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L'Homme

Chasse rituelle, divination et reconduction de l'ordre socio-politique


chez les Serer du Sine (Sénégal)
Marguerite Dupire

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Dupire Marguerite. Chasse rituelle, divination et reconduction de l'ordre socio-politique chez les Serer du Sine (Sénégal). In:
L'Homme, 1976, tome 16 n°1. pp. 5-32;

doi : https://doi.org/10.3406/hom.1976.367613

https://www.persee.fr/doc/hom_0439-4216_1976_num_16_1_367613

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CHASSE RITUELLE, DIVINATION

ET RECONDUCTION DE L'ORDRE SOCIO-POLITIQUE

CHEZ LES SERER DU SINE (SÉNÉGAL)

par

MARGUERITE DUPIRE

La plus importante des cérémonies agraires des Serer du Sine, dont le but
principal est d'assurer une bonne saison des pluies, s'appelle « chasse à la battue »
(mis). Paradoxalement, la chasse ne joue plus qu'un rôle effacé dans un ensemble
rituel insécable qui comprend aussi des réunions de divination et des offrandes aux
puissances surnaturelles1. Devins, chasseurs, officiants opèrent conjointement au
moyen de techniques différentes, qui toutes prennent leur source dans une religion
animiste que les conversions au christianisme et à l'islam n'ont pas encore
profondément ébranlée. Mais comme le mis tombe en désuétude dans bien des villages, les
rites et les croyances qui les sous-tendent ne sont pas toujours clairement explicites,
même pour les principaux acteurs du rituel et les responsables de la tradition.
Les Serer du Sine vivent d'une agriculture sédentaire (mils, sorgho, arachide)
associée à l'élevage, principalement bovin. La chasse ne représente plus pour eux
qu'une faible ressource d'appoint car le gibier se fait de plus en plus rare dans
cette région à densité de population assez forte (50 à 80 hab./km2). On se rappelle
néanmoins l'existence et les exploits de chasseurs professionnels dont certains
auraient été fondateurs de villages. La paysannerie animiste qui composait la
vague migratoire venue du fleuve Sénégal était organisée, à l'origine, en domaines
fonciers autonomes ayant à leur tête des lamanes, chefs supérieurs des terres.
Ceux-ci furent dominés, vers le milieu du xvie siècle, par un régime dynastique
étranger qui contrôla, sans les supprimer, les institutions villageoises. Bien que ne
disposant plus que de l'autorité de chef coutumier, Mahécor Diouf, dont le règne
commencé en 1923 s'acheva par sa mort en août 1969, doit être considéré comme
le dernier des rois du Sine.

1. Une mission du CNRS, en 1969, me permit d'observer dans différents villages les
séquences de ce rituel et d'enregistrer au magnétophone des réunions de divination.

L'Homme, janv.-mars 1976, XVI (1), pp. 5-32.


MARGUERITE DUPIRE

Les Serer éprouvent constamment le besoin de recourir à la divination, qu'il


s'agisse de prendre une décision individuelle, d'interpréter un rêve, de guérir
certaines maladies mentales (Zempléni 1966 ; Ortigues 1966) ou de prédire des
événements collectifs. Ils connaissent diverses techniques divinatoires, pour la
plupart sénégalaises — position de bâtonnets, de cauris ou de noix de cola,
géomancie, inspiration par les pangol (pi. de fangol « serpent ») — , mais la plus
estimée et la seule publiquement utilisée à l'occasion de ce rite annuel est la
voyance.
A l'analyse, ces techniques frappent par leur caractère essentiellement inspi-
ratoire, car la plupart ne feraient que transmettre les réponses des pangol, génies
de lieux ou esprits ancestraux, sur lesquels nous reviendrons plus loin. Dans le
procédé qui consiste à utiliser des cauris qualifiés de mâles ou de femelles selon la
face, l'un d'eux, appelé fangol, possède un anneau et sert de fil directeur à
l'interprétation. Pour les devins serer, qui ne les comprennent pas, les noms arabes des
figures géomantiques sont ceux mêmes des pangol inspirateurs, dont ils ont
hérité le culte d'un parent.
A l'approche de la saison des pluies, les rêves de tous, hommes et femmes,
vieux et jeunes, peuvent avoir valeur de présages s'ils émanent d'un don réel de
divination. On attribue celui-ci à quatre catégories de devins qui, par ordre
décroissant de puissance, sont : le yaal xoh (« maître de la tête », celui qui sait) ,
le madag, le saltigi et le samel. Les deux premiers, qu'il est difficile de distinguer
l'un de l'autre, possèdent cette qualité de naissance. Ils la partageraient avec le
chien et le cheval qui prennent peur la nuit parce qu'ils « voient » des fantômes —
on croit que le pouvoir de ces animaux se transmet si on inj ecte leur chassie dans
les yeux d'un être humain. Le saltigi, par contre, est le devin officiel d'un ou de
plusieurs villages et sa nomination obéit à certaines règles.
Les samel se comportent en griots-devins et leur intervention, au lendemain de
funérailles, est redoutée. En effet, ils viennent en groupe réclamer à l'héritier d'un
défunt fortuné tels animaux ou valeurs que le moribond leur aurait légués au
cours d'une vision et d'un entretien nocturnes, et qu'ils doivent décrire avec
précision. Tous les hommes d'un patrilignage roturier (badoole) du village de Senghor
sont spécialisés dans cette technique rémunératrice.
Des enfants peuvent révéler très jeunes le don de voyance si les rêves qu'ils
racontent se réalisent. On croit d'ailleurs qu'ils communiquent plus facilement que
les adultes avec les puissances surnaturelles qui provoquent ces visions. "Le yaal xoh
serait souvent le plus fort de deux jumeaux2, et manifesterait parfois sa puissance
magique et ambiguë en « mangeant » l'autre, c'est-à-dire en le tuant. Lorsque ce

2. Au sujet des croyances sur les jumeaux, cf. Gravrand 1965 : 299.
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don est très développé chez un jeune, inapte encore à le maîtriser, on essaie de
l'atténuer à l'aide de « bains », de médicaments végétaux et d'incisions, pour
éviter que l'enfant ne sombre plus tard dans la folie. En l'absence d'un tel
traitement, il se comporterait comme un individu sombre, « aux yeux méchants »,
parlant peu, n'osant sortir seul la nuit et tombant facilement évanoui dans un état
cataleptique : c'est qu'il est assailli, pense-t-on, par des fantômes qui l'angoissent3.
Nul n'ose s'avouer publiquement yaal xoh ou madag par crainte des représailles
de devins ou de sorciers plus puissants ; c'est l'opinion publique qui confère ce
statut. Ceux des devins qui possèdent aussi des connaissances étendues sur les
événements du passé, sont censés les avoir acquises au cours d'une série de
réincarnations. Il existe un stéréotype du grand magicien-devin auquel on attribue
quantité d'actions surnaturelles ou simplement extravagantes — croquer du verre,
exhaler de la fumée par la tête, décrocher le pénis d'un ennemi, etc. — durant ou
même après sa vie ; il aurait le pouvoir de se transformer en animal, notamment en
charognard, double caractéristique du sorcier ; souvent aussi, il échapperait à
la mort biologique en disparaissant sous terre ou en s 'envolant au ciel après avoir
annoncé son départ et demandé que lui soit rendu un culte à l'endroit où seraient
découverts ses vêtements ou ses sandales ; les plus forts pourraient faire tomber la
pluie en période d'hivernage, en un lieu et à un moment donnés. Laba Ngom, dont
la mère, dit-on, fut enceinte pendant sept années, était un de ces grands devins,
et on l'invoque au village de Boof-Poupouye pendant les sécheresses qui coupent
la saison des pluies. Ces manifestations, considérées comme miraculeuses, ne sont
que des preuves de la puissance magique des devins, dont le rôle collectif consiste
à prévoir les pluies et les événements, surtout malheureux, qui doivent se produire
au cours de l'année à venir.
A la différence du madag, le saltigi ne peut être qu'un roturier {cf. infra, pp. 26-
27) de sexe masculin, élu par les villageois pour la justesse de ses prévisions, ses
connaissances et la confiance qu'il inspire. Représentant de la population,
intermédiaire auprès des puissances surnaturelles, on l'appelle dans les chansons « le
petit frère de Dieu ». Quoique élective, cette charge se transmet normalement soit
dans un patrilignage, soit dans un matrilignage ou bien, alternativement, dans
deux lignages, ou encore du matrilignage du père à celui du fils si la descendance
du premier est éteinte. En principe, il devrait y avoir un saltigi par village ou par
groupe de villages pratiquant ensemble la chasse rituelle. Bien qu'il soit considéré
généralement comme moins doué que le madag, son rôle est plus étendu au niveau
de la communauté. Protecteur du village avec le jaraaf qui le dirige, officiant à la
chasse rituelle, il mettait autrefois ses talents de devin et de magicien au service du
roi en période de guerre. Même piètre devin, sa connaissance des talismans est
censée protéger les villageois contre les maladies provoquées par les sorciers et

