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Homo Ludens

Essai sur la fonction sociale du jeu

Johan Huizinga, Gallimard, 1988

Nature et signification
(…) Sur ce point, notre sujet, le rapport du jeu avec la culture, nous favorise : il nous autorise à ne pas
traiter de toutes les formes existantes de jeu. Nous pouvons, en principe, nous limiter aux jeux de caractère
social. On peut, si l'on veut, les nommer les formes supérieures du jeu. Celles-ci sont plus aisées à décrire que les
jeux plus primitifs des nourrissons et des jeunes animaux, par leur aspect plus épanoui et plus articulé, par leurs
traits plus multiples et plus visibles, tandis que la détermination de l'essence du jeu primitif se heurte presque
immédiatement à cette qualité irréductible du phénomène « ludique », que nous tenons pour inaccessible à
l'analyse. Nous aurons à parler de concours et de championnats, de représentations et de spectacles, de danse et
de musique, de mascarade et de tournoi. Parmi les caractères que nous voyons à énumérer, certains se rapportent
au jeu en général, d'autres s'appliquent au jeu social en particulier.
Tout jeu est d'abord et avant tout une action libre. Le jeu commandé n'est plus du jeu. Tout au plus peut-il être la
reproduction obligée d'un jeu. Déjà par ce caractère de liberté, le jeu déborde le cours de l'évolution naturelle. Il
s'y ajoute, il s'y superpose comme un ornement. Ici, cela va de soi, liberté doit être entendue au sens large où le
problème du déterminisme ne se trouve point effleuré. On pourrait dire : cette liberté n'existe pas pour le jeune
animal et l'enfant ; ceux-ci doivent jouer, en raison d'un commandement de leur instinct, et parce que le jeu sert à
l'épanouissement de leurs facultés physiques et sélectives (…)
Quoi qu'il en soit, pour l'homme et l'adulte responsable, le jeu est une fonction qu'il pourrait aussi bien négliger.
Le jeu est superflu. La nécessité n'en devient impérieuse que dans la mesure où le plaisir la fait éprouver pour
telle. A tous moments, le jeu peut être différé ou supprimé. Il n'est pas imposé par une urgence physique, encore
moins par un devoir moral. Ce n'est pas une tâche. Il s'accomplit en « temps de loisir ». Ce n'est que lorsque le
jeu devient fonction de la culture, que les notions d'obligation, de tâche, de devoir s'y trouvent associées.
Ici donc apparaît un premier trait fondamental du jeu : celui-ci est libre, celui-ci est liberté (…).Le jeu n'est pas la
vie « courante » ou « proprement dite ». Il offre un prétexte à s'évader de celle-ci pour entrer dans une sphère
provisoire d'activité à tendance propre (…) Néanmoins nous avons déjà observé que cette notion de « seulement
jouer » n'exclut nullement la possibilité de réaliser ce « seulement jouer » avec une gravité extrême, disons avec
une résignation qui tourne à l'enthousiasme, et élimine momentanément de manière complète la qualification de
« seulement ». Tout jeu peut à tout instant absorber entièrement le joueur. L'opposition jeu-sérieux demeure à
tout instant flottante (…)
Provisoirement il s'agit de circonscrire les caractéristiques formelles propres à l'activité que nous appelons jeu.
