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Revue Musicorum

N° 18 - 2017

La musique et le mal
figures, lectures, représentations

Laurine Quetin
Ce numéro de Revue Musicorum est réalisé avec le concours de l’Institut de Recherche
Pluridisciplinaire en Arts, Lettres et Langues « IRPALL », de l’Université de Toulouse-Le Mirail.
http://w3.univ-tlse2.fr/irpall/

Direction :
Laurine Quetin
laurine.quetin@orange.fr

Comité scientifique :
Konstantinos Alevizos (Conservatoire à rayonnement régional des Pays de Savoie), Violaine Anger
(Université d’Evry-Val d’Essonne), Bruce Alan Brown (University of Southern California, Los Angeles),
Pierre Degott (Université de Lorraine), Albert Gier (Universität Bamberg), Sylvie Le Moël (Université
Paris-Est Créteil), Nathan John Martin (University of Michigan), Marie-Thérèse Mourey (Université
Paris-Sorbonne), Maria Semi (Università di Torino), Denis Vermaelen (Université François-Rabelais
de Tours).

La responsabilité éditoriale de ce numéro a été assurée par Nathalie Vincent-Arnaud et


Frédéric Sounac

Site internet :
www.revuemusicorum.com
SOMMAIRE

La musique et le mal : figures, lectures, représentations

Préface Nathalie Vincent-Arnaud, 7


Frédéric Sounac

Zola et Wagner face au mal : Messidor et la Tétralogie Olivier Sauvage 9

La rédemption de Niccolò Paganini


Eça de Queirós et M. S. Lourenço Marisa Das Neves Henriques 21

Musique et domination dans la tragédie musicale Clara S.


d’Elfriede Jelinek : la musique et le mâle Floriane Rascle 33

Quatre, quartes et figures du Mal


dans le Tour d’écrou de Benjamin Britten Gilles Couderc 51

Les musiques du mal dans Greek (1988)


de Mark-Anthony Turnage Jean-Philippe Héberlé 65

Höllenfürst und Satansbraten: der Teufel im Musiktheater Albert Gier 75

Sirènes et Lorelei : Homère, Brentano, Heine, Hagen Sonia Schott 95

Orgue et hubris : l’orgue, instrument des monstres de cinéma Laurent Olivier Marty 109

Lettre d’une inconnue (Max Ophuls, 1948),


ou la musique entre le mal et le bien Raphaëlle Costa de Beauregard 121

Le duende lorquien : une épreuve pour l’art, la pensée et la vie Anne-Sophie Riegler 133

Succomber au chant des Sirènes : les intrications de la musique, de l’amour


et de la folie dans La mise à mort de Louis Aragon Isabelle Perreault 149

Sombrer dans la musique : trois regards portés vers le lieu de la perte


de l’autre (sur La Sonate à Kreutzer de Tolstoï, Un soir au club
de Christian Gailly et Mélo d’Alain Resnais) Patrick Vayrette 165
Le Freischütz et la terrible fanfare du chasseur noir :
comment Weber a envoûté l’écriture de quelques romantiques
(Gautier, Heine, Berlioz) Aleksandra Wojda 175

La figure maléfique du musicien-chanteur dans le Livre des Chants Ballé Niane 187

La campagne contre le boulevard : la Schola Cantorum et


la diabolisation de la chanson de café-concert Alexandre Robert 199

Laurine Quetin
Avril 2017 - Tiré en 60 exemplaires
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Orgue et hubris :
l’orgue, instrument des monstres de cinéma

Des profondeurs infernales de l’Opéra de Paris, Erik le Fantôme extirpe de l’orgue les
accents impérieux de son Don Juan triumphans, musique pleine, selon ses dires, d’une menace
cachée. Christine, épouvantée, tremblante, gît à ses pieds.

Les mains soignées du bon docteur Jekyll courent paisiblement sur le clavier de l’orgue.
La douce mélodie du choral « Ich ruf zu dir, Herr Christ » de Bach s’élève de l’instrument. Le
calme avant la tempête.

Échevelé, suant, le regard exorbité, le Capitaine Nemo délivre, sur le fastueux orgue du
salon de son Nautilus, une interprétation particulièrement dramatique de la Toccata et fugue BWV
565, Bach toujours, laissant exploser sa folie mégalomaniaque et le déchirement de son âme.

