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Traverses : l’exploration de nouvelles voies d’investigation
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Pragmatisme et sciences sociales : explorations, enquêtes, expérimentations
Traverses : l’exploration de nouvelles voies d’investigation
ANTOINE HENNION
Résu m és
Français English Español
Cet article ne vise pas à faire assimiler le pragmatisme aux sciences sociales, non plus qu’à
proclamer leur irréconciliable divergence : il soumet la question à l’enquête. Si un rapprochement
est possible, il faut en payer le prix, celui des remises en cause qu’une telle approche exige.
L’article met d’abord en évidence les conceptions le plus irréductibles du pragmatisme, en
particulier l’empirisme radical et le pluralisme indéterministe de William James. Pour autant, il
n’est ni possible ni souhaitable d’« appliquer » les idées de celui qui, en outre, est le moins
« social » des pères fondateurs du pragmatisme : tout le travail reste à faire, si l’on veut rendre les
sciences sociales plus sensibles à l’expérience en cours. À partir de travaux menés au sein du
collectif « Attachements », l’article discute enfin des façons d’engager plus fermement l’enquête
vis-à-vis des objets, des êtres et des réalités en cause, dans un monde pluriel toujours en train de
se faire.
This paper aims neither to assimilate pragmatism into the social sciences, nor to claim that the
two are totally divergent: it merely raises the question of the social survey. If a rapprochement is
possible, there is a price to be paid, which is the radical reappraisals that such an approach
requires. The irreducible aspects of pragmatism, particularly the radical empiricism of James, are
underlined. This does not mean that it is thereby possible to ‘apply’ the ideas of James, the least
‘social’ of the founding fathers of pragmatism, in order to make the survey more sensitive to the
ongoing nature of the experiment: that work remains to be done. Using current research, this
paper offers some suggestions as to the forms a survey might take, and the different relations it
entails with the individuals and realities involved, within the plurality of a world that is always in
the making.
Texte intég r a l
« Ainsi, lorsque nous parlons de la “psychologie comme science naturelle”, il ne faut pas
croire que cela implique une sorte de psychologie qui repose enfin sur des fondements
solides. Cela implique précisément le contraire, cela implique une psychologie
particulièrement fragile, où la critique métaphysique suinte de toutes les articulations,
une psychologie dont toutes les hypothèses et les données élémentaires doivent être
reprises dans des contextes qui les dépassent, et exprimées en d’autres termes »
William James, Précis de psychologie, 2003 [1892-97], pp. 433-434
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29/08/2019 Enquêter sur nos attachements. Comment hériter de William James ?
d’un maître à penser 16.
L’un des traits de ses écrits, outre le sens assassin de la formule
juste 17 est bien l’originalité de ses réflexions, leur audace, mais aussi le ton tout à fait
irrévérencieux avec lequel il sait manquer de respect aux autorités les mieux établies 18.
Ce qui pourrait n’être qu’une qualité de style est une qualité philosophique, l’arme qui
lui permet de donner au pragmatisme – ce mot qu’au demeurant il n’appréciait guère –
sa formulation le plus radicale. C’est un des motifs qui lui feront préférer, pour désigner
sa propre version de cette pensée, ceux de pluralisme et d’empirisme radical.
13 Il n’y a chez William James ni système, ni longs développements, mais des thèses
vitales, dans ses livres-clés ; et puis quelques disputes un peu vieillies avec les néo-
hégéliens de son temps dans les salons de la Nouvelle-Angleterre. Il s’est moins battu
pour élaborer et soumettre à une discussion académique une philosophie que pour tirer
les leçons d’une aventure indissociablement personnelle et philosophique, vitale et
logique, pour relier entre eux des épisodes de sa vie, surmonter des crises et nous aider
à mieux ajuster nos façons de penser le monde à ce qui nous arrive. Cette posture
même – et le style qu’elle lui fait adopter – sont un excellent contrepoison pour le
sociologue : pas moyen ici d’appliquer quelque dogme, tout reste à faire – voilà qui est
très pragmatiste, il s’agit de considérer ce qu’une pensée fait faire, non ce qu’elle « est ».
William James donne l’impression de fournir des formules, très profondes,
synthétiques, mais qu’on ne peut comprendre qu’a posteriori, après les avoir
« expériencées » soi-même, un peu comme un sage (ce peut être une autre raison
faisant que les sociologues se sont sentis moins attirés par lui que par John Dewey et
George Herbert Mead, dont non seulement les sujets et le travail mais aussi le style sont
beaucoup plus proches du leur).
14 Revenons donc d’abord rapidement sur les thèses centrales de la philosophie de
William James. Refus du dualisme entre un sujet qui aurait des émotions, comme si
elles étaient des objets isolables. Refus parallèle du dualisme entre une connaissance du
monde et un monde connu, entre le savant qui développerait un savoir indépendant des
réalités qu’il observe et le déploiement même de ces réalités. Les relations entre les
choses et les choses en relations ne sont pas deux réalités d’ordre différent 19, elles sont
faites « de la même étoffe », dit-il 20 : « There is no thought-stuff different from thing-
stuff » (James, 1912, p. 137) ; c’est l’hypothèse de la continuité (Ibid., lecture VII, « The
Continuity of Experience », p. 275 sq.), reprise du « synéchisme » de Charles Sanders
Peirce, celle d’une « entre-pénétration » de réalités (James, 2007b, p. 171) qui en
prolongent d’autres et se prolongent en d’autres 21. Une idée qui répond sur le plan
ontologique à celle du « flux de conscience » (stream of consciousness) par quoi
William James s’était fait connaître en psychologie (James, 1890, 1892). Luttant à la
fois contre l’idéalisme et contre l’empirisme classique, il tient que les relations font
partie de l’« expérience pure », elles sont objectives et non le fruit de l’esprit (James,
2005b, p. 124) : les connexions sont dans le monde, entre les choses et entre les choses
et nous (voir Joseph, « Pluralisme et contiguïtés », dans Cefaï & Joseph, 2002, pp. 83-
105).
