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Septentrion
Les méthodes de recherche en didactiques | Marie-
Jeanne Perrin-Glorian, Yves Reuter
L’écrit universitaire
comme objet de
recherche :
méthodes et enjeux
pour une lecture
analytique
Christiane Donahue
p. 99-110
Texte intégral
1 L’analyse de l’écrit universitaire est une tâche
compliquée. L’écrit a en effet longtemps été associé aux
techniques d’expression et à leur enseignement plutôt
qu’à un contenu, aux savoirs-faire à transmettre plutôt
qu’aux savoirs à construire. L’introduction en
composition theory des considérations autour du rôle
essentiel du langage dans la construction des savoirs
disciplinaires a ouvert des pistes de réflexion dans le
domaine de l’écrit en relation avec les disciplines, plus
particulièrement concernant les écrits produits par les
étudiants au seuil de leur intégration dans l’univers
d’un champ disciplinaire. La méthodologie présentée
dans cet article est spécifique aux textes écrits à
l’université et s’appuie sur le rôle « constructeur » de
l’écrit et la complexité de ce rôle.
2 Pour étudier l’écrit universitaire, on n’a pas forcément
besoin de partir de l’identification d’un problème ou
d’un obstacle que doit affronter l’étudiant-écrivain, bien
que cette approche semble très fréquente dans la
littérature actuelle. Si l’on s’intéresse à la didactique de
l’écrit à l’université, il faut comprendre le
fonctionnement des textes d’étudiants, en les lisant
spécifiquement dans leurs contextes disciplinaires. La
méthodologie que je me propose de décrire cherche à
identifier des indicateurs textuels qui peuvent aider à
interpréter certains des « mouvements textuels » de ces
écrits : mouvements réthoriques, linguistiques,
syntaxiques, discursifs… Cette interprétation, sans
objectif pédagogique en tant que tel, sert toutefois à
améliorer la compréhension des textes d’étudiants, à
suggérer des pistes de réflexion pour la didactique –
didactique de l’écrit, didactique universitaire,
didactique dans le contexte de la relation entre
contenus disciplinaires et écriture – et à penser les
méthodologies d’analyse spécifiques à ce domaine.
3 A l’université aux Etats-Unis, après la première année
d’études, l’écrit ne peut plus être seulement un produit
du cours d’ « anglais » (à part pour les étudiants dans
cette filière) et doit en conséquence être étudié en tant
que produit d’un cadre socio-discursif particulier, celui
de la discipline scolaire-académique dans et pour
laquelle il est écrit. On n’est pas en situation d’ « écrire
pour écrire ».
4 Il existe aux Etats-Unis depuis quelques décennies un
domaine de recherches appelé « WiD », Writing in the
Disciplines, qui prend comme donnée la relation
symbiotique entre l’écrit dans une discipline
universitaire et le contenu, les savoirs, le sens de cette
même discipline. Il rejette ainsi toute séparation de
forme et de contenu, toute proclamation d’un « écrit de
qualité » enseignable ou productible en dehors d’un
contexte ou de pratiques disciplinaires.
5 Ce domaine s’est opposé aux traditions d’enseignement
de l’écrit de façon « technique » ainsi qu’aux traditions
de recherche se focalisant sur une universalisation des
processus d’écriture et des évaluations de l’écrit.
6 Il lui a fallu construire une méthodologie d’analyse au
croisement de divers domaines de recherche, afin de
traiter la complexité de son objet, l’écrit universitaire.
Cela a nécessité des compromis entre des modes
d’approche hérités des sciences humaines et des
démarches empiriques systématiques. Cela n’a pas été
sans entraîner certaines critiques mais montre, en tout
cas, que tout domaine de recherche émergeant doit
construire sa place entre héritages et nouveautés.
1. Référents conceptuels
7 Les principaux référents conceptuels de la
méthodologie proposée permettent de comprendre le
contexte général de l’écrit universitaire, son rôle dans
les disciplines et sa nature dynamique.
