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Conserveries mémorielles

Revue transdisciplinaire
#23 | 2018
Que pense le jeu vidéo ?

Comment le jeu vidéo pense l’expérience du


milieu urbain
Une analyse mésocritique de Dead Rising 3
How Video Games Think the Experience of the Urban Milieu: A Mesocritical
Analysis of Dead Rising 3

Christophe Duret

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/cm/3362
ISSN : 1718-5556

Éditeur :
IHTP - Institut d'Histoire du Temps Présent, CELAT

Référence électronique
Christophe Duret, « Comment le jeu vidéo pense l’expérience du milieu urbain », Conserveries
mémorielles [En ligne], #23 | 2018, mis en ligne le 10 octobre 2018, consulté le 02 mai 2019. URL :
http://journals.openedition.org/cm/3362

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Attribution - Pas de Modification 4.0 International.
Comment le jeu vidéo pense l’expérience du milieu urbain 1

Comment le jeu vidéo pense


l’expérience du milieu urbain
Une analyse mésocritique de Dead Rising 3
How Video Games Think the Experience of the Urban Milieu: A Mesocritical
Analysis of Dead Rising 3

Christophe Duret

Introduction
1 De nombreux auteurs, au sein des études vidéoludiques, s’accordent pour faire de la
spatialité la caractéristique fondamentale des jeux vidéo (AARSETH, 1997; GÜNZEL, 2008;
NITSCHE, 2008; NEWMAN, 2004; WOLF, 2001). Architectures narratives (JENKINS, 2004),
fruits d’un art des espaces contestés (JENKINS & SQUIRE, 2002), ils constituent également
un moyen d’expression privilégié lorsqu’il s’agit de simuler des lieux référentiels : ceux
du passé, à l’instar de la Palestine de la troisième croisade, du Londres victorien, de la
Florence des Médicis ou de l’Égypte antique dans la série Assassin’s Creed. Mais aussi des
lieux contemporains, à l’image du São Paulo de Max Payne 3, du Hong Kong de Sleeping
Dogs et du Chicago de Watch Dogs. Des lieux projetés dans le futur, enfin, tels le Paris
dystopique de Remember Me et le New York post-catastrophique d’Enslaved: Odyssey to the
West. Simulateurs de lieux, les jeux vidéo simulent également une expérience des milieux
humains, qu’elle se déroule dans un cadre imaginaire ou référentiel. Pensons aux terres
gastes des post-catastrophiques Mad Max : The Video Game, Borderlands et Fallout , par
exemple.
2 C’est de l’expérience du milieu telle que le jeu vidéo la pense qu’il sera question dans cet
article. Nous nous intéresserons plus particulièrement à l’expérience du milieu urbain
dans Dead Rising 3, pensée à travers l’opposition entre localités enclavées et non-lieux que
le jeu met en scène. Dans la première partie de l’article, après avoir souligné l’intérêt
porté par les études vidéoludiques pour les questions d’espace, de lieu et
d’environnement, nous soulignerons l’absence de recherches portant sur les questions du

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milieu humain et de son habiter. Nous proposerons donc une perspective apte à en rendre
compte, la mésocritique, après avoir décrit les concepts de milieu et de médiance sur
lesquels elle repose. Enfin, nous verrons à l’aide de cette perspective les qualités
réflexives et critiques du médium vidéoludique portant sur l’expérience contemporaine
du milieu. La seconde partie proposera, à titre illustratif, une brève analyse de
l’opposition entre localités enclavées et non-lieux dans le jeu Dead Rising 3. Nous verrons
comment ce jeu met en procès les non-lieux contemporains. À travers la figure
dystopique du mort-vivant, ces derniers sont présentés comme un vecteur d’enclavement
et de ségrégation des socialités locales. Le joueur se voit alors amené à s’approprier les
non-lieux et à décloisonner ces socialités en vue de les réarticuler sous la forme d’une
nouvelle communauté.

Spatialité et jeux vidéo


3 Les recherches portant sur l’espace dans les jeux vidéo relèvent globalement de trois
perspectives. La première, formaliste, porte sur la question de la structure et de la
configuration de l’espace vidéoludique (par exemple, AARSETH, 2000; FERNANDEZ-VARA,
ZAGAL & MATEAS, 2005; WOLF, 2011). La seconde, narratologique, s’intéresse à la
spatialisation du récit vidéoludique et à la construction de son univers fictionnel (voir,
notamment, JENKINS, 2004; KLASTRUP & TOSCA, 2004), ce dernier excédant les limites de
l’espace virtuel du jeu. La troisième perspective, enfin, privilégiée dans cet article,
s’intéresse aux représentations de l’espace (référentiel ou imaginaire) dans les jeux vidéo,
et notamment aux significations socioculturelles de ces représentations. Contrairement
aux deux autres, et pour reprendre Vella (2013), elle s’intéresse moins à « l’espace, dans
sa généralité quelque peu abstraite […] [qu’au] lieu dans sa spécificité » (p. 2, l’auteur
souligne). Les recherches de Dyer-Witheford & De Peuter (2009), Fuchs (2016), Joliveau
(2012) et Magnet (2006), par exemple, appartiennent à la perspective socioculturelle.
4 Au sein de cette troisième perspective émergent, depuis quelques années, des recherches
portant sur la représentation du paysage et de la nature, mais aussi des relations
qu’entretient l’être humain avec ceux-ci (ANDRÉ & LÉCOLE-SOLNYCHKINE, 2012; FARCA &
LADEVÈSE, 2016; MARTIN, 2011a & 2011b). Ces relations intéressent notamment une
écocritique du jeu vidéo (BACKE, 2014; CHANG, 2011; WOOLBRIGHT & OLIVEIRA, 2016),
encore à ses débuts. L’écocritique, perspective portant initialement sur des objets
littéraires, s’intéresse aux relations entre l’humain et l’environnement telles qu’elles
s’inscrivent dans le discours. Elle « tente de décentrer l’humain afin de mieux recentrer la
représentation sur le monde non-humain » (POSTHUMUS, 2017, p. 6). Certains
développements récents de l’écocritique articulent leurs préoccupations écologiques non
pas exclusivement autour de la représentation de la nature, mais autour des milieux
humains, comme en témoigne la définition proposée par Posthumus (2005), qui fait de
l’écocritique « toute analyse […] d’un discours […] qui parle du milieu […] et des rapports
entre ce milieu et l’être humain » (p. 3).
5 À notre connaissance, l’intérêt pour la représentation des milieux humains dans le jeu
vidéo, mais aussi de l’expérience de ces milieux – c’est-à-dire de l’habiter – est absent de
la perspective socioculturelle sur l’espace dans les études vidéoludiques. Pour pallier à
cette lacune, nous proposerons dans cet article une herméneutique apte à rendre compte
de cette question, soit la mésocritique (DURET, 2017).

