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universitaires
du
Septentrion
Les méthodes de recherche en didactiques  | Marie-
Jeanne Perrin-Glorian,  Yves Reuter

L’écrit universitaire
comme objet de
recherche :
méthodes et enjeux
pour une lecture
analytique
Christiane Donahue
p. 99-110

Texte intégral
1 L’analyse de l’écrit universitaire est une tâche
compliquée. L’écrit a en effet longtemps été associé aux
techniques d’expression et à leur enseignement plutôt
qu’à un contenu, aux savoirs-faire à transmettre plutôt
qu’aux savoirs à construire. L’introduction en
composition theory des considérations autour du rôle
essentiel du langage dans la construction des savoirs
disciplinaires a ouvert des pistes de réflexion dans le
domaine de l’écrit en relation avec les disciplines, plus
particulièrement concernant les écrits produits par les
étudiants au seuil de leur intégration dans l’univers
d’un champ disciplinaire. La méthodologie présentée
dans cet article est spécifique aux textes écrits à
l’université et s’appuie sur le rôle «  constructeur  » de
l’écrit et la complexité de ce rôle.
2 Pour étudier l’écrit universitaire, on n’a pas forcément
besoin de partir de l’identification d’un problème ou
d’un obstacle que doit affronter l’étudiant-écrivain, bien
que cette approche semble très fréquente dans la
littérature actuelle. Si l’on s’intéresse à la didactique de
l’écrit à l’université, il faut comprendre le
fonctionnement des textes d’étudiants, en les lisant
spécifiquement dans leurs contextes disciplinaires. La
méthodologie que je me propose de décrire cherche à
identifier des indicateurs textuels qui peuvent aider à
interpréter certains des « mouvements textuels » de ces
écrits  : mouvements réthoriques, linguistiques,
syntaxiques, discursifs… Cette interprétation, sans
objectif pédagogique en tant que tel, sert toutefois à
améliorer la compréhension des textes d’étudiants, à
suggérer des pistes de réflexion pour la didactique –
didactique de l’écrit, didactique universitaire,
didactique dans le contexte de la relation entre
contenus disciplinaires et écriture – et à penser les
méthodologies d’analyse spécifiques à ce domaine.
3 A l’université aux Etats-Unis, après la première année
d’études, l’écrit ne peut plus être seulement un produit
du cours d’ «  anglais  » (à part pour les étudiants dans
cette filière) et doit en conséquence être étudié en tant
que produit d’un cadre socio-discursif particulier, celui
de la discipline scolaire-académique dans et pour
laquelle il est écrit. On n’est pas en situation d’ « écrire
pour écrire ».
4 Il existe aux Etats-Unis depuis quelques décennies un
domaine de recherches appelé «  WiD  », Writing in the
Disciplines, qui prend comme donnée la relation
symbiotique entre l’écrit dans une discipline
universitaire et le contenu, les savoirs, le sens de cette
même discipline. Il rejette ainsi toute séparation de
forme et de contenu, toute proclamation d’un « écrit de
qualité  » enseignable ou productible en dehors d’un
contexte ou de pratiques disciplinaires.
5 Ce domaine s’est opposé aux traditions d’enseignement
de l’écrit de façon « technique » ainsi qu’aux traditions
de recherche se focalisant sur une universalisation des
processus d’écriture et des évaluations de l’écrit.
6 Il lui a fallu construire une méthodologie d’analyse au
croisement de divers domaines de recherche, afin de
traiter la complexité de son objet, l’écrit universitaire.
Cela a nécessité des compromis entre des modes
d’approche hérités des sciences humaines et des
démarches empiriques systématiques. Cela n’a pas été
sans entraîner certaines critiques mais montre, en tout
cas, que tout domaine de recherche émergeant doit
construire sa place entre héritages et nouveautés.

