Je connais exactement les besoins caloriques de
mon corps. » Mais aussi, plus inquiétant : « Nous surveillons la santé de nos
parents à distance et nous recevons des alertes » [sic]. Dans le même genre,
arrive actuellement sur le marché «  Proteus discover  », une petite pilule
«  connectée  » à ingérer tous les matins, qui transmet aux personnels de
santé autorisés des informations sur l’efficacité de nos traitements
médicamenteux. Et voilà qu’on nous promet pour bientôt des biocapteurs
qui effectueront un contrôle médical.
Un site internet recense plus de 500 outils de « self-tracking » 214 . Aux
États-Unis, les médecins disposent d’un catalogue d’applications pouvant
être prescrites à leurs patients, proposé par la start-up Happtique. Les
informations collectées sont transmises au praticien qui peut ensuite faire
évoluer le traitement médicamenteux de son patient. Il existe aussi des
gélules qui, une fois ingérées, transfèrent toutes les trente secondes des
données, comme la température du corps. Ce dispositif est destiné aux
sportifs de haut niveau  : les données collectées, par la corrélation entre
température et puissance musculaire, «  permettent au coach de suivre
comment réagissent les athlètes, pendant l’échauffement, l’entraînement, la
compétition, la récupération. On ne réagit pas tous pareil, ça permet au
coach d’adapter l’entraînement, afin d’optimiser la performance », explique
Laurent Mougel, directeur des ventes de l’entreprise BodyCap, qui
commercialise la gélule. Une société anglaise annonce même la mise sur le
marché du «  i.Con Smart Condom  », un préservatif «  intelligent  » qui
enregistre et partage les performances sexuelles de ses utilisateurs ! Celui-ci
fournit les statistiques de chaque utilisateur – et les compare avec celles des
autres clients – et pourrait même diagnostiquer certaines maladies.
Le Quantified Self annonce un nouveau moi, connecté et
marchandisable. Nul besoin d’être technophobe pour s’inquiéter de cette
prolifération, avec tous les risques afférents, que ce soit le piratage de ces
données intimes, la définition de normes sociales auxquelles les individus
sont invités à se conformer, ou le contrôle exercé par des personnes
«  expertes  » (ou des entreprises) sur notre propre corps. Déjà des
compagnies d’assurances dans certains pays proposent de réduire nos
cotisations si nous portons un bracelet connecté qui garantit que nos
comportements sont bien vertueux en termes de santé. Porter un bracelet
électronique pour payer moins cher : nous voici en liberté conditionnelle !
Le géant pétrolier BP a ainsi fourni 25  000  bracelets connectés à ses
employés. Ceux qui marchent suffisamment peuvent obtenir plus de
1 000 dollars de ristourne sur leur assurance santé 215. Double bénéfice (ou
double peine)  : votre entreprise vous surveille 24  heures sur 24 et votre
compagnie d’assurances collecte des données personnelles sur votre état de
santé  ! Un tel flicage devrait progressivement être personnalisé avec le
séquençage des génomes individuels dans le cadre de la «  médecine
préventive  ». Sans compter que ces dispositifs ont vocation à devenir
« internes », pour se faire un peu plus oublier : intégrés dans notre corps, il
sera alors plus difficile de s’en débarrasser.
«  Le Quantified Self ne peut être réduit aux seules applications de
mesure. Les adeptes du Quantified Self s’inscrivent dans un projet
entrepreneurial d’exploration de données personnelles collectées grâce à
des outils connectés d’automesure  », décrivent Camille Gicquel et Pierre
Guyot dans un ouvrage sur le sujet 216. Ainsi s’opère la fabrication d’une
nouvelle forme de subjectivité. Chacun, intégrant le programme néolibéral,
cherche à «  autogérer son capital santé, son capital physique, son capital
intellectuel, devenant autoentrepreneur de lui-même, mis en compétition
avec les autres dans une société de plus en plus atomisée 217 ». Ces pratiques
posent de nombreuses questions éthiques, mais aussi juridiques. Quel est le
statut juridique de toutes nos traces numériques  ? À partir du moment où
nous consentons à porter ce type de bracelets ou de dispositifs pseudo-
médicaux, les données collectées nous appartiennent-elles encore  ?
Peuvent-elles être considérées comme une prolongation de nous-mêmes 218 ?
Et si nous nous implantons des puces dans le corps, qui en a la propriété ?
Si l’entreprise qui nous a demandé de nous implanter fait faillite, qui devra
assurer les frais de « dépuçage » 219 ?
Nous sommes de plus en plus dépendants de dispositifs technologiques
qui envahissent notre quotidien. Une des promesses des transhumanistes est
d’améliorer notre bien-être. Ce qui «  permet de démédicaliser l’usage des
technologies pour la santé, autrement dit de développer des dispositifs
médicaux en dehors des contraintes de sécurité et d’éthique de la recherche
biomédicale 220  ». Entre optimisation de notre bien-être et amélioration de
nos performances, ces dispositifs connectés à prétention médicale sont quoi
qu’il en soit une étape de plus vers l’artificialisation de nos propres corps.
9

Le monde fantasmé du post-humain

Ce que la technique rendait possible, c’était l’irruption du fantasme


dans la réalité. […] Rien de nouveau dans ces fantasmes, ils sont
immémoriaux. Ce qui était inédit, c’était leur réalisation.
MONETTE VACQUIN, psychanalyste

Comment faire société ?


Nos civilisations ont créé des règles rendant possible la coexistence des
personnes et des communautés. Elles constituent le fonds commun des
différentes cultures, dans leur diversité. Les courants transhumanistes
semblent accepter les préceptes moraux tels que les traditions ou les
religions les ont élaborés, même si la recherche d’efficacité peut exalter
certaines valeurs propices à la compétition. Mais qu’en serait-il du post-
humain ou du robot autonome ? Ce qui est en construction ressemble à une
nouvelle religion. Pourquoi ne fabriquerait-elle pas, elle aussi, sa propre
morale  ? Une morale que les hommes d’aujourd’hui pourraient estimer
criminelle, ou égotiste, ou complètement immorale ? Dans un cybermonde
où les valeurs individuelles mépriseraient le collectif, sauf pour en tirer de
la puissance, ce que nous nommons morale pourrait avoir moins de
signification encore que dans les sociétés animales. Avec le projet de
considérer des machines comme des personnes à part entière, nous arrivons
au comble de la honte prométhéenne qu’analysait le philosophe allemand
Günther Anders  –  l’humiliation des hommes devant les performances des
machines qu’ils ont conçues. Selon ce projet, approuvé par divers courants
du transhumanisme, dont la version « progressiste » qu’est Technoprog, il
ne s’agit plus seulement d’envier les capacités de la machine mais
d’admettre celle-ci au sein du monde humain en lui accordant les droits des
personnes. C’est ce qu’a proposé la Commission des affaires juridiques du
Parlement européen, en mai  2016, avec la «  création d’une personnalité
juridique pour les robots  » ou l’attribution aux robots «  intelligents  » ou
«  autonomes  » du qualificatif de «  personnes électroniques  », afin de les
« doter de droits et de devoirs bien précis ». Quelle a été l’implication des
lobbys de la robotique dans cette proposition ? Celle-ci montre en tout cas
combien l’idéologie transhumaniste gangrène subrepticement les esprits et
les institutions. Ainsi, l’Arabie saoudite a accordé le 25  octobre 2017 la
nationalité saoudienne à un robot humanoïde, Sophia, construit par la
société Hanson Robotics. Il s’agit d’une première, annoncée lors de la
conférence «  Future Investment Initiative  » à Riyad  : «  Je suis vraiment
honorée et fière de cette distinction unique ; je veux vivre et travailler avec
les humains, […] je ferai de mon mieux pour rendre le monde meilleur », a
déclaré le robot «  capable de reproduire plusieurs dizaines d’expressions
faciales très réalistes ». L’androïde « a des caméras à la place des yeux avec
un algorithme censé reconnaître les visages humains et établir un contact
visuel », il est « capable de discerner le langage humain, de répondre aux
questions et de mémoriser ses interactions et les visages qu’il voit ». Pour
Nathalie Nevejans, spécialiste en droit et éthique de la robotique à
l’université de Douai, «  cette disposition est inadéquate  »  : «  La
personnalité juridique a déjà été donnée à des “choses” sans conscience ou
sentiments telles que les entreprises », mais « ce sont des êtres humains qui
les gouvernent  ». Tandis que «  lorsqu’on parle des actions d’un robot
autonome, qui pourrait devenir “imprévisible”, il n’y a là aucune réalité
humaine ».
Allons-nous vers une divergence entre humains et post-humains, vers
une bifurcation entre deux espèces distinctes  ? C’est peut-être pour y
parvenir imperceptiblement que l’on donne aux robots une forme humaine,
sans autre nécessité apparente que de mobiliser nos comportements
d’empathie dans cette période d’acclimatation, et de ruiner progressivement
toute velléité de distanciation et donc de maîtrise. Quant à l’éthique, la voici
réduite à un service minimum par la « bioéthique », qui ne conçoit la liberté
des personnes que comme la permission d’agir donnée aux individus, en
niant l’intériorité qui permet l’autonomie. Les préceptes médicaux qui
imposent aux praticiens de ne pas nuire et permettent aux patients de
consentir sont bien sûr nécessaires, mais ils pourraient déjà s’appliquer à
des robots dotés d’un logiciel adéquat  ! Convenons avec la psychanalyste
Monette Vacquin que « ce qui caractérise ce moment de l’humanité semble
être une attaque sans précédent portée à la catégorie de l’Autre, anéantie par
la maîtrise, à celle de la différence, abolie dans la chimère ou l’hybridation,
à celle du corps sensible, dans la proposition prothétique, à celle de la
pensée, dans sa réduction à ses seuls aspects fonctionnels, à celle de
l’Interdit enfin, par sa disqualification au nom de la liberté de la
recherche 221 ».
Comment pourrons-nous continuer à faire société dans de telles
conditions ? Si certains veulent préserver leur corps dans l’hypothèse d’une
survie à l’issue d’une future décongélation ou avaler des molécules dans
l’espoir de gagner quelques années de vie, pourquoi pas  ? Si certains
milliardaires sont prêts à dépenser leur fortune pour de folles promesses, si
certains chercheurs surfent sur nos peurs ancestrales, après tout où est le
problème  ? Peut-être en ce que ces nouvelles pratiques contribuent à
bouleverser notre perception de la mort et donc notre manière de vivre
ensemble. Un bouleversement qui est loin d’être anodin. «  Les ressources
financières et les capacités opérationnelles dont disposent les chercheurs
prolongévistes leur procurent une acceptabilité sociale considérable,
d’autant que leurs discours à saveur scientiste sont teintés d’un
ultralibéralisme qui fait de la mort un choix individuel 222  », décrit Céline
Lafontaine, sociologue à l’université de Montréal. Avec quelles
conséquences  ? Une forme de privatisation et de désymbolisation de la
mort. On ne meurt plus «  de la mort  », mais d’une multitude de causes
individualisées. À force d’être déconstruite en une multitude de facteurs, la
mort finit par apparaître elle-même comme une maladie, contre laquelle
nous pouvons lutter. «  Privatisée, la mort cesse d’être perçue comme le
socle ontologique propre à la condition humaine, elle devient l’enjeu d’un
combat individuel pour la survie par le biais de l’arsenal biomédical 223  »,
analyse la chercheuse. Quel monde dessine une telle conception  ?
L’angoisse face à la mort et les réponses collectives qui sont apportées sont
le fondement de tout édifice social. Mais qu’en est-il « d’une société où la
mort passe du statut de socle ontologique à celui de contingence
historique ? D’une société engagée dans une lutte pour en finir avec la mort
au point que chaque décès prend les allures d’une défaite scientifique ? »,
interroge Céline Lafontaine. Une société où les individus veulent prolonger
indéfiniment la vie est un monde « dans lequel le passage des générations
n’est plus le fondement  ». Une telle visée vient ébranler l’ordre
générationnel, la procréation, la transmission. C’est une rupture
fondamentale dans ce qui fonde aujourd’hui nos sociétés. «  Au plan
sociologique, on peut penser qu’une telle société instituerait une nouvelle
forme de vivre ensemble centrée sur l’obsession de la santé et du contrôle
sécuritaire », explique la sociologue.
Autre sujet d’inquiétude : nous ne sommes pas égaux devant la mort, et
nous le serons sans doute encore un peu moins demain si ces recherches
aboutissent. Le temps est notre plus grande richesse, et le rapport à la mort,
ultime frontière, focalisera sans doute encore plus toutes les inégalités. Il est
probable que tous n’auront pas accès à ces progrès technologiques au coût
prohibitif, et donc très sélectif. Sans compter que l’immortalité vendue par
Google ne fait pas vraiment envie à tout le monde ! Ni l’humanité à deux
vitesses, dont l’écart risque de s’amplifier, marquant encore davantage les
logiques de domination au creux de nos corps, selon qu’ils seront
augmentés ou non. « En réalité, c’est l’infiltration du capitalisme sauvage,
darwinien et froid comme l’acier qui se laisse apercevoir dans le dessein
clairement transhumaniste de Google. Derrière le slogan de “l’homme
augmenté”, on discerne une post-humanité clivée entre une hyperclasse,
capable de se payer l’immortalité (la filiale du géant de Mountain View,
Calico, veut “tuer la mort”) et la “surhumanité”, et le reste de la population
mondiale, qualifiable de “chimpanzés du futur” pour reprendre la formule
du cybernéticien britannique Kevin Warwick », écrit Éric Delbecque 224. Les
transhumanistes nous parlent de « liberté morphologique ». « Cela veut dire
que vous avez la liberté de choisir de changer votre corps ou votre cerveau
à partir du moment où vous ne nuisez à rien ni à personne  », justifie la
présidente d’Humanity  +, Natasha Vita-More 225. Mais ces atteintes
individuelles à ce qui définit l’humanité ne peuvent être sans conséquences
sur le corps social. Ceux qui refuseront d’entrer dans cette fuite en avant
seront sans doute considérés demain comme handicapés.
Dans les débats sur l’avenir de ces technologies revient sans cesse la
question de l’accessibilité. Un cœur à 150  000  euros, des prothèses de
mains bioniques hors de prix… Qui peut s’offrir ces soins et avoir accès à
ces dispositifs ? Le principal défi pour les créateurs de ces prothèses est leur
homologation comme dispositif médical. Seront-elles remboursées par les
organismes de sécurité sociale et de prévoyance ? Pour qui ? À quel coût ?
Ces questions sont déterminantes pour le développement de ces secteurs de
la recherche. Parallèlement, des projets naissent dans des «  Fablab  », ces
laboratoires participatifs et ouverts à tous, pour développer des prothèses à
bas coûts et open source  –  des prothèses à construire soi-même, libres de
droits, sans brevet, dont les plans sont librement partagés en ligne. Une
manière de contourner le contrôle de ces innovations par quelques firmes
privées qui fixent les prix et possèdent tous les droits sur ces innovations.
Mais avec le risque d’augmenter la diffusion de ces techniques de manière
incontrôlée et de contribuer à la fascination envers ces dispositifs.

Le profit comme moteur


Les acteurs économiques profitent largement de la fascination
technologique, fréquente chez les décideurs politiques, pour peser sur les
orientations et favoriser les choix qui leur conviennent. Il en est de même
dans le domaine de la robotisation du travail, dont l’effet dramatique sur
l’emploi est largement exploité. Objectif  : soutenir qu’«  il serait vain et
réactionnaire de vouloir faire tourner à l’envers la roue de l’histoire, plutôt
que d’inventer les moyens de s’adapter au mouvement impétueux du
progrès technologique 226 ». Face au déferlement des technosciences, il n’y
aurait pas d’alternative politique possible, affirment les transhumanistes. De
fait, il est impossible de séparer le transhumanisme, idéologie de
l’augmentation des capacités humaines, de son versant politique, alors que
le libertarisme s’empare des nouvelles technologies dans un projet
néolibéral extrême. Il s’agit d’une idéologie politique de droite qui puise
pourtant ses valeurs dans des principes qui ont longtemps été ceux de la
gauche. Pour ses promoteurs, la technologie  –  et notamment les
technologies numériques  –  produit de la collaboration, de la
décentralisation, de la déhiérarchisation… Des principes qui apparaissent
vite comme ceux d’un nouveau stade du capitalisme, fondé sur la
disparition totale de l’État au profit d’une «  auto-organisation  » par le
marché.
C’est un projet proche que portent les représentants plus ou moins
avoués du transhumanisme européen, dans des champs d’application plus
larges que la cybernétique. En fait, ces idéologues, souvent activistes,
prônent la déréglementation des outils et des politiques qu’ils revendiquent.
Ils confondent liberté avec liberté d’entreprendre, et placent le pouvoir des
entreprises au-dessus de celui des États. Ainsi, Laurent Alexandre,
entrepreneur en biotechnologies et éditorialiste pour le quotidien Le Monde
où il répand régulièrement l’idéologie transhumaniste néolibérale, fait mine
d’échapper à cette idéologie en écrivant que «  l’intelligence artificielle
pourrait entraîner la fin de l’argent 227 » en supprimant le mérite (remplacé
par la capacité des machines) ainsi que le travail. Les écarts de revenus
étant rendus illégitimes, s’ouvrirait une ère de distribution égale des biens et
services… Une hypothèse qui ignore l’inégalité des équipements
individuels, tout comme la centralisation de ces nouveaux pouvoirs. Laurent
Alexandre oublie d’expliquer pourquoi les géants de l’internet confisquent
les informations qu’ils accumulent pour les transformer en services
marchands ! On peut plutôt craindre, comme le souligne le philosophe Éric
Sadin, que la « quantification continue des êtres et des choses » transforme
des informations innombrables en services marchands, et constitue un
nouveau projet de civilisation au bénéfice des géants de l’internet 228  . Et
comment ne pas craindre de nouvelles hiérarchies, justifiées par le verdict
indiscutable de données scientifiques  ? Alors que dans l’histoire ce sont
surtout des collectivités qui furent la cible du racisme et de l’ostracisme, la
généralisation des identifiants génétiques couplée aux algorithmes dépistant
les comportements individuels ouvre à de nouvelles formes de ségrégation
visant potentiellement chaque personne. Il n’est pas besoin d’imaginer des
intelligences artificielles capables de ces tâches policières pour craindre une
telle perspective, l’homme non augmenté pourrait y pourvoir…
La compétition comme carburant
« Un point commun entre eugénisme et transhumanisme est qu’ils sont
tous deux, en grande partie, l’émanation d’esprits obsédés par la
compétition 229 », analyse le philosophe Olivier Rey. L’eugénisme est partie
prenante de l’entreprise transhumaniste, tant dans le projet de sélection
initiale des humains que dans leur amélioration ou la recherche de la
performance au cours de leur existence. Quand Oscar Pistorius, le coureur
aux jambes en métal, est interdit de compétition avec des athlètes valides,
c’est surtout parce qu’on craint qu’il puisse les humilier. C’est la honte
prométhéenne décrite par Günther Anders qui se trouve ainsi
institutionnalisée  ! On découvre à cette occasion la perversion des jeux
compétitifs pour personnes handicapées qui se développent actuellement  :
l’individu biologiquement et socialement déclassé par rapport au « normal »
est invité à mimer les champions, non seulement en termes de performance
mais aussi en adoptant une attitude résolument négatrice vis-à-vis de ses
cocompétiteurs. Là où la société devrait apporter aide et solidarité, elle
invite à des jeux de pouvoir et de domination, faisant miroiter l’universalité
et le caractère indiscutable de la proposition néolibérale. Ainsi, les Jeux
paralympiques et autres handisports contribuent à l’universalisation du
conflit compétitif. De plus, ils sont aussi l’occasion de tester licitement des
drogues et dispositifs pour augmenter les capacités humaines  –
 concentration, résistance de l’organisme à l’effort, voire la stimulation des
éléments biologiques comme l’oxygénation du sang  –, des augmentations
qui pourront ensuite servir à tous. La compassion affichée est détournée au
profit de l’idéologie de l’homme augmenté. Refusant toute barrière à
l’amélioration, les transhumanistes vont jusqu’à proposer le recours à des
techniques et substances dopantes pour le sport de compétition, «  selon
l’appréciation des arbitres de ce sport », indique l’association Technoprog.
On pourrait faire plus simple  : supprimer le sport professionnel et ses
dérives compétitives et financières  ! Au lieu de cela, et plutôt que
d’empêcher le dopage, certains proposent d’« imaginer de nouveaux types
de sports, définis par un nouveau rapport aux produits et procédés
d’augmentation de la performance 230 »…

Au mépris de l’écologie
Le monde post-humain où nous mène le transhumanisme, c’est aussi un
environnement artificiel, résultat des modifications imposées partout par
notre espèce. Par ses origines californiennes, proches de la contre-culture
des années 1970, le transhumanisme reste parfois marqué par l’écologie
profonde. Mais il demeure largement étranger à l’écologie politique, qui
veut respecter la planète pour en assurer une jouissance humaine durable,
garantissant ainsi la pérennité des conditions d’épanouissement de
l’humain. Cette préoccupation est négligée par ceux qui ne différencient pas
l’humain de la machine. On les trouve aussi bien dans les courants de la
deep ecology que dans les laboratoires les plus à la pointe de la recherche
scientifique. Mettre l’émancipation humaine au cœur de tout projet
écologique semble absent des propositions des transhumanistes. Ils
négligent le fait que nous sommes de la nature, que notre équilibre sensible
et intellectuel ne se nourrit pas d’algorithmes, de mécanismes automatiques
et de télécommandes. Les transhumanistes n’envisagent pas que la
prévention des menaces qui pèsent sur l’environnement soit une priorité. Ils
proposent au contraire des « solutions » qui devraient accélérer la ruine de
la planète, en accentuant l’emprise des humains puis des post-humains sur
les ressources naturelles, au mépris des conséquences déjà irréversibles des
pollutions et des déséquilibres de systèmes qui nous permettent de vivre.
Pour prendre l’exemple de la fertilité masculine, une récente étude 231,
confirmant les nombreux rapports antérieurs, démontre une baisse
dramatique du nombre des spermatozoïdes, de 50-60 %, entre 1971 et 2011
chez les hommes occidentaux. À ce rythme, les spermatozoïdes pourraient
disparaître en 2060  ! L’explication la plus vraisemblable implique les
pollutions chimiques. En l’absence de dispositions drastiques sur les
polluants, c’est la technologie qui invente une parade  : permettre la
fécondation in vitro avec un seul spermatozoïde par la technique ICSI (intra
cytoplasmic sperm injection), pour pallier cette diminution effective de
l’homme !
La croyance qu’une croissance économique sans limites serait possible
est aussi prégnante chez les transhumanistes que chez les tenants du
«  développement durable  ». L’association française transhumaniste
Technoprog s’est prononcée par la plume de son président sur les relations
entre transhumanisme et décroissance économique 232  : «  Une bonne
connaissance des perspectives transhumanistes  » montre qu’il n’y a pas
d’opposition avec les exigences de la décroissance, avance Marc Roux.
Transhumanisme et décroissance seraient «  même nécessaires l’une à
l’autre » ! Pour cela, il affirme le droit à la lenteur, la nécessité d’évaluer la
balance risques  /  bénéfices, tout comme la nécessité d’éviter le
consumérisme et le productivisme. Ainsi pourrait-on parvenir à
l’augmentation et l’amélioration humaines sans aggravation de l’empreinte
écologique. De telles affirmations font clairement la différence avec les
positions néolibérales indifférentes à l’environnement, telles qu’avancées
par d’autres transhumanistes. Mais il est difficile de leur accorder une
crédibilité  : comment la slow science pourrait-elle s’accommoder de la
course à l’innovation accélérée pour le «  progrès  »  ? Comment la
précaution serait-elle respectée quand l’idéologie transhumaniste place
chercheurs et industriels dans une arène de compétition et privatise la
connaissance  ? Comment l’empreinte écologique ne serait-elle pas
augmentée par le développement accéléré de machines dévoreuses
d’énergie et de substances rares, et productrices d’innombrables déchets
souvent toxiques ?
Certainement conscients de ces catastrophes à venir, bien des
transhumanistes prônent des modifications biologiques pour obtenir une
nouvelle configuration du corps humain, plus adaptée au déclin de la Terre
et aux modifications des conditions de vie. Ou bien, solution alternative ou
complémentaire, ils sont partisans de la migration vers d’autres planètes
pour faire face à l’augmentation importante de la population terrestre, du
fait de l’accroissement de la longévité promise…
Le ralliement de Technoprog aux industries les moins écologiques  –
  OGM, nucléaire, nanotechnologies 233  –  témoigne de l’imposture ou de
l’opportunisme de ce courant. Pour la plupart des autres propagandistes du
transhumanisme, il n’est question que de construire l’homme augmenté in
silico (« dans le silicium »), en faisant fi de l’environnement, et non in vivo,
dans le monde vivant. Il arrive parfois que le délire prométhéen s’enrichisse
de propositions visant la construction simultanée d’un homme augmenté et
d’un monde artificiel, adapté aux post-humains, avec par exemple le
recours à la géo-ingénierie, manipulation du climat à grande échelle dont
nul ne peut prévoir les conséquences 234. Tout en attendant le déménagement
cosmique  ! Voilà qui nous place en position d’expérimentation, par des
apprentis sorciers méprisant la complexité du monde et les sources vitales
qui nourrissent le corps et l’esprit des humains.