15 De là, le privilège accordé à un monde à faire, « still in process of making » comme il
dira plus tard 22, donc aux processus, aux flux, aux courants, loin de leur illusoire
fixation dans des causes ou des concepts. William James décrit ainsi un monde fait de
pragmata, ces « choses en tant qu’elles ne sont pas données », mais en train de se faire,
« dans leur pluralité » (James, 1998, p. 138) : choses-relations, choses en extension 23.
Ce monde est pluriel et ouvert, fait de couches de réalité non réductibles, non
définissables (au sens strict du terme, elles n’ont pas une fin descriptible de l’extérieur,
mais sont le résultat provisoire des relations), c’est un tissu en expansion de réalités
sans extérieur, distinctes, hétérogènes, « lâchement interconnectées » (connected
loosely) (Ibid., p. 76). L’« expérience pure » désigne ce qui se passe dans son
indétermination, par rapport à ce qui le spécifie, l’explique ou le détermine, qu’on ne
peut que lui ajouter : c’est l’hypothèse de l’extériorité des relations et du caractère
additif du savoir. Enfin et peut-être surtout, c’est le refus du déterminisme (idée elle
aussi centrale chez Charles Sanders Peirce, qui la baptise « tychisme »). Sur le plan
scientifique, William James ne fait du déterminisme qu’une hypothèse commode pour
travailler dans un cadre donné. Surtout, sur le plan éthique, il lui oppose ce que, bien
au-delà de la confiance (qui n’est qu’extrapolation de ce que l’on connaît), il appelle la
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29/08/2019 Enquêter sur nos attachements. Comment hériter de William James ?
« volonté de croire » (James, 1897). La croyance est un acte et, dans l’indétermination
du cours du monde, c’est un engagement sans garantie. Mais elle contribue à faire
arriver ce en quoi l’on croit, ou plutôt ce que l’on veut croire, au sens fort du mot volonté
que John Dewey reprendra aussi, celle qui se mesure à ce que l’on fait, voire à ce que
l’on fait arriver, non à ce que l’on dit (Dewey, 1939).
16 Je livre ainsi volontairement sur un mode cavalier et partial ces éléments-clés de la
philosophie de William James. Il ne s’agit pas d’en faire une exégèse érudite. Je ne
donne pas non plus à la question de la vérité l’importance qu’elle a dans sa pensée, alors
même qu’elle a occupé l’essentiel des débats philosophiques sur le pragmatisme et que
c’est à travers ce débat, très virulent à l’époque et qui l’a rendu célèbre 24, tout en lui
permettant de discuter avec Henri Bergson, Edmund Husserl ou Bertrand Russell, que
la philosophie a réintégré William James en son sein. Or, ce qui m’intéresse est que ce
dernier était précisément en train de s’extraire du « philosophisme » de la philosophie
(qu’à la suite d’Henri Bergson, il appelle son « intellectualisme ») pour la raccorder à la
vie. Il est au moins autant un a-philosophe ou un para-philosophe qu’un philosophe.
Son ton impertinent montre bien cela – et les philosophes, tenus de discuter ses
critiques sérieusement, ne sont peut-être pas les mieux placés pour relever cette
insolence – et en quelque sorte prendre au sérieux le manque de sérieux avec lequel il
les traite 25. Non sans manifester une certaine audace et une confiance retrouvée de
William James en lui-même, ce ton agressif ou cavalier dit qu’il n’a cure de leur
répondre. Ce qu’il veut se situe ailleurs : non pas faire de la philosophie pour elle-
même, mais retrouver le flux vif de l’expérience au moyen de la philosophie.
17 Donner toute son importance à ce mouvement, qui est donc moins une critique de la
philosophie qu’un effort pour s’appuyer sur elle pour aller de l’avant dans le monde,
oblige à assumer le caractère conjoncturel, lié à un usage, des concepts et des théories
chez William James. Cela s’applique aux siens et il le fait souvent lui-même, y compris à
propos du pragmatisme, qui n’est qu’une hypothèse à vérifier, ou du pluralisme, qui doit
être jugé à ce qu’il permet de faire (voir note 22). Dès lors, réduire ses idées à quelques
thématiques étroitement reliées entre elles, ce n’est pas faire mal de la philosophie, mais
se servir de ce qu’elle peut proposer, saisir ses idées au vol comme des actes de pensée
ayant une histoire et des effets. Il faut les estimer à leurs reprises et leurs trahisons, plus
qu’à l’aune d’une illusoire conformité à une formulation originale, tel un dogme fixe.
Cela ne veut pas dire qu’on puisse tout en dire à sa fantaisie, mais, bien au contraire,
qu’on ajoute aux théories la contrainte de les lire à travers leur capacité à faire agir. Cela
a été vrai pour William James lui-même, dans son combat contre sa dépression 26, puis
pour se dégager de la psychologie positive et tout au long des mises au point qu’il n’a
cessé d’écrire pour répondre à la réduction insistante du pragmatisme à un utilitarisme
opportuniste 27. Le même critère, celui de la capacité à faire agir, ne peut-il s’appliquer à
l’enquête sociologique ? Elle perdrait le noble isolement du savant, mais elle gagnerait la
possibilité d’enrichir l’expérience du monde en s’ouvrant à des objets inconnus, en
s’autorisant des questions que, depuis Émile Durkheim, elle considère comme taboues
(à commencer par la valeur des choses), en se dégageant de la fausse certitude que
donne l’appui sur des concepts et des outils stables 28.
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29/08/2019 Enquêter sur nos attachements. Comment hériter de William James ?
empruntons à William James, c’est mettre l’accent sur ce « quelque chose », sans le
prendre inversement pour un donné ou un objet fixe 33.