Loin de l’image apaisée de l’instrument liturgique et des fastes du culte, l’orgue au


cinéma semble le moyen d’expression musicale privilégié des monstres, savants fous et autres
héros hallucinés. Quelles peuvent être les origines de cet étrange retournement de sens et quelles
significations peut-on lui attribuer  ? Voici diverses questions auxquelles nous essaierons ici de
proposer une réponse au travers d’exemples célèbres. Bien loin d’être exhaustive, cette approche,
née d’abord d’une analyse de la première adaptation cinématographique du Fantôme de l’Opéra,
prendra la forme d’une promenade en monstrueuse compagnie avec quelques films réunis autour
de cet instrument et de la figure tutélaire de Jean-Sébastien Bach.

A l’origine, l’opéra

Le cinéma n’a, bien sûr, pas inventé la face monstrueuse et diabolique de l’orgue. Si
nous sommes habitués à y voir l’instrument-roi de la liturgie chrétienne, l’Antiquité, qui inventé
l’orgue hydraulique, l’associait au fracas des jeux du cirque. Et c’est par l’empire romain d’Orient
que l’orgue est revenu en Occident, lorsqu’en 767 l’empereur Constantin Copronyme de Byzance
offre à Pépin le Bref un instrument somptueusement décoré. Ce n’est que peu à peu que s’institue
l’habitude d’un usage liturgique, non sans réticences d’ailleurs. Aussi tardivement que 1528, le
concile de Sens met de sévères limites à son utilisation, recommande de n’en jouer qu’à certaines
occasions particulièrement solennelles et de n’y faire entendre « aucune musique impudique ou
lascive1 »

1 - «  Nolumus itaque quod organicis instrumentis resonet in ecclesia impudica aut lasciva melodia  : sed sonus
omnino dulcis, qui nihil præter hymnos et cantica spiritualia representet ». Cité dans Bulletin du comité historique des
arts et monuments, Imprimerie Nationale, Paris, volume 1, 1849, p. 30.
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Impudique et lascif, l’orgue  ? Pourquoi pas, si l’on en croit certains compositeurs
lyriques. C’est en effet à l’opéra que nous trouvons les premières associations dramatiques entre
orgue et démon, même si le premier en date le fait d’une façon sans doute tout à fait inconsciente.
Dans la scène de l’église du Faust de Charles Gounod2, nous voyons Marguerite hésiter à entrer
dans l’église confesser ses péchés. Elle implore le pardon divin aux portes du temple tandis qu’à
l’intérieur l’orgue accompagne l’office. Mais c’est Méphistophélès qui lui répond et lui interdit le
pardon en invoquant les esprits infernaux.

L’intention de Gounod était sans doute d’utiliser l’orgue comme instrument diégétique,
renvoyant à la cérémonie qui se déroule à l’intérieur du bâtiment, musique d’un impossible
pardon. Mais l’effet sur le spectateur est tout autre. Pour toujours, nous entendons la voix de
basse du diable associée à l’orgue, une mise en scène récente allant jusqu’à offrir le spectacle de
Méphisto jouant de l’orgue à la tribune habillé en prêtre3.

Gounod, homme très pieux et auteur d’une abondante œuvre religieuse, aurait été
sans doute épouvanté d’une telle audace. Néanmoins, la force dramatique et potentiellement
subversive de cette association n’a pas échappé à ses contemporains, et la scène faillit bien être
interdite par Achille Fould, ministre d’Etat et des Beaux-Arts de 1852 à 1860, qui craignait un
incident diplomatique avec le Vatican.

Même si, au fond, la scène est bien sulpicienne et ne s’éloigne pas, sur le plan musical, de
la vision catholique de l’époque, cette première intrusion de l’orgue à l’opéra se fait sous le signe
de l’ambiguïté, et son association au culte, moins forte que son goût de péché, est peut-être la
marque des hésitations de Gounod lui-même, écartelé entre spirituel et charnel4.

La Tosca de Giacomo Puccini, en revanche, ne renferme aucune ambiguïté mais une


puissante charge contre l’Église. A la fin de l’acte I, le concupiscent Scarpia, certain déjà de tenir
Tosca, se délecte à l’avance de sa victoire et laisse éclater sa lubricité tandis qu’éclate le Te Deum
qui célèbre la fin de la République romaine dans l’église Sant’Andrea della Valle, accompagné de
cloches et de l’orgue tonitruant. Le baron exulte : « Tosca, tu me fais oublier Dieu5 ! ». L’orgue est
ici l’instrument du monstre lubrique caché sous le dévot. Par un étrange retournement, Scarpia,
ne rejoint pas tant le chant religieux que le chœur des fidèles semble célébrer sa gloire et sa
jouissance. L’utilisation conjointe de l’orgue et des canons ne saurait mieux exprimer, comme
l’écrit Marcel Marnat, l’alliance du sabre et du goupillon6.