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6 Avec la notion de milieu, on s’intéresse aux espaces de l’habiter. L’espace, écrit Jacques
Lévy, peut être conçu comme une « catégorie qui définit une relation de coexistence entre
les éléments du réel » (cité dans BEAUDE & NOVA, 2016, p. 55). Une approche topologique
de l’espace vise alors à rendre compte des réseaux, des agencements de relations de
coexistence (BEAUDE & NOVA, 2016). Lorsque ces relations relèvent d’une triple nature
écologique, technique et symbolique, et qu’elles portent sur la coexistence des individus
entre eux (un « être ensemble »1) et avec leur environnement (un « être sur Terre »),
c’est-à-dire un habiter, l’approche topologique permet l’appréhension d’un milieu.
7 Les milieux humains figurent au centre des travaux de Berque (1986, 1990, 2000) et de sa
mésologie, une branche de la géographie culturelle. Nous verrons donc avec lui comment
se définit le milieu, de même que le concept de « médiance » qu’il propose et que nous
mobiliserons ici.

Milieu et médiance

8 Selon Berque (1990, 2000), les milieux humains résultent d’une relation dynamique entre
l’individu et l’environnement. Cette relation relève d’une « onto-géographie », dans la
mesure où, nous dit ce dernier, l’être de l’humain se présente comme une structure
bipartite partagée entre un corps physique, individué (le corps animal), et un corps
médial, soit le milieu au sein duquel s’insère le corps animal. La relation dynamique
constitutive des milieux rend compte de la manière dont l’être humain se projette dans
son environnement par le biais de la technique (phénomène de « cosmisation »), c’est-à-
dire comment il travaille l’environnement, et comment, dans un mouvement inverse, il
intériorise l’environnement par le biais du symbolique (« somatisation »), soit comment il
se le représente en tant que monde (BERQUE, 1990, 2000). Tout milieu revêt donc une
triple dimension écologique, technique et symbolique. Toujours selon Berque (1986), ce
milieu, en tant que relation dynamique, dépasse les dichotomies héritées de la Modernité
que sont le naturel et le culturel, le collectif et l’individuel, le subjectif et l’objectif, le
matériel et l’idéel. C’est que l’être humain et l’étendue terrestre appartiennent tous deux
au même tissu existentiel qu’est le milieu.
9 Le rapport technique et symbolique de l’être humain à son environnement,
historiquement et culturellement changeant, se voit exprimé sous la forme d’une
médiance (BERQUE, 1990), ce terme désignant « le sens ou l'idiosyncrasie d'un certain
milieu, c'est-à-dire la relation d'une société à son environnement » (BERQUE, 2000, p.
128). En d’autres termes, la médiance désigne l’expression de l’habiter humain, de
l’expérience humaine du milieu.

Mésocritique

10 Mettre au jour la médiance exprimée dans les jeux vidéo constitue le rôle d’une
herméneutique du milieu ou « mésocritique ». La mésocritique (« méso » provient du grec
ancien μέσος, « milieu ») s’intéresse à la configuration des rapports éco-techno-
symboliques qui lient entre eux les personnages (avatars) incarnés par les joueurs, de
même que les objets et éléments architecturaux des jeux vidéo au sein de leur espace
virtuel. Elle permet le rapprochement des trois perspectives sur la spatialité présentes au
sein des études vidéoludiques. Cette configuration s’exprime par le biais d’un ensemble de
règles et de procédures composant sa structure formelle (perspective formaliste), mais

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également à l’aide de stratégies narratives mobilisées dans la construction d’un univers


fictionnel doté de ses propres lois, mœurs, cultures, modes d’habiter (perspective
narratologique), univers auquel la structure formelle confère sa jouabilité. Enfin, cette
configuration exprime une certaine médiance. Elle renvoie à une expérience référentielle
des milieux par le biais de composantes discursives et plus largement sémiotiques, de
règles et de procédures, etc., c’est-à-dire à l’expression médiatisée d’une médiance
(perspective socioculturelle).
11 La mésocritique s’intéresse donc à l’univers fictionnel de l’œuvre vidéoludique conçu
comme milieu, de même qu’à sa structure formelle, c’est-à-dire les règles et procédures
qui lui confèrent cohérence et jouabilité. Il s’agit alors de mettre au jour les
caractéristiques qui sous-tendent l’habiter : son organisation sociale, sa mise en forme
par la technique et sa représentation par le biais de médiations symboliques.