21 Que fabrique-t-on donc au juste, en accompagnant ainsi, de façon plus ou moins
active, des expériences en cours ? Sur un mode encore programmatique, ce qui suit
s’appuie sur l’expérience d’« Attachements », un collectif constitué de chercheurs ou
d’acteurs volontaires, issus d’horizons très divers, pour discuter de travaux, en cours ou
passés, sur des sujets sensibles, des êtres fragiles, des collectifs en train de se former. Si
les sujets choisis par les participants sont très variés, les difficultés qu’ils soulèvent sont
étonnamment proches. De l’aide et du care à l’art, de la folie au goût ou au bio, de la
maladie au web, du patrimoine aux nouvelles technologies ou à la quête d’autres formes
de vie, se retrouvent des interrogations très voisines : sur ce qui surgit en situation et
dans la durée ; sur l’art d’une relation aux acteurs qui soit moins tactique, manipulatrice
ou hypocrite que productrice ou, pour mieux le dire, réalisante ; sur la fragilité (et le
polymorphisme ontologique) des êtres en question 34 ; souvent, enfin, sur une politique
qui soit entièrement retaillée sur l’avènement incertain de mondes à venir 35. Il y a des
êtres, des états, des objets, dont la qualité et la consistance méritent d’être soutenues,
d’autres qu’il faut réduire ou combattre ; nous nous y engageons à notre façon. Parler
d’êtres fragiles ne veut pas dire qu’ils s’opposent à d’autres objets 36 ; il ne s’agit pas
d’isoler un domaine d’objets sensibles ou de terrains difficiles par rapport à d’autres,
mais au contraire d’accueillir leur fragilité commune – ce n’est pas moins engageant. Dit
autrement, établir dans la pratique une conception « additive » du travail du chercheur,
c’est essayer avec ses techniques propres (incluant des concepts et des théories) d’aider
à faire surgir, à mieux cerner, à faire réaliser une expérience particulière, sur un mode
non exhaustif, aux côtés des acteurs. Non pas se substituer à eux, mais coopérer avec
eux et, dans ce processus de coopération, faire peut-être apparaître de nouvelles
perspectives.
22 Ces exigences renvoient de façon insistante à l’irréductibilité du moment présent, à
une attention à « ce qui se passe », à la sculpture de ce qui peut échouer ou réussir. Non
pas un retour à l’interaction ou à l’hic et nunc, non plus qu’un culte de l’intime, donc,
mais au contraire un effort pour recueillir l’expérience dans les liens, les fils, les
attachements, les pesées et les durées qui la font tenir et qu’elle oblige à reprendre, en
situation et dans l’interaction – à condition d’inclure dans ces termes les choses en
cause. Ces attachements supposent dès lors un engagement, pour les saisir, les jauger,
les soutenir ou les critiquer, donc une prise de risque, dans la mesure où ni les critères
ni les analyses ni les actions qui permettent de faire cela ne sont assurés. C’est le risque
d’une recherche qui soit aussi une action et qui, avec ses propres moyens et dans ses
limites, contribue à produire les choses, les liens, les mondes auxquels nous tenons 37 :
d’un côté, dans chaque cas l’extrême précision de ce qui se joue est frappante 38 ; de
l’autre, pour pénétrer cette sculpture même des choses en train de se forger, l’enquêteur
ne peut plus prendre appui sur les facteurs, structures ou causalités qu’offre le cadre fixe
des disciplines. Loin d’être le fruit hasardeux de nos rencontres, le flottement
disciplinaire régnant dans notre groupe, notamment entre philosophie et sciences
sociales, mais aussi entre activisme et académie, n’a rien d’un accident. L’instabilité est
de règle, elle est directement liée à ce programme incertain, qui me semble être l’esprit
même du pragmatisme : les mondes à faire se pensent et se produisent dans un même
mouvement – même et surtout si chaque opération, chaque montage expérimental doit
trouver son propre agencement. Nos recours à l’éthique, à la philosophie, à la politique,
tout autant qu’aux techniques des sciences sociales, ne tiennent pas seulement à nos
compétences, ni même à nos intérêts propres : nos objets eux-mêmes les réclament.
23 Tout cela sonne comme un manifeste, avec ce que cela exprime de vanité, aux deux
sens du mot. Mais l’objectif de ce texte au statut tâtonnant est bien de se risquer à
l’énoncer publiquement à partir de problèmes qui, au moins latéralement, font le lien
entre nos terrains, nos objets, nos enquêtes, nos intérêts, apparemment si divers, et
circulent en effet de façon très insistante, explicite, du geste du danseur ou du solo du
musicien au statut d’un objet sur le web, de la démarche emblématique de
Dingdingdong (association de co-production de savoir sur la maladie de Huntington 39)
à la relation d’aide auprès de personnes en situation de handicap, de la production d’un
patrimoine régional à celle d’une sensibilité à la qualité bio, du combat des travailleuses
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29/08/2019 Enquêter sur nos attachements. Comment hériter de William James ?
du sexe aux enjeux d’une tarification de l’électricité, de l’écoute d’une présumée
schizophrène à la mesure par la science et l’industrie de nanotechnologies si petites
qu’elles se confondent avec leur mesure, à l’accompagnement de SDF, de la vie d’un
quartier qu’on détruit, de squatters, ou encore de militants perdus.
24 Dans ces conditions, un geste, une présence, un regard peut valoir un gros rapport de
recherche, ou une vigoureuse intervention, ou la virtuosité d’une performance, ou
encore l’invention d’un dispositif ingénieux. Il y a certes un côté paradoxal à décrire
ainsi sur un mode général et abstrait des enquêtes dont on affirme qu’elles sont toutes
spécifiques et font apparaître à la fois des réalités, des rapports, des êtres et des
dispositifs d’enquête différents. En un sens, il n’y a que des récits d’expérience, il n’y a
que des récits d’enquêtes : il n’y a pas de général des particuliers. Nous tentons un drôle
d’exercice, contradictoire, désigner au ras d’elles-mêmes comment arrivent/se font
arriver des expériences toutes différentes. Comment formuler cela sans recourir à
l’extériorité d’une grammaire, d’une épistémologie, etc., c’est peut-être une autre façon
de dire le projet pragmatiste : accompagner le cours d’extensions particulières. En effet
la contradiction s’efface si le monde n’est pas clos, fini : chaque réalité en se déployant
se fait de plus en plus particulière, au fur et à mesure qu’elle se sculpte elle-même.