Deux niveaux de lecture, en effet, sont envisageables : le plan historique général qui voit
la république chassée par l’armée et sa chute célébrée par le clergé ; et une dimension morale et
psychologique, un cas de sadisme typique caché sous des dehors respectables, Scarpia prenant
plaisir à torturer ses victimes en affichant tous les signes extérieurs d’une piété hypocrite.

2 - A la scène 3 de l’acte 4.


3 - Nicolas Joël, Orange, 2008.
4 - Laure Schnapper, Le Faust de Gounod, In Jean-Yves Masson (sous la dir. de) Faust ou la mélancolie du savoir,
Paris, Desjonquères, 2003, pp. 126-133.
5 - Notre traduction.
6 - Marcel Marnat, Puccini, Paris, Fayard, 2005, p. 284.
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Puccini, issu d’une ancienne lignée de musiciens d’église de Lucques connaissait
parfaitement l’instrument et aurait même, selon l’anecdote, dévissé et vendu les tuyaux d’un
orgue pour financer un rendez-vous tarifé7, ce qui en dit long sur ses rapports personnels avec ce
noble instrument et le respect qu’il lui voue.

La dimension de critique sociale liée à l’utilisation de l’instrument dans ce contexte fera


école dans le cinéma européen. De grands maîtres l’illustreront, et parmi eux, plusieurs Italiens,
comme il n’y a pas lieu de s’en étonner.

Orgue, cinéma, religion

L’une des plus remarquables utilisations de l’orgue comme emblème d’un culte dévoyé
se trouve dans le célèbre film de Sergueï Eisenstein Alexandre Nevsky (1938), lors de la scène de la
bataille sur le lac Peïpous.

Le plan précédent nous montre les préparatifs du peuple russe, désordonné, chaleureux
et plein d’ardeur, et se conclut sur un gros plan de cloches sonnant l’alarme, accompagné d’un
chœur entraînant aux allures populaires et martiales. La scène de la bataille s’ouvre (42’) par une
messe de chevaliers teutoniques. Un prêtre à la mine faussement pateline bénit les chevaliers-
moines immobiles et recueillis, hiératiques et inquiétants, sur fond de chœurs à la vague allure
grégorienne, grinçants et vaguement discordants. Un moine, au nez crochu et apparemment
édenté, tout vêtu de noir, accompagne la cérémonie sur un orgue portatif tel qu’on peut en voir
dans les enluminures du temps, alimenté par des soufflets actionnés par deux moines noirs dont
on ne voit pas le visage sous leur vaste capuche.

L’orgue réapparaît dans la scène finale. Les croix dressées des prêtres tentent de barrer le
passage aux soldats d’Alexandre, qui n’en ont cure et se fraient un passage à grands coups d’épée.
L’orgue seul se fait entendre lorsque deux soldats jettent à bas le moine et son instrument dans
une effroyable cacophonie. Le message est d’une grande clarté : la religion, ennemie du peuple,
sera défaite et ses attributs jetés à terre.

La présence d’un orgue lors de certains combats livrés par les chevaliers teutoniques est
bien attestée par les chroniques d’Henri de Livonie, mais aucune preuve que cela ait été le cas
à Peïpous. La présence de l’orgue est là pour renforcer l’imagerie anticléricale du film, typique
de l’ère soviétique – il est difficile d’oublier qu’il s’agit d’un film de propagande – et la scène ne
prétend pas à l’historicité sur le plan musical, ce dont Prokofiev s’est expliqué :
Le film se déroule au XIIIème siècle et comporte deux éléments opposés : les Russes et les chevaliers
teutoniques. La tentation naturelle était d’employer la musique de l’époque. Mais une rapide étude de
la liturgie catholique du XIIIème siècle montra que cette musique nous était devenue trop lointaine, trop
distante émotionnellement et qu’elle ne pourrait plus stimuler l’imaginaire du spectateur. Nous avons
alors jugé plus opportun de reproduire non la musique telle qu’elle sonnait sept siècles auparavant,
à l’époque de la bataille sur la glace, mais plutôt telle que nous l’imaginons aujourd’hui. Il en va
de même pour les chants russes, qui devaient utiliser une forme moderne, ce qui mettait de côté la
question de savoir comment ils sonnaient il y a sept siècles8.

