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Dossier de l’été : les jeux vidéo, terrain philosophique ?

Marc Goetzmann

L’article dans sa version finale et publiée peut être retrouvé à l’adresse suivante:

http://www.implications-philosophiques.org/ethique-et-politique/philosophie-politique/dossier-de-
lete-les-jeux-video-terrain-philosophique/

L’échec de la captation philosophique du jeu

Ce nouveau dossier de l’été d’Implications Philosophiques poursuit la rencontre déjà initiée


depuis quelques années entre la tradition philosophique et les jeux vidéo1. Le jeu lui-même,
dans son acception la plus générale, est loin d’être un objet ignoré de la philosophie. Colas
Duflo a fort bien relevé la fascination des philosophes pour les jeux, Aristote, Pascal,
Rousseau, Kant, Schiller pour ne citer qu’eux2.

Comme le montre Colas Duflo, dès les débuts de la philosophie, crainte par Aristote pour sa
tendance à concurrencer la recherche du bonheur en tant qu’activité n’ayant pour d’autre fin
qu’elle-même, l’essence du jeu n’est jamais niée, mais davantage captée par les philosophes.
Pascal, trouvant dans le plaisir procuré par le jeu une façon de nous « divertir » de notre
condition humaine, capture l’essence de la rationalité ludique afin d’inviter son lecteur à
« parier » sur l’existence de Dieu, tandis qu’à son époque le comportement des joueurs
émerveille les mathématiciens qui n’ont pas encore mis au point les techniques de calcul des
probabilités. Il est salué notamment par Rousseau pour le rôle qu’il peut jouer dans
l’éducation de l’enfant qui n’est pas encore rompu au sérieux des contraintes comme l’adulte,
qui lui n’a plus besoin de jouer car il sait travailler. En réponse, Kant distingue strictement le
jeu du labeur, excluant que l’un puisse mener naturellement à l’autre. Le jeu occupe
néanmoins chez Kant, comme ensuite chez la place d’une expérience décisive où se trouve
abolie la dichotomie entre la liberté et la contrainte, et où se fait l’expérience de la légalité.

L’histoire de la pensée du jeu, avant le jeu vidéo, montre l’échec de la tentative des
philosophes de contenir le pouvoir du jeu dans les limites de leur propre philosophie.
Néanmoins, chez Kant et Schiller, le jeu apparaît déjà comme un modèle d’où émergent des
conceptualités nouvelles, pour Kant, le « jeu des facultés », et pour Schiller, la « tendance à
jouer ». Quelque chose dans la nature ludique provoquerait donc l’activité philosophique.

La philosophie à l’épreuve du jeu (vidéo)

Évoquant la condamnation morale des jeux d’argents, Colas Duflo parvient à montrer que le
potentiel perturbateur du jeu provient, notamment dans le cas de l’argent, à faire « sortir »
l’argent de sa fonction sociale, puisqu’il circule désormais entre les joueurs sans autre but que
de jouer. C’est pourquoi,
Si, en effet, le jeu est assez puissant pour désinvestir l’argent de sa signification
« réelle », alors c’est qu’il soit être compris, d’une part, dans son rapport à la société,
dans sa curieuse façon de se situer de l’intérieur à l’extérieur (il est hors société mais
ce dehors se joue toujours dedans – en société justement, avec des acteurs sociaux,

1
Nous pensons notamment à Mathieu Triclot, Philosophie des jeux vidéo, Zones, mai 2011.
2
À propos de ces philosophes, nous nous en remettons humblement à son analyse, dans Colas Duflo, Le jeu. De
Pascal à Schiller. Philosophies, PUF, 1997.
dans le temps libre qui s’y octroie) et, d’autre part, dans son rapport au réel, qui
n’est pas sans rappeler, à certains égards, celui de la littérature qui, comme lui, a été
qualifiée de « déréalisante » (…)3.
Cola Duflo remarque deux traits qui font la « puissance » du jeu : il crée une société de
l’intérieur, « hors société », d’une part, et produit un effet de « déréalisation » d’autre part.
Qu’en est-il du jeu vidéo ?