Un autre terrorisme est possible


Deux grandes idéologies de domination prospèrent aujourd’hui dans le
monde : celle que veut imposer violemment l’intégrisme islamique et celle
qu’introduit subrepticement l’hégémonie des nouvelles technologies. Le
transhumanisme imprègne fortement la jeunesse, au moment où le
terrorisme islamique parvient à captiver les esprits de certains jeunes gens.
La question peut paraître provocatrice, mais il nous semble important de la
poser  : y aurait-il des causes communes  ? Même si les islamistes, au
contraire des transhumanistes, ne prônent pas la survenue d’un monde où la
technologie serait reine, certains terroristes ont montré leur maîtrise des
technologies modernes. Pourquoi cette proportion importante
d’informaticiens parmi les terroristes du World Trade Center en 2002 ou
cette préoccupation actuelle d’occuper le net par les réseaux islamistes  ?
Les jeunes embarqués dans le djihad sont fascinés par la promesse du
paradis acquis par la mort, ainsi que par le désir sacrificiel, ce qui évoque
les promesses suicidaires du transhumanisme – mettre en péril l’existant au
profit d’un hypothétique monde meilleur. Ces analogies sont partagées par
le sociologue Philippe Breton, qui déclare  : «  Comme l’islamisme radical
qui voudrait purifier l’humanité et la faire obéir aux lois divines, les
transhumanistes nous disent que l’humanité serait améliorée en obéissant
aux lois de la technologie. On est dans le même discours utopique […] Al-
Qaïda c’est un terme très moderniste qui signifie “base de données”. Ben
Laden s’est servi de la base de données qui regroupait les moudjahidines en
lutte aux côtés des États-Unis contre l’armée rouge, pendant la guerre
d’Afghanistan 235.  » Une analyse que ne partage pas Nathalie Kosciusko-
Morizet, qui établit un parallèle, au nom du nihilisme, entre islamistes et
antiprogrès (ceux que les transhumanistes nomment les
« bioconservateurs ») : « La foi dans le progrès s’étant effondrée, et l’idée
même de progrès étant devenue incertaine, les sociétés occidentales se
trouvent en crise. J’ai une conviction, dont je sais qu’elle peut heurter, mais
je ne m’en défais pas : c’est le même nihilisme qui pousse certains jeunes à
l’identité incertaine à se radicaliser et à aller commettre des atrocités en
Syrie ou en Irak, et d’autres à se perdre en violence ici, ou à
s’autodétruire 236.  » En réalité, ce n’est pas la foi dans le progrès qui
s’effondre, elle semble plutôt utilisée à des fins religieuses  : «  L’État
islamique, c’est une offre avec des éléments cognitifs très modernes. Mais
une offre qui éveille aussi des instincts profonds de l’homme : la quête du
chaos, la résurrection. Tout cela fait une machine postmoderne très efficace,
d’autant plus qu’elle a mis à son service des moyens modernes 237 », décrit
le politologue marocain Mohamed Tozy.
Alors, quoi de commun entre un transhumaniste fervent, œuvrant pour
un homme «  augmenté  » au-delà de ses attributs naturels, et un assassin
illuminé, obsédé par la victoire de sa loi surnaturelle ? Sans les confondre
dans un même opprobre, on constate chez l’un et l’autre une forte
dévaluation des valeurs morales. Ainsi, le technoprophète montre le plus
grand mépris pour la version actuelle d’Homo sapiens en lequel il ne voit
qu’une mécanique, ni solide ni fiable, que l’ordinateur saura bientôt
dominer et dont l’obsolescence sera vaincue par la robotique médicale et
l’ingénierie génétique. Certains courants transhumanistes envisagent même
d’éliminer les réticents ou irrécupérables pour faire de la place aux
nouveaux immortels. Du côté de l’intégrisme islamique, ce n’est pas
seulement la moitié féminine de l’humanité mais toute l’espèce qui est
honnie, tant qu’elle n’obéit pas à des normes arbitraires. Et pour faire croire
qu’ils réussiront à réduire l’humanité, par l’intelligence artificielle ou par la
charia, et qu’ils sauront vaincre leur propre mort, tous ces prédicateurs
surestiment leurs capacités à y parvenir en prétendant qu’ils détiennent à la
fois la vérité et des pouvoirs inédits.
Selon un expert psychologue qui avait examiné Amedy Coulibaly, le
preneur d’otages du magasin casher de Paris en janvier  2015, celui-ci
montrait «  un sens moral très déficient […] et une volonté de toute-
puissance 238  ». Il semble que ce double diagnostic convienne aussi à Ray
Kurzweil, le «  pape du transhumanisme  », délégué à la mégalomanie de
Google, ou à Kevin Warwick, l’autoproclamé «  premier cyborg  » pour
s’être greffé dans le corps des puces électroniques. Déficience du sens
moral et mégalomanie caractérisent de nombreux adeptes des courants
transhumanistes qui considèrent les humains comme une «  expérience
ratée  » et se prétendent capables d’en réviser l’évolution à force de
technologies. Selon eux, l’«  augmentation  » de l’homme serait même
inévitable pour éviter l’apocalypse. Ce qui réunit aussi nos marchands
d’illusions, c’est la certitude de pouvoir imposer leur monde, par la force
pour les fanatiques terroristes ou par la transgression pour les apôtres du
post-humain. Ainsi nous, apostats ou humains archaïques, en tout cas
mécréants, ne pourrions survivre  –  obtenir «  le salut  » –  que par la
contrainte religieuse ou la soumission technologique. Comment ne pas aussi
faire un lien entre l’«  humanisation  » des machines avec l’invention des
robots jusqu’à leur version robot-tueur ou drone-tueur, et la réification-
mécanisation des êtres humains qui peut générer les kamikazes ?
Le groupe grenoblois Pièces et main d’œuvre, engagé dans une critique
radicale des nouvelles technologies, déclare à propos de ces «  deux anti-
humanismes rivaux et jumeaux  »  : «  Le djihadisme mobilise la
technologie  ; le transhumanisme mobilise la religion. Les deux grouillent
sur le fumier d’une paresse générale, d’une lassitude de soi  ; une pente
invincible aux masses asservies 239. » Le transhumanisme aussi bien que le
djihadisme sont des manières d’assumer la perte de repères, trois siècles
après les promesses des Lumières et sept siècles après l’âge d’or de l’islam :
ces idéologies prospèrent sur l’absence de sens de nos sociétés et de leurs
valeurs, une carence insupportable qui pousse à s’en remettre à une force
supérieure. Il serait temps de prendre conscience des possibles catastrophes
que nous prépare l’alliance des fanatiques de la biologie synthétique, des
nanotechnologies, de l’intelligence artificielle et de l’informatisation du
monde, quand la secte de la Silicon Valley proclame former des activistes
pour « évangéliser » la planète.
Il existe d’autres versions dramatiques de la volonté de puissance dans
l’histoire récente, comme le nazisme où l’on retrouve l’alliance mortifère
d’une idéologie visant l’hégémonie et du refus des valeurs humanistes.
Voici un exercice angoissant mais terriblement éclairant  : dans la phrase
suivante, testons la substitution du mot «  transhumanisme  » au mot
«  nazisme  ». «  Le nazisme est la version anticipée, paroxystique, et donc
suicidaire d’un processus d’appropriation du monde et de la nature humaine
que le néolibéralisme contemporain poursuit de manière sournoise, différée
mais implacable 240.  » Est-ce parce qu’il n’est encore qu’un terrorisme
intellectuel que le transhumanisme ne suscite pas de révolte ? Ou bien parce
que la démesure et l’irréversibilité de ses dégâts ne sont pas perceptibles
tant qu’ils sont sous le couvert de la technophilie  ? Consommer toujours
davantage de gadgets toujours plus sophistiqués est le nouvel opium qui
mine l’autonomie et nourrit l’allégeance au transhumanisme.

Développements hasardeux…
ou suicidaires ?
Il est troublant de constater la place du hasard dans les stratégies
transhumanistes. Avec les nanotechnologies, par exemple, la matière est
manipulée sans qu’il soit possible de prévoir ce qu’il en résultera. Les
propriétés que manifesteront les nanoproduits sont imprévisibles. Le
programme de recherche dans le domaine des nanosciences est
délibérément dédié à des manipulations de la matière dont le but est de
surprendre l’expérimentateur. Cette démarche rompt avec la logique
scientifique qui prétend à la maîtrise tout au long d’une fabrication. Ce n’est
pas un choix délibéré  : le caractère aléatoire des nanoproduits est lié à la
modification imposée à la matière qui, mutée dans sa structure, ne se prête
plus aux protocoles et prévisions connus depuis le début de la science.
L’aléatoire qui accompagne la fabrication de ces nanoproduits évoque le
hasard qui préside à la conception naturelle des êtres vivants, à l’origine de
l’incertitude et souvent de l’imperfection. La fabrication aléatoire du vivant
n’est pas nouvelle, elle est par exemple constitutive de l’industrie des
plantes transgéniques, laquelle ne retient que les rares plants conformes à
son projet parmi tous ceux disponibles à l’issue de manipulations jamais
complètement maîtrisées. De même, quand la biologie synthétique fabrique
des êtres inédits et imprévisibles en modifiant des éléments naturels comme
les bases de l’ADN, elle ignore ce qu’il va advenir des manipulations, en
termes d’utilité mais aussi d’impact sur le reste du monde.
Pourtant, le chemin hasardeux pour inventer des lendemains
transhumanistes diffère de celui des généticiens d’aujourd’hui, qui
souhaitent des modifications précises du génome humain pour produire des
effets délibérés, par exemple lutter contre des maladies ciblées. C’est parce
que la précision et la fiabilité de nos actions sont entravées par la
complexité du vivant que la médecine prédictive  /  préventive ne peut pas
échapper au hasard  : malgré ses prétentions à l’efficacité, elle ne sait
qu’approcher des probabilités pour instituer « des hommes probables dans
un monde incertain 241  ». Au contraire, la revendication par les
transhumanistes d’œuvrer à un futur surprenant va contre cette vieille
exigence de maîtrise qui anime encore nombre d’innovations. Ce qui est
nouveau avec le projet transhumaniste, c’est la consécration de l’aléatoire
comme moteur d’un avenir possiblement meilleur. Qu’arriverait-il si les
robots devenaient capables de produire d’autres robots, en imitant les
mécanismes propres à la reproduction du vivant, en ajoutant sans cesse du
nouveau à l’existant, c’est-à-dire en se rendant imprévisibles pour leurs
concepteurs  ? Ce scénario correspond au projet du généticien George
Church de mettre en route des machines à évolution, qui seraient capables
de générer des êtres variés dont la sélection ne serait plus assurée par
l’homme, mais dépendante du cybermonde… ou du marché. De telles
créations buissonnantes, capables de provoquer des surprises en continu,
conserveront-elles l’aura des mécanismes impeccables ? Peu importe, dirait
Church, la stratégie étant de repartir sur des chemins évolutifs variés dont la
sélection se fera ultérieurement… et sans nous. Une sorte de darwinisme
dans la compétition industrielle…
Un autre généticien est passé à l’acte. Kevin Folta, chercheur en
biologie moléculaire végétale à l’université de Floride, a introduit des petits
morceaux d’ADN, synthétisés au hasard, dans la plante modèle
Arabidopsis. Ces éléments, beaucoup plus petits que des gènes, induisent la
formation de peptides (éléments constituant les protéines) qui perturbent la
physiologie et l’anatomie de la plante de façon variable selon le fragment
d’ADN ajouté  : tiges plus petites ou plus grandes, forme des feuilles
inédite, floraison précoce, mort prématurée 242… En réintroduisant le même
fragment d’ADN dans une autre plante le même effet serait constaté, il
s’agit donc d’une perturbation spécifique mais obtenue « just by chance »…
Kevin Folta espère découvrir une nouvelle génération d’antibiotiques en
reproduisant ces expériences sur des bactéries. Si Alexander Fleming a
inventé les antibiotiques par inadvertance, la science veut désormais faire
du hasard le moteur de sa stratégie.
L’ajout de nouvelles lettres aux quatre (A, T, G, C) qui composent
l’ADN depuis trois milliards d’années relève aussi de «  l’optimisme
raisonné de faire émerger “le second meilleur des mondes possibles” » que
défend Philippe Marlière (voir chapitre 6) ! L’aléatoire est décidément une
composante essentielle du transhumanisme dont certains projets s’inspirent
des conditions de l’évolution naturelle des espèces. Ce qui animait la
technoscience, jusqu’à récemment, c’était l’amélioration du monde en
abolissant le hasard. Voici qu’il s’agit dorénavant de renouveler le monde,
en s’abandonnant aux événements aléatoires  ! Jusqu’où pourrons-nous
accepter ces pratiques dignes de véritables apprentis sorciers, pratiques qui
échappent au ludique laborantin et introduisent des risques irréversibles  ?
Ces explorations de tous les possibles ne sont-elles pas le comble de la
mésestime de l’humain, la non-maîtrise étant le signe d’une attitude
suicidaire ? Jean-Michel Besnier analyse cette quête comme « une toile de
fond de cette effrayante aspiration à être débarrassé des oripeaux de
l’humain […]. N’aspirons-nous pas, en effet, à nous laisser surprendre par
les objets produits par la technologie comme si nous étions fatigués d’être
aux commandes ou bien effrayés par les désordres que notre maîtrise a
produits 243  »  ? Un autre philosophe, Jean-Pierre Dupuy, prévient  : «  Il va
nous falloir apprendre à penser que, la catastrophe apparue, il était
impossible qu’elle ne se produise pas, mais qu’avant qu’elle ne se produise,
elle pouvait ne pas se produire 244…  » Puisque l’inéluctable n’est jamais
certain, contre les aventures du transhumanisme, la vigilance est de rigueur.
Le comportement de l’humanité, dans son rapport aux technosciences,
est-il suicidaire  ? C’est ce que pourraient indiquer les stratégies qui
soumettent notre devenir au hasard technologique. C’est aussi ce qu’il
ressort du projet délibéré de substituer les machines à l’humain. Après avoir
rappelé que c’est par le langage que s’exprime l’individualité de la
personne, Jean-Michel Besnier prévient que «  la simplification à laquelle
[l’humanité] se laisse aller, en confiant les commandes à ses techniques, est
le symptôme d’un renoncement à soi qui équivaut à un suicide  ». Il peut
sembler contradictoire de marier le projet suicidaire des transhumanistes
avec leur hantise de la mort. Mais, s’il refuse que se poursuive l’aventure de
notre espèce, qu’il estime sans intérêt, chaque transhumaniste espère qu’en
parvenant au stade de post-humain il bénéficiera de la prolongation de son
existence. L’immortalité promise n’est alors pas celle des êtres humains,
mais celle des cyborgs, héritiers de notre part animale chargée de
mécanique. Ainsi il y a tromperie sur l’immortalité promise par les
transhumanistes car ce qui peut séduire les humains  –  cette chance de se
perpétuer même bardé de prothèses – n’est en réalité que la perspective de
réparations mécaniques qui ne concernent pas la personne et sa conscience
d’être au monde. On peut élargir cette tromperie à la volonté de créer du
vivant, ne serait-ce qu’un micro-organisme artificiel  : si on parvenait à
fabriquer la vie, il s’agirait d’autre chose que ce que nous nommons la vie
car, nous dit Paul Valéry, « artificiel veut dire qui tend à un but défini. Et
s’oppose par là à vivant 245 ». Paul Valéry ajoute : « Si la vie avait un but,
elle ne serait plus la vie.  » Ainsi les plus fabuleuses des promesses
transhumanistes, qui manient sans modestie les concepts de vie et de mort,
ne seraient-elles que des leurres.

Augmenter l’homme ? Ou le remplacer ?


Au fond, quelle «  humanité  » nous propose le transhumanisme  ? La
Singularité, promise par Ray Kurzweil pour 2045, marquerait le début de
l’ère post-humaine grâce à la fusion du cerveau avec l’ordinateur. C’est une
bien étrange façon de nommer la liquidation des humanités ! La Singularité
de ce nouveau monde serait aussi le moment où se trouveraient annihilées
les singularités des personnes… Quel progrès serait ainsi accompli !
Il semble (fort heureusement  !) que bien des «  augmentations  » de
l’homme promises par les transhumanistes ne verront jamais le jour. Mais
les prophètes ne risquent pas d’être aujourd’hui démentis, sauf lorsqu’ils
osent annoncer une échéance proche pour telle ou telle réalisation. C’est la
force de la promesse que de survivre jusqu’au jugement tardif de la réalité
qui la dément ! Le cybernéticien britannique Kevin Warwick, autoproclamé
«  premier cyborg  », promettait en 2004 de réaliser la télépathie dès 2015,
grâce à des puces électroniques implantées dans le cerveau. Plus que
d’augmentation, il s’agit ici plutôt de «  simplification de l’humain  »,
puisque l’activation contrôlée des neurones se substituerait aux riches
approximations du langage parlé qui répugne aux transhumanistes. Mais
c’est surtout la vanité de la promesse qu’il faut souligner ici, puisque nous
sommes encore privés de la télépathie en 2018…
C’est bien la volonté démiurgique de dépasser les capacités humaines
qui fait dire à George Church qu’il n’est pas concerné par l’édition du
génome en vue de corriger des défauts, mais qu’il veut œuvrer à une
véritable augmentation. Selon lui, la modification de seulement dix gènes
permettrait des améliorations importantes comme la résistance des os,
l’évitement des accidents cardiaques ou la protection contre la maladie
d’Alzheimer. Il serait donc souhaitable d’adjoindre ces dix gènes à chaque
génome humain, estime-t-il. Grâce à la technique Crispr, il nous promet que
« changer les gènes sera bientôt comparable à la chirurgie esthétique 246 » !
Une affirmation que certains spécialistes du champ d’expérimentation des
OGM estiment largement hasardeuse 247.
La question de la frontière entre l’acceptable et l’inacceptable a opposé
dans un débat Laurent Alexandre et le philosophe-psychanalyste Miguel
Benasayag 248. Laurent Alexandre affirme qu’on ne peut tracer une frontière
entre ce qui peut être accepté ou non, puisque l’évolution technologique fait
aussi évoluer l’opinion, s’élargir le champ des possibles, et qu’il convient
de laisser les générations futures en décider. Cette stratégie, courante pour
les questions de bioéthique, mise sur l’acclimatation des idées et des
techniques pour faire l’économie du débat en s’assurant d’une réceptivité
progressivement favorable. Au contraire, Miguel Benasayag dénonce un
« eugénisme de fait » dont personne ne débat, en s’appuyant sur un constat :
en région parisienne « il n’y [a] plus de naissances d’enfants trisomiques ».
Selon lui, que la technique ait rendu la sélection possible semble l’avoir
rendue également quasiment obligatoire. Si nous voulons discuter du bien-
fondé d’une technique, c’est donc seulement en amont de la production et
de la diffusion de celle-ci que nous pouvons le faire.
Le problème que soulève Miguel Benasayag est celui de l’éducation du
citoyen, de sa compréhension de la complexité technologique  : «  Que les
citoyens soient maintenus dans l’ignorance totale de la mutation en cours et
qu’ils y adhèrent comme des moutons, c’est nouveau et c’est très
dangereux.  » Il alerte sur le fait que l’enjeu n’est pas seulement une
augmentation, mais aussi une sorte de diminution dans la mesure où
l’augmentation artificielle de l’homme exclut tous les autres paramètres. En
effet, la modification ponctuelle imposée nie la complexité de l’ensemble
vivant, et ignore les nouvelles interactions qui s’établissent alors dans
l’organisme entier. Benasayag s’inquiète du retour d’un vieux mythe selon
lequel il faudrait se libérer du corps, «  se débarrasser de la régulation
biologique, de ce qu’elle porte en elle de négatif mais aussi d’organique, et
devenir une pure machine sans défaut  ». Il regrette que le «  fanatisme
mécaniste […] intoxique » la recherche elle-même, suscitant dans l’opinion
l’espoir d’un dépassement de la vie périssable. Cette «  approche
fragmentée, partielle, dit Benasayag, fait fi des réactions du métabolisme
qui surgissent inévitablement quand on cherche à les modifier ». Elle fait fi
du réel, qui s’impose à un moment donné.
C’est aussi ce qu’écrivait le biologiste Jean Rostand, fustigeant, à
propos des conseils diététiques qui déjà s’imposaient il y a un demi-siècle,
« les idées aussi fragmentaires que théoriques » : « Est-on bien sûr que ceci
ou cela, par quelque mécanisme indirect et insoupçonné, ne compense pas,
et au-delà, le fâcheux effet dont on l’incrimine, et que sa suppression en fin
de compte n’ira pas juste à l’encontre de ce qu’on recherche ? […] Je suis
porté à suspecter, dans les réactions de l’organisme humain, une si grande
complexité que je doute qu’on les puisse prévoir avec certitude.  » De tels
arguments, qui inspirent le principe de précaution, demeurent irrecevables
par les dévots du progrès technique, dont les transhumanistes, au prétexte
qu’ils nuisent aux avancées dans la compétition. C’est effectivement
possible, la précaution risque de freiner le « progrès » ! Mais la question à
poser serait plutôt celle de la nécessité impérieuse d’augmenter l’homme,
surtout s’il n’a rien demandé…
Le biologiste et futurologue Joël de Rosnay veut, quant à lui, voir un
nouveau potentiel acquis par l’humanité quand la symbiose réunit les
individus avec leurs machines  : «  Imaginons que l’espèce humaine
parvienne à faire un saut quantitatif et qualitatif, au-delà du
transhumanisme, vers ce que j’appellerai l’hyperhumanisme. Au-delà d’une
“philosophie” qui se concentre exclusivement sur l’individu et semble
dénier à la collectivité les capacités d’évoluer en complémentarité et en
symbiose avec les machines numériques et l’intelligence artificielle, c’est,
au contraire, vers la symbiose intégrée et collective que doit se diriger
l’humanité. Et c’est là tout le défi que devront relever les Terriens du
IIIe  millénaire 249.  » Il ajoute  : «  Une symbiose conduisant à
l’hyperhumanisme pourrait développer d’autres dimensions du cerveau
aujourd’hui occultées ou inhibées par la concurrence, la compétition, la
nécessité de survie dans un monde parfois hostile et organisé pour la survie
de l’individu plutôt que la coopération, la solidarité, l’altruisme et le
partage.  » Cette «  symbiose avec les machines numériques  » peut-elle se
réaliser sans perte de l’identité des personnes ? Est-ce augmenter l’homme
que de le rendre compétent à servir les automates ou, pour le moins, à se
mettre en phase avec eux en apprenant à réfléchir seulement de façon
binaire ? Faudrait-il se féliciter de la simplification qui nous guette ?
Au tout début des promesses transhumanistes, Jean Rostand écrivait que
l’amélioration de l’homme « devrait porter non pas sur les facultés logiques
de l’esprit, qui ont beaucoup perdu depuis que nous les savons suppléables
par la mécanique, mais sur les facultés proprement humaines de création et
d’invention ». Il ajoutait qu’« il n’y a qu’une façon pour l’être humain de se
hausser, de s’agrandir  : c’est par la générosité, le dévouement, le don de
soi  ». Peu après cette estimation, que certains diront idéaliste, il fut
démontré qu’il est possible de faire apparaître, ou de développer, les
facultés d’intelligence et d’empathie de chacun sans aucune assistance
technique, seulement en ménageant des conditions favorables. Ainsi, avec
l’expérience des jurys de citoyens qui exaltent l’intelligence collective et
l’empathie d’un groupe de personnes variées et non expertes, lorsqu’elles
donnent un avis sur un sujet prêtant à controverse 250. Il existe bien d’autres
voies que les technologies transhumanistes pour améliorer l’humanité,
c’est-à-dire pour faire jaillir le meilleur des individus. Et qui ne présentent
aucun péril !
Les technoprogressistes se différencieraient des transhumanistes
libertariens par leur souci de réguler la liberté individuelle. Mais les
interactions entre le sujet « libéré » et les autres personnes sont ignorées ou
ramenées à des généralités sans effet. Pourtant les transformations du corps,
l’usage de stupéfiants ou le recours à une mère porteuse, parmi les
propositions de Technoprog, peuvent être préjudiciables à autrui pour des
raisons principales de coût médical, de sécurité, ou d’égalité,
respectivement. L’«  extrême générosité  » que Technoprog accorde à la
« gestation pour autrui » (GPA, mieux nommée « location d’utérus ») fait
sourire si on considère qu’elle relève plutôt de rapports du maître à
l’esclave… De plus, écrire que cette pratique «  ne devrait pas poser
davantage de problèmes que l’adoption » est un propos de mécanicien qui
ignore l’assujettissement de la femme donneuse d’embryons comme celui
de la porteuse, la rupture traumatisante à la naissance ou l’implication
permanente des professionnels de santé. Peut-être est-ce la réduction d’une
personne en machine gestatrice qui séduit particulièrement les
transhumanistes  ? Cela expliquerait que, parmi les deux alternatives
possibles à la GPA, l’utérus artificiel (pourtant largement fantasmé) trouve
une place de choix tandis que la greffe d’utérus (déjà fonctionnelle) est
complètement ignorée par Technoprog.
Plutôt qu’augmenter l’homme, son asservissement à la logique de la
machine en ferait un «  homme simplifié 251  ». En effet, malgré l’énorme
pouvoir technique, ce qui est présenté comme « augmentation » ressemble
plutôt à la simplification de l’humain, depuis les comportements imposés
par les automates (« syndrome de la touche étoile ») jusqu’à l’imitation par
la machine de ce qu’il est possible de modéliser dans l’homme, en « épurant
l’humain […] au risque d’oublier ces traits inassimilables par elle et qui
définissaient sa singularité  ». Aussi les transhumanistes sont-ils en faveur
du clonage qui détruit cette singularité en voulant la reproduire. Parmi leurs
contradictions, on relève que les responsables de Technoprog revendiquent
la « dignité humaine » pour empêcher les dérives d’un clonage en série…
alors même qu’ils exigent les mêmes droits pour les hommes et pour les
robots produits en série !
La foi transhumaniste ne vise peut-être pas à augmenter l’homme tel
que nous le connaissons, mais plutôt à le remplacer, à faire du post-humain
le substitut d’une humanité accomplie dont nous aurions rêvé. Alors, « être
moderne  », ce ne serait pas vouloir le perfectionnement indéfini de notre
espèce, mais désirer être relevé par les machines. Dans une telle
perspective, toute pensée qui s’encombre de morale ou de valeurs visant le
bien de l’humanité ou la précaution devient non seulement réactionnaire,
mais surtout superflue et handicapante. Comment des humains, fragiles et
inquiets, pourraient-ils avoir un «  débat  » fertile sur la fin de l’humanité,
avec des pré-post-humains déjà réjouis de leur prochaine disparition ?
« Je crois en la possibilité d’une nouvelle évolution biologique humaine
consciente et provoquée, car je vois mal l’Homo sapiens attendre
patiemment et modestement l’émergence d’une nouvelle espèce humaine
par les voies anachroniques de la sélection naturelle […]. L’homme
deviendra l’artisan de sa propre évolution biologique sur le mode de
l’intervention génétique consciente […] à l’issue d’un processus évolutif
inventé par lui-même 252.  » L’auteur de cette prophétie transhumaniste,
datant de 1993, est un généticien français qui joua un rôle important dans
les recherches sur le génome et eut son heure de gloire à la fin du siècle
dernier. Qui, il y a vingt-cinq ans, s’inquiéta de telles promesses  ? Le
chercheur ne faisait que proposer tout haut un projet déjà hégémonique dans
la communauté médico-scientifique, fascinée par les pouvoirs fantastiques
qui devaient découler de la dissection du génome. Ainsi se développa « un
véritable régime des promesses technoscientifiques qui domine désormais
la politique de recherche 253  ». Ces promesses constituent un argumentaire
pour les financements des nouvelles recherches, et pour la communication
qui vise à obtenir l’adhésion du public et des médias. Nous avons pu
montrer ici, en particulier grâce à notre tour d’horizon des recherches
actuelles (voir première partie), que la voie transhumaniste n’est plus une
option fantaisiste défendue par quelques allumés, imbibés des délires de la
Silicon Valley. Elle est désormais la ligne officielle qui définit les
programmes de recherche partout dans le monde. Alors, « le futur colonise
le présent car les promesses créent un état de nécessité et s’opposent à la
liberté d’imaginer plusieurs avenirs possibles », selon les mots d’Anthony
Giddens (1965) 254.
TROISIÈME PARTIE