3. Le refus du don chamanistique conduit également à la folie ; cf. De véreux 1961 : 58.
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autres agents maléfiques. Certains, en effet, sont aussi des guérisseurs (o pan) qui
pratiquent à titre individuel.
Ces responsabilités à l'égard des villageois, les dangers magiques de la
profession — attaques de démons (seytaane), d'esprits de la brousse (jinne, kus) et de
devins plus doués — expliquent l'extrême diversité d'attitude des saltigi envers
leur profession. On rencontre de vieux saltigi pessimistes qui pensent que leurs
connaissances sont celles du peuple, et de jeunes hommes qui refusent
obstinément une charge autrefois enviée : en effet, le roi interrogeait les meilleurs devins
et les récompensait par de généreux cadeaux.
La seule technique utilisée par les devins madag et saltigi avant les réunions
(hoy) qui précèdent la saison des pluies, est, avons-nous dit, celle de la voyance.
Les rêves des gens du commun peuvent avoir une signification prémonitoire et il
existe une « clé des songes », mais seuls les devins « voient », de jour ou de nuit,
inspirés par Dieu, leurs esprits ancestraux ou même des esprits de la brousse et
des démons, qui garantissent la véracité de leurs dires. La réalité est, en fait, plus
complexe, puisque l'inexactitude de certaines prédictions peut être constatée par
chacun. Il s'établit ainsi une hiérarchie entre les bons et les mauvais devins, les
meilleurs étant considérés comme inspirés par les pangol les plus puissants, tel
celui du patrilignage noble (Bi no rnaad) renommé, Diouf Semdiké.
Divers procédés permettent au devin d'entrer en contact avec les puissances
surnaturelles : application de préparations magiques à base de décoctions,
d'incantations et de crachats4 ; libations et prières aux pangol inspirateurs. L'observation
des phénomènes naturels tels la rosée, la salure des terrains infertiles (tan), la
floraison, le verdissement ou l'assèchement des feuilles, est rejetée comme étant
du domaine du vulgum pecus. Le saltigi de Mbouma me fit pourtant la
démonstration d'une expérience qu'il avait apprise de son père : le dixième jour du sixième
mois, il coupa des racines de l'arbre nduguj (Lannea acida) et détermina, d'après
la quantité de sève qui s'écoula, l'abondance et l'époque des pluies prochaines.
Bien que certains saltigi observent des interdits personnels qui ressemblent plutôt
à des mesures préventives contre les attaques de sorcellerie, la condition exigée de
tous est d'être en état de pureté physiologique (pas de relation sexuelle avant
l'inspiration) et morale (ni dette ni vol sur la conscience) .
Les croyances sur les causes du mal et des maladies forment des réseaux de
causalité logique qui, néanmoins, ne semblent pas se rattacher à un système global.
Un bref exposé de ces croyances est nécessaire à la compréhension des séances de
divination. Les Serer classent en trois catégories les causes du mal physique et
moral : un Dieu lointain qui prend la forme du destin ; des génies de lieux et esprits

4. L'une de ces préparations est composée de deux « pierres de foudre » tombées du ciel
(roog signifie « ciel » et « Dieu »), de la lame ratée d'un instrument aratoire (gobi) et de
morceaux de bois. Une autre contient de la poudre de daaf (Parinari macrophylla) sur laquelle on
crache et on prononce des incantations.
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ancestraux, sources de maladies graves, le plus souvent mentales ; enfin l'action


indirecte d'êtres humains, sorciers dangereux en raison de la mobilité de leurs
« familiers », ensorceleurs et « moribonds » aux attaques brutales.
Les auteurs qui se sont penchés sur cette question ont souligné la position
équivoque, tant chez les Wolof et les Lébou que chez les Serer, de l'esprit ancestral
(fangol serer et raab wolof). Les morts n'accèdent pas tous à cet état. La plupart,
en effet, que nous pourrions appeler « mânes des ancêtres », sont simplement
honorés sur leurs tombes par des libations familiales avant de sombrer dans l'oubli.
D'autres, appelés pangol, sont l'objet d'un culte domestique sur un autel ou d'un
culte collectif en certains endroits, presque toujours naturels. Ils portent en
général des noms humains, masculins ou féminins, mais parfois aussi des noms de
lieux ou de phénomènes atmosphériques (wirloh « tourbillon »). Comme le culte
des esprits de la nature ou génies protecteurs a progressivement rétrogradé avec le
recul de la brousse et de ses dangers, ces génies furent assimilés aux ancêtres
fondateurs devenus pangol, qui contractèrent alliance avec eux. Le fangol, esprit
ancestral, est en effet un intermédiaire entre les hommes, les génies de lieux et
Dieu, qui siège au sommet de cette pyramide. Dans la prière d'invocation
prononcée par l'officiant du culte figure, après les noms de ceux qui l'ont précédé dans
cette fonction, celui de Dieu, car le nom du génie de lieu est fréquemment escamoté
ou confondu avec le premier officiant connu.
Les pangol, qui possèdent tous les attributs des êtres humains, peuvent
apparaître sous la forme d'animaux, en particulier celle d'un serpent noir. Le
principal fangol d'un lignage est, dit-on, prévenu de la naissance d'un bébé et
manifeste sa présence dans l'habitation de la mère. Les pangol communiquent
avec les humains de diverses manières : pacifique dans le cas de l'officiant qui
hérite obligatoirement du culte à l'intérieur de son lignage ; maléfique pour celui
qui enfreint les interdits qui les concernent ou omet de leur faire des libations ;
personnelle ou contractuelle lorsqu'il s'agit d'obtenir un don ou un service ;
possessive lorsque la personne choisie est totalement investie et sombre dans la
folie (Gravrand 1966 : 203). Beaucoup de troubles mentaux sont, en effet, attribués
aux pangol ou raab wolof (ibid. : 209 ; Ortigues 1966, chap, iv ; Zempléni 1966 :
3I3-3I4)-
Les génies de lieux, difficiles aujourd'hui à distinguer des « mauvais » ou
grands pangol, esprits ancestraux, sont tenus pour beaucoup plus dangereux.
Autrefois, pour les satisfaire et apaiser leur courroux, on leur sacrifiait des bœufs
et on enterrait des jeunes gens vivants, comme au village de Diohine par exemple.
On prétend que le roi Samou ou Salmon Faye, qui régna de 1871 à 1878 et dont la
cruauté était réputée, faisait des sacrifices humains pour nourrir son génie
protecteur, un vautour blanc du nom de Tiapé. Les génies ont des rapports avec les
humains : ils peuvent leur faire acquérir des biens ou engrosser une femme dont
l'enfant possédera des qualités exceptionnelles — il naîtra avec des dents, mar-
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chera à six mois, deviendra un grand magicien, etc. Les attaques des génies
provoquent certaines maladies, des folies incurables et la mort violente. On dit
d'un lieu habité par un génie ou un fangol-génie qu'il est sacré (damb), et se
reposer à l'ombre des grands arbres qu'ils habitent présente un danger de mort
pour certaines catégories sociales ainsi exclues des manifestations villageoises
(étrangers, griots, les membres de la dynastie Guellewar).
Génies et esprits ancestraux se distinguent surtout par le type de maladie
qu'on leur attribue, mais aussi par le caractère des sacrifices ou libations qui leur
sont offerts, et qui apparaîtra dans l'analyse de la chasse rituelle.
Le sorcier nak agit de manière invisible et dans un état second, son âme
(laaw ola) ayant quitté son corps. Son activité ne diffère guère de celle du
sorcier-anthropophage, classique en Afrique de l'Ouest. Les sorciers serer utilisent
généralement des « familiers » censés se déplacer d'un village à l'autre. Parmi ceux-
ci, l'hyène et le serpent Dianmbogne, appelé aussi « serpent d'une personne »
par opposition au « serpent d'herbe » ou de brousse, paraissent le plus souvent
évoqués au cours de ces réunions qui précèdent la saison des pluies. Le Dianmbogne
provoque une mort rapide comparée à une electrocution, ou encore une réaction
tétanique à la suite d'une piqûre d'épine ou de clou avec lesquels il aurait été en
contact.
On dit aussi que les « familiers » du nak introduisent dans les aliments des
ingrédients — cheveux, poils, vers, graines de cram-cram, etc. — qui obstruent
le gosier, empêchant le malade de s'alimenter, de respirer et l'amenant
progressivement à la mort (maladie appelée bektig « mettre quelque chose ») .
Ce type de sorcellerie, qui ne semble pas lié à une particularité corporelle, se
transmet tant du côté paternel que maternel. C'est pourquoi on s'inquiète, avant
de se marier, de la réputation des lignages du futur conjoint. Certains disent que le
Dianmbogne s'attaque surtout à des parents utérins. Le malade qui se croit la
proie d'un sorcier, et qui en est parfois averti par des songes prémonitoires
typiques, où il voit par exemple un chameau bavant sur lui ou une poule le
picorant, consulte un devin ou un guérisseur-devin pour obtenir un diagnostic.
A la différence du sorcier, l'ensorceleur agit volontairement, de manière
visible, et il utilise des talismans. Le plus dangereux de ceux-ci est le las ol (de las
« queue ») qui, recouvert de tissu rouge et se terminant par une touffe de poils
noirs, évoque un phallus. Il symbolise la victime autour de laquelle l'ensorceleur
{kum a las, litt. : « celui qui attache le las ol ») enroule et serre une cordelette
jusqu'à l'étouffer. C'est ce geste de magie mimétique qui envoûte et non le
talisman, en lui-même polyvalent, puisqu'il en existe du même nom, blancs ou rouges,
composés d'ingrédients divers et destinés à remplir des fonctions curatives ou
préventives.
Le kum a las s'attaque au fœtus ou au nouveau-né dont il provoque la mort,
et c'est surtout pour s'en protéger que la nouvelle accouchée, entourée de talismans
CHASSE RITUELLE ET DIVINATION II

protecteurs, reste une semaine dans sa case avec son bébé. L'ensorceleur est censé
se déplacer nu près de l'habitation de la mère et enrouler étroitement la cordelette
autour du las ol quand il entend la mère tousser ou l'enfant pleurer. Tirant
avantage de ses méfaits, il deviendrait riche et puissant après avoir tué sept bébés
mâles, sept bébés femelles et sept jeunes animaux de toute espèce.
Les techniques d'ensorcellement s'apprennent et se pratiquent sans
dédoublement de la personnalité. Les ensorceleurs se recrutent essentiellement parmi les
hommes alors que la sorcellerie est, le plus souvent, l'apanage des femmes. Si le
« familier » le plus communément évoqué, Dianmbogne, porte un prénom féminin
populaire5, c'est « parce que ce sont les femmes qui le font ». Il est évident que l'on
reconnaît à l'origine de la sorcellerie des sentiments de jalousie ou de haine, et la
recherche du coupable tient compte de la tonalité des relations affectives dans
l'entourage du malade. Si des mesures sont prises à temps et que le sorcier est
découvert et avoue, on croit qu'il peut défaire ce qu'il a fait. Cependant, lorsqu'il
a agi par vengeance, il est en droit de demander secrètement une compensation
pour le tort qui lui a été fait, avant de renoncer à son emprise sur sa victime.
Un des agents maléfiques particulier aux Serer est le kon o paf (pi. hon faf),
litt. : « le mort qui passe », c'est-à-dire l'individu qui, au seuil de la mort, essaie
de remplacer son souffle qui s'en va par celui d'une personne bien portante. Il a la
propriété de se dédoubler et d'apparaître sous la forme d'un fantôme (sinata),
d'un animal ou d'un objet. Comme certains esprits de la brousse et les sorciers,
il déclenche des « mauvais vents », causes de maladies foudroyantes et de paralysies
mortelles. Sans l'intervention d'un guérisseur qui pratique incantations, massages
des membres et incisions, la mort s'ensuit rapidement. Au début ou pendant la
saison des pluies, on craint la réunion de hon faf (kad) qui détournent les nuages
en agitant leurs pagnes et empêchent ainsi la pluie de tomber. Les voyants
organisent alors des chasses là où ils les ont « vus » et les tuent symboliquement
[cf. infra, p. 14).
Le « mauvais vent » (a ken a parer) doit être considéré comme un « familier »
,

qui, à l'instar du serpent Dianmbogne, prend des formes et des noms divers
généralement d'après le lieu d'où on le croit originaire (Joal, Mbissel...). Comme
il n'est qu'un intermédiaire, le guérisseur doit d'abord, à l'aide d'une technique
divinatoire, en chercher le manipulateur — moribond, sorcier, génie de lieu — ,
avant d'entreprendre la cure. Il est évident que l'observation et l'auscultation du
malade entrent en ligne de compte, mais, affirme le guérisseur, seule la divination
permet de diagnostiquer la maladie par sa cause.

