Comment ces deux documents sont-ils les témoins de réalités et de mémoires de l’Algérie française globalement tues par les discours officiels et majoritaires.
I) La misère en Algérie, souvent oubliée dans la mémoire coloniale
a) Grande misère et condition déshumanisante 1. Camus évoque ici la misère qui sévit en Algérie par des termes forts, assez contradictoires avec le discours que l’état colonial promeut, notamment à l’attention des métropolitains (discours plutôt de prospérité coloniale : on apporte la civilisation et en échange la colonie enrichie la métropole). 2. Camus présente une version viciée de cet échange supposé par les pro-coloniaux, dans laquelle la métropole impose à la colonie ce dont elle n’a pas le plus immédiatement besoin, et en échange lui prend ce qui lui est strictement nécessaire. 3. Pour ce faire, il décrit la Kabylie, considérée comme « concentration de la misère » à cette époque en Algérie. Il s’agit effectivement d’une région où les conditions naturelles rendent difficile l’exploitation agricole, reposant sur des techniques traditionnelles peu productives et d’utilité essentiellement vivrière, ce qui en fait une terre peu attractive et historiquement plutôt pauvre. 4. Il rapporte des faits qu’il dit avoir vu lui-même. Selon une démarche d’enquêteur, il s’est donc rendu sur le terrain. Bien que certains registres employés aient probablement pour objectif de sensibiliser le lecteur en attirant sa pitié ou son dégoût, les faits qu’ils rapportent son probablement vrais et observés. On peut donc relever la mention « d’enfants en loques disput[ant] à des chiens kabyles le contenu d’une poubelle » (l.1-2), très choquant, notamment parce qu’il s’agit d’enfants, et cela Camus en a probablement bien conscience. L’écrivain cherche ainsi à nous choquer autant que lui-même fut choqué par cette vision. Il nous indique ensuite qu’il s’agit d’une violence quotidienne, banale « C’est tous les matins comme ça » (l.2-3). 5. Pour bien frapper les esprits Camus insiste sur certaines pratiques qu’il n'a toutefois pas pu constater de lui-même, et qui peuvent nous amener à douter tant elles paraissent surréalistes, rapportées avec emphase par l’écrivain alors même qu’il n’y a pas assisté : « Et la nuit durant, dans le gourbi misérable, une ronde rampante de corps couchés se déroule sans arrêt. » (l.5-7) En effet, selon un habitant local, « l’hiver, dans le village, les habitants, mal nourris et mal couverts, ont inventé une méthode pour trouver le sommeil. » (l.3-4) La Kabylie est une zone montagneuse, et ce relief modifie son climat, si bien que les peuvent descendre assez bas. Le journaliste décrit cette pratique comme celle d’animaux, ce ne sont plus des humains mais de simples « corps » (l.6) rampants. Il prend fait et cause contre la misère en Algérie car selon lui, ses habitants en sont déshumanisés. b) Une paupérisation à laquelle participe la colonisation. 1. Toutefois, il n’en reste pas là, et accuse la colonisation de jouer un rôle important dans cette paupérisation de la population algérienne (ou du moins d’une partie de la population algérienne). 2. Il dénonce notamment l’appropriation des ressources par l’état colonial, privant les habitants des réserves en bois par exemple auxquelles tout le monde avait accès auparavant. En effet, « le Code forestier empêche ces malheureux de prendre le bois où il se trouve » (l.7-8). Ce thème n’est pas davantage développé ici, mais il renvoie au problème de la répartition des richesses dans l’Algérie coloniale, peut- être un des plus importants : la propriété foncière et l’expropriation des agriculteurs algériens qui ont vu leurs parcelles se réduire considérablement, au profit d’une domanialisation des terres (à savoir leur rattachement au domaine de l’Etat), et de leur concentration dans un régime de propriété privé, celui des colons pieds-noirs, alors même que ces régimes de propriété n’étaient que marginaux avant la colonisation, l’essentiel des terres appartenant collectivement à des groupes d’individus qui les cultivaient. CHIFFRE ? 3. Camus n’en reste pas là et accuse même l’imposition coloniale qui n’épargne pas même ceux qu’il qualifie « d’indigents » et n’ont donc pas les moyens de payer ces impôts, ce qu’il résume dans cette phrase assez cynique « les indigents payent ou plutôt ne payent pas leurs impôts » (l.16). Pour remédier à cela, ces « impôts arriérés […] sont prélevés sur la partie argent de leur salaire » (l.15-17). 