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29/08/2019 Enquêter sur nos attachements.

Comment hériter de William James ?

SociologieS
Traverses : l’exploration de nouvelles voies d’investigation
Dossiers
Pragmatisme et sciences sociales : explorations, enquêtes, expérimentations
Traverses : l’exploration de nouvelles voies d’investigation

Enquêter sur nos attachements.


Comment hériter de William
James ?
Doing survey on our attachments. How to inherit from William James?

ANTOINE HENNION

Résu m és
Français English Español
Cet article ne vise pas à faire assimiler le pragmatisme aux sciences sociales, non plus qu’à
proclamer leur irréconciliable divergence : il soumet la question à l’enquête. Si un rapprochement
est possible, il faut en payer le prix, celui des remises en cause qu’une telle approche exige.
L’article met d’abord en évidence les conceptions le plus irréductibles du pragmatisme, en
particulier l’empirisme radical et le pluralisme indéterministe de William James. Pour autant, il
n’est ni possible ni souhaitable d’«  appliquer  » les idées de celui qui, en outre, est le moins
« social » des pères fondateurs du pragmatisme : tout le travail reste à faire, si l’on veut rendre les
sciences sociales plus sensibles à l’expérience en cours. À partir de travaux menés au sein du
collectif « Attachements », l’article discute enfin des façons d’engager plus fermement l’enquête
vis-à-vis des objets, des êtres et des réalités en cause, dans un monde pluriel toujours en train de
se faire.

This paper aims neither to assimilate pragmatism into the social sciences, nor to claim that the
two are totally divergent: it merely raises the question of the social survey. If a rapprochement is
possible, there is a price to be paid, which is the radical reappraisals that such an approach
requires. The irreducible aspects of pragmatism, particularly the radical empiricism of James, are
underlined. This does not mean that it is thereby possible to ‘apply’ the ideas of James, the least
‘social’ of the founding fathers of pragmatism, in order to make the survey more sensitive to the
ongoing nature of the experiment: that work remains to be done. Using current research, this
paper offers some suggestions as to the forms a survey might take, and the different relations it
entails with the individuals and realities involved, within the plurality of a world that is always in
the making.

Analizar nuestras adhesiones. ¿Como aceptar la herencia de William James?


Este artículo no pretende afirmar que las ciencias sociales asimilen el pragmatismo pero tampoco
proclamar que hay divergencias inconciliables: el problema reside en la encuesta misma. Si un
acercamiento es posible hay que « pagar el precio » es decir, ser capaces de poner radicalmente en
tela de juicio los presupuestos teóricos. En el artículo se insiste en las concepciones irreductibles
del pragmatismo, particularmente el empirismo radical de James. Esto no quiere decir que
puedan aplicarse sus teorías ya que es el menos « social » de los padres del pragmatismo. A partir
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de trabajos en trámites de realización, el artículo propone algunas pistas sobre las formas que
puede adoptar la encuesta, y las diferentes relaciones que pueden tener con la realidad analizada
en un mundo en constante devenir.

Entr ées d’index


Mots-clés : pragmatisme, enquête, William James, expérience, empirisme radical
Keywords : pragmatism, investigation, William James, experiment, radical empericism

Texte intég r a l
« Ainsi, lorsque nous parlons de la “psychologie comme science naturelle”, il ne faut pas
croire que cela implique une sorte de psychologie qui repose enfin sur des fondements
solides. Cela implique précisément le contraire, cela implique une psychologie
particulièrement fragile, où la critique métaphysique suinte de toutes les articulations,
une psychologie dont toutes les hypothèses et les données élémentaires doivent être
reprises dans des contextes qui les dépassent, et exprimées en d’autres termes »
William James, Précis de psychologie, 2003 [1892-97], pp. 433-434