Le jeu vidéo, tout comme le jeu au sens large, n’est pas « déréalisant » au sens où il nous
situerait en dehors de la réalité, quoi que cela puisse signifier. Cet effet de « déréalisation »
désigne davantage la capacité du jeu à produire une prise de distance, situant le joueur « de
l’intérieur à l’extérieur », pour reprendre les termes de Colas Duflo. Dès lors, on peut
comprendre comment le processus de « déréalisation » et le rapport particulier du jeu à la
société sont liés. Rappelons-nous l’exemple de l’argent ci-dessus : personne n’oublie lors
d’un jeu que l’argent a une fonction sociale (pouvoir se procurer des biens), mais cette
fonction est temporairement mise entre parenthèse. L’argent ne fait plus que circuler entre les
joueurs sans autre but que de permettre au jeu de continuer, sans référence aucune à une
échange de biens matériels ou immatériels. Aristote avait donc bien raison de considérer que
le pouvoir de tout jeu réside dans le fait de n’avoir d’autre fin que lui-même. Le jeu ouvre un
espace où toute autre finalité que lui-même semble suspendue.

Or, le jeu vidéo réalise assurément davantage ce potentiel de « suspension » et de mise à


distance, dans la mesure où il est plus « déréalisant » que le jeu qui n’est pas vidéo, ne serait-
ce que par les moyens supplémentaires qu’il mobilise. Par conséquent, si le matériel utilisé ne
permet pas de proposer une définition définitive et englobante des jeux vidéo4, il participe à
l’évidence d’une distinction générale de tout jeu vidéo avec les jeux « simples ». Le jeu vidéo
réalise en effet davantage le potentiel de mise à distance qui est caractéristique de tout jeu à
des degrés divers. C’est pourquoi le jeu vidéo est à la fois une aubaine et un défi pour le
philosophe.

Les jeux vidéo placent la philosophie dans une position d’humilité, humilité face à la portée
de ses concepts, réévalués et « secoués » par la pratique vidéoludique, et humilité dans sa
méthode, puisque pour traiter les jeux vidéo comme « terrains philosophiques » à part entière,
il importe de considérer la philosophie comme une pratique herméneutique, analytique, qui
n’intervient que dans un second temps. Pourtant, c’est cette même humilité qui, poussant la
philosophie à la réévaluation de ses propres concepts, conduit à l’émergence de nouvelles
conceptualités. Les contributions que nous présentons ici répondent à cette exigence.

Présentation des articles

Une façon primordiale de rendre justice au pouvoir de questionnement des jeux vidéo est de
s’intéresser à la manière dont l’expérience vidéoludique dans son ensemble affecte les
réflexions traditionnelles sur les rapports entre corps et esprit et la façon dont notre corps nous
permet de percevoir le monde qui nous entoure pour y agir.

Si l’existence de stimulations visuelles graphiques, même minimalistes, n’est pas commune à


absolument tous les jeux vidéo, il reste correct d’affirmer que les jeux vidéo imposent au
joueur de faire des choix en fonction des données qui sont livrées à ses sens. Cela apparaît

3
Ibid., p. 18.
4
Voir le « Prologue » de Philosophie des jeux vidéo, par Mathieu Triclot, Zones, 2011. Le texte en intégralité se
trouve à cette adresse : http://www.editions-zones.fr/spip.php?id_article=135&page=lyberplayer.
d’autant plus clair dans les cas où les graphismes reproduisent un champ perceptif similaire à
celui d’un être humain dans le monde « réel ».