Disons qu’il s’agit moins de dessiner un moule commun que de proposer une saisie
supplémentaire, qui aide à reprendre autrement ces travaux en notant qu’ils tournent
autour d’une question cruciale, difficile mais passionnante ; question ouverte, assez
informulable, qui se situe bien au-delà de l’opposition entre l’actif et le passif et qui est
aussi transverse par rapport au partage entre savoir et action : quelque chose comme
l’art du « faire exister ». D’abord, l’art que manifestent les êtres et les choses mêmes.
Ensuite, le nôtre dans ces aventures, ces accompagnements d’êtres en train de se faire :
si nous nous privons d’un certain nombre d’outils disciplinaires, en revanche nous
enquêtons avec les personnes concernées, dans les situations, au plus près des
expériences. Accompagner, c’est bien le sens profond du mot méthode que nous
retrouvons là, et ce souci lui redonne ses exigences esthétique, éthique et politique.
25 Passer d’un objet à l’autre (dans mon cas de la musique aux amateurs, de l’escalade à
l’alcoolisme, ou du vin bio à l’aide comme fiction) est une ressource-clé pour penser les
attachements, ou revisiter le pragmatisme, le statut des objets, la forme de l’enquête et
la place du sociologue (Hennion, 2010). Le maintien de cet équilibre entre terrains
permet aussi d’éviter un piège : que « fragilité », incertitude, etc., ne renvoient qu’à des
« problèmes sociaux », au sens du travail social, qu’ils ne parlent que de souffrance ou
pis encore, qu’ils ne soient qu’une qualification négative, un défaut par rapport à de
vrais objets, eux fermes et réussis. Non ! Le sublime et nos faiblesses sont de la même
étoffe. Et qu’il y ait des êtres potentiels appelant à cette existence plus intense qu’une
attention peut leur donner, on le comprend infiniment mieux en ayant en tête une
improvisation nocturne, le sourire d’un SDF ou d’un aidant, la performance d’un sportif,
le désespoir d’une Alzheimer placée en institution, la jubilation d’un ingénieur ayant
résolu un problème technique ou la passion d’un viticulteur, qu’en s’en tenant à un objet
unique. Dans toutes ces expériences (comme dans une infinité d’autres possibles, à
venir, la liste n’a pas de raison de se clore, qu’elles soient sportives, esthétiques,
religieuses, hallucinatoires, érotiques ou politiques), il s’agit d’un entrelacs d’existences
dépendantes, indéfinissables, qui « prennent » plus ou moins, parfois se diluent et se
détruisent, mais qu’on ne peut fixer dans leur identité ou réduire à des causes externes.
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B ibliog r a phie
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recherche qualitative, Paris, Éditions Armand-Colin.
Notes
1 [csi.mines-paristech.fr/fr/seminaires/seminaire-attachements-pragmatisme-et-sciences-
sociales], [csi.mines-paristech.fr/blog/?p=262]. Nos travaux donneront lieu à un livre collectif :
sauf pour quelques cas déjà publics, l’objet ici n’est pas de les présenter mais d’en dégager
certaines implications, sur un mode personnel et partial. J’en profite pour exprimer ma
reconnaissance et mon admiration à un groupe auquel ce qui suit doit tout. Les acquis éventuels
lui appartiennent et je suis seul responsable de vues biaisées, réductrices ou erronées.
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2 Voir à ce propos la série de parcours récemment parus dans diverses revues autour de ce
« tournant pragmatique » (Cyril Lemieux, Francis Chateauraynaud, moi-même…).
3 Émile Durkheim, lui, a aussitôt vu cette incompatibilité. Ayant dénoncé « un assaut contre la
Raison », il affirme en ouverture de son cours de 1913-1914 sur le sujet (Durkheim, 1955) que si le
pragmatisme gagnait, « ce serait un bouleversement de toute notre culture nationale. C’est tout
l’esprit français qui devrait être transformé si cette forme de l’irrationalisme que représente le
Pragmatisme devait être admise »). Il a fort bien lu William James et perçu sa radicalité :
reconnaissant le bien-fondé de sa critique du rationalisme, il prend tout à fait au sérieux
l’ouverture de celui-ci vers les « consciences surhumaines » que ce dernier emprunte à Gustave T.
Fechner (James, 2007b, p. 110 ; sur l’influence sur William James de ce penseur très original, voir
Katrin Solhdju, 2007). Ce n’est qu’en toute fin du cours qu’Émile Durkheim rassure l’auditoire
désorienté à qui il avait d’abord fait craindre l’écroulement de la République : bien sûr, cette
conscience surhumaine que William James a sentie mais n’a su identifier, c’est la force qu’exerce
la société sur l’individu et qu’elle lui donne en retour.
4 C’est la position de Howard S. Becker, par exemple, non seulement pour la sociologie mais pour
l’ensemble des sciences sociales : le jour où l’anthropologie, la psychologie, la sociologie, etc., sont
passées à l’enquête empirique, elles ont quitté le domaine de la philosophie pour devenir de la
science.
5 Du fait même qu’ils séparent méthode et théorie, les ouvrages de méthodologie des sciences
sociales contribuent le plus souvent à ce silence, plus qu’ils ne le rompent. Comme le contraste
entre un Erving Goffman et un Harold Garfinkel le montre bien, par exemple, il y a une relation
évidente entre le souci d’interroger théoriquement ses propres méthodes d’enquête et le choix de
l’appartenance disciplinaire : plus ce souci est explicite, plus la tentation d’une rupture est forte.
Mettant l’accent sur le terrain, l’étude de cas, le savoir-faire de l’enquêteur en situation, ainsi que
le talent de l’écrivain pour en rendre le grain propre, Erving Goffman n’éprouve aucune difficulté
à se penser dans une continuité naturelle avec sa discipline. Harold Garfinkel, lui, disqualifiait
point après point les méthodes les plus ordinaires d’observation et d’interprétation de la
sociologie et, un peu comme William James rompra avec la psychologie expérimentale dont il
venait, il a vite opté pour une stratégie de rupture, en inventant le mot d’ethnométhodologie et en
développant un vocabulaire et des méthodes propres, explicites mais par-là exclusifs.