1 J’ai choisi de donner un ton un peu personnel à ma contribution à ce Dossier


« Pragmatisme et sciences sociales », un ton à la fois plus engagé et moins assuré qu’il
n’est d’usage dans un article scientifique. En mettant le projecteur sur l’un des pères
fondateurs du pragmatisme, William James, je vais exposer la façon dont, dans les
réflexions, travaux et enquêtes dont nous avons discuté au sein du collectif
«  Attachements  »  1, nous avons pu tirer profit de cette lecture. Mais que le lecteur ne
s’inquiète pas, il ne s’agit pas seulement de proposer ma vision de cet auteur, même si je
suis sensible au personnage, à son style et à ses thèses, ni de montrer simplement
l’intérêt qu’aujourd’hui un sociologue peut trouver au pragmatisme  2. Cet aspect des
choses sera présent, mais de façon indirecte  ; l’idée est plutôt, dans l’esprit du
pragmatisme, de refaire de cette pensée une pensée en actes, elle n’existe qu’à travers
les usages et les effets qu’elle peut avoir dans d’autres circonstances que celles qui l’ont
vu naître, sur d’autres questions et, en l’occurrence, dans d’autres disciplines et
traditions de recherche.
2 Si ce texte met l’accent sur William James, c’est pour prendre la thématique de ce
Dossier à revers. En effet, son objectif premier n’est pas d’œuvrer à rendre les sciences
sociales plus pragmatistes, même si un tel rapprochement est à la fois fondé et
nécessaire et la tâche honorable. Il n’est pas de se demander comment pratiquer des
recherches en sciences sociales méritant l’épithète «  pragmatistes  » ni, plus
modestement, comment faire bénéficier celles-ci des vues de ce courant mais, à
l’inverse, de mesurer à quel point un certain pragmatisme bouscule des principes
fondamentaux des sciences sociales  3. Est-il si sûr que les deux démarches soient
compatibles  ? Et, en cas de désaccords de fond, sommes-nous tenus d’avoir d’office
comme seul souci, pour des raisons professionnelles, de défendre notre discipline et de
nous assurer que le dernier mot lui revient, ou au moins de prouver à tout prix que la
conciliation est possible ? Dit plus crûment, en cas de graves divergences, peut-on, au
moins à titre d’hypothèse de travail (c’est pour cela que je parlais d’un essai un peu
incertain), prendre le parti du pragmatisme contre les sciences sociales et non pas
seulement pour elles  ? Loin d’apaiser ces éventuelles divergences, il me semble
opportun de les pousser à fond, pour leur faire dire leur part de vérité.
3 Au demeurant, la portée iconoclaste de cet exercice peut tout de suite être relativisée.
Les sciences sociales n’en mourront pas. Elles ont pris des formes si diverses qu’il n’est
pas de démarche qu’elles ne puissent reconnaître comme étant des leurs. De tout temps,
elles ont eu recours de façon plus ou moins explicite à des métaphysiques, à des
anthropologies et à des épistémologies sous-jacentes extrêmement diverses, opposées,
ou même contradictoires chez un même auteur. Cela ne les a pas empêchées de se
développer, car ce qui les rassemble est plus à chercher du côté de la nécessité des
enquêtes empiriques que des présupposés théoriques. Mais le statut ambigu de
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l’empirisme que les sociologues revendiquent comme une sorte d’évidence disciplinaire
fait partie du problème  : il ne rend que plus mystérieux le lien que cet empirisme,
faisant de façon plus ou moins explicite l’unité d’une discipline à partir du travail de
terrain, de méthodes et de pratiques, peut (ou non) avoir avec l’empirisme des
philosophes (ou plutôt avec leurs empirismes, au pluriel), dont l’auteur des Essais
d’empirisme radical a à la fois été un héritier direct et un critique acerbe. Une version
optimiste consiste à voir dans la sociologie une philosophie empirique en actes, enfin
réalisée  4. Dans une version moins généreuse, on peut aussi remettre en cause l’effet
disciplinaire lui-même  : quelles questions un tel accord pratique sur des façons de
travailler, largement implicite, empêche-t-il les sciences sociales de se poser ? 5
4 Un autre point préalable, avant d’en venir à William James. Le fait même que je
puisse contribuer au débat sur les rapports entre pragmatisme et sciences sociales sous
cet angle incisif tient à l’état actuel du débat en France : heureusement, la période des
préjugés est passée, après quelques années durant lesquelles, comme c’est souvent le
cas, les prises de position ont précédé la bonne connaissance d’auteurs et de courants
d’abord affublés d’office des traits qu’on voudrait qu’ils aient pour pouvoir les en
accuser – en particulier l’utilitarisme ou l’opportunisme sans principe d’une philosophie
typiquement américaine  6. Surtout, la question de recherche qui semblait préoccuper
avant tout de nombreux sociologues intéressés par le pragmatisme était celle de la forte
tension supposée des sociologies dites pragmatiques avec la tradition critique. Dans ces
conditions, le renvoi à des auteurs originaux servait plus à argumenter sur cette scène
franco-française qu’à se laisser troubler par des voix étrangères et se rendre réceptif à
leurs propres concerns. Loin de chercher avidement ce que les pragmatistes américains
pouvaient apporter de nouveau, il s’agissait de les faire se plier docilement à la façon
dont nous avions fixé les termes des problèmes.
5 Plusieurs écrans de projection, la plupart assez épais, voire opaques, nous séparent en
effet des auteurs pragmatistes du début du siècle, peu connus en France et de moins en
moins lus aux États-Unis. Ces écrans ont donné du pragmatisme une image généreuse
mais naïve, angélique et acritique, et laissé ainsi le terrain libre aux pensées auto-
proclamées critiques. Vision fausse mais commode, alors très partagée : peut-être était-
ce la seule qui, pour beaucoup, pouvait dans ces années-là autoriser le pragmatisme à
frapper à la porte de la sociologie française. Il n’est pas inintéressant aujourd’hui de
parcourir à l’envers la série de ces écrans : la réappropriation plus ou moins sauvage de
l’étiquette pragmatique par des sociologies elles-mêmes très divisées sur des points qui
s’avéreront cruciaux, justement par rapport aux thèses pragmatistes  7  ; en arrière-plan
de ces controverses internes aux courants pragmatiques récents, le grand théâtre de
l’opposition sociologie pragmatique/sociologie critique  8, lui-même héritier, si l’on
continue à remonter le temps, d’une opération de domestication analogue déjà mise en
scène vis-à-vis de l’interactionnisme symbolique par Pierre Bourdieu, distribuant les
rôles entre sa sociologie critique et une sociologie locale, qui serait certes fine et
inventive, mais aveugle aux effets de structure, de légitimité et de domination dont lui-
même rendait compte  – il est des hommages qui sont des assassinats. Autre écran,
donc, l’écart très important entre les travaux effectivement menés par les vagues
successives de sociologie à Chicago  9 et une vision réductrice qui les associe à la seule
description d’interactions en face-à-face  ; cet écran interdisait de se rendre sensible à
une démarche pourtant très engagée, mais selon une conception de la critique fort
éloignée de ce qu’entend par là la tradition française. Enfin, last but not least, la filiation
elle aussi rien moins que directe entre ces chercheurs de l’entre-deux-guerres travaillant
à Chicago, à Boston, à New-York ou sur la West Coast et les philosophes pragmatistes
du début du siècle, dont les élèves de la première génération conservent le souvenir,
notamment à travers George Herbert Mead, mais auxquels les suivantes ne se réfèrent
plus explicitement, à part des cas isolés comme Anselm Strauss et dans une moindre
mesure Jack Katz (Fisher & Strauss, 1978) 10.
6 Si l’on retrace ainsi le paysage, c’est donc l’inverse qui aurait été un miracle : qu’il y ait
encore une once du pragmatisme initial dans celui qui a surtout servi de levier pour
s’extraire de l’influence hégémonique du paradigme bourdieusien dans la sociologie
française des années 1980. Et pourtant… Les textes sont des passeurs. Muets tant qu’ils
ne répondent pas à une interrogation partagée, ils deviennent décisifs lorsque c’est le
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cas. Le recours aux grands auteurs du passé n’a guère de sens s’il s’agit de rechercher en
eux quelque autorité rassurante, alors qu’ils nous sont précieux quand ils apportent des
idées dérangeantes. Des questions actuelles, brûlantes, sans réponse, rendent soudain
nécessaire, à la suite d’un long travail de reformulation et d’exploration, un auteur qu’on
ne lisait plus. Les textes ne relèvent pas d’une histoire des idées, comme s’ils
appartenaient au temps mécanique de leur production : ce sont eux qui font leur temps.
Michel de Certeau faisait remarquer que «  le retour aux sources est toujours aussi un
modernisme » (de Certeau, 1975, p. 149) : relire un auteur n’a rien d’un exercice gratuit
ou d’un goût pour l’érudition, visant à garantir ce qu’il a vraiment dit, comme si, figée
dans un écrit, une pensée se contenait elle-même une fois pour toutes. Tout ce que je
viens de retracer suggère l’inverse, en un retournement lui-même très jamesien  11  : ce
n’est pas nous qui lisons William James, c’est William James qui nous lit.
7 Or, parmi les fondateurs attitrés du pragmatisme, William James est sans conteste le
mieux placé pour mettre ainsi aujourd’hui à l’épreuve les sciences sociales. D’abord,
parce qu’il est sans contredit celui d’entre eux que les sociologues ou les anthropologues
ont le moins fréquenté. Mais faire sortir de l’ombre un auteur sous prétexte qu’il est
moins lu que d’autres, voilà une raison qui n’en serait pas une  – sauf à considérer,
comme je vais le faire, que cette moindre faveur des social scientists pour William
James n’a rien d’anecdotique, par rapport à John Dewey et George H. Mead, dont les
travaux les intéressent plus directement, et même par rapport à Charles Sanders Peirce
et au système original qu’il a élaboré avec ses théories de la signification.
8 Autrement dit, la première raison paradoxale de se focaliser sur William James est
celle-là même qui fait qu’il est peu lu par les sociologues : tant dans ses réflexions que
dans ses activités, cet auteur est très peu «  social  ». Cela interdit au sociologue une
assimilation trop rapide. De fait, la société, le public ou le collectif ne sont pas dans son
vocabulaire. Il n’a pas couru les associations pour l’éducation, le bien-être ou le vivre
ensemble, ne s’est pas dépensé en interventions auprès des politiques ou des acteurs
sociaux, comme l’ont fait John Dewey et George Herbert Mead. Pour autant, la
philosophie de William James, dans la mesure où on peut l’appeler ainsi, est bien en
liaison avec sa propre vie et avec celle des autres  : mais c’est à travers sa relation
critique – à tous les sens du mot – à la psychologie que cet engagement s’est joué. Pour
William James, à l’instar de ses collègues, le choix du pragmatisme a été un combat
autant vital qu’intellectuel et philosophique Lui-même arrime ses réflexions à la
dépression qu’il a connue et à la façon dont il a pu la surmonter. À son corps défendant,
il a mesuré combien ce qu’il appelle les « options vitales »  12, ces choix qui, justement,
nous forcent à nous déterminer, n’ont rien d’une délibération purement éthique,
gratuite, intellectuelle. La crise mortifère qu’il a traversée l’a aussi rendu attentif à la
variété des expériences religieuses (1902), si paradoxales qu’elles puissent sembler.
Voilà qui a dirigé en sous-main ses explorations vers des voies profondément originales,
dans la double critique d’un rationalisme étranger aux flux vivants et à l’épaisseur de
l’expérience, et d’un mysticisme qui se réfugie dans les bras d’un Dieu absolu ou d’un
paradis hors du monde  : James ne cherche pas à réformer la philosophie, mais à se
servir d’elle pour enrichir les existences, accepter la pluralité de mondes toujours
« encore à faire », s’ouvrir à des « consciences surhumaines »  13. Ce que résume bien sa
sentence (celle que, par opposition au faux réalisme de l’empirisme primaire, il assigne
à son «  empirisme radical  »)  : l’expérience, rien que l’expérience, mais toute
l’expérience, sans rien en retrancher 14.
9 La question de la conscience, de sa conception de l’expérience, du refus du dualisme
corps-esprit ou connaissance-action, tous ces problèmes trouvent leur impulsion initiale
dans la révision radicale qu’il mène, dans les Principes (1890), de la psychologie
expérimentale et de la conception primaire de l’empirisme qui animait sa discipline.
Dans le curieux épilogue dont j’ai placé un extrait en exergue du présent texte et qu’il
donne à son Précis de psychologie (1892) après en avoir négocié la taille avec son
éditeur qui voulait le supprimer, William James adresse à la psychologie de son temps
une déclaration de guerre de grande ampleur. Bien au-delà de l’affirmation banale que
le refus d’une métaphysique ne signifie pas qu’on n’en ait pas, mais qu’on en mobilise
une sans le reconnaître et sans qu’elle puisse être discutée, le baptême du feu
philosophique de cet auteur n’a rien d’une spéculation gratuite, intellectualiste, comme
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il dit  : dans un geste qui ne manque pas de panache, il abandonne là à leur triste
dualisme la physiologie et la psychologie expérimentales dont il vient, que ses Principes
de psychologie ont méticuleusement sapé de l’intérieur. William James conclut ainsi
l’ouvrage même dans lequel il présentait une synthèse impressionnante de ces travaux.
Le point amusant est que, sans embarras particulier, cet ouvrage a continué à servir de
référence à la psychologie « positive » dont il venait de décréter l’impossibilité. Au-delà
de l’anecdote, piquante, qui dit bien le caractère du personnage, ce combat montre que,
plus profondément, chez lui comme chez John Dewey et George Herbert Mead, la
détermination philosophique s’est d’abord jouée sur le plan personnel.
10 Le propos de ce texte est donc moins de déboucher sur une critique des sciences
sociales que sur un renouveau pragmatiste possible de l’enquête sociale à partir du
cadre même des sciences sociales  : ce «  à partir de  » signifie qu’on s’appuie sur elles,
jusqu’à un certain point et qu’il importe donc de les reconnaître, pour mieux identifier
les moyens et les savoir-faire qu’elles ont su forger. Il signifie aussi que, si nécessaire, ce
cadre doit être dépassé. D’où les trois temps de ce texte. D’abord, il insiste sur ce que la
philosophie de William James a de spécifique, qui rende féconde une relecture faite non
pas dans l’absolu, mais dans la perspective d’une réflexion sur les enquêtes à mener
aujourd’hui. Voire même, en amont de cela, sur l’«  enquête  » même  : en quête de
quoi ?  15 Puis il développe les remises en cause que cette relecture permet de formuler
vis-à-vis des sciences sociales telles qu’elles se pratiquent, si diverses soient-elles. Enfin,
à partir d’enquêtes existantes, il suggère ce qui, dit ainsi, ressemble à une troisième
voie, une enquête philosophique véritablement empirique ou une enquête sociale
sachant déborder de son propre cadre et prendre au sérieux les objets en cause. On voit
qu’il ne peut s’agir ici que d’une esquisse, d’où les précautions oratoires prises en
commençant.
11 Une dernière remarque latérale. Au fil de ces interrogations, ressurgit le serpent de
mer du rapport entre philosophie et sciences sociales. L’un des gestes fondateurs de ces
dernières a été de s’affranchir de la spéculation libre sur des thèses et des concepts et de
s’obliger à soumettre leurs théories à l’épreuve de l’enquête empirique et à appliquer des
méthodes scientifiques propres, afin d’assurer la discutabilité de leurs résultats et de
leurs analyses. William James fait le parcours inverse. N’y a-t-il pas là un grand danger :
s’interroger sur le dualisme, sur la coupure entre le savant et son objet, réintroduire les
métaphysiques cachées derrière la science, douter de la séparation entre les objets et les
relations qui les prennent pour cibles, n’est-ce pas régresser, abolir la différence si
chèrement acquise entre philosopher et faire de la science, revenir à l’état
préscientifique de la réflexion sociale auquel Émile Durkheim renvoyait Gabriel Tarde ?
Sans se laisser intimider, il faut vite renvoyer ledit serpent de mer dans ses flots. Je n’ai
ni la prétention ni l’envie de me faire philosophe, mais rien ne rend cela nécessaire, sauf
à interdire tout échange. Surtout, cela dépend de la philosophie en cause  : il n’est pas
question ici du rapport entre philosophie et sciences sociales en général, mais de la
leçon précise qu’un sociologue peu satisfait par certains aspects cruciaux de sa
discipline peut tirer d’un philosophe lui-même très atypique parmi les siens et qui ne
mâche pas ses mots lorsqu’il les critique. Simplement, les frontières pertinentes ne
passent pas là où on les attend. En tout cas pas entre des ensembles aussi massifs que
les deux discours institués que sont la philosophie et les sciences sociales. Elles se
faufilent à l’intérieur de chacun  : il faut donc braconner chez l’un et chez l’autre sans
avoir de permis de chasse pour ramener quelque gibier.

In search of William James?