7 - Marnat, p. 45.
8 - Prokofiev, Sergei, Music for Alexandre Nevsky, In Kevin Bartig, Composing for the Red Screen: Prokofiev and Soviet
Film, Oxford University Press, 2013, pp. 172 sq. Notre traduction.
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Ce qui frappe dans cette scène, au-delà des clichés, c’est la force de l’association entre
l’orgue et la mort. L’organiste devient une figure spectrale, l’instrument n’est pas tant associé au
rite qu’à l’aspect morbide d’une religion débilitante, et sa destruction finale devient le symbole de
la victoire des forces de la vie, exaltées par le robuste chœur populaire russe opposé à ses sonorités
grinçantes et émaciées.

Même si l’intention anticléricale est sans doute moins forte, ou du moins plus subtile, le
cinéma italien offre plusieurs exemples de l’utilisation de l’orgue comme instrument du mal. La
plus mémorable se trouve sans doute dans Et pour quelques dollars de plus (1965) de Sergio Leone.

Le truand El Indio prépare un nouveau mauvais coup dans sa cachette, une église
abandonnée. Afin de galvaniser ses troupes, il monte en chaire et délivre à ses ouailles une parabole,
la parabole du banquier et du menuisier. Un menuisier a construit des coffres pour un banquier du
coin avant d’avoir la malchance de le rencontrer en prison et de lui confier son secret, hâtant ainsi
sa fin brutale. Quelques notes d’orgue accompagnent discrètement cet étrange prêche. L’ensemble
de la scène nous dit la mégalomanie de ce monstre taré que l’on nous montre assassin, violeur,
drogué et qui n’hésite pourtant pas à s’emparer des signes de la religion, comme quelque faux
prophète de destruction. Le compositeur Ennio Morricone utilise d’une façon générale beaucoup
l’orgue dans ses musiques de films, à la fois pour l’impact et le volume sonore de l’instrument,
mais aussi pour détourner ces références culturelles et religieuses. Il semble, d’autre part, que les
rapports de Sergio Leone avec la religion soient complexes, comme le montre la récurrence de ces
références à la religion et aux prêtres dans la plupart de ses films.

Parodique également, sans doute plus directement anticléricale mais certainement


moins dramatique, l’utilisation que fait Federico Fellini de l’orgue dans Fellini Roma (1972)
lors d’un inoubliable défilé de mode ecclésiastique. Au milieu de la piste trône un orgue qui
accompagne la scène, joué à quatre mains par deux organistes en robe et voile de deuil, guidées par
un ecclésiastique qui bat la mesure. Telles deux étranges petites demoiselles bourgeoises morbides
égrenant un quatre mains sous la baguette de leur professeur dans quelque salon cossu. L’ironie
de la scène provient à la fois du décalage visuel entre cet orgue, là encore associé à la mort et au
deuil, et l’occasion mondaine et futile d’un défilé de mode, mais aussi de la musique sautillante
et vaguement inquiétante de Nino Rota, qui a pour l’occasion composé une pièce qui s’éloigne
totalement des canons habituels de la musique pour orgue.

On pourrait multiplier ces allusions parfois discrètes, souvent piquantes, à l’orgue dans
le cinéma européen – notamment dans les pays de tradition catholique – en passant par les
Tontons flingueurs de Georges Lautner et bien d’autres. Mais le dénominateur commun est bien
là, dans cette association entre rite funéraire et parodie critique de la religion.

L’orgue, instrument du paraître

L’église orthodoxe le bannit, l’église anglicane le tolère comme seul accompagnement ;


l’orgue se tourne alors vers le concert pour se faire admirer, spécialement en Angleterre ; et l’on
se souvient à ce propos des concertos pour orgue de Handel, écrits pour les représentations de ses
oratorios au théâtre de Covent Garden.
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En même temps qu’il le désacralise, le XIXème siècle va faire de l’orgue, instrument
d’une redoutable complexité, le porte-drapeau de la révolution industrielle. Grâce aux progrès
technologiques, il est plus facile à jouer, mieux alimenté en air, il devient plus sonore, plus
imposant. A la fois orchestre en réduction et machine futuriste, l’orgue symphonique d’Aristide
Cavaillé-Coll ne doit plus guère au culte, et les premières symphonies pour orgue seul destinées
au concert apparaissent. Un instrument résume cette philosophie, l’orgue du Palais du Trocadéro,
construit par Aristide Cavaillé-Coll à l’occasion de l’Exposition universelle de 1878. En Angleterre,
aux Etats-Unis, les instruments se multiplient dans les grandes salles de concert, tandis que les
organistes français font des tournées triomphales autour du monde.