C’est pourquoi Martine Robert a choisi de mettre les évolutions de la pensée de Bergson à
l’épreuve des jeux vidéo. Dans son article, « Le dispositif vidéoludique comme mode
d'exposition à une situation de manière distanciée », elle s’intéresse notamment à la
distinction entre sensation et perception. Si les jeux vidéo semblent d’abord tirer parti de la
différence entre sensation affective et perception, et confirmer l’autonomie de cette dernière,
ils permettent néanmoins de concevoir que les sensations affectives contiennent en elles-
mêmes le « mouvement » caractéristique de l’acte de percevoir.

Cette réflexion pose aussi la question de la place du « corps virtuel » dans les jeux vidéo. En
effet, si le jeu vidéo est une « expérience structurée »5, il est avant tout une expérience qui ne
saurait faire l’impasse de l’expérience de notre propre corporéité, corporéité d’autant plus
centrale que de nombreux jeux la redoublent par l’existence d’un avatar, comme le note Julie
Delbouille dans son article « Négocier avec un corps virtuel. Apports phénoménologiques
à l’étude de la relation au corps dans le jeu vidéo. » Julie Delbouille prend notamment le
cas de la « blessure » : comment le jeu communique-t-il au joueur les menaces « physiques »
qui pèsent sur un corps virtuel ? Comment, à travers les outils qui lui permettent de contrôler
le jeu, le corps physique du joueur entre-t-il en négociation avec un corps virtuel ?

S’il peut exister un « corps virtuel » dans les jeux vidéo, cela signifie qu’une autre question
essentielle est celle de leur rapport avec la « réalité ». L’implication indéniable de notre corps
dans les jeux vidéo, ainsi que leurs multiples liens avec le monde qui nous entoure abolissent
immédiatement l’apparente dichotomie radicale entre le réel et le virtuel.

Cela nous paraît d’autant plus évident que, comme Laurent Muller le remarque dans son
article « Pourquoi le réalisme ? Vers une nouvelle mimésis. », la tendance à l’hyperréalisme
est prégnante dans de nombreux jeux vidéo, alors que l’histoire vidéoludique ne fait pas du
réalisme une condition sine qua non de la réussite d’un jeu. Loin de se limiter à cette question
technique, Laurent Muller multiplie les aspects sous lesquels aborder cette question. L’éthique
tout d’abord : si le jeu vidéo, par son extrême réalisme, entretient une confusion ontologique
entre ce qui est réel, l’imité, et ce qui tient du jeu, ce qui imite, quels sont les risques pour le
joueur d’agir selon cette imitation ? L’esthétique ensuite, car la course continue vers le
réalisme semble ignorer que c’est d’abord la capacité d’un jeu à stimuler l’imagination, plutôt
que le soin des détails, qui provoque l’immersion. Ludique, enfin, car la quête du réalisme
pourrait avoir pour conséquence de délaisser le fondement ludique du jeu vidéo, mettant trop
l’accès sur ses qualités visuelles.

C’est en utilisant une acceptation différente du terme « hyperréalité » que Jean-Daniel


Thumser propose ses propres réflexions sur la prétendue fuite du réel pour le virtuel que
constitueraient les jeux vidéo. Dans son article, « L’hyperréalité des jeux vidéo :
phénoménologie d’un monde qui n’existe pas ? », il utilise le concept d’hyperréalité afin de
ne plus réduire les jeux vidéo à ce est virtuel et n’existe tout simplement pas, pour les
considérer davantage comme des mondes « hyperréels », dont la constitution ne dépend plus
que de la subjectivité, et dont les cadres peuvent pénétrer le réel et s’y substituer. Cette
approche phénoménologique lui permet alors de reposer la question des « dangers » des jeux
vidéo dans des termes nouveaux. Loin de sombrer dans le pessimisme, Jean-Daniel Thumser

5
Mathieu Triclot, op. cit., « Prologue ».
s’interroge sur la capacité des jeux vidéo à constituer un monde commun. On retrouve ici les
réflexions esquissés par Colas Duflo sur les liens entre le « jeu des facultés » kantien et la
dimension essentiellement sociale du jeu. En effet, de la même façon que le jugement
esthétique produirait un « sens commun » fondé sur une communauté de facultés, les jeux
vidéo pourraient avoir le potentiel de constituer un horizon commun.