1. Référents conceptuels
7 Les principaux référents conceptuels de la
méthodologie proposée permettent de comprendre le
contexte général de l’écrit universitaire, son rôle dans
les disciplines et sa nature dynamique.
8 La composition theory aux Etats-Unis défend depuis les
années 1960 la nécessité d’un champ de recherches
autonome, mais elle s’est fragilisée en rejetant les
apports des études empiriques et en proposant pendant
des années une focalisation sur les modes et techniques
de l’écrit coupées du contenu de ce même écrit. Le
domaine «  WiD  » a en revanche fourni un cadre pour
retrouver ce lien essentiel. La méthodologie est
«  cadrée  » par les apports théoriques des sciences
humaines et sociales mais aussi des sciences du
langage : de la linguistique et en particulier de l’analyse
du discours telle qu’elle s’est développée en France, de
la réthorique contrastive telle qu’elle s’est développée
chez divers auteurs anglo-saxons, de la critique
littéraire… Mais elle se veut plus avancée que chacune
de ces dernières considérées isolément. Le cadre de la
réthorique contrastive permet un relevé de
phénomènes textuels, telle la fréquence de la première
personne, offrant des repères quant aux
différenciations culturelles, disciplinaires ou
institutionnelles. Cela contribue à mettre au jour des
régularités dans les écrits produits au sein d’un contexte
disciplinaire. Par exemple, avec une consigne donnée en
cours d’expression écrite sollicitant une expérience
personnelle qui les a marqués, on constate que les
étudiants utilisent le « Je » de manière dominante et une
armature narrative-chronologique avec une idée-force
en conclusion. En revanche, avec une consigne donnée
en cours d’histoire qui leur demande d’exposer
l’évolution des lois concernant le mariage civil, on
constate qu’ils évitent le «  Je  », utilisent des transitions
argumentatives, insèrent des citations et présentent
l’idée-force dans le premier paragraphe.
9 On peut encore s’appuyer sur un autre cadre selon
lequel l’écrit universitaire a lieu dans des sphères
d’activité « bakhtiniennes » au sein desquelles un genre
du discours prend forme et engendre ses routines
discursives. L’université dans son ensemble et chaque
discipline universitaire peut être décrite en tant que
«  culture  » distincte à laquelle on doit s’intégrer. Ces
sphères culturelles sont des lieux dynamiques et
souvent conflictuels où se jouent des luttes
d’appropriation, d’intégration et de positionnement des
divers participants. Le fonctionnement d’un texte
d’étudiant produit pour et par ces sphères d’activité
discursive universitaires est, dans cette perspective, une
négociation qui se mène au travers de reprises-
modifications (les mouvements langagiers, ici textuels,
les plus fondamentaux). Le choix du terme
« négociation » sert à insister sur les tensions inhérentes
à l’intégration culturelle qu’effectue l’étudiant-écrivain
par son texte (voir Pratt 1990, Reuter 1996, Reuter et
Lahanier-Reuter 2004).
10 Un autre domaine conceptuel fondateur pour le travail
rapporté ici vient de l’analyse interprétative issue du
champ de la critique littéraire. Le texte de l’étudiant
mérite d’être lu comme «  œuvre  », produite dans ce
cadre social, étudiée avec des outils d’analyse qui aident
à localiser les mouvements en question. On peut repérer
plus ou moins systématiquement ces mouvements
textuels. Parler des mouvements ne va pas de soi. On
peut suggérer, avec F. François (1994) et A. Salazar-
Orvig (1999), que caractériser les mouvements d’un
texte implique qu’on peut distinguer des figures
différentes de modes d’énonciation, de thèmes, de
genre, tout en acceptant qu’il ne s’agit pas d’éléments
fixes (ni sémantiquement, ni fonctionnellement) et en
insistant sur leur façon de faire évoluer le texte et son
point de vue, auprès d’un lecteur. L’interprétation
reconnaît ainsi la relation entre les catégories de textes
et le lecteur-analyste  ; le contexte textuel et le contexte
social sont mis en relation.
11 Les apports du champs « Writing in the disciplines  », tel
qu’il se réalise au travers des travaux de C. Bazerman,
de J. Monroe et de J. Slevin entre autres, permettent une
explication des mouvements textuels relevés en tant
qu’aspects engendrés dans et par la culture
fondamentalement disciplinaire. L’implication est alors
qu’une compétence discursive appropriée à une
discipline ne se traduit pas forcément dans une
compétence appropriée à une autre, et que les
disciplines elles-mêmes sont des «  systèmes de
discours  », pour reprendre l’expression de Bazerman
(1994), qui a beaucoup insisté sur l’idée que les activités
sociales complexes dépendent du langage, médium par
lequel ces activités s’accomplissent.