Instrument-roi, capable des contrepoints les plus délicats et des plus bruyants tonnerres,
instrument cannibale qui remplace tous les autres, instrument monstre nourri d’électricité et de
pression pneumatique, instrument de tous les records qui atteint les infrasons qui font vibrer le
corps aussi bien que les ultrasons qui transpercent les tympans sans se faire entendre : en ce siècle
du scientisme, l’orgue résume tous les progrès technologiques, son gigantisme est aux dimensions
de tous les espoirs de l’homme, mais aussi de ses peurs. Cette ambiguïté propre à la figure du
géant, entre peur et admiration, ce défi de la démesure vont profondément marquer l’imaginaire
du XXème siècle.

Cette désacralisation de l’orgue s’accompagne d’un mouvement que l’on pourrait dire
de domestication du géant. Il n’était déjà pas rare au siècle précédent de trouver des orgues parfois
imposantes dans les grands manoirs de l’aristocratie anglaise, usage né sous Henri VIII qui en
possédait pas moins d’une douzaine dans ses résidences. Cette fin de siècle amplifie cette mode et
des instruments toujours plus imposants fleurissent dans les gigantesques demeures de la grande
bourgeoisie américaine, qui y voit le sommet du chic, un signe particulièrement ostentatoire de
richesse et de raffinement :
Au début du XXème siècle, les orgues domestiques s’étaient imposés comme un symbole de statut
social et comme un élément presque indispensable dans les manoirs de plus en plus immenses et
ostentatoires des nouveaux riches capitalistes, particulièrement aux États-Unis9.

Ces riches bourgeois jouent rarement eux-mêmes et embauchent tout simplement des
organistes, avant que deux fabricants d’instruments mécaniques, Aeolian (qui en construit pas
moins de 761 entre 1894 et 1932), leader américain du marché, et le germano-américain Welte ne
se disputent le marché des orgues jouant des rouleaux perforés, à l’instar des pianos mécaniques.
La grande dépression aura raison de cette vogue.

Là encore, l’ambiguïté règne. La pratique bourgeoise de la musique, usage mondain


signe de bonne éducation, pratique intime d’un art élitiste, devient la démonstration démesurée
et ostentatoire d’un luxe tapageur, produit le plus souvent par des musiciens payés pour cela.

Le cinéma porte la marque et la nostalgie de ces orgues domestiques. La scène d’ouverture


de Dr. Jekyll & Mr. Hyde de Rouben Mamoulian (1931) nous montre en caméra subjective les
mains élégantes de ce bon docteur courir nonchalamment sur le clavier, même si l’acteur Fredric

9  -  Article « Residence organ » In Continuum John Shepherd, David Horn, Dave Laing, Paul Oliver, Peter Wicke
(éditeurs), Encyclopedia of Popular Music of the World, Part 1 Volume 2, Londres, Continuum, 2003, pp. 317-319.
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March ne fait guère d’effort pour se donner l’air de jouer vraiment. Il semble seul, perdu dans la
musique, tandis qu’il s’adonne au choral de Bach Ich ruf zu Dir BWV 639, plein de recueillement.
Le plan suivant balaie un salon immense d’une blanche sobriété, où trône une belle bibliothèque
et des fleurs à la fenêtre. Tout ici nous dit instantanément à la fois le statut social et l’âme paisible
du bon docteur. Plus tard, alors que l’expérience à déjà commencé et que son état semble se
dégrader, il obtient enfin la main de celle qu’il aime. Sa joie se déchaîne alors dans la Toccata
et fugue BWV 565 (de Bach, toujours lui). Un plan sur une torchère et un buste d’inspiration
grecque, la cheminée flambante sont les signes d’une prospérité et d’une paix sur le point d’être
perdues à jamais.

Le Chat noir d’Edgar G. Ulmer (1934) montre un plan semblable, avec une signification
opposée. Le satanique Hjalmar Poelzig (Boris Karloff) nous est montré jouant de l’orgue, vêtu
d’une riche tenue d’intérieur dans le salon du fort en ruines qui lui sert de demeure. La musique
est paisible, presque religieuse, mais le culte qu’il s’apprête à célébrer est celui de Lucifer, et la frêle
héroïne y sera sacrifiée.