Tous les observateurs insistent sur le caractère gratuit de cette activité. Elément indépendant de « la vie courante
», elle se situe en dehors du mécanisme de satisfaction immédiate des besoins et des désirs. Bien mieux, elle
interrompt ce mécanisme. Elle s'y insinue, comme une action temporaire, pourvue d'une fin en soi, et
s'accomplissant en vue de la satisfaction qui réside dans cet accomplissement même. Ainsi du moins, le jeu nous
apparaît, considéré en soi et en première instance, comme un intermède dans la vie quotidienne, comme une
occupation de détente. Mais déjà à ce titre d'alternance régulière, il constitue un accompagnement, un
complément, voire une partie de la vie en général. Il pare la vie, il en compense les lacunes, et à cet égard est
indispensable. Indispensable à l'individu, comme fonction biologique, et indispensable à la communauté pour le
sens qu'il contient, sa signification, sa valeur expressive, les liens spirituels et sociaux qu'il crée, en bref comme
fonction de culture. Il satisfait des idéaux d'expression et de société. Il se situe dans une sphère plus haute que
celle, strictement biologique, du mécanisme nutrition-reproduction-conservation (…) Quoi qu'il en soit, le jeu
humain, dans toutes ses manifestations supérieures, où il signifie ou célèbre quelque chose, a sa place dans la
sphère des fêtes et du culte, la sphère sacrée. Comme action sacrée, le jeu peut servir la prospérité du groupe…
Le jeu se sépare de la vie courante par la place et la durée qu'il y occupe. Il offre une troisième caractéristique
par son isolement, sa limitation. Il se déroute littéralement. Il « se joue jusqu'au bout » à l'intérieur de certaines
frontières de temps et d'espace. Il possède son cours et son sens en soi.
Voici donc un trait nouveau et positif du jeu. Le jeu commence et, à un certain moment, est « fini ». Il « se joue
jusqu'au bout ». Aussi longtemps qu'il est en train, il présente mouvement, allées et venues, péripéties,
alternance, enchaînements et dénouements. A sa limitation temporelle s'associe directement une autre qualité
remarquable. Le jeu se fixe sur-le-champ comme forme de culture. Une fois joué, il demeure ensuite dans le
souvenir comme une création spirituelle ou un trésor, se transmet, et peut à tout instant être répété, soit tout de
suite, comme un jeu d'enfant, une partie de tric-trac, une course, soit après un long intervalle. Cette possibilité de
répétition est une des caractéristiques essentielles du jeu. Elle ne s'applique pas seulement au jeu considéré dans
son ensemble, mais aussi à la structure interne du jeu. Dans presque toutes les formes évoluées de celui-ci, les
éléments de répétition, de refrain, de variations alternées forment quelque chose comme la chaîne et la trame.
(…) Dans les limites du terrain de jeu règne un ordre spécifique et absolu. Et voici un nouveau trait, plus positif
encore, du jeu : il crée de l'ordre, il est ordre. Il réalise, dans l'imperfection du monde et la confusion de la vie,
une perfection temporaire et limitée. Le jeu exige un ordre absolu. La plus légère dérogation à cet ordre gâte le
jeu, lui enlève son caractère et sa valeur (…) Les termes dont nous pouvons user pour désigner les éléments du
jeu, résident pour une bonne part dans la sphère esthétique. Ils nous servent aussi à traduire des impressions de
beauté : tension, équilibre, balancement, alternance, contraste, variation, enchaînement et dénouement, solution.
Le jeu engage et délivre. Il absorbe. Il captive, autrement dit il charme. Il est plein de ces deux qualités
suprêmement nobles que l'homme peut observer dans les choses et peut même exprimer le rythme et l'harmonie.
Parmi les qualifications applicables au jeu, nous avons nommé celle de tension. Cet élément prend même une
place importante et très particulière dans le phénomène qui nous occupe. Tension signifie incertitude, chance. Il
y a une aspiration à la détente. Quelque chose doit « réussir » au prix d'un certain effort. Cet élément se révèle
déjà dans les petites mains du nourrisson prêtes à agripper, chez le jeune chat jouant avec une bobine, chez la
petite fille qui lance et attrape la balle. Il régit les jeux d'adresse ou les jeux-problèmes individuels, tels puzzles,
patiences, réussites, tir à la cible, et acquiert plus d'importance au fur et à mesure que le jeu prend plus ou moins
un caractère de compétition. Dans le jeu de dés et dans le championnat sportif, cette tension est portée à son
comble. Cet élément confère à l'activité du jeu, en dépit de sa situation étrangère au domaine du bien et du mal,
une certaine teneur éthique. Car, dans cette tension, la force du joueur est mise à l'épreuve : sa force physique, sa
persévérance, son ingéniosité, son courage, son endurance, et en même temps sa force spirituelle, pour autant
qu'il doive se tenir, malgré toute l'ardeur de son désir de gagner, dans les limites autorisées prescrites par le jeu.
