Vous êtes sur la page 1sur 23

Arts asiatiques

Nouvelles fouilles à Haḍḍa (1966-1967) par l'Institut Afghan


d'Archéologie
Mariella Mostamindi, Shaïbaï Mostamindi

Citer ce document / Cite this document :

Mostamindi Mariella, Mostamindi Shaïbaï. Nouvelles fouilles à Haḍḍa (1966-1967) par l'Institut Afghan d'Archéologie. In: Arts
asiatiques, tome 19, 1969. pp. 15-36;

doi : https://doi.org/10.3406/arasi.1969.996

https://www.persee.fr/doc/arasi_0004-3958_1969_num_19_1_996

Fichier pdf généré le 20/04/2018


NOUVELLES FOUILLES A HADDA (1966-1967)

PAR L'INSTITUT AFGHAN D'ARCHÉOLOGIE

par Mariella et Shaïbaï MOSTÀMINDI

L'importance de la plaine de Djelalabad et notamment des ruines accumulées au


lieu-dit Hadda pour l'histoire de l'art gréco-bouddhique a été reconnue depuis
longtemps. Les premières découvertes remontent à la troisième décennie du siècle dernier,
lorsque Ch. Masson, qui travaillait pour le compte de la Compagnie des Indes, éventrait
les stûpa pour en extraire les reliques et les trésors de monnaies qui y avaient été
déposés (1). Après des sondages préliminaires exécutés en 1922, la Délégation
archéologique française en Afghanistan conduisit de 1926 à 1928 des recherches systématiques
qui furent dirigées par J. Barthoux (2). Les découvertes extraordinairement riches
qui échurent à celui-ci, tant dans le domaine de l'architecture que dans celui de la
sculpture en stuc, donnèrent le sentiment que l'on avait amassé un matériel
suffisamment abondant pour faire l'étude de l'art gréco-bouddhique, d'autant que l'on
disposait déjà des nombreuses trouvailles faites dans d'autres régions de l'Afghanistan
méridional et dans le Pendjab occidental. Après les travaux de Barthoux qui furent
loin cependant d'être exhaustifs, Hadda fut donc délaissé. Il a fallu attendre ces
toutes dernières années pour que l'attention fût ramenée vers le site. En 1965, la
mission de l'Université de Kyoto, dirigée par le professeur Mizuno, faisait un rapide
sondage au lieu-dit Lalma. L'Institut afghan d'archéologie nouvellement créé décidait
à son tour, en 1966, d'ouvrir à Hadda son premier chantier de fouilles.
Le dossier de l'art gréco-bouddhique méritait en effet d'être rouvert sur un site
qui permît des observations nouvelles à partir desquelles pourraient être abordés à

(1) Cf. Ch. Masson, in Wilson, Ariana Antiqua, Londres 1841, p. 55-112.
(2) J. Barthoux, Les Fouilles de Hadda, I, Les stupas et les sites ; III, Les figures et les figurines. (= t. IV
et VI des Mémoires de la Delegation archéologique française en Afghanistan, 1933 et 1U30).
10 MABIELLA ET SIIAIBAI MOSTAMINDI

neuf les nombreux problèmes non résolus posés par cet art. Ni la question de ses
origines et celle, qui lui est liée, de ses composantes, ni le problème de sa chronologie
n'avaient en effet reçu de solution satisfaisante. En 1960, D. Schlumberger frayait
dans une étude capitale (1) des voies nouvelles de recherches : avant lui les savants
étaient quasi unanimes à considérer que les influences occidentales si éclatantes dans
cet art dit du Gandhâra avaient leur origine dans l'art romain ou romanisé des premiers
siècles de notre ère. S'opposant aux tenants de cette thèse romano-bouddhiste,
D. Schlumberger cherchait au contraire leurs sources dans l'art de la Bactriane
grecque, art encore inconnu, mais dont il affirmait prophétiquement l'existence en
tirant argument des influences exercées par lui sur les arts kouchan et
gréco-bouddhique. La découverte, quelques années après, de la ville gréco-bactrienne d'Aï-Khanoum
et les fouilles auxquelles elle donnait lieu (2) confirmaient le bien-fondé de ces idées
novatrices. Nous avons espéré, en rouvrant les fouilles de Hadda, trouver les
prolongements de ce problème. Nous avons aussi pensé que de nouvelles trouvailles de
monnaies dûment observées dans leur contexte stratigraphique jetteraient des
lumières nouvelles sur la datation si flottante de cet art. Il nous fallait aussi mettre
un terme aux activités néfastes des fouilleurs clandestins. Telles sont les raisons qui
nous ont amenés au Tepe-Shutur. Ce tepe, relativement important et naturel en
soubassement, offrait l'avantage de ne pas avoir été touché par les fouilles de Barthoux.
11 présentait à ses extrémités deux eminences que séparait une partie à peu près plane.
Les deux campagnes que nous avons menées à bien (mars-avril 1966 et novembre
1966-mars 1967) nous ont permis de trouver une architecture, une riche décoration
en stuc et en terre crue ainsi qu'un trésor de monnaies qui, nous l'espérons, constituera
une contribution importante à la solution du problème chronologique.

