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Franck Monnier
UMR 7041 ArScAn, CNRS, Paris I
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Franck Monnier
L’archéologie montre que les habitants de la Vallée du Nil s’étaient offert un large
éventail de couvrements voûtés, variant les techniques de mise en œuvre en fonction
de la forme désirée et du matériau utilisé1. Pour couvrir les vastes volumes des
magasins et entrepôts, la vie civile réclamait une architecture à sa portée en matière
de rapidité d’exécution et de ressources aisément disponibles. Elle avait donc
généralisé l’usage de la brique crue, et privilégié les constructions limitant l’emploi
d’échafaudages.
La voûte dite « nubienne » est le résultat de ses diverses contraintes matérielles.
Mais l’économie de moyens ne doit pas occulter le caractère novateur de cette
invention dont l’origine se perd dans les temps les plus reculés de la civilisation
pharaonique2.
Celle-ci connaît un regain d’intérêt dans les pays sahéliens actuels, en étant
reproduite suivant des méthodes traditionnelles qui n’étaient probablement pas
étrangères aux anciens Égyptiens. Cet article propose un état de la question.
La voûte en berceau désigne tout type de voûtes dont les éléments (les voussoirs)
sont disposés en arc(s) de cercle. Le profil de ce type d’organes peut donner lieu à
des variantes en étant surhaussé, surbaissé, brisé, en anse de panier, ou en
accusant d’autres formes semblant se rapprocher d’une chaînette inversée ou d’une
ellipse3.
La voûte connue en égyptologie comme étant « nubienne » (ou « à tranches
inclinées »4) consiste en un couvrement cintré ou une voûte en couverture dont les
voussoirs sont inclinés selon la tranche. Par conséquent, sa désignation ne la rend
pas incompatible avec les formes connues de voûtes en berceau5. Elle relève avant
tout d’une technique de construction, et c’est elle qui conduit à ces formes longilignes
si caractéristiques des entrepôts. Toutefois, d’un point de vue mécanique, une voûte
5 À titre d’exemples, une voûte en berceau plein cintre et une voûte en anse de panier surhaussée
Par définition, les voussoirs d’une voûte en berceau rayonnent selon un ou plusieurs
centres de courbure. Les joints d’une voûte en berceau plein cintre sont donc dirigés
vers le centre de courbure du profil circulaire. Au sens strict, les voussoirs sont taillés
afin de n’être sollicités qu’en compression, avec un profil évasé les préservant de
tout glissement. La voûte est alors dite « clavée ». Si, d’une manière générale, les
éléments de voûtes égyptiennes ne se composent que de briques
parallélépipédiques ordinaires, calées et jointoyées avec du mortier et des tessons
de poterie, quelques couvrements de la IIIe dynastie révèlent l’usage de briques
taillées ou moulées en forme de « vrais » voussoirs (fig. 2), et montrent que les
Égyptiens n’ignoraient pas les propriétés de cette forme qui offre à la voûte une
stabilité optimale7.
6 Dans une voûte en berceau, les efforts sont tous situés dans un même plan vertical, et se
transmettent intégralement aux piédroits latéraux. Les tranches d’une voûte nubienne, en revanche,
en s’appuyant chacune sur la précédente, transfèrent une grande partie des efforts sur la maçonnerie
existante. Il y a donc une concentration de contraintes sur les murs de tête.
7 Une voûte en pierre dont la datation est estimée à la IVe dynastie révèle des éléments rayonnants.
Mais son bon état de préservation ne permet pas de savoir si ceux-ci sont soigneusement taillés en
voussoir (R. STADELMANN, N. ALEXANIAN, E. HERBERT, H. GÜNTER et R. DIETRICH, « Pyramiden und
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Nekropole des Snofru in Dahshur. Dritter Vorbericht über die Grabungen des Deutschen
Archäologischen Instituts in Dahschur », MDAIK 49, 1993, p. 288-290, Taf. 59-b). C’est seulement des
XXVe et XXVIe dynasties que l’on en connaît des exemples taillés dans ce matériau et appareillés
selon les règles de l’art (U. HÖLSCHER, Excavations of Medinet Habu, V, OIP 66, Chicago, 1954, fig.
34 et 35).