POURRA-T-ON Y ÉCHAPPER ?

La civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de


sauvagerie. Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche,
entre le suicide collectif ou l’utilisation intelligente des conquêtes
scientifiques.
ALBERT CAMUS, Combat, 8 août 1945,
éditorial à propos d’Hiroshima
Les humains ne peuvent que subir l’évolution naturelle, en trouvant à
chaque fois des artifices pour survivre. Mais rien ne nous oblige à subir de
nouvelles normes, bouleversantes et inventées celles-là par certains d’entre
nous  ! Les humains qui n’ont pas demandé à dépasser les caractéristiques
de notre espèce sont en droit de refuser de nouvelles règles du jeu, dans
lesquelles ils peuvent voir l’asservissement plutôt que l’épanouissement.
Méritent-ils le qualificatif de « bioconservateurs », ceux qui s’efforcent de
construire un monde d’harmonie évolutive entre les humains, et entre ceux-
ci et leur environnement ?
La littérature transhumaniste évoque parfois avec condescendance ces
bioconservateurs, le plus souvent pour affirmer qu’ils demeureront libres de
se tenir hors de la «  révolution transhumaniste  », mais sans démentir
qu’alors ils deviendraient des citoyens de seconde zone  –  ou même de
troisième zone si les machines acquièrent une dignité supérieure ! N’existe-
t-il pas une pulsion de type terroriste dans l’exigence transhumaniste
d’imposer ses délires à tous  ? Ce terrorisme intellectuel et émotionnel
atteint subrepticement notre vie pratique sans que soit posée la question
préalable de sa légitimité et de son inéluctabilité.
Est-il possible d’évacuer d’un geste les critiques adressées à ce projet
délirant, lequel nous promet rien de moins que de créer une nouvelle
espèce, sans débat et sans délai, mais aussi sans retour possible ? « L’utopie
transhumaniste a des allures de cerise d’inquiétante étrangeté sur le gâteau
technophile dont tout le monde se goinfre sans réfléchir, analyse le
sociologue Thierry Blin. Une pente à ne pas prendre à la légère car ce ne
sont pas les moyens culturels de pénétrer notre époque qui manquent  :
éthique managériale de la performance, enjeux militaires, culte de la santé,
jeunisme, vieillissement et assistance robotique de la population, nouvel âge
de l’individualisme où chacun compose librement sa personne… Un esprit
modéré, ou modérément hostile, ne peut donc que s’alarmer de
l’avènement, tout en douceur apparente, du transhumanisme 255… »
«  Ne pas prendre à la légère  », c’est le moins que nous puissions
souhaiter, face à la désinvolture des apprentis sorciers ou à l’indifférence du
plus grand nombre. Poser les questions avec la gravité qu’elles méritent,
pour éviter, à l’ère des grands périls écologiques et anthropologiques, de
voir demain l’espèce humaine s’entretuer pour l’appropriation des dernières
ressources. Résister aux promesses aventureuses, pour empêcher que
l’humanité ne s’engage dans une impasse dont elle pourrait ne plus jamais
ressortir, ou alors sous une forme inhumaine. L’historien israélien Yuval
Noah Harari 256 plaide pour que chacun confie son intimité aux
multinationales de l’internet  : «  Si nous donnions à Google et à ses
concurrents un libre accès à nos appareils biométriques, à notre ADN et à
nos dossiers médicaux, nous aurions un service de santé omniscient qui non
seulement combattrait les épidémies, mais nous protégerait aussi du cancer,
des crises cardiaques et de la maladie d’Alzheimer.  » En contrepartie,
ajoute-t-il, «  il nous faudra simplement renoncer à l’idée que les êtres
humains sont des individus, que chaque humain a son libre arbitre pour
déterminer ce qui est bien, ce qui est beau, et le sens de la vie  ». Si nous
nous acceptions comme machines, tout deviendrait simple et tellement
efficace…
10

« There is no alternative », disent-ils

L’humanité est devenue assez étrangère à elle-même pour réussir à


vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de
premier ordre.
WALTER BENJAMIN

Si l’on compare le laxisme face aux risques écologiques ou aux délires


transhumanistes avec l’imposition violente des règles de l’économie
libérale, le contraste est frappant. «  There is no alternative  !  » (TINA),
lance-t-on, de façon péremptoire depuis Margaret Thatcher, pour nous faire
accepter la financiarisation du monde. Mais, là où la planète et les êtres
vivants sont déjà l’objet d’une menace démontrée, règne la passivité
criminelle des États. La gabegie d’énergie et de ressources rares nécessaires
au programme transhumaniste laisse indifférents ses promoteurs. Elle
s’inscrit dans l’économie consumériste qui nous fait courir vers la ruine du
monde, tout en nous appelant à l’optimisme. Jamais, dans l’histoire des
hommes, des échéances dramatiques n’auront été aussi prévisibles et
proches, alors qu’elles résultent des actes paisibles effectués par des
personnes parvenues au confort. Et jamais la fracture entre les générations
n’aura été aussi brutale en ce qui concerne la fascination prométhéenne : les
vœux de la plupart des jeunes viennent se substituer aux angoisses des plus
âgés. Vingt ou trente ans d’écart en âge justifieraient la rupture brutale avec
des millénaires d’observance de ce que l’on nommait sagesse ou prudence.
C’est en quoi la rupture est incomparable avec celles qu’ont pu connaître
toutes les générations précédentes. Il est vraisemblable que nos enfants ou
petits-enfants ne connaîtront pas une telle rupture avec leur propre
descendance. Les futures générations auront sans doute acté, dans leur
majorité, le refus des limites et l’absence de repères. Nous sommes devant
une situation inédite, irréversible, et qui ne devrait pas être vécue dans la
passivité ou l’acceptation tranquille !

La fascination des promesses de puissance


Certains signes graves invitent à ne pas courir de plus en plus vite vers
des promesses attrayantes, qui ressemblent à des mirages. L’affirmation, par
exemple, qu’il va devenir possible de vivre de plus en plus longtemps, voire
de devenir immortel, est indécente, si ce n’est grotesque, au moment où la
durée de vie en bonne santé diminue, en France comme aux États-Unis.
Dans l’Hexagone, l’espérance de vie «  a marqué le pas en 2012  »,
euphémise l’Insee. L’Institut national de la statistique et des études
économiques confirme que l’espérance de vie a diminué de trois mois entre
2014 et  2015, chez les femmes comme chez les hommes. Curieusement,
cette information est restée confidentielle. Surtout, les causes de cette
rupture avec la tendance forte des dernières décennies (gain de trois mois
d’espérance de vie chaque année) n’ont pas été analysées. Faut-il vraiment
envisager de doter les humains de « gènes de longévité » ou de nanorobots
régulateurs de santé, hypothèses improbables qui absorbent d’importantes
ressources en recherche, ou bien se débarrasser définitivement des
molécules toxiques que l’industrie et l’agriculture répandent dans
l’environnement et l’alimentation ?
Les slogans qui appellent sans cesse à la croissance et à la compétitivité
rencontrent la fascination d’une grande partie des populations pour les
promesses de puissance et de robotisation. Comment espérer alors que les
passages à l’acte du transhumanisme puissent être empêchés ou seulement
freinés ? Laurent Alexandre et ses amis ont raison de se frotter les mains.
On a même pu entendre la conclusion commune d’une femme politique de
droite (Nathalie Kosciusko-Morizet) et d’un scientifique «  de gauche  »
(Pascal Picq) à la question de la robotisation des existences : « Puisque c’est
inéluctable, le mieux est de s’y préparer 257.  » Fatalisme ou pulsion
prométhéenne  ? C’est par analogie avec l’évolution naturelle que le
paléoanthropologue Pascal Picq estime que toute résistance est vaine.
Comme si les actes humains devaient imiter l’arbitraire de forces naturelles
qui nous échappent ! Ce que fait la nature, depuis le début et pour tous les
êtres vivants, c’est d’adjoindre de temps à autre, et au gré du hasard, un
nouveau caractère à une espèce, au cours de siècles d’essais et de tests, et
en commençant par un seul individu. Il s’agit d’une stratégie incomparable,
par ses causes aléatoires et son ampleur, avec l’imposition décidée et
brutale d’une modification affectant simultanément une grande partie d’une
population  –  et éventuellement les générations à venir. D’autant que,
contrairement à l’évolution naturelle, des conditions  –  artificielles et
favorables – seraient mises en place pour que cette modification réussisse et
se diffuse.
Comment admettre que l’avenir de notre espèce serait scellé dans les
trois décennies qui viennent, sans que les sociétés s’en émeuvent ? D’après
Luc Ferry (in La Révolution transhumaniste), « nous ne savons ni où nous
allons ni pourquoi nous y allons  ». Pourquoi alors risquer un suicide par
négligence active  ? Suffit-il qu’un sondage de Swiss Life indique en
novembre  2016 que 72  % des Français considèrent que «  le
transhumanisme est une bonne chose » pour que les appétits du capitalisme
se voient justifiés ? La résistance au transhumanisme est un combat dont les
rares guerriers appartiennent à une génération née au XXe  siècle, et dont
l’issue sera révélée vers le milieu du XXIe. Il est remarquable que des
militants nombreux se soient mobilisés contre l’écocide ou le géocide
(selon le terme du poète Michel Deguy) et que la fin de l’humanité,
l’anthropocide, inspire moins d’inquiétudes et d’actions que la disparition –
 bien entendu dramatique – des ours ou des abeilles. Pour comprendre cet
aveuglement, il faut incriminer le désir insatiable de nouveautés qui a
permis depuis des siècles les «  progrès  » technologiques, sans qu’il soit
acquis que la balance bien-être  /  nuisances fut toujours favorable à
l’humain. Il faut aussi compter avec l’impact de promesses qui réactivent
des mythes archaïques, juste au moment pourtant où l’économie néolibérale
triomphante annule bien des illusions sur des lendemains qui chantent.
Ajoutons l’ambition de ceux qui ont un pas d’avance dans cette modernité
de pacotille, maîtrisant mieux que la moyenne des citoyens les outils de la
vie artificielle (dont la langue des États-Unis) et se voyant déjà du bon côté
du manche de la pioche dévastatrice. Et aussi l’énorme machine du capital
qui, à la suite des GAFA – Google, Apple, Facebook, Amazon –, positionne
les valets des maîtres du monde pour recueillir des miettes de profit sur la
charogne des cultures. L’histoire nous a montré que nombre d’innovations
ont une accessibilité sélective  –  ainsi l’avion qui demeure essentiellement
réservé aux privilégiés, un siècle après son invention. Et, parmi ces
privilégiés, certains s’inscrivent déjà pour des voyages dans l’espace…
Jean-Marc Royer, ingénieur et analyste des catastrophes atomiques 258,
montre que «  la rationalité calculatrice  /  transgressive  » qui structure
l’imaginaire depuis un siècle (surtout avec l’eugénisme et la bombe
atomique) légitime la «  solution ultime d’une question quelconque  » en
écartant les conditions sensibles d’existence et en transgressant les interdits
pour «  tout ramener à un problème de type technique, physique ou
mathématique ». C’est ainsi que les péripéties scientistes et les expériences
meurtrières du XXe  siècle préparaient le transhumanisme, «  horizon
fantasmé indispensable de la civilisation capitaliste », écrit Royer. Et depuis
un siècle, cette guerre au vivant et à l’humanité se concrétise
progressivement, dans une passivité largement consensuelle, par la
jouissance des objets techniques sans cesse renouvelés, écrasant les valeurs
culturelles par des servitudes consenties et dévalorisant la réflexion critique.
Ainsi, un hebdomadaire français faisait sa couverture, au cœur de l’été
2017, sur une invraisemblable analogie entre la philosophie grecque et le
discours transhumaniste : « Les penseurs les plus influents du monde. Et si
les nouveaux Platon et Aristote étaient dans la Silicon Valley 259  ?  »
Analogie qui provoqua un commentaire acide mais isolé  : «  Pour les
philosophes grecs classiques la démesure constituait la faute majeure 260. »

Laissez-vous embarquer dans


le « transhumanisme soft et positif » !
L’ampleur et le coût des transformations de l’humain promises par les
transhumanistes rendent impossible leur partage équitable. Toutefois, la
question essentielle n’est peut-être pas celle des privilèges inégalement
accessibles, si nul ne doit sortir indemne des bouleversements induits dans
la société par les agissements d’une caste dominante. Il faudrait se rassurer
au nom du principe d’utilité, récemment invoqué par nos responsables
politiques pour confirmer un principe d’innovation, opposé au principe de
précaution. Ou encore au nom d’un optimisme obligatoire et sans véritable
argumentation. « Je pense que l’humain a une capacité de résilience sur sa
nature et qu’il fera en sorte de ne pas perdre le contrôle sur les technologies
qu’il a mises au point », explique ainsi Édouard Kleinpeter, responsable du
pôle « Santé connectée et humain augmenté » du CNRS 261 (oui, ça existe !).
Mais il n’est pas question de penser hors TINA  : «  Il ne faut pas que les
fantasmes du transhumanisme nous empêchent d’avancer 262  !  », insiste
Serge Picaud, directeur de recherche à l’Inserm. La Fondation Mines-
Télécom l’appuie, en déclarant  : «  Reposant sur des valeurs maîtrisées,
acceptables et partagées collectivement, une voie vers un transhumanisme
positif est démontrée, capable de relever les défis techniques, économiques,
juridiques et éthiques qui se présentent déjà, un chemin qui renforcera
l’humanité dans ce qui la caractérise au-delà de la machine 263. » Il faut donc
admettre d’emblée que ces valeurs sont «  maîtrisées, acceptables et
partagées ». Ainsi seraient balayées nos craintes !
Ces perspectives rencontrent celles de chercheurs français en
agronomie, qui veulent «  soutenir une génétique de précision,
écologiquement intensive  », au nom de la compétition économique. Nos
entreprises pourraient bénéficier alors du coût réduit des nouvelles
techniques 264. Dans les années 1970, tout projet de recherche en biologie
devait se focaliser sur la molécule (biologie moléculaire), puis s’y
ajoutèrent le gène (génétique moléculaire) et plus récemment la dimension
nano (NBIC). Ces adaptations disciplinaires, nécessaires pour obtenir des
crédits, ont ringardisé d’autres approches du vivant et exacerbé la pratique
des promesses  : dans la rude compétition pour gagner les contrats, c’est
souvent celui qui fait espérer des miracles qui l’emporte  ! Si bien que la
machinerie de la recherche scientifique participe à la promotion du
transhumanisme avant même que des résultats soient obtenus. Et qu’ainsi
prospère aussi la fraude scientifique, rançon des gages audacieux que les
chercheurs furent obligés de donner pour survivre dans cette compétition.
Car la technoscience doit sans cesse se montrer à la hauteur des folles
prétentions de l’innovation pour la maîtrise du monde.
En parallèle d’un transhumanisme « positif » aux valeurs « maîtrisées »,
aux promesses «  audacieuses  » et aux pratiques «  soft  », défendu par les
adeptes de la novlangue, c’est bien un autre monde que nous proposent
certains. Obnubilés par le duel Hillary Clinton versus Donald Trump lors de
l’élection présidentielle américaine de 2016, les médias ont peu parlé des
autres candidats. Or, le libertarien Gary Johnson a recueilli 3,23 % des voix,
faisant du parti libertarien, avocat ardent du transhumanisme, le troisième
parti des États-Unis. Ces libertariens, vite ralliés à Donald Trump, rêvent de
s’affranchir définitivement de la tutelle des États  : «  La liberté n’est pas
compatible avec la démocratie », déclare Peter Thiel, un de leurs leaders, en
guise de profession de foi. Ainsi, dans les futurs paradis que seraient les
« villes flottantes » qu’ils rêvent de construire hors des eaux territoriales, les
citoyens « ne paieraient plus d’impôts, régleraient leurs achats en bitcoins
[monnaie dématérialisée] et pourraient bénéficier des dernières trouvailles
de la génétique 265  ». Effectivement, ce serait le paradis  ! Tout comme la
ville de Sun City en Arizona, réservée aux (riches) retraités, en recherche de
« tranquillité » dans leur petit enclos coupé du monde, convaincus qu’on y
vit plus longtemps qu’ailleurs et prêts à tout pour y parvenir.
11

Pourquoi résister ?

Seule la prévision de la déformation de l’homme nous fournit le


concept de l’homme qui permet de nous en prémunir.
HANS JONAS

Pour l’anthropologue Paul Jorion, nous ne survivrons pas en fusionnant


avec les machines. « Les idées d’immortalité et d’infini développées par le
transhumanisme sont empreintes d’un message messianique auquel je ne
souscris pas du tout. Je crois aux robots, pas aux cyborgs 266. » Cette quête
d’immortalité à travers la technologie témoigne justement de notre
incapacité à envisager la fin qui nous guette, estime-t-il 267. Au contraire,
Nick Bostrom nous promet un « monde extraordinaire de possibilités », qui
va «  d’une félicité éternelle jusqu’à l’extinction de toute forme de vie
intelligente 268 ». Un spectre que beaucoup jugeront non désirable. La juriste
Marie-Angèle Hermitte interroge cette promesse  : «  Eschatologie
techniciste et triomphante ou crime contre l’espèce humaine 269  ?  » Il faut
bien constater, avec le collectif grenoblois Pièces et main d’œuvre, que les
premiers effets des technologies sont peu réjouissants puisque, « après des
décennies de “progrès” technologique, l’espèce au cerveau le plus
développé est convaincue de ne plus savoir s’orienter, se souvenir,
apprendre, décider, sans assistance électronique 270  ». Et ce n’est que le
début. Les glissements progressifs de la limite sont évidents puisque ce
mouvement va toujours dans un sens plus permissif : la limite, c’est ce qui
sera bientôt dépassé  ! On pourrait accepter ce constat en se félicitant
qu’ainsi il y aura toujours une limite pour éviter l’intolérable… et qu’elle
n’est repoussée toujours plus loin qu’au fur et à mesure de l’augmentation
de notre tolérance. Il faudrait donc plutôt considérer ce qui est en aval des
limites : où va ce mouvement inéluctable, vers quelles nouvelles libertés ou
aliénations ?
Observant la course illimitée à l’usage des techniques, Ivan Illich
comme Jacques Ellul avaient remarqué qu’à partir d’un certain «  effet de
seuil » se produit une bascule de la technique utile (ou indifférente) vers la
technique aliénante, celle qui se retourne contre ses utilisateurs. La perte
des capacités relationnelles dans nos sociétés industrielles est une des
causes de notre attitude consumériste, par une forme de compensation  –
  attitude qui stimule la croissance économique. Mais, en retour, la
croissance aggrave l’appauvrissement des relations, en isolant les individus
dans un confort factice, et elle entraîne ainsi la dégradation de la santé
mentale. Poser des limites à la croissance, c’est résister à l’oppression
grandissante d’un univers technicien. C’est pourquoi il faudrait refuser de
contribuer à cette croissance absurde, en œuvrant à une société frugale et
conviviale. Pourtant, les avancées du transhumanisme sont insidieuses,
presque invisibles et insensibles à chaque pas, si bien qu’elles se déroulent
dans l’hébétude ou l’indifférence. Pourquoi s’inquiéter d’un train qui
semble ne pas avancer, même si on se trouve sur son chemin de rails ? Peut-
être en convenant avec David Le Breton que «  la phénoménologie hier
(Merleau-Ponty), l’anthropologie aujourd’hui nous montrent que le corps
est la condition de l’homme, le lieu de son identité, ce qu’on lui retranche
ou ce qu’on lui ajoute modifie son rapport au monde de façon plus ou
moins prévisible 271 ».
Rendre le futile indispensable
La question clé est celle de l’acceptation par les populations de
nouvelles façons d’être et de vivre, sans évaluation préalable de la balance
bénéfices  /  risques de ces changements. Tout se passe comme si
l’aménagement de la vie en société préparait progressivement le recours à
des artifices réputés faciliter les existences, alors même que d’autres
aménagements seraient possibles, pour lesquels ces artifices n’auraient pas
été nécessaires. Rendre indispensable ce qui n’était que futilité appartient à
la stratégie transhumaniste. Combien d’exemples avons-nous déjà vécus de
recours à des inventions capables de révolutionner la vie de presque tous,
sans que leur absence préalable ait constitué une frustration  ? Dans ce
domaine, le téléphone portable obtient une place de choix. On se passait
sans peine il y a peu de cet outil, devenu en moins de vingt ans
indispensable à la presque totalité des Homo sapiens. L’outil s’est attaché
aux corps en permanence, devenant ainsi la première prothèse
«  obligatoire  ». Cela en moins d’une génération. Voyez ces zombies
déambulant dans la rue sans rien voir, tout en parlant à un micro discret, ou
ces passagers des transports en commun obnubilés par le petit boîtier qu’ils
tapotent sans cesse, indifférents aux voisins, ou encore ces dîneurs ayant
placé la prothèse entre l’assiette et le couvert, et qui ne se parlent pas. Il faut
bien reconnaître que nul n’a obligé nos contemporains à s’équiper ainsi : la
promesse d’une vie simplifiée et la réalité de facilités ludiques ont suffi
pour que chacun s’empare de ce «  progrès  », sans craindre le flicage
permanent, la dérive autistique, et l’aliénation à la prothèse vite devenue
aussi indispensable que si on la possédait depuis la naissance. Les fonctions
du smartphone s’enrichissent chaque jour et concernent d’ores et déjà
l’introspection biomédicale, comme le suivi du diabète ou la recherche de
bactéries dans les fluides biologiques. Récemment, le positionnement d’une
mini-lentille sur la caméra du téléphone permet même aux hommes qui le
souhaitent de connaître à chaque instant le nombre et la mobilité de leurs
spermatozoïdes 272… Avec cette application d’utilité douteuse mais très
symbolique, le téléphone déborde la prothèse et nous emmène du côté du
cyborg ! Aujourd’hui un guerrier masaï avec un smartphone, au milieu du
Kenya, a accès via Google à plus d’informations que le président des États-
Unis il y a quinze ans, affirme Peter Diamandis, le cofondateur de
l’Université de la Singularité. Il s’enthousiasme que ce téléphone donne
désormais accès à un GPS, des logiciels de téléconférences, une caméra
HD, une vaste librairie de livres et de jeux 273… Tout cela est-il vraiment
nécessaire au bonheur des Masaïs ? Et comment peuvent-ils en assumer les
coûts ?