Architecture

Nous avons ouvert la fouille à l'extrémité Sud-Est du tepe susnommé et avons


dégagé là la cour d'un monastère bouddhique délimitée par des murs dans lesquels
s'ouvrent un certain nombre de niches (fîg. 1 et 2). L'obliquité de deux de ses côtés
confère à cette cour la forme d'un quadrilatère irrégulier (dimensions extrêmes :
19,40 m du Nord-Est au Sud-Ouest et 18,90 m du Nord-Ouest au Sud-Est). On
accédait à cette cour par un escalier qui débouchait dans l'angle Est. Au milieu de la
cour s'élèvent 31 slûpa groupés autour d'un stilpa central plus important. Les socles
carrés de ces slûpa sont assez bien conservés et ont souvent gardé leur décoration

fl) D. Schlumberger, « Descendants non méditerranéens de l'art grec », .Syria 37 (I960), p. 131-166 et
p. '253-318.
(•2) D. Schlumberger, CRAI, 1965, p. 36-46 ; P. Bernard et D. Schlumberger, « Aï-Khanoum » BCII, 89
(1965), p. 590-657; P. Bernard, CHAI, 1967, p. 306-324; Proceedings of the British Academy, 1967; Syria,
1968, p. 1 11-151 ; Encyclopedia deWArfe Anlica classica et Orientale, Supplement, article « Aï-Khanoum » ; CHAI,
1968, p. '263-279.
NOUVELLES FOUILLES A IIADD A (1966-1967) 17

sculptée. Les parties hautes sont en plus mauvais état et rares sont les stiipa dont le
tambour cylindrique est intact.
L'implantation de ces slûpa, leur structure, les détails de leur décor architectural
permettent de distinguer parmi eux deux groupes (fîg. 3). Un premier groupe
comprenant les slfipa nos 1, 2, 3, 5, 18, 25, 31, 22, 27, 16, 15, 13, 11, 10, 9, forme un quadrilatère
à peu près régulier autour du slûpa central avec une excroissance dans l'angle Sud
due aux slûpa 21, 26, 32. La présence d'un slûpa du second groupe (n° 7) qui s'intercale
dans l'alignement Nord-Est constitué par les slûpa 3, 2, 1, 9, 10 ne doit pas étonner :
il pourrait s'agir de la réfection d'un slûpa du premier groupe. A l'intérieur même
de ce groupe, il est possible de faire certaines distinctions chronologiques. C'est ainsi
que l'on peut affirmer que le slûpa 10 a été construit après le slûpa 9, car la moulure
inférieure de son socle, sur le côté qui jouxte le slûpa n°9, est irrégulière : c'est
visiblement la présence de ce dernier qui a gêné les constructeurs du slûpa 10. De même
le slûpa 26 est postérieur au slûpa 21, puisque la face de ce dernier qui est tournée
vers le précédent est finie dans ses moindres détails, ce qui n'eût pu se faire si le
slûpa 26 avait déjà été là. L'ensemble de ces slûpa du premier groupe présente un
certain nombre de caractéristiques communes : d'abord l'ossature des moulures est,
dans la plupart des cas, en schiste. Le noyau du slûpa, au contraire, est fait d'un blocage
de pierres et de mortier de terre. Plus rarement, ce blocage est retenu par une
maçonnerie pseudo-isodome de petits moellons de pierre rougeûtre. Cet emploi du schiste
était déjà connu à Hadda et on peut reprendre la description de Barthoux : « (Les
dalles de schiste) étaient recherchées comme appareil destiné à supporter les moulures
et le stuc des pilastres, surtout celui des chapiteaux ; aussi n'est-il pas rare de
rencontrer un slûpa de maçonnerie grossière dans lequel les lamelles ou les dalles de schiste
n'apparaissent qu'au niveau des moulures et à la base des pilastres » (1). Il convient
de porter ensuite son attention sur les chapiteaux qui ornent les pilastres. Ce sont des
chapiteaux corinthiens à une ou deux rangées d'acanthes qui présentent cette
particularité que la feuille du haut laisse pendre sa pointe vers le bas (5) (fig. 4). Remarquons
en outre que certaines de ces acanthes ont leur nervure centrale annelée, telle qu'on
la trouve sur des chapiteaux corinthiens d'Aï-Khanoum (2). Nous avons là pour la
première fois un détail caractéristique qui permet d'établir un pont entre l'art gréco-
bouddhique et l'art hellénistique de la Bactriane.
Le second groupe comprend les slûpa nos 7, 7 bis, 8, 12, 14, 19, 24, 28, 29, 30, 23,
17, 4. Sur ces slûpa, les supports des moulures sont généralement en calcaire : c'est
notamment le cas pour les moulures couronnant les socles quadrangulaires. Les
chapiteaux corinthiens ont bien deux rangs de feuilles d'acanthe, mais l'acanthe
supérieure monte droit vers l'abaque et empiète même sur celui-ci sans laisser retomber