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Durant la construction, les voûtes en berceau classiques, quel que soit le matériau
employé, nécessitent un appui provisoire, sans lequel les voussoirs, notamment les
plus proches du sommet, glisseraient inévitablement en provoquant l’effondrement
de l’ouvrage.
Cet appui peut être de différentes natures. Les voûtes mises en œuvre en Europe, et
ce, dès le haut Moyen Âge, l’étaient au moyen de cintres que l’on ôtait après la pose
de la clef, dernier élément de la voûte ou de l’arc opérant la jonction des voussoirs
en vis-à-vis, les contrebutant pour offrir à la voûte son équilibre par le jeu des efforts
de compression internes. Ces cintres en bois pouvaient être puissamment
charpentés. Des tombes privées du Nouvel Empire comportent des supports en bois
qui auraient très bien pu remplir cet office8. Bien qu’ils soient permanents et qu’ils
complètent un système d’étaiement d’une poutre et d’un couvrement, ceux-ci, de par
leur profil cintré, auraient pu être employés comme appuis provisoires (fig. 5). Par
ailleurs, quelques reliquats de pièces en bois trouvés aux pieds de voûtes ont été
interprétés comme des restes de cintres9.
Certaines voûtes nubiennes, au lieu de s’appuyer contre un mur de tête, le font
contre un arc à tranches verticales appareillé en berceau10. Celui-ci était fort
probablement mis en œuvre avec un cintre en premier lieu. Une fois terminé, il ne
restait plus qu’à ôter le support provisoire et à entreprendre la voûte nubienne qui
allait s’appuyer contre cet arc « de tête » (fig. 8). Cette pratique était particulièrement
nécessaire lorsqu’il s’agissait de couvrir une voie de circulation.
8 B. BRUYERE, « Rapport sur les fouilles de Deir el-Médineh (1924-1925) », FIFAO 3, 3, 1926, fig. 13.
9 Fr. DAUMAS, « Rapport sommaire sur les fouilles exécutées à Ouadi es-Sébouà en mars 1960 »,
BIFAO 60, 1960, pl. XIX.
10 A. CHOISY, L’art de bâtir chez les Égyptiens, Paris, 1904, p. 48 ; S. EL-NAGGAR, op. cit., p. 365.
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Fig. 5. Étaiement d’une voûte avec un poteau et un cintre en bois et en brique (tombe de Iri-
Nefer, TT290, nécropole de Deir el-Medineh, XIXe dynastie) (d’après B. BRUYERE, « Rapport
sur les fouilles de Deir el-Médineh (1924-1925) », FIFAO 3, 3, 1926, fig. 13).
L’usage de cintres en bois est donc probable, mais il semble qu’il ait été seulement
ponctuel et qu’il ne se généralisa pas, la construction sans appui ayant eu la faveur
des anciens bâtisseurs.
On s’orientera aussi vers la voûte d’une tombe située à l’est du mastaba Faraoun (G. JEQUIER, Le
11
Fig. 6. Voûte en berceau bâtie sur une voûte nubienne (tombe de Medou-Nefer à Dakhla, VIe
dynastie) (photo : Alain Guilleux).
La voûte nubienne fait office de cintre sur lequel est édifiée la véritable voûte de décharge. Ses
éléments de construction sont des briques très plates tandis que les rouleaux supérieurs sont
composés de briques ordinaires en position rayonnante.
soit pas répandu dans tout le bassin méditerranéen, consistait à mettre en œuvre
une première couche de voussoirs par tranches inclinées (une voûte nubienne),
laquelle servait ensuite de support lors de la construction d’une véritable voûte en
berceau à plusieurs rouleaux12 (fig. 6, 7).
Finalement, cette couche de voussoirs inclinés constituait un support en brique
définitif, mais laissant l’espace sous voûte entièrement dégagé durant la
construction. Elle possédait ce double intérêt : laisser la circulation libre en un lieu
dont le couvrement était en cours de construction, et s’affranchir d’un cintrage,
coûteux en temps et en matériaux, surtout s’il était conçu en bois.
Principe de construction
La mise en œuvre d’une voûte nubienne a été décrite de longue date par Auguste
Choisy13, par Roland Besenval dans le cadre de son étude sur les voûtes dans
l’Orient ancien14, et plus récemment par Jean-Claude Goyon et al.15.