2. Un exemple : l’étude longitudinale de l’écrit


universitaire
12 Une étude longitudinale peut permettre l’approche des
évolutions des écrits en fonction des apports
disciplinaires. La dimension longitudinale permet en
effet une description analytique en prenant en compte :
1) l’écrit d’un étudiant et l’écrit d’un groupe d’étudiants
au fil du cursus, 2) les aspects de la construction d’un
écrit universitaire par rapport aux autres écrits, 3) les
aspects de la construction des écrits selon les disciplines,
4) la relation entre mouvements spécifiques,
localisables, d’un texte, et la construction sociale de ce
même texte.
13 La méthodologie décrite ici a été développée
initialement pour les besoins d’une analyse effectuée
dans le cadre d’un doctorat en 2000. Il s’agissait de
comparer la construction textuelle d’écrits d’étudiants
en France et aux Etats-Unis. Les résultats de l’analyse
initiale ont suggéré des pistes pour l’analyse poursuivie
ici. Ce premier travail a permis de comprendre l’intérêt
de mettre en évidence une construction textuelle
dynamique, un tissage de mouvements (rhétoriques,
génériques, syntaxiques, énonciatifs…), qui manifeste
que l’écrit universitaire sert d’outil de négociation de la
situation d’apprentissage au moment où l’étudiant-
écrivain n’est ni tout-à-fait débutant, ni encore expert.
Son écrit constitue une position provisoire d’abord dans
le contexte de l’université en général et ensuite d’une
discipline donnée.
14 A l’heure actuelle, la méthodologie est mise en œuvre
dans le cadre d’une étude longitudinale de l’écrit en
cours à l’université aux Etats-Unis, portant sur la
production écrite de 40 étudiants, du début de leurs
études universitaires à la fin du premier cycle, c’est-à-
dire sur quatre ans. Ces étudiants sont inscrits dans 12
disciplines différentes à l’Université du Maine-
Farmington, une institution sélective connue pour ses
programmes en lettres, sciences naturelles, sciences
sociales et formation des maîtres. L’étude est
actuellement entrée dans sa seconde année.
15 Ajoutée à la méthodologie développée à propos de la
dissertation, on trouve les apports d’autres études
longitudinales effectuées dans ou par d’autres
universités aux Etats-Unis, notamment celle de N.
Sommers (Harvard University) et de R. Haswell (Texas
Tech University). Sommers a ainsi effectué un recueil
d’écrits d’étudiants au cours de quatre ans, accompagné
d’entretiens et de sondages. Elle a conclu que l’écrit est
essentiel à tout travail universitaire et à l’évolution de
l’individu, mais que cette évolution est toujours
contextualisée par la discipline académique au sein de
laquelle l’étudiant s’inscrit. Haswell a étudié des
groupes d’étudiants pendant leurs études de premier
cycle en lettres et des groupes de jeunes professionnels.
Il a pu montrer que les étudiants effectuaient des
«  progrès  » du point de vue des compétences
syntaxiques et réthoriques, mais que ces progrès sont
souvent provisoires. Les étudiants, confrontés à de
nouvelles tâches, ont parfois reproduit des erreurs qui
semblaient disparues auparavant. D’autres étudiants
cherchaient à éviter certaines constructions syntaxiques
qui étaient source de problème.
16 L’étude présentée ici cherche à faire évoluer la
méthodologie de Sommers en contribuant à l’étude des
stratégies spécifiques mises en place par les étudiants.
Elle cherche à approfondir la méthodologie de Haswell
en prenant en compte les situations, les exigences et les
contenus des diverses disciplines.
2.1. Les objectifs principaux
17 Dans le cadre social précédemment décrit, l’analyse se
propose d’effectuer une lecture particulière des textes
en question et prend comme objectif général la
description de la nature dynamique de l’écrit au travers
des différentes disciplines  : aspect communs et aspects
spécifiques.
18 Ce projet vise donc à préciser les évolutions des écrits
d’un étudiant et/ou d’un groupe d’étudiants pendant les
quatre ans de leur cursus, ainsi que l’influence d’un
cours d’expression écrite suivi lors de la première
année.