(1) J. Bnrthoux, op. cit., I, p. 46 ; cf. aussi ib., fîg. 20, f qui montre de manière précise la disposition des
lamelles de schiste qui seront le support des chapiteaux.
(2) P. Bernard, CliAI, 1967, p. 313, iig. 6.
18 MARIELLA ET SU AID Al MOSTAMINDI

sa pointe (fig. 5). Ce traitement de l'acanthe montre bien que les éléments végétaux
du chapiteau ont perdu leur valeur fonctionnelle et n'ont plus d'autre valeur que
celle d'un placage décoratif. Enfin le corps des pilastres est très souvent décoré avec
un ornement formé d'un cadre allongé se terminant aux deux extrémités par deux
lunules. Cet ornement apparaît aussi sur les pilastres de Surkh-Kotal (1).
Cette seconde série de slùpa est de toute évidence postérieure au premier groupe
décrit : en effet, les slûpa 12 et 14 qui appartiennent au second groupe sont venus
s'intercaler entre les slùpa 11, 13 et 15 qui présentent les caractéristiques du premier.
Le stûpa 24 a coupé l'extrémité Nord du stilpa 31 et le slûpa 8 est venu s'adosser au
slùpa 9.
Quant au stûpa central, son mauvais état de conservation le rend difficile à
étudier. Nous avons pu néanmoins constater qu'il avait été entièrement reconstruit.
C'est donc avec quelque vraisemblance que nous proposerons de l'attribuer, tel qu'il
est dans son état actuel, au second groupe.

Sculpture

En abordant les trouvailles de sculpture disons tout de suite qu'il n'est pas
possible de faire pour elles la même différenciation en deux groupes que celle que nous
proposons pour l'architecture. Il faut en effet tenir compte du fait que les statues en
stuc décorant les slûpa, étant fragiles par nature, ont pu être refaites. La chronologie
du décor animé ne correspond donc pas forcément à celle de l'architecture. C'est ce qui
semble être le cas pour les trois Buddha encore visibles du stûpa 15. Sur le slûpa 12
un Buddha faisant le geste de l'enseignement et dont la tête empiète sur le décor
architectural pourrait lui aussi représenter un état second du slûpa. Cette décoration
figurée des stûpa comprend surtout des représentations du Buddha seul ou entouré
de donateurs et dans deux cas seulement des scènes de la vie du Bienheureux.
Les Buddha isolés sont assis à l'indienne, les pieds recouverts par le manteau
qui tantôt leur cache les deux épaules (fig. 6), tantôt leur laisse l'épaule droite nue
(fig. 7). La plupart d'entre eux font le geste de la méditation, un seul celui de
l'enseignement (fig. 7). Cette iconographie n'a rien d'original. Sur les Buddha que nous
croyons être plus tardifs, le plissé de la draperie devient rigide et mécanique (par
exemple sur le stûpa n° 12). Les cheveux sont traités de différente manière, mais il ne
semble pas que l'on puisse ici rendre compte de cette diversité par l'évolution que
A. Foucher avait cru déceler (2). On notera que sur ces Buddha la chevelure n'est
jamais modelée en petites boucles tournées vers la droite.
Les scènes où le Buddha est représenté entouré de donateurs sont évidemment