12 Choisir William James est tout sauf arbitraire pour renouveler l’enquête dans une
démarche pragmatiste  – formulation trop minimaliste  : ce n’est pas l’étiquette
pragmatiste qui compte, mais ce que l’ouverture à des mondes pluriels et l’engagement
dans l’indétermination remettent en cause, par rapport aux canons de la recherche
scientifique. Sous cet angle, s’intéresser à William James est un bon choix : son écriture
très insolente et sa liberté vis-à-vis des disciplines sont un vaccin contre la recherche

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d’un maître à penser 16.
L’un des traits de ses écrits, outre le sens assassin de la formule
juste  17 est bien l’originalité de ses réflexions, leur audace, mais aussi le ton tout à fait
irrévérencieux avec lequel il sait manquer de respect aux autorités les mieux établies  18.
Ce qui pourrait n’être qu’une qualité de style est une qualité philosophique, l’arme qui
lui permet de donner au pragmatisme – ce mot qu’au demeurant il n’appréciait guère –
sa formulation le plus radicale. C’est un des motifs qui lui feront préférer, pour désigner
sa propre version de cette pensée, ceux de pluralisme et d’empirisme radical.
13 Il n’y a chez William James ni système, ni longs développements, mais des thèses
vitales, dans ses livres-clés  ; et puis quelques disputes un peu vieillies avec les néo-
hégéliens de son temps dans les salons de la Nouvelle-Angleterre. Il s’est moins battu
pour élaborer et soumettre à une discussion académique une philosophie que pour tirer
les leçons d’une aventure indissociablement personnelle et philosophique, vitale et
logique, pour relier entre eux des épisodes de sa vie, surmonter des crises et nous aider
à mieux ajuster nos façons de penser le monde à ce qui nous arrive. Cette posture
même  – et le style qu’elle lui fait adopter  – sont un excellent contrepoison pour le
sociologue : pas moyen ici d’appliquer quelque dogme, tout reste à faire – voilà qui est
très pragmatiste, il s’agit de considérer ce qu’une pensée fait faire, non ce qu’elle « est ».
William James donne l’impression de fournir des formules, très profondes,
synthétiques, mais qu’on ne peut comprendre qu’a posteriori, après les avoir
«  expériencées  » soi-même, un peu comme un sage (ce peut être une autre raison
faisant que les sociologues se sont sentis moins attirés par lui que par John Dewey et
George Herbert Mead, dont non seulement les sujets et le travail mais aussi le style sont
beaucoup plus proches du leur).
14 Revenons donc d’abord rapidement sur les thèses centrales de la philosophie de
William James. Refus du dualisme entre un sujet qui aurait des émotions, comme si
elles étaient des objets isolables. Refus parallèle du dualisme entre une connaissance du
monde et un monde connu, entre le savant qui développerait un savoir indépendant des
réalités qu’il observe et le déploiement même de ces réalités. Les relations entre les
choses et les choses en relations ne sont pas deux réalités d’ordre différent  19, elles sont
faites « de la même étoffe », dit-il  20 : « There is no thought-stuff different from thing-
stuff » (James, 1912, p. 137) ; c’est l’hypothèse de la continuité (Ibid., lecture VII, « The
Continuity of Experience », p. 275 sq.), reprise du « synéchisme » de Charles Sanders
Peirce, celle d’une «  entre-pénétration  » de réalités (James, 2007b, p.  171) qui en
prolongent d’autres et se prolongent en d’autres  21. Une idée qui répond sur le plan
ontologique à celle du «  flux de conscience  » (stream of consciousness) par quoi
William James s’était fait connaître en psychologie (James, 1890, 1892). Luttant à la
fois contre l’idéalisme et contre l’empirisme classique, il tient que les relations font
partie de l’«  expérience pure  », elles sont objectives et non le fruit de l’esprit (James,
2005b, p. 124) : les connexions sont dans le monde, entre les choses et entre les choses
et nous (voir Joseph, « Pluralisme et contiguïtés », dans Cefaï & Joseph, 2002, pp. 83-
105).
15 De là, le privilège accordé à un monde à faire, « still in process of making » comme il
dira plus tard  22, donc aux processus, aux flux, aux courants, loin de leur illusoire
fixation dans des causes ou des concepts. William James décrit ainsi un monde fait de
pragmata, ces « choses en tant qu’elles ne sont pas données », mais en train de se faire,
« dans leur pluralité » (James, 1998, p. 138) : choses-relations, choses en extension  23.
Ce monde est pluriel et ouvert, fait de couches de réalité non réductibles, non
définissables (au sens strict du terme, elles n’ont pas une fin descriptible de l’extérieur,
mais sont le résultat provisoire des relations), c’est un tissu en expansion de réalités
sans extérieur, distinctes, hétérogènes, «  lâchement interconnectées  » (connected
loosely) (Ibid., p.  76). L’«  expérience pure  » désigne ce qui se passe dans son
indétermination, par rapport à ce qui le spécifie, l’explique ou le détermine, qu’on ne
peut que lui ajouter  : c’est l’hypothèse de l’extériorité des relations et du caractère
additif du savoir. Enfin et peut-être surtout, c’est le refus du déterminisme (idée elle
aussi centrale chez Charles Sanders Peirce, qui la baptise «  tychisme  »). Sur le plan
scientifique, William James ne fait du déterminisme qu’une hypothèse commode pour
travailler dans un cadre donné. Surtout, sur le plan éthique, il lui oppose ce que, bien
au-delà de la confiance (qui n’est qu’extrapolation de ce que l’on connaît), il appelle la
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« volonté de croire » (James, 1897). La croyance est un acte et, dans l’indétermination
du cours du monde, c’est un engagement sans garantie. Mais elle contribue à faire
arriver ce en quoi l’on croit, ou plutôt ce que l’on veut croire, au sens fort du mot volonté
que John Dewey reprendra aussi, celle qui se mesure à ce que l’on fait, voire à ce que
l’on fait arriver, non à ce que l’on dit (Dewey, 1939).
16 Je livre ainsi volontairement sur un mode cavalier et partial ces éléments-clés de la
philosophie de William James. Il ne s’agit pas d’en faire une exégèse érudite. Je ne
donne pas non plus à la question de la vérité l’importance qu’elle a dans sa pensée, alors
même qu’elle a occupé l’essentiel des débats philosophiques sur le pragmatisme et que
c’est à travers ce débat, très virulent à l’époque et qui l’a rendu célèbre  24, tout en lui
permettant de discuter avec Henri Bergson, Edmund Husserl ou Bertrand Russell, que
la philosophie a réintégré William James en son sein. Or, ce qui m’intéresse est que ce
dernier était précisément en train de s’extraire du « philosophisme » de la philosophie
(qu’à la suite d’Henri Bergson, il appelle son « intellectualisme ») pour la raccorder à la
vie. Il est au moins autant un a-philosophe ou un para-philosophe qu’un philosophe.
Son ton impertinent montre bien cela  – et les philosophes, tenus de discuter ses
critiques sérieusement, ne sont peut-être pas les mieux placés pour relever cette
insolence – et en quelque sorte prendre au sérieux le manque de sérieux avec lequel il
les traite  25. Non sans manifester une certaine audace et une confiance retrouvée de
William James en lui-même, ce ton agressif ou cavalier dit qu’il n’a cure de leur
répondre. Ce qu’il veut se situe ailleurs  : non pas faire de la philosophie pour elle-
même, mais retrouver le flux vif de l’expérience au moyen de la philosophie.
17 Donner toute son importance à ce mouvement, qui est donc moins une critique de la
philosophie qu’un effort pour s’appuyer sur elle pour aller de l’avant dans le monde,
oblige à assumer le caractère conjoncturel, lié à un usage, des concepts et des théories
chez William James. Cela s’applique aux siens et il le fait souvent lui-même, y compris à
propos du pragmatisme, qui n’est qu’une hypothèse à vérifier, ou du pluralisme, qui doit
être jugé à ce qu’il permet de faire (voir note 22). Dès lors, réduire ses idées à quelques
thématiques étroitement reliées entre elles, ce n’est pas faire mal de la philosophie, mais
se servir de ce qu’elle peut proposer, saisir ses idées au vol comme des actes de pensée
ayant une histoire et des effets. Il faut les estimer à leurs reprises et leurs trahisons, plus
qu’à l’aune d’une illusoire conformité à une formulation originale, tel un dogme fixe.
Cela ne veut pas dire qu’on puisse tout en dire à sa fantaisie, mais, bien au contraire,
qu’on ajoute aux théories la contrainte de les lire à travers leur capacité à faire agir. Cela
a été vrai pour William James lui-même, dans son combat contre sa dépression  26, puis
pour se dégager de la psychologie positive et tout au long des mises au point qu’il n’a
cessé d’écrire pour répondre à la réduction insistante du pragmatisme à un utilitarisme
opportuniste 27. Le même critère, celui de la capacité à faire agir, ne peut-il s’appliquer à
l’enquête sociologique ? Elle perdrait le noble isolement du savant, mais elle gagnerait la
possibilité d’enrichir l’expérience du monde en s’ouvrant à des objets inconnus, en
s’autorisant des questions que, depuis Émile Durkheim, elle considère comme taboues
(à commencer par la valeur des choses), en se dégageant de la fausse certitude que
donne l’appui sur des concepts et des outils stables 28.