« Pallier nos carences »
Il est une autre explication à l’engouement technologique  : l’espoir
souvent naïf de voir sa vie facilitée. À la suite de Günther Anders, on peut
considérer que l’humiliation vécue par l’homme devant les performances
des machines qu’il a inventées se transforme en un désir de substituer
l’excellence machinique à ses propres carences. L’homme aurait déjà livré
le meilleur de son potentiel, tandis que celui des dispositifs techniques est
en progression permanente : mieux vaudrait quitter le radeau de l’humanité,
accepter la défaite et faire des paris jubilatoires sur les performances des
vaisseaux victorieux de la robotisation. Ainsi le robot porte les espoirs
d’autonomie que nous abandonnons peu à peu, et l’hybridation avec la
machine laisse miroiter une promotion de l’humain défait.
Pour beaucoup d’entre nous, tout a commencé par un consentement
tacite aux machines, qui s’est vite transformé en projet de fuir l’idéal
humaniste, pour désirer et s’approprier les avancées techniques. Un peu
comme ces spectateurs applaudissant dans un stade des sportifs qui leur
sont étrangers en presque tout, mais qui traduisent en actes le désir infantile
de gagner. La frustration, qui nous atteint dès qu’un gadget devient
disponible et nourrit une publicité agressive, nous poursuit avec les
difficultés croissantes d’utilisation de ces machines qui s’imposent au
quotidien. Leurs constructeurs augmentent la complexité à l’envi, comme
pour nous infantiliser devant l’informatique triomphante. Peut-on se
consoler en rappelant d’autres invasions techniques dont le charme n’aura
duré qu’un temps  ? Comme ce fantastique avion supersonique qu’était le
Concorde, ou comme l’industrie nucléaire dont l’abandon se dessine enfin,
mais sans solution quant aux déchets dangereux pour cent mille ans. Ou
encore comme les plantes génétiquement modifiées, qui n’ont jamais pu
démontrer leurs avantages pour les populations et dont les méfaits
environnementaux, sociaux et sanitaires signent la faillite, malgré les efforts
renouvelés des industriels pour les rendre plus présentables 274. Que de
faillites justifiées par le TINA ! Si l’histoire a montré que ces « progrès »
étaient réversibles, les dégâts peuvent persister des milliers d’années,
comme avec les déchets radioactifs. Et ces conséquences risquent d’être
plus graves encore quand l’innovation altère la nature même des êtres
humains.
Un argument transhumaniste pour modifier notre constitution
biologique est la compensation de certaines carences qui seraient apparues
progressivement au cours de l’évolution. Notons que cet argument laisse
penser qu’il fut un temps où l’homme valait mieux qu’aujourd’hui, un
certificat de qualité qui contredit le discours transhumaniste sur notre nullité
congénitale… Après avoir déploré que notre odorat se soit affaibli par
absence de sélection naturelle, Laurent Alexandre estime que «  la
dégradation de notre génome va affecter particulièrement notre système
nerveux central et notre câblage neuronal 275  ». À quoi l’on peut répondre
que notre odorat actuel suffit à notre bonheur et que, s’il y a régression
neuronale, la cause pourrait en incomber aux machines qui « réduisent nos
comportements à la logique de leur fonctionnement dépourvu d’ambiguïté,
d’ironie ou d’émotions 276  ». L’hippocampe, organe cérébral servant à
l’orientation, très développé chez les chauffeurs de taxi, se verrait ainsi
fortement réduit par l’usage intensif du GPS, cette assistance technique
dispensant le cerveau d’assumer ses fonctions naturelles. Or l’hippocampe
intervient aussi pour réguler les émotions et renouveler les neurones…
Combien d’autres aptitudes seront ainsi menacées par l’invasion qui
commence des « machines intelligentes » ?

Quelle urgence à modifier l’homme


et la nature ?
Une grande différence entre bioconservateurs et transhumanistes c’est
que, si la nature convient aux premiers dont la plupart se gardent pourtant
de la sacraliser, les seconds ne rêvent que de la modifier. Avec un tel zèle
qu’on dirait qu’ils accomplissent là une démarche sacrée… Or, si le
transhumanisme ne parvient pas à la fin des hommes par destruction
physique de l’espèce, il menace pour le moins la fin des cultures et des
civilisations que nous connaissons. Pourtant, il ne faudrait pas trop parier
sur notre capacité biologique à survivre. «  Comment empêchera-t-on les
“armes autonomes” de déclencher des conflits accidentels ? Sans parler des
critères éthiques qui guideraient les choix opérés par les machines  : entre
renverser un cycliste et provoquer des dommages matériels coûteux, que
décidera une voiture sans chauffeur 277  ?  », interroge le cosmologiste Max
Tegmark. Le transhumaniste Nick Bostrom en convient  : «  l’ingénierie
germinale humaine aura sans doute quelques conséquences négatives qu’on
n’aura pas prévues ou pas pu prévoir. Pour autant, il va de soi que la seule
présence de quelques effets négatifs n’est nullement une raison suffisante de
s’abstenir 278  ». Le refus de la précaution est explicite. Mais pourquoi
faudrait-il agir, et s’empresser d’agir, là où nos connaissances sont encore
bien partielles et où les risques sont considérables ? Bostrom propose « une
juste comparaison des coûts et avantages possibles », sans ignorer que cette
démarche de précaution demeure impraticable tant les inconnues sont
grandes et tant le principe d’utilité est construit pour l’emporter. Rappelons
que, si nous comprenons tout des machines – puisque nous les fabriquons –,
nous ne comprenons encore presque rien du fonctionnement d’un insecte.
Cela devrait inciter à la modestie…
Le philosophe Luc Ferry critique la thèse darwinienne, selon laquelle la
nature a sélectionné chez l’homme le caractère altruiste, favorable à la
survie de l’humanité – un mécanisme que l’historien et philosophe Patrick
Tort a analysé sous le nom d’effet réversif de l’évolution 279. Pour cela, Ferry
évoque quelques horreurs dont notre espèce s’est rendue, et se rend encore,
coupable. Il conclut, comme au Café du Commerce  : «  Sommes-nous
vraiment sûrs que la nature soit si bonne qu’il ne faille surtout pas
l’améliorer mais la conserver comme telle avec gratitude ? » Ce faisant, il
caricature la position de nombreux darwiniens, dont le philosophe états-
unien Michael Cruse qui parle de «  dispositions innées… à être
authentiquement moraux  », même s’il reconnaît que les conditions se
trouvent rarement réunies pour la manifestation de ces dispositions. Il existe
à l’évidence des situations où des humains «  ordinaires  » se montrent
capables de comportements vertueux comme en révélant une volonté
altruiste alliée à l’intelligence collective 280.
Nous ne prétendons pas que la nature, telle qu’elle résulte d’évolutions
hasardeuses, serait parfaite. Mais nous constatons que ces hasards furent
assez heureux pour nous permettre de ne pas désirer un autre monde. C’est
que la construction progressive et contingente de l’homme (la même chose
vaut pour les êtres vivants non humains) et de son environnement a conduit
à un équilibre que l’on peut nommer «  l’ordre naturel des choses  » dans
lequel nous pouvons nous épanouir. Cet équilibre ne résulte pas d’un
dessein, il n’est pas immuable, mais l’harmonie entre nous et « le dehors »
n’est possible que si les changements de l’un et de l’autre arrivent de façon
synergique, ce qui nécessite lenteur et adaptation. C’est en quoi il faut
craindre les interventions brutales et arbitraires tant sur la nature que sur
l’homme, susceptibles de déconnecter l’un de l’autre au risque de
catastrophes brutales. Dans un livre très médiatisé 281, l’historien israélien
Yuval Noah Harari assume sans complexe la modernité contre l’humanisme
puisque l’homme a enfin abandonné le sens (l’éthique, l’esthétique, la
compassion…) au profit du pouvoir que lui confère la science. Harari refuse
le catastrophisme en assénant que les biologistes auraient démontré que
l’homme n’est qu’un algorithme et se trouve donc éternellement
améliorable. Comme tous les transhumanistes, il affirme que la croissance
n’aura pas de fin puisque le savoir augmente, et que de nouvelles
technologies sauveront la biosphère fragilisée. Un tel discours semble
construit pour désarmer toute velléité de résistance à un « progrès » imposé.
Bien sûr, il nous arrive à tous de souhaiter un monde sans maladies ni
chagrins d’amour. Mais qui est assez sot pour ne pas deviner ce qu’il
perdrait en héritant d’une vie sous contrôle, comme dans une chambre
d’hôpital abritée des dangers du dehors et où les relations avec les autres
seraient codifiées pour éviter toute émotion ? Il faudrait se débarrasser des
humains au nom d’un idéal de puissance, qui peine à décrire précisément le
« mieux » qu’il promet et les moyens d’y parvenir. Pourtant, nous aimons
les humains tels qu’ils sont, corps et esprit. Certes, il en est de laids, de
stupides et de méchants, et nous sommes ainsi chacun parfois. Mais nous ne
prévoyons aucune vertu érotique, esthétique ou spirituelle supérieure dans
des corps transformés en cyborgs par adjonction de pièces mécaniques, ou
en hybrides par fusion avec des morceaux de vivants non humains. La vie
de toute espèce, et en particulier la nôtre, se serait-elle perpétuée sans la
fascination respective des sexes ? Pourtant, Laurent Alexandre prétend qu’il
n’y a aucune différence entre faire l’amour avec une personne ou avec un
robot. Pour lui, la technologie permet l’enrichissement des possibles
sexuels. Avec Jean-Michel Besnier, nous croyons plutôt que, « à terme, la
relation avec le robot risque même de ne plus susciter la frustration de
l’échange superficiel, tant le désir et l’appétit de l’autre que soi paraissent
s’exténuer 282 ».
On pourrait voir dans la démarche transhumaniste une tentative pour
adapter l’humain à une nature d’ores et déjà corrompue par les activités
humaines, cela afin de permettre la survie de notre espèce malgré la ruine
du monde. Cependant, outre que la priorité devrait alors consister à faire
cesser ces dégradations, la rapidité violente des changements promis est
incompatible avec l’équilibre et l’harmonie du « nouveau système ». Ainsi,
il nous est promis d’acquérir des propriétés inédites en quelques décennies,
tandis que la température moyenne de notre planète augmentera de 2 ou
3  degrés, modifiant profondément nos besoins et nos fragilités. Il faut
s’interroger sur la faisabilité d’une telle promesse. Mais comment s’assurer
que ces bouleversements de notre espèce et du climat, mouvements
indépendants bien que tous d’origine anthropique, conduiraient à un nouvel
« ordre naturel des choses » qui nous serait favorable ? Après des millions
d’années, l’évolution nous a construits non pas parfaits, mais tels que nous
sommes. Quelle prétention suicidaire voudrait nous changer en quelques
décennies ? Admettre comme les transhumanistes que l’évolution accélérée
et souvent aléatoire des techniques sera capable de faire naître le meilleur,
c’est omettre que le pire est aussi possible… et qu’il peut s’avérer
catastrophique  ! Là où l’évolution naturelle crée à foison des êtres
nouveaux, dont la plupart disparaîtront sans que les autres en souffrent, la
technologie conquérante pourrait inventer des moyens de supprimer la
plupart des espèces, et au premier chef la nôtre. C’est en quoi,
contrairement à la nature qui est a-responsable, on ne devrait s’aventurer
que là où l’on est capable de maîtriser la suite. Pourtant, comme l’écrit le
philosophe Jean-Pierre Dupuy, c’est « par vocation et non par maladresse »
que procèdent les nouveaux apprentis sorciers. «  La pire catastrophe
proviendrait de l’action délibérée des hommes et, pour l’éviter, la déprise
vaut toujours mieux que la volonté de maîtrise 283. »
Si l’éthique vise à préserver l’équilibre entre les hommes, et leur
harmonie avec le monde non humain, elle est forcément cousine de la
précaution et étrangère à l’expérimentation aveugle de bouleversements
irréversibles dans nos êtres et nos modes de vivre. Ce qui impose l’urgence
de penser en amont ce devenir, ou d’accepter ce destin. Certes, l’homme est
étonnamment malléable et il n’est pas achevé. Mais on peut craindre que
ses potentialités soient exploitées par les aventuriers de la technique pour
pousser notre évolution vers une impasse. Déjà les technophiles se
réjouissent que des prothèses et aménagements nous débarrassent des
obligations de calculer, de prévoir, de s’orienter, de mémoriser, de séduire,
de féconder… Comme si toutes ces économies réalisées sur le corps et sur
l’esprit ne nous laissaient pas diminués, handicapés. Et comme s’il était
acquis que ces qualités bientôt perdues ne nous seraient plus jamais
nécessaires !

Des promesses irréalisables ?
Sans en faire l’argument principal de nos réticences, on doit aussi
s’interroger sur la faisabilité technique de certaines réalisations promises.
Presque toujours les transhumanistes, emportés par l’hystérie technophile
vers un perfectionnisme qu’il est interdit de questionner, raisonnent comme
si la manipulation qu’ils souhaitent ne pouvait être qu’impeccablement
réussie. Comme si notre aptitude à augmenter telle performance humaine
nous exonérait, par l’ampleur même de l’exploit mis en œuvre, de suspecter
quelque défaillance dans sa réalisation.
Jean-Gabriel Ganascia, spécialiste de l’intelligence artificielle, démonte
ainsi les craintes d’une réduction en esclavage des humains par les
machines (déclarations de Stephen Hawking, Elon Musk, Bill Gates et
autres) car, loin d’acquérir une véritable autonomie, « elles restent soumises
aux catégories et aux finalités imposées par ceux qui auront annoté les
exemples utilisés durant la phase d’apprentissage […] Celui qui configure
l’algorithme d’apprentissage par renforcement choisit lui-même le critère à
optimiser, sans que la machine soit en mesure de le changer 284 ». Ganascia
ironise sur les prédictions  : «  à mesure que le temps passe, on doit
reconsidérer les prévisions trop optimistes  ». En 1993, Ray Kurzweil
promettait la Singularité pour 2023  ; «  en 2010, ce terme approchant, il
s’offre alors un délai supplémentaire, à nouveau d’un peu plus d’une
vingtaine d’années […] Tout se passe comme au Moyen Âge, avec
l’anticipation de la date de l’Apocalypse ». Et Ganascia conclut : « Il n’y a
pas de lien direct entre la puissance de calcul des machines et leur capacité
à simuler l’intelligence. En conséquence, quand bien même la loi de Moore
resterait valide, ce qui est bien hypothétique, cela ne conduirait pas
inéluctablement à la création de machines ultra-intelligentes. »
La génétique donne déjà des exemples de la faillite de telles prétentions,
quand par exemple la thérapie génique provoque des effets parfois
gravement pathogènes pour le patient, comme avec la position atypique
d’un gène ajouté dans le génome. Ou quand l’industrie des plantes
transgéniques néglige les conséquences imprévisibles de la modification
d’un gène sur le fonctionnement d’autres gènes ou sur l’environnement. Les
discours triomphalistes se succèdent à propos de techniques en progrès
constant  : de nouvelles adaptations des techniques sont sans cesse créées,
comme pour donner à croire que les carences des anciennes s’en
trouveraient annulées, mais en faisant l’économie de tout bilan. Pourtant il
est à craindre que toute modification du génome humain soit susceptible de
créer aussi des mutations 285 et des épimutations 286, ne serait-ce que par la
seule manipulation des cellules. Outre le fait que les avantages résultant de
la modification de notre génome demeurent toujours incertains, il faudrait
donc compter avec l’éventualité que ces changements concernent aussi des
propriétés indésirables, non ciblées par la modification.
Ces risques indéniables n’empêchent toutefois pas les essais de
technologies génétiques chez l’humain. Quand, par exemple, un bioéthicien
déclare, à propos de la sélection ou de la modification des embryons : « je
ne pense pas qu’on verra bientôt Superman ou une rupture de l’espèce parce
que nos connaissances sont insuffisantes 287  », son avis est largement
interprété comme rassurant, alors qu’il devrait plutôt inquiéter. Ce n’est pas
parce que nos savoirs sont insuffisants qu’ils ne seront pas utilisés !
Par ailleurs la complexité biologique (multiplicité des gènes et de leurs
allèles, interactions entre gènes, rôle de « l’ADN poubelle », perturbations
épigénétiques,  etc.) n’empêchera pas des individus inquiets, et surtout des
sociétés avides de «  qualité sanitaire  », de favoriser le recours à des
technologies qui ne laissent espérer des améliorations que pour 10 ou 20 %
des patients. Nous entrons dans l’ère de la médecine statistique. Le
généticien Arnold Munnich estime que le décryptage du génome de chacun
pourrait permettre de détecter entre 60 et 100  maladies potentielles chez
tout être humain en bonne santé ! Dans ces conditions, « à quoi peut servir
la médecine prédictive préventive 288 ? », demande-t-il. Ce qui est recherché
aujourd’hui, c’est «  seulement  » une certaine norme génétique, par
l’exclusion de facteurs défavorables. Il semble que personne ne vise la
perfection génétique  ! Sauf peut-être George Church et son programme
démentiel pour synthétiser de novo un génome humain grâce à la biologie
de synthèse. « Dessine-moi un humain parfait », devrait-on exiger d’abord
de ce démiurge au nom d’église…
Se préserver des aventures aveugles
et désinvoltes
Ce n’est pas sacraliser la nature que de considérer qu’elle constitue un
repère, une base arrière sécurisée, face aux apprentis sorciers. Ainsi écrivait
Hannah Arendt : « Il se pourrait qu’on parvienne un jour à faire en sorte que
les hommes soient immortels, et tout ce qu’on a pensé concernant la mort et
sa profondeur deviendrait alors tout simplement risible. Il serait possible de
dire que ce prix est trop élevé en contrepartie de la suppression de la
mort 289. »
Nous ne prévoyons aucun bénéfice culturel ou affectif apporté par des
« intelligences » artificielles expertes en calcul. De quoi seraient composés
les mémoires et les rêves sans les livres et les musiques, sans les mythes qui
racontent la fragilité et les émotions de nos aïeux comme de nos
contemporains ? Nous tenons à notre espèce même avec ses tares, et à notre
planète même avec ses cataclysmes. Combien d’innombrables essais,
combien d’erreurs oubliées, pour que l’évolution façonne chaque être
vivant, et notre espèce parmi les autres vivants ? Combien de déceptions ou
de drames à venir si nous rompons brusquement avec notre condition
actuelle au prétexte d’un hypothétique perfectionnement  ? Notre
constitution est relativement fragile, autant qu’est fragile l’équilibre instable
de l’humain avec l’environnement, c’est pourquoi il faut les préserver des
aventures aveugles. Non par dévotion, mais parce que nous n’en avons pas
d’autres ! L’état des choses dont nous avons hérité fut acquis dans la lenteur
de l’évolution et c’est seulement ainsi qu’il peut éventuellement être
modifié, d’autant plus que, si c’est l’homme qui pilote les changements, ses
actions risquent de se globaliser rapidement, leurs effets biologiques ou
physiques étant décuplés par la volonté normalisatrice, un moteur qu’ignore
la nature. Comme le remarquait l’écrivain Robert Musil, « une telle quantité
d’hommes est consommée pour un petit bout de chemin d’humanité. Si
nous savions seulement de façon certaine que nous sommes sur le bon
chemin, nous pourrions faire de très petits pas, cela ne ferait absolument pas
mal ».
Ce qui nous inquiète dans la transgression transhumaniste, c’est la
désinvolture qui accompagne le risque pris de mutations et déséquilibres
instantanés, violents et potentiellement néfastes. Cette désinvolture
s’enracine dans la déconstruction actuelle de ce que l’on croyait acquis par
la culture, et elle prospère partout et sur bien des thèmes, depuis la négation
de la différence sexuelle jusqu’au mépris de la filiation. Voilà que des
femmes exigent de s’affranchir de la ménopause et des hommes de
l’absence d’utérus, que les gamètes et embryons se vendent sur internet, que
des enfants orphelins de leurs origines sont fabriqués massivement, que l’on
peut éviter l’enfant du sexe non souhaité, ou affecté de strabisme. C’est
aussi sur ce terreau annonçant le refus de toute limite que prospère le
transhumanisme. Aucun de ses «  progrès  » ne nous laissera indemnes,
même ceux qui s’épuiseront en chemin, même ceux qui semblent n’affecter
que les robots. Ainsi, un psychologue s’inquiète  : «  Le jour où nous en
arriverons à croire que notre robot est capable d’amour, nous serons en
danger. Il ne nous aimera pas, mais nous, nous finirons par l’aimer. Nous
avons envie d’être bernés, ce qui nous rend vulnérables 290. » La conjonction
des sciences du vivant et des sciences de l’information, telle que la
traduisent les utopies post-humaines, se construit sur la ruine de l’aptitude à
dire « non », par laquelle se manifeste la liberté de l’humain 291.

Inventer un autre « meilleur des mondes »


Les transhumanistes entretiennent la confusion entre deux courants de
pensée hostiles à leurs projets  : le mysticisme réactionnaire,
particulièrement présent chez les catholiques intégristes, et l’humanisme
progressiste non technophile – ce qui ne veut pas dire technophobe. Ainsi
leurs réponses ne concernent que les critiques des premiers, qui
revendiquent la mort salutaire, la souffrance rédemptrice, la vie sacralisée.
Mais ils ne répondent pas aux seconds, qui recherchent le bien commun sur
Terre et s’opposent à la dégradation de la condition humaine dans un monde
privé de repères et de limites. L’aspiration à un monde meilleur ne résulte
pas forcément, comme le prétend Technoprog, «  de l’établissement des
règles par une puissance divine  », ce que souhaitent les religieux, ni de
l’essor infini des techniques, ce que souhaitent les transhumanistes (dont
Technoprog). Nous croyons qu’un monde meilleur est possible par le refus
de la compétition, de la violence, de la vitesse, et la construction de sociétés
pratiquant le partage, la solidarité et la convivialité.
Pour nous rassurer tandis que la catastrophe est en vue, Technoprog
assure que les réfractaires au transhumanisme seront respectés. Il laisse
croire que cela sera possible comme si, par exemple, il était aisé dès
aujourd’hui de vivre dans les sociétés occidentales, et presque partout, sans
être équipé d’un smartphone ou d’un accès à internet. Ces transhumanistes
«  de gauche  » ne montrent pas leurs dents de vainqueurs comme font les
gourous états-uniens. Mais, entre ces deux discours transhumanistes, c’est
le plus radical qui semble le plus réaliste, tant la machine à broyer l’humain
ne peut pas s’embarrasser d’états d’âme.
12

Comment résister ?