(1) D. Schlumberger, «The excavations at Surkh-Kotal and the problem of Hellenism in liactria and
India», Proceedings of the British Academy, XLVII (1961), pi. XXII.
(2) A. Foucher, Art gréco-bouddhique du Gandhùra, t. II, p. 696-702.
NOUVELLES FOUILLES A IIADDA (1966-1067) 19

d'un intérêt plus grand, car, à côté de moines traditionnellement vêtus du manteau,
apparaissent des laïcs qui nous donnent une image souvent pleine de grâce de ce
qu'était la société de l'époque. Sur le slûpa n° 19, à gauche d'un Buddha debout,
est représentée une jeune femme plus petite que lui qui, de ses deux mains jointes dans
le geste de la prière, tient ce qui semble être un pan d'étoffe (fig. 8). Sa longue robe à
manches s'étale à ses pieds en corolle. Sa chevelure forme une coiffure très élaborée
montant en hennin tronconique sur le dessus de la tête et s'enroulant sur le devant
en un gros bandeau qui encadre le visage. Elle est parée d'un large collier plat et de
deux bracelets. Dans la scène voisine (fig. 9), à droite, un Bodhisattva, qui porte le
même collier que l'adorante précédemment décrite, est entouré d'un moine à gauche et
d'une donatrice à droite. Celle-ci est vêtue et parée comme sa compagne, mais la
coiffure est différente : les cheveux forment sur la tête une masse cylindrique retenue
par un bandeau et les mèches qui tombent le long du visage ne sont plus roulées en
bandeau. Elle tient à la main une sorte de bandelette. Dans ces deux groupes la
composition est d'une savante simplicité : les adorants se tournent légèrement vers le
Buddha ou le Bodhisattva représentés de face, dirigeant les regards du spectateur
vers cette figure centrale. Les attitudes n'ont rien d'hiératique : le jeu des jambes
se marque sous l'étoffe. Sur le stiipa 14, un moine agenouillé au crâne rasé offre de
la main droite un objet à manche qui pourrait être un brûleur à encens, tandis que
sa main gauche tient ce qui semble être un bouquet de fleurs (fig. 10).
Deux scènes, malheureusement très fragmentaires, représentent, nous l'avons dit,
des épisodes de la vie du Buddha : l'une d'entre elles est l'offrande par un enfant de la
poignée de poussière (slûpa n° 7 bis) (fig. 11). Sur la face nord de ce même slûpa, on
voit un lion soumis venir lécher les pieds du Buddha, dont seules les jambes sont
conservées (fig. 12). Dans le fond de la scène, derrière le lion, apparaît un petit
personnage dont le haut du corps a disparu. D'après le mouvement de son manteau on
devine que le Buddha faisait un geste de sa main droite au-dessus de la bête. La scène,
malheureusement très mutilée, est pleine de vivacité et d'un charme naïf.
Pour en finir avec la décoration modelée des slûpa, il faut noter deux figures
d'atlantes représentant des guerriers tenant de lourdes épées, associées à un lion couché
dans l'angle.
Les plus belles trouvailles de sculpture devaient cependant nous être fournies
non pas par les slûpa, mais par les niches qui s'ouvraient dans les murs de la cour et
dans ceux d'un passage débouchant dans l'angle Nord-Ouest de celle-ci. Le matériau
utilisé ici est l'argile modelée sur des âmes de bois recouvertes de roseaux (2). La niche
la plus importante, celle qui constitue le joyau de nos découvertes, s'ouvre à l'extrémité

(1) A. Foucher, op. cit., t. I, p. 517-520.


(2) On retrouve de semblables modelages en terre cuite à Paitava et Shotorak dans la plaine de Be^ram,
au monastère du Fundukistan dans une vallée de l'Hindu-Kusb méridional (J. Hackin dans Diverses recherches
archéologiques en Afghanistan = MDAFA, VIII, 1959, p. 19-58), au Tepe Marendjan et au Tepe Khazana
dans la plaine de Caboul (J. Hackin, op. cit., p. 12, 19-50).
20 MARIELLA ET SUAIBAI MOSTAMINDI