6 Ainsi, dans le petit volume remarquable qu’il publie en 1997 sur William James, justement
sous-titré Empirisme et pragmatisme, David Lapoujade juge-t-il encore indispensable de
commencer son texte en le dédouanant de ces soupçons. Cela ne prend que deux pages !
7 Voir d’un côté le relevé orienté que je fais de ces points de friction principaux (agency des
objets, humains-non humains, traduction et réseau ou grammaire de l’action, etc.), dans
l’entretien repris par SociologieS (Hennion, 2013a) et de l’autre l’article collectif récent du LIER
insistant sur les points communs, au prix d’une vision minimaliste d’options pourtant très
« clivantes » au sein des sciences sociales (Barthe et al., 2013). C’est un peu l’objectif de ce texte
que de rouvrir les plaies. Pour un point analogue, à l’opposé des conciliations trop rapides, voir
Joan Stavo-Debauge (2012).
8 En France, l’article très cité de Thomas Bénatouïl a été l’un des vecteurs clés de cette opération
de domestication : sur un mode ouvert et pacifique, il distribuait les territoires entre deux niveaux
de l’analyse sociologique donnés comme étant tous deux légitimes (aux uns, l’attention
pragmatique aux détails des situations, à la place des objets dans l’action et aux compétences des
acteurs, aux autres, le droit et le devoir de prendre du recul pour mener une sociologie critique).
En un temps où on les dépréciait d’office sous des labels définitifs (micro-sociologies acritiques,
relativisme post-moderne…), l’article présentait longuement les sociologies ainsi baptisées
pragmatiques, avec précision et bienveillance, c’était son grand mérite. Mais loin de rendre justice
aux ruptures qu’elles introduisaient, il les rendait inoffensives en les confinant in fine à une place
subalterne. Plus exactement, sous des dehors tolérants, il les déchiffrait unilatéralement avec les
lunettes de leur rivale « critique », sans voir que c’était justement cette distribution préalable
entre des relations locales et des structures déterminantes que les sociologies pragmatiques
refusaient, c’est-à-dire l’argument même qui allait rétrospectivement les faire s’intéresser au
pragmatisme originel (Bénatouïl, 1999). Je reviendrai sur ce point en conclusion.
9 Voir l’important travail de restitution historique commencé à sa façon par Isaac Joseph et
prolongé par Jean-Michel Chapoulie ou dans le séminaire « Pragmatisme et sciences sociales » à
l’EHESS par Daniel Cefaï et Howard Becker. Une fois retracé le tableau incroyablement varié des
enquêtes sociales lancées à Chicago, par exemple, on prend la pleine mesure du caractère
profondément inexact de l’image véhiculée par la sociologie française sous couvert d’une
bienveillance indulgente. S’il faut une étiquette à ce courant, « écologie urbaine » convient mille
fois mieux que celle d’interactionnisme symbolique, qui facilitait surtout sa réduction intéressée
au fameux hic et nunc (ni Erving Goffman ni Howard Becker ne se sont réclamés de cette
appellation et Anselm Strauss qui la revendiquait héritait aussi de la vision de Robert E. Park et
de William Isaac Thomas). Une écologie urbaine (soit le contraire de l’hic et nunc), voilà qui rend
compte du caractère des enquêtes tous azimuts menées à l’époque, tout en montrant une évidente
filiation dans l’esprit, sinon dans la lettre, avec le pragmatisme : caractère expérimental et peu
disciplinaire, mêlant psychologie, écologie et sociologie, engagé dans l’action publique pour
changer les choses sur le terrain en matière de planification territoriale, sensible aux problèmes
politiques de la coexistence entre communautés raciales et ethniques, attentif au caractère réflexif
des catégories et à l’histoire de leurs propres objets, tout cela sur un phénomène urbain, violent et
créatif, dont la nouveauté avait immédiatement été perçue à la fois dans ses menaces et dans ses
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29/08/2019 Enquêter sur nos attachements. Comment hériter de William James ?
potentiels. Elle est là, la véritable dimension pragmatique et critique de ces travaux : prendre pour
objet (et le percevoir, d’abord) le surgissement d’un monde qu’il s’agit moins d’accepter ou de
rejeter que de faire et refaire ; inventer par conséquent des méthodes pour en accompagner les
risques, mais aussi pour en reconnaître et en développer la vitalité. Sur toutes ces questions, voir
Cefaï & Joseph (2002), Karsenti & Quéré (2004), Joseph (2007), Cefaï (2007 et 2009), Ogien
(2014) et les textes de ce Dossier de SociologieS. Entre-temps, les philosophes ont eux aussi fait
leur travail d’analyse (en 1999, un numéro de Philosophie est par exemple consacré à William
James, avec des articles de David Lapoujade, Guillaume Garreta, Frédéric Worms et
Mathias Girel), et proposé de substantielles introductions aux nouvelles traductions des textes
fondateurs. Tout cela a permis de recentrer les termes du débat.
10 De cette histoire intermédiaire peu à peu repeuplée, ne reste que l’idée – elle assez juste – que
le pragmatisme de ceux que l’histoire a retenus comme les quatre pères fondateurs n’est pas tant
une philosophie cohérente qu’un ensemble hétéroclite d’auteurs. Auteurs qui, plus que des
réponses, partagent certaines questions et un refus radical des solutions classiques, mais qui, au-
delà, sans toujours en discuter explicitement entre eux, ont eu chacun un style, des positions, des
objets de recherche et des façons de travailler et de s’engager dans leur temps très divers.
11 Ou foucaldien, en l’occurrence : instaurateurs de discursivité, Karl Marx ou Sigmund Freud
font moins lire que sans cesse réécrire.