8 La composition theory aux Etats-Unis défend depuis les
années 1960 la nécessité d’un champ de recherches
autonome, mais elle s’est fragilisée en rejetant les
apports des études empiriques et en proposant pendant
des années une focalisation sur les modes et techniques
de l’écrit coupées du contenu de ce même écrit. Le
domaine « WiD » a en revanche fourni un cadre pour
retrouver ce lien essentiel. La méthodologie est
« cadrée » par les apports théoriques des sciences
humaines et sociales mais aussi des sciences du
langage : de la linguistique et en particulier de l’analyse
du discours telle qu’elle s’est développée en France, de
la réthorique contrastive telle qu’elle s’est développée
chez divers auteurs anglo-saxons, de la critique
littéraire… Mais elle se veut plus avancée que chacune
de ces dernières considérées isolément. Le cadre de la
réthorique contrastive permet un relevé de
phénomènes textuels, telle la fréquence de la première
personne, offrant des repères quant aux
différenciations culturelles, disciplinaires ou
institutionnelles. Cela contribue à mettre au jour des
régularités dans les écrits produits au sein d’un contexte
disciplinaire. Par exemple, avec une consigne donnée en
cours d’expression écrite sollicitant une expérience
personnelle qui les a marqués, on constate que les
étudiants utilisent le « Je » de manière dominante et une
armature narrative-chronologique avec une idée-force
en conclusion. En revanche, avec une consigne donnée
en cours d’histoire qui leur demande d’exposer
l’évolution des lois concernant le mariage civil, on
constate qu’ils évitent le « Je », utilisent des transitions
argumentatives, insèrent des citations et présentent
l’idée-force dans le premier paragraphe.
9 On peut encore s’appuyer sur un autre cadre selon
lequel l’écrit universitaire a lieu dans des sphères
d’activité « bakhtiniennes » au sein desquelles un genre
du discours prend forme et engendre ses routines
discursives. L’université dans son ensemble et chaque
discipline universitaire peut être décrite en tant que
« culture » distincte à laquelle on doit s’intégrer. Ces
sphères culturelles sont des lieux dynamiques et
souvent conflictuels où se jouent des luttes
d’appropriation, d’intégration et de positionnement des
divers participants. Le fonctionnement d’un texte
d’étudiant produit pour et par ces sphères d’activité
discursive universitaires est, dans cette perspective, une
négociation qui se mène au travers de reprises-
modifications (les mouvements langagiers, ici textuels,
les plus fondamentaux). Le choix du terme
« négociation » sert à insister sur les tensions inhérentes
à l’intégration culturelle qu’effectue l’étudiant-écrivain
par son texte (voir Pratt 1990, Reuter 1996, Reuter et
Lahanier-Reuter 2004).
10 Un autre domaine conceptuel fondateur pour le travail
rapporté ici vient de l’analyse interprétative issue du
champ de la critique littéraire. Le texte de l’étudiant
mérite d’être lu comme « œuvre », produite dans ce
cadre social, étudiée avec des outils d’analyse qui aident
à localiser les mouvements en question. On peut repérer
plus ou moins systématiquement ces mouvements
textuels. Parler des mouvements ne va pas de soi. On
peut suggérer, avec F. François (1994) et A. Salazar-
Orvig (1999), que caractériser les mouvements d’un
texte implique qu’on peut distinguer des figures
différentes de modes d’énonciation, de thèmes, de
genre, tout en acceptant qu’il ne s’agit pas d’éléments
fixes (ni sémantiquement, ni fonctionnellement) et en
insistant sur leur façon de faire évoluer le texte et son
point de vue, auprès d’un lecteur. L’interprétation
reconnaît ainsi la relation entre les catégories de textes
et le lecteur-analyste ; le contexte textuel et le contexte
social sont mis en relation.