Sud du côté Nord de la cour (fig. 13). Elle mesure 2,90 m de profondeur et 2,40 m de
largeur. La hauteur conservée des murs est de 2 m. La scène qu'elle abritait a pour
cadre un décor aquatique. Les murs et le sol sont tout entiers tapissés d'ondes sinueuses
qui s'enroulent par endroits pour simuler des remous. Dans ces eaux ruisselantes où
des fleurs de lotus balancent leurs larges corolles évasées en coupes frétille tout un
peuple de poissons. Ces inoffensives bestioles au corps allongé et à grosse tête ne
paraissent pas s'effrayer de la présence parmi elles de congénères d'allure monstrueuse,
les uns à tête de chiens marins pourvus d'une denture redoutable, un autre portant
deux têtes bestiales superposées, celle du dessus émergeant à moitié de celle du dessous
(fig. 14). Dans cette ambiance marine se dressaient treize à quatorze personnages,
hauts de 1,50 m environ, modelés en ronde bosse, ou en très haut-relief pour ceux qui
étaient accrochés aux parois. Cet imposant ensemble a été gravement endommagé
par un incendie qui a provoqué la chute du toit de la niche et la désagrégation des
statues, par combustion interne de leur armature de bois et de roseaux. Six
personnages seulement subsistent de façon assez complète. Ils nous permettent fort
heureusement de saisir le sens de la scène. Le personnage principal, celui vers lequel se
tournent, à l'exception d'un seul, tous les autres, se tenait debout au milieu de la
niche. Sa position est indiquée par la trace laissée dans le sol de ses pieds écartés.
C'était le Buddha, objet d'adoration de ses comparses. A sa gauche, un personnage
vêtu d'une longue draperie mouillée qui lui dénude la partie droite du torse,
esquisse, les jambes à demi ployées, un agenouillement (fig. 15 et 16). Le long de son
dos grimpe un reptile. Ce détail nous donne la clé de la scène. Il s'agit d'un nâga,
faisant sa soumission au Buddha. La tête du serpent, — à moins qu'il ne s'agisse de
tout un chaperon de cobras — devait jaillir au-dessus de ses épaules, comme c'est
l'usage dans les représentations traditionnelles de ces génies des eaux. Devant le
corps du nâga a été trouvé à terre une tête que l'artiste a marquée, avec discrétion,
mais sans ambiguïté, du sceau du démoniaque : c'est un visage humain, d'allure
jeune, mais dont la bouche s'entrouvre sur une dentition animale qui déborde sur
la lèvre inférieure, et dont les sourcils s'arquent menaçants, séparés par un pli profond
(fig. 17). L'identification de la scène est confirmée par le personnage qui, derrière le
nâga, était représenté le dos plaqué contre la paroi gauche de la niche et dont ne
subsistent plus que les jambes largement ouvertes en un mouvement vif. La courte
tunique qui lui tombe à mi-cuisses fait immédiatement songer à Vajrapâni (fig. 18),
assesseur obligé de Gautama dans ses rencontres avec les génies aquatiques. Les
autres personnages trouvent sans peine leur place dans cette interprétation. L'absence
sur eux ou à leur côté de tout attribut reptilien engage à voir en eux des devatâ qui
forment la suite habituelle du Bienheureux. On notera tout particulièrement celui qui,
devant l'angle gauche du fond de la niche, tombe à genoux les mains jointes en prière
(fig. 19 et 20). Sa longue chevelure, prise dans un riche diadème orfévri, forme sur
le dessus de la tête une grosse touffe dont les mèches semblent onduler sous l'effet de
l'eau. Ne serait-ce pas un Bodhisattva dont le chignon aurait été dérangé par cette
NOUVELLES FOUILLES A II ADDA (1066-1067) 21