Attachements : renouveler l’enquête sur


les objets qui nous font
18 Comment changer ainsi l’enquête sociale  ? Tout cela fait-il une différence, non
seulement par rapport à la sociologie française, de tout temps adepte de la prise de
distance, qu’elle soit positiviste, structuraliste ou critique, mais même par rapport à des
approches résolument empiristes, comme la grounded theory d’Anselm Strauss et
Barney Glaser (Strauss & Glaser, 2010 [1962])  ? Relations à patiemment nouer et à
gérer, équipement et durée, travail de recueil et de reprise, cadre non fixé a priori,
interprétations à laisser venir et à mettre à l’épreuve, etc., n’est-ce pas désormais le B-A-
BA  ? Ces conditions d’une enquête ouverte, qui ne se contente pas de recueillir des
« données » et de ne trouver que ce qu’elle cherche, n’ont-elles pas été assimilées depuis
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29/08/2019 Enquêter sur nos attachements. Comment hériter de William James ?
longtemps ? Du moins sur le terrain : mais justement, tout l’enjeu est là. À quoi bon ces
questions de méthode, si c’est pour en revenir en bout de course à une lecture sociale
centrée non sur ce que les gens font, mais sur la façon dont ils le font ? Non sur l’objet
de l’action mais sur l’action collective, non sur nos attachements mais sur nos
déterminations  ? Que ce soit l’œuvre d’art ou la justesse d’un soin, la lutte contre
l’inégalité ou la violence, le plaisir du jeu ou du sport, l’extension de nos capacités ou la
quête d’un vivre ensemble respectueux de l’altérité, le défi est peut-être moins affaire de
méthodologie ou de théorie que celui d’additionner les petits décalages qui nous aident
à remettre au cœur de l’enquête l’objet en cause, alors même qu’il est moins saisissable.
19 Les objets ont fait irruption dans l’enquête sociale, non plus comme enjeux ou points
fixes, mais à travers leur agency, leur capacité d’action et au-delà, à travers leur pouvoir
d’interpellation, leur ouverture, leur pluralité, voire le manque même qui les habite  ;
loin de se définir par leur stabilité, ils prennent corps à travers leur fragilité même et
leur capacité à appeler, à provoquer, à « faire faire ». Les concerns exigent des mises à
l’épreuve 29, les pragmata imposent leur « agir intérieur », les attachements nous font
autant que nous les faisons. Inversement, ils aident à leur propre mise en forme et à
décider des contours de l’enquête, sur des modes chaque fois différents 30. Il n’y a pas de
méthodo-logie  : chaque objet réclame sa méthode. Cela déborde largement des
thématiques qui ont déjà été bien développées en sciences sociales, comme l’observation
participante  31, la grounded theory, l’engagement du chercheur (Olivier de Sardan,
1995 ; sur ces questions, voir Cefaï et al., 2010), ou encore l’évaluation et l’expertise. Ces
thématiques pionnières, très importantes, sont néanmoins tendues par un même effort
paradoxal pour rendre compatibles la science et l’action tout en conservant les
prémisses épistémologiques du dualisme classique qui les oppose terme à terme 32. Il ne
s’agit pas seulement de l’engagement du chercheur et de son art de l’observation, non
plus que d’inter- ou de pluridisciplinarité : ce vocabulaire conserve le sens traditionnel
de la discipline et conforte le chercheur dans la position qu’il s’est donnée, allant du
viseur au monde visé. La remise en cause plus radicale, déjà énoncée par John Dewey,
considère que l’enquête est d’abord celle des personnes concernées et, en termes
jamesiens, que notre propre enquête est elle-même une expérience qui s’ajoute à
l’expérience en cours et la prolonge dans d’autres possibles. J’emploie le mot « ajouter »
exprès, suivant l’idée très forte de William James sur la nature additive du savoir, qui ne
réduit pas, ne décrit pas, ne dit pas ce que sont les choses, mais leur est ajouté et ainsi
les augmente.
20 On peut reposer la question de façon un peu simpliste, mais expressive : que se passe-
t-il si au lieu de nous demander comment nous construisons nos objets, nous nous
demandons comment les objets nous font ? Il vaut en effet la peine de relier le problème
que posent les objets aux sciences sociales au geste fondateur de celles-ci : se séparer de
la philosophie et faire du social un objet de science  – non sans adopter pour cela une
exigence de l’enquête empirique, que nous leur devons et qu’il faut non seulement
conserver pieusement, mais élever toujours plus haut. Mais au passage, que sont
devenus les autres objets – ceux des acteurs, les produits de la science, de la technique,
de la culture, du marché  ? Le social n’est promu, de mille façons, au rang de registre
capable d’expliquer ou d’interpréter nos actes qu’au prix d’une relégation des objets
ordinaires à un rang second, passif. Ils sont « hors champ » s’il s’agit d’objets naturels,
ils sont repris comme signes d’autre chose qu’eux-mêmes, s’ils sont saisis dans les rets
de l’interprétation sociale. Le piège s’est refermé  : dans cette optique, les objets sont
donnés, ils ne dépendent pas de nous, ils ne font rien, ils ne sont pas intéressants, ce qui
compte, c’est ce que nous en faisons. Le geste même qui fait de l’action collective son
objet de science pousse à jouer l’analyse socio-logique de l’action contre l’objet de
l’action et non pas pour lui. Dite ainsi, la formule est polémique, mais qu’il s’agisse
d’art, de politique, de handicap, de biologie ou d’ondes magnétiques, le danger est bien
présent, pour la sociologie, de transformer les objets en enjeux et l’action en pratique et,
pour l’anthropologie, de les changer en signes ou en rites. Chaque fois, dans le «  faire
quelque chose ensemble » de Howard Becker (1986), elles prennent en considération le
«  faire  », le «  ensemble  », mais pas le quelque chose. Et cela non pas par défaut  :
comme un devoir. En somme, «  étendre  » ou sociologiser le pragmatisme que nous

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29/08/2019 Enquêter sur nos attachements. Comment hériter de William James ?
empruntons à William James, c’est mettre l’accent sur ce «  quelque chose  », sans le
prendre inversement pour un donné ou un objet fixe 33.
21 Que fabrique-t-on donc au juste, en accompagnant ainsi, de façon plus ou moins
active, des expériences en cours  ? Sur un mode encore programmatique, ce qui suit
s’appuie sur l’expérience d’«  Attachements  », un collectif constitué de chercheurs ou
d’acteurs volontaires, issus d’horizons très divers, pour discuter de travaux, en cours ou
passés, sur des sujets sensibles, des êtres fragiles, des collectifs en train de se former. Si
les sujets choisis par les participants sont très variés, les difficultés qu’ils soulèvent sont
étonnamment proches. De l’aide et du care à l’art, de la folie au goût ou au bio, de la
maladie au web, du patrimoine aux nouvelles technologies ou à la quête d’autres formes
de vie, se retrouvent des interrogations très voisines  : sur ce qui surgit en situation et
dans la durée ; sur l’art d’une relation aux acteurs qui soit moins tactique, manipulatrice
ou hypocrite que productrice ou, pour mieux le dire, réalisante  ; sur la fragilité (et le
polymorphisme ontologique) des êtres en question  34 ; souvent, enfin, sur une politique
qui soit entièrement retaillée sur l’avènement incertain de mondes à venir  35. Il y a des
êtres, des états, des objets, dont la qualité et la consistance méritent d’être soutenues,
d’autres qu’il faut réduire ou combattre  ; nous nous y engageons à notre façon. Parler
d’êtres fragiles ne veut pas dire qu’ils s’opposent à d’autres objets  36  ; il ne s’agit pas
d’isoler un domaine d’objets sensibles ou de terrains difficiles par rapport à d’autres,
mais au contraire d’accueillir leur fragilité commune – ce n’est pas moins engageant. Dit
autrement, établir dans la pratique une conception « additive » du travail du chercheur,
c’est essayer avec ses techniques propres (incluant des concepts et des théories) d’aider
à faire surgir, à mieux cerner, à faire réaliser une expérience particulière, sur un mode
non exhaustif, aux côtés des acteurs. Non pas se substituer à eux, mais coopérer avec
eux et, dans ce processus de coopération, faire peut-être apparaître de nouvelles
perspectives.
22 Ces exigences renvoient de façon insistante à l’irréductibilité du moment présent, à
une attention à « ce qui se passe », à la sculpture de ce qui peut échouer ou réussir. Non
pas un retour à l’interaction ou à l’hic et nunc, non plus qu’un culte de l’intime, donc,
mais au contraire un effort pour recueillir l’expérience dans les liens, les fils, les
attachements, les pesées et les durées qui la font tenir et qu’elle oblige à reprendre, en
situation et dans l’interaction  – à condition d’inclure dans ces termes les choses en
cause. Ces attachements supposent dès lors un engagement, pour les saisir, les jauger,
les soutenir ou les critiquer, donc une prise de risque, dans la mesure où ni les critères
ni les analyses ni les actions qui permettent de faire cela ne sont assurés. C’est le risque
d’une recherche qui soit aussi une action et qui, avec ses propres moyens et dans ses
limites, contribue à produire les choses, les liens, les mondes auxquels nous tenons  37 :
d’un côté, dans chaque cas l’extrême précision de ce qui se joue est frappante  38  ; de
l’autre, pour pénétrer cette sculpture même des choses en train de se forger, l’enquêteur
ne peut plus prendre appui sur les facteurs, structures ou causalités qu’offre le cadre fixe
des disciplines. Loin d’être le fruit hasardeux de nos rencontres, le flottement
disciplinaire régnant dans notre groupe, notamment entre philosophie et sciences
sociales, mais aussi entre activisme et académie, n’a rien d’un accident. L’instabilité est
de règle, elle est directement liée à ce programme incertain, qui me semble être l’esprit
même du pragmatisme : les mondes à faire se pensent et se produisent dans un même
mouvement – même et surtout si chaque opération, chaque montage expérimental doit
trouver son propre agencement. Nos recours à l’éthique, à la philosophie, à la politique,
tout autant qu’aux techniques des sciences sociales, ne tiennent pas seulement à nos
compétences, ni même à nos intérêts propres : nos objets eux-mêmes les réclament.
23 Tout cela sonne comme un manifeste, avec ce que cela exprime de vanité, aux deux
sens du mot. Mais l’objectif de ce texte au statut tâtonnant est bien de se risquer à
l’énoncer publiquement à partir de problèmes qui, au moins latéralement, font le lien
entre nos terrains, nos objets, nos enquêtes, nos intérêts, apparemment si divers, et
circulent en effet de façon très insistante, explicite, du geste du danseur ou du solo du
musicien au statut d’un objet sur le web, de la démarche emblématique de
Dingdingdong (association de co-production de savoir sur la maladie de Huntington 39)
à la relation d’aide auprès de personnes en situation de handicap, de la production d’un
patrimoine régional à celle d’une sensibilité à la qualité bio, du combat des travailleuses
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29/08/2019 Enquêter sur nos attachements. Comment hériter de William James ?
du sexe aux enjeux d’une tarification de l’électricité, de l’écoute d’une présumée
schizophrène à la mesure par la science et l’industrie de nanotechnologies si petites
qu’elles se confondent avec leur mesure, à l’accompagnement de SDF, de la vie d’un
quartier qu’on détruit, de squatters, ou encore de militants perdus.
24 Dans ces conditions, un geste, une présence, un regard peut valoir un gros rapport de
recherche, ou une vigoureuse intervention, ou la virtuosité d’une performance, ou
encore l’invention d’un dispositif ingénieux. Il y a certes un côté paradoxal à décrire
ainsi sur un mode général et abstrait des enquêtes dont on affirme qu’elles sont toutes
spécifiques et font apparaître à la fois des réalités, des rapports, des êtres et des
dispositifs d’enquête différents. En un sens, il n’y a que des récits d’expérience, il n’y a
que des récits d’enquêtes : il n’y a pas de général des particuliers. Nous tentons un drôle
d’exercice, contradictoire, désigner au ras d’elles-mêmes comment arrivent/se font
arriver des expériences toutes différentes. Comment formuler cela sans recourir à
l’extériorité d’une grammaire, d’une épistémologie, etc., c’est peut-être une autre façon
de dire le projet pragmatiste : accompagner le cours d’extensions particulières. En effet
la contradiction s’efface si le monde n’est pas clos, fini : chaque réalité en se déployant
se fait de plus en plus particulière, au fur et à mesure qu’elle se sculpte elle-même.
Disons qu’il s’agit moins de dessiner un moule commun que de proposer une saisie
supplémentaire, qui aide à reprendre autrement ces travaux en notant qu’ils tournent
autour d’une question cruciale, difficile mais passionnante  ; question ouverte, assez
informulable, qui se situe bien au-delà de l’opposition entre l’actif et le passif et qui est
aussi transverse par rapport au partage entre savoir et action  : quelque chose comme
l’art du «  faire exister  ». D’abord, l’art que manifestent les êtres et les choses mêmes.
Ensuite, le nôtre dans ces aventures, ces accompagnements d’êtres en train de se faire :
si nous nous privons d’un certain nombre d’outils disciplinaires, en revanche nous
enquêtons avec les personnes concernées, dans les situations, au plus près des
expériences. Accompagner, c’est bien le sens profond du mot méthode que nous
retrouvons là, et ce souci lui redonne ses exigences esthétique, éthique et politique.
25 Passer d’un objet à l’autre (dans mon cas de la musique aux amateurs, de l’escalade à
l’alcoolisme, ou du vin bio à l’aide comme fiction) est une ressource-clé pour penser les
attachements, ou revisiter le pragmatisme, le statut des objets, la forme de l’enquête et
la place du sociologue (Hennion, 2010). Le maintien de cet équilibre entre terrains
permet aussi d’éviter un piège : que « fragilité », incertitude, etc., ne renvoient qu’à des
« problèmes sociaux », au sens du travail social, qu’ils ne parlent que de souffrance ou
pis encore, qu’ils ne soient qu’une qualification négative, un défaut par rapport à de
vrais objets, eux fermes et réussis. Non ! Le sublime et nos faiblesses sont de la même
étoffe. Et qu’il y ait des êtres potentiels appelant à cette existence plus intense qu’une
attention peut leur donner, on le comprend infiniment mieux en ayant en tête une
improvisation nocturne, le sourire d’un SDF ou d’un aidant, la performance d’un sportif,
le désespoir d’une Alzheimer placée en institution, la jubilation d’un ingénieur ayant
résolu un problème technique ou la passion d’un viticulteur, qu’en s’en tenant à un objet
unique. Dans toutes ces expériences (comme dans une infinité d’autres possibles, à
venir, la liste n’a pas de raison de se clore, qu’elles soient sportives, esthétiques,
religieuses, hallucinatoires, érotiques ou politiques), il s’agit d’un entrelacs d’existences
dépendantes, indéfinissables, qui «  prennent  » plus ou moins, parfois se diluent et se
détruisent, mais qu’on ne peut fixer dans leur identité ou réduire à des causes externes.