11 Les apports du champs « Writing in the disciplines », tel
qu’il se réalise au travers des travaux de C. Bazerman,
de J. Monroe et de J. Slevin entre autres, permettent une
explication des mouvements textuels relevés en tant
qu’aspects engendrés dans et par la culture
fondamentalement disciplinaire. L’implication est alors
qu’une compétence discursive appropriée à une
discipline ne se traduit pas forcément dans une
compétence appropriée à une autre, et que les
disciplines elles-mêmes sont des « systèmes de
discours », pour reprendre l’expression de Bazerman
(1994), qui a beaucoup insisté sur l’idée que les activités
sociales complexes dépendent du langage, médium par
lequel ces activités s’accomplissent.
3. Complications et défis
38 Comment évaluer sa propre méthodologie ? Le domaine
de la didactique est déjà en position institutionnelle plus
fragile que celle des sciences. Faut il céder aux pressions
et « scientifiser » nos méthodologies d’analyse ? le
domaine WiD aux Etats-Unis résiste à cette pression
depuis des années, mais souffre d’un manque de
systématicité dans ses explorations de l’enseignement et
de l’apprentissage des discours disciplinaires à
l’université, malgré ses contributions indéniables.
39 Dans cette perspective, la méthodologie présentée ici
nous paraît permettre de mieux rendre compte de l’écrit
universitaire, particulièrement en ce qui concerne les
interactions entre textualité, savoirs et disciplines, la
dimension longitudinale ajoutant une valeur
heuristique appréciable.
40 Les limites des méthodes utilisées pourront être
précisées à l’issue des quatre années de recherche. Mais
déjà, à la fin de cette première année, je constate
quelques limites et problèmes.
41 D’abord, comme le dit Starobinski, « chemin faisant, le
rapport à l’œuvre se modifie » (1970, p.14) : interpréter
une œuvre est tout autant s’interpréter. Ceci n’autorise
bien sûr pas une lecture désinvolte ou aléatoire. Mais la
confrontation des multiples lecteurs qui ne sont pas des
spécialistes de l’analyse du discours et la diversité des
textes d’étudiants génère un apprentissage qui va
modifier la façon qu’a chaque analyste d’appréhender
les mouvements textuels.
42 L’art de décrire sans évaluer pose aussi problème. La
tendance évaluative des enseignants est difficilement
contrôlable…
43 Les contenus des textes d’étudiants se spécialisent aussi
de plus en plus à chaque semestre de leurs études. La
compréhension de la relation entre contenu et écrit en
est rendue d’autant plus difficile, pour le chercheur en
linguistique que je suis, au fur et à mesure du
déroulement de l’analyse. Sans être membre d’une autre
discipline à part entière, comment lire de manière
« informée » l’écrit des étudiants dans cette discipline ?
44 Les indicateurs eux-mêmes ne peuvent être exhaustifs
et figés. Non seulement il est impossible de tout traiter
mais, sur les quatre ans de l’étude, d’autres indicateurs
surgiront. L’analyse doit rester ouverte à ces éventuels
indicateurs, ce qui implique que la systématicité
proposée au départ ne saurait résister aux modifications
inéluctables.
45 Finalement, la méthodologie est difficile à manier, à
reproduire ; difficilement transposable, elle est à re-
créer à chaque fois.
4. Conclusion
46 La méthodologie présentée ici me semble donc
pertinente pour analyser les écrits universitaires. Elle
permet une lecture riche et complexe mais,
paradoxalement, rencontre certaines limites du fait de
cette complexité même : elle s’ouvre, de ce fait, à la
subjectivité et aux variations de lectures. Cela ne peut
qu’interroger sa reproductibilité. Elle n’en demeure pas
moins précieuse dans la saisie qu’elle permet des
relations entre textualité et contenus disciplinaires.
47 Bien qu’inspirée par des méthodologies provenant
d’autres domaines et pratiquée par des chercheurs
pluridisciplinaires, elle peut se développer en tant
qu’approche spécifique à la didactique de l’écrit à
l’université. Il nous faudra cependant veiller, au cours
des quatre années, à la validité, à la valeur, à la
maniabilité et la productivité de cette approche.
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Auteur
Christiane Donahue
Université du Maine-Farmington,
États-Unis Équipe THÉODILE (E.A.
1764)
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2008
La circulation de perspectives
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Didactique du français, le
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