12 Dans The Will to Believe (1897), William James parle d’options vivantes, obligées, véritables,
vitales (« living », « forced », « génuine », « vital » options), par opposition à des choix gratuits
ou des hypothèses purement intellectuelles. Les traductions hésitent : celle de 1916 reprise en
2005 dit « alternative véritable », p. 40 ; à juste titre, me semble-t-il, Isabelle Stengers préfère
parler d’« options vitales ».
13 « Le seul moyen d’échapper aux paradoxes et aux confusions dont souffre, comme d’une espèce
d’intoxication, un univers moniste élaboré d’une manière cohérente […], au mystère du
déterminisme universel, d’un bloc univers éternel et sans histoire, […c’]est d’être franchement
pluraliste et de supposer que la conscience surhumaine, aussi vaste qu’elle puisse être, a elle-
même un environnement extérieur et par conséquent fini » (James, 2007b, pp. 205-206).
14 « Pour être radical, un empirisme ne doit admettre dans ses constructions aucun élément dont
on ne fait pas directement l’expérience, et n’en exclure aucun élément dont on fait directement
l’expérience » (James, 2005b, p. 58).
15 C’est par là, en insistant sur sa visée indéterminée mais pourtant impérieuse, que William
James peut aider à concevoir une enquête – un mot qui n’est pas dans son vocabulaire, pas plus
que celui de public, alors qu’ils sont au centre de la réflexion de John Dewey (2010 [1927]), moins
pour parler du chercheur que de l’activité des personnes concernées elles-mêmes vis-à-vis de
leurs concerns.
16 « Bas les pattes ! », fait-il dire à la réalité face aux prétentions de la logique ou des concepts de
rendre compte d’elle… (James, 2005b, p. 198).
17 De l’Absolu des philosophes, il dit que c’est « une de ces lueurs qui abusent l’aube elle-même »
(James, 2007b, p. 199), tandis que « La vie réelle se rit du véto logique » (Ibid., p. 173) et que « La
nature n’est qu’un autre nom pour l’excès, la surabondance » (Ibid., p. 191)…
18 Je ne crois pas ne faire là que projeter sur William James la réticence du sociologue vis-à-vis de
la philosophie, qui « ressasse simplement des choses écrites par des professeurs à l’esprit
poussiéreux sur ce que d’autres professeurs ont pensé avant eux » (James, 2007b, p. 179) :
« L’œuvre commencée par Zénon, continuée par Hume, Kant, Herbart, Hegel et Bradley, se
poursuit jusqu’à ce que la réalité sensible repose, entièrement désintégrée, aux pieds de la
“raison” » (James, 2007a, p. 167). William James ne se refuse aucun qualificatif impertinent
(« n’importe quel lourdaud d’épistémologue », 1998, p. 129), ridiculise Georg W. F. Hegel et sa
méthode (3e leçon, 2009b), traite la conscience de « pure chimère » (2005b, p. 167), parle ailleurs
de « Hume, Kant et Cie » (2007b, p. 169).
19 « Pour une telle philosophie, les relations qui relient les expériences doivent elles-mêmes être
des relations dont on fait l’expérience… aussi réelle(s) que n’importe quoi d’autre… » (James,
2005b, pp. 58-59.)
20 En français, in « La notion de conscience » (1905), texte qu’il traduit dans les Essays :
« Pensée et actualité sont faites d’une seule et même étoffe, qui est celle de l’expérience en
général » (James, 2005b, p. 164), « […] étoffe qu’on ne peut définir comme telle, mais seulement
éprouver » (Ibid., p. 172). À peine a-t-il dit cela qu’il précise que rien n’existe de tel qu’une
matière unique de l’expérience, au sens d’un matériau homogène : cela dépend de chaque
expérience. Auparavant, il parle plus exactement de leur « nature neutre », comme « matière
première de toute chose » (Ibid., p. 117), ou encore, dans A Pluralistic Universe, de la vie
indivisée, du « cela de la vie » (James, 2007b, p. 194), de la vie que le « conceptualisme somme de
se justifier » (Ibid., p. 195), de l’épaisseur de la réalité et de « compréhension vivante de [son]
mouvement » (Ibid., p. 178), des « pulsations concrètes de l’expérience » (Ibid., p. 188). Le point
est important : l’« expérience pure » ne désigne pas un contenu positif commun à toute
expérience, c’est une définition par défaut ; lui-même pragmatiste, le concept est à juger par ses
effets, il ne fait que donner un nom au flux de l’expérience avant qu’elle ne soit reprise dans les
« dualismes pratiques » (James, 2005b, p. 164).
21 Suite à une suite d’expériences intermédiaires, « [les choses] se connaissent l’une l’autre »
(James, 2005b, p. 171). William James revendique cette conception « ambulatoire » et non
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« saltatoire » de la connaissance (James, 1998, p. 101).
22 « Ce qui, dans mes leçons, me préoccupait avant tout, c’était d’établir un contraste entre la
croyance d’après laquelle le monde est encore en train de se faire et celle qui veut qu’il y ait une
édition “éternelle” du monde, toute faite d’avance et complète. La première de ces croyances, la
croyance “pluraliste”, était celle que favorisait mon pragmatisme » (James, 1998, p. 151) :
« contrasting the belief that the world is still in process of making with the belief that there is an
‘eternal’ edition of it ready-made and complete » (James, 1909a, p. 226).
23 « Ce qui existe réellement, ce ne sont pas des choses, mais des choses en train de se faire »
(James, 2007b, p. 177) : « What really exists is not things made, but things in the making »
(James, 1909b, p. 263). C’est un point de rencontre avec John Dewey, mais aussi un accent qui
montre que le mot expérience n’a pas le même sens pour les deux auteurs : John Dewey parle du
« pragmatisme, cette philosophie des pragmata […] ces choses [qui] sont ce qu’elles sont
expérienciées comme telles » (those things [that...] are what they are experienced as) (Dewey,
1905, p. 393). William James, lui, en précurseur de l’agency des objets défendue par l’Actor-
Network Theory (Akrich, Callon & Latour, 2006), demande de se placer « du point de vue de
l’agir intérieur de la chose » (James, 2007b, p. 176) : « But place yourself at the point of view of
the thing’s interior doing » (James, 1909b, p. 262) – formule extraordinaire.