Qu’ils se situent dans un rapport d’imitation au monde « réel » ou qu’ils donnent à voir une
« hyperréalité », les jeux vidéo sont, comme le notait Colas Duflo, en décalage de l’intérieur
par rapport à notre monde. C’est cette caractéristique qui leur donne notamment la capacité de
proposer une forme de « discours » critique. Néanmoins, le terme de discours fait problème,
en ce qu’il peut faire d’un jeu vidéo un simple manifeste.

Il est évidemment possible pour le jeu vidéo de nous interroger sur des questions
ontologiques, éthiques, esthétiques ou encore politiques et sociales. Néanmoins, tout medium
affecte le message qu’il sert à transmettre autant qu’il le limite, et les questionnements que
proposent les jeux vidéo ne peuvent atteindre leur cible qu’à la condition d’être formulés dans
les termes des jeux vidéo eux-mêmes.

Il serait à la fois peu efficace et peu utile de faire du jeu vidéo une simple illustration d’un
propos, transformant les jeux en manifestes, simples coquilles vides, contenants superflu d’un
message essentiel, leur contenu. Ce problème, caractéristique de tout type d’œuvre, trouve
une expression particulière au sein de chaque champ de création. Des jeux défendant un
propos politique courent alors le risque, comme les jeux éducatifs trop « sérieux », de ne plus
être des jeux. Pensons par exemple à Phone story, présenté comme un « jeu éducatif » ayant
pour but de dénoncer les abus commis lors de la fabrication, de la distribution et du recyclage
des smartphones6. Phone story se situe à la limite entre le jeu vidéo et le simple manifeste,
voire la dépasse, puisqu’il offre peu de possibilités de jeu, puisque sa durée de vie est limitée,
et parce que le discours politique est mis explicitement en avant. Néanmoins, une règle
essentielle est respectée : c’est dans l’immersion propre aux jeux vidéo, et non pas dans un
discours articulé, que l’essentiel du « message » est transmis. Le jeu obéit en effet à un
principe simple : le joueur devient responsable de la maltraitance exercée sur les membres de
la chaîne de production des téléphones, par exemple en « corrigeant » les mineurs qui
extraient les métaux rares pour qu’ils travaillent suffisamment vite. Le « message » porté par
le jeu n’est pas tant dans l’explicitation de la volonté politique dont il est l’expression que
dans la mise en place d’un ensemble non-explicite de règles et de contraintes créant une
expérience ludique spécifique.

En effet, le succès d’une œuvre « à thèse » repose sur le subtil mélange entre les impératifs
artistiques propres au type d’œuvre choisi et les objectifs de son créateur. Pour convaincre, ou
interroger, l’auteur, le cinéaste ou ici le concepteur de jeux vidéo doit utiliser les ressources
propres au medium qu’il a choisi comme moyen d’expression. Ce n’est donc pas parce que de
nombreux jeux ont un contenu narratif qu’ils questionnent à la manière de la littérature, ni
parce qu’ils peuvent être entièrement construits autour de dialogues entre personnages qu’ils
utilisent les mêmes ressources que le théâtre, ni encore parce qu’ils s’appuient
majoritairement sur des ressources visuelles qu’ils ont le même potentiel de subversion que le
cinéma. Ce que les jeux vidéo ajoutent à la narration, aux dialogues, à la mise en scène et à
leur « réalisation », c’est leur interactivité particulière. C’est pourquoi les auteurs de ce
dossier s’intéressent tout particulièrement au gameplay, à l’articulation entre le game, les

6
Le jeu peut être trouvé à cette adresse : http://www.phonestory.org/game.html
structures et règles du jeu, et le play, la façon dont le joueur s’approprie les possibilités du jeu
en mettant au point ses propres stratégies, pour répondre aux contraintes que les règles
« constitutives » du jeu lui imposent. C’est dans les multiples « procédures » mises en place et
produites par le jeu, et dans la façon que le jouer a de se les approprier que l’on peut évaluer
le potentiel critique des jeux vidéo.