Vers une redéfinition pragmatiste de


l’engagement
26 Le discours disciplinaire n’est pas au départ de la compréhension d’une expérience,
qu’il suffirait de viser et de cadrer comme s’il s’agissait d’un réservoir inerte et infini où
puiser les éléments nécessaires pour construire un modèle théorique. Au centre d’une
interrogation, il y a une expérience, incertaine, multiple, dont les bords sont difficiles à
tracer. C’est d’elle qu’il faut partir, en la faisant se densifier, se déplacer, prendre de la
consistance, dans le cas du chercheur à travers les manipulations que les outils de la
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29/08/2019 Enquêter sur nos attachements. Comment hériter de William James ?
pensée et de l’écrit lui font subir. Ce mouvement a été au cœur des combats menés par
les pragmatistes  : «  remonter la pente  », contre la tendance des dualismes à
indéfiniment accentuer leur fracture (à faire le grand salto, disait William James  40),
entre le monde à connaître et la connaissance du monde. S’il y a méthode, elle est moins
anti-disciplinaire qu’a-disciplinaire : non en ce qu’elle échapperait à la discipline par un
anarchisme sympathique mais parce que, dans la lignée du pragmatisme, elle inverse la
relation entre l’expérience et ses divers comptes rendus. C’est l’expérience qui est un
donné, impensable, mais dont on ne peut se débarrasser et les disciplines et les concepts
qui doivent « faire avec » pour en rendre compte. Plus que cela, pour se montrer à sa
hauteur, être capable de la « valuer » (Dewey, 2011 [1939]) : l’évaluer et la promouvoir
et par-là augmenter (ou diminuer) son degré d’existence.
27 C’est bien parce qu’on reprend les objets comme des couches de relations, des nœuds
d’épreuve, des êtres incertains, dont le gradient même d’existence dépend des relations
qu’ils entretiennent, qu’on peut « remonter la pente », c’est-à-dire rapprocher les objets
des dispositifs de saisie, de mise en rapport, d’expérimentation qui nous mettent en
présence d’eux, sur un mode à la fois provisoire ou, pour mieux le dire, « tentative », au
sens anglais, toujours à l’essai et productif. Il s’agit donc aussi de ne plus séparer
l’expérience des acteurs de son compte rendu savant, en s’engageant dans des
dispositifs et des agencements qui font à la fois exister et apparaître les êtres et les
réalités qui nous entourent et sur lesquels nous comptons nous-mêmes pour exister. Je
m’interrogeais plus haut sur ce que nous faisions de si différent. Peut-être faut-il
prendre la question à l’envers  : quel sociologue affiche non seulement son droit, mais
son devoir d’interroger la valeur de l’art, la raison d’être même de l’art, sa
responsabilité, ce qu’il fait, et pour quoi (voir Debaise, Douroux et al., 2013), quel
sociologue décrit l’aide à domicile non seulement en valorisant un métier, une tâche, en
mobilisant la domination et la profession, en faisant intervenir le gender, etc., mais en
mettant sur le tapis avec les aides elles-mêmes le sens même de l’aide, ce en quoi elle est
constituée, sa valeur éthique, même et surtout irréductible à tout principe supérieur ou
à tout respect de bonnes pratiques (Hennion & Vidal-Naquet, 2012 et 2014)  ? Quel
sociologue de la danse en fait un moyen d’exploration et d’extension des êtres et de
travail sur la frontière intérieur-extérieur, qu’il vit lui-même 41, et non une pratique dont
il faut restituer la logique propre en la décrivant à l’aide d’outils tout faits, le groupe, le
corps, l’identité, la différence sexuelle, etc.  ? Chaque fois, le «  faire connaissance  »
(comme dit joliment Vinciane Despret, 2002) est produit non en mettant entre
parenthèses cet « enjeu », l’objet de l’activité, et en se focalisant sur l’action collective
des humains autour de lui, mais en se rapprochant le plus possible de ce qui est le plus
ouvert et le plus important (le plus critique, donc) pour les personnes concernées, sans
en faire une simple valeur à enregistrer. Or, les sciences sociales tournent sur ce partage
fondateur entre un savoir local, centré-objet, du côté des acteurs, et un savoir social sur
ce qu’ils font ainsi sans le savoir, révélé par le social scientist. Dans le même geste, elles
rendent irrelevant le savoir des acteurs et fondent le bien-fondé de leur savoir propre.
Le pragmatisme rompt ce geste : ce n’est pas rien !
28 Le pragmatisme est une approche engagée, qui renforce en aidant à la formuler la
production des valeurs communes dans le cours de l’action : quel monde voulons-nous,
comment le faire advenir ensemble ? Au demeurant, depuis les origines de la sociologie
et de l’anthropologie, l’intérêt du social scientist pour un sujet n’a jamais été
indépendant, détaché du monde étudié  ; domination, inégalité, problèmes urbains,
raciaux, éducation, pauvreté, santé, religion, art, violence, ces thèmes sont au contraire
des «  problèmes communs  » et le chercheur s’intéresse à eux pour cela. Mais les
reprises théoriques ne suivent pas, reconduisant des dualismes trompeurs et faisant
sans cesse le grand écart (entre attitude pragmatique et critique, s’engager et prendre de
la distance, participer et observer…), comme s’il fallait changer de casquette selon que
l’on est face aux acteurs concernés ou dans une enceinte académique. Le pragmatisme
n’est pas une simple méthode d’enquête valorisant la proximité à la situation locale,
qu’il faudrait ensuite dépasser pour traiter de problèmes généraux. C’est à l’inverse un
effort de responsabilité maximale, sans garant, tourné vers l’avènement de mondes à
faire et visant la « capacitation » des personnes et des situations. Cette représentation
pragmatiste de l’action collective qui a largement inspiré les enquêtes menées à Chicago
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29/08/2019 Enquêter sur nos attachements. Comment hériter de William James ?
face aux problèmes nouveaux que posait la ville, anticipait les formes du débat public
partout mises en œuvre aujourd’hui, de l’environnement à la biologie, de la santé au
transport ou à l’énergie, de la sexualité à la solidarité avec les personnes vulnérables.
29 Nous héritons d’une version anti-pragmatiste au possible de l’idée même de critique,
comme injonction culpabilisante à ne pas accepter l’ordre du monde. Cette fausse
évidence part d’une inversion absurde, comme s’il y avait rien de tel qu’un monde plat,
tout fait, et qu’il fallait passer dans un autre monde grâce à la lucidité et au courage du
penseur qui s’extrait du quotidien pour voir le cours du monde de plus haut. Tout plaide
pour l’inverse  : la brisure, l’irruption du trouble, le point critique, c’est celui de
l’expérience la plus ordinaire, un regard dans un couple, le geste trop brusque d’une
aidante, l’ajout d’un intrant dans un vin en train de fermenter, tout autant que le choix
d’un mode de régulation des banques ou la décision d’entrer en guerre. Qui sait ce qui se
passe, à ces moments « critiques », où justement impérativement il faut faire quelque
chose, sans être sûr de rien  ? Chaque fois, ce qui fait crise, ce n’est pas un cours du
monde prévisible auquel il faudrait s’opposer, ni ce qui fait système, c’est ce qui
déborde, ce qui n’est pas contenu ou connu mais qui exploite les failles. L’expérience des
gens, cette fois au sens de ce qu’ils ont appris et qu’ils savent dire, est bien là : quoi de
plus véritablement critique ? Ajouter à cela des macro-acteurs qui viennent expliquer du
dehors ce qui se passe «  réellement  » (capitalisme, intérêts, domination sociale, etc.),
c’est se tromper deux fois, sur leur statut extérieur, non porté par les acteurs et actants
eux-mêmes et sur leur capacité à décider du monde : ce sont ces explications qu’il faut
expliquer (analyser ce que font et font faire ces entités, vues comme des montages
provisoires et bancals, toujours à reprendre) et non critiquer en ce sens devenu
commun, comme s’il s’agissait d’entités stables, déterminantes, qui agiraient d’elles-
mêmes et que la science ou la critique ferait apparaître derrière l’apparence de nos actes
(ce qui, comme le pouvoir, les renforce en leur prêtant une capacité qu’ils n’ont pas, voir
Latour, 2006).
30 Nous retrouvons ici le William James de l’expérience pure et des relations additives :
il n’y a pas symétrie entre attachements et détachement, entre action et refus, entre faire
et critiquer, entre ce qu’on fait « pour » et ce qu’on fait « contre ». Dingdingdong le dit
très bien, avec son slogan, jamais une critique sans une proposition  42  : nous partons
toujours d’un faire, ou d’un quelque chose qui se fait (l’expérience), c’est le foyer le plus
intense de la critique car c’est le moment décisif, là où les choses ne sont pas décidées,
justement – le coup de ciseau du sculpteur, le geste juste, ou le meurtre : rien à voir avec
la taille des événements, quand on débarque en juin 1944, ce n’est pas une question de
système ou de critique, mais d’action et Dieu sait si elle implique aussi un «  lutter
contre ». Rien n’est plus critique, à tous les sens du terme, que cette vision de mondes
toujours à faire, incertains et indéterminés, instaurés par nos engagements sans que
nous puissions prendre appui sur des critères sûrs et qui pourtant se font ou non selon
que ces engagements ont existé ou non : engagements plus vitaux que pascaliens, donc
(c’est-à-dire moins des calculs extérieurs que des réponses en acte à des appels d’abord
sentis, des élans moteurs plus que des actes «  choisis  » ou décidés). L’exemple de la
Résistance me paraît renvoyer plus à cela, à une action indécidable et pourtant décidée,
avec ses risques mortels, qu’à celle de la lutte contre un système qu’une pensée
« critique » aurait su démasquer.
31 Il n’y a détachement possible que par rapport à nos attachements, vitaux, non
maîtrisés, vécus, alors que l’inverse n’a pas de sens (partir d’un monde nu et sans
attaches et le faire from scratch comme un jeu de Lego ?). Critiquer hors d’une action,
ce n’est pas critiquer. Dit encore autrement, faire c’est décider qu’on le veuille ou non
d’éléments toujours en crise. Le monde se fait et cela est toujours critique, c’est le sens
même du pragmatisme : il n’y a pas de sens à l’opposer à la critique, le pragmatisme est
la critique même en acte. Se joue là un tout autre rapport entre action, connaissance,
vie, attachements (tout ce qui nous tient) et « critique » : rien n’est plus interne que la
critique, à l’opposé d’une idée de recul ou de distance. Elle arrive dans l’action, elle n’est
vive que là, elle n’est pas une couche ajoutée d’en haut à un cours du monde ou de nos
actions aveugle.