2.2. La constitution du corpus


19 Chaque étudiant soumet, à la fin de chaque semestre,
tout ce qu’il a écrit au cours de cette période, ainsi que
les consignes auxquelles il a répondu. En première
année, ces écrits se réalisent en cours d’expression
écrite et en cours d’initiation (de «  culture générale  »).
Au fil de années, les écrits se spécialisent en fonction de
la filière d’études choisie par l’étudiant. Ce recueil
dépend plus ou moins entièrement de la bonne volonté
de l’étudiant en question.
20 Les étudiants-participants répondent à un questionnaire
à la fin de chaque année. Ce questionnaire vise à
collecter les impressions des étudiants  : «  Dans quels
cours et pour quelles raisons ont-ils écrit  ? Ont-ils un
sentiment d’amélioration ? Comment s’évaluent-ils dans
le domaine de l’écrit  ? Quels types d’écrits posent
problème  ?  ». On leur a, de surcroît, demandé de
produire un texte écrit en entrant à l’université ; à la fin
des quatre ans d’études, ils auront l’occasion de
répondre à la même consigne et ensuite de revoir et de
commenter le texte qu’ils avaient produit au départ.

2.3. Les lecteurs-analystes


21 Les lecteurs des copies font partie d’une équipe de
professeurs appartenant aux disciplines qui
s’intéressent à ce projet et qui sont formés pour ce
travail. Les destinataires de ces textes sont ainsi des
enseignants, mais qui ne sont pas en situation
d’évaluation. Le dialogue entre les enseignants-lecteurs
constituera, on l’espère, une riche source de
perspectives concernant l’écrit et les disciplines. Du
point de vue du cadre WiD de recherches, cette
participation de chercheurs-enseignants de diverses
disciplines est essentielle en ce qu’elle permet une
exploration de la relation entre savoirs et écrits. Mais
elle pose néanmoins le problème de lecteurs spécialistes
d’une discipline qui ne sont pas forcément des
spécialistes de l’analyse langagière en tant que telle.

2.4. Les variétés des textes


22 Etant donné la nature de l’étude, la diversité des textes
recueillis est considérable. Nous avons constitué,
provisoirement, un système de classification purement
pratique. Lors de l’analyse interprétative, la notion de
genre a été utilisée aussi bien pour décrire la diversité
des écrits que pour caractériser l’hétérogénéité de
chacun de ceux-ci. Un débat décisif aura lieu, à la fin des
quatre années, pour spécifier le fonctionnement des
genres à l’université en fonction des analyses effectuées.

2.5. Les unités d’analyse


23 Un des points forts de cette méthodologie réside dans la
segmentation du corpus en unités analysables selon de
multiples perspectives. Chaque texte est ainsi étudié au
travers d’unités lexicales, syntaxiques, rhétoriques,
discursives, génériques, thématiques, de structure et de
forme. Mais l’ensemble est re-tissé afin de rendre
compte de l’interdépendance des éléments de la
construction textuelle. Ce processus de déconstruction-
reconstruction est particulièrement utile pour l’écrit,
objet saturé de sens multi-dimensionnels, même s’il
s’avère difficile à manier.

2.6. Les indicateurs pour l’analyse


24 Les indicateurs n’ont pas tous été pré-établis. Ils sont
issus, pour certains d’entre eux, de la lecture de
l’ensemble des textes recueillis. Leur sélection est bien
sûr tributaire de nos intérêts quant aux relations entre
écrits et contexte et quant aux reprises-modifications
qui régissent la construction textuelle et la réception par
les lecteurs.
25 Elle a aussi été influencée par une enquête auprès des
UFR de l’université visant à déterminer ce que les
enseignants aimeraient savoir concernant l’écrit de
leurs étudiants et l’apprentissage de cet écrit.
26 Les indicateurs retenus, à l’heure actuelle,
comprennent :