Si au lieu de porter sur les machines un regard attendri on les regarde


avec haine, elles finiront par disparaître.
GANDHI

Les promesses transhumanistes se diffusent facilement, car la face


souriante de chaque objet nouveau et brillant oblitère aisément les
interrogations sur sa face cachée. Comment contenir la volonté de puissance
pour éviter des sauts technologiques aux effets imprévisibles ? La solution
du collectif grenoblois Pièces et main d’œuvre est radicale  : «  On vire
Kurzweil et on ferme Google 292. » Mais qui, et avec quels moyens, pourrait
nous débarrasser d’un des principaux foyers du transhumanisme ? Et avec
quels effets quand l’essaimage dans tous les pays industrialisés est déjà bien
avancé ? Pour sa part, Laurent Alexandre affirme, en s’en réjouissant, que
les jeux sont faits  : «  Les transhumanistes ont gagné la bataille  : tout le
monde préfère un cœur artificiel à la mort, la rétine artificielle au fait d’être
aveugle. Nous changeons d’éthique comme de chemise sans nous en rendre
compte. Qui a protesté contre le cœur artificiel, qui est le premier doigt dans
le cyborg ? Il est difficile de savoir ce que nous allons faire des technologies
NBIC quand on voit la vitesse à laquelle notre éthique change dans l’espace
et dans le temps 293.  » Alors peut-on convaincre les humains de ne pas
accepter de devenir, sans états d’âme, des post-humains  ? Peut-on espérer
de meilleures régulations pour interdire, limiter ou freiner ce mouvement ?

Convaincre ?
Tous les partisans plus ou moins déclarés du transhumanisme lancent
une botte définitive, qui vient clore le débat  : toutes ces «  révolutions  »
arriveront quoi que nous fassions. Il est donc inutile de « sombrer dans le
pessimisme et la nostalgie pleurnicharde […], il est vain de vouloir tout
stopper, de jeter l’anathème sur tout ce qui bouge au nom de la préservation
du passé ». Ainsi Luc Ferry propose la régulation pour « fixer des limites à
l’homme prométhéen  ». Cette régulation permettrait aussi de dépasser les
« velléités restauratrices hargneuses, les lamentations médiatiques sur l’air
du tout fout le camp 294  ». En renvoyant dos à dos transhumanistes et
bioconservateurs, Ferry se positionne clairement contre toute résistance
effective au transhumanisme. Il lui semble naturel d’exclure du processus
«  la société civile qui est par essence le lieu des intérêts particuliers  »…
Bref, le système capitaliste qui nous a amenés là où nous sommes, et qui ne
défendrait que le bien commun, serait capable de lui-même de poser des
limites à son appétit mortifère. Il n’y aurait rien à attendre d’une opposition
organisée à ses projets.
Et qu’attendre de cette régulation quand le même auteur reconnaît
l’impuissance publique face au marché mondial, en même temps que
l’ineptie de construire une éthique seulement nationale, et qu’il propose
d’exclure des décisions la société civile  ? Ainsi, pour Luc Ferry, un bon
débat ne devrait convoquer que des technophiles néolibéraux et optimistes !
Cette dernière qualité est désormais exigée de toute personne qui prétend
intervenir dans les discussions sur le «  progrès  ». Certains optimistes
indécrottables se comportent pourtant comme des criminels, par exemple en
niant le rôle de l’homme dans les changements climatiques…
Mais d’abord, afin de rendre possible une discussion sérieuse, pourrait-
on redonner aux mots leur sens véritable, pour empêcher toute
mystification ? Platon le disait déjà : ne nous laissons pas voler les mots, au
risque de l’asservissement volontaire à une idéologie simplificatrice et
conquérante  ! Un exemple  ? L’emploi inconsidéré de l’expression
«  intelligence artificielle  » qui culmine avec l’«  intelligence artificielle
forte », celle qui est promise pour les machines des prochaines décennies et
serait capable de conscience de soi. Elle comprendrait l’imagination et la
créativité mais aussi les émotions, le chagrin ou la joie, la haine ou l’amour,
la poésie ou la foi, la souffrance ou le plaisir, le sentiment esthétique. Si
nous croyons que seule cette intelligence «  forte  », laquelle nous semble
plus probable chez l’orang-outan que chez l’ordinateur du futur, mériterait
d’être appelée « intelligence », cela devrait nous amener à refuser le label
«  intelligence  » aux calculateurs d’aujourd’hui. Nos ordinateurs ne
produisent qu’une « IA faible », celle qui se ramène finalement à la logique
froide et ne mérite pas le label «  intelligence  ». Redonner leur sens aux
mots est une première étape pour déminer toute propagande.

L’IMPOSSIBLE DÉBAT DÉMOCRATIQUE


Il serait naïf d’imaginer que le transhumanisme triomphant pourrait être
stoppé, voire sérieusement régulé, par les procédures démocratiques
actuelles. L’expérience, nationale et internationale, a montré que les fameux
«  débats publics  » ne sont pas destinés à produire des interdits, mais
seulement à sauver les apparences démocratiques 295. Qu’en est-il des
délibérations au plus haut niveau de l’État  ? Le philosophe Jean-Michel
Besnier explique avoir été auditionné deux fois à l’Assemblée nationale et
confie : « Je ne suis pas sûr que cela ait suscité beaucoup d’intérêt 296. » Une
impression qui rappelle l’écoute impuissante des mêmes élus, ou de leurs
collègues, sur le thème de l’eugénisme par tri des embryons, avec le
commentaire désolé et désolant d’un président de commission
parlementaire : « Vous avez raison mais on ne peut rien faire 297… »
Pour Laurent Alexandre, la conduite à tenir est claire  : «  La question
n’est plus de savoir si la technologie va modifier radicalement l’être humain
des prochaines décennies, mais de faire connaître ces problématiques au
plus grand nombre, de réfléchir aux conséquences et d’alimenter le
débat 298.  » Comment faire comprendre aux citoyens que les promesses de
«  bien vivre  » grâce aux technosciences sont des illusions mortifères  ?
L’appel à des « débats démocratiques » est une concession que nous font les
apologues du transhumanisme. Mais c’est le même leurre que promeuvent
les décideurs technophiles devant chaque résistance à leurs innovations,
annulant les aspirations des citoyens dans des comédies «  consultatives  »
sans effet. Car le débat ne mérite d’être nommé « démocratique » que s’il
obéit à des règles d’objectivité et d’indépendance, comme celles réunies par
les Conventions de citoyens 299, qui stimulent l’intelligence collective et
favorisent la recherche du bien commun. La démocratie exige aussi le
respect par les décideurs des avis pertinents produits par de telles
procédures 300, lesquelles prennent en compte l’intérêt général de l’humanité
et celui des générations à venir. Or, dans l’état actuel des législations, la
puissance économique des maîtres du monde s’oppose régulièrement à la
mise en œuvre des propositions qui nuisent à leurs intérêts. Les exemples ne
manquent pas. Ainsi, nos gouvernements sont aujourd’hui dans l’incapacité
de gérer ce surcroît de puissance que génèrent les laboratoires et les
industries. Au lendemain de l’explosion de la bombe d’Hiroshima, en 1945,
Albert Camus exprimait l’urgence de la paix, un appel qui résonne
aujourd’hui, face au péril que constitue l’explosion actuelle des actions de
l’homme contre l’humain  : «  Ce n’est plus une prière, mais un ordre qui
doit monter des peuples vers les gouvernements, l’ordre de choisir
définitivement entre l’enfer et la raison 301. »
Pour résister au transhumanisme, on ne peut donc pas faire l’économie
d’un combat politique contre le néolibéralisme et l’idéologie de
compétition. Mais cela ne semble encore pas suffisant, puisque les
populations sont largement sensibles aux promesses d’augmentation.
« Voulez-vous continuer à souffrir des maladies ? Rencontrer la mort alors
que vous souhaitez vivre encore  ?  », demandent les transhumanistes,
certains de leur effet persuasif. Ces idéologues surfent sur l’absurdité de
l’existence, qui désole les humains et nourrit leurs philosophies depuis
toujours. Ils font leur miel de cette angoisse et, en concurrence avec les
religieux, ils proposent la science plutôt que la foi pour panser les plaies
métaphysiques. L’acquiescement de la majorité des êtres humains au
«  progrès  », forcément bienfaiteur, rencontre la volonté des entreprises et
des nations sur ce terrain gigantesque de compétitions et de profits. Bien
sûr, il existe aussi une opposition intuitive à la manipulation-machinisation
de l’humain. Il importe de mettre en lumière ces résistances, comme le font
certains artistes ou auteurs de spectacles 302. Pourtant, si le transhumanisme
inspire de plus en plus de créateurs, quels sont les effets de ces œuvres sur
le public ? Leurs auteurs sont eux-mêmes parfois dans la fascination, si bien
que leurs spectateurs ne font pas toujours la différence entre science-fiction
et réalité à venir.
Il est remarquable que deux expressions, utilisées couramment pour
évoquer un questionnement éthique, ne soient jamais employées par les
transhumanistes. Il s’agit de « pente glissante » et « apprenti sorcier ». La
première évoque comment on peut passer insensiblement du
transhumanisme médical au post-humanisme cybernétique. La seconde
rappelle que toute action susceptible d’effets importants, surtout s’ils sont
irréversibles, doit apporter des garanties préalables concernant les effets
pervers qu’elle pourrait engendrer. Les transhumanistes ne peuvent pas
ignorer les risques de leur démarche, mais ils les éliminent du débat en
proclamant comme une victoire annoncée que leurs plans sont nécessaires
et que leur réalisation est inéluctable, laissant croire que le véritable risque
serait de n’en prendre aucun. La béatitude scientiste rencontre la naïveté
politique quand les responsables de Technoprog imaginent que «  l’accès
inconditionnel à l’information  » serait capable de conduire à une
gouvernance démocratique 303. Comme si le droit à l’information, principe
nécessaire à la liberté, pouvait suffire à l’assimilation profonde par la
population des éléments contradictoires qui concourent à la formation d’un
avis éclairé.
En fait, les technosciences avancent sans rencontrer de résistances,
puisque aucun débat véritablement démocratique organisé par les pouvoirs
publics n’existe actuellement pour permettre la mise en questions des
promesses que l’on nous vend. Est-ce par crainte des pouvoirs en place de
voir remises en cause des actions estimées favorables à la croissance
économique  ? Ou serait-ce parce que ces pouvoirs n’imaginent pas que le
monde futur puisse échapper à la transhumanisation, quoi que nous
fassions  ? La croyance que ces changements sont inéluctables semble
habiter tous les acteurs, depuis les promoteurs du transhumanisme, héritiers
des délires de la Silicon Valley, jusqu’aux consommateurs avides de rêves
éveillés, en passant par les industriels et les décideurs, soucieux de
débouchés politico-économiques.

UNE RESPONSABILITÉ INÉDITE ENVERS NOTRE ESPÈCE


Contre l’existence numérisée, programmée, normalisée, nous
revendiquons avec Jean-Michel Besnier «  le consentement au hasard et à
l’inachèvement  ». C’est notre droit que de défendre un certain état des
choses tant que nous ne serons pas convaincus qu’un autre état des choses
serait préférable. Nous ne sacralisons rien, ni l’homme ni la nature, nous
savons que des processus chaotiques sont inhérents aux mouvements du
monde et que son état actuel ne dépend de nul projet, qu’il n’existe aucune
norme à l’« ordre naturel » autre que celles proposées par nos désirs ou nos
phobies. Mais nous craignons les conséquences d’un aventurisme technique
sur le devenir des humains dès lors que  –  cela est très récent  –  la
technologie nous a pourvus des moyens de tout bouleverser. Notre
génération est en charge d’une responsabilité inédite devant l’espèce et
devant la vie car, selon les promesses mêmes des transhumanistes, rien ne
sera bientôt plus comme avant. Il ne s’agit pas de refuser tout changement,
puisque l’on ne peut pas s’opposer à l’évolution naturelle et que l’on espère
légitimement des améliorations volontaires de notre condition. Mais nous
voulons que soient maîtrisées les mutations promises, en substituant
plusieurs exigences au forcing pratiqué par des ingénieurs  : des choix
démocratiques permanents, le contrôle de la vitesse de dissémination des
actes acceptés et la précaution quant à la réversibilité de leurs effets. Toutes
ces conditions, étrangères aux mécanismes naturels de l’évolution, doivent
être convoquées pour contrebalancer la puissance technologique, son
pouvoir hypnotique sur les populations et sa capacité d’uniformisation
accélérée.
Certains transhumanistes se prétendent humanistes en ce qu’ils ne
souhaitent pas seulement modifier radicalement l’humain, mais aussi
découvrir des capacités humaines inconnues. Des chercheurs suédois de
l’Institut Karolinska viennent de montrer que notre cerveau serait
compétent et disponible pour manœuvrer un troisième bras. Peut-on en
conclure que l’adjonction à notre corps d’un bras supplémentaire ne ferait
que le compléter en le dotant d’un organe manquant  ? Ou bien que
l’évolution n’a pas trouvé d’intérêt à nous pourvoir d’un troisième bras – ou
de beaucoup d’autres, dont les ébauches ont bien dû apparaître de
nombreuses fois au hasard des mutations  ? Ne doutons pas qu’il existe
beaucoup de places inoccupées dans notre cerveau… Mais attendons que
les mutations probables dans la longue durée nous proposent les plus
profitables. Bien sûr, la technologie avance et réalise chaque jour quelque
chose qui était impossible la veille. Mais elle est rarement à la hauteur de
ses promesses. L’avenir magnifié n’arrivera sans doute jamais. Ce qui
arrivera, c’est une succession de victoires techniques, qui ne feront pas la
victoire promise. Si l’on s’en tient à la génétique, où sont les guérisons
miraculeuses qui devaient advenir grâce au gène médicament ? Et, puisque
la médecine personnalisée a pris la relève de ces piteux mais coûteux essais,
où sont les victoires des traitements prétendument adaptés à chaque
génome ? En voilà assez pour se méfier, pour ne pas croire les prédicateurs
du progrès sans limites. Pour refuser, aussi, les avancées qui ne sont que
poudre aux yeux mais créent de nouveaux besoins, de nouveaux états des
choses et des personnes, qui peuvent ressembler à des reculs du progrès
humain, ce qu’Edgar Morin appelle des regrès.
Pour échapper au destin transhumaniste, il faudrait « une objection à la
fatigue d’être soi qui porte à désirer n’être plus davantage qu’une
machine 304  ». Le manque d’estime que les humains se témoignent ferme
toute perspective de résistance aux automates simulateurs de la vie et de
l’intelligence. L’histoire fourmille pourtant d’individus exceptionnels par
les talents qu’ils ont démontrés. On peut défendre qu’aucune machine ne
produira des œuvres équivalentes aux poèmes de Rimbaud, aux tableaux de
Picasso ou à la musique de Mozart. Pourtant, hormis ces situations rares de
créativité, il n’est pas interdit de penser que chaque personne est
exceptionnelle même quand ses actions se trouvent confinées à la
médiocrité du quotidien, et que ses ambitions se limitent aux mythes
qu’offrent la pensée mécanique et la compétition.
Même si les hommes ne sont pas libres, contrairement à ce qu’ils
croyaient  –  croyance que la science vient contredire de plus en plus
clairement  –, l’humanité est libre de son devenir commun, ce qu’elle
semble ne pas vouloir croire. Les machines, elles, se comportent de façon
irresponsable. Ce n’est pas leur mise en réseau qui créera quelque chose
pouvant ressembler à une morale  ! À l’inverse, les sociétés organisées
d’humains proposent, par la civilisation, de dépasser les comportements
individuels afin de produire des règles pour le bien commun. Les hommes
ont la capacité, que n’ont pas les machines, de changer le monde dans un
sens choisi. C’est là notre responsabilité.
À l’origine de l’innovation, il y a le laboratoire de recherche. C’est donc
d’abord vers les chercheurs que doit se porter l’attention de la société, afin
de leur rappeler que leur responsabilité est engagée par la nature et les
conséquences prévisibles de leurs travaux. L’association Sciences
citoyennes a proposé un manifeste pour une recherche scientifique
responsable 305 qui affirme que, « n’ayant pas pour objectif premier le bien
commun, la recherche encourage une fuite en avant des technosciences et
nous entraîne dans une impasse sociale et écologique globale porteuse de
menaces considérables pour la survie même de l’humanité ». Ce manifeste
demande « l’élaboration démocratique des objectifs généraux et du budget
de la politique de recherche et d’innovation, ainsi que des priorités
thématiques et de l’affectation des ressources aux acteurs de la recherche ».
Cela suppose de créer des instances «  qui constituent de réels contre-
pouvoirs et qui se dotent d’outils qui les rendent capables de cette mission,
tels que les Conventions de citoyens ». Comme le regrette la philosophe des
sciences Isabelle Stengers, coauteure du manifeste, « les chercheurs ne sont
plus formés dans la lenteur […]. Enfermée dans son rapport de soumission
et de connivence au progrès productiviste, la science ne s’adresse
aujourd’hui qu’à une sélection d’interlocuteurs : l’État et l’industrie 306 ».
Jean-Marc Royer montre comment tous les scientifiques du programme
nucléaire de Los Alamos savaient, au moins à partir d’août 1944 (soit un an
avant Hiroshima), « qu’ils ne travaillaient plus contre les nazis, mais contre
les Soviétiques, et surtout pour imposer la puissance politique des États-
Unis au reste du monde […] car il est impossible d’arrêter la circulation de
telles informations dans un microcosme clos 307  ». Royer estime que la
parcellisation du travail des scientifiques (largement aggravée depuis le
projet Manhattan), et leur sentiment d’appartenir à une élite leur permirent
d’être convaincus «  de servir une noble cause  ». Cette conviction persista
malgré l’évidence funeste du projet réel, car l’imaginaire des chercheurs,
légitimé par l’idéal du progrès universel, nourrissait un déni quotidien, une
« plongée volontaire en apnée morale et politique ». Peut-on penser que les
scientifiques de haut niveau aujourd’hui impliqués dans la modification du
vivant savent qu’ils ne travaillent pas pour la santé humaine mais pour
l’augmentation des capacités de notre espèce, selon l’exigence
transhumaniste  ? Déjà, dans les années 1860-1930, un large consensus
médical et scientifique avait permis le développement de l’eugénisme dans
les pays occidentaux, une transgression qui, selon Jean-Marc Royer, «  a
ouvert la voie aux spécificités de la guerre industrielle totale et du
nazisme ». Nous voici au seuil de l’ultime transgression.

LA MACHINE À RÊVES

Face au récit fantastique déroulé par les transhumanistes, à leur


inépuisable capacité à vendre du rêve (ou du cauchemar), que nous reste-t-
il  ? L’éducation, d’abord, comme formidable levier pour apprendre aux
nouvelles générations, et aux autres, à vouloir  –  à défaut de toujours
pouvoir  –  garder la maîtrise des orientations des sociétés dans lesquelles
nous vivrons. Connaissance des sciences et des techniques, pour
comprendre les mécanismes à l’œuvre et démasquer les fausses promesses.
Esprit critique, pour ne pas être dupés. Capacité à percevoir les grands
enjeux, les logiques des puissances à l’œuvre, les rapports de force, pour ne
pas être (trop) ballottés dans le grand maelstrom. «  Les transhumanistes
font partie du grand courant consumériste, on nous vend l’éternité comme
on nous vendrait internet. Ils jouent également sur les arguments
qu’utilisaient les grands prêtres pour les pharaons, promettant de nous
momifier pour la vie éternelle. Ils donnent une perspective eschatologique
aux “sans-dents”  », commente le philosophe et cogniticien Jean-Michel
Truong. Que faire  ? «  Armer nos jeunes contre ce type de supercherie
intellectuelle. Aider à l’émergence de contre-discours. Apprendre le doute
méthodique.  » Ne pas éluder, non plus, les interrogations sous-jacentes.
L’avenir de l’espèce humaine est une question «  sur laquelle on peut
réfléchir philosophiquement et poétiquement  : par exemple, quelle sera
l’intelligence qui contemplera la fin de l’univers ? Face à cela, le galimatias
des transhumanistes est risible », poursuit Jean-Michel Truong. « Contre les
discours convenus et manipulateurs, il faut enseigner la jubilation que
procure le décalage de pensée, qui naît de l’esprit critique 308. »
Si le discours transhumaniste est puissant, c’est qu’il « fait la synthèse
entre des désirs humains immémoriaux et la brute réalité
technologique 309  », rappelle le philosophe et sociologue Raphaël Liogier.
Pour faire réfléchir aux options que propose ce mouvement, nous ne
pouvons pas nous contenter de discuter de notions abstraites, comme la
dignité ou l’identité de l’homme. « Les hommes ont besoin de se raconter à
travers un récit qui les dépasse avant d’élaborer des justifications
rationnelles. Les hommes ont besoin de sentir qu’ils ont un rôle auquel ils
croient, qui dédouble pour ainsi dire leur être physique avec un être moral,
analyse Raphaël Liogier. Sans cette croyance intime, antérieure à toute
discussion rationnelle sur les fins collectives, il n’y a pas d’éthique efficace
possible 310. » Pour contrer « l’utopie transhumaniste », construire un autre
récit serait donc nécessaire, plus que la multiplication de débats éthiques
désincarnés, qui ne peuvent facilement susciter qu’une adhésion de façade.
Le transhumanisme «  raconte une histoire sensationnelle (qui est sentie,
éprouvée) antérieurement à toute discussion rationnelle, autrement dit, qui
fait rêver avant de faire penser 311 ». Ce qui ne l’empêche pas de jouer sur
les deux tableaux, en cherchant ensuite l’adhésion rationnelle. «  Le
transhumanisme propose un mythe, celui du surhumain immortel, une
rédemption par la technique, des rites, des croyances, un sens, une
cohérence d’ensemble. Si nous ne voulons pas de cette religiosité-là, de
cette eschatologie, de cette fin, il faudra bien alors en construire une autre,
cohérente, mais aussi poétique, plausible mais mythique, désirable, bref
susceptible de faire rêver avant de faire réfléchir  », suggère Raphaël
Liogier. Un autre imaginaire, en somme, fondement d’une éthique vécue et
non abstraite. Mais, pour écrire cet autre récit du futur, encore faut-il être
capable de dire, collectivement, quel est cet autre monde que nous désirons.
Et, puisque l’éducation ne produit pas d’effets immédiats, il faut se donner
les moyens de freiner la machine, afin que l’inéluctable ne précède pas la
maturité, laquelle pourrait seule permettre des choix soigneusement
éclairés.