4. L’auteur présente également des installations de charité, mises en place par des initiatives privées à première vue afin de venir en aide aux plus nécessiteux : « Tous les mercredis, le sous-préfet, à ses frais, donne un repas à 50 petits Kabyles et les nourrit de bouillon et de pain » (l.10-12). Nous pourrions déjà nous demander quelle part de communication politique y a-t-il dans ce geste, mais Camus trouve des effets bien plus pernicieux encore à la charité, après avoir mentionné également l’action des « sœurs blanches (à savoir les sœurs missionnaires de Notre-Dame d’Afrique) et [du] pasteur Rolland » (l.13). En effet, Camus dénonce l’hypocrisie de ces « chantiers de charité » qui soignent (comme ils peuvent) les symptômes et non les maux eux-mêmes, en permettant toutefois qu’on continue de prélever des impôts sur les salaires de ceux que l’on nourrit ensuite. Il qualifie effectivement ce système d’« exploitation intolérable du malheur », qui consiste à « faire travailler en continuant à les laisser de crever de faim, des gens qui jusque-là crevaient de faim sans travailler » (l.19-21). Cette phrase, bien que discutable, reste toutefois frappante, notamment par l’usage de termes assez crus pour exprimer une dure réalité. 5. Pour conclure, ces réalités sociales qui sévissent en Algérie sont souvent mesurées par les métropolitains en « temps de retard », une expression encore couramment employée dans d’autres contextes aujourd’hui. Ainsi, notre extrait de Camus s’affirme sur une affirmation : « La vérité, c’est que nous côtoyons tous les jours un peuple qui vit avec trois siècles de retard, et nous sommes les seuls à être insensibles à ce prodigieux décalage ». Cette idée de retard se retrouve très brièvement dans la chanson par la mention d’éléments qui peuvent surprendre, dans une chanson qui évoque la décolonisation en Algérie. L’auteur les mentionne effectivement comme pour évoquer le côté « attardé » de la colonie : « On prenait de vieux trains à banquettes, on était mal assis ».
II) L’Algérie souvenir d’une colonie idéalisée
a) « Un beau pays », pour les métropolitains 1. Dans le deuxième document, Serge Lama chante d’abord un certain attachement à cette colonie, une certaine nostalgie, notamment de la beauté de ce pays. On le perçoit dans sa façon de s’exclamer « l’Algérie » à deux reprises à chaque refrain, avec un certain ~emportement/enthousiasme. On le perçoit aussi car le narrateur explique comment, alors même qu’il était mobilisé comme soldat, et que cela ne le ravissait pas, il trouvait une consolation dans le pays où il avait été envoyé dont le charme le touchait visiblement : « L’Algérie écrasée par l’azur », « Même avec un fusil c’était un beau pays », « Alger m’a souri au bout de l’horizon ». 2. Cette affection pour l’Algérie était assez courante dans la mémoire coloniale, en premier lieu pour la communauté pieds-noirs qui considérait ce pays comme le sien, sûrement à égalité voire davantage que la France, dans la mesure où elle y était implantée depuis plusieurs générations pour certaines familles. Ensuite, il existait un tourisme assez développé de la métropole vers la colonie algérienne, ce qui permit de constituer une image de l’Algérie pour les métropolitains et de participer à la création de cette mémoire française de l’Algérie, tenant surtout compte de la beauté du pays, de son climat, et éventuellement de quelques aspects culturels. 3. Il y a aussi quelque chose de nostalgique dans l’évocation de ce pays, notamment dans l’imparfait du « c’était un beau pays ». Ce passé peut s’expliquer par le regard du vétéran sur son voyage qui appartient au passé, mais il semble aussi exprimer une sorte de regret, comme si ce pays était désormais perdu, devenu inaccessible. Regretterait-il la colonie ? Idéalisation de la colonie dans la mesure où elle appartient aussi au passé, à un certain « âge d’or colonial ». b) Les « événements d’Algérie » : une décolonisation passée sous silence 1. La chanson est assez révélatrice de l’état de la mémoire après la guerre d’Algérie, que l’on désignait plutôt alors sous l’appellation euphémisée « d’événements d’Algérie », ou que l’Etat continuait d’appeler jusqu’en 1999 « opérations pour le maintien de l’ordre ». A cette époque post-décolonisation, la mémoire de ces « événements » est encore très fraîche et alors que beaucoup en souffrent, un tabou s’est instauré dans la société française qui restreignait l’évocation et la confrontation de ces mémoires. 2. Cet interdit transparaît dans la chanson de Lama par des formules évasives utilisées, qui témoignent encore d’une certaine douleur liée au souvenir de ces événements « c’était une aventure dont on ne voulait pas ». On peut aussi supposer que les souvenirs sont moins évoqués avec un souci d’exactitude que pour répondre à des contraintes de musicalité et de diffusion auprès d’une large audience. Les paroles de la chanson n’évoquent jamais la guerre directement, mais toujours par images de la vie autour des conflits en tant que soldat. Ces images sont toutefois peu entraînantes, par exemple « Le soir on grillait des cigarettes afin d’avoir moins peur », tableau que l’on rattacherait plutôt dans l’imaginaire collectif à la Grande Guerre (je pense), et qui charrie donc tout de suite l’idée d’une tension permanente et de violences. Cette idée de tension s’avère assez juste, la guerre en Algérie se manifestant notamment par la pratique de la guérilla par le FLN, et donc la possibilité d’être attaqué n’importe quand.