la longueur et la mise en page (alinéas,


paragraphes, etc.) ;
la fréquence des connecteurs explicites ;
la fréquence des déictiques « de texte », embrayeurs
dont les références sont produits au cours du texte ;
la fréquence et la nature des erreurs
grammaticales ;
la fréquence des déictiques de personne,
embrayeurs qui changent de référence en fonction
de la position du locuteur ou du lecteur, et qui
servent souvent, tout comme les déictiques de texte,
à ancrer la perspective de l’étudiant-écrivain vis-à-
vis du lecteur et de leurs mondes supposés
partagés ;
l’emplacement de l’idée force de la copie, au début
ou à la fin du texte.

27 Les indicateurs complémentaires de la construction


progressive du point de vue au sein de chaque texte
comprennent :

les marques de reprise des consignes et des textes


d’appui ;
le rôle des genres : les divers genres qui participent
de la construction de chaque copie  ; les
changements de microgenres au cours d’une copie
et l’hétérogénéité textuelle qui en résulte ;
le thème global et les façons dont il se développe  ;
l’étayage de l’idée force, les formes
d’argumentation, les types d’exemples (littéraires,
socio-historiques, personnels…) ;
les grands mouvements (l’orientation dominante) ;
la position implicite-explicite du Sujet textuel et sa
relation aux autres indicateurs ;
les mouvements locaux, dialogiques  : par exemple,
les formes locales de reprise-modification,
explicites (citation, paraphrase) ou non  ; l’aspect d’
«  originalité  », les aspects de micro-cohérence
énonciative tels les déictiques, les connecteurs.

28 Vu la complexité des indices, le petit extrait d’analyse


que j’introduis ici n’offrira qu’un trop bref aperçu de
quelques-uns de ces mouvements, et ne donne que trop
peu d’information sur les trajets individuels et les
contrastes entre copies. Il s’agit de quelques
phénomènes relevés dans une copie d’étudiant :

une reprise (explicite) de notions présentes dans les


textes d’appui, mais qui n’empêche pas la prise de
position à travers ces voix citées  ; l’étudiante
permet aux auteurs de parler pour elle, mais ces
mouvements semblent soumis à sa volonté  : La
partie la plus difficile d’une conversation
académique, pour moi au moins, est de savoir si mes
opinions et mes idées seront acceptées ou non. David
J. Klooster et Patricia L. Bloom expriment cette
(même) peur… ;
un double mouvement de résumé d’un texte dont la
lecture a été exigée en classe, et d’utilisation d’une
des idées de ce texte dans l’analyse de l’expérience
qu’a constitué cette lecture ;
l’usage du I (je) en tant qu’agent de l’expérience
d’initiation personnelle (Je suis entrée dans la
conversation ; j’ai écrit dans un carnet de bord…) ;
l’usage du we (nous) le plus souvent pour
représenter des luttes et des tensions partagées
avec des pairs, un « nous » de la classe toute entière
qui tâche de s’intégrer dans la communauté
universitaire (Nous analysons les arguments ; Nous,
en tant que groupe, étions en fait en train de revivre
notre première conversation académique…) ;
cette communauté est elle-même représentée dans
une position dominante : A cause de ma lecture (de
Fry) j’ai été accueillie au nouveau monde
d’intelligence, la conversation académique. Bien
qu’accueillie, personne ne se fait accepter
immédiatement… ;
l’usage de la voix passive, qui transforme
l’étudiante en patient (et non plus en agent) de
l’expérience institutionnelle, s’opposant ainsi aux
usages mentionnés précédemment du Je et du Nous.