24 Mais comment mieux résumer par avance les Science and Technology Studies qu’avec cette
conception décisive selon laquelle, pour reprendre le résumé qu’en fait Stéphane Madelrieux, ce
n’est pas parce qu’une idée est vraie de manière intrinsèque qu’elle peut être vérifiée, mais parce
qu’elle est vérifiable qu’elle est vraie (James, 2007a, préface) : la vérité « survient » à une idée,
elle n’en est pas une propriété (James, 1998, pp. 21-22). De telles inversions rhétoriques l’avaient
rendu célèbre dès les Principles : « nous sommes tristes parce que nous pleurons, plutôt que
l’inverse » (James, 1890, II, ch. 25).
25 Voir aussi, dans les Essais (James, 2005b, p. 160), la façon dont il renvoie à leur dualisme
fondamental « toutes les écoles, […] d’accord là-dessus : scolastique, cartésianisme, kantisme,
néo-kantisme », avant de mettre dans le même sac le « positivisme ou agnosticisme de nos jours,
qui […] se donne volontiers, il est vrai, le nom de monisme »… Ce que William James signifie avec
ce ton insultant envers l’esprit de sérieux, c’est que, dans les pas d’Henri Bergson, il refuse le
débat « intellectualiste ». Mais non pas, comme ce dernier, à qui il a rendu un long et vibrant
hommage dans A Pluralistic Universe (James, 1909b, Lecture VI, « Bergson and
Intellectualism », pp. 225-273), pour entériner une coupure dualiste entre la réalité vivante et les
concepts. Au contraire, pour réintégrer ceux-ci, petits poteaux indicateurs au-dessus des eaux
tourbillonnantes, comme des moyens parmi d’autres d’entrer en relation avec le flux de
l’expérience ; c’est le sens de son idée-clé de la vérité comme effet pratique, dont la formulation
polémique a lancé une vive controverse, formulation qu’il corrigera en disant que cet effet peut
être théorique, l’important étant qu’il est particulier, qu’il ne peut y avoir de point fixe d’où
capturer le monde (James, 2007b, p. 167). On pourrait dire qu’il enterre ainsi la philosophie, il ne
serait qu’un de plus à l’avoir fait. Mais cette vue funèbre et complaisante serait à l’opposé de son
attitude : chez lui, ce n’est pas un geste rhétorique qui permet de relancer de plus belle une autre
philosophie, moins dupe mais tout aussi « intellectualiste » que les précédentes ou, pis, de se
reposer dans le cynisme de la contemplation d’un monde vain ; c’est un acte positif, qui vise à
retrouver un accord perdu avec le flux continu de l’expérience toujours ouverte, inachevée, de
mondes pluralistes « encore à faire ». Pour cela, il faut peut-être « redevenir un petit enfant
stupide aux yeux de la raison » (Ibid., p. 184).
26 Le pragmatisme des débuts, qui se cherchait un nom, s’est un temps appelé vitalisme.
27 Une telle lecture replace la question de l’action dans un univers déterminé, où les effets des
choses et des actes sont connus. C’est pour cela que William James n’a jamais aimé le mot
pragmatisme, devinant qu’il serait confondu avec une réduction pratique des valeurs à leurs
conséquences : un déterminisme inversé, tout à fait contraire à son propos.
28 Comme l’écrit William James dans un grand élan bergsonien, les concepts sont morts, ce qu’ils
saisissent est déjà passé, telles des vues fixes et rétrospectives sur un flux qui leur échappe, ils
« relèvent de l’autopsie » (James, 2007b, p. 165) : ce sont « des balles conceptuelles de notre
fabrication tirées sur la dépouille de l’expérience » (Ibid., p. 182). Plus haut, par rapport à chaque
chose concrète, William James parle de « notre manipulation intellectuelle [qui] n’en est qu’un
patchwork rétrospectif, une dissection post-mortem » (Ibid., p. 176).
29 Ces choses communes qui surgissent du débat public par leur mise à l’épreuve, sans qu’on
puisse faire a priori la liste des enjeux, des acteurs ou des arènes de la discussion (Dewey, 2010).
30 Il n’y a pas de méthode indépendante des enquêtes effectivement menées : les rapports à
établir (à la fois des relations et des comptes rendus) et les montages et dispositifs de l’enquête
faisant partie de leur objet, ces dispositifs « font faire », ils ne recueillent ni ne « mesurent » rien.
Il faut oser rejeter l’opposition entre un « cadre d’analyse » et son objet et oublier l’injonction
faite à tout apprenti sociologue de « construire son objet ». Qu’il apprenne plutôt à se montrer à la
hauteur des expériences auxquelles il s’intéresse.
31 Voir Jean Peneff pour un historique de l’appropriation par la sociologie de cette posture que
Bronislaw Malinowski avait thématisée en anthropologie (Peneff, 1996).
32 Ce que William James faisait déjà malignement remarquer à propos des philosophes, dont il
disait qu’ils s’acharnaient à établir fermement le dualisme, avant de passer ensuite leur vie à
essayer de le dépasser…
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29/08/2019 Enquêter sur nos attachements. Comment hériter de William James ?
33 Sur le plan théorique, c’est une formulation possible de notre projet : chercher à faire renouer
les enquêtes inventées par la sociologie à Chicago avec son origine pragmatiste et ce que cela
implique sur le statut des êtres en cause, alors que sa propre façon de se présenter comme a-
théorique, juste préoccupée par le terrain, tend à confondre deux types d’enquête très différents :
une enquête ouverte sur les concerns et issues en cause et une enquête « à la Becker » au
contraire assez sociologiste (sur l’art par exemple) au sens où seul le « faire » compte, relu avec
des outils et des mots sociologiques (conventions, réseaux, etc.) et non l’objet fait. Dit bêtement
(lire : en termes dualistes), ne s’occuper que de la façon dont nous faisons les choses, en oubliant
comment les choses nous font. Le « petit » oubli de leurs origines philosophiques a sur les
sociologues de Chicago tardifs d’énormes conséquences sur le statut des concerns, de ce dont il
s’agit, si présents au contraire dans la première génération avec le racisme, la ville, les gangs, la
violence, les hobos, etc.