plongée sous-marine au royaume du nâga ? Cette scène compte ainsi tous les acteurs
des rencontres du Buddha avec un roi-nâ^a : les deux protagonistes, Vajrapâni et le
cortège des divinités qui assistent aux miracles du Maître. Elle présente pourtant un
trait majeur, inconnu à ce jour dans l'iconographie de l'épisode, à savoir que celui-ci
se déroule au sein des eaux et non pas seulement près du bassin où est censé habiter le
nâga. Il s'agit sans nul doute d'une version locale qui doit reposer sur quelque légende
qui avait cours dans le pays. Dans le premier tome de son «Art gréco-bouddhique du
Gandhdra, p. 549 et 550, A. Foucher écrivait à propos de l'histoire du nâga Apalâla
telle qu'on l'avait racontée à Hiuan-tsang dans l'LJdyàna et telle que Oldenburg
l'avait identifiée sur un groupe de bas-reliefs : « Ajoutons que le même phénomène
avait dû se produire dans la vallée du Kaboul. Il ne fait pas de doute pour nous que
ce soit devant des sculptures sensiblements pareilles à celles que nous voyons ici
reproduites que, près de Nagarahâra, Hiuan-tsang a recueilli la légende toute semblable
de l'asservissement par le Bienheureux du méchant dragon Gopâla. Que demain se
fassent à cet endroit des fouilles heureuses et la renommée archéologique de cette
autre divinité locale balancera celle d'Apalâla. » Ces paroles de A. F'oucher prennent
aujourd'hui une résonance prophétique maintenant que nous connaissons à Hadda,
dans la vallée du Caboul, tout près du repaire supposé de Gopâla, une version fort
originale de la conversion d'un nâga par le Buddha. Où se tenait en effet le méchant
Gopâla ? Hiuan-tsang nous narre qu'il habitait dans le royaume de Nagarahâra,
à environ six li (soit quatre kilomètres environ) de la capitale, une « caverne large et
profonde » au bord « d'un torrent qui s'élance d'un sommet escarpé et répand ses
eaux en cascade bruyante» (1). La caverne elle-même était toute suintante d'eaux.
Certes le modeleur de notre niche de Tépé-Shutur n'a pas fait la moindre suggestion
d'un décor rocheux, mais on peut imaginer qu'il a préféré mettre l'accent sur le
contexte aquatique qui se prêtait à de beaux effets d'ondes et au pittoresque d'une faune
marine où l'étrange se mêle au familier. Sans doute l'imagerie de Tépé-Shutur ne
constitue-t-elle pas une illustration mot pour mot de la légende rapportée par Hiuan-
tsang. Mais il faut faire la part de la marge de liberté que pouvait s'accorder l'artiste.
En tout état de cause, il nous paraît difficile de ne point rapprocher de notre groupe de
sculptures le récit de la soumission par le Buddha du nâga Gopâla.
A l'intérêt iconographique de la scène s'ajoute celui qu'offre l'extraordinaire
qualité de cet art. On notera d'abord la hardiesse de l'entreprise, s'agissant de peupler
un espace à trois dimensions avec des personnages presque grandeur nature, en les
ordonnant sur plusieurs plans en profondeur. L'imagination de l'artiste n'est jamais
à court quand il s'agit d'inventer des attitudes. Celles-ci sont rarement statiques,
mais représentent des instantanés de mouvements en train de s'accomplir : ainsi en
ost-il de tous ces agenouillements immobilisés dans les différents moments de l'acte.

(1) Stanislas Julien, Mémoires sur les Contrées occidentales par Hiouen-lhsang, 1858, I, p. 98-101.
22 M AR I ELL A ET S HAl B Al MOSTAMI NI) l

Art suprêmement raffiné aussi, où le réalisme attentif des formes humaines et la


science de la draperie sont mis au service d'une vision où volumes et lignes sont
ordonnés par une grâce sans mièvrerie. La maîtrise du style se révèle particulièrement
dans le jeu des étoffes tombant en masses ruisselantes ou plaquées ténues sur les corps
qu'on pourrait croire nus, n'étaient de légères irisations de tissu (fig. 21). Cette
virtuosité dans le traitement de la draperie dite mouillée annonce évidemment l'art du
Fundukistan. Mais que l'on y prenne garde : les influences indiennes si évidentes dans
le monastère de l'Indu-Kuch n'ont guère ici de part. L'art de la niche de Tépé-Shutur
est dans la descendance directe de l'art hellénistique. Ce sont les leçons de l'Occident
qui l'ont nourri et non point celles du continent indien. Et il n'y a cela nul miracle
maintenant que l'on sait, après l'avoir longtemps ignoré et après en avoir même
fortement douté, que la Bactriane toute proche fut aux 111e et 11e siècles av. J.-C.
un puissant foyer d'art hellénistique.
Deux autres niches étaient pratiquées dans les murs du passage qui s'ouvrait
à l'angle Nord-Ouest de la cour principale. Au centre de la niche droite subsistent les
pieds colossaux (77 cm) d'un Buddha debout dont la stature géante devait dépasser
les 5 m (fig. 22). A sa gauche, dans l'angle, se tient un donateur beaucoup plus petit
(1,35 m sans la tête), vêtu d'un manteau à la draperie riche et souple et chaussé de
bottes kouchanes tout à fait semblables à celles du prince kouchan dont la statue
fut mise au jour à Surkh-Kotal (fig. 23). Sur la paroi latérale droite, près de ce
personnage, subsiste une petite arcature qui abritait un Buddha assis sur un trône de lotus.
Nous relèverons un détail intéressant du décor architectural : la présence au-dessus de
l'arcature d'un bandeau décoré de plaques rectangulaires représentant des têtes de
lions de face (fig. 24). Il faut également noter dans une niche du côté Nord de la cour
principale un aigle (ou un garuda) aux ailes déployées qui figurait dans un des écoin-
çons. Tous ces décors de niche étaient faits, comme celui de la rencontredu Buddha et
du nâga, en terre cuite.