Mésocritique et cartographie : les dimensions réflexive et critique


des milieux vidéoludiques

12 En quoi le déplacement de l’intérêt pour la représentation du lieu vers l’expérience du


milieu dans le jeu vidéo suscite-t-il un intérêt? Selon Tally (2012), les mondes imaginaires
(parmi lesquels les mondes vidéoludiques occupent aujourd’hui une place appréciable)
constituent « de nouveaux espaces pour une investigation critique, dans lesquels nous
pourrions considérer la manière dont les auteurs cartographient leur monde et les
lecteurs s’engagent auprès de telles cartes2 » (p. 144, notre traduction). Ces lieux
imaginaires, ni mimétiques ni réalistes, au même titre que les lieux référentiels, méritent
toute l’attention de l’analyste de la spatialité, car leur cartographie apporte une meilleure
compréhension du monde dans lequel nous vivons; elle s’avère « décisive pour une
compréhension concrète de notre être-au-monde […] [car] [d]ans la tentative de penser
de manière critique les espaces et lieux de notre propre monde, nous nous voyons
fréquemment encouragés à imaginer d’autres espaces3 » (p. 144, notre traduction), parmi
lesquels figurent au premier chef les utopies. La compréhension de l’habiter, soit de la
relation de l’être humain à son milieu, en vertu d’une conception onto-géographique,
constitue donc une compréhension de soi. Les jeux vidéo, en simulant un habiter,
proposent une carte de soi appréhensible, c’est-à-dire cognitivement à l’échelle, et donc
une meilleure compréhension de notre être-au-monde. C’est donc des qualités réflexives
et critiques des œuvres vidéoludiques qu’il s’agit ici.
13 Comme nous l’avons mentionné, la mésocritique constitue une herméneutique du milieu.
Cette herméneutique doit être prise au sens entendu par Ricœur (1986), c’est-à-dire
comme une mise en relation dialectique de l’expliquer et du comprendre. La
compréhension concerne la réflexion, soit la recherche de la transparence du sujet à lui-
même. Dans la tradition de la philosophie réflexive, elle implique une introspection, alors
que pour Ricœur, « il n’est pas de compréhension de soi qui ne soit médiatisée par des
signes, des symboles et des textes; la compréhension de soi coïncide à titre ultime avec
l’interprétation appliquée à ces termes médiateurs » (p. 33). Dès lors, la tâche de
l’herméneute (ici, la tâche du mésocriticien) consiste à étudier le travail du texte, c’est-à-
dire la dynamique interne responsable de la structuration de l’œuvre (expliquer) et la
capacité de l’œuvre, conçue comme pouvoir de révélation, à produire au-devant d’elle-
même un monde du texte dans lequel le lecteur peut se projeter, qu’il peut habiter et qui
ouvre à une compréhension de soi (comprendre).

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14 Toute œuvre demeure référentielle, écrit Ricœur (1986), dans la mesure où elle porte « au
langage une expérience, une manière d’habiter et d’être-au-monde qui [la] précède et
demande à être dite » (p. 38). Dans la perspective onto-géographique qui sous-tend la
mésocritique, la compréhension de soi tient compte de la structure bipartite de l’être,
composée de sa part individuée (son corps animal) et de sa part éco-techno-symbolique
(son corps médial). Ainsi, toute entreprise de cartographie des milieux vidéoludiques et
de mise au jour de l’expression d’une médiance proposent, dans la mise en relation
dialectique de l’expliquer et du comprendre, une compréhension de soi. Celle-ci procède
par la schématisation du réseau de relations écologiques, techniques et symboliques
articulées dans un jeu vidéo donné et qui renvoient à une expérience référentielle des
milieux humains. La réflexivité est donc comprise « comme essentiellement humaine, et
en même temps écouménale » (BERQUE, 2000, p. 332), l’écoumène étant entendu comme
l’ensemble des milieux humains.
15 Voilà pour ce qui est de la qualité réflexive des jeux vidéo. En ce qui a trait à la dimension
critique, maintenant, elle s’exprime de manière particulièrement visible dans les jeux
relevant de l’utopie (l’utopie positive ou négative, c’est-à-dire l’eutopie ou la dystopie),
que nous définirons pour nos besoins, en termes mésocritiques, comme la matérialisation
d’un principe d’appréciation négative et d’un principe amélioratif d’une médiance référentielle
dans un espace-temps autre.
16 Une médiance référentielle, appréciée négativement et jugée indésirable, se donne à lire
dans toute utopie vidéoludique. Dans le cadre de l’eutopie, elle figure en creux, soit en
tant que double négatif de la médiance alternative proposée par l’œuvre. La médiance
alternative pallie alors aux imperfections de la médiance référentielle. Dans la dystopie,
le caractère indésirable de la médiance référentielle se voit amplifié, exacerbé. Cette
dernière se voit alors dépeinte par le biais de l’hypotypose, entendue avec Larue (2010)
comme « présentation fascinée et fascinante du pire » (p. 89).