34 Étienne Souriau appelle à augmenter ou à diminuer leur existence (et non à trancher sur celle-
ci par un oui ou un non). La taille ne fait donc rien à l’affaire : sur son propre mode, une centrale
nucléaire est aussi « fragile » qu’un sourire (Souriau, 1956).
35 Dans son débat indirect avec John Dewey, William James revendiquait un « méliorisme »
(James, 2006, p. 115), pour répondre à l’accusation déjà portée au pragmatisme d’être un
optimisme béat. L’engagement sans garantie dans des mondes à faire est, pour moi, une
réappropriation pragmatiste du mot critique, non pas dans d’interminables contorsions
kamasutresques sur la position du chercheur mais à travers l’inquiétude sur les mondes à venir :
le pire peut toujours arriver, il est peut-être déjà là, loin de l’hypothèse d’un monde qui irait
mieux si on en discutait gentiment, ou d’une euphémisation des états douloureux, mauvais ou
mortifères. Il ne s’agit pas de nier les problèmes, mais de se refuser à réduire les événements à
leur fin, ou les états et les êtres à venir à une finalité qui les confinerait.
36 Le mot objet est ambigu. Il se lit ici au sens de concern, à la John Dewey, mais de façon plus
symétrique, au-delà du caractère encore trop humano-centré de cette notion, il se lit aussi à la
William James comme ce qui, dans le monde, appelle à quelque chose – ce qu’Étienne Souriau
nommera l’« œuvre à faire » (Souriau, 1956). Comme celui d’êtres, le mot objets, loin de s’opposer
aux acteurs, sert donc à nommer le continuum hétérogène d’expériences, d’attachements, de
présences externes dans lequel nous sommes pris.
37 Sur un mode plus hypothétique, il me semble que derrière ce retour, ou cette avancée, vers des
mondes pluriels, ouverts, fragiles, se fait jour un lien secret entre ces surcroîts d’existence et nos
fêlures. La félicité des possibles gît dans les failles, pas dans l’acquis.
38 Des agencements, donc. Le mot de Gilles Deleuze est bien préférable à sa traduction anglaise
par « assemblage », trop souple (Callon, 2013) : qu’il s’agisse d’art ou de chant, d’aide et de soin,
d’accompagnement d’expériences politiques ou urbaines, le mot assemblage, parfois repris en
français, minore la dimension active de l’agencement et la finesse des ajustements requis entre les
choses et les hommes.
39 …et non de soutien aux patients. Association emblématique pour nous tous, parce que, entre
malades et non malades, soignants, proches, philosophes, militants, s’y dissout toute différence
entre action et connaissance : au lieu d’« assister » des malades dont le sort est inexorablement
déterminé, elle ouvre un espace où puisse se dire, voire se constituer, une autre expérience de la
maladie, individuellement et collectivement, à partir d’enquêtes auprès des personnes concernées
(et de multiples autres moyens, ateliers, écriture, travail sur les mots, spectacles, témoignages,
recherches, etc.). Je développe un peu ce cas, qui est déjà public : un site, lui-même élément très
actif de ce travail, présente et discute ces outils, sans cesse révisés [dingdingdong.org]. Les choses
les plus dures peuvent donner des éclats merveilleux, des instants de félicité ou de densité de
l’être jusque dans ses fêlures (ou à cause d’elles) : dire cela n’implique nul besoin d’euphémiser les
problèmes (maladie de Huntington bien sûr, mais aussi soins palliatifs, dureté de l’état de SDF,
moments difficiles de l’aide à domicile, etc.). Ainsi, à partir de la chorée, ces mouvements
irrépressibles du Huntingtonien que Dingdingdong cherche à faire vivre autrement, comme pour
laisser parler une danse, peuvent surgir des échos inattendus, résonant entre les expériences – ici,
avec le travail artistique, la danse, le chant ou l’entraînement du sportif, qui avec leurs mots
disent toujours cette idée qu’il faut laisser arriver les choses, le corps, les sons, les gestes, que viser
le résultat l’empêche (« ne cours pas », « attention, tu joues des notes ! »…). Le résultat vient « de
surcroît », à l’inverse aussitôt barré si l’on veut reprendre la maîtrise, décider au lieu
d’accompagner ce qui se produit. Ces pratiques sont des expériences sur l’expérience, elles
travaillent le « moment », exploitent le paradoxe de l’accélération et du ralentissement en fait très
proches l’un de l’autre, ce sont des façons de sentir, de faire venir la pluralité du temps, les
temporalités.
40 « Pour le transcendantaliste, le savoir consiste en un saut de la mort au-dessus d’un gouffre
épistémologique » (For the transcendentalist […] knowing […] consist[s] in a salto mortale
across an epistemological chasm) (James, 1909b, p. 67).
41 Voir la thèse de Jérémy Damian (2014).
42 Une « pour-position » disent-elles.
43 William James disait qu’il fallait ajouter un « et » à la fin de chaque phrase (James, 2007b,
p. 212) !
44 « La philosophie s’est toujours jouée sur les particules grammaticales » (James, 2005b, p. 60).
https://journals.openedition.org/sociologies/4953 19/20
29/08/2019 Enquêter sur nos attachements. Comment hériter de William James ?
45 Dans La Volonté de croire (James, 2005 [1897]), il a des formules extraordinaires sur cet
engagement sans garantie de retour dans un monde à faire arriver. Tout à fait dans ce sens, David
Lapoujade (1997) et Isabelle Stengers (2007) ont tous deux fait de superbes commentaires de ce
livre-profession de foi, qui est le pivot de son parcours.
Au teu r
Antoine Hennion
Centre de sociologie de l’innovation, MINES-ParisTech, Paris, France - antoine.hennion@mines-
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https://journals.openedition.org/sociologies/4953 20/20