2.7. La démarche analytique


29 La méthodologie décrite ici cherche donc à relever les
aspects textuels des négociations en jeu afin de mieux
comprendre le fonctionnement de l’écrit universitaire
«  typique  ». Elle prend comme point de départ la
relation d’une copie universitaire à un «  contexte
textuel » et elle cherche à cerner ce qui bouge, dans un
seul texte et d’un texte à un autre, en essayant de
prendre en compte le maximum d’éléments.
30 Cette démarche s’inspire encore de l’approche de la
lecture détaillée par J.  Starobinski dans La relation
critique (1970). Pour lui, ce qui débute dans un accueil
naïf de l’œuvre, c’est-à- dire une contemplation
attentive, se poursuit par une prise de distance, une
mise entre parenthèses de cette première réponse, puis
se traduit par un relevé des structures objectives qui ont
éveillé cette réponse. Le « système complexe de rapports
internes  » (p.17) est utilisé pour «  lire  » ce monde de
l’œuvre, qui est ensuite replacé dans le monde « élargi »
auquel elle se rapporte (p.19). Ce «  trajet critique  » qui
se construit entre texte, contexte et lecteur est essentiel.
D’une part, une lecture attentive peut mener à une
analyse plus rigoureuse  ; d’autre part, «… toute lecture
attentive avait déjà perçu obscurément (ce qui) s’élucide
désormais au grand jour par la vertu de l’explication  »
(p.67). Starobinski souligne que les divers aspects du
fonctionnement d’un texte sont indissociablement liés,
mais que certains aspects s’avéreront néanmoins plus
parlants en fonction de l’auteur et de la réception du
texte  : «  Ici, ce sera un rythme, une dynamique ou une
respiration particulières, là un « art de la transition », là
encore un système d’atténuation […], là un recours
systématique à un certain type de figures » (p.71).
31 L’analyse commence donc par une première lecture
ouverte et attentive du corpus, sans grille préalable, qui
fait monter à la surface des motifs qu’on peut choisir
d’étudier systématiquement. Une première liste
d’indicateurs éventuellement intéressants ressort ainsi
de cette lecture, mais il existe toujours la possibilité
d’une autre lecture qui fait advenir d’autres aspects.
Cette démarche est notamment utile pour ce qu’elle
nous montre de nos relations aux textes étudiés et pour
ce qu’elle encourage de la mise en question de nos
certitudes.
32 L’idée de «  mouvements  » nous éclaire sur plusieurs
éléments de cette construction  : les jugements
d’originalité et de cohérence, les modes de subjectivité,
les positions discursives et existentielles, la relation
expert-étudiant, l’intertextualité, et les relations entre
les jugements normés (culturels, institutionnels) et le
fonctionnement d’un texte particulier…
33 Divers éléments peuvent être relevés  : les lieux
communs, les clichés, les définitions, les connecteurs
explicites et implicites, les modes d’énonciation via la
première ou la troisième personne, les citations, les
paraphrases, les exemples, les façons d’étoffer un point
de vue, un «  argument  », etc. Toute la littérature
théorique existante vient informer l’analyse de ces
éléments.
34 Une deuxième étape de l’analyse rassemble et synthétise
les divers motifs afin d’offrir une lecture re-
contextualisée des textes en question, et une lecture
d’ensemble qui permette une mise en question ou une
confirmation des contrastes et des aspects communs
tirés de la première lecture. Au cours de cette analyse,
on trouve des marques de l’influence contextuelle  : le
style d’une copie d’étudiant, par exemple, peut
reprendre-modifier le style du texte d’appui au lieu
d’adopter le style qui lui est proposé par la consigne.
35 Cette nouvelle manière de faire permet de relire
différemment les phénomènes identifiés lors de
l’analyse préliminaire et de prendre en compte d’autres
phénomènes qui se prêtent moins facilement à une
analyse isolée. La première personne, par exemple, joue
des rôles discursifs qui peuvent être bien différents. Elle
peut se lier aux positions prises, créer ou non une
«  autorité discursive  », agir en tant qu’agent de
cohérence ou non, etc. en fonction de son emplacement,
de sa forme, de sa relation au texte d’appui, des
exigences institutionnelles ou autres.
36 Cela peut, en conséquence, amener à une interprétation
des mouvements mentionnés en relation avec les
sphères d’activités disciplinaires, notamment pour ce
qui concerne l’appropriation du langage et de la pensée
de « l’autre » et la manière dont l’étudiant est, au moins
en partie, «  écrit par  » le discours académique des
disciplines…
37 Cette interprétation est construite de manière collective
par les lecteurs de l’équipe pluridisciplinaire au travers
de rapports d’étape, puis d’un rapport final. L’analyse de
ces rapports devrait donc permettre,
complémentairement, d’analyser l’évolution de nos
modes de lecture et d’interprétation, dans un
mouvement de retour « méta-méthodologique ».