La médiance de l’altérité atopique dans Dead Rising 3

17 Afin d’illustrer notre propos, nous analyserons brièvement Dead Rising 3 (si après, « DR3 »),
un jeu qui mobilise une forte dimension dystopique, bien que contrebalancée par un
esprit parodique et carnavalesque. Nous verrons comment DR3 traite d’une médiance qui
oppose l’enclave locale et le réseau atopique au sein du milieu urbain.
18 Développé par Capcom Vancouver, Dead Rising 3 est un jeu de combat à progression (
Beat 'em up) à monde ouvert sorti sur PC et Xbox One en 2013. L’intrigue se déroule en
2021, dans la ville californienne fictive de Los Perdidos, trois jours après le début d’une
épidémie de morts-vivants. Le joueur incarne Nick Ramos, un mécanicien qui, aux côtés
d’autres survivants, tente de quitter la ville mise en quarantaine par l’armée. Pour y
parvenir, une série de quêtes principales lui sont proposées, telles que réunir les pièces
nécessaires à la réparation d’un avion, trouver du carburant, protéger et escorter les
autres membres du groupe et des survivants isolés, etc. Leur accomplissement doit avoir
lieu dans un délai de six jours, au-delà duquel la ville sera bombardée et la partie se
soldera par un échec. Des quêtes annexes consistent à aider d’autres survivants et
combattre des individus non infectés. Suivant le principe du monde ouvert, le joueur se
voit libre d’explorer les différentes sections de la ville à la recherche d’objets de
collection, de plans permettant la fabrication d’armes ou de véhicules personnalisés, et
choisir l’ordre dans lequel compléter les quêtes annexes (ou les ignorer). Suivant les

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principes du jeu de rôle, le système de quêtes et de combats de DR3 récompense les


actions du joueur par des points d’expérience (appelés « points de prestige ») permettant
la progression en force, en endurance et en agilité du personnage alors qu’il acquiert de
nouveaux niveaux et de nouvelles compétences.

Le milieu urbain de Los Perdidos

19 Los Perdidos se compose de quatre quartiers isolés les uns des autres. Seules six voies
d’accès permettent de circuler entre eux : quatre routes et viaducs, une autoroute et un
tunnel de métro4. Objet d’une quarantaine, la ville est entièrement coupée du monde
extérieur. Si les morts-vivants y circulent par milliers, seules quelques dizaines de
survivants épars y vivent encore, à quoi s’ajoutent un nombre plus ou moins équivalent
d’antagonistes humains, les membres des forces spéciales chargées d’assurer la
quarantaine, notamment.
20 Deux lieux spécialisés de Los Perdidos occupent une fonction centrale eût égard à la
jouabilité de DR3 : les zones sécurisées et les voies de circulation.
21 Les zones sécurisées, au nombre de neuf, occupent une double fonction : d’une part,
entreposer les armes récoltées lors de la partie (ressources nécessaires à
l’accomplissement des quêtes). D’autre part, elles constituent le lieu de regroupement et
de gestion des survivants rescapés par le joueur. Chaque zone sécurisée contient en effet
un tableau de bord des survivants à partir duquel le joueur gère la composition des
membres du groupe qui l’accompagneront lors de ses déplacements. Ces zones et les
quartiers enclavés qui les renferment – îlots au sein d’une ville morcelée – constituent des
lieux anthropologiques (AUGÉ, 1992), soit les lieux d’une expérience de relation au monde
et de socialité, cette dernière étant incarnée par la formation d’une communauté de
survivants. Si la socialité de quartier résulte de la proximité spatiale des habitants, dans
le cas de DR3, elle repose sur les efforts du joueur pour décloisonner les individualités
solitaires, ce qu’il fait en naviguant sans relâche entre les quartiers enclavés afin de
réunir les survivants isolés par le flot de morts-vivants en une communauté en
mouvement, une communauté cinétique, en quelque sorte.
22 Les voies de circulation, quant à elles, comprennent l’ensemble du réseau de transport
assurant la navigation du joueur et des survivants à travers la ville. Ces voies sont
essentielles, dans la mesure où la majeure partie du temps consacré aux quêtes par le
joueur (principales et annexes) s’épuise dans le déplacement, souvent entre des points de
la ville diamétralement opposés. Les voies de circulation canalisent les morts-vivants qui
arpentent la ville. Les emprunter s’avère périlleux, le joueur devant faire preuve d’une
grande maîtrise au combat ou dans l’art de l’évitement. De telles voies relèvent de ce
qu’Augé (1992) qualifie de non-lieux (ou atopies), soit des lieux non-identitaires, non-
relationnels (au sens où ils ne génèrent pas de socialité) et non-historiques favorisant la
libre circulation des personnes, des biens et des flux informationnels – à l’instar des
centres d’achat, hôtels, supermarchés, aéroports, gares et réseaux de transport et de
télécommunication. Ils s’opposent, à ses yeux, aux lieux anthropologiques.
23 Les non-lieux relèvent d’une échelle globale : ils « ne bénéficient pas […] au lieu
proprement dit ni à ses habitants, aux échelles locale et régionale. Ils opèrent plutôt à
l’échelle du plus grand ensemble » (BÉDARD, 2002, p. 60). Comme le soulignent Colleyn et
Dozon (2008), ils prolifèrent et concrétisent dans le même souffle un mouvement de
planétarisation et l’émergence de « villes globales » (global cities) (SASSEN, 1991), c’est-à-

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dire des villes stratégiquement positionnées, sur l’échiquier économique mondial, au