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29/08/2019 Enquêter sur nos attachements. Comment hériter de William James ?

Conclusion : ce que les mots peuvent


faire
32 Je voudrais terminer non par une affirmation, mais sur une interrogation. Elle vient
d’un exemple issu d’une enquête récente sur le handicap comme collectif (Hennion &
Vidal-Naquet, 2012), qui montrait l’aide comme un savoir collectif progressivement
déployé par des pratiques de mieux en mieux ajustées. Dans ce cadre, nous avons
longuement accompagné le suivi de patients par des intervenants. Monsieur Pitard est
un vieux professeur aigri, désagréable, en suivi psychiatrique. Auprès de lui, l’aide se
déroule sans presque aucun geste technique, sans qu’il y ait de progrès visible, sans
grand retour, ni sans jamais obtenir un sourire ou une marque que l’aide aide l’aidé. Et
bien, c’est dur ! La situation est dure, pour lui sans doute, pour nous, et elle l’est pour
les aides  : à quoi bon, servons-nous à quelque chose  ? Pourtant, à y repenser,
notamment après avoir discuté avec les aides elles-mêmes de l’analyse du cas que nous
proposions, nous nous disons que c’est là, dans un tel cas, aussi extrême, que réside
l’âme même de l’aide, qu’elle est probablement le plus décisive et qu’elle engage la
possibilité même de vivre de Monsieur Pitard ; il ne restait qu’à enlever ce qu’il y avait
de négatif dans la façon dont le service décrivait le cas, comme un échec, un cas où
«  rien ne marche  », pour en faire au contraire une visée, la pointe extrême de l’aide,
voire sa limite – mais au sens d’une asymptote, non d’un défaut.
33 Dire cela, est-ce nous donner trop d’importance, manquer de modestie ? Oui et non.
Dire aux aides que le cas n’est pas négatif, mais que leur présence vaine, impuissante à
faire quoi que ce soit de précis, incarne l’âme même de l’aide, c’est modeste d’abord
parce que ce sont elles qui nous font le dire, à nous-mêmes et à elles, et parce que la
formule vient tout droit de ce qu’elles ont déjà su exprimer dans l’échange ; ensuite et
surtout, parce que ce n’est rien par rapport au travail qu’il faut reprendre le lendemain :
le petit effet de révélation locale qu’a pu avoir un mot dit en passant ne dure pas
longtemps à l’épreuve des réalités quotidiennes. Pour autant, ce n’est pas «  rien  ». Je
pense même que ce petit rien est essentiel dans ce que nous pouvons apporter (avec
elles, donc, mais aussi à elles), aider à leur faire se dire que ce cas est « positif », voire
qu’il est emblématique du plus noble de ce qu’elles font… je le dis exprès avec un peu de
grandiloquence, alors qu’au contraire en situation, cela s’est passé sans le moindre effet
de manche, mais ces moments où un mot a un effet parce qu’il touche juste et
profondément, sont la mesure même de notre travail. « Faire réaliser », avec ce double
sens sublime du mot (en français et en anglais, pour une fois), c’est notre épreuve de
réalité à nous – d’où l’importance de ce « retour » fait aux acteurs, ni pédagogique, pour
qu’ils comprennent, ni inversement évaluateur, pour qu’ils avalisent ou notent notre
travail, mais pour qu’ils rebondissent dessus, le reprennent, en fassent autre chose et
éventuellement (c’est l’interrogation dont je parlais en début de paragraphe), qu’ils
puissent ainsi mieux « réaliser » leur propre travail.
34 Il n’y a pas de dernier mot  43. Les réalités ne peuvent jamais être que ressaisies,
présentées autrement, affermies plus qu’affirmées. On leur donne plus de consistance,
on les aide à persister, par le rapport qu’on leur ajoute. En ce sens, nous contribuons à
faire exister ce que nous étudions, même si les personnes concernées le font très bien
sans nous  – et à condition que lesdites personnes puissent reprendre notre travail.
Décrire « pour… »  44, donc – mais en laissant les trois petits points : non pas tant pour
les personnes concernées ou pour la société, que pour un advenant indéterminé, mais
d’autant plus vital, un monde à venir sans garant comme dirait William James  45. Je
vois ainsi ce basculement des méthodes de la sociologie, petit mais décisif, quand elles
passent de la posture du savoir, même engagé, à celle de l’accompagnement attentif
d’êtres en train de prendre consistance.
35 Pourquoi, en guise de conclusion, ne pas relire le texte de William James mis en
exergue de cet article, en remplaçant simplement psychologie par sciences sociales ?…

B ibliog r a phie
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Notes
1 [csi.mines-paristech.fr/fr/seminaires/seminaire-attachements-pragmatisme-et-sciences-
sociales], [csi.mines-paristech.fr/blog/?p=262]. Nos travaux donneront lieu à un livre collectif  :
sauf pour quelques cas déjà publics, l’objet ici n’est pas de les présenter mais d’en dégager
certaines implications, sur un mode personnel et partial. J’en profite pour exprimer ma
reconnaissance et mon admiration à un groupe auquel ce qui suit doit tout. Les acquis éventuels
lui appartiennent et je suis seul responsable de vues biaisées, réductrices ou erronées.