Peinture

Un stùpa (n° 9) sur lequel débouche le couloir cité précédemment garde dans
les niches de son socle les traces d'une décoration monochrome peinte à l'ocre. Le
fragment le mieux conservé représente une tête d'homme à petites moustaches de
trois-quarts vers la gauche (fig. 25). C'est une merveilleuse esquisse où la sûreté et
la rapidité du coup de pinceau le disputent au don de saisir la vie frémissante d'un
visage. Nous avons relevé sur ce slûpa les traces de plusieurs couches peintes
superposées. Celle que nous venons de décrire n'était pas la plus récente. Ce type de décor
peint avait déjà été rencontré par J. Barthoux, mais celui-ci ne nous a laissé aucune
description des sujets qu'il avait pu avoir sous les yeux : « je dois ajouter (...) que
l'enduit de chaux exclut l'ornementation courante en saillie, c'est-à-dire les pilastres
parfois, les Bouddhas toujours. Ceux-ci sont remplacés par de simples peintures à
NOUVELLES FOl'ILLES A HADDA (106G-Î067) 23

l'ocre et, ces peintures étant détériorées par le temps, une autre couche de chaux
les recouvre, restaure les façades et permet une nouvelle décoration » (1).

Chronologie

Nous avons vu que les slûpa se répartissaient en deux groupes typologiquement


et chronologiquement distincts. Or nous avons eu la chance de trouver dans l'un des
slûpa du groupe le plus récent (n° 24) un petit vase contenant un trésor de monnaies
comprenant :
1) Une indo-grecque en bronze de Ménandre du type BMC, Greek and Sctjthic
Kings of Bactria and India, p. 49, n° 66, pi. XII, 5 avec au droit une tête de taureau
et au revers un trépied.
2) Dix petits bronzes sassanides très usés qui paraissent être des frappes de
Shapur III (383-388).
La monnaie de Ménandre n'est évidemment là qu'à titre de relique. Le nombre
relativement élevé des bronzes Sassanides nous autorise à penser que ces monnaies
avaient cours lorsqu'elles furent enfouies. Elles datent donc le trésor. Et, à moins
que ce dernier n'ait été déposé bien après la construction du slûpa, lors d'une réfection
par exemple, — hypothèse théoriquement possible, mais peu vraisemblable — ces
monnaies datent le slûpa et, avec lui, plus ou moins exactement, l'ensemble du
second groupe. Le premier groupe de slûpa serait donc antérieur à la seconde moitié
du IVe siècle. La datation du second groupe vers la fin du ive siècle est en accord avec
la céramique estampée que nous trouvons sur le site et, d'autre part, avec les aigles
qui ornent les écoinçons d'une des niches et que l'on retrouve, dans la même position,
au monastère de Guldara qui date sensiblement de la même période. Dans la cour
même du monastère, nous avons recueilli plusieurs bronzes kouchans, mais aucune
monnaie qui leur soit antérieure. Il est donc vraisemblable que la fondation du
monastère date du Ier ou du ne siècle de notre ère. En ce qui concerne la fin du sanctuaire,
la fouille nous a également apporté des renseignements importants. Comme nous
l'avons déjà dit plus haut, tout ce qui dans la cour était combustible, notamment les
bois de couverture des niches, avait été la proie d'un incendie généralisé. Il n'y a pas de
doute que cet incendie n'ait été allumé intentionnellement, car s'il avait été dû à
quelque cause accidentelle, on n'aurait pas manqué de faire, après lui, les réparations
nécessaires. Le sanctuaire a donc été détruit volontairement par des envahisseurs
hostiles à la foi bouddhique. L'affirmation de J. Barthoux, selon qui « les fondations
bouddhiques de Hadda n'ont pas été détruites, mais se sont écroulées par manque
d'entretien après leur abandon » (2) demande donc à être corrigée. Quels sont donc les

(1) J. Barthoux, op. cit., I, p. 57-58.


(2) J. Barthoux, op. cit., I, p. 64.
24 MAMELLA ET SIIAIBAI MOSTAMINDI

responsables de la destruction de Tépé-Shutur ? Ce ne peuvent être que les Hephtalites.