Interdire ?
Si le péril est trop grand, est-il possible de dire « stop » ? Sans même
parler d’infléchir le mouvement en amont de la catastrophe, sommes-nous
capables d’arrêter la machine infernale, en cas de danger imminent ? On a
pu lire récemment des mises en garde de la part de chercheurs en
intelligence artificielle 312 ou en «  bidouillages du climat 313  ». Plus de
700  scientifiques et des chefs d’entreprise ont publié ainsi une lettre
ouverte, dans laquelle ils s’inquiètent de l’évolution de l’intelligence
artificielle et souhaitent que les futurs développements se fassent au
bénéfice de la société. Le physicien Stephen Hawking affirme que le
développement d’une intelligence artificielle complète pourrait mettre fin à
l’espèce humaine. Quant à Matthew Watson, chercheur à l’université de
Bristol (Royaume-Uni), qui a piloté une étude sur l’injection de particules
chimiques dans la stratosphère pour lutter contre le dérèglement climatique,
il s’est récemment déclaré «  terrifié  » par les projets de géo-ingénierie…
Ces sursauts de conscience ne doivent pas faire illusion, préviennent des
anthropologues 314  : ces chercheurs mettent en garde sur les retombées
négatives des changements qu’ils font advenir, comme s’ils tentaient des
«  pratiques de désorcèlement  » sur eux-mêmes puis sur la société, en se
présentant comme lanceurs d’alerte. De fait, pour éviter les dangers qu’ils
dénoncent  –  tout en continuant d’y contribuer  –, ces apprentis sorciers ne
sont pas allés jusqu’à demander un moratoire. Leur alerte permet plutôt de
rassurer l’opinion quant au sérieux et à la responsabilité de ceux qui
apparaissent comme les agents techniques des futurs maîtres du monde…
Évoquant le moratoire d’Asilomar où les inventeurs des OGM, en 1974,
s’inquiétèrent de la sécurisation de leurs laboratoires, Laurent Alexandre
rappelle ironiquement que ce moratoire «  n’a tenu que quelques
semaines 315 ». Il ajoute comme un défi : « Qui est aujourd’hui en mesure de
poser des limites ? » Ce triomphalisme de gangster est explicité plus loin :
« La question n’est déjà plus celle de l’acceptabilité mais de l’égalité de la
diffusion de ces technologies. » Où l’on retrouve l’incontournable TINA du
libéralisme outrancier… Mais aussi une affirmation tranquille qu’expriment
beaucoup de personnes confrontées aux perspectives transhumanistes : ces
innovations seraient tout bénéfice pourvu que bien partagées. De telles
réflexions paresseuses montrent le poids idéologique du «  progrès  »,
toujours et forcément positif, autant que la négation des impacts collatéraux
des technologies et de l’emprise de politiques inégalitaires.
Si l’on ne peut pas poser de limites, qui sera jugé responsable  ? En
décider aujourd’hui constituerait un frein immédiat ou bien rendrait peut-
être dissuasifs les actes qui pourraient être jugés demain. Pourra-t-on
incriminer les «  entreprises qui s’évertuent aujourd’hui à multiplier les
“applis” […] et introduisent sur le marché les produits innovants qui se
multiplieront tous azimuts, avant de créer les conditions d’une mutation
annonciatrice sinon d’un post-humain du moins d’une humanité en phase
avec les machines 316 » ? Ou alors les coupables seraient-ils les scientifiques
investis dans les recherches à vocation transhumaniste, comme les
spécialistes du cerveau  ? Faut-il leur faire jurer «  de ne pas nuire  », leur
faire prêter serment, ainsi que le suggère Laurent Alexandre, comme les
médecins prononcent le serment d’Hippocrate ? Ne tombons pas dans cette
illusion moralisatrice  : un serment n’empêchera jamais quiconque de se
comporter autrement que ce qu’il a promis, en prétextant l’urgence ou des
conditions particulières pour se justifier. Alors peut-on imaginer que tel
comportement devienne passible des tribunaux parce que contraire à l’ordre
public ? Un mécanisme dévoreur de big data qui s’immisce dans votre vie
(ça existe déjà), une personne équipée de détecteurs pour deviner vos
pensées (ça devrait exister bientôt), ne sont-ils pas «  contraires à l’ordre
public » ? Tout comme des pratiques presque banalisées permettant de louer
ou acheter un organe, de révéler des risques pour des pathologies que l’on
est incapable de soigner, de donner un statut de « personne électronique » à
des robots  ? Il y aurait bien d’autres exemples. L’Ordre public est
caractérisé dans le droit administratif français par « le bon ordre, la sécurité,
la salubrité et la tranquillité publiques », mais aussi « la moralité publique
et la dignité de la personne humaine 317 ». Encore faudrait-il démontrer que
toutes ces innovations, désirées par certains, portent atteinte au bon ordre et
à la sécurité. Une démonstration difficile qui susciterait des controverses
sans fin. De plus, les notions de moralité publique et de dignité de la
personne humaine sont relatives : la moralité change, la dignité peut aussi
bien consister à s’augmenter dans la mesure du possible, qu’à refuser
l’augmentation. Tout ce qui renvoie à des notions aussi vagues que l’ordre
public ou la dignité humaine, qui n’acquièrent un sens qu’après de longues
constructions juridiques pour en préciser les contours au cas par cas, est peu
efficace. Quelques droits fondamentaux pourraient être plus immédiatement
disponibles : le droit à la vie privée peut poser des limites au big data, par
exemple. Les législations peuvent être relativement efficaces pour
s’opposer, au moins sur le territoire national, aux ventes d’organes ou aux
locations d’utérus. Ce qui n’empêche pas de recourir à d’autres dispositions
en cours à l’étranger pour faire ce qui est interdit chez soi, notamment grâce
au développement d’intenses marchés noirs… Quand ces restrictions au no
limit trouvent un écho en France, se pose la question de la concurrence de
pays plus libéraux. Bref, malgré son appareil législatif et éthique, l’État
paraît bien impuissant pour préserver les citoyens des avancées
transhumanistes, si telle était son intention…

QUELLES POSSIBLES RÉGULATIONS INTERNATIONALES ?

Peut-on espérer une régulation efficace, législative ou contractuelle, des


avancées transhumanistes ? Le 24 janvier 2015, Jennifer Doudna, pionnière
de la technologie Crispr, a réuni à Napa Valley (Californie) une vingtaine de
collègues pour proposer un moratoire sur les modifications d’embryons et
gamètes humains. Elle obtint un succès d’estime. Comparant cette rencontre
avec celle d’Asilomar en 1974, un journaliste spécialisé remarque qu’il n’y
a toujours aucune autorité unique pour parler de la science, alors que les
biotechnologies occupent pourtant des millions de personnes 318… Le
16 mars 2016, c’est un collectif de chercheurs (dont deux Prix Nobel) qui
relaie un appel lancé trois jours plus tôt pour un moratoire sur l’utilisation
des techniques d’édition du génome sur les cellules reproductrices
humaines. Ils soulignent que les modifications héréditaires « présentent de
sérieux risques », tandis que « les bénéfices thérapeutiques sont ténus 319 ».
Cette réaction est-elle vraiment rassurante quand George Church, grand
apprenti sorcier, figure parmi les signataires de cet appel au débat et à un
grand sommet ? Et quand les institutions états-uniennes qui approuvaient ce
moratoire en 2016 relâchent la bride dès 2017 ?
Bien sûr, toute régulation devrait concerner l’humanité entière. Nous ne
devons pas oublier qu’aux États-Unis des organismes privés souvent très
puissants peuvent soutenir en toute légalité n’importe quelle recherche
ayant un intérêt économique potentiel, même quand elle se trouve interdite
de subventions publiques au nom de l’éthique. De plus, la proposition de
scientifiques du Broad Institute de Boston d’octroyer des «  licences
éthiques  » conditionnelles aux utilisateurs des techniques qu’ils ont
brevetées concerne potentiellement toute la planète et pas seulement le
territoire états-unien. Ces chercheurs autorisent ainsi Monsanto à utiliser la
technique Crispr moyennant certaines conditions, pour limiter l’impact
socio-économique et éthique des innovations à venir 320. Parmi ces
conditions, il est écrit que la technique ne doit être utilisée qu’en l’absence
d’alternative, et seulement pour éviter des maladies graves (la même
limitation illusoire que celle qui conditionna l’autorisation de la sélection
des embryons dans la loi française de 1994), en contrôlant les bénéfices et
les risques pour le patient et la société… Pourtant, on ignore qui contrôlera
effectivement le respect de ces règles  ! De plus, rien n’empêchera les
titulaires de brevets concurrentiels d’accorder des conditions moins strictes
aux industriels. Si bien que la démarche apparemment exemplaire de ces
scientifiques ne devrait rassurer personne.
En 1997, la France signait, avec 28 autres pays, la convention
d’Oviedo  –  finalement ratifiée en 2011  –, pour interdire entre autres de
pratiquer des modifications génétiques transmissibles à la descendance.
Cette convention stipule qu’« une intervention ayant pour objet de modifier
le génome humain ne peut être entreprise que pour des raisons préventives,
diagnostiques ou thérapeutiques, et seulement si elle n’a pas pour but
d’introduire une modification dans le génome de la descendance ». Pour sa
part, le comité d’éthique de l’Inserm a recommandé en 2016 que toutes les
recherches, en France, puissent être menées librement « y compris sur des
cellules germinales et de l’embryon  ». Une position non contredite par
d’autres institutions et soutenue par le président de l’Office parlementaire
d’évaluation des choix scientifiques et technologiques. Cette séparation,
naïve ou perfide, entre recherche – qui se trouve autorisée par principe – et
applications  –  à placer sous contrôle  –, conduit à contredire toutes les
dispositions éthiques et législatives antérieures, car elle ignore l’influence
per se de nouveaux travaux scientifiques sur l’acceptabilité des innovations.
Elle subordonne le positionnement éthique aux résultats des recherches,
c’est-à-dire à la démonstration de leur efficacité et de leur innocuité. Des
critères certes indispensables, mais qui ne recouvrent pas la dimension
anthropologique de la technique : suffit-il qu’une manipulation produise les
résultats attendus selon les « bonnes pratiques » des professionnels pour ne
pas s’inquiéter d’autres effets sur la personne ?
À l’occasion de «  la révolution Crispr  », les principaux organismes
états-uniens impliqués ont décrété, en mars  2017, un code de bonne
conduite en quatre points 321. L’un d’entre eux stipule qu’il n’y a aucune
raison d’empêcher l’édition in vitro de gamètes et embryons humains,
« pour permettre les applications cliniques futures de l’édition des gènes ».
C’est toujours la même stratégie depuis quarante ans (depuis Asilomar !) :
on s’entoure de louables précautions pour continuer un programme dont la
légitimité n’est pas discutée. Ainsi, sauf si le projet devait démontrer un
échec technique, il est éthiquement avalisé… par les parties prenantes.
De cette manière, il est admis a priori que l’humanité doit s’emparer de
tout ce qui fonctionne sans ratés majeurs. Une position conforme à
l’idéologie du «  progrès  », et bien impuissante à nous préserver des
ambitions transhumanistes. Actuellement, en France, les thérapies géniques,
tout comme les technologies de type Crispr, ne peuvent être utilisées pour
une application thérapeutique que sur les cellules somatiques (celles qui ne
sont pas des cellules germinales, impliquées dans la reproduction), par
exemple les cellules du foie ou des muscles. Une étude japonaise estimait
en 2014 que 29 parmi 39  pays analysés disposent de lois ou de
recommandations pour interdire la manipulation du génome des cellules
germinales (cellules à l’origine des gamètes) à des fins cliniques, c’est-à-
dire pour concevoir un enfant 322. Mais ces restrictions pourraient s’éteindre
dès que les résultats seront estimés suffisamment fiables pour justifier une
extension des manipulations au génome germinal… Car c’est bien à l’aune
du savoir-faire et de la supposée maîtrise technique que sont évaluées les
innovations, plutôt qu’à celle de l’incidence éthique de ces manipulations.
«  Le moratoire en question n’est peut-être qu’une solution en trompe-
l’œil, qui pourra d’une certaine manière être aisément contournée, relève le
journaliste scientifique Pierre Barthélémy. On peut parfaitement imaginer
aujourd’hui rectifier l’ADN dans des cellules de peau puis (grâce à la
technique des cellules pluripotentes induites) transformer celles-ci… en
gamètes 323.  » Le scénario de la production d’embryons avec des gamètes
issus de cellules banales 324 vient de se concrétiser chez la souris 325. Les
conséquences potentielles de ces travaux sont considérables  : il pourrait
arriver que tous les enfants soient conçus en laboratoire afin de leur assurer
un génome conforme sans même que l’ADN soit rectifié, par tri
d’innombrables embryons sans la contrainte des servitudes de la FIV
actuelle 326 ! Nous serions à l’aube de Bienvenue à Gattaca… Et l’enjeu ne
semble mobiliser ni les médias ni les autorités compétentes !
Les textes juridiques se multiplient, «  qui cherchent à articuler le
biologique et le culturel », souligne la juriste Marie-Angèle Hermitte. Telle
que la Déclaration de l’Unesco, qui dit que le génome humain sous-tend
« l’unité fondamentale de tous les membres de la famille humaine ainsi que
la reconnaissance de leur dignité ». Ou la Convention d’Oviedo, qui affirme
« la nécessité de respecter l’être humain dans son appartenance à l’espèce
humaine, liée elle-même à sa dignité  ». La juriste recherche un principe
régulateur qui éviterait les excès des interdictions, comme ceux des libertés.
Elle veut pour cela «  réunifier crime contre l’humanité et crime contre
l’espèce humaine  ». En effet, l’humanité est une catégorie juridique
abstraite, comme la personne humaine. De même que la personne a un
corps que le droit protège, l’espèce humaine serait le corps de l’humanité,
qui devrait être protégé des atteintes à son intégrité. À la suite d’une autre
juriste, Mireille Delmas-Marty, qui a proposé «  d’humaniser le droit
mondial 327  », Marie-Angèle Hermitte propose le «  principe
d’indétermination », qui interdirait l’eugénisme, le clonage reproductif, les
chimères, toutes techniques désirables pour les transhumanistes. Le crime
contre l’humanité pourrait donc inclure des actes biologiques s’ils ont pour
but (même illusoire) de chercher à prédéterminer des êtres humains 328.
Dans tous les cas, un traité international paraît indispensable pour
réguler le développement de technologies qui posent question. C’est ce qu’a
défendu l’ancienne ministre de l’Environnement Corinne Lepage en
décembre 2015, à l’occasion de la COP21 sur les changements climatiques,
avec une « Déclaration universelle des droits de l’humanité » surtout axée
sur l’environnement 329, mais qui pourrait s’étendre à toutes les technologies
menaçant l’intégrité de l’espèce et de son humanité. Cependant, ce type de
démarche nécessite une définition rigoureuse de ce qui est en jeu, un
exercice difficile par exemple pour les cybertechnologies, où les stratégies
propres aux États peuvent diverger, comme pour l’usage d’internet dans des
pays comme les États-Unis, la Chine et la Russie, expliquent des experts
des technologies émergentes 330. Aussi, ces auteurs préconisent la «  loi
douce » (soft law) reposant sur des standards privés, des principes d’usage
(guidelines) et des codes de conduite, le tout n’ayant pas de caractère
coercitif. Comment croire à l’efficacité d’une telle régulation dans un
monde dominé par la compétition  ? Devra-t-on abandonner la proposition
d’une soft science responsable au prétexte d’une soft law inopérante ? Nous
croyons plutôt que la seule perspective réglementaire possible passe par le
contrôle d’une autorité mondiale (une ONU réformée ?) qui ferait appliquer
partout les avis éclairés de procédures délibératives (conventions de
citoyens) menées dans de nombreux pays, pourvu que ces avis soient
convergents. Nous attendons de ceux qui jugeront cette perspective naïve –
 elle est bien sûr en l’état utopique – qu’ils proposent une stratégie crédible
pour empêcher que le pire advienne !
Il est aussi nécessaire que les institutions scientifiques et leurs
chercheurs prennent enfin leurs responsabilités. La philosophe Isabelle
Stengers critique l’irresponsabilité qui règne dans le champ des
technosciences, « soumises à l’économie de la promesse et aux mirages de
la croissance  », et où les chercheurs abusés se prennent pour des
« missionnaires de la rationalité ». Elle fait l’hypothèse que, « même si la
mutilation de l’imagination des chercheurs se poursuit de plus belle, il n’est
pas dit qu’elle tienne. C’est-à-dire qu’elle puisse les insensibiliser
longtemps, car les questions “qui ne font pas avancer le savoir” pourront de
moins en moins être ignorées  ». D’où l’importance politique qui pourrait
devenir déterminante de la responsabilité de la science, enfin « exposée aux
conséquences de ce qu’elle promeut 331 ». Et la perspective de réenchanter la
recherche si ses acteurs bénéficiaient du quitus de la population
convenablement éclairée.

UN PROCESSUS INCONTRÔLABLE ?

Reste à savoir si ce processus est encore contrôlable, tant les différents


États semblent dépassés par la rapidité des innovations. Lors de l’élection
présidentielle états-unienne en 2016, le Parti transhumaniste a présenté un
candidat. Celui-ci, Zoltan Istvan, s’est inquiété publiquement du
déséquilibre scientifique entre la Chine et les États-Unis, en cas de victoire
de Donald Trump  –  ce dernier pouvant mettre un frein aux recherches,
estimait le candidat 332. Qui affirme que la technologie d’édition génétique
(Crispr) « n’a pas d’effets dangereux immédiats », mais qu’elle « promet de
créer autant de dissensions au sein de l’humanité que soixante-dix ans de
prolifération nucléaire  ». Face à la Chine qui sera capable d’«  accroître
l’intelligence de ses enfants » grâce à la génétique, il défend une stratégie :
«  accepter cette technologie et devenir meilleurs que les Chinois […]
Géopolitiquement, c’est assez simple, résume-t-il. Si la Chine (ou un autre
pays) décide d’accroître l’intelligence de ses enfants grâce à la
manipulation génétique (ce qui sera possible d’ici cinq à dix ans, selon mes
estimations), et que les États-Unis décident de rester “naturels” pour
respecter la volonté supposée de Dieu, un conflit majeur à l’échelle de
l’espèce humaine éclatera rapidement  ». Nous serions face à une nouvelle
guerre froide, prophétise Zoltan Istvan, qui s’interroge sur la réaction de ses
compatriotes : « Les États-Unis fermeront-ils leurs frontières ? Interdiront-
ils leur marché du travail et leurs écoles aux étrangers pour rester “purs”,
humains “à l’ancienne”  ? Cesseront-ils d’échanger, de nouer des liens, et
même de fonder des familles avec des individus modifiés ? »
Que propose-t-il, si les autorités états-uniennes, imbibées de religion,
refusent la modification de l’espèce ? Un bon compromis consisterait selon
lui à développer des technologies non génétiques «  pour compenser les
modifications biologiques opérées par d’autres nations  ». Par exemple, la
production massive de « casques susceptibles de rendre plus intelligents » –
 ce qui ne devrait pas déplaire non plus aux industries de l’IA. Ainsi, selon
Zoltan Istvan, l’alternative au délire transgénique ne pourrait être que le
délire informatique. La troisième voie, qui « consisterait à établir un traité
de non-modification à l’échelle internationale, sur le modèle des accords de
Paris sur les changements climatiques ou de l’interdiction des armes
chimiques », représente pour lui un vrai « cauchemar transhumaniste ». Il
écarte cette option assez vite  : selon lui, «  plus que jamais, la science est
entre les mains des individus, qui peuvent se procurer d’incroyables kits de
dépistage et d’analyse biologique sur eBay pour moins de 1 000 dollars ».
En cas de législation trop stricte, il compte donc sur les «  citoyens-
chercheurs » pour expérimenter la technologie d’édition génétique par eux-
mêmes. À l’image de Josiah Zayner, biochimiste qui travaille à la NASA. Il
est le premier homme à avoir «  édité son ADN  », c’est-à-dire à s’être
injecté une formulation de CRISPR-Cas9 333. Si cela ne semble pas l’avoir
amélioré, les commentateurs scientifiques expliquent que rien n’arrêtera ce
mouvement. Dans les conditions actuelles où l’expérimentation est
encouragée tandis que la dissémination demeure tolérée, quelle peut être
l’efficacité des régulations éventuelles de la recherche institutionnelle ?
Ce monde futur, que nous sommes en droit de trouver exécrable, est
toujours présenté comme inévitable. Pourtant, son royaume n’arrivera que
par notre négligence et par l’activisme de ses thuriféraires. Comme l’écrit le
philosophe Jean-Pierre Dupuy, «  l’ingénieur de demain ne sera pas un
apprenti sorcier par négligence ou incompétence, mais par dessein (design).
Le vrai design, aujourd’hui, n’est pas la maîtrise, mais son contraire 334 ». La
stratégie par acclimatation de la technoscience a été critiquée il y a trois
décennies par le philosophe Hans Jonas, qui demandait : « À quoi l’homme
devra-t-il s’habituer ? À quoi a-t-on le droit de l’obliger à s’habituer 335 ? »
Le 19  août 2017, un énième «  débat  » réunissait sur France Inter un
théologien catholique (Thierry Magnin), une doctorante en philosophie
(Anne-Laure Thessard), et l’inévitable Laurent Alexandre, sur le thème de
l’augmentation humaine, en particulier de l’intelligence. Tous s’accordèrent
sur les aspects positifs de ces technologies, vantant unanimement l’intérêt
d’une certaine augmentation… tout en appelant à éviter les excès. C’est
avec de tels discours qu’on habitue les gens à l’abandon de leur humanité.

Et si la nature gagnait malgré tout ?


C’est bien la nature qui est la cible des agressions développées par les
technologies depuis l’ère industrielle, et plus nettement depuis les années
1860 avec la naissance de l’eugénisme à prétention scientifique. Depuis ce
moment fondateur, le vivant est devenu malléable, réduit à l’état de
machines que le progrès impose d’améliorer, par la stérilisation des
indésirables, parfois leur extermination, désormais par la sélection de leur
progéniture et la promesse de sa bonification. Dans cette croisade pour une
norme biologique saine et productive, se développe la hantise du
« sauvage », c’est-à-dire ce que produit la nature, le vivant imprévisible et
varié, mal maîtrisable. Cette haine du sauvage et de son «  inquiétante
étrangeté  » (Freud) a atteint aussi les plantes cultivées et les animaux
domestiques, soumis à des normes d’utilité par l’hybridation, la sélection
intense, la modification génétique, le clonage. C’est tout ce qui vit qui est
sommé de se plier à l’exigence des rendements, de la numérisation et du
contrôle, de la compétition capitaliste. Dans ce mouvement, le mépris des
êtres humains s’est illustré par des exterminations organisées, d’Auschwitz
à Hiroshima, tout comme par la transgression des interdits permise par le
développement de la «  procréation médicalement administrée  »  : inceste
(« elle porte l’enfant de sa fille »…), différences entre les sexes (gestation
masculine, refus de la ménopause…), rupture des filiations (gamètes et
embryons anonymes…), rupture de l’ordre générationnel (vie suspendue
par la congélation d’embryons…), commerce des corps et de leurs produits
(achat-vente de gamètes, GPA…). Et toute la vie des humains s’est trouvée
encadrée par des outils de mesure, l’espionnage numérique pour des
fichages informatiques, l’abandon de l’éthique dans les marchandages de la
bioéthique, la réduction du salarié à une «  ressource humaine  », et
finalement la remise en cause des acquis sociaux comme pour fragiliser les
existences et assurer ainsi le règne de la marchandise en piétinant la
démocratie. Alors, le transhumanisme n’est plus que la phase ultime dans la
négation du vivant humain, soutenue par des révolutions techniques
réalisant des désirs mythiques, autant que par la passivité ou l’impatience
de populations gavées de gadgets et de promesses pourtant suicidaires.
Finalement, on peut penser que «  la solution  » à cet enchaînement
inexorable ne viendra pas du choix conscient des sociétés concernant leur
avenir, mais de réalités, imposées par des choix antérieurs, qui conduisent à
la ruine accélérée de la planète. Face aux fortes difficultés qui vont
accompagner les changements climatiques (baisse des rendements
agricoles, nouveaux parasites, maladies chroniques, pollutions
généralisées…), à la carence énergétique (réduction des énergies fossiles,
insuffisance des renouvelables) et à celle de ressources industrielles
(métaux rares, eau), les réalisations du transhumanisme risquent pour le
moins d’être freinées. D’autant que les effets des pollutions chimiques, en
particulier des perturbateurs endocriniens, sur le cerveau, la reproduction,
les maladies chroniques, et finalement la longévité, deviennent évidents. On
ne peut pas ignorer l’irruption ou la fréquence croissante de nouvelles
pathologies depuis trente ans, dont des maladies chroniques (cancers,
diabète, asthme, obésité…), des maladies neurodégénératives (alzheimer,
parkinson) ou des maladies infectieuses (sida, grippes mortelles,
légionellose…). Ces dernières pourraient n’être que les prémices de
catastrophes sanitaires prévisibles, du fait de l’impuissance croissante des
antibiotiques et de l’apparition de nouveaux germes et parasites à cause des
changements climatiques. Les transhumanistes ne font aucune allusion à ces
nouveaux périls, dont beaucoup sont liés à ce développement techno-
industriel qu’ils veulent intensifier  : «  Adieu peste, choléra et pou du
pubis  », se réjouit Technoprog… Ajoutons  : bienvenue à l’obésité, aux
nouvelles épidémies, aux maladies neurovégétatives et endocriniennes !
Pour compléter ce tableau, l’Organisation des Nations unies pour
l’alimentation et l’agriculture (FAO) prévoit des carences alimentaires
graves, en constatant par exemple que les rendements du blé tendre
plafonnent depuis 1990 et que, malgré les apports massifs de chimie et de
génétique, l’année 2016 a montré une chute des rendements de 30  %.
L’empoisonnement croissant par les perturbateurs endocriniens que
diffusent diverses technologies (surtout les retardateurs de flamme,
plastifiants et pesticides) serait responsable d’une perte de 340 milliards de
dollars par an pour l’économie américaine, ce qui confirme et aggrave
l’évaluation européenne d’une perte de 157  milliards d’euros pour
l’économie de notre continent 336. On pourrait aussi ajouter à cette liste de
désastres les atteintes au cerveau  : l’analyse froide des économistes est
qu’une perte d’un point de QI correspond à une réduction de la productivité
de 2  % pour la société. Or, les toxiques chimiques seraient en partie
responsables de ce déficit intellectuel qui vient  : «  Entre 1970 et  2010, la
production chimique a été multipliée par 300. Nous avons montré comment
ces molécules bouleversent la fonction thyroïdienne des grenouilles, qui
n’avait pas changé depuis 450 millions d’années. Et, depuis l’an passé, nous
savons qu’une perturbation de la fonction thyroïdienne de la mère enceinte
a des effets directs sur le QI de l’enfant 337 », affirme la biologiste Barbara
Demeneix, professeur au Muséum national d’histoire naturelle.
Comment croire dans ces conditions que nous allons droit vers l’humain
augmenté  ? Si les populations se trouvent brusquement confrontées à des
situations que l’on peut prévoir dramatiques, elles devraient alors estimer
dérisoires les propositions des ingénieurs du vivant de prendre de nouveaux
risques au nom d’un transhumanisme prétendu nécessaire ! Qui souhaiterait
en finir avec l’humanité de l’homme, au moment où la survie même de
l’espèce n’est plus assurée  ? Avec un certain culot, Technoprog reconnaît
qu’une telle aggravation de la condition humaine est probable dans les
prochaines décennies, mais en tire argument pour accélérer l’augmentation
de l’homme, afin qu’il devienne capable de mieux maîtriser les éléments !
Déjà leur ancêtre, Norbert Wiener, fondateur de la cybernétique, proférait
que «  nous avons modifié si radicalement notre milieu que nous devons
nous modifier nous-mêmes pour vivre à l’échelle de ce nouvel
environnement ». C’est ainsi qu’est justifiée une croissance dite « verte » ou
«  durable  », slogans criminels qui réjouissent les investisseurs tout en
inhibant l’ultime perspective de sauver le bien commun.
Il reste sans doute un peu de temps avant que nombre d’humains
«  téléchargent leur cerveau  » pour en accroître les performances, ou se
bardent de nanorobots médicaux afin de survivre en éternels malades
potentiels. Mais, sauf sursaut résolu et immédiat de l’humanité, tout cela
risque de finir par un désastre anthropologique. Il serait illusoire de se
rassurer en arguant que bien des promesses transhumanistes sont
irréalisables. Avant que ses échecs soient avérés, l’entreprise prométhéenne
aura sans doute bouleversé le monde, son histoire et ses cultures. C’est
Sisyphe qui revient quand s’enchaînent, sans fin prévisible, la détérioration
de la planète et «  l’augmentation  » de l’homme, chaque avancée de l’une
produisant chez l’autre un nouveau pas mortifère. En ce sens, il est
remarquable que les pulsions suicidaires du transhumanisme fassent écho
aux comportements suicidaires des consommateurs avides  : détruire
l’humanité de l’homme et détruire sur la planète ce qui est indispensable
aux hommes. La mort alors nous guette, dans l’hystérie des uns et
l’indifférence des autres !
Conclusion