Il peut nous paraître aujourd’hui étonnant de voir tant d’orgues dans tant de salons. La
présence de l’orgue permet d’évoquer à la fois la religiosité associée à cette musique, surtout de Bach,
d’apporter une touche d’ambiance gothique10 et de suggérer l’extrême richesse des personnages,
en la comparant à la démesure des extravagants millionnaires américains qui s’enorgueillissaient
de posséder de tels instruments. Et le public de l’époque est familier de cet instrument, ce dernier
trônant encore dans la plupart des salles de cinéma, à côté de l’écran.

L’orgue de cinéma, instrument de l’antéchrist

La domestication du géant ainsi que son association au luxe le plus ostentatoire


connaîtront leur apogée dans les salles de cinéma. Toutes les salles de cinéma américaines, de
la plus gigantesque à la plus modeste, renfermaient un orgue, souvent le « mighty Wurlitzer »,
épithète divine pour cet instrument incroyable, capable d’imiter tous les instruments et tous les
bruitages nécessaires à l’accompagnement d’un film. L’organiste thaumaturge est le maître d’un
univers qui vit sous ses doigts, comme les savants fous du cinéma veulent créer tout un monde
qui leur appartient. Instrument d’une extrême complexité, machinerie bizarre et spectaculaire,
véritable laboratoire de sorcellerie musicale, le Wurlitzer est un monstre d’acier dont l’organiste est
le capitaine et le seul maître à bord. Durant la période de gloire du cinéma américain, cette seule
firme en fabriquera plus de deux mille sur le territoire américain.

La France demeure dans l’ensemble loin de ces débauches, mais la prestigieuse maison
Cavaillé-Coll réalise également des orgues pour des salles de cinéma, dont celui du célèbre
Gaumont Palace. La loi de séparation de l’église et de l’Etat ayant conduit les paroisses à ne
plus commander de nouveaux instruments, ce nouvel usage constitue un moyen de survie. Les
musiciens français se récrient contre celui-ci, et Henri Mulet, l’organiste de Saint-Philippe-du-
Roule, à Paris, qualifie même l’instrument d’« orgue de l’antéchrist11 ! »

10  -  Voir à ce propos Julie Brown, Carnivals of Souls and the organ of terrors, In Neil Lerner (Ed.) Music in the horror
films, New York, Routledge, 2010, pp. 1-20.
11 - Cité par Jean-Jacques Meusy, Lorsque l’orgue s’invita au cinéma, 1895, Mille huit cent quatre-vingt-quinze, n°
38, 2002 [En ligne], consulté le 24 juillet 2016. URL : http://1895.revues.org/219.
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L’orgue ne fait pas qu’accompagner le film : avec ses énormes consoles rococo, il participe
du spectacle grandiose qu’est alors une projection dans ces salles immenses et luxueuses. La séance
de cinéma est conçue comme une expérience de spectacle total, une bulle de rêve et de luxe offerte
aux spectateurs pour leur faire oublier le quotidien. La console est d’ailleurs visible  : montée
sur vérins, elle apparaît et disparaît à volonté, servant, jusqu’au début du parlant, à assurer la
continuité du spectacle entre deux projections.

Le premier film à accorder une place prépondérante à cet instrument, prototype des films
de monstres de la Universal, est bien sûr Le Fantôme de l’opéra de Rupert Julian (1925). L’orgue est
l’instrument de prédilection du Fantôme, et celui-là même qui le perd. C’est parce qu’il est trop
absorbé dans son jeu que Christine, sa victime, peut le démasquer. L’orgue est ici l’instrument
diabolique par excellence, voix même du monstre dans ce film muet, créant ainsi une expérience
de cinéma total, puisque l’organiste de la salle et celui de l’écran se confondent. Cette expérience
inspirera un chapitre angoissé du roman Death is a Lonely Business du romancier américain Ray
Bradbury, qui expliquait que cette scène avait été le déclencheur de sa carrière d’écrivain.

Cette expérience première née de ce film, ce parallèle entre orgue et créature infernale
du cinéma peut expliquer l’utilisation de l’orgue par la suite comme instrument du démon dans
de nombreux films fantastiques. Le cinéma américain, art autoréférentiel prompt à se nourrir de
sa propre mythologie, répète à satiété cette expérience fondatrice. Par sa seule présence, l’orgue
évoquera désormais pour toujours l’haletante musique qui accompagne ces projections muettes,
partie intégrante de la frayeur cinématographique, et que le cinéma parlant intégrera ensuite
directement dans la bande sonore et le scénario.