En voici le principe :
La construction du rouleau de la voûte est entreprise par tranches inclinées. Ces
dernières prendront toutes successivement naissance sur deux murs porteurs
parallèles. Les premières briques sont posées pour prendre appui sur un mur ou un
arc de tête. La première tranche peut être verticale, et les suivantes inclinées
progressivement par des joints plus épais à la base (fig. 9). Les briques sont plates,
bien plus plates que des briques ordinaires afin de posséder un poids moindre tout
en conservant la même surface de contact ; elles sont ainsi moins sujettes au
glissement. Ces briques sont striées avec les doigts lors du moulage afin
d’augmenter leur cohésion avec le mortier de jointoiement16. Ces artifices permettent
la pose des briques avec une grande rapidité d’exécution, sans risquer de les voir
12 « Enfin, la voûte une fois achevée, on la double d'un second berceau E qui l'enveloppe et la
renforce. Pour ce second berceau, il serait inutile de procéder par tranches : on le maçonne
simplement à lits rayonnants » (A. CHOISY, Histoire de l’architecture, I, Paris, 1899, p. 21-22).
« La solution pour les voûtes importantes est un doublage de cette maçonnerie avec des briques
disposées par assises rayonnantes, qui transmettent mieux les contraintes et soulagent donc les
tranches. (…) De plus, la maçonnerie à tranches permettra la pose sans problème des assises
rayonnantes qui, employées seules, nécessitent un cintrage » (R. BESENVAL, Technologie de la voûte
dans l’Orient ancien, Paris, 1984, p. 46).
13 A. CHOISY, L’art de bâtir chez les Égyptiens, Paris, 1904, p. 46-47.
15 J.-C. GOYON, J.-CL. GOLVIN, CL. SIMON-BOIDOT et G. MARTINET, La construction pharaonique, Paris,
2004, p. 125-130.
16 A. J. SPENCER, Brick Architecture in Ancient Egypt, Warminster, 1979, p. 142 ; S. EL-NAGGAR, op.
cit., p. 365.
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Fig. 8. Étapes de construction d’une longue voûte en berceau au moyen d’une voûte nubienne.
1-2 : construction d’un arc de tête avec un cintre en bois.
3 : amorce de la voûte nubienne.
4 : construction de la voûte en berceau au-dessus de la voûte nubienne.
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tomber, et sans devoir attendre le séchage complet du mortier : la structure est auto-
stable. Partant ainsi du mur de tête, les ouvriers maçonnent le premier arc incliné,
puis le second, le troisième, etc., chacun s’appuyant sur le précédent. Puis, de
proche en proche, la mise en œuvre progresse jusqu’à atteindre l’autre l’extrémité de
l’ouvrage. La voûte nubienne est ainsi réalisée sans exiger de support sous-jacent, si
ce n’est les murs porteurs latéraux.
Fig. 10. Méthode traditionnelle mise en œuvre en Afrique pour la construction d’une voûte nubienne
en berceau plein cintre.
(photos : Association La voûte Nubienne AVN)
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Si l’objectif des constructeurs égyptiens était de couvrir un édifice tel qu’un grenier ou
un entrepôt, ce rouleau pouvait être doublé, triplé voire quadruplé selon le même
procédé. Par contre, si la voûte était un couvrement situé à l’intérieur d’un massif, on
jugeait bon le plus souvent de la revêtir par une voûte en berceau « classique » dont
les voussoirs sont sollicités uniquement en compression. Cette voûte pouvait
posséder jusqu’à vingt-deux rouleaux de voussoirs17, tous appareillés avec des
briques ordinaires en couches posées alternativement sur chant et à plat. Dans ce
cas, la voûte nubienne n’était employée que comme cintre définitif, celle en berceau
étant destinée à recevoir la totalité des charges de la maçonnerie supérieure (fig. 6-
7).
Aucun document n’évoque l’étape consistant à tracer le profil d’une voûte nubienne.