Il demeure bien des questions préalables avant que certains prétendent


exécuter toutes ces promesses en notre nom. S’arracher de la nature, nous
annonce-t-on. Mais pour s’ancrer dans quoi ? Peut-on bouleverser le monde
au hasard des éprouvettes et des algorithmes  ? Et alors, aurons-nous
construit un monde sans incertitude  ? Un humain sans surprise  ? Est-ce
possible et souhaitable ? Ce que la technologie nous fait perdre, qui nous le
rendra ?
Mireille Delmas-Marty pose « le paradoxe de l’anthropocène » : « Au
moment où l’humanité devient une force tellurique capable d’influencer
l’avenir de la planète, elle semble impuissante à influencer son propre
avenir, incapable de se gouverner elle-même et de choisir un cap au milieu
des vents contraires. » Alors, écrit-elle, « il nous manque le grand récit d’un
monde ouvert, solidaire mais évolutif car aucun dogme n’aurait vocation à
le fixer. C’est peut-être à travers les poètes que l’on peut s’en approcher ».
Et elle évoque le « Tout-monde » d’Édouard Glissant, « une mondialité une
et multiple qui privilégie la Relation mais préserve les différences ».
Nous voici à un tournant de l’histoire de l’humanité. Deux périls nous
menacent à court terme. Un million de personnes sont arrivées
douloureusement en Europe en 2016, chassées de chez elles par la guerre ou
la misère. Il est prévu qu’en 2050 les changements climatiques obligeront
200  millions des personnes les plus menacées à quitter leurs pays. Une
situation dramatique qu’il faudrait affronter avec humanité et responsabilité.
C’est aussi vers 2050 qu’adviendrait la Singularité, cette étape significative
dans l’épopée vers la post-humanité, nous annoncent les transhumanistes.
Comment ne pas voir la cohérence dramatique de ces deux prévisions  ?
L’une refuse le partage avec les plus démunis, l’autre cultive l’ego de
parvenus largement responsables du drame de ceux qui sont contraints à la
migration. Comment ne pas voir aussi que la ruine de l’environnement se
nourrit à la même source que celle de l’humanité : l’appétit, stimulé par le
capitalisme et le credo de la croissance, pour la consommation effrénée de
ressources naturelles et de biens manufacturés, autant que pour celle de
dispositifs nouveaux supposés nous augmenter  ? Coincés entre écocide et
anthropocide, nous pouvons seulement espérer la prise de conscience rapide
que notre égoïsme consumériste n’est plus tenable, qu’il faut vite parvenir à
l’autolimitation, dans une civilisation basée sur un rapport différent à
l’autre. Olivier Rey estime que « les jeunes générations savent que le mode
de vie ambiant est condamné. Sans guère changer, pour la plupart, leur
comportement, elles sont néanmoins convaincues que l’avenir est de ce
côté  ». Mais il ajoute, conscient de l’urgence  : «  Au point où nous en
sommes, la décroissance ne saurait être une façon d’éviter les
effondrements. Mais elle est une façon de les voir venir sans panique, et une
préparation à vivre après 338.  » L’ancien ministre de l’Environnement Yves
Cochet développe une perspective catastrophique à très court terme  –  un
«  effondrement  » général avant 2030  –  qui recoupe ce point de vue et
demande dès aujourd’hui un « projet de décroissance rapide de l’empreinte
écologique des pays riches, genre biorégionalisme basse-tech, pour la
moitié survivante de l’humanité dans les années 2040 339 ».
Il est urgent de développer des stratégies pour dépasser
anthropocentrisme, consumérisme et productivisme. Comment sensibiliser
les populations à la nécessité urgente de cette révolution, pour qu’elle
devienne réalité  ? Puisque l’anthropocide comme l’écocide ne peuvent
recevoir des réponses seulement locales, puisque ces périls nécessitent des
solutions à l’échelle de l’humanité et de la planète entière, ce sont bien les
structures mondiales qui doivent être mobilisées, au premier chef les
Nations unies. Il sera nécessaire pour cela de réformer profondément les
règles de cette organisation, en donnant une place juste à tous les pays, en
abandonnant la pratique régalienne du veto, en décidant que les options
majoritaires deviennent des conduites obligatoires. Et, puisqu’il faudra être
capable de définir où est le bien commun et comment aller ensemble dans
ce sens, c’est seulement en mettant aux commandes les citoyens dénués
d’intérêts particuliers, en cultivant l’intelligence collective et le souci des
autres, que nous aurons une chance de repousser les catastrophes. C’est la
voie que permettent les conventions de citoyens dont la pratique devrait
s’imposer partout à propos de tous les grands enjeux. Nous n’empêcherons
pas l’avancée du transhumanisme sans abandonner le capitalisme mais aussi
le consumérisme. Assez d’exaltation de la compétitivité, d’adoration de la
croissance, de course vers les murs de l’humanité et du vivant. Aucune
puissance instituée ou occulte n’a plus le droit de gagner du temps pour
satisfaire encore un peu ses intérêts particuliers.
Notes