Maude Bonenfant et Dominic Arsenault se situent dans cette démarche avec leur article
« Dire, faire, être: éthique, performativité et rhétoriques procédurale et processuelle
dans les jeux vidéo ». Pour ces deux auteurs, si les discours et les représentations explicites
ne sont en aucun cas absents des jeux vidéo, c’est d’abord par les actions qu’ils permettent
aux joueurs de faire que leur contenu moral s’exprime. Ils s’intéressent alors aux éléments
implicites de la rhétorique propre aux jeux vidéo, rhétorique procédurale d’une part, qui
désigne l’ensemble des actions permises aux joueurs, et processuelle, qui se focalise sur les
changements vécus par le joueur dans son appréhension des choses, d’autre part.

En effet, la simple existence de repères et de dilemmes moraux dans les jeux vidéo ne suffit
pas à affirmer que l’expérience des jeux vidéo est intrinsèquement morale. Est-on
nécessairement un « méchant » lorsque l’on choisit d’incarner un personnage présenté comme
néfaste plutôt qu’un personnage censé faire le bien ? La réponse, négative, est le point de
départ de la réflexion de Cédric Astay dans son article « Morale, délibération et
responsabilité dans les jeux vidéo ». Ainsi, bien que les jeux aient un potentiel immense
d’expérimentation morale, ce potentiel est irrémédiablement brimé par de nombreux
impératifs, comme celui de la narration qui prime sur une présentation subtile des dilemmes
moraux. Les ambiguïtés de l’action sont donc lissées au profit d’un story telling parfois
caricatural, et d’une liberté de jeu somme toute limitée, qui neutralisent les questions morales.

Ce constat peut néanmoins être nuancé par l’article de Tristan Bera, « Conscientisation de
l’acte dans Life is Strange de Dontnod ». Quiconque aura entendu parler de Life is Strange
par l’un de ses joueurs sait combien ces derniers peuvent être bouleversés par son histoire et
les dilemmes, cruellement moraux, auxquels ils ont été confrontés. Tristan Bera entend alors
montrer comment les alternatives présentées par le jeu à un personnage ayant le pouvoir de
remonter le temps conduisent le joueur à une prise de conscience de la nature de ses actes, et
de leur limite. Il apprendrait notamment à faire du regret une manifestation de son inscription
dans le monde plutôt qu’une volonté d’annuler l’action choisie.

Cette inscription dans le monde peut prendre la forme d’une expérience de la finitude dans les
jeux vidéo, et c’est précisément cette possibilité que Yannick Kernec’h évoque dans son
article « De l’angoisse de la mort dans les jeux vidéo, ou la possibilité d’une
expérimentation vidéoludique de la finitude ». Tous les jeux ne rendent en effet pas
inopérante la mort du corps virtuel de l’avatar que le joueur incarne. L’auteur s’interroge
alors, dans une perspective phénoménologique, sur les conditions de possibilité d’une
véritable angoisse face à la mort dans les jeux vidéo.

Ces différentes contributions montrent combien la définition du jeu vidéo comme « fiction du
faire » peut être juste7. Il ne s’agit pas alors de fiction au sens d’imitation d’une réalité plus
substantielle, ou encore de fiction au sens d’éloignement de la vérité, mais plutôt d’une fiction
en tant qu’exploration des multiples dimensions de l’action. Cette fiction atteint le cœur de

7
Oscar Barda, « J’ai cherché une définition du jeu pendant seize ans et j’ai enfin trouvé », Rue89, 2/02/16
[http://rue89.nouvelobs.com/blog/extension-du-domaine-du-jeu/2016/02/02/jai-cherche-une-definition-du-jeu-
pendant-seize-ans-et-jai-enfin-trouve-235197] (consulté le 18/07/16).
l’action elle-même, en ce qu’elle en décortique les différents éléments, à l’origine
inséparables. Cela n’est pas sans rappeler l’intérêt suscité à l’époque de Pascal par les jeux de
hasard, qui a conduit au développement des probabilités grâce à l’étude de cette rationalité
étrange qui semble à l’œuvre dans les actions des joueurs.