5. Les généalogies témoignent qu'il était beaucoup plus souvent porté autrefois, et selon
une légende diola, l'aïeule des Serer venus du Gabou portait ce nom, tandis que sa sœur
jumelle aurait été la mère des Diola ; cf. Thomas 1959 : 490.
12 MARGUERITE DUPIRE

Une grande importance est attribuée aux réunions de divination (hoy «


appeler ») qui avec les criasses constituent un seul rituel. Elles devraient normalement
se dérouler à plusieurs niveaux : celui du village, celui des villages associés
rituellement, enfin celui de certaines provinces, sorte de fiefs concédés par le roi à des
dignitaires. Ces réunions rassemblent les hommes circoncis autour d'un ou de
plusieurs devins qui exposent en public les présages qu'ils ont « vus ». Elles
précèdent en principe les chasses et les semailles, mais certaines s'intercalent dans une
série de chasses. C'est le saltigi responsable d'un village ou d'un groupe de villages
qui décide et annonce la date de la réunion ; elle se tient dans l'enclos des circoncis
(village de Ndofongor), près d'un bois sacré (villages de Boof et de Nyaul) ou sur
le site où le fondateur contracta un pacte avec le génie du lieu (village de Ndiop).
Il est important de souligner que la réunion est d'autant plus secrète qu'elle
se situe à un niveau inférieur. Les villageois « lavent leur linge sale en famille » ;
autrefois, ils désignaient ouvertement sorciers et sorcières. Sont exclus de ces
réunions non seulement les femmes et les incirconcis mais également tout étranger
qui n'est pas né au village.
J'assistai au village de Ngoye-Ndofongor, le lundi 26 mai, à une première
réunion qui rassembla les hommes groupés par classes d'âge autour de leur chef,
le village manquant à cette époque de saltigi. Souhaits, encouragements à l'effort
agricole, descriptions de rêves divers et contradictoires concernant l'incidence des
pluies sur les récoltes, agressivité entre quartiers, nécessité de désigner de force,
selon la tradition, le candidat saltigi qui s'esquivait, furent mis en avant au cours
de cette réunion. Au delà de la diversité des opinions, des rancunes étalées au
grand jour, transparaissait le désir commun de maintenir la réputation du village
et son sens du devoir (war gai) . Une seconde réunion eut lieu trois semaines plus
tard entre les habitants des trois villages de Ngoye qui, en l'absence de devin, ne
purent que faire part de leurs souhaits et de leurs rêves, pour la plupart néfastes.
Avant de clore la séance, un des chefs de village conseilla aux chefs de famille
d'offrir une aumône (sadah), puis de se rassembler et de se donner la main en se
pardonnant réciproquement. Les comportements et discours observés lors de ces
réunions font ressortir la croyance mystique en une harmonie préétablie entre
l'ordre socio-moral, l'ordre cosmologique et l'ordre surnaturel : Dieu, les génies et
les esprits ancestraux punissent ceux qui enfreignent les lois humaines, tandis que
la fertilité, le bonheur, la réussite sont étroitement liés à la bonne volonté et aux
efforts de chacun. L'action maléfique des sorciers peut être atténuée lorsque
l'entente règne entre voisins et que le pardon des offenses remplace la vengeance.
Les réunions au niveau des anciennes provinces semblent peu nombreuses
aujourd'hui. Il faut citer celle de Diofior, dans la province du bour Djilas, celle de
Dioumel dans la province du bour Ngoye, celle des villages du sandigi Ndiop à
CHASSE RITUELLE ET DIVINATION 13

Tamba Faye. Notons que ces dignitaires ont perdu leur pouvoir, mais que leurs
titres sont restés attachés aux fonctions rituelles qui sont remplies maintenant, à
l'occasion de la cérémonie du mis, par le chef de village après l'avoir été, à l'époque
coloniale, par le chef de canton. Le centre administratif de Fatick, issu de la fusion
de plusieurs villages devenus quartiers, tient aussi deux ou trois grandes réunions
organisées par le quartier de Ndiaye. N'assistent à ces réunions que des délégations
masculines, une par village, chacune comprenant nécessairement ses devins, son
chef, ses notables. La date de la première réunion — il peut y en avoir plusieurs
consécutives — est fixée par le saltigi du village le plus important, ancienne
capitale de la province. Ces réunions se tiennent l'après-midi et doivent être
précédées d'une chasse le matin, dont la tradition se perd. Le rassemblement a lieu
sur une terre salée et stérile (tan) à quelques kilomètres de Sélif pour la réunion de
Dioumel et, pour celle de Diofior, près du village du même nom.
La multiplicité de ces réunions, d'où sont éliminés les participants trop
agressifs ou déviants, semble nécessaire pour parvenir à un accord. Dès qu'ils arrivent,
les délégués les plus âgés de chaque village se concertent avec leurs devins pour
décider de ce qu'ils diront en public. Le saltigi peut jouer le rôle d'interprète des
rêves racontés par de simples villageois. Les participants se rangent en cercle et
par village, avec leurs devins et leurs porte-parole au premier rang. Les orateurs
— notables et devins — prennent la parole à tour de rôle, après avoir planté leur
lance en terre, encouragés par les musiciens qui frappent sur les tambours le
rythme de leur patronyme (bakk). Les discours sont entrecoupés de chants en
l'honneur de devins célèbres.
D'emblée, le but de la réunion de Diofior6 fut clairement exprimé : obtenir
la paix et de bonnes récoltes, révéler les visions et surtout les présages nuisibles de
façon à éviter leur réalisation par des remèdes préventifs, faire disparaître les
rancœurs. Les prévisions relatives aux pluies à venir furent, comme on pouvait s'y
attendre, imprécises, diverses et contradictoires. Le public ne pouvant y être
insensible, les devins dont les prévisions précédentes s'étaient réalisées ne
manquèrent pas de le faire remarquer. Il est évident que parmi toutes les prévisions
proposées, une au moins était proche de la réalité et c'est celle-là qui s'ancra dans la
mémoire des assistants, ainsi que le nom de son auteur dont la réputation s'accrut.
D'autres prédictions évoquèrent les dangers naturels menaçant de survenir
pendant la saison des pluies, en particulier les morsures de serpent contre lesquelles
des guérisseurs et des remèdes furent conseillés.
Pendant cette réunion, il fut encore question de la lutte contre les agents
maléfiques, puis les devins firent des prévisions administratives et politiques.

6. J'ai pu assister en 1969 à une des réunions de Diofior et l'enregistrer sur bande
magnétique, mais celle de Dioumel, ajournée, fut finalement annulée à cause de l'arrivée de la
première grosse pluie. Ma présence ayant été jugée indésirable aux réunions de Fatick, j'y
envoyai un jeune Serer.
14 MARGUERITE DUPIRE

Les devins « voient » les agents maléfiques sous des formes dont la signification
symbolique est clairement établie : l'abri de circoncision d'où sortent des vieillards,
la hutte que construit un berger étranger annoncent une réunion de hon faf
(moribonds-sorciers) ; les visions d'hyènes ou de serpents Dianmbogne révèlent la
présence de sorciers ou de sorcières. Le voyant se contente d'annoncer qu'il a
« vu » tant de vieux de tel village sortir d'un abri de circoncis ou encore que des
femmes ont amené un serpent Dianmbogne à tel endroit, et il demande aux
guérisseurs-anti-sorciers qui sont présents « d'enlever » rapidement les maladies
annoncées par les présages. Notons que les prédictions, tant en ce qui concerne les
sorciers et les hon faf que leurs victimes — sexe, âge, lieu et même nom — , étaient
plus précises autrefois. Les guérisseurs sont spécialisés ; aussi, à la réunion de
Diofior, confia-t-on à ceux du village de Djilas la tâche d'écarter les honfafk l'aide
de leurs « bains » et talismans. Après cette réunion, les voyants organisent parfois
des chasses aux hon faf : ils se rendent à l'endroit où ils les ont « vus », tirent sur
les animaux qu'ils rencontrent et qu'ils considèrent comme des doubles sous
lesquels se cachent les hon faf, ou simplement battent l'air à coups de bâton pour
détruire leur fantôme. On est persuadé que les décès de personnes âgées ou de
malades qui se produisent dans les mois suivants sont dus à l'extermination, au
cours de cette chasse, de leurs âmes dissimulées sous des formes diverses.
Des devins déclarèrent aussi avoir « vu » des femmes qui voulaient livrer leur
enfant à un fangol seytaane, génie ou esprit ancestral démoniaque, en échange de
nourriture pendant la période de soudure. D'après certains informateurs, il
n'existerait qu'un fangol de ce type, appelé Laga et dont l'officiant, appartenant
au matriclan Tabor, habiterait l'arrondissement de Foundiougne. Ce génie donne
des biens, dont il fait parfois étalage, en échange de la vie d'un parent proche. Il
provoque, dit-on, une mort rapide, et le demandeur qui refuse la victime promise
devient fou. Les Serer invoquent l'intervention de ce fangol pour expliquer un
enrichissement subit ou l'abondance anormale d'une récolte individuelle. Enfin,
d'autres mauvais présages furent exposés sous une forme non conventionnelle et
interprétés librement.
Les devins prétendent que grâce à leur don de voyance il leur est impossible de
confondre images oniriques et symboles, « serpents d'herbe » et « serpents
Dianmbogne de quelqu'un » ou « familiers ». Cependant, la croyance aux présages en
général n'implique pas celle en la véracité des témoignages de tous les devins.
Aussi la réunion donne-t-elle lieu à des discussions, des interrogations ou même à
des confrontations ou attaques entre devins. A Diofior, la foule elle-même intervint
à l'encontre d'un orateur ivre qui se contentait de narrer ses mésaventures
personnelles et d'exprimer sa vindicte contre les habitants d'un village : « Parle ou
sors... tu n'as rien dit... » Autrefois des hommes âgés, qui croyaient se reconnaître
dans la description d'un kon o paf faite par un devin, contre-attaquaient.
Enfin, les devins prédisent de manière vague et plus ou moins voilée les événe-
CHASSE RITUELLE ET DIVINATION 15