1. Rapport commandé par la National Science Foundation et le Department of Commerce, et


rédigé par le spécialiste des nanotechnologies Mihail C.  Roco et le sociologue William
Sims Bainbridge.
2. Ce terme est réputé avoir été d’abord proposé en 1951 par le biologiste britannique Julian
Huxley, frère du romancier Aldous Huxley et théoricien de l’eugénisme. Cependant
l’ingénieur français Jean Coutrot l’a utilisé dès 1939 (Olivier Dard et Alexandre Moatti,
« Aux origines du mot “transhumanisme” », Futuribles, juillet 2016).
3. « Les singes de Clinatec ont raté le prix Nobel », Le Postillon, octobre-novembre 2015.
4. Herbert Marcuse, L’Homme unidimensionnel, Les Éditions de Minuit, 1965.
5. Michèle Robitaille, «  Le transhumanisme comme idéologie technoprophétique  »,
Futuribles, 370, 2011, p. 57-70.
6. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne [1958], Calmann-Lévy, 1961.
7. Chad E.  Bouton et al., «  Restoring cortical control of functional movement in a human
with quadriplegia », Nature, 533, 12 mai 2016, p. 247-250.
8. Antonio Regalado, «  Paralyzed man’s arm wired to receive brain signals  », MIT
Technology Review, 20 octobre 2015.
9. Erik Sofge, « Brain-controlled bionic legs are finally here », Popular Science, 20 mai 2015.
10. David Talbot, «  An artificial hand with real feelings  », MIT Technology Review,
5 décembre 2013.
11. Id., « A robotic hand, this time with feeling », MIT Technology Review, 5 février 2014.
12. Madhumita Venkataramanan, «  In pictures  : The biomechatronics of MIT  », Wired,
26 novembre 2012.
13. Hugh Herr, « La nouvelle bionique pour courir, escalader et danser », Conférence TED-X,
mars 2014 [trad. fr. des auteurs].
14. Ibid.
15. Olivier Rey, «  Cybathlon  : idée généreuse ou prélude à la servitude  ?  », genethique.org,
20 septembre 2016.
16. Jean-Pierre Dupuy, «  Quand les technologies convergeront  », Revue du MAUSS, no  23,
2004 / 1, La Découverte.
17. Olivier Rey, « Cybathlon : idée généreuse ou prélude à la servitude ? », art. cité.
18. « Big Bang santé » organisé par Le Figaro, 27 octobre 2016.
19. Le cœur artificiel doit garantir une durabilité et une fiabilité équivalentes à une
transplantation cardiaque. C’est-à-dire une survie à neuf ans de 50 % des patients.
20. Carmat bénéficie de l’aide la plus importante jamais accordée par Bpifrance à une PME,
soit un montant de 33 millions d’euros.
21. Jean-Yves Nau, « Derrière la prouesse technique du cœur artificiel, des dangers éthiques »,
Slate, 23 décembre 2013.
22. Elle permet cependant d’économiser le prix des traitements, soit environ 20 000 euros par
an en moyenne, durant toute la vie.
23. Entretien, « Daniela Cerqui, anthropologue aux frontières du réel », Revue médicale suisse,
2009.
24. Intervention dans le documentaire «  Un homme presque parfait  », réalisé par Cécile
Denjean, juin 2013.
25. Olivier Hertel, «  Interview du professeur Sahel  : “Oui, nous parviendrons à redonner la
vue” », Sciences et avenir, 28 janvier 2016.
26. Mickaël Bosredon, «  L’objectif final de la bio-impression, c’est la greffe chirurgicale  »,
20 minutes, 4 décembre 2013.
27. John Sullivan, «  Printable “bionic” ear melds electronics and biology  », Princeton
University, 8 mai 2013.
28. mhoxdesign.com
29. Juliette Raynal, «  Le CEA-List veut faire remarcher les tétraplégiques grâce à son
exosquelette EMY », Industrie et technologies, 9 juin 2015.
30. Gaëtan Alzieu, «  Exosquelettes motorisés  : les premières étapes avant Iron Man  », Les
Numériques, 5 avril 2013.
31. Bobby Marinov, «  19  military exoskeletons into 5 categories  », exoskeletonreport.com,
5 juillet 2016.
32. «  Special operations develops “Iron Man” suit  », communiqué de l’US Department of
Defense, 28 janvier 2015 [notre traduction].
33. http://www.defense.gouv.fr/actualites/economie-et-technologie/l-exosquelette-hercule-le-
futur-a-nos-portes
34. Le titre de ce chapitre reprend celui d’un ouvrage de Kevin Warwick, I, Cyborg.
35. Elena Sender, « Les pirates du corps humain dépassent leurs limites », Sciences et avenir,
mars 2013.
36. Lire Cyril Fievet, Body hacking  : pirater son corps et redéfinir l’humain, Fyp Éditions,
2012.
37. Hubert Guillaud, « Je me modifie, donc je suis », interview de Cyril Fievet, InternetActu,
20 juillet 2012.
38. Thierry Hoquet, Cyborg philosophie, Seuil, 2011.
39. « Neil Harbisson : j’écoute les couleurs », Conférence TED-X, 2012 [trad. fr. du site TED].
40. Priscilla Frank, « Become who you are : The world’s first legally recognized cyborg may
be onto something », Huffington Post, 20 juillet 2015.
41. « Neil Harbisson : j’écoute les couleurs », Conf. cit.
42. Neil Harbisson : « Nous sommes tous prêts à accueillir de nouveaux sens », interview par
Celeste Gómez Foschi, Télérama.
43. Thierry Hoquet, Cyborg philosophie, op. cit.
44. Marie-Geneviève Pinsart, «  Cyborg  », in G.  Hottois, J.-N.  Missa et L.  Perbal (dir.),
Encyclopédie du trans / posthumanisme, Vrin, 2015.
45. Pierre Assémat, « Transhumanisme : les implants RFID débarquent à petits pas dans notre
vie quotidienne », EuroNews, 23 juin 2015.
46. Kevin Warwick, « Cyborg 1.0 », Wired, 2 janvier 2000.
47. Documentaire « Un homme presque parfait », réalisé par Cécile Denjean, juin 2013.
48. Cyril Fievet, Body hacking : pirater son corps et redéfinir l’humain, op. cit.
49. Julia Scheeres, « Tracking junior with a microchip », Wired, 10 octobre 2003.
50. Marc Rees, « VeriChip : des puces RFID dans le bras des immigrés ? », Next Inpact, 2 juin
2006.
51. Zoltan Istvan, «  How technology could facilitate and then destroy legal immigration  »,
MotherBoard, 7 juillet 2016.
52. https://blog.kaspersky.fr/bionicmandiary-puce-implantee-corps/4330/
53. https://blog.kaspersky.fr/bionic-man-diary-5/4610/
54. D’un point de vue médical, « read-only » comprend notamment l’électroencéphalogramme
(EEG), l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) et la tomographie par
émission de positons (PET). « Write-only » inclut la stimulation cérébrale profonde (SCP)
et la stimulation magnétique transcrânienne (TMS).
55. Elle sera ensuite libérée pour vice de procédure.
56. Anand Giridharas, « India’s use of brain scans in courts dismays critics », New York Times,
15 septembre 2008.
57. Selon la technique du Brain electrical oscillations signature test (BEOS), développé par le
neuroscientifique Champadi Raman Mukundan.
58. Yann Verdo, « Quand la justice utilise l’IRM pour lire dans le cerveau des accusés », Les
Échos, 27 octobre 2012.
59. Alexis Orsini, « Une IA qui identifie les homosexuels ? L’université de Stanford alerte sur
un tel danger », Numérama, 8 septembre 2017.
60. Daniel D.  Langleben, Jonathan G.  Hakun, David Seelig, An-Li Wang, Kosha Ruparel,
Warren B.  Bilker et Ruben C.  Gur, «  Polygraphy and functional magnetic resonance
imaging in Lie detection : A controlled blind comparison using the concealed information
test », The Journal of Clinical Psychiatry, 77(10), 2016, p.  1372-1380. Étude menée par
l’université de Pennsylvanie, et financée notamment par le Bureau de recherche de l’armée
des États-Unis et l’entreprise No Lie MRI.
61. Article 45 de la loi no 2011-814 du 7 juillet 2011 relative à la bioéthique.
62. « Avancées biomédicales et inquiétudes bioéthiques », note de veille au Centre d’analyse
stratégique, no  150, septembre  2009. Lire aussi  : J.  D.  Haynes, «  Decoding visual
consciousness from human brain signals  », Trends in Cognitive Sciences, 13(5), 2009,
p.  194-202  ; J.  D.  Haynes et G.  Rees, «  Decoding mental states from brain activity in
humans », Nature Reviews Neuroscience, 7(7), 2006, p. 523-534 ; M. Bles et J. D. Haynes,
«  Detecting concealed information using brain-imaging technology  », Neurocase, 14(1),
2008, p. 82-92.
63. Rebecca Morelle, « Scientists “read dreams” using brain scans », BBC News, 4 avril 2013.
64. «  L’impact et les enjeux des nouvelles technologies d’exploration et de thérapie du
cerveau  », Rapport no  476  (2011-2012) de MM.  Alain Claeys, député, et Jean-Sébastien
Vialatte, député, fait au nom de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques
et technologiques, déposé le 13 mars 2012.
65. Site de Parkinson Suisse, association de soutien et d’entraide pour les personnes atteintes
de la maladie de Parkinson.
66. Audition devant l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et
technologiques du 7 novembre 2006.
67. Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé, avis no 122 –
 « Recours aux techniques biomédicales en vue de “neuro-amélioration” chez la personne
non malade : enjeux éthiques », décembre 2013.
68. Danielle Egan, «  Adverse effects  : The perils of deep brain stimulation for depression  »,
Mad In America, 24 septembre 2015.
69. Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, Exploration du
cerveau. Neurosciences  : Avancées scientifiques, enjeux éthiques, Compte rendu de
l’audition publique du 26 mars 2008.
70. Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé, avis no 122,
art. cité.
71. N.  Lipsman et al., «  The contemporary practice of psychiatric surgery  : Results from a
survey of North American functional neurosurgeons  », Stereotactic and Functional
Neurosurgery, 89(2), 2011, p. 103-110.
72. Manuela Fumagalli et Alberto Priori, « Functional and clinical neuroanatomy of morality »,
Brain, février 2012.
73. Lire Dorian Neerdael, «  Interfaces cerveau-machine  », in Encyclopédie du
trans / posthumanisme, op. cit.
74. Tim Requarth, « This is your brain. This is your brain as a weapon », Foreign Policy.
75. Miguel A. L. Nicolelis, « Mind out of body », Scientific American, février 2011. Cité par
Cyril Fievet.
76. R. P. N. Rao, A. Stocco, M. Bryan, D. Sarma, T. M. Youngquist, J. Wu et al., «  A direct
brain-to-brain interface in humans », PLoS ONE, 9(11), 2014, e111332.
77. Francesco Panese, «  Cerveau et imaginaire sociotechnique  : genèse du Human Brain
Project entre science et politique  », in Marc Audétat (dir.), Sciences et technologies
émergentes : pourquoi tant de promesses ?, Hermann, 2015.
78. Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé, avis no 122,
art. cité.
79. «  Long-term enhancement of brain function and cognition using cognitive training and
brain stimulation », Cell, 16 mai 2013.
80. « Transcranial direct current stimulation modulates neuronal activity and learning in pilot
training », http://journal.frontiersin.org
81. Site de l’entreprise Foc.us.
82. http://tdcsplacements.com/ ou http://totaltdcs.com/
83. Elena Sender, « François Berger : “Le transhumanisme est un charlatanisme dangereux” »,
Sciences et avenir, 20 août 2016.
84. Florence Rosier, «  L’optogénétique prend le contrôle des neurones  », Le Monde,
21 novembre 2016.
85. National Research Council (US) Committee on Military and Intelligence Methodology for
Emergent Neurophysiological and Cognitive / Neural Research in the Next Two Decades,
Emerging Cognitive Neuroscience and Related Technologies, Washington, National
Academies Press, 2008.
86. Kristopher E.  Plambeck, Jinte Middeldorp, Joseph M.  Castellano, Kira I.  Mosher et al.,
«  Young blood reverses age-related impairments in cognitive function and synaptic
plasticity in mice », Nature Medicine, 20, 2014, p. 659-663, et Francesco S. Loffredo et al.,
«  Growth differentiation factor 11 is a circulating factor that reverses age-related cardiac
hypertrophy », Cell, 153(4), 9 mai 2013.
87. Ambrosia LLC, «  Young donor plasma transfusion and age-related biomarkers  »  ;
https://clinicaltrials.gov et https://www.ambrosiaplasma.com/
88. Ian Sample, «  Can we reverse the ageing process by putting young blood into older
people ? », The Guardian, 4 août 2015.
89. « Clinical trial to evaluate the potential efficacy and safety of human umbilical cord blood
and plasma » ; https://clinicaltrials.gov
90. Jeff Bercovici, « Peter Thiel is very, very interested in young people’s blood », Inc., 1er août
2016.
91. Olivier Tesquet, «  Palantir, l’encombrant ami américain du renseignement français  »,
Télérama, 27 janvier 2017.
92. Jeff Bercovici, « Peter Thiel wants you to get angry about death », Inc., 7 juillet 2015.
93. Romain Clergeat, « Le projet fou d’un milliardaire russe : la vie éternelle », Paris Match,
8 juillet 2013.
94. Laurent Alexandre, La Mort de la mort, J.-C. Lattès, 2011.
95. Laurent Alexandre, « Le recul de la mort, l’immortalité à brève échéance ? », Conférence
TED-X Paris, 2012.
96. https://mfoundation.org/work
97. Anouk Burel, «  Un rêve sans fin  », documentaire diffusé par «  Envoyé spécial  »,
avril 2015.
98. Michael R. Rose, The Long Tomorrow : How Advances in Evolutionary Biology Can Help
Us Postpone Aging, Oxford University Press, septembre 2005.
99. Entretien avec Agnès Rousseaux, novembre 2016.
100. Nicholas Wade, «  Doubt on anti-aging molecule as drug trial stops  », New York Times,
10 janvier 2011.
101. Elizabeth Blackburn, Carol Greider et Jack Szostak ont reçu en 2009 le prix Nobel pour
cette découverte.
102. Jean-Noël Missa, «  Prolongation de la vie  », in Encyclopédie du trans  /  posthumanisme,
op. cit.
103. Aude Rambaud, «  Vieillissement. L’hypothèse des rétrotransposons  », Science  &  vie,
no 1195, avril 2017.
104. Kazutoshi Takahashi et Shinya Yamanaka, «  Induction of pluripotent stem cells from
mouse embryonic and adult fibroblast cultures by defined factors  », Cell, 126(4), 2006,
p. 663-676.
105. http://www.inserm.fr/espace-journalistes/effacer-les-marques-de-vieillissement-des-
cellules-c-est-possible
106. « La Biologie et la politique de la survie », blog d’Agnès Rousseaux.
107. Entretien avec Agnès Rousseaux.
108. Nir Barzilai et al., «  Metformin as a tool to target aging  », Cell Metabolism, 23, 14  juin
2016.
109. Jean-Michel Truong, entretien avec Agnès Rousseaux.
110. Entretien avec Agnès Rousseaux, novembre 2016.
111. Larry Page, Time, 30 septembre 2013.
112. Anecdote rapportée par George Packer dans son ouvrage The Unwinding  : An Inner
History of the New America, Farrar Straus and Giroux, 2013.
113. Sylvie Blum, « Immortalité, dernière frontière », documentaire d’Arte, 2016.
114. Maxime Vaudano, «  Congeler les morts, un business d’avenir  ?  », Le Monde, 6  janvier
2014.
115. Cette différence se retrouve entre des organismes simples et d’autres plus évolués.
116. S. Matthew Liao, Anders Sandberg et Rebecca Roache, « Human engineering and climate
change », Journal Ethics, Policy & Environment, 15(2), 2012.
117. Yves Bertheau, «  Nouveaux OGM  : le débat est manipulé  », Pour la Science, no  464,
juin 2016.
118. Hong Ma et al., « Correction of a pathogenic gene mutation in human embryos », Nature,
548, août 2017, p. 413-419.
119. Sondage réalisé par l’Ifop du 19 au 20 mai 2016.
120. Paul Knoepfler, GMO Sapiens. The Life Changing Science of Designed Babies, Singapour,
World Scientific, 2016.
121. P. Liang et al., « CRISPR / Cas9-mediated gene editing in human tripronuclear zygotes »,
Protein & Cell, 6(5), mai 2015.
122. Kevin Holmes, « Talking to the future humans. Natasha Vita-More », Vice, 11 octobre 2011
[notre traduction].
123. Gerald R. Crabtree, « Our fragile intellect », Trends in Genetics, 29(1), 2013, p. 1-3.
124. Laurent Alexandre, « Allons-nous devenir débiles ? », Le Monde, 24 janvier 2013.
125. The Fertility Institutes, site web.
126. Site du BGI.
127. Stephen Hsu, « Super-intelligent humans are coming », Nautilus, 16 octobre 2014.
128. Aleks Eror, « China is engineering genius babies », Vice, 15 mars 2013.
129. Jacques Testart, Faire des enfants demain, Seuil, 2014.
130. David Cyranoski, «  China’s embrace of embryo selection raises thorny questions  »,
548(7667), Nature, 16 août 2017.
131. Carl Shulman et Nick Bostrom, « Embryo selection for cognitive enhancement : Curiosity
or game-changer ? », Global Policy, vol. 5, 2014.
132. Proposition de loi visant à élargir le recours au diagnostic préimplantatoire, déposée le
16 novembre 2016.
133. Avis no 107 du CCNE, 2009.
134. Jacques Testart, « Le clone, le diable et le moratoire », Psychiatrie française, no 4, 1998.
135. Id., « Le mammouth pas encore cloné », Libération, 3 mars 2009.
136. Id., « Du mammouth cloné à l’éléphant crispérisé », Libération, 23 février 2017.
137. Pierre Barthélémy, «  Doit-on ressusciter les espèces disparues  ?  », blog «  Passeur de
sciences », Le Monde, 7 avril 2013.
138. J.  Wu et al., «  Interspecies chimerism with mammalian pluripotent stem cells  », Cell,
168(3), janvier 2017.
139. T. Yamaguchi et al., « Interspecies organogenesis generates autologous functional islets »,
Nature, 542(7640), 9 février 2017.
140. Marc Gozlan, «  Mi-hommes mi-bêtes  : le tabou des chimères médicales  », Le Temps,
26 janvier 2017.
141. Hannah Devlin, « First human-pig “chimera” created in milestone study », The Guardian,
26 janvier 2017.
142. Ce chapitre reprend en partie l’enquête de Basta  ! (www.bastamag.net), publiée le
12 février 2014 sous le titre « Biologie de synthèse : comment ingénieurs et multinationales
veulent fabriquer la vie ».
143. Cette bactérie est composée d’un seul chromosome, contenant 1,155 million de paires de
bases. (Une molécule d’ADN est formée de deux brins en forme d’hélice sur lesquels sont
placés quatre types de bases complémentaires, liées deux à deux : adénine [A] et thymine
[T], cytosine [C] et guanine [G].)
144. Catherine Bourgain, « Biologie synthétique. Questions autour d’une nouvelle promesse »,
SciencesCitoyennes.org, janvier 2012.
145. Selon une enquête réalisée en 2012 par l’ONG canadienne ETC Group, à l’échelle
planétaire, «  les principaux investisseurs et promoteurs reliés au domaine de la biologie
synthétique comprennent six des dix plus grandes entreprises chimiques, six des dix plus
grandes entreprises productrices d’énergie, six des dix plus importants négociants en grains
et sept des plus grandes entreprises pharmaceutiques ».
146. Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, stratégie nationale de recherche
et d’innovation, rapport « Biologie de synthèse : développements, potentialités et défis »,
mars 2011.
147. Après dix années de recherche, financées par la Fondation Bill et Melinda Gates, un
procédé a été breveté par l’entreprise états-unienne Amyris, dont le groupe pétrolier Total
est un important actionnaire. L’entreprise a conçu une souche de levure modifiée qui
produit de l’acide artémisinique à partir du glucose. Ce composé permet ensuite la
production d’artémisinine. Une licence a été octroyée à Sanofi. Petit problème  : cette
production entre en concurrence avec celle d’artémisinine naturelle, dont vivent
aujourd’hui des milliers d’agriculteurs.
148. Voir la synthèse réalisée par l’association Sciences citoyennes sur l’artémisinine, publiée le
5 octobre 2013.
149. Andrew Pollack, «  Scientists announce HGP-Write, project to synthesize the human
genome », New York Times, 2 juin 2016.
150. George Church et Ed Regis, Regenesis : How Synthetic Biology Will Reinvent Nature and
Ourselves, Basic Books, 2012.
151. Charles-Elie Guzman, «  Pour aller sur Mars, il faudra modifier génétiquement des
humains », Up’magazine, 21 mars 2017.
152. Intervention lors des Assises du vivant à l’Unesco, 30 novembre 2012.
153. Le Monde, 18  décembre 2010, lors de la conférence internationale sur la biologie
synthétique organisée par le Génoscope les 15 et 16  décembre. Cité par Pièces et main
d’œuvre : http://www.piecesetmaindoeuvre.com/IMG/pdf/Marlie_re.pdf
154. Philippe Marlière, «  Faut-il avoir peur de la biologie synthétique  ?  », Le Figaro, 22  juin
2012.
155. Philippe Marlière, « La création d’organismes artificiels protégerait l’homme et la nature »,
entretien réalisé par Anna Musso, L’Humanité, 23 mai 2014.
156. Séquences de génome humain disponibles ici  :
http://www.ensembl.org/Homo_sapiens/Info/Index
157. Sylvain Lapoix, « J’ai testé Crispr, le copier-coller de l’ADN », We demain, 18, 2017.
158. Yves Eudes, « Biohackers : les bricoleurs d’ADN », Le Monde, 4 septembre 2009.
159. En novembre 2012.
160. Jean-Michel Besnier, Demain les posthumains, Fayard, « Pluriel », 2012.
161. Franck Damour, «  Les humains, ces “transhumains”  ? Le débat interdit  », Le Figaro,
25 juin 2015.
162. Éric Le Bourg, « Le transhumanisme, Google et Frankenstein », L’Humanité, 25 septembre
2015.
163. Mais l’ingénieur français Jean Coutrot l’aurait utilisé dès 1939 (Olivier Dard et Alexandre
Moatti, « Aux origines du mot “transhumanisme” », art. cité). Cf. note 2.
164. Sur l’histoire et les origines du mouvement transhumaniste, lire Franck Damour, La
Tentation transhumaniste, Salvator, 2015, et Rémi Sussan, Les Utopies posthumaines  :
contre-culture, cyberculture, culture du chaos, Éditions Omnisciences, 2005.
165. Le libertarisme, idéologie de la droite extrême, ne doit pas être confondu avec libertaire,
idéologie anarchiste.
166. Bruce Benderson, « Ce que pense un transhumaniste », Cités, no 55, 2013. Cité par Franck
Damour, La Tentation transhumaniste, op. cit.
167. Bruce Benderson, «  Ce que pense un transhumaniste  », entretien avec Christian Godin,
Cités, no 55, 2013.
168. « increased well-being and enjoyable human experience » [notre traduction].
169. Gilbert Hottois, Le transhumanisme est-il un humanisme ?, Académie royale de Belgique,
2014.
170. Nick Bostrom, « What is transhumanism ? », blog de l’auteur, 1998 [notre traduction].
171. Didier Coeurnelle et Marc Roux, Technoprog. Le transhumanisme au service du progrès
social, FYP Éditions, 2016, p. 136.
172. Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, «  Biologie de synthèse  :
développements, potentialités et défis », art. cité.
173. Aurélien Berthier, «  Le progrès est-il un programme politique  ?  », interview d’Hubert
Guillaud, Agir par la culture, 14 avril 2015.
174. Luc Ferry, La Révolution transhumaniste. Comment la technomédecine et l’ubérisation du
monde vont bouleverser nos vies, Plon, 2016.
175. Yasmin Tayag, « Transhumanism’s a fight for equality », Inverse, 22 juin 2016.
176. Agnès Rousseaux, «  Avec les nanotechnologies, nous entrons dans une société de
contrainte, totalitaire  », interview du collectif Pièces et main d’œuvre, Bastamag,
29 janvier 2010.
177. Gilbert Hottois, Le Signe et la Technique, Aubier, 1984, Entre symbole et technosciences,
Champ Vallon, 1996. Cités par Mathieu Noury, «  La nanosanté  : perspective et enjeux
sociologiques de l’application des nanotechnologies à la médecine  », mémoire de thèse,
Montréal, 2014. Voir aussi François Jarrige, Technocritiques : du refus des machines à la
contestation des technosciences, La Découverte, 2014.
178. Alexandra de Séguin et Élias Jabre, entretien à propos d’«  Un monde sans humains  ?  »
avec Philippe Borrel, Chimères, no 75, 2011 / 1.
179. Ibid.
180. Stéphane Foucart, « Criminel Greenpeace ? », Le Monde, 4 juillet 2016.
181. Jean-Michel Besnier, « L’humanité : une expérience ratée ? Versions du transhumanisme »,
Futuribles, 397, novembre 2013.
182. Philippe Breton, La Décroissance, Lyon, Casseurs de pub, avril 2016.
183. Fred Turner, «  Des médias de masse à la révolution numérique  », entretien avec Olivier
Alexandre, La Vie des idées, 13 mars 2015.
184. Didier Coeurnelle et Marc Roux, Technoprog. Le transhumanisme au service du progrès
social, op. cit.
185. François Berger, Franck Lethimonnier et François Sigaux, «  Tuer la mort est un crime
contre l’humanité », La Recherche, octobre 2015.
186. Yasmin Tayag « Transhumanism’s a fight for equality », art. cité [notre traduction].
187. Franck Damour, « Les humains, ces “transhumains” ? Le débat interdit », art. cité.
188. Pierre Musso, « Le technocorps, symbole de la société technicienne », in Brigitte Munier
(dir.), Technocorps. La sociologie du corps à l’épreuve des nouvelles technologies, Éditions
François Bourin, 2013.
189. Entretien avec Agnès Rousseaux.
190. Robert Styblo, « BioArt », 2011.
191. Éric Le Bourg, « Le transhumanisme, Google et Frankenstein », L’Humanité, 25 septembre
2015.
192. Ibid.
193. Intervention lors du colloque « Transvision », Paris, 2014.
194. Le Monde.fr, 23 février 2015.
195. Alexei Grinbaum, « La menace des “chatbots” », The Conversation, 23 juin 2016.
196. Kora Saccharin, « La quantification de soi à la recherche de sens », Télérama, s. d.
197. Alexei Grinbaum, « La menace des “chatbots” », art. cité.
198. « La technologie ne doit pas se couper des sources du langage », interview de Jean-Michel
Besnier, La République des livres, 12 juillet 2016.
e
199. Jocelyne Porcher. Vivre avec les animaux, une utopie pour le XXI  siècle, La Découverte,
2011.
200. Entretien avec Agnès Rousseaux.
201. Adario Strange, «  Elon Musk says artificial intelligence could be “more dangerous than
nukes” », Mashable, 4 août 2014.
202. Jean-Jacques Delfour, « Humiliation prométhéenne », Sens public, 4 avril 2016.
203. André Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole. II. La Mémoire et les Rythmes, Albin Michel,
1964, p. 52.
204. Guillaume Champeau, « Les géants du Web s’associent pour garder la maîtrise des débats
éthiques », Numerama, 29 septembre 2016.
205. Thierry Hoquet, « Cyborg, Mutant, Robot, etc. Essai de typologie des presque-humains »,
in Posthumains : frontières, évolutions, hybridités, Presses universitaires de Rennes, 2014.
206. Dont le scénario est librement inspiré du roman Les androïdes rêvent-ils de moutons
électriques ?, de Philip K. Dick.
207. Thierry Hoquet, « Cyborg, Mutant, Robot, etc. Essai de typologie des presque-humains »,
art. cité.
208. Id., Cyborg philosophie, op. cit., p. 82.
209. Ibid.
210. Gina Kolata, « NIH may fund human-animal stem cell research », New York Times, 4 août
2016.
211. Philippe Baqué, Homme augmenté, humanité diminuée. D’Alzheimer au transhumanisme,
la science au service d’une idéologie hégémonique et mercantile, Agone, « Contre-feux »,
2017.
212. Brigitte Munier (dir.), Technocorps. La sociologie du corps à l’épreuve des nouvelles
technologies, op. cit.
213. Thierry Hoquet, « Cyborg, Mutant, Robot, etc. Essai de typologie des presque-humains »,
op. cit.
214. Sur ce mouvement, lire Camille Gicquel et Pierre Guyot, Quantified Self. Les apprentis
sorciers du « moi connecté », FYP Éditions, 2015.
215. Adam Satariano, « Wear this device so the boss knows you’re losing weight », Bloomberg,
21 août 2014.
216. Camille Gicquel et Pierre Guyot, Quantified Self…, op. cit.
217. Alexandra de Séguin et Élias Jabre, entretien à propos d’«  Un monde sans humains  ?  »
avec Philippe Borrel, art. cité.
218. Un rapport du Groupe européen d’éthique des sciences et des nouvelles technologies
auprès de la Commission européenne, « Aspects éthiques des implants TIC dans le corps
humain  », adopté le 16  mars 2005, suggère que la promesse de l’habeas corpus soit
prolongée en habeas data  : «  chaque intervention sur le corps, chaque opération de
traitement de données à caractère personnel doit être considérée comme touchant le corps
dans son ensemble ».
219. Sylvain Lavelle, « Implants, puces et transhumains », DPH Infos, mars 2010.
220. François Berger, Franck Lethimonnier et François Sigaux, «  Tuer la mort est un crime
contre l’humanité », art. cité.
221. Monette Vacquin, Main basse sur les vivants, Fayard, 1999.
222. Céline Lafontaine, La Société postmortelle, Seuil, 2008.
223. Ibid.
224. Éric Delbecque, « Google, ou la révolution transhumaniste via le Big Data », Le Figaro,
13 mars 2017.
225. Amélie Charnay, «  Natasha Vita-More  : “un jour, nous aurons un corps alternatif”  »,
01net.com, 27 novembre 2014.
226. Michel Husson, « Le grand bluff de la robotisation », Alencontre, 10 juin 2016.
227. Laurent Alexandre, Le Monde, 14 janvier 2015.
228. Éric Sadin, La Vie algorithmique. Critique de la raison numérique, L’Échappée, 2015.
229. «  Le transhumanisme, ce nouvel eugénisme  ?  », entretien croisé entre deux philosophes,
Danielle Moyse et Olivier Rey, genethique.org, 12 novembre 2014.
230. Pierre Steiner, Le Dopage sans duperie. Essai sur le sport augmenté, Encre marine, 2016.
231. Hagai Levine et al., «  Temporal trends in sperm count  : A systematic review and meta-
regression analysis », Human Reproduction Update, juillet 2017.
232. Sur le site Technoprog.
233. Didier Coeurnelle et Marc Roux, Technoprog. Le transhumanisme au service du progrès
social, op. cit.
234. https://sciencescitoyennes.org/geo-ingenierie/
235. « Ultramoderne solitude », entretien avec Philippe Breton, La Décroissance, avril 2016.
236. Nathalie Kosciusko-Morizet, Nous avons changé de monde, Albin Michel, 2016.
237. Mohamed Tozy, «  Les États sont perdants face à la globalisation de l’islam radical  »,
interview par Ilhem Rachidi, Médiapart, 14 juillet 2016.
238. Cité dans Libération, 10 janvier 2015.
239. Pièces et main d’œuvre, «  Transhumanisme et cannibalisme  », Nature et progrès,
juin 2016.
240. Bertrand Meheust, La Politique de l’oxymore, La Découverte, 2009.
241. Jacques Testart, Des hommes probables. De la procréation aléatoire à la reproduction
normative, Seuil, 1999.
242. Kevin M. Folta, « Can random bits of DNA lead to safe, new antibiotics and herbicides »,
The Conversation, 11 septembre 2017.
243. Jean-Michel Besnier, Demain les posthumains, op. cit.
244. Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé, Seuil, 2002.
245. Paul Valéry, cité par Jean-Pierre Dupuy.
246. Antonio Regalado, «  Engineering the perfect baby  », MIT Technology Review, 5  mars
2015.
247. Yves Bertheau, «  Nouveaux OGM et biodiversité  : des améliorations à attendre  ?  »,
Biofutur, juillet-août 2016.
248. L’Express, 25 mai 2016.
249. L’Obs, 26 avril 2015.
250. Jacques Testart, L’Humanitude au pouvoir. Comment les citoyens peuvent décider du bien
commun, Seuil, 2015.
251. Jean-Michel Besnier, L’Homme simplifié. Le syndrome de la touche étoile, Fayard, 2012.
252. Daniel Cohen, Les Gènes de l’espoir, Robert Laffont, 1993.
253. Marc Audétat (dir.), Sciences et technologies émergentes : pourquoi tant de promesses ?,
op. cit.
254. Cité par Pierre-Benoît Joly, in Sciences et technologies émergentes, op. cit.
255. Thierry Blin, « Le transhumanisme ? Non, merci ! », Marianne, février 2015.
256. Yuval Noah Harari, Homo deus. Une brève histoire de l’avenir, Albin Michel, 2017.
257. France Inter, 10 avril 2016.
258. Jean-Marc Royer, Le Monde comme projet Manhattan. Des laboratoires du nucléaire à la
guerre généralisée au vivant, Le Passager clandestin, 2017.
259. Le Point, 17 août 2017.
260. La Décroissance, 142, septembre 2017.
261. Arnaud Pagès, « “Humain augmenté” : allons-nous devenir des surhommes ? », interview
d’Édouard Kleinpeter, Konbini, avril 2016.
262. Serge Picaud, Colloque «  Transhumanisme, homme augmenté, quelles limites
thérapeutiques, techniques, éthiques ? », MGEN et CNRS, 9 mars 2016.
263. Fondation Mines-Télécom, 21 juillet 2015.
264. Jean-Stéphane Joly, Le Monde, 1er juin 2016.
265. Benjamin König, « Ils nous préparent le meilleur des (im)mondes », Humanité Dimanche,
30 juillet 2015.
266. Paul Jorion, Le dernier qui s’en va éteint la lumière, Fayard, 2016.
267. Pierre Belmont, «  Nous avons lancé le processus de deuil de notre propre espèce  »,
interview de Paul Jorion, Nom de Zeus, 2 avril 2016.
268. Nick Bostrom, « Qu’est-ce que le transhumanisme ? », Humanity + .
269. Marie-Angèle Hermitte, « De la question de la race à celle de l’espèce. Analyse juridique
du transhumanisme  », in S.  Desmoulin-Canselier et G.  Canselier (dir.), Les Catégories
ethno-raciales à l’ère des biotechnologies, Société de Législation comparée, 2011.
270. Pièces et main d’œuvre, « Transhumanisme et cannibalisme », art. cité.
271. David Le Breton, Anthropologie du corps et modernité, PUF, 1990.
272. Y.  Kobori, P.  Pfanner, G.  S.  Prins et C.  Niederberger, «  Novel device for male infertility
screening with single-ball lens microscope and smartphone  », Fertil Steril, 106(3),
1er septembre 2016, p. 574-578.
273. Peter Diamandis, « The future is brighter than you think », CNN, 6 mai 2012.
274. Jacques Testart, À qui profitent les OGM ?, CNRS Éditions, 2013.
275. Laurent Alexandre, La Mort de la mort, op. cit.
276. Jean-Michel Besnier, L’Homme simplifié. Le syndrome de la touche étoile, op. cit.
277. Cité par Corinne Lesnes, Le Monde, 14 février 2015.
278. Cité par Luc Ferry.
279. Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution, site internet de l’Institut Charles Darwin
International.
280. Voir les « Conventions de citoyens ». Jacques Testart, L’Humanitude au pouvoir, op. cit.
281. Yuval Noah Harari, Homo deus. Une brève histoire de l’avenir, op. cit.
282. Jean-Michel Besnier, Demain les posthumains, op. cit.
283. Cité par Jean-Michel Besnier, Demain les posthumains, op. cit.
284. Jean-Gabriel Ganascia, Le Mythe de la Singularité. Faut-il craindre l’intelligence
artificielle ?, Seuil, 2017.
285. Modification de la structure d’un gène.
286. Modification des facteurs protéiques qui régulent l’activité des gènes.
287. Henry T.  Greeley, The End of Sex and the Future of Human Reproduction, Harvard
University Press, 2016.
288. Arnold Munnich, Programmé mais libre, Plon, 2016.
289. Hannah Arendt, citée par Jean-Pierre Dupuy.
290. Serge Tisseron, Le jour où mon robot m’aimera, Albin Michel, 2015.
291. Jean-Michel Besnier, « Le transhumanisme et l’avenir de la négation », Colloque de Cerisy,
2016.
292. Pièces et main d’œuvre, « Transhumanisme et cannibalisme », art. cité.
293. Céline Lanusse, «  Laurent Alexandre  : “Le tsunami technologique est là, et rien n’est
prêt” », La Tribune, 28 mai 2015.
294. Luc Ferry, La Révolution transhumaniste, op. cit.
295. Jacques Testart, L’Humanitude au pouvoir, op. cit.
296. L’Humanité Dimanche, 30 juillet 2015.
297. Jacques Testart, Faire des enfants demain, op. cit.
298. Laurent Alexandre, La Mort de la mort, op. cit.
299. Site de l’association Sciences citoyennes, dossier sur les Conventions de citoyens.
300. Jacques Testart, L’Humanitude au pouvoir, op. cit.
301. Albert Camus, Combat, 8 août 1945, éditorial à propos d’Hiroshima.
302. Laurent Gutman, Victor F., Théâtre de l’Aquarium, 2016 ; Michel Letté, Transhumain toi-
même !, La Différence, 2016.
303. Didier Coeurnelle et Marc Roux, Technoprog. Le transhumanisme au service du progrès
social, op. cit.
304. Jean-Michel Besnier, Demain les posthumains, op. cit.
305. «  Manifeste pour une recherche scientifique responsable  », association Sciences
citoyennes.
306. Isabelle Stengers, «  Répondre à la question de la responsabilité  –  un défi politique
crucial  », conférence dans le cadre de l’université buissonnière des Sciences citoyennes,
22 août 2015.
307. Jean-Marc Royer, Le Monde comme projet Manhattan. Des laboratoires du nucléaire à la
guerre généralisée au vivant, op. cit.
308. Entretien avec Agnès Rousseaux, 2017.
309. Raphaël Liogier (dir.), De l’humain. Nature et artifices, La pensée de midi, no 30, 2010.
310. Ibid.
311. Ibid.
312. « Des scientifiques américains s’inquiètent de l’évolution de l’intelligence artificielle », Le
Monde, 13 janvier 2015.
313. Damian Carrington, «  Reflecting sunlight into space has terrifying consequences, say
scientists », The Guardian, 26 novembre 2014.
314. Daniela Cerqui, Gabriel Dorthe et Marina Maestrutti, «  Qu’il faut, au moins, une
promesse  : stratégies de désorcèlement et promesses technologiques  », in Marc Audétat,
Gaïa Barazzetti, Gabriel Dorthe, Claude Joseph, Alain Kaufmann et Dominique Vinck
(éd.), Sciences et technologies émergentes : pourquoi tant de promesses ?, Hermann, 2015.
315. Laurent Alexandre, La Mort de la mort, op. cit. On pourrait dire quelques mois, pendant
lesquels les premières réglementations destinées à encadrer les transgenèses ont été
élaborées, puis étendues et renforcées.
316. Jean-Michel Besnier, in Laurent Alexandre et Jean-Michel Besnier, Les robots font-ils
l’amour ?, Dunod, 2016.
317. Source : Wikipedia.
318. Antonio Regalado, «  Engineering the perfect baby  », MIT Technology Review, 5  mars
2015.
319. Nature, 13 mars 2016.
320. Nature Biotechnology, janvier 2017.
321. K. G. Osmond et al., « Human germline genome editing », AJHG, 101(2), 2017.
322. Motoko Araki et Tetsuya Ishii, «  International regulatory landscape and integration of
corrective genome editing into in vitro fertilization  », Reproductive Biology and
Endocrinology, 12 : 108, 2014.
323. Pierre Barthélémy, «  Bienvenue à Gattaca sera-t-il bientôt réalité  ?  », blog «  Passeur de
sciences », Le Monde, 15 mars 2015.
324. Jacques Testart, Faire des enfants demain, op. cit.
325. Orie Hikabe et al., « Reconstitution in vitro of the entire cycle of the mouse female germ
line », Nature, 17 octobre 2016.
326. Jacques Testart, «  Dernier pas vers la sélection humaine  », Le Monde diplomatique,
juillet 2017.
327. Mireille Delmas-Marty, Résister, responsabiliser, humaniser, Seuil, 2013.
328. Marie-Angèle Hermitte, « De la question de la race à celle de l’espèce. Analyse juridique
du transhumanisme », op. cit.
329. Kai Littmann, « La “Déclaration universelle des droits de l’humanité” avance », interview
de Corinne Lepage, Médiapart, 22 septembre 2016.
330. Gary Marchant et Brad Allenby, «  Soft law  : New tools for governing emerging
technologies », Bulletin of the Atomic Scientists, vol. 73, no 2, 2017.
331. Isabelle Stengers, « Que serait une science responsable ? », Sciences critiques, avril 2017.
332. Zoltan Istvan, «  L’édition génétique pourrait déclencher la prochaine guerre froide  »,
Motherboard, 22 décembre 2016.
333. Alex Pearman, «  Biohackers are using Crispr on their DNA and we can’t stop it  », New
scientist, 15 novembre 2017.
334. Jean-Pierre Dupuy, « Transhumanisme et pensée apocalyptique », in Colloque « L’homme
augmenté conduit-il au transhumanisme  ?  », université catholique de Lyon, 28  novembre
2015.
335. Hans Jonas, Le Principe responsabilité  : une éthique pour la civilisation technologique,
Cerf, 1979.
336. Stéphane Foucart, «  Perturbateurs endocriniens  : un poids énorme sur l’économie
américaine », Le Monde, 18 octobre 2016.
337. Sandrine Cabut et Nathaniel Herzberg, «  L’être humain a-t-il atteint ses limites  ?  », Le
Monde, 2 janvier 2017.
338. Olivier Rey, La Décroissance, décembre 2016-janvier 2017.
339. Yves Cochet, « De la fin d’un monde à la renaissance en 2050 », Libération, 23 juin 2017.
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