Le potentiel général des jeux se trouve ainsi magnifié dans les jeux vidéo, qui étendent le
champ de nos actions, les décortiquent et permettent ainsi un retour réflexif de l’agent sur ses
propres actions. Ils rendent explicite la rencontre en une volonté, ses outils et un monde dans
lequel il faut agir, mettant ainsi en défait les distinctions exclusives comme celle qui
opposerait conséquentialisme et déontologisme, et démontrant la nature contextuelle de
l’action morale, ainsi que la nécessité de la prudence qui la caractérise. Certains jeux
apparaissent alors plus « philosophiques » que d’autres, ce que ce dossier entend assumer
pleinement. Tout comme Mathieu Triclot se refuse à lisser la différence entre le solitaire et
des jeux beaucoup plus complexes8, il ne nous est pas interdit, bien au contraire, de marquer
la différence entre des jeux plus philosophiques que d’autres, parce qu’ils développent ce
potentiel du domaine ludique.

C’est en prenant conscience de ce potentiel réflexif de certains jeux vidéo qu’il est possible,
comme Rémi Sohier le montre dans son article « L’expérience émersive du jeu vidéo. Le
cas d’une création vidéoludique portant sur la difficulté à s’approprier le vécu d’un
migrant », de créer de toute pièce un jeu, Fuir la guerre, au propos éthique et politique. Il
s’agit ici de « jouer » le parcours chaotique de migrants réfugiés en faisant alterner deux
principes : l’immersion, bien connue, propre aux jeux vidéo, qui permet la projection dans un
univers fictif, d’une part, et l’émersion, concept proposé par Rémi Sohier pour définir un type
d’esthétique proprement réflexif.

C’est en quelque sorte ce potentiel « d’émersion » que Rémi Cayatte explore à travers le jeu
Cannon Fodder (littéralement, « chair à canon ») dans son article « Cannon Fodder, le jeu de
guerre antimilitariste ». Comme le montre Rémi Cayatte, le potentiel critique de Cannon
Fodder ne réside pas dans un discours explicitement antimilitariste. Au contraire, seuls les
mécanismes et les éléments formels du jeu suggèrent l’absurdité de tout conflit armé, alors
qu’un joueur inattentif pourrait y voir une « trivialisation » et une déshumanisation de la
guerre.

En plus de refléter ce qui peut être critiquable dans le monde, les jeux vidéo peuvent aussi
devenir des espaces de créations d’alternatives à ce que nos sociétés imposent aux individus.
C’est pourquoi Julie Descheneaux considère que les jeux vidéo ne doivent pas être seulement
vus comme un lieu de reproduction des inégalités du monde social, mais aussi comme des
lieux de subversion. C’est ce qu’elle propose de faire dans son article, « Réflexion queer sur
les communautés furry et cosplay. Enjeux de l’identité sexuelle dans le jeu vidéo ».

Enfin, ce dossier de l’été se conclura en ouvrant des perspectives nouvelles à partir des jeux
vidéo. Johann Château-Canguilhem nous présentera la soma-esthétique, discipline
développée par Richard Shusterman, qu’il définit comme une pensée du corps, visant à
développer une meilleure conscience somatique. Il esquissera dans son article,
« L’implication soma-esthétique dans les jeux vidéo », des réflexions sur la façon dont les
jeux vidéo peuvent participer du développement de cette discipline, en faisant du « virtuel »
un mode de réalisation somatique.

8
Triclot, op. cit., « Prologue ».

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