ments administratifs et politiques : il y aura de nombreux inculpés au tribunal, la


monnaie changera, un maad (litt. : « roi », interprété comme chef quelconque)
perdra son titre s'il ne fait pas une aumône d'ici trois ans, etc. Le rôle politique
des saltigi était beaucoup plus important autrefois. Ils avaient des protégés et des
détracteurs parmi les nobles et les chefs de cantons, et ils prenaient position dans
des litiges successoraux concernant des charges coutumières. Les familles nobles
et guerrières prenaient conseil auprès d'eux. On prétend, par exemple, que des
devins avaient enterré des talismans pour empêcher la construction d'un tronçon
de chemin de fer devant traverser la région du Sine : leur intervention magique
aurait imposé à la ligne un itinéraire sinueux !
Tous ces discours sont entremêlés de vœux et de conseils. Les orateurs
demandent à Dieu la pluie, de bonnes récoltes, la vie, la paix, la protection des
familles. Ils font, à l'adresse des jeunes, trop disposés à abandonner la culture,
l'apologie de leur métier traditionnel et les encouragent à travailler la terre, car
c'est un point d'honneur (jom). Au delà des dissensions entre villages, c'est à
l'intérêt de tous qu'il faut penser car « tout le canton a mêmes père et mère ».
Après ces importantes réunions de devins, le roi convoquait parfois à Diakhao,
sa capitale, les plus réputés d'entre eux, soit que la saison des pluies fût irrégulière,
soit qu'un problème personnel ou politique le préoccupât.
La volonté de coordonner les efforts des cultivateurs et l'action des devins
donne à ces réunions un caractère socio-moral puissamment dynamique. C'est ce
qu'ont bien compris certains chefs administratifs qui, pour cette raison, les
encouragent. Divination, talismans, contre-sorcellerie ne sont qu'un moyen pour
obtenir la réussite d'une entreprise dont dépend l'année à venir, l'autre, le
travail acharné, étant considéré comme tout aussi important.

Les variations observées dans le déroulement du rituel des chasses du Sine


peuvent être considérées comme secondaires et seuls leurs traits communs seront
examinés ici. Deux groupes agissent parallèlement et conjointement : celui des
chasseurs, celui du devin-saltigi et des officiants qui célèbrent les cultes en
l'honneur des génies et des esprits ancestraux. Là où les traditions tendent à
disparaître, les cultes se maintiennent plutôt que la chasse. Il est probable que la rareté
du gibier, l'indifférence ou l'absence des jeunes gens — beaucoup travaillent
saisonnièrement hors des villages — en sont la cause.
Les chasses ont lieu dans la brousse peu boisée qui s'étend aujourd'hui entre
les agglomérations. Autrefois, la quasi-totalité des villages du Sine participaient à
une chasse dite Samsuj — du nom d'un ancêtre ou fangol (Gravrand 1961 : 285) —
aux environs de Tattaguine, sur la route médiane Mbour-Fatick qui sépare
approximativement les tribus du Nord (Njafadj, Nyaul, Dioral-Nyaul) de celle du
16 MARGUERITE DUPIRE

Sud (Hirena) . Les chasses régionales se déroulent selon un calendrier très précis :
elles s'échelonnent du quatrième au sixième mois7 et précèdent en général
l'ensemencement. Ainsi, les champs de mil du sandigi Ndiop et du bour Ngoye sont
rituellement semés les premiers au cours de la cérémonie ; dans les villages de la
tribu Nyaul, on sème le petit mil hâtif après une chasse initiale, puis on chasse une
seconde fois ; par contre, dans les sept villages dépendant du saltigi de Tagdiam,
la chasse a lieu l'après-midi, après les semailles du matin.
La chasse rituelle est étroitement liée aux techniques et aux réunions de
divination, qui ont en partie pour but d'en prévoir le déroulement. Les devins
indiquent aux chasseurs l'espèce animale qu'ils doivent tuer pour que les récoltes
prochaines soient abondantes, et en quels lieux ils la rencontreront. Dans certains
villages, c'est le même animal, varan ou « gueule tapée » le plus souvent, qu'il
faut chasser chaque année. Un procédé particulier de divination constitue le
premier rite de la chasse Ndiouk de Ndiop : un officiant du matriclan Sos fait
une libation de lait à un rônier, habitacle d'un fangol collectif situé dans une
dépression du sol où l'on creuse ensuite un puits ; la quantité de graines comestibles
que l'on est censé découvrir (?) servirait à déterminer les choix culturaux.
Les conditions et techniques de la chasse proprement dite présentent une
grande uniformité. Les chasseurs sont aujourd'hui pour la plupart de jeunes
garçons, parfois incirconcis. Ils doivent observer les interdits relatifs à chacun
des talismans qu'ils portent, s'abstenir la veille de relations sexuelles et, bien qu'ils
soient autorisés à tuer l'animal interdit de leur matriclan ou patrician, ils ne
peuvent en consommer la chair. Les chasseurs traquent le gibier en utilisant toutes
les armes disponibles et des chiens courants. Cette opération collective demande,
affirme-t-on, du courage car les chasseurs, qui se croient invulnérables, se
précipitent sur le gibier pour le tuer et en découper des morceaux au risque de se
blesser les uns les autres. La victime doit être partagée, comme le veut la coutume,
entre le propriétaire du chien et le tueur, la tête revenant au griot. L'animal est
vidé, parfois mangé sur place ou rapporté par les chasseurs pour être consommé
en famille ; on conserve les os pour les mêler, avec d'autres talismans, aux semences
ou les enterrer dans le champ de mil. Les chasseurs rapportent aussi des plantes et
des lianes qui attestent leur courage ou servent à la fabrication de talismans. En
fin de journée, ils rejoignent la procession des officiants et des notables sur la
place du village où ont lieu des danses et des réjouissances publiques.
Les rites accomplis parallèlement par le groupe du devin et des officiants
peuvent, après analyse, être classés en catégories distinctes. L'itinéraire parcouru,
les lieux d'offrandes retracent l'historique de la fondation des villages par les
ancêtres qui contractèrent des pactes avec les génies de lieux. Le rite le plus

7. L'année serer comprend douze mois lunaires et quatre saisons, caractérisées par les
activités agricoles. Elle commence approximativement en janvier, époque de la
commercialisation des arachides.
CHASSE RITUELLE ET DIVINATION J.J

courant est la libation offerte aux ancêtres, aux esprits familiaux, aux esprits
collectifs et génies de lieux, souvent indissociables.
Les ancêtres sont honorés sur leur tombe par leurs descendants en ligne
agnatique et utérine au moins une fois par an, avant les semailles, à une date
précise qui ne concorde pas toujours avec celle de la chasse. C'est l'aîné qui officie
et offre la libation sur le pieu enfoncé au pied de la tombe-tertre, en prononçant
le nom des ascendants du mort jusqu'à lui. Puis il en absorbe un peu et s'enduit
le front et les pieds du sable mélangé au liquide répandu sur le sol. Le restant est
ensuite consommé à la maison par les enfants : c'est pourquoi cette offrande est
appelée tantôt cuur, libation animiste, tantôt sadah, aumône islamique. Dans
certains villages, une autre libation a lieu sur les tombes avant qu'on commence
à consommer le nouveau mil hâtif.
En même temps sont honorés les esprits ancestraux (pangol) dont la protection
s'étend à tout un patrilignage ou matrilignage. Ainsi, à Ngoye-Pofm, sur la
tombe du devin et chef de village Goran — la plus ancienne du patrilignage de
Nbap Ndour, fondateur de Ngoye — , une libation à la préparation de laquelle ont
participé ses descendants bilatéraux est offerte par le célébrant Ndour. Son
invocation, qui comprend les noms de tous les officiants connus du fangol jusqu'à
lui, est suivie d'une demande de paix et de bonnes récoltes. Ce rite se termine par
une danse, autour de la tombe, des hommes âgés du patrilignage de l'ancêtre et de
ceux d'un patrilignage lié à ce dernier par une relation croisée depuis la fondation
du village.
A certains de ces esprits familiaux qui portent aussi le nom de pangol, les
Serer rendent un culte collectif qui intéresse un ou plusieurs villages et tous les
participants à la chasse rituelle. Ces mêmes pangol sont invoqués en période de
sécheresse, pendant l'initiation des garçons et à l'arrivée de la jeune mariée dans le
village. Celui qui offre le premier la libation au nom de la communauté est le
descendant agnatique ou utérin du premier officiant. Les autres — chef de terre,
devin, chef de village remplaçant parfois l'ex-chef de province — n'officient
qu'après lui. Toute la communauté participe à cette offrande, en ramasse sur le
sol pour la mêler aux semences, et les enfants consomment ce qui reste. La
composition en est extrêmement variable : lait caillé, bouillie de mil, jus fermenté des
fruits de mbit (Sclerocarya birrea), bière, vin. L'invocation, qui se termine par une
adresse à Dieu, Roog Sen8, comprend le nom du fangol et ceux des officiants qui lui
rendirent un culte.