Les qualités d'ordre et de tension, propres au jeu, nous amènent à considérer la règle du jeu.
Tout jeu a ses règles. Elles déterminent ce qui aura force de loi dans le cadre du monde temporaire tracé par le
jeu. Les règles d'un jeu sont absolument impérieuses et indiscutables. Paul Valéry l'a dit un jour en passant, et
c'est une idée d'une portée peu commune : au point de vue des règles d'un jeu, aucun scepticisme n'est possible.
Car le principe qui les détermine est donné ici pour inébranlable. Aussitôt que les règles sont violées, l'univers du
jeu s'écroule. Il n'y a plus de jeu. Le sifflet de l'arbitre rompt le charme, et rétablit pour un instant le mécanisme
du « monde habituel ». Le joueur qui s'oppose aux règles, ou s'y dérobe, est un briseur de jeu. La notion de faire
est étroitement liée au comportement dans le jeu : il faut jouer « honnêtement ». Le briseur de jeu est tout autre
chose que le faux joueur. Ce dernier feint de jouer le jeu. Il continue à reconnaître en apparence le cercle
magique du jeu. La communauté des joueurs lui pardonne plus volontiers qu'au précédent, car celui-ci détruit
leur univers. En se dérobant, il découvre la valeur relative et la fragilité de cet univers, où il s'était
momentanément enfermé avec les autres. Il enlève au jeu l'illusion, inlusio, littéralement « entrée dans le jeu»,
mot chargé de signification. Aussi doit-il être éliminé, car il menace l'existence de la communauté joueuse. La
figure du briseur de jeu se dessine le plus clairement dans le jeu des enfants. La petite communauté ne demande
pas si le briseur de jeu devient renégat par incapacité ou par manque d'audace. Ou plutôt elle ne lui reconnaît pas
d'incapacité et le taxe de manque d'audace. Le problème de l'obéissance et de la conscience ne s'étend pas
d'ordinaire pour elle au delà de la crainte du châtiment. Le briseur de jeu lui brise son monde magique, c'est
pourquoi il est lâche et se trouve expulsé. Même dans l'univers du grand sérieux, les faux joueurs, les hypocrites
et les imposteurs ont toujours eu plus de chance que les briseurs de jeu : les apostats, les hérétiques, les
réformateurs et ceux qui sont prisonniers de leur conscience.
La communauté joueuse accuse une tendance générale à la permanence, même une fois le jeu terminé. Non que
le moindre jeu de billes ou la moindre partie de bridge conduise à la formation de clubs. Toutefois, le sentiment
de vivre ensemble dans l'exception, de partager ensemble une chose importante, de se séparer ensemble des
autres et de se soustraire aux normes générales, exerce sa séduction au delà de la durée du seul jeu.
Le caractère exceptionnel et exclusif du jeu revêt sa forme la plus frappante dans le mystère dont celui-ci
s'enveloppe volontiers. Les petits enfants, déjà, relèvent l'attrait de leur jeu en en faisant un « petit mystère ».
Ceci nous appartient et n'est pas pour les autres. Ce que font les autres en dehors de notre cercle ne nous
concerne pas momentanément. Dans la sphère du jeu, les lois et coutumes de la vie courante n'ont pas de valeur.
Nous sommes et nous agissons « autrement » (…)
Sous l'angle de la forme, on peut donc, en bref, définir le jeu comme une action libre, sentie comme « fictive» et
située en dehors de la vie courante, capable néanmoins d'absorber totalement le joueur; une action dénuée de tout
intérêt matériel et de toute utilité; qui s'accomplit en un temps et dans un espace expressément circonscrits, se
déroule avec ordre selon des règles données, et suscite dans la vie des relations de groupes s'entourant volontiers
de mystère ou accentuant par le déguisement leur étrangeté vis-à-vis du monde habituel.

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