centre des flux que sont l’information, la finance et les connaissances (GHORRA-GOBIN,
2009), flux dont les non-lieux assurent la libre circulation. Or, la capacité des non-lieux à
mettre en relation des lieux physiquement séparés dans un système économique
mondialisé, intégré, se voit doublée, paradoxalement,
[d’]une grave déficience à établir des liens et des médiations entre des masses
d’individus largement atomisés et à maintenir ce qui tient lieu de vie collective, […]
ils sont propices à générer toutes sortes de troubles, de mal-être, de fermetures
inquiétantes sur soi et de violences (COLLEYN & DOZON, 2008, p. 28).
24 Dès lors, le système global, dont les non-lieux servent les fins (transport, transit,
commerce et loisir) (BÉDARD, 2002), prend la forme d’un monde « promis à l’individualité
solitaire, au passage, au provisoire, à l’éphémère » (AUGÉ, 1992, p. 118).
25 Enfin, les non-lieux créent un double mouvement de globalisation et de ségrégation,
comme le soulignent Colleyn et Dozon (2008) avec Augé : les mondes sociaux qu’ils
assemblent, écrivent-ils à cet égard, « ont bien du mal à faire œuvre et signification
communes » (p. 28).
26 Dans DR3, il existe deux types de non-lieux. Le premier, implicite et non représenté dans
le jeu à proprement parler, apparaît sous la forme d’un réseau mondial de nœuds (villes
globales) et de relations, c’est-à-dire les infrastructures de communication assumant le
déplacement des personnes, des biens et de l’information sans lesquelles le système
global ne saurait maintenir son organisation.
27 Dans la description de produit de DR3 figure l’extrait suivant : « Une des plus grandes
villes du sud de la Californie, Los Perdidos représente un centre national de commerce et
de culture de premier plan, et le centre de l’industrie du divertissement » (Dead Rising Wiki
, 2017), clin d’œil à la référentielle Los Angeles, figurant, selon le Globalization and World
Cities Research Network (2017), parmi les principales villes globales en tant que « région
économique majeure à l’intérieur de l’économie mondiale » (document non-paginé).
28 À l’instar d’autres villes globales devenues des foyers d’infestation dans les fictions
contemporaines mettant en scène des morts-vivants5, le positionnement stratégique de
Los Perdidos sur l’échiquier mondial est proportionnel à son degré de vulnérabilité et à la
vitesse de la contamination qui y sévit6. En d’autres termes, le réseau de non-lieux – au
sein duquel la ville multiplie les interconnexions – assure le fonctionnement d’un système
mondialisé et la compression de l’espace. Il constitue dans le même souffle le vecteur de
la contamination et, par là même, de la désorganisation sociale. Soumis à une logique
globale, les non-lieux génèrent de l’atomisation et de la ségrégation à l’échelle locale
(celle des quartiers de la ville), ce qui est rendu clairement par l’état d’isolement et
d’enclavement des zones sécurisées et des survivants disséminés sur tout le territoire de
la ville.
29 Le second type de non-lieux est représenté par le réseau de transport présent à l’échelle
de la ville. Sa configuration crée une série d’enclaves. Quartiers et ilots de survivants
communiquent peu ou pas en dehors de l’intervention du joueur, et ce en raison du flot
de morts-vivants charrié par les non-lieux. Los Perdidos reporte à petite échelle la
logique (et les critiques) des non-lieux de la mondialisation par le biais de l’hypotypose,
soit par la simulation fortement imagée d’une catastrophe dystopique, une épidémie
apportant avec elle la désorganisation et l’atomisation sociales au cœur de communautés
de quartier irrémédiablement isolées.

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Non-lieux et tropisme de la chair

30 Dans DR3, la répartition, la densité et la circulation des morts-vivants procèdent d’une


double logique : la hiérarchie du réseau des non-lieux et le tropisme de la chair.
31 Si la vulnérabilité des villes face à la contamination est fonction de son positionnement
stratégique au sein d’un réseau planétaire de non-lieux, la vulnérabilité des communautés
locales et la répartition des morts-vivants dans la ville est quant à elle fonction des
affordances architecturales7 qu’offrent les voies de circulation (et par le fait même, le
design architectural du jeu). Ainsi, la répartition et la densité des morts-vivants épousent
la hiérarchie du réseau de transport de la ville. À cette échelle, le tunnel du métro,
l’autoroute et les viaducs se voient littéralement inondés de morts-vivants, de même que,
dans une moindre mesure, les principales places et rues. Les rues secondaires, les ruelles
et les immeubles, agissent quant à elles comme des goulots d’étranglement et canalisent
un faible débit de morts-vivants. À l’échelle locale, la navigation s’avère donc moins
périlleuse que la circulation entre les quartiers en raison de leur enclavement. Les
affordances architecturales ne suggèrent plus, mais obligent le joueur à emprunter ces
dernières, plus périlleuses en termes de jouabilité.
32 Le mode de circulation des morts-vivants procède également du tropisme de la chair.
Leurs comportements inintelligents répondent à la seule recherche de chair humaine
dont ils se repaissent. S’ils constituent collectivement une force de désorganisation et de
ségrégation des communautés locales, leurs déplacements calquent, au niveau local, ceux
des êtres humains, leurs proies. Tout stimulus lié à une activité humaine motive leur
comportement, à commencer par les bruits causés par le joueur et les autres survivants.

L’altérité atopique

33 Dans DR3, les morts-vivants se multiplient et s’organisent à la manière des insectes


eusociaux (par exemple, les fourmis, les abeilles et les termites). Ils sont d’ailleurs
explicitement assimilés aux guêpes : la contamination opère lorsqu’un hôte humain est
parasité par une larve de guêpe, qui le transforme ensuite en mort-vivant. Comme tous
les animaux eusociaux, les morts-vivants de DR3 constituent, par le biais de
comportements individuels simples et inintelligents en interaction, un superorganisme
(WILSON, 1990). Il émerge de ces interactions une entité collective complexe, organisée
par ce que les chercheurs en intelligence artificielle qualifient d’intelligence en essaim ou
d’intelligence collective. Ainsi, par le biais de comportements simples – suivre la source
des stimuli produits par des humains pour les dévorer – et d’une circulation canalisée par
des affordances architecturales, les morts-vivants font collectivement preuve d’un
comportement cohérant, sui generis, dépassant la somme des comportements individuels.
Ils mettent ainsi les compétences de navigation et de combat du joueur à rude épreuve et
contribuent à enclaver et ségréguer les socialités à l’échelle locale.
34 Comme nous l’avons vu précédemment, les non-lieux suivent une logique globale au
mépris du local. Ils lient entre elles des villes globales, mais s’avèrent incapables de créer
de la socialité à l’intérieur de ces villes, c’est-à-dire à agir à titre de médiation entre des
individualités solitaires. C’est ce que montre DR3 en optant pour la figure rhétorique de
l’hypotypose et les motifs de la dystopie.