8. Dieu est devenu un être lointain dont on ne s'occupe guère, disent les Serer, qu'au
moment de la mort. Mais le terme qui le désigne, roog, et qui signifie « ciel », atteste son
identification originelle avec les phénomènes atmosphériques. Dans un conte, un personnage
va trouver Roog et lui demande de « pleuvoir ». Conçu à l'image de l'homme, on lui a attribué
le plus ancien des patronymes serer connus, Sen, de même qu'aux vieux ftangol-génies dont on
a oublié l'origine, tel Lokand Sen. Il n'est pas convenable qu'un être naturel, surnaturel ou
l8 MARGUERITE DUPIRE

Le fangol collectif serer exerce son pouvoir sur l'ensemble de la communauté


qui l'implore. Sa bénévolence pour elle se transforme en malevolence envers ses
ennemis ou même de simples étrangers. Qui sont ces pangol collectifs ? Différents
critères permettent de distinguer d'une part des ancêtres illustres plus ou moins
lointains qui auraient réellement existé, d'autre part des génies de lieux auxquels
furent dédiées les premières libations par les fondateurs de villages. Les pangol-
ancêtres portent des noms humains ; leur histoire, leur généalogie sont
partiellement connues et l'emplacement de leur tombe parfois visible. Il y a de fortes
chances que le fangol Kanguer, à Diakhao, ait été une princesse guellewar : il
aurait possédé une des dernières linguer9 et apparaîtrait encore sous la forme d'un
serpent. Les pangol Fari Senghor et Kora Ndian Koli, de Sangaré, étaient des
devins saltigi ; Laba Ngom, de Boof, un devin madag ; Mondor Senghor, le
fondateur de Senghor ; Mayé Senghor, une guerrière ; Ko Diégan Faye, le premier
maître des circoncis (kumah) de Logdir. Ces ancêtres sont le plus souvent des
fondateurs de villages et des devins qui se firent remarquer par la justesse de leurs
prédictions, et dont l'intervention doit amener la pluie. Les lieux où on leur rend
un culte se rattachent à leur souvenir. Dans certains cas, l'autel à libations est un
arbre (ou une souche) poussé miraculeusement, dit-on, à côté de la tombe de
l'ancêtre qui, avant de mourir, aurait demandé qu'on s'y réunisse pour l'implorer.
Il peut s'agir aussi d'un bois sacré situé à l'endroit où fut conclu un pacte avec le
génie local, ou encore du lieu de réunion du village (ngel) ou du quartier, qui
apparaît bien alors comme le site choisi par le fondateur, dont le nom ainsi que
celui du génie ont été généralement oubliés.
Quelques traits permettent de déceler des génies tutélaires sous certains pangol
collectifs. Ils portent des noms de lieux, d'arbres ou de phénomènes naturels :
mbeel o Boof « marigot ou mare de Boof », gud « eau trouble » de Konème chez les
Nyaul, mbelen (Ficus iteophylla) à Ndok, ngojil (Anogeissus leiocarpus), qui a
donné son nom au village de Ngodilème. Leurs autels sont situés en brousse, le plus
souvent au bord de la mer ou de fleuves — Mindis sur les rives du Sine à Fatick,
Tourou Mbosé sur le bras de mer du Saloum à Kaolack, Marna Guèye à Joal — , au
fond de vallées fossiles ou au bord de marigots — Ndiouk à Ndiop, Tyolay à Tou-
kar, Tomel et Lokand à Ngayokhème. Leurs interdits, qui concernent l'accès du
lieu, la culture, l'extraction de la pierre, sont souvent plus rigoureux que ceux des
Pangol ancestraux. Légendes d'origine et chants accompagnant le rituel permettent
parfois de reconstituer l'histoire du pacte entre le découvreur du site et le génie.
L'officiant (sacuur) du fangol Mof o, invoqué au cours de la chasse de Fatick,

même un animal domestique n'ait pas de patronyme par lequel on puisse l'appeler ; aussi
attribue-t-on à un étranger installé dans un village le patronyme le plus courant dans la
région.
9. Premier titre féminin du royaume du Sine, détenu par une femme du matrilignage
royal guellewar.
CHASSE RITUELLE ET DIVINATION 10,

raconte qu'un de ses ancêtres utérins, Tamba Kor Salan Tyofan, rencontra ce
génie en chassant un phacochère ; il lui rendit un culte puis alla s'installer
à Fatick. Un chant implore le pardon du génie pour cet abandon : « Fangol
Mofo, reste là en paix, je te dis au revoir, et au bras de rivière Ndiobal, et à
l'arbre ngan de Fol ; je veux partir à Fatick. » Une fois par an, dans le cadre de
la chasse rituelle, cet officiant fait une libation sur un Combretum glutinosum
isolé, implorant Mofo au nom des trois villages qui organisent cette chasse
ensemble. Alors que se déroulent à Ngayokhème les libations en l'honneur de
Nyorund Ndiaye, grand fangol villageois, les griotes chantent un vieux chant
qui retrace l'accord entre l'ancêtre et les deux grands génies du lieu, Tomel et
Nyorund. S'il est souvent difficile de retrouver l'origine de ces pangol collectifs
tantôt esprits ancestraux, tantôt génies maîtres d'un lieu, c'est que les uns comme
les autres sont anthropomorphisés, qu'ils se manifestent sous les mêmes formes
- — serpent, varan, pagne blanc, bracelet d'argent — et que leurs lieux de culte
sont souvent identiques. Les libations propitiatoires aux ancêtres, esprits
ancestraux, génies, accompagnées de communion, constituent maintenant le rite
essentiel de toutes les chasses rituelles.
.

Les Serer emploient le terme arabe sadah pour désigner non seulement des
aumônes de type musulman, mais aussi des libations à caractère animiste et des
offrandes de type intermédiaire. Bien que les chaînes opératoires de ces oblations
diffèrent en fonction des croyances religieuses, elles peuvent interférer, d'où ce
syncrétisme qui a été plusieurs fois observé dans des sociétés animistes au contact
de musulmans (Nicolas 1969 : 222 ; Tubiana 1964 : 98, 134, 173) : lorsque le chef
d'une habitation serer offre, le matin de la chasse rituelle, un sadah de nourriture
aux enfants et aux voisins, il invoque différents pangol. Les enfants sont des
récipiendaires privilégiés, explique-t-on, « parce qu'ils sont plus près de Dieu et
qu'en les satisfaisant on satisfait aussi les pangol et Dieu ». Les officiantes appellent
sadah le sacrifice d'un bœuf noir au génie de l'eau, Mindis, probablement parce
qu'elles en consomment la viande après en avoir offert le sang au fleuve.
Les sacrifices d'animaux domestiques, sanglants ou non, sont réservés aux
génies ou aux pangol ancestraux les plus puissants. Les génies des fleuves Sine à
Fatick, Saloum à Kaolack, exigent l'immolation d'un bœuf. Celui-ci n'est pas
égorgé mais étouffé quand il est offert par les descendants royaux aux fangol Kan-
guer, esprit ancestral d'une linguer qui manifeste son pouvoir par des possessions.
Le culte au génie féminin de l'eau, Mindis, qui fait partie de la chasse de
Fatick, comprend plusieurs rites : bain et aspersion de la population dans le fleuve
Sine sous l'autel-pieu du génie, avant le départ des chasseurs pour la chasse de
Ndiobaye ; offrande de riz par un officiant appartenant au patrilignage du
fondateur du quartier ; libation par une officiante du matrilignage Patick ; offrande de
riz pilé par des villageoises, suivie d'une communion à laquelle participent les
enfants ; enfin, sacrifice d'un bœuf. Les offrandes et le sacrifice, dirigé par les
20 MARGUERITE DUPIRE

femmes, précèdent la culture féminine du riz. Le bœuf, que les femmes mariées,
qui seules participent à cette cérémonie secrète, obtiennent d'hommes riches et de
notables, est égorgé par de jeunes garçons et son sang coule dans le fleuve. La
viande est cuite et consommée par les femmes avec de la boisson fermentée mbit.
Elles dansent ensuite secrètement, certaines revêtues de vêtements masculins, et
chantent en frappant sur des calebasses contenant des graines (tong). Ce culte
féminin — sacrifice, consommation, danses et chants — durait autrefois trois
jours. Le sacrifice d'un bœuf blanc au génie Tourou Mbosé, à Kaolack, pour
obtenir la pluie, semble également un culte féminin et la charge d'officiante se
transmet en ligne utérine. Les os et les intestins de l'animal immolé sont jetés
dans l'eau du fleuve et sa chair est consommée, tandis que de vieilles femmes
habillées en hommes chantent et dansent en portant sur la tête des cornes de
bœufs, rouges du sang de l'animal sacrifié (N'doye 1947b).
A Diakhao, seuls l'officiant, le roi et son épouse, la linguer, le grand et le petit
diaraf assistaient au sacrifice en l'honneur du fangol Kanguer, indépendant des
chasses rituelles, mais qui avait pour but d'obtenir la pluie (N'doye 1947a). Les
esclaves royaux attachaient les pattes et ligotaient la gueule d'un bœuf noir
offert par le roi. Un trou était creusé près de la case-habitacle du fangol, et le
bœuf y était descendu, étouffé et achevé à coups de poing. On déposait en offrande,
au pied du fangol Kanguer, une calebasse contenant des morceaux de chaque
organe interne et de chaque membre de l'animal. Le reste était cuit et consommé
par les habitants de Diakhao. Le roi se rendait ensuite à cheval à Somb et à
Sanghaï pour y faire des libations.
On observe aussi au cours du mis des rites de purification et de transfert
d'impureté. Purification des villageois et des chasseurs de Fatick par immersion
dans l'eau du Sine et aspersion, à l'endroit prescrit par le fangol-génie Mindis.
Les ablutions (a bogdah), les bains rituels jouent un rôle considérable dans la vie
socio-religieuse serer : cérémonies de passage du circoncis et de la jeune mariée,
rituel de réparation en cas de transgression d'interdits, emploi de talismans
préventifs et curatifs. Leur mécanisme symbolique est double : non seulement ils
enlèvent la souillure morale, mais ils « emportent » l'obstacle extérieur qui
contrecarre la réalisation du désir. Beaucoup de devins font usage de « bains » pour
accéder à l'état de voyance10. D'autres précautions — chasteté sexuelle des
devins et des chasseurs, expurgation des fautes et des mauvaises intentions de
tous — ont également un but purificateur.