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29/08/2019 Enquêter sur nos attachements. Comment hériter de William James ?
2 Voir à ce propos la série de parcours récemment parus dans diverses revues autour de ce
« tournant pragmatique » (Cyril Lemieux, Francis Chateauraynaud, moi-même…).
3 Émile Durkheim, lui, a aussitôt vu cette incompatibilité. Ayant dénoncé « un assaut contre la
Raison », il affirme en ouverture de son cours de 1913-1914 sur le sujet (Durkheim, 1955) que si le
pragmatisme gagnait, «  ce serait un bouleversement de toute notre culture nationale. C’est tout
l’esprit français qui devrait être transformé si cette forme de l’irrationalisme que représente le
Pragmatisme devait être admise  »). Il a fort bien lu William James et perçu sa radicalité  :
reconnaissant le bien-fondé de sa critique du rationalisme, il prend tout à fait au sérieux
l’ouverture de celui-ci vers les « consciences surhumaines » que ce dernier emprunte à Gustave T.
Fechner (James, 2007b, p. 110 ; sur l’influence sur William James de ce penseur très original, voir
Katrin Solhdju, 2007). Ce n’est qu’en toute fin du cours qu’Émile Durkheim rassure l’auditoire
désorienté à qui il avait d’abord fait craindre l’écroulement de la République  : bien sûr, cette
conscience surhumaine que William James a sentie mais n’a su identifier, c’est la force qu’exerce
la société sur l’individu et qu’elle lui donne en retour.
4 C’est la position de Howard S. Becker, par exemple, non seulement pour la sociologie mais pour
l’ensemble des sciences sociales : le jour où l’anthropologie, la psychologie, la sociologie, etc., sont
passées à l’enquête empirique, elles ont quitté le domaine de la philosophie pour devenir de la
science.
5 Du fait même qu’ils séparent méthode et théorie, les ouvrages de méthodologie des sciences
sociales contribuent le plus souvent à ce silence, plus qu’ils ne le rompent. Comme le contraste
entre un Erving Goffman et un Harold Garfinkel le montre bien, par exemple, il y a une relation
évidente entre le souci d’interroger théoriquement ses propres méthodes d’enquête et le choix de
l’appartenance disciplinaire : plus ce souci est explicite, plus la tentation d’une rupture est forte.
Mettant l’accent sur le terrain, l’étude de cas, le savoir-faire de l’enquêteur en situation, ainsi que
le talent de l’écrivain pour en rendre le grain propre, Erving Goffman n’éprouve aucune difficulté
à se penser dans une continuité naturelle avec sa discipline. Harold Garfinkel, lui, disqualifiait
point après point les méthodes les plus ordinaires d’observation et d’interprétation de la
sociologie et, un peu comme William James rompra avec la psychologie expérimentale dont il
venait, il a vite opté pour une stratégie de rupture, en inventant le mot d’ethnométhodologie et en
développant un vocabulaire et des méthodes propres, explicites mais par-là exclusifs.
6 Ainsi, dans le petit volume remarquable qu’il publie en 1997 sur William James, justement
sous-titré Empirisme et pragmatisme, David Lapoujade juge-t-il encore indispensable de
commencer son texte en le dédouanant de ces soupçons. Cela ne prend que deux pages !
7 Voir d’un côté le relevé orienté que je fais de ces points de friction principaux (agency des
objets, humains-non humains, traduction et réseau ou grammaire de l’action, etc.), dans
l’entretien repris par SociologieS (Hennion, 2013a) et de l’autre l’article collectif récent du LIER
insistant sur les points communs, au prix d’une vision minimaliste d’options pourtant très
« clivantes » au sein des sciences sociales (Barthe et al., 2013). C’est un peu l’objectif de ce texte
que de rouvrir les plaies. Pour un point analogue, à l’opposé des conciliations trop rapides, voir
Joan Stavo-Debauge (2012).
8 En France, l’article très cité de Thomas Bénatouïl a été l’un des vecteurs clés de cette opération
de domestication : sur un mode ouvert et pacifique, il distribuait les territoires entre deux niveaux
de l’analyse sociologique donnés comme étant tous deux légitimes (aux uns, l’attention
pragmatique aux détails des situations, à la place des objets dans l’action et aux compétences des
acteurs, aux autres, le droit et le devoir de prendre du recul pour mener une sociologie critique).
En un temps où on les dépréciait d’office sous des labels définitifs (micro-sociologies acritiques,
relativisme post-moderne…), l’article présentait longuement les sociologies ainsi baptisées
pragmatiques, avec précision et bienveillance, c’était son grand mérite. Mais loin de rendre justice
aux ruptures qu’elles introduisaient, il les rendait inoffensives en les confinant in fine à une place
subalterne. Plus exactement, sous des dehors tolérants, il les déchiffrait unilatéralement avec les
lunettes de leur rivale «  critique  », sans voir que c’était justement cette distribution préalable
entre des relations locales et des structures déterminantes que les sociologies pragmatiques
refusaient, c’est-à-dire l’argument même qui allait rétrospectivement les faire s’intéresser au
pragmatisme originel (Bénatouïl, 1999). Je reviendrai sur ce point en conclusion.
9 Voir l’important travail de restitution historique commencé à sa façon par Isaac Joseph et
prolongé par Jean-Michel Chapoulie ou dans le séminaire « Pragmatisme et sciences sociales » à
l’EHESS par Daniel Cefaï et Howard Becker. Une fois retracé le tableau incroyablement varié des
enquêtes sociales lancées à Chicago, par exemple, on prend la pleine mesure du caractère
profondément inexact de l’image véhiculée par la sociologie française sous couvert d’une
bienveillance indulgente. S’il faut une étiquette à ce courant, « écologie urbaine » convient mille
fois mieux que celle d’interactionnisme symbolique, qui facilitait surtout sa réduction intéressée
au fameux hic et nunc (ni Erving Goffman ni Howard Becker ne se sont réclamés de cette
appellation et Anselm Strauss qui la revendiquait héritait aussi de la vision de Robert E. Park et
de William Isaac Thomas). Une écologie urbaine (soit le contraire de l’hic et nunc), voilà qui rend
compte du caractère des enquêtes tous azimuts menées à l’époque, tout en montrant une évidente
filiation dans l’esprit, sinon dans la lettre, avec le pragmatisme  : caractère expérimental et peu
disciplinaire, mêlant psychologie, écologie et sociologie, engagé dans l’action publique pour
changer les choses sur le terrain en matière de planification territoriale, sensible aux problèmes
politiques de la coexistence entre communautés raciales et ethniques, attentif au caractère réflexif
des catégories et à l’histoire de leurs propres objets, tout cela sur un phénomène urbain, violent et
créatif, dont la nouveauté avait immédiatement été perçue à la fois dans ses menaces et dans ses
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29/08/2019 Enquêter sur nos attachements. Comment hériter de William James ?
potentiels. Elle est là, la véritable dimension pragmatique et critique de ces travaux : prendre pour
objet (et le percevoir, d’abord) le surgissement d’un monde qu’il s’agit moins d’accepter ou de
rejeter que de faire et refaire  ; inventer par conséquent des méthodes pour en accompagner les
risques, mais aussi pour en reconnaître et en développer la vitalité. Sur toutes ces questions, voir
Cefaï & Joseph (2002), Karsenti & Quéré (2004), Joseph (2007), Cefaï (2007 et 2009), Ogien
(2014) et les textes de ce Dossier de SociologieS. Entre-temps, les philosophes ont eux aussi fait
leur travail d’analyse (en 1999, un numéro de Philosophie est par exemple consacré à William
James, avec des articles de David  Lapoujade, Guillaume  Garreta, Frédéric  Worms et
Mathias  Girel), et proposé de substantielles introductions aux nouvelles traductions des textes
fondateurs. Tout cela a permis de recentrer les termes du débat.
10 De cette histoire intermédiaire peu à peu repeuplée, ne reste que l’idée – elle assez juste – que
le pragmatisme de ceux que l’histoire a retenus comme les quatre pères fondateurs n’est pas tant
une philosophie cohérente qu’un ensemble hétéroclite d’auteurs. Auteurs qui, plus que des
réponses, partagent certaines questions et un refus radical des solutions classiques, mais qui, au-
delà, sans toujours en discuter explicitement entre eux, ont eu chacun un style, des positions, des
objets de recherche et des façons de travailler et de s’engager dans leur temps très divers.
11 Ou foucaldien, en l’occurrence  : instaurateurs de discursivité, Karl Marx ou Sigmund Freud
font moins lire que sans cesse réécrire.
12 Dans The Will to Believe (1897), William James parle d’options vivantes, obligées, véritables,
vitales (« living », « forced », « génuine », « vital » options), par opposition à des choix gratuits
ou des hypothèses purement intellectuelles. Les traductions hésitent  : celle de 1916 reprise en
2005 dit «  alternative véritable  », p.  40  ; à juste titre, me semble-t-il, Isabelle Stengers préfère
parler d’« options vitales ».
13 « Le seul moyen d’échapper aux paradoxes et aux confusions dont souffre, comme d’une espèce
d’intoxication, un univers moniste élaboré d’une manière cohérente […], au mystère du
déterminisme universel, d’un bloc univers éternel et sans histoire, […c’]est d’être franchement
pluraliste et de supposer que la conscience surhumaine, aussi vaste qu’elle puisse être, a elle-
même un environnement extérieur et par conséquent fini » (James, 2007b, pp. 205-206).
14 « Pour être radical, un empirisme ne doit admettre dans ses constructions aucun élément dont
on ne fait pas directement l’expérience, et n’en exclure aucun élément dont on fait directement
l’expérience » (James, 2005b, p. 58).
15 C’est par là, en insistant sur sa visée indéterminée mais pourtant impérieuse, que William
James peut aider à concevoir une enquête – un mot qui n’est pas dans son vocabulaire, pas plus
que celui de public, alors qu’ils sont au centre de la réflexion de John Dewey (2010 [1927]), moins
pour parler du chercheur que de l’activité des personnes concernées elles-mêmes vis-à-vis de
leurs concerns.
16 « Bas les pattes ! », fait-il dire à la réalité face aux prétentions de la logique ou des concepts de
rendre compte d’elle… (James, 2005b, p. 198).
17 De l’Absolu des philosophes, il dit que c’est « une de ces lueurs qui abusent l’aube elle-même »
(James, 2007b, p. 199), tandis que « La vie réelle se rit du véto logique » (Ibid., p. 173) et que « La
nature n’est qu’un autre nom pour l’excès, la surabondance » (Ibid., p. 191)…
18 Je ne crois pas ne faire là que projeter sur William James la réticence du sociologue vis-à-vis de
la philosophie, qui «  ressasse simplement des choses écrites par des professeurs à l’esprit
poussiéreux sur ce que d’autres professeurs ont pensé avant eux  » (James, 2007b, p.  179)  :
«  L’œuvre commencée par Zénon, continuée par Hume, Kant, Herbart, Hegel et Bradley, se
poursuit jusqu’à ce que la réalité sensible repose, entièrement désintégrée, aux pieds de la
“raison”  » (James, 2007a, p.  167). William James ne se refuse aucun qualificatif impertinent
(«  n’importe quel lourdaud d’épistémologue  », 1998, p.  129), ridiculise Georg W. F. Hegel et sa
méthode (3e leçon, 2009b), traite la conscience de « pure chimère » (2005b, p. 167), parle ailleurs
de « Hume, Kant et Cie » (2007b, p. 169).
19 « Pour une telle philosophie, les relations qui relient les expériences doivent elles-mêmes être
des relations dont on fait l’expérience… aussi réelle(s) que n’importe quoi d’autre…  » (James,
2005b, pp. 58-59.)
20 En français, in «  La notion de conscience  » (1905), texte qu’il traduit dans les Essays  :
«  Pensée et actualité sont faites d’une seule et même étoffe, qui est celle de l’expérience en
général » (James, 2005b, p. 164), « […] étoffe qu’on ne peut définir comme telle, mais seulement
éprouver  » (Ibid., p.  172). À peine a-t-il dit cela qu’il précise que rien n’existe de tel qu’une
matière unique de l’expérience, au sens d’un matériau homogène  : cela dépend de chaque
expérience. Auparavant, il parle plus exactement de leur «  nature neutre  », comme «  matière
première de toute chose  » (Ibid., p.  117), ou encore, dans A Pluralistic Universe, de la vie
indivisée, du « cela de la vie » (James, 2007b, p. 194), de la vie que le « conceptualisme somme de
se justifier  » (Ibid., p.  195), de l’épaisseur de la réalité et de «  compréhension vivante de [son]
mouvement » (Ibid., p. 178), des « pulsations concrètes de l’expérience » (Ibid., p. 188). Le point
est important  : l’«  expérience pure  » ne désigne pas un contenu positif commun à toute
expérience, c’est une définition par défaut ; lui-même pragmatiste, le concept est à juger par ses
effets, il ne fait que donner un nom au flux de l’expérience avant qu’elle ne soit reprise dans les
« dualismes pratiques » (James, 2005b, p. 164).
21 Suite à une suite d’expériences intermédiaires, «  [les choses] se connaissent l’une l’autre  »
(James, 2005b, p.  171). William James revendique cette conception «  ambulatoire  » et non
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29/08/2019 Enquêter sur nos attachements. Comment hériter de William James ?
« saltatoire » de la connaissance (James, 1998, p. 101).
22 «  Ce qui, dans mes leçons, me préoccupait avant tout, c’était d’établir un contraste entre la
croyance d’après laquelle le monde est encore en train de se faire et celle qui veut qu’il y ait une
édition “éternelle” du monde, toute faite d’avance et complète. La première de ces croyances, la
croyance “pluraliste”, était celle que favorisait mon pragmatisme  » (James, 1998, p.  151)  :
« contrasting the belief that the world is still in process of making with the belief that there is an
‘eternal’ edition of it ready-made and complete » (James, 1909a, p. 226).
23 «  Ce qui existe réellement, ce ne sont pas des choses, mais des choses en train de se faire  »
(James, 2007b, p.  177)  : «  What really exists is not things made, but things in the making »
(James, 1909b, p. 263). C’est un point de rencontre avec John Dewey, mais aussi un accent qui
montre que le mot expérience n’a pas le même sens pour les deux auteurs : John Dewey parle du
«  pragmatisme, cette philosophie des pragmata […] ces choses [qui] sont ce qu’elles sont
expérienciées comme telles  » (those things [that...] are what they are experienced as) (Dewey,
1905, p.  393). William James, lui, en précurseur de l’agency des objets défendue par l’Actor-
Network Theory (Akrich, Callon & Latour, 2006), demande de se placer «  du point de vue de
l’agir intérieur de la chose » (James, 2007b, p. 176) : « But place yourself at the point of view of
the thing’s interior doing » (James, 1909b, p. 262) – formule extraordinaire.
24 Mais comment mieux résumer par avance les Science and Technology Studies qu’avec cette
conception décisive selon laquelle, pour reprendre le résumé qu’en fait Stéphane Madelrieux, ce
n’est pas parce qu’une idée est vraie de manière intrinsèque qu’elle peut être vérifiée, mais parce
qu’elle est vérifiable qu’elle est vraie (James, 2007a, préface) : la vérité « survient » à une idée,
elle n’en est pas une propriété (James, 1998, pp. 21-22). De telles inversions rhétoriques l’avaient
rendu célèbre dès les Principles  : «  nous sommes tristes parce que nous pleurons, plutôt que
l’inverse » (James, 1890, II, ch. 25).
25 Voir aussi, dans les Essais (James, 2005b, p.  160), la façon dont il renvoie à leur dualisme
fondamental «  toutes les écoles, […] d’accord là-dessus  : scolastique, cartésianisme, kantisme,
néo-kantisme », avant de mettre dans le même sac le « positivisme ou agnosticisme de nos jours,
qui […] se donne volontiers, il est vrai, le nom de monisme »… Ce que William James signifie avec
ce ton insultant envers l’esprit de sérieux, c’est que, dans les pas d’Henri Bergson, il refuse le
débat «  intellectualiste  ». Mais non pas, comme ce dernier, à qui il a rendu un long et vibrant
hommage dans A Pluralistic Universe (James, 1909b, Lecture VI, «  Bergson and
Intellectualism », pp. 225-273), pour entériner une coupure dualiste entre la réalité vivante et les
concepts. Au contraire, pour réintégrer ceux-ci, petits poteaux indicateurs au-dessus des eaux
tourbillonnantes, comme des moyens parmi d’autres d’entrer en relation avec le flux de
l’expérience ; c’est le sens de son idée-clé de la vérité comme effet pratique, dont la formulation
polémique a lancé une vive controverse, formulation qu’il corrigera en disant que cet effet peut
être théorique, l’important étant qu’il est particulier, qu’il ne peut y avoir de point fixe d’où
capturer le monde (James, 2007b, p. 167). On pourrait dire qu’il enterre ainsi la philosophie, il ne
serait qu’un de plus à l’avoir fait. Mais cette vue funèbre et complaisante serait à l’opposé de son
attitude : chez lui, ce n’est pas un geste rhétorique qui permet de relancer de plus belle une autre
philosophie, moins dupe mais tout aussi «  intellectualiste  » que les précédentes ou, pis, de se
reposer dans le cynisme de la contemplation d’un monde vain  ; c’est un acte positif, qui vise à
retrouver un accord perdu avec le flux continu de l’expérience toujours ouverte, inachevée, de
mondes pluralistes «  encore à faire  ». Pour cela, il faut peut-être «  redevenir un petit enfant
stupide aux yeux de la raison » (Ibid., p. 184).
26 Le pragmatisme des débuts, qui se cherchait un nom, s’est un temps appelé vitalisme.
27 Une telle lecture replace la question de l’action dans un univers déterminé, où les effets des
choses et des actes sont connus. C’est pour cela que William James n’a jamais aimé le mot
pragmatisme, devinant qu’il serait confondu avec une réduction pratique des valeurs à leurs
conséquences : un déterminisme inversé, tout à fait contraire à son propos.
28 Comme l’écrit William James dans un grand élan bergsonien, les concepts sont morts, ce qu’ils
saisissent est déjà passé, telles des vues fixes et rétrospectives sur un flux qui leur échappe, ils
«  relèvent de l’autopsie  » (James, 2007b, p.  165)  : ce sont «  des balles conceptuelles de notre
fabrication tirées sur la dépouille de l’expérience » (Ibid., p. 182). Plus haut, par rapport à chaque
chose concrète, William James parle de «  notre manipulation intellectuelle [qui] n’en est qu’un
patchwork rétrospectif, une dissection post-mortem » (Ibid., p. 176).
29 Ces choses communes qui surgissent du débat public par leur mise à l’épreuve, sans qu’on
puisse faire a priori la liste des enjeux, des acteurs ou des arènes de la discussion (Dewey, 2010).
30 Il n’y a pas de méthode indépendante des enquêtes effectivement menées  : les rapports à
établir (à la fois des relations et des comptes rendus) et les montages et dispositifs de l’enquête
faisant partie de leur objet, ces dispositifs « font faire », ils ne recueillent ni ne « mesurent » rien.
Il faut oser rejeter l’opposition entre un «  cadre d’analyse  » et son objet et oublier l’injonction
faite à tout apprenti sociologue de « construire son objet ». Qu’il apprenne plutôt à se montrer à la
hauteur des expériences auxquelles il s’intéresse.
31 Voir Jean Peneff pour un historique de l’appropriation par la sociologie de cette posture que
Bronislaw Malinowski avait thématisée en anthropologie (Peneff, 1996).
32 Ce que William James faisait déjà malignement remarquer à propos des philosophes, dont il
disait qu’ils s’acharnaient à établir fermement le dualisme, avant de passer ensuite leur vie à
essayer de le dépasser…