La grande diversité des profils relevés par l’archéologie rend a priori insaisissable le
tracé géométrique que l’on définissait en premier lieu. À titre d’exemple, il n’est pas
rare que les entrepôts du Ramesseum affichent des formes relativement variables au
sein d’une même voûte. Il en découle que le mode opératoire devait être routinier et
privé du souci d’une rigueur absolue18. Les ouvriers, coutumiers de ce type de
constructions, devaient la plupart du temps tracer à main levée le profil de l’arc sur le
mur de tête, puis accomplir leur tâche sans s’astreindre à un contrôle régulier de la
courbe. Cet empirisme ne doit pas occulter que l’intention était d’approcher une for-
Fig. 12. Trois procédés envisagés pour tracer le profil d’une voûte nubienne (mis en parallèle
avec le profil de la figure 11 hachuré et représenté en trait plein) :
à gauche : trois arcs de cercle d’une voûte en anse de panier surhaussée,
au centre : tracé d’une ellipse par la méthode des jardiniers (d’après J.-C. GOYON et al., La
construction pharaonique, Paris, 2004, p. 128, fig. 132),
à droite : la chaînette inversée (d’après A. CHOISY, L’art de bâtir chez les Égyptiens, Paris, 1904,
p. 46 et J.-C. GOYON et al., La construction pharaonique, Paris, 2004, p. 128, fig. 132).
me globale que l’on jugeait stable et que l’on avait probablement déterminée par une
démarche éminemment pragmatique.
La courbe « chaînette inversée » semble être proche de tels profils19. Mais dans une
certaine mesure uniquement, la comparaison révélant une voûte aux reins plus
galbés (fig. 12).
Auguste Choisy a proposé de corréler ce type de couvrement avec un berceau en
anse de panier surhaussée dont les proportions sont conditionnées par le triangle
égyptien 3-4-520 (fig. 13). Le résultat est certes convaincant, mais dans un nombre
très limité de cas. Les données très précises qu’il préconise ne sauraient être mises
en relation avec toutes les voûtes nubiennes, loin s’en faut.
L’ellipse obtenue par le procédé dit « des jardiniers » offre un résultat tout aussi
satisfaisant (fig. 12). Mais il convient de rappeler que ni la méthode, ni la forme
géométrique ne sont attestées en Égypte ancienne21.
À cet égard, le cas de la voûte d’une chapelle de l’Ancien Empire est très instructif
(fig. 14). Celle-ci possède l’apparence très nette d’un berceau brisé surbaissé. C’est
19 J.-C. GOYON , J.-CL. GOLVIN, CL. SIMON-BOIDOT et G. MARTINET, op. cit., p. 128, fig. 132.
20 A. CHOISY, L’art de bâtir chez les Égyptiens, Paris, 1904, p. 45-47.
21 Fr. MONNIER, op. cit., p. 85-88.
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du moins ce qui se dégage du relevé effectué par Alexandre Barsanti22. Des photos
de ce monument révèlent que la voûte est loin d’être uniforme, en se prolongeant
toujours selon deux arcs de cercle, mais avec un sommet esquissé en ovale
semblant faire évoluer l’ouvrage vers une voûte en anse de panier surhaussée23.
Il en ressort que les ouvriers avaient pris soin dans un premier temps de tracer deux
arcs de cercle avec un simple cordeau. Mais, ne parvenant pas, ou ne contrôlant pas
la progression de l’édifice, ils durent se résoudre à un certain stade à adoucir leur
rencontre par une section ovale (fig. 15).
De ces diverses observations, il découle que certains profils de voûtes étaient avant
tout ébauchés pour respecter une allure générale plutôt qu’une règle géométrique.
Par ailleurs, la voûte nubienne employée comme support était aussi très souvent
profilée en berceau plein cintre. On pouvait de cette manière la dessiner simplement
en demi-cercle au moyen d’une seule corde que l’on faisait coulisser (ou que l’on
attachait) au centre de la plate-forme de travail (fig. 8, 10). Des méthodes
traditionnelles reproduites actuellement par l’Association de La Voûte Nubienne
AVN24 l’illustrent à la perfection (fig. 10).
Conclusion
jeu dans ce type de maçonnerie. Même s’ils ne possédaient pas les outils théoriques
pour les apprécier, l’expérience leur suffit à tirer les enseignements nécessaires pour
concevoir une structure assurant une bonne diffusion des contraintes mécaniques.
Ce serait à ce propos une erreur que de rationnaliser à l’excès la manière dont ils
parvinrent à définir les profils adéquats. La grande variété des silhouettes relevées
révèle l’adoption d’une allure générale aux reins arqués plutôt qu’une forme
géométrique précise. Cet empirisme ne doit pas masquer le bon sens dont les
Égyptiens savaient faire preuve pour répondre aux problèmes structurels auxquels ils
étaient confrontés.