Aucune de leurs monnaies ne figure dans la masse de celles que nous a livrées la
fouille. La seule explication est qu'on ne fréquentait plus ce monastère durant leur
occupation. Notre hypothèse s'accorde avec les récits des anciens voyageurs. Lorsque,
vers 400 ap. J.-C, Fa-hien visite He-lo (Hadda), le bouddhisme y est à son apogée :
le roi du pays de Nagarahâra y va faire ses dévotions tous les jours devant un morceau
du crâne du Buddha (1). En 630, lors du passage de Hiuan-tsang, le bouddhisme,
sans être mort, se survit précairement, après avoir traversé une grave épreuve dont
il ne se relèvera plus. Les monastères sont encore nombreux, mais Hiuan-tsang
remarque que les religieux sont rares et les stûpa en ruines (2). C'est que l'invasion des
Hephtalites avait exercé ses ravages comme le notait déjà Song-yun en 530 ap. J.-C.
C'est donc bien elle qui dans le courant du ve siècle fit de la colline sainte de Tépé-
Shutur un lieu de désolation.

(1) J. Legge, A Record of Buddhistic Kingdoms by Fâ-Hien. (1886), p. 36-40.


(2) Stanislas Julien, op. cit., p. 96-97.
NiCH£ WITH MARINE
SCENERY

H ADDA TAPE SHOTOR.


EXCAVATions \q65-66-67 by:
AFGHAN ARCHAEOLOGiC MISSION
BY t3 HERTZ, DEC. 19(67.
:

Il il I î Î 1 I Î T T T
1

I
l
1

Fig. 1. — Plan funeral de la fouille à la fin de la .'5e campagne l'Jf>7.

Fig. 2. — La grande cour du sanctuaire avec ses sliïpa à la fin de la 2e campagne (mars 19G7).
Fig. 3. -- Le slùjxi n° 12 du second groupe inséré entre les slûpa n° 1 1 et n° 13 du picmicr groupe.

l'iir. 1. — (Mi;ipite;iu corinthien d'un slûj,


du premier groiifie.

l'ig. o. — Chapiteau corinthien d'un ilûpa


du second groupe.
NOUVELLES FOUILLES A HAPPA 27

Fiir. G. — Hiuldha niéditiinl Islûpa n° 12

l'if,r. 7. — lîuddha enseignant (alujia n° 12).


MAUIELLA ET S1IAÎBAÏ MOsTAML\l)I

j i ,
ii

Fig. 8. — Buddha et adorante {slûpa n° 19).


XOUVELLES FOUILLES A 1IADDA (1900-1067) 29

' ." '"i": >J

i;# .

riij. 'J. — Hodliisaltva et adorants (slùpa n° 10).


Fi<i. 10. — Iîuddhn et moinn donateur (slûpn n° 1 1).

Fig. 11. — Offrande de la poignée de poussière (slûpa n° 7 /j/s).


NOUVELLES FOUILLES A IIAPHA (1!I6C-U)G7) .11

te •■»/ - i-Wls.- .lit >. •

Fi?. 12. — liuddha et lion soumis Ulftpa n° 7 ft/s).

"\

,/ . '

■ /

Tij,'. 13. — Niche à décor aquatique : vue d'ensemble.


MA1UKLLA ET SlIAlliAÎ MOSTAMINDI

■'
.,«'>>./ r?-\i'

Fit:. 11. — Niche ;i décor aquatique : poissons et monstres inuiins.


Fiir. 17. — Niche à décor afiuatique :
tète supposée du roi nâ<ra.

Fi<r. 15. — Niche à décor aquatique : torse


du roi nâira.

M'A.: .- •-: >^ÇnjfMfc.«tl

. 1C. — Nielle à décor aquatique : jambes du roi Fig. 18. — Niche à décor aquatique :
nàga avec le serpent. Vajrapâni (?).
Fig. 19. — Niche à décor aquatique : personnage adorant le Fig. 21. — Niche à décor aquatique :
Buddha. personnage vêtu d'une draperie mouillée.

Wiër^-
P

Fig. 20. — Niche à décor aquatique : détail de la flg. 19.


NOUVELLES FOUILLES A IIADDA (1966-1967} 35

ï : foe,

Fig. 22. — Niche du passage au Nord-Ouest de la cour principale : vue générale.

Fig. 21. — Niche du passage au Nord-Ouest de la


cour principale : plaque architecturale décorative avec
tête de lion.

Fig. 23. — Niche du passage au Nord-Ouest de la cour principale


détail du donateur.
36 MAlilELLA HT SUAIHAI MOSTAMhXM

Fig. 25. — Slûpa n° 0 à l'cxtéiieur de l'a Nord-Ouest de la cour : peinture monochrome représentant une
tùte d'homme.

Vous aimerez peut-être aussi