C’est bel et bien parce que l’orgue en lui-même signifie le cinéma que nous le retrouvons
dans Sunset Boulevard de Billy Wilder (1950). Une scène du début du film rejoue l’enlèvement
de Christine par Erik le Fantôme : Joe Gillis (William Holden), scénariste désargenté, se réveille
dans le manoir délirant de la non moins délirante Norma Desmond, ex-star du muet. Il fait un
cauchemar et entend en s’éveillant la Toccata et fugue BWV 565 de Bach jouée par l’impassible
Max (Erich von Stroheim), ancien réalisateur devenu majordome par amour. Tout se trouve dans
cette scène  : la référence au cinéma muet, dont Norma a été une grande vedette – son lit est
d’ailleurs celui du Fantôme de l’Opéra –, l’Hubris d’un personnage perdu dans sa mégalomanie
et sa folie, un manoir qui dit la fortune de cette vedette déchue, ainsi qu’une touche gothique qui
ajoute à l’ambiance mortuaire générale. Enfin, c’est bien la mort que rencontrera Joe.

Pourtant, ce n’est pas ici Norma qui joue, mais Max. Metteur en scène de toute cette
folie, il accompagne le film que, d’une certaine façon, il est en train de tourner jusqu’au clap de
fin.

Bach

La fascination de tous ces personnages pour la Toccata et fugue BWV 565 de Jean-
Sébastien Bach, topos du cinéma d’horreur, appelle une très instructive confrontation. Cette œuvre
spécifique de Bach (origine qui suscite des doutes chez nombre de musicologues contemporains12),

12 - Peter Williams, BWV565: A toccata in D minor for Organ by J.S.Bach?, Early Music, 1981, vol. 9, fascicule 3,
pp. 330-337.
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avec son rythme répétitif et lancinant, ses écarts dynamiques et sa tonalité torturée de ré mineur,
semble être le parangon de la force dramatique du stylus phantasticus cher à Buxtehude. Elle
semble aussi devenue le modèle d’un classicisme dévoyé et monstrueux.

Un étrange film, involontairement d’horreur, nous donne une preuve éclatante de


ce dévoiement du sentiment de beauté musicale attaché à Bach. Lorsqu’Heinrich Goebbels
commande à Fritz Hippler la réalisation du Juif éternel (Der Ewige Jude, 1940), il entend donner
au monde la preuve de la force et de la perversité de l’ennemi à combattre, le Juif. Pour cela il va
opposer en une longue séquence la prétendue pureté de l’art allemand authentique vu comme une
continuation de l’art grec, topos du nationalisme allemand depuis Winckelmann, à la perversité
de l’art dit dégénéré, c’est à dire à peu près tout le reste, et notamment l’art contemporain.

La séquence s’ouvre par des images du Parthénon et de statues grecques classiques et


se poursuit avec des œuvres d’Arno Breker en faisant entendre la Toccata et fugue. Or, l’orgue
ne renvoie pas à la prétendue filiation grecque de l’art allemand, bien étrangère à Bach, ni à un
idéal de beauté classique, qui ne lui était pas davantage familier. L’œuvre de Bach, père tutélaire
de la musique allemande selon l’idéal romantique, sévère fleuve de la pensée contrapuntique
glorifié par Wilhelm Furtwängler, sert en fait à mettre en valeur, par sa force dramatique et son
aspect massif, la statuaire héroïque et gigantesque de Breker. L’orgue, par ses dimensions et par
sa sacralité détournée, et cette œuvre spécifique, par sa puissance émotionnelle, deviennent le
symbole d’un régime totalitaire et mégalomaniaque :
Aujourd’hui comme autrefois, Bach est le saint qui trône, inaccessible, au-dessus des nuages. […] Bach
fut le plus grand des musiciens, l’Homère de la musique, dont la lumière resplendit au ciel de l’Europe
musicale et, qu’en un sens, nous n’avons toujours pas dépassé13.

L’orgue de Bach comme point d’équilibre entre des formes anciennes et le gigantisme de
l’homme nouveau est la marque d’une moralité monstrueuse, d’un Beau dévoyé par l’hubris, la
démesure de l’homme se mesurant aux dieux, qui le punissent. Comme le note Jean Roy, c’est ce
relativisme des mesures physiques comme morales qui va donner sa dimension monstrueuse au
géant14. C’est bel et bien dans ce sens qu’il est utilisé par les réalisateurs américains, au point que
le simple fait, pour un personnage, de jouer ou d’écouter de la musique classique semble signifier
qu’il est corrompu ou habité par le mal15.