https://journals.openedition.org/sociologies/4953 18/20
29/08/2019 Enquêter sur nos attachements. Comment hériter de William James ?
33 Sur le plan théorique, c’est une formulation possible de notre projet : chercher à faire renouer
les enquêtes inventées par la sociologie à Chicago avec son origine pragmatiste et ce que cela
implique sur le statut des êtres en cause, alors que sa propre façon de se présenter comme a-
théorique, juste préoccupée par le terrain, tend à confondre deux types d’enquête très différents :
une enquête ouverte sur les concerns et issues en cause et une enquête «  à la Becker  » au
contraire assez sociologiste (sur l’art par exemple) au sens où seul le « faire » compte, relu avec
des outils et des mots sociologiques (conventions, réseaux, etc.) et non l’objet fait. Dit bêtement
(lire : en termes dualistes), ne s’occuper que de la façon dont nous faisons les choses, en oubliant
comment les choses nous font. Le «  petit  » oubli de leurs origines philosophiques a sur les
sociologues de Chicago tardifs d’énormes conséquences sur le statut des concerns, de ce dont il
s’agit, si présents au contraire dans la première génération avec le racisme, la ville, les gangs, la
violence, les hobos, etc.
34 Étienne Souriau appelle à augmenter ou à diminuer leur existence (et non à trancher sur celle-
ci par un oui ou un non). La taille ne fait donc rien à l’affaire : sur son propre mode, une centrale
nucléaire est aussi « fragile » qu’un sourire (Souriau, 1956).
35 Dans son débat indirect avec John Dewey, William James revendiquait un «  méliorisme  »
(James, 2006, p.  115), pour répondre à l’accusation déjà portée au pragmatisme d’être un
optimisme béat. L’engagement sans garantie dans des mondes à faire est, pour moi, une
réappropriation pragmatiste du mot critique, non pas dans d’interminables contorsions
kamasutresques sur la position du chercheur mais à travers l’inquiétude sur les mondes à venir :
le pire peut toujours arriver, il est peut-être déjà là, loin de l’hypothèse d’un monde qui irait
mieux si on en discutait gentiment, ou d’une euphémisation des états douloureux, mauvais ou
mortifères. Il ne s’agit pas de nier les problèmes, mais de se refuser à réduire les événements à
leur fin, ou les états et les êtres à venir à une finalité qui les confinerait.
36 Le mot objet est ambigu. Il se lit ici au sens de concern, à la John Dewey, mais de façon plus
symétrique, au-delà du caractère encore trop humano-centré de cette notion, il se lit aussi à la
William James comme ce qui, dans le monde, appelle à quelque chose  – ce qu’Étienne Souriau
nommera l’« œuvre à faire » (Souriau, 1956). Comme celui d’êtres, le mot objets, loin de s’opposer
aux acteurs, sert donc à nommer le continuum hétérogène d’expériences, d’attachements, de
présences externes dans lequel nous sommes pris.
37 Sur un mode plus hypothétique, il me semble que derrière ce retour, ou cette avancée, vers des
mondes pluriels, ouverts, fragiles, se fait jour un lien secret entre ces surcroîts d’existence et nos
fêlures. La félicité des possibles gît dans les failles, pas dans l’acquis.
38 Des agencements, donc. Le mot de Gilles Deleuze est bien préférable à sa traduction anglaise
par « assemblage », trop souple (Callon, 2013) : qu’il s’agisse d’art ou de chant, d’aide et de soin,
d’accompagnement d’expériences politiques ou urbaines, le mot assemblage, parfois repris en
français, minore la dimension active de l’agencement et la finesse des ajustements requis entre les
choses et les hommes.
39 …et non de soutien aux patients. Association emblématique pour nous tous, parce que, entre
malades et non malades, soignants, proches, philosophes, militants, s’y dissout toute différence
entre action et connaissance : au lieu d’« assister » des malades dont le sort est inexorablement
déterminé, elle ouvre un espace où puisse se dire, voire se constituer, une autre expérience de la
maladie, individuellement et collectivement, à partir d’enquêtes auprès des personnes concernées
(et de multiples autres moyens, ateliers, écriture, travail sur les mots, spectacles, témoignages,
recherches, etc.). Je développe un peu ce cas, qui est déjà public : un site, lui-même élément très
actif de ce travail, présente et discute ces outils, sans cesse révisés [dingdingdong.org]. Les choses
les plus dures peuvent donner des éclats merveilleux, des instants de félicité ou de densité de
l’être jusque dans ses fêlures (ou à cause d’elles) : dire cela n’implique nul besoin d’euphémiser les
problèmes (maladie de Huntington bien sûr, mais aussi soins palliatifs, dureté de l’état de SDF,
moments difficiles de l’aide à domicile, etc.). Ainsi, à partir de la chorée, ces mouvements
irrépressibles du Huntingtonien que Dingdingdong cherche à faire vivre autrement, comme pour
laisser parler une danse, peuvent surgir des échos inattendus, résonant entre les expériences – ici,
avec le travail artistique, la danse, le chant ou l’entraînement du sportif, qui avec leurs mots
disent toujours cette idée qu’il faut laisser arriver les choses, le corps, les sons, les gestes, que viser
le résultat l’empêche (« ne cours pas », « attention, tu joues des notes ! »…). Le résultat vient « de
surcroît  », à l’inverse aussitôt barré si l’on veut reprendre la maîtrise, décider au lieu
d’accompagner ce qui se produit. Ces pratiques sont des expériences sur l’expérience, elles
travaillent le « moment », exploitent le paradoxe de l’accélération et du ralentissement en fait très
proches l’un de l’autre, ce sont des façons de sentir, de faire venir la pluralité du temps, les
temporalités.
40 « Pour le transcendantaliste, le savoir consiste en un saut de la mort au-dessus d’un gouffre
épistémologique  » (For the transcendentalist […] knowing […] consist[s] in a salto mortale
across an epistemological chasm) (James, 1909b, p. 67).
41 Voir la thèse de Jérémy Damian (2014).
42 Une « pour-position » disent-elles.
43 William James disait qu’il fallait ajouter un «  et  » à la fin de chaque phrase (James, 2007b,
p. 212) !
44 « La philosophie s’est toujours jouée sur les particules grammaticales » (James, 2005b, p. 60).

https://journals.openedition.org/sociologies/4953 19/20
29/08/2019 Enquêter sur nos attachements. Comment hériter de William James ?
45 Dans La Volonté de croire (James, 2005 [1897]), il a des formules extraordinaires sur cet
engagement sans garantie de retour dans un monde à faire arriver. Tout à fait dans ce sens, David
Lapoujade (1997) et Isabelle Stengers (2007) ont tous deux fait de superbes commentaires de ce
livre-profession de foi, qui est le pivot de son parcours.

Pou r citer cet a r ticle


Référence électronique
Antoine Hennion, « Enquêter sur nos attachements. Comment hériter de William James ? »,
SociologieS [En ligne], Dossiers, Pragmatisme et sciences sociales : explorations, enquêtes,
expérimentations, mis en ligne le 23 février 2015, consulté le 30 août 2019. URL :
http://journals.openedition.org/sociologies/4953

Au teu r
Antoine Hennion
Centre de sociologie de l’innovation, MINES-ParisTech, Paris, France - antoine.hennion@mines-
paristech.fr

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