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Comment le jeu vidéo pense l’expérience du milieu urbain 9

35 Le milieu urbain résulte d’une relation dynamique entre la technique et le symbolique. Il


relève donc d’une logique humaine. Le non-lieu, quant à lui, fruit d’une technique
urbanistique d’aménagement de l’environnement, poursuit une logique qui échappe à
l’habitant situé à l’échelle locale et se voit représenté comme une entité indépendante de
la volonté de ses usagers. En d’autres termes, cette entité est mue par une volonté propre,
non humaine, que l’intelligence en essaim des morts-vivants et la désorganisation
illustrent par le biais d’une simulation « fascinante et fascinée du pire » (LARUE, 2010, p.
89). Une médiance se voit ainsi exprimée dans DR3 : l’altérité atopique.
36 Si l’on se reporte à notre définition de l’utopie, le principe d’appréciation négative de la
médiance actuelle est donc illustré par un portrait dysphorique des non-lieux. C’est là que
la critique opère. Au plan de la compréhension de soi, ce même portrait traduit une
inadéquation entre l’habiter contemporain et l’habitant sous la forme de la ségrégation,
de la désorganisation sociale et de l’absence de socialité générées par les non-lieux et le
système global au service duquel ils sont placés. D’un point de vue mésocritique, ce
système est mu par une logique propre, qui échappe à l’habitant. Ce dernier peine alors à
reconnaître un tel système comme étant constitutif de soi, c’est-à-dire de la part médiale
de son être.
37 Mais qu’en est-il de l’actualisation du principe amélioratif de l’utopie négative (de la
dystopie), maintenant? DR3 propose une transformation du milieu urbain de Los Perdidos
lorsqu’il propose une alternative à l’altérité atopique. Sa structure formelle, en effet,
promeut une nouvelle forme de socialité, la communauté cinétique, de même qu’une
nouvelle relation aux non-lieux.

De la route au chemin

38 Voyons pour commencer la nouvelle relation aux non-lieux proposée par DR3. Zumthor
(1993), dans son ouvrage consacré à la représentation de l’espace au Moyen Âge, oppose le
chemin d’alors et la route d’aujourd’hui. Si la route désigne de nos jours un simple moyen
de rallier deux points et dévalorise l’intervalle laissé entre les deux, le chemin, à l’inverse,
pour l’homme du Moyen Âge, se voit « profondément inscrit dans la mémoire de chacun
[…] De village en village, le chemin est série ordonnée de lieux; mais, en lui-même, il est
lieu; milieu aussi, autant que voie de communication. » (p. 173) Il existe alors, selon
Zumthor, un rapport personnel qui unit le voyageur et son cheminement.
39 Le voyage médiéval s’accompagne d’un lourd tribut, un « épuisement du
temps » (ZUMTHOR, 1993, p. 170), là où le voyage contemporain « tend à éliminer le
temps, au profit d'un espace de plus en plus abstrait à mesure qu'on s'approche de ce
terme. Du même coup s'effacent le sujet, l'objet. Reste un trajet pur et simple » (p. 169). Le
voyage médiéval se montre lent et périlleux. À mesure qu’il s’allonge, il s’accompagne de
la maladie, de l’interruption et de la mort. En d’autres mots, « [l]e corps, pour ainsi dire,
était du voyage », alors que pour l’usager des non-lieux contemporains, « il ne l'est plus
vraiment car il se défend de l'accélération des vitesses en se réfugiant dans la passivité »
(p. 172).
40 La distinction entre le chemin médiéval et la route contemporaine oppose donc terme à
terme le voyage comme fin en soi au voyage comme moyen, le corps actif au corps passif,
une expérience immédiate du chemin, phénoménale, à une relation médiatisée,
caractérisée par une mise à distance hors de soi de l’itinéraire parcouru.

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Comment le jeu vidéo pense l’expérience du milieu urbain 10

41 En raison du désastre encouru par l’infestation de morts-vivants, le réseau des non-lieux


de DR3 apparaît comme une altérité, mais également comme un antagoniste. Telle est la
condition pour que la métamorphose de route à chemin puisse opérer. Le joueur, afin
d’accomplir les quêtes primaires et secondaires du jeu, se voit amené à effectuer des aller-
retour incessants entre les différents quartiers enclavés, à parcourir ses voies d’accès
principales, c’est-à-dire à confronter les non-lieux les plus létaux en raison de leur haut
débit de morts-vivants. Dans la logique du voyage médiéval, les itinéraires parcourus se
voient explicitement incorporés à même la chair du personnage, qui enregistre chaque
blessure. Une jauge de points de vie témoigne de l’inscription du chemin, de ses périls,
sur le corps du voyageur. Le corps ressent activement le trajet parcouru, présenté comme
l’expérience d’une lutte, d’un antagonisme.
42 Qui plus est, le déplacement implique des combats récompensés par des points de
prestige, et donc une progression du personnage en termes de force, d’endurance et
d’agilité. En d’autres termes, si les non-lieux sont initialement mus par une force non
humaine dotée d’une volonté autonome, s’ils sont tenus hors de soi et en position
d’altérité, ils se voient, au fil de la progression du jeu, réintégrés activement à même le
corps animal du personnage. Ils ne constituent plus cet espace abstrait entre deux lieux,
mais un lieu en soi, faisant l’objet d’une relation phénoménale, concrète (une relation qui
s’établit dans la concrescence, dont l’origine latine du mot, concrescere, nous rappelle
Berque, 2000, signifie « croître ensemble »). Ainsi, maîtriser et incorporer le non-lieu dans
les limites du corps individué revient à le rendre familier, à le réintégrer comme une part
du milieu urbain, mais également à avoir prise sur lui, à le soumettre à une volonté
humaine.
43 Significativement, si les morts-vivants de DR3 se meuvent en fonction du tropisme de la
chair, le joueur dispose d’outils pour attirer l’attention sur lui ou créer une diversion. Par
exemple, la caméra Kinect – un dispositif de captation des mouvements et des sons –,
lorsqu’elle est branchée sur la console de jeu et activée, transpose la voix du joueur dans
le monde du jeu sous la forme de stimuli adressés aux morts-vivants, lesquels
convergeront alors vers lui pour l’attaquer. À l’inverse, le joueur peut les éloigner de sa
position et dégager stratégiquement des portions du territoire en tirant des fusées
éclairantes. Dans les deux cas, il se montre en mesure d’infléchir localement le
comportement des morts-vivants, de l’assujettir à une logique humaine.