10. Il est évident que les éléments mélangés à l'eau, les circonstances précises de leur
collecte, les incantations contribuent à l'efficacité particulière de chaque « bain ». Un devin
saltigi fit avant la chasse une ablution contenant des écorces de palissandre du Sénégal (ban) ,
arbre qui entre fréquemment dans la composition de talismans bénéfiques « parce qu'il dure ».
Un bain destiné à écarter les sorciers comportait six variétés de bois durs, une pierre de
foudre (bil roog) et un morceau d'outil en fer raté par le forgeron à cause de la résistance
du métal. Ce bain, explique le guérisseur, est une « eau forte » qui repousse les sorciers.
CHASSE RITUELLE ET DIVINATION 21

Un rite de transfert d'impureté a lieu à la limite du royaume du Sine et des


régions du Baol d'une part (chasse de Ndiop), du Saloum d'autre part (chasse de
Mbouma). Les garçons jettent une branche sèche vers le Baol et une autre, verte,
vers le Sine « pour que tout le bon arrive du côté du Sine ». A la chasse de Mbouma,
ce sont des morceaux de bois, sur lesquels le saltigi a prononcé des incantations,
qui sont projetés vers l'extérieur « afin d'envoyer les maladies vers le Saloum ».
Les jeunes courent en direction du Sine et, croit-on, celui qui tombe mourra
pendant la saison des pluies.
Restent à signaler des comportements symboliques avec usage d'éléments
végétaux, animaux ou minéraux rencontrés au cours de la chasse et de la
procession des officiants. Tandis que ceux-ci versent une libation sur l'autel d'un fangol
collectif (le tamarinier Human à Ndiop), les jeunes garçons qui les suivent
construisent rapidement aux alentours des buttes de sable et y plantent des branches
de hut ou xut (Cassia Tora), ngud ( Guiera senegalensis) , yay (Combretum gluti-
nosum), tout en demandant du mil à Dieu et en souhaitant que « notre grenier
soit aussi plein que ce tas de sable ».
De nombreuses plantes sont récoltées, les unes par les chasseurs, les autres
par les participants au cortège. Celles que ramènent les premiers et qu'ils portent
avec ostentation, sont des roseaux ou des plantes aquatiques — par exemple la
massette (et, yet, daj) — , qu'on appelle d'ailleurs « plantes du courage » car elles
attestent qu'ils n'ont pas craint d'aller jusqu'au marigot en dépit des dangers
reconnus de cette entreprise. Ces plantes possèdent un pouvoir bénéfique et sont
parfois mêlées aux semences ou brûlées sur les champs avant les cultures. A
une autre catégorie appartiennent les végétaux que chacun cherche à se procurer
lors du cortège pour les disposer au-dessus de la calebasse contenant les semences
ou pour les enterrer dans les champs. La plupart assurent la fertilité du sol parce
qu'ils portent, dit-on, beaucoup de fruits : mbuc (Aphania senegalensis) dont on
compose aussi une boisson pour les chefs d'habitation du village, ndag ou kin-
kéliba, sab (Ximenia americana), hasub (Leptadenia hastata), sew (Parkia
biglobosa) , njambayargin (Bauhinia rufescens) dont les branches servent à
tresser une couronne que l'on dispose sous la calebasse aux semences. Des
feuilles de ndel (Hippocratea africana), de ngengesan (Heeria insignis), de
nduguc (Lannea acida) auraient la même fonction pour des raisons inconnues des
informateurs.
Notons que les fruits de ces plantes ne sont pas tous comestibles et que certaines
d'entre elles, en raison de leur amertume, de leur caractère rampant, servent à
composer des talismans qui écartent les agents maléfiques. Ainsi, une racine de
Leptadenia hastata, plante rampante recueillie dans un cimetière et sur laquelle
le guérisseur aura prononcé des incantations, empêchera une personne suspecte
d'être incarcérée, et la plante amère Ximenia americana éloignera les sorciers.
A la réunion de Diofior, un bain composé de Ximenia americana, Calotropis procera,
22 MARGUERITE DUPIRE

Heeria insignis et de quatre fruits de Vernonia colorata fut conseillé comme


antidote contre les sorciers.
Il semble donc que la fonction magique de ces végétaux ne soit pas seulement
d'assurer la fertilité des champs mais également de les protéger. Ces deux visées,
l'une gratifiante, l'autre préventive, sont conjointes dans plusieurs procédés
occultes, car la réussite en quelque domaine que ce soit attise la jalousie, laquelle
déclenche des actes de sorcellerie, mécanisme dont les Serer sont parfaitement
conscients. Elles exemplifient un des caractères de l'objet symbolique, sa
polyvalence, qui a été amplement développé par V. W. Turner (1967 : 14 sq.). Il faut
souligner que ces plantes bénéfiques doivent être en bois vert -— l'humide (hub)
connotant la vie par opposition au sec (veer) — et que les talismans sont souvent
humectés de salive.
Enfin certaines plantes, portées parfois en couronne autour du front ou de la
taille, sont ramenées chez soi. Des racines d'ipomaea asarifolia [sufarnak ; nak
signifie « sorcier »), plante rampante aux radicules courtes et nombreuses, serviront
à protéger la maison et le troupeau contre les « démons » ; des branches de ngojil
(Anogeissus leiocarpus) , arbre au bois dur, donneront chance et santé ; des racines
de mue (Peristrophe bicalyculata) sauveront des dangers par homophonie, le verbe
mue voulant dire « être sauvé m11. Cette plante, l'une des plus souvent utilisées
dans les situations rituelles, est, selon l'expression de V. W. Turner, un « symbole
focal » dont, malheureusement, nous n'avons pu élucider le mécanisme.
Les os des animaux tués au cours de la chasse sont tous utilisés comme
talismans, qu'ils soient mêlés aux semences, plantés dans les champs avant une pluie
ou qu'ils servent à protéger le troupeau et l'habitation. Avec la peau des singes, le
spécialiste fabrique des gaines de bracelets que porteront les semeurs. L'adjonction
aux semences de terre imprégnée des éléments ayant servi à la libation et de boue
du marigot où réside un puissant fangol collectif, a été signalée plus haut.
La dernière partie du mis est constituée par la rencontre des deux groupes,
chasseurs et officiants, et par des danses, des divertissements bruyants et des
beuveries collectives auxquels se mêlent tous les villageois des deux sexes. C'est
la partie spectaculaire et apparemment profane du rituel. Ce rassemblement a lieu

11. L'homophonie invoquée, même quand elle est réelle, n'est pas la cause initiale du
mécanisme symbolique, car c'est en raison d'un caractère observable que les membres d'une
société ont utilisé la même racine pour désigner à la fois un élément grammatical et un objet-
symbole. Les usages magiques de l'arbre barkehi (Bauhinia Thonningii) sont très nombreux
chez les Peul (Dupire 1957 : index) parce que, disent-ils, le barkehi porte chance (barka) .
L'explication fondamentale recueillie par R. Dognin (1975 : 304) chez les pasteurs Diafun du
Cameroun, est la ressemblance de la feuille de barkehi avec l'empreinte d'un sabot de vache.
L'arbre à lait (mudyi, Diplorrhynous condylocarpon) est, comme l'a démontré V. W. Turner
(1967 : 20 sq.) par une analyse rigoureuse, le symbole focal des Ndembu, car son latex blanc
évoque le lait maternel, élément chargé de connotations sociales et affectives dans une société
matrilinéaire. Le principe homophonique est un des chaînons d'une série d'associations qui
explique l'importance magique de plusieurs plantes dans les rituels serer.
CHASSE RITUELLE ET DIVINATION 23

autour du fangol le plus archaïque, sur la place principale du village. Les chasseurs
et les jeunes hommes honorent les devins en courant plusieurs fois vers eux tout
en manipulant leurs armes. Le chef du village fait quatre fois12 à cheval un aller
et retour d'une centaine de mètres, de la foule vers Yaxbre-fangol, tandis que de
jeunes cavaliers galopent circulairement, également quatre fois, sur un parcours
plus long. Le chef, les officiants et les anciens s'installent sous l'arbre, à l'ouest, et
on livre passage aux devins qui prennent place à l'est, leurs lances piquées au
centre d'une aire ovoïde qui s'étire, et dans laquelle entrent les chasseurs parés de
branches et brandissant leurs armes, ainsi que les griots-musiciens. Les chasseurs,
qui se croient invulnérables grâce à leurs talismans, commencent alors à danser en
se provoquant deux à deux avec leur coupe-coupe et entonnent des chants
métaphoriques appris pendant leur période d'initiation, qui vantent les exploits, le
courage et le don de voyance des devins. Les griots jouent la devise-salutation
(jok) du chef et scandent sur leurs tambours des louanges aux devins. Hommes et
femmes, jeunes et vieux entrent ensuite dans le cercle et se livrent à des danses
individuelles de plus en plus effrénées et erotiques au fur et à mesure que se
renforcent le rythme des tambours, les détonations des fusils et l'action de l'alcool.
Certains danseurs arborent des déguisements grotesques qui leur donnent une
apparence animale ou féminine, ou s'enduisent le visage de colorant pour faire rire
l'assistance. Ces réjouissances, aujourd'hui écourtées, duraient autrefois plusieurs
jours.