Ainsi, c’est en entendant le capitaine Nemo jouer de l’orgue que le professeur Pierre
Aronnax se rend compte de sa folie (Vingt mille lieues sous les mers, Richard Fleisher, 1954). Mais
Nemo n’est pas seulement fou, il est aussi européen. Pour un spectateur de 1954, Bach symbolise
à lui seul la culture européenne, qui n’a su empêcher la barbarie malgré son extrême raffinement.
C’est bien là le propos du film  : le capitaine Nemo tue des innocents au nom de la paix et
s’arroge le droit divin de vie et de mort sur tout ce qui navigue. Son hubris causera sa perte, sa
Nemesis sera Ned Land, marin simple et joyeux, qui, loin de ces subtilités musicales, joue quelque
mélodie populaire en s’accompagnant d’un banjo de sa fabrication. La simplicité rustique de l’art
américain renverse la perversité de l’art occidental, certes grandiose mais mortifère.

13 - Wilhelm Furtwängler, Musique et Verbe, Paris, Albin Michel/Hachette, 1979, pp. 265-272.


14 - Jean Clair, Hubris, la fabrique du monstre dans l’art moderne, Paris, Gallimard, 2012, pp. 73 sq.
15  -  Janet I. Halfyard, Screen playing : cinematic representations of classical music performance and European identity,
In Miguel Mera et David Burnand (ed.) European Film Music, Farnham, Ashgate publishing, 2006, pp. 73-86.
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Cette vision s’est si amplement diffusée que, dans une vision eschatologique, cette
même Toccata accompagne la course folle de l’homme vers sa destruction jusqu’à l’explosion de la
planète dans le générique de la série animée Il était une fois l’homme (Albert Barillé, 1978). Pour
toute une génération de jeunes spectateurs qui ont découvert l’œuvre par ce biais, Bach sera-t-il le
compositeur de la fin du monde ?

Laurent Olivier Marty, Université Toulouse-Paul Sabatier


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Orgue et hubris

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Bibliographie
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Miguel Mera et David Burnand (ed.) European Film Music, Farnham, Ashgate publishing, 2006.

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ligne], consulté le 24 juillet 2016, URL : http://1895.revues.org/219.

SCHNAPPER Laure, Le Faust de Gounod, In Jean-Yves Masson (sous la dir. De) Faust ou la mélancolie du savoir,
Paris, Desjonquères, 2003.

SHEPHERD John et al (éditeurs), Continuum Encyclopedia of Popular Music of the World, Part 1 Volume 2, Londres,
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WILLIAMS Peter, BWV565: A toccata in D minor for Organ by J. S. Bach?, Early Music, 1981, vol. 9, fascicule 3,
pp. 330-337.
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Abstract

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Movie monsters seem particularly attracted to the organ. The meaning of the use of this
instrument varies a lot according to the origin of films.

In the wake of what can be found in operas, European cinema used it in reference to
religion, often critically. American cinema used it for several purposes: to show the status of a
character, but also, after The Phantom of the Opera, as a self-reference, because cinema organ has
become the very symbol of cinema itself.

Finally, we find a particular monstrous use of Johann Sebastian Bach’s music, as a symbol
of the evil beauty of European art which, despite its sophistication, inexorably leads to barbarism
and destruction.
Revue Musicorum
N°18 - 2017

Comment la musique peut-elle être liée à la notion de mal ? Comment peut-elle


représenter le mal ou être elle-même l’objet de représentations visant à souligner son
caractère malfaisant et corrupteur, voire son essence «démoniaque» ? Le présent numéro
de Revue Musicorum réunit quinze articles qui mettent en lumière les différentes pro-
blématiques englobées dans ces deux questions. Des diverses formes de mélophobie aux
nombreuses figures maléfiques qui hantent la musique au fil des siècles, il explore toute
une gamme d’émotions, de désirs et de fantasmes humains, refoulés ou exprimés avec
plus ou moins de véhémence.

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How can music relate to the notion of evil? How can it represent evil or be the
object of representations that aim to enhance its harmful, corrupting character, or even
its «devilish» essence? The present issue of Revue Musicorum brings together fifteen
papers which examine the variety of issues encompassed by these two questions. From
the various forms of melophobia to the many evil figures that have haunted music over
the centuries, it explores a whole array of human emotions, desires and fantasies, either
repressed or (more or less vehemently) expressed.

ISSN : 1763-508X prix : 29 €


Revue Musicorum ISBN : 979-10-94472-02-6 franco de port CE

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