La communauté cinétique

44 Nous avons vu jusqu’ici l’être-sur-Terre de l’habiter. Voyons maintenant comment DR3


promeut une socialité alternative, c’est-à-dire un être-ensemble. Comme nous l’avons
déjà mentionné, un nombre important de missions principales et annexes consiste à
sauver, protéger et escorter d’autres survivants dans les différents quartiers de Los
Perdidos. Si les non-lieux de la mondialisation se caractérisent par « une grave déficience
à établir des liens et des médiations entre des masses d’individus largement atomisés et à
maintenir ce qui tient lieu de vie collective » (COLLEYN & DOZON, 2008, p. 28), il revient
au joueur, qui entretient avec lui une relation antagonique, en concordance avec les
objectifs primaires et secondaires de DR3, d’œuvrer à la constitution d’une nouvelle forme
de socialité décloisonnant les enclaves locales. C’est ce qu’il fait lorsqu’il place sous son
égide une communauté cinétique, une communauté non plus ancrée dans un territoire
commun, mais composée d’individus aux horizons divers, solidaires dans leur lutte contre

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la désorganisation sociale et l’enclavement. Le lien social se voit formalisé, dans la


mécanique de jeu, par le biais des tableaux de bord, outils de gestion de la composition du
groupe de survivants qui accompagne le joueur.
45 Le caractère souhaitable de cette nouvelle organisation sociale se voit confirmé par la
rhétorique procédurale du jeu. Par « procédural » sont désignés les comportements
générés par un processeur à l’aide de règles (MURRAY, 2004). Bogost (2007) nomme
« rhétorique procédurale » l’expression de messages à visée persuasive et d’idées
abstraites exprimés sous une forme procédurale, la démonstration étant faite par le biais
d’une simulation. Dans DR3, nombre des missions primaires, dont l’accomplissement
constitue une condition sine qua none pour remporter la partie, consiste à libérer des
survivants de leur isolement et à les intégrer dans le groupe de Nick Ramos. C’est
également le cas dans plusieurs missions secondaires et lorsque le joueur croise la route
de survivants cernés par des morts-vivants et sur le point de succomber à leurs attaques.
La mécanique de jeu ne pénalise pas le joueur s’il refuse de compléter les missions
secondaires ou d’aider les survivants assaillis. Toutefois, des récompenses substantielles
en termes de points de prestige et d’armes lui sont accordées s’il complète les objectifs
avec succès. Ainsi, sauver un survivant assailli rapporte entre 4 000 et 7 500 points
(auxquels s’ajoutent ceux obtenus en mettant à bas les différents morts-vivants) et ne
prend que quelques secondes si le joueur écrase les quelques dizaines d’assaillants autour
de lui à l’aide d’un véhicule motorisé. La récompense se montre substantielle si l’on
considère que 5 000 points séparent le niveau 1 du niveau 2. À titre comparatif, seuls deux
points sont alloués par mort-vivant éliminé dans les mêmes conditions en dehors d’une
mission, ce qui ne représente que quelques dizaines de points au total. Si les missions
secondaires s’avèrent plus contraignantes, elles rapportent quant à elles entre 10 000 et
45 000 points chacune (11 000 points sont nécessaires pour passer au niveau 3 et 50 000 au
niveau 7). Dès lors, la progression du joueur en forces, en agilité et en compétences se
montre largement tributaire de la constitution et de l’expansion d’une communauté
cinétique.

Conclusion
46 Comme nous venons de le voir avec l’exemple de Dead Rising 3, les jeux vidéo, en simulant
un habiter dans le cadre d’un milieu urbain, proposent une carte de soi et donc une
meilleure compréhension de notre être-au-monde conçu en termes de bipartition corps
animal/corps médial. La carte de Dead Rising 3 décrit une expérience du milieu urbain où
se voient articulées de manière problématique deux échelles : locale, d’abord, avec les
socialités de quartier ségréguées, et globale, ensuite, avec les non-lieux responsables à la
fois de l’enclavement local et de la libre-circulation des flux dans le cadre de la
mondialisation. Cette expérience prend la forme d’une structure antagonique opposant
les survivants des quartiers enclavés et les morts-vivants, dont la répartition, la densité et
les modes de circulation épousent la configuration des non-lieux et obéissent à une
logique non-humaine. Non-lieux comme morts-vivants apparaissent alors dans une
position d’altérité aux yeux des habitants ségrégués de Los Perdidos et, par là même, se
voient expulsés de leur corps médial. Il en ressort alors une médiance que nous avons
qualifiée « d’altérité atopique ». Une médiance alternative est alors proposée, ajoutant à
la dimension réflexive de Dead Rising 3 une dimension critique. Dans la lutte qui oppose le
personnage du joueur aux morts-vivants, les non-lieux abstraits, échappant à