La composition des unités sociales qui participent aux rites du mis, les
interprètes des rôles et leurs suppléants mettent en lumière certains principes primaires
d'organisation, les clivages de cette société, ses tensions latentes et son évolution
politique.
A l'intérieur de la famille, seuls les descendants honorent les défunts et ils sont
représentés par leurs aînés tant du côté patrilinéaire que matrilinéaire. Le culte
ancestral se transmet en effet également dans les deux lignages, bien que ceux-ci
diffèrent dans leurs fonctions économiques et sociales. L'extension de cette
obligation religieuse aux matrilignages des enfants lorsque celui de l'ancêtre est éteint
dans la communauté locale, reflète la réciprocité qui lie, au delà de la mort, ces
groupes autonomes de cohéritiers ayant partagé une résidence commune. Alors
que la fonction d'officiant n'emprunte que deux et à la rigueur trois voies
différentes — agnatique. utérine, du matrilignage du père à celui du fils —, toutes les
relations linéaires s'expriment dans la participation à une offrande à un ancêtre
fondateur ou à un devin illustre. Ainsi, à Ngoye-Pofin, sur la tombe du grand devin

12. Les Serer font un usage quotidien de l'arithmologie magique. Le chiffre sept, symbole
de la complétude, allie le chiffre pair et masculin quatre au chiffre impair et féminin trois.
24 MARGUERITE DUPIRE

Goran Ndour, descendant agnatique du fondateur du village, le prêtre est l'aîné


du patrilignage, mais ceux qui ont apporté leur quote-part à la libation
appartiennent non seulement au patrilignage, mais aussi au matrilignage du fondateur,
au patrilignage du fils de sa fille, ou bien sont des fils de son matrilignage.
La différenciation sexuelle des rôles n'exclut pas leur possibilité d'inversion,
pour le bénéfice de la communauté, à ce moment particulièrement critique de
l'année. Les réunions de divination, la chasse — comme la guerre — appartiennent
aux activités masculines dont les femmes sont exclues, mais celles-ci implorent de
leur côté les génies des eaux qui assureront la prospérité de leurs rizières et, pour
renforcer leur demande, dansent affublées des attributs du sexe opposé.
Ce rite d'inversion se pratique aussi au mariage et lorsqu'une période de
sécheresse survient en plein hivernage. La cérémonie que j'ai observée au village
de Sob, en 1965, se déroula en deux temps. Après une libation de l'officiant au
premier fangol collectif du village, des femmes âgées et des griotes portant des
pantalons, certains bourrés de chiffons pour simuler le sexe viril, brandirent des
instruments masculins — sabres, lances, fourches, etc. — ainsi que des feuilles
de Ficus Thonningii et se mirent à danser, accompagnées des joueurs de tambour,
une pantomime grotesque qui se termina par un simulacre d'érection. Elles
entourèrent les trois principaux axbies-pangol du village, sans y faire de libation.
Lorsqu'une danseuse découvrait à proximité un cousin croisé, elle cherchait à
l'entraîner dans la ronde et celui-ci, pour y échapper, offrait ce qui lui tombait
sous la main. Elles se rendirent ensuite au cimetière le plus ancien pour revenir
au fangol collectif Diyam, leur point de départ. Le lundi suivant, des fillettes et
des jeunes femmes endimanchées accomplirent le même itinéraire avec des joueurs
de tambour et des chanteurs serer à demi déguisés en femmes, un pagne noué en
ceinture dans le dos et le visage couvert d'un mouchoir de tête. Les premières
exécutèrent leurs danses modernes tandis que les seconds sautèrent
frénétiquement sur les tombes de deux devins réputés. Les pantomimes erotiques des femmes
avaient pour but, me dit-on, de dérider Dieu et les pangol afin qu'ils fassent tomber
la pluie13. Au cours de la cérémonie du mariage, ce sont les enfants des tantes
paternelles des conjoints — cousins et cousines croisés inférieurs — qui se
travestissent grotesquement, certains avec les vêtements de l'autre sexe, et amusent
l'assistance en se joignant à la danse féminine man.
Ces danses, que les Serer vivent et interprètent comme des mécanismes à
plaisanterie, ont un trait commun, l'obscénité, qui est particulièrement accusée
lorsqu'il s'agit d'appeler la pluie. La procession des femmes, inférieures
survirilisées, répète mais en la désacralisant celle des officiants qui intercédèrent auprès
des puissances sacrées sans en obtenir complète satisfaction ; la même imploration

13. Une explication identique de cette mascarade fut donnée au R.P. Ezanno (1919 :
71-72).
CHASSE RITUELLE ET DIVINATION 2$

a lieu, mais dans un langage symbolique antinomique. L'effet souhaité est


renforcé par un processus de surdétermination, c'est-à-dire par l'adjonction au rite
habituel de son inverse, qui est aussi son équivalent symbolique.
Les quatre niveaux des réunions de divination traduisent des types
d'organisation qui coexistent ou se sont superposés dans le temps. Le village, dirigé
traditionnellement par le jaraaf, descendant en ligne agnatique ou utérine du
fondateur, en est l'unité minimale toujours vivace. A l'époque monarchique, et à partir
du milieu du xvie siècle environ, le roi, maad ou bur Sin, assura le contrôle des
villages en les plaçant sous l'autorité d'un dignitaire, chef de province, ou d'un
sakh-sakh (saasax), qui doublait le diaraf et résidait en principe dans le village.
C'est parmi ces chefs de village d'origine roturière et ces sakh-sakh qu'était
choisi le grand diaraf (ou jaraaf bu rey en wolof), représentant des cultivateurs
libres, électeur et conseiller du roi14.
Le second niveau des réunions de divination correspond à un groupe de villages
formant une unité à la fois sociale, économique et rituelle. Ces villages ont souvent
une origine commune et proviennent de l'essaimage des premières familles
utérines et agnatiques, ou encore résultent de relations de voisinage. Les nouveaux
immigrants qui désiraient s'installer allaient chercher du feu au village initial et se
mettaient sous la protection de ses génies et esprits tutélaires. Ce groupe de villages
a conservé dans bien des cas un nom générique, accolé aux désignations propres
et justifié par l'origine légendaire ou historique du site, à moins qu'il ne désigne le
plus ancien fangol collectif. Il constituait, et dans une certaine mesure constitue
encore, une unité rituelle s'exprimant par une cérémonie commune d'initiation
(ndut), une seule organisation de classes d'âge (mal), la reconnaissance d'un ou de
plusieurs devins officiels (saltigi) , la participation à la même chasse rituelle et la
célébration, sinon commune, du moins à la même date, de nombreux rites agraires.
Aujourd'hui encore, les quatre villages de Boof organisent une réunion de
divination (hoy) avant la culture du mil, près du plus ancien fangol-génie, mbeel o Boof,
avec le prêtre an fangol et leur unique saltigi.
Cette unité rituelle recouvre approximativement le groupe de voisinage ou
kentan comprenant plusieurs villages liés par des relations socio-économiques. Le
kentan de Boof comprend quatre villages et leurs hameaux, alors que l'importante
agglomération-nébuleuse de Ngohe-Mbayar (3 524 hab. en 1967 ; 13 villages),
dans la tribu Ol au Baol, se divise en trois kentand (Gastellu 1969 : 71 sq.). Ces
villages s'entraident pour l'exécution de travaux nécessitant une importante
main-d'œuvre. Sous sa forme agricole, cette entraide se déroule dans le cadre d'une
institution, a sim, solidement organisée, quel que soit le bénéficiaire du travail
collectif {ibid. : 76-116). En outre, les membres du kentan sont liés par l'obligation
de dons réciproques lors des principales cérémonies, non seulement en tant que

14. Cf. M. A. Klein 1968 : 12 (schéma de la structure politique du royaume du Sine).


26 MARGUERITE DUPIRE

voisins mais souvent aussi en tant que parents consanguins ou afnns. Le kentan
est en effet constitué, en totalité ou en partie, des descendants bilatéraux de
quelques familles qui se sont installées à brève distance de leur village d'origine et
s'intermarient dans une proportion importante.
Au delà de l'unité rituelle du groupe de villages, certaines réunions de
divination rassemblent encore, à un troisième niveau, les villages qui, à l'époque
coloniale, ont appartenu à un même canton. Le découpage en cantons ayant remplacé
la division du royaume en provinces dirigées par des détenteurs de titres, c'était,
semble-t-il, au niveau de celles-ci, ou du moins de certaines d'entre elles, que
s'effectuait ce rassemblement de devins. Ainsi, l'ex-canton de Dangane, où a lieu
la réunion de Diofior, a remplacé la province de Djilas à la tête de laquelle se
trouvait le bour Djilas ; les villages de l'ex-canton de Diouroup, qui se rassemblent
à Dioumel, dépendaient du bour Ngoye. Certaines grandes chasses regroupaient
aussi tous les villages administrés par un chef de province.
Le mis, qui confronte des gens de statuts divers unis dans une même intention,
apparaît comme l'expression d'une coopération entre la classe dirigeante —
membres de la dynastie Guellewar et demi-nobles (Bi no maad « fils de roi ») — et
la masse des sujets serer. La fonction de devin saltigi est réservée à la classe des
roturiers (badoole), remarquablement intégrée dans l'organisation monarchique.
Les familles paysannes fournissaient aussi bien les chefs de village que les devins,
dont la succession ne dépendait pas de l'intervention du pouvoir central. Les
nobles, demi-nobles et guerriers (tiédo) consultaient les devins qui les soutenaient
au cours des guerres, tant par leur divination que par leurs talismans.
Réciproquement, les paysans reconnaissaient à certains rois un don inné de divination. Cette
harmonisation des fonctions politique et rituelle montre à quel point les Guellewar
se sont comportés en monarques-paysans ayant assimilé les croyances, la mentalité,
l'art de vivre des Serer, comme l'a remarqué justement P. Pélissier (1966 : 216).
A l'image des lignages de paysans et des villages, les Guellewar possédaient leurs
propres pangol. Ceux-ci protégeaient leurs descendants, et les arbres où ils
résidaient pouvaient servir de refuge ou de moyen surnaturel de vengeance lorsque
les deux catégories sociales s'affrontaient.
Le roi, en assimilant les coutumes de ses sujets animistes, les valorisait. La
dynastie royale pratiquait ses propres rites de pluie fondés sur les croyances
paysannes. Ainsi offrait-elle un sacrifice, aussi secret que ceux des femmes aux
génies des eaux, aufangol féminin Kanguer, de souche royale. Par ses particularités
techniques, il s'opposait aux sacrifices serer : le bœuf était étouffé au lieu d'être
égorgé. Ces deux modes d'offrandes propitiatoires avaient néanmoins un but
identique. Le roi, dit-on, se couchait sur le dos durant tout le septième mois pour
favoriser la venue des pluies. Selon une croyance appartenant au fonds animiste
serer, il était censé réincarner un de ses prédécesseurs. Lui-même, au moment de
sa nomination, désignait l'ascendant dont il allait reproduire le destin : si, par
CHASSE RITUELLE ET DIVINATION 2J