3. Complications et défis
38 Comment évaluer sa propre méthodologie ? Le domaine
de la didactique est déjà en position institutionnelle plus
fragile que celle des sciences. Faut il céder aux pressions
et «  scientifiser  » nos méthodologies d’analyse  ? le
domaine WiD aux Etats-Unis résiste à cette pression
depuis des années, mais souffre d’un manque de
systématicité dans ses explorations de l’enseignement et
de l’apprentissage des discours disciplinaires à
l’université, malgré ses contributions indéniables.
39 Dans cette perspective, la méthodologie présentée ici
nous paraît permettre de mieux rendre compte de l’écrit
universitaire, particulièrement en ce qui concerne les
interactions entre textualité, savoirs et disciplines, la
dimension longitudinale ajoutant une valeur
heuristique appréciable.
40 Les limites des méthodes utilisées pourront être
précisées à l’issue des quatre années de recherche. Mais
déjà, à la fin de cette première année, je constate
quelques limites et problèmes.
41 D’abord, comme le dit Starobinski, «  chemin faisant, le
rapport à l’œuvre se modifie » (1970, p.14) : interpréter
une œuvre est tout autant s’interpréter. Ceci n’autorise
bien sûr pas une lecture désinvolte ou aléatoire. Mais la
confrontation des multiples lecteurs qui ne sont pas des
spécialistes de l’analyse du discours et la diversité des
textes d’étudiants génère un apprentissage qui va
modifier la façon qu’a chaque analyste d’appréhender
les mouvements textuels.
42 L’art de décrire sans évaluer pose aussi problème. La
tendance évaluative des enseignants est difficilement
contrôlable…
43 Les contenus des textes d’étudiants se spécialisent aussi
de plus en plus à chaque semestre de leurs études. La
compréhension de la relation entre contenu et écrit en
est rendue d’autant plus difficile, pour le chercheur en
linguistique que je suis, au fur et à mesure du
déroulement de l’analyse. Sans être membre d’une autre
discipline à part entière, comment lire de manière
« informée » l’écrit des étudiants dans cette discipline ?
44 Les indicateurs eux-mêmes ne peuvent être exhaustifs
et figés. Non seulement il est impossible de tout traiter
mais, sur les quatre ans de l’étude, d’autres indicateurs
surgiront. L’analyse doit rester ouverte à ces éventuels
indicateurs, ce qui implique que la systématicité
proposée au départ ne saurait résister aux modifications
inéluctables.
45 Finalement, la méthodologie est difficile à manier, à
reproduire  ; difficilement transposable, elle est à re-
créer à chaque fois.

4. Conclusion
46 La méthodologie présentée ici me semble donc
pertinente pour analyser les écrits universitaires. Elle
permet une lecture riche et complexe mais,
paradoxalement, rencontre certaines limites du fait de
cette complexité même  : elle s’ouvre, de ce fait, à la
subjectivité et aux variations de lectures. Cela ne peut
qu’interroger sa reproductibilité. Elle n’en demeure pas
moins précieuse dans la saisie qu’elle permet des
relations entre textualité et contenus disciplinaires.
47 Bien qu’inspirée par des méthodologies provenant
d’autres domaines et pratiquée par des chercheurs
pluridisciplinaires, elle peut se développer en tant
qu’approche spécifique à la didactique de l’écrit à
l’université. Il nous faudra cependant veiller, au cours
des quatre années, à la validité, à la valeur, à la
maniabilité et la productivité de cette approche.

Bibliographie
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Salazar-Orvig A. (1999)  : Les mouvements du discours,


Paris, L’Harmattan.