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l’expérience phénoménale de l’espace, se voient réappropriés, réintégrés à même le corps


médial, passant ainsi de l’altérité à la familiarité. Parallèlement, les groupes sociaux
ségrégués par les non-lieux se voient réarticulés en une communauté cinétique,
désenclavée, qui déborde l’échelle de la localité.
47 Ce que nous apprend Dead Rising 3, c’est que le jeu vidéo, dans sa double dimension
réflexive et critique, constitue un révélateur de notre être-au-monde – c’est-à-dire de
l’habiter dans le cadre d’un milieu donné – mais également d’être-au-monde alternatifs,
soit de nouvelles modalités possibles de l’habiter. En cela réside le caractère mésocritique
des œuvres vidéoludiques. Fidèle au principe de l’appréciation négative d’une médiance
référentielle et de la matérialisation d’une médiance alternative dans un espace-temps
autre, le jeu vidéo constitue un médium privilégié de l’utopie et constitue un outil de
cartographie du milieu et de son expérience.
48 Le caractère mésocritique des œuvres vidéoludiques, particulièrement visible dans les
jeux utopiques, appelle une étude systématique de la rhétorique de l’espace, conçue ici en
termes de relations éco-techno-symboliques et sociales. Et ce, parce qu’une telle
rhétorique articule étroitement une « mésalgie8 » (en d’autres mots, un mal lié à l’habiter)
et les médiances alternatives prétendant y remédier. En ce sens, les jeux vidéo illustrent
tout à la fois les symptômes d’un habiter problématique et leurs cures potentielles. Il nous
apparaît particulièrement pertinent d’interroger les stratégies qui sous-tendent les uns et
les autres, soit à l’intérieur d’une même œuvre, comme nous venons de le faire, soit, dans
une perspective comparatiste, au sein d’un corpus d’œuvres intra- ou inter- médiatiques.

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NOTES
1. Sur la question, voir, notamment, Fort-Jacques (2007).
2. « new spaces for critical inquiry, in which we may see the ways that writers map their world
and readers engage with such literary maps » (TALLY, 2012, p. 144).
3. « crucial to a concrete understanding of our being-in-the-world […] [because] [i]n the attempt
to think critically about the spaces and places of our own world, we are frequently encouraged to
imagine other spaces » (TALLY, 2012, p. 144).
4. Une carte de la ville est accessible à l’adresse suivante : http://www.symytrydesigns.com/
uploads/8/1/1/8/81188306/9675415_orig.jpg
5. Pensons à Atlanta dans la série de bandes dessinées The Walking Dead et la série télévisée
éponyme, à Pittsburg, Los Angeles et Séoul dans les films Land of the Dead, Zombieland et Seoul
Station, ou à Londres dans le jeu vidéo Zombie U et le film 28 Days Later.
6. Relation que la projection de l’épidémie de morts-vivants sur les cartes des États-Unis et du
monde dans le film World War Z illustre bien, alors que les foyers de la contamination se
superposent rigoureusement aux positions des principales métropoles et mégalopoles du globe,
points névralgiques d’un réseau de villes globales fortement interconnectées.
7. Par « affordance », il faut entendre les caractéristiques d’un objet qui suggèrent certaines
actions spécifiques à celui qui s’en sert en raison de sa configuration (GIBSON, 1977; NORMAN,
2013). Sur ce modèle, les affordances architecturales suggèrent un mode de circulation à ceux qui
y naviguent.
8. Du grec ancien μέσος, « milieu », et αλγία, « relatif à la douleur ».

RÉSUMÉS
Si la dimension spatiale du jeu vidéo a été abondamment abordée au sein des études
vidéoludiques, la représentation de l’expérience des lieux et des milieux, elle, demeure encore
peu explorée jusqu’ici. Une perspective apte à en rendre compte, la mésocritique, sera présentée
dans le cadre de cet article. Il s’agira de montrer, à travers l’analyse de l’articulation
problématique des non-lieux et des socialités locales du milieu urbain telle que simulée dans Dead
Rising 3 et d’une expérience alternative du milieu, en quoi les jeux vidéo, en simulant un mode
d’habiter, proposent une cartographie de soi et donc une meilleure compréhension de notre être-
au-monde.

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Spatial dimension of video game was discussed extensively within game studies, but the
representation of the experience of places and milieus remains relatively unexplored so far.
Mesocriticism, a perspective that account for the aforementioned experience in video games will
be described in this paper. Through an analysis of the problematic articulation between non-
places and local socialities of the urban milieu of Dead Rising 3 and the alternative experience of
this milieu, it will be shown how video games, as simulations of a mode of inhabiting, propose a
cartography of the Self, and therefore a better comprehension of our being-in-the-world.

INDEX
Mots-clés : Herméneutique, jeux vidéo, mésocritique, mésologie, milieu, non-lieu, spatialité

AUTEUR
CHRISTOPHE DURET
est doctorant en études françaises à l’Université de Sherbrooke, où il est chargé de cours en
communication depuis l’automne 2016. Il a codirigé un ouvrage portant sur l'intertextualité dans
les jeux vidéo (Contemporary Research on Intertextuality in Video Games) et publié plusieurs articles
dans des revues telles que Sciences du Jeu, Communication & organisation, Itinéraires : Littérature,
Textes, Cultures, Loading… et Intermédialités. Ses champs d’intérêt en recherche portent sur la
spatialité des textes, plus spécifiquement sur la mésocritique, de même que la transmédialité,
l’intermédialité et la rhétorique procédurale.

Conserveries mémorielles, #23 | 2018

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