malchance, les pluies avaient été insuffisantes durant le règne de son homonyme,
il était tenu pour responsable des sécheresses qui sévissaient.
Le pouvoir politique de la royauté, loin de supplanter le pouvoir magico-
religieux détenu par les roturiers, lui donnait plus de crédit et d'emphase. Les
chefs de province qui apparaissaient dans certaines grandes chasses n'offraient
les libations qu'après les officiants héréditaires, et si la procession à laquelle ils
prenaient part passait bien par les principaux villages qu'ils administraient,
c'était afin d'accomplir les rites traditionnels en l'honneur des génies et esprits
collectifs qui assuraient le bien-être de la région : le dignitaire s'intégrait dans la
hiérarchie villageoise. Encore maintenant, de même que le champ de mil du chef
d'habitation est semé le premier parce qu'il doit assurer la période de soudure,
de même ceux du sandigi Ndiop et du bour Ngoye sont rituellement semés au
cours de la cérémonie du mis, et les quelques graines soustraites par les paysans
portent chance à leurs propres cultures. Une légende d'origine du royaume du Sine
souligne d'ailleurs cette relation magico-politique entre les envahisseurs guellewar
d'origine manding et les paysans serer. La sœur du guerrier civilisateur manding,
Sine o Méo, qui aurait donné son nom au pays, avait une plaie qui fut soignée par
un chasseur-guérisseur, prototype du héros serer. La démonstration de son pouvoir
magique, bénéfique et maléfique, valut à ce dernier d'être reconnu comme l'égal
du guerrier dont il épousa la sœur et à qui il donna un fils, Wagan Maisa Faye,
lequel devint roi. Dirigeants et dirigés utilisent donc le même langage symbolique
dans la poursuite d'un même but. C'est pourquoi les Serer les plus traditionalistes
attribuent la dernière période de sécheresse aussi bien à la désaffection des chasses
rituelles qu'à la disparition de la royauté.
Néanmoins de nombreux comportements se manifestent au cours du mis,
qui laissent percer, de manière ouverte ou symbolique, des tensions sociales
latentes. L'exclusion du sexe opposé et des étrangers des réunions de divination
et de certains rites collectifs, les accusations réciproques de sorcellerie entre
villages voisins, le rite d'expulsion des maladies et des maux au delà des limites
du « chez soi », la rivalité brutale des chasseurs qui s'arrachent une part du gibier
porte-bonheur : toutes ces attitudes frappent par leur violence agressive. Les
devins eux-mêmes, qui craignent les maléfices d'un concurrent plus doué,
rivalisent et en appellent au jugement de la masse pour témoigner de leur compétence.
Les subordonnés mettent leurs dirigeants à l'épreuve. Les chasseurs, qui
font mine aujourd'hui de battre leur devin, le menaçaient autrefois de leurs
flèches et posaient sur son épaule un fusil qu'ils déchargeaient ; manière d'éprouver
son courage, l'efficacité de ses talismans et de prolonger sa voyance « en soulevant
sa colère ». Le même traitement était appliqué au bour Ngoye. Responsables
politiques et rituels eux-mêmes s'affrontent ouvertement. Un des derniers rois
du Sine, qui s'était reconnu dans la description d'un kon o paf (moribond-sorcier)
faite par un devin renommé, le démentit et l'avenir lui donna raison.
28 MARGUERITE DUPIRE

Ces comportements cathartiques doivent être interprétés comme une


contestation non de la société et de ses stratifications, mais de la compétence de ses
membres, à tous les échelons. La menace de destitution ou de destruction qu'ils
contiennent est un garde-fou pour l'ordre socio-politique. Ils permettent la liquidation
des tensions, condition nécessaire à la reconduction de l'harmonie sociale et
donc cosmique.
La perspective historique révélée par les paliers successifs des réunions de
divination apparaît aussi dans la comparaison des différentes chasses qui se
déroulent à travers le Sine. Les rôles principaux de prêtre et de devin sont partout
dévolus aux autorités paysannes animistes. Mais les tenants de l'autorité politique
qui les accompagnent et répètent après eux les libations au cours de l'itinéraire
passant par les sites sacrés, représentent les étapes de l'évolution politique :
chefferies foncières ou lamanales, royauté, administration coloniale,
réorganisation après l'Indépendance.
Rares sont les cérémonies où le lamane, chef supérieur des terres, joue encore
un rôle. Il apparaît dans la chasse regroupant les six villages issus de Poultok-
Diohine-Logdir et dirige, avec le premier devin, le cortège qui s'arrête aux lieux
du culte situés dans l'ancien lamanat. La participation des hauts dignitaires,
chefs.de province de l'époque royale, à ce rituel transparaît encore dans
l'organisation des chasses dites Ndiafadj et Ndiouk Ndiop15 qui étaient dirigées par le
lam Ndiafadj et le sandigi Ndiop. Le lam Ndiafadj faisait, à partir de Ngayokhème
où il résidait, un circuit officiel qui durait trois jours et qui passait par Poudaye,
Toukar, Monème et Wagba. La position rituelle des chefs de province était celle des
lamanes, mais, entourés de leurs griots> musiciens, palefreniers et de cavaliers,
ils donnaient au déroulement de la cérémonie un faste profane et faisaient
bénéficier les autorités traditionnelles et familiales de leurs faveurs. A l'époque
coloniale, comme nous l'avons vu, les rôles de ces dignitaires furent tenus par les chefs
de cantons, remplacés aujourd'hui par les chefs de villages nommés par
l'Administration.
A chacune de ces époques, l'autorité politique n'a fait que coiffer et sanctionner
l'action rituelle des officiants traditionnels. Cette coordination des pouvoirs sacré
et profane, caractéristique de l'époque dynastique, reflète leur dépendance
commune de croyances et de rites qui fondent la survie de la société et la
reproduction de ses conditions socio-économiques de fonctionnement.
C'est après la chasse rituelle du mis que sont répartis les champs entre les
membres de l'habitation domestique et que commencent les travaux agricoles.
Il est encore d'usage d'attendre la fin de la cérémonie pour offrir les cadeaux de
fiançailles et nouer les mariages afin d'assurer leur réussite et leur fécondité.

15. Nom du principal fangol collectif honoré à cette chasse.


CHASSE RITUELLE ET DIVINATION 29

La chasse elle-même n'étant plus l'élément essentiel de la cérémonie agraire


du mis, on peut s'interroger sur sa place dans le rituel. Possède-t-elle un caractère
religieux ou divinatoire, ou faut-il y voir ces deux aspects à la fois ? Dans quelle
mesure peut-on parler d'offrande au sujet du gibier ? Les Nzakara de République
Centrafricaine préparent, au cours d'un rituel annuel de fécondité-fertilité, le
repas des ancêtres avec les viscères des animaux chassés et les poissons ramenés
parles femmes (Retel-Laurentin &Bangbanzi 1966 : 475) ; les Moundang du Tchad
réservent quelques-unes des pintades tuées à la chasse collective comme offrande
propitiatoire destinée à obtenir la pluie (Adler & Zempléni 1972 : 189). Mais si l'on
en croit les informateurs serer, les produits de la chasse rituelle sont censés
concourir à la fertilité de la terre en vertu de caractères particuliers — espèce
déterminée, quantité, enfouissement des os — agissant en vertu d'une efficacité
quasi magique, qu'ils partageraient d'ailleurs avec certaines plantes sauvages
récoltées au cours de la cérémonie. Néanmoins, officiants et chasseurs agissent
parallèlement et, dans la mesure où le gibier massacré répond encore à une
demande des puissances surnaturelles, transmise par les devins, il semble justifié
de le considérer comme une offrande, dont l'aspect religieux tend à s'estomper
au profit d'un déterminisme magique.
La chasse a également une valeur divinatoire puisque du nombre de pièces
de gibier tuées dépend l'importance des récoltes. Mais le contenu de ce message
est pauvre, car les Serer n'interrogent pas leurs victimes, comme le font notamment
les Hausa du Gobir qui tirent de leur examen des enseignements concernant les
pluies et les récoltes à venir, distincts de ceux de la géomancie (Nicolas 1969 : 221).
C'est parce que ces victimes propitiatoires satisfont les puissances surnaturelles
qu'elles sont une garantie de leur protection et un présage de la réussite des
cultures.
Ce rituel annuel de réconciliation et de fertilité assure la conjonction de l'ordre
cosmique et de l'ordre socio-moral, laquelle implique une étroite collaboration des
représentants, tant politiques que religieux, de la société. Les invocations à Dieu
et aux puissances surnaturelles resteront sans effet si chacun, du paysan au chef de
province et au roi en passant par les devins, les prêtres et les chasseurs, ne s'efforce
d'assumer son rôle à l'intérieur de l'organisation socio-politique.
30 MARGUERITE DUPIRE

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Résumé

Marguerite Dupire, Chasse rituelle, divination et reconduction de l'ordre socio-


politique chez les Serer du Sine (Sénégal). — La cérémonie annuelle que les
Serer du Sine appellent « chasse à la battue » a pour fonction essentielle
d'assurer une bonne saison des pluies. Elle comprend des réunions de
divination, une chasse collective qui tend à disparaître et des offrandes aux
puissances surnaturelles.
La voyance — seule technique utilisée à ces réunions par les devins,
héréditaires ou non — permet de prévoir le déroulement de la chasse et de déceler les
menaces physiques et morales qui pèsent sur la communauté. Il est fait appel
pour les écarter aux talismans des guérisseurs et contre-sorciers.
Tandis que les chasseurs poursuivent le gibier et particulièrement l'espèce
annoncée par le devin, les officiants rendent un culte aux ancêtres, aux
esprits familiaux et collectifs ainsi qu'aux génies tutélaires. Ils pratiquent
aussi des rites de purification et de transfert d'impureté et recueillent les
éléments avec lesquels seront faits les talismans.
La composition des unités sociales participant aux rites de cette cérémonie,
les interprètes des rôles et leurs suppléants mettent en lumière certains
principes primaires d'organisation, les clivages de cette société, ses tensions
latentes et les étapes de son évolution politique.

A bstract

Marguerite Dupire, Ritual Hunting, Divination and Reconduction of Socio-


Political Order among the Serer of Sine (Senegal) . — The annual ceremony
which the Serer call "track hunting" essentially aims at procuring a good
rain season. It includes divining meetings, a collective hunt which tends to
disappear and offerings to the supernatural powers.
At these meetings, the only technique used by the diviners whether they be
hereditary or not, is clairvoyance, by which can be predicted the events of
32 MARGUERITE DUPIRE

the chase and the physical and moral menaces pressing upon the community.
Talismans to dispell these menaces can be obtained from the healers and
anti- witch doctors.
While the hunters are tracking the game and, specifically, the species foreseen
by the diviner, the officiants worship the ancestors, the family and collective
spirits and the tutelary génies. They also practise rites of purification and
transference of impurity and gather the elements which talismans will be
made of.
The composition of the social units taking part in this ceremony and the
protagonists of the different roles and their substitutes, reveal certain
primary organizational principles as well as the cleavages within this society,
its latent antagonisms and the different stages of its political evolution.

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