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DOI : 10.2307/j.ctt5hjt0q

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Auteur

Christiane Donahue

Université du Maine-Farmington,
États-Unis Équipe THÉODILE (E.A.
1764)
Du même auteur
Écrire à l'université, Presses
universitaires du Septentrion,
2008
La circulation de perspectives
socioculturelles étatsuniennes
et britanniques  : traitements de
l’écrit dans le supérieur in
Didactique du français, le
socioculturel en question,
Presses universitaires du
Septentrion, 2009
Chapitre I  : L’évolution d’une
Discipline  : La composition
theory aux États-Unis in Écrire à
l'université, Presses
universitaires du Septentrion,
2008
Tous les textes
© Presses universitaires du Septentrion, 2006

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Référence électronique du chapitre


DONAHUE, Christiane. L’écrit universitaire comme objet de
recherche  : méthodes et enjeux pour une lecture analytique In  : Les
méthodes de recherche en didactiques [en ligne]. Villeneuve d'Ascq :
Presses universitaires du Septentrion, 2006 (généré le 21 avril
2022). Disponible sur Internet  :
<http://books.openedition.org/septentrion/14894>. ISBN  :
9782757419007. DOI  :
https://doi.org/10.4000/books.septentrion.14894.
Référence électronique du livre
PERRIN-GLORIAN, Marie-Jeanne (dir.) ; REUTER, Yves (dir.). Les
méthodes de recherche en didactiques. Nouvelle édition [en ligne].
Villeneuve d'Ascq  : Presses universitaires du Septentrion, 2006
(généré le 21 avril 2022). Disponible sur Internet  :
<http://books.openedition.org/septentrion/14872>. ISBN  :
9782757419007. DOI  :
https://doi.org/10.4000/books.septentrion.14872.
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Les méthodes de recherche en didactiques


Ce livre est recensé par

Claire Margolinas, Revue française de pédagogie, mis en ligne


le 23 septembre 2010. URL  :
http://journals.openedition.org/rfp/563  ; DOI  :
https://doi.org/10.4000/rfp.563

Les méthodes de recherche en didactiques


Ce livre est cité par

Simard, Claude. Dufays, Jean-Louis. Dolz, Joaquim. Garcia-


Debanc, Claudine. (2010) Pratiques pédagogiques Didactique
du français langue première. DOI:
10.3917/dbu.simar.2010.01.0361
Bishop, Marie-France. (2017) Théories-didactiques de la
lecture et de l’écriture. DOI: 10.4000/books.septentrion.15263
Reuter, Yves. (2007) Questions de temporalité. DOI:
10.4000/books.septentrion.14341
Dias-Chiaruttini, Ana. Cohen-Azria, Cora. (2017) Théories-
didactiques de la lecture et de l’écriture. DOI:
10.4000/books.septentrion.15239
Mathé, Anne-Cécile. (2016) Questionner l'espace. DOI:
10.4000/books.septentrion.19789
Thiburce, Julien. Ursi, Biagio. (2018) Quelles ressources
mobilisées en interaction  ? Réflexions transversales sur une
notion ubiquitaire. SHS Web of Conferences, 52. DOI:
10.1051/shsconf/20185200001
Monnier, Anne. Weiss, Laura. (2013) L’argumentation dans
les curriculums de français et de mathématiques au post-
obligatoire. Le cas de l’École de Culture générale à Genève.
Éducation et didactique, 7. DOI:
10.4000/educationdidactique.1824
Reuter, Yves. (2020) Pratiques : une revue face aux évolutions
du champ des didactiques. Pratiques. DOI:
10.4000/pratiques.8566
Daunay, Bertrand. Reuter, Yves. (2008) La didactique du
français : questions d’enjeux et de méthodes. Pratiques. DOI:
10.4000/pratiques.1152
Aeby  Daghé, Sandrine. (2010) Quels gestes professionnels
pour quelles activités scolaires ? Lire et interpréter des textes
littéraires. Repères. DOI: 10.4000/reperes.255
Schneeberger, Patricia. Lhoste, Yann. (2019) Usages et
fonctions des études de cas dans les articles de recherche en
didactique des SVT. RDST. DOI: 10.4000/rdst.2736
Daunay, Bertrand. Reuter, Yves. (2011) De quelques obstacles
rencontrés par les recherches en didactique du français.
Pratiques. DOI: 10.4000/pratiques.1680

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