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Deuil privé: invention de nouveaux rites


Céline Lafontaine

Sans vouloir aller jusqu'à associer nécessairement l'invention de nouveaux rites funéraires au
phénomène du déni de la mort observable dans la société contemporaine, force est de constater,
avec C. Lafontaine (op. cit., 194) que «l'abandon des funérailles traditionnelles au profit de rituels
personnalisées» relèvent d'un nouveau rapport à la mort, plus personnalisé et d'une sociabilité plus
intimiste que collective. Dans ce sens, nous présentons ci-dessous des éléments de «Réinventer
la mort: rites et deuil privé» dans C. Lafontaine, La société postmortelle, Seuil, 2008, p.193-199.
Les rituels funéraires réaffirment l'appartenance du défunt à sa communauté et représentent la
mort comme étant le lieu de la sociabilité des vivants et des morts. Or, comme l'affirme C.
Lafontaine, les nouveaux rites «deviennent des sortes d'odes à l'individualité du défunt» (op.
cit., 194). Si l'on peut se réjouir du fait que les assistants deviennent davantage des participants et
des acteurs, on peut regretter que les personnes en deuil délaissent les cérémonies officielles et
les rites institués pour se tourner vers des célébrations privées offertes sur le marché funéraire..

«Tournées vers la sphère intime, les funérailles se détachent de leur ancrage collectif pour devenir
l'expression de l'individualité. Sommés de s'investir et de créer leurs propres rites, les individus ont
recours aux services personnalisés de directeurs funéraires qui offrent une gamme de «produits»
de plus en plus variés.[...] Le sociologue Jean-Hugues Déchaux décrit parfaitement ce phénomène:
"Les repères normatifs ne sont plus donnés par la tradition, mais par une expertise professionnelle
que révèle une culture néolibérale du marché et du conseil. Intimisation et professionnalisation de
la mort marchent de concert" (1). Sans références collectives, les pratiques funéraires se
diversifient et présentent un profil éclaté. Souvent, c'est le défunt lui-même qui prépare à l'avance
sa sortie, la mort devient alors l'occasion d'affirmer son originalité, d'être "ultime
accomplissement"(2).» (op. cit., p. 195)

La privatisation des rites funéraires va de pair avec la façon contemporaine de vivre et d'exprimer
le deuil où la subjectivité de l'individu est soumise aux normes professionnelles de la gestion du
deuil. La symbolique de la mort en tant que mystère, lié à la convivialité des vivants et des morts,
disparaît au profit d'une approche technique de régulation des relations interpersonnelles lors d'un
deuil:

«le deuil* est aujourd'hui vécu comme une épreuve psychologique nécessitant un soutien
professionnel. Bien vivre son deuil signifie désormais suivre les étapes définies méthodiquement
par des spécialistes dictant la marche à suivre pour «gérer» adéquatement le trop-plein de
souffrance et d'émotions. Faire son deuil est ainsi conçu comme une façon de se détacher
subjectivement du proche qui est décédé. Cet impératif de détachement fait fi, selon Patrick Baudry
et Henri-Pierre Jeudy, du fait que les défunts continuent d'exister pour ceux qui les ont connus,
qu'ils occupent une place fondamentale dans l'ordonnancement des règles de filiation. Selon eux,
"gérer techniquement le deuil sur un versant relationnel et comportemental, ce n'est pas seulement
apporter de l'aide, mais dissuader. C'est montrer, souffrance à l'appui, que l'on a tort de s'enferrer
dans des fabulations générationnelles et des principes fictionnels (3)" . Autrement dit, la
psychologisation du deuil procède d'une désymbolisation qui ramène la mort à une simple fin de
vie.»

Un phénomène encore plus aliénant est la construction psychologique du deuil qui dérive vers sa
mise en scène pathologique:

«Dans un contexte de désocialisation de la mort, l'arrêt d'une vie ne doit en aucun cas entraver la
productivité sociale des individus. Ainsi, comme le rappelle Jean-Hugues Déchaux: "Passé
quelques semaines, on attend des endeuillés qu'ils reprennent leur vie normale (4)." Déterminées
sur la base de critères scientifiques précis, les étapes «normales» du deuil tendent à rétrécir au fur
et à mesure que sa médicalisation se généralise. Ainsi, le DSM-IV (guide officiel servant à
diagnostiquer les troubles psychiatriques) note que, dans le cas du deuil, "le diagnostic d'état
dépressif majeur n'est généralement pas attribué, sauf si les symptômes sont encore
présents deux mois après la perte (5). Considéré comme pathologique après une période de
soixante jours, le deuil s'apparente donc, selon les experts, à un état dépressif devant être traité et
médicamenté. La personne endeuillée se voit alors renvoyée à sa souffrance subjective comme à
une situation anormale et asociale. Cette pathologisation du deuil n'est finalement que la poursuite
chez ses proches, de "l'état d'exception' que l'on accorde désormais au mourant (6).»

Notes
1. Jean-Hugues Déchaux, ««Neutraliser l'effroi. Vers un nouveau régime du deuil» dans F.
Lenoir et J.- P. Tonnac (dir.), La Mort et l'Immortalité, Bayard, 2004, p. 1166.
2. Ibid.
3. P. Baudry et H.-P. Jeudy, Le Deuil impossible, p. 29.
4. J.-H., Déchaux, op. cit., p. 1155,
5. M. L. Bourgeois, «Études sur le deuil. Méthodes qualitatives et méthodes
quantitatives», Annales médico-psychologiques, revue psychiatrique, 164, n° 4, juin 2006, p. 278-
291.
6. R. W. Higgns, «Le sujet mourant. La mort en état d'exception» dans La mort et l'Immortalité, op.
cit., p. 1091,

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