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La suggestion :
un pharmakon constitutif de la relation
thérapeutique
Nicolas MEROT
Septembre 2022
Université Gustave Eiffel
La suggestion :
un pharmakon constitutif de la relation
thérapeutique
Septembre 2022
Table des matières
Introduction 1
Conclusion 39
2
Introduction
1
produire un effet sur le lecteur. Le lecteur de son coté, récepteur, non récepteur
passif, mais récepteur actif, perçoit, assimile et consciemment ou non, laisse
émerger dans son esprit, idées, pensées, émotions. Elles ont étés suggérées par
le poète. Ainsi le poète prend pouvoir pour agir sur le lecteur. Il agit par le
moyen de la suggestion. Mallarmé théorise la pouvoir créatif de l’allusion, de
l’évocation et de la suggestion.
Il décrète la supériorité de la « suggestion » sur la « dénomination ». La
suggestion, évidemment, ne nomme pas. Elle emprunte des chemin détournés,
elle se cache, pour être plus efficace. Trop frontale, trop visible, son effet dis-
paraît. Parce qu’elle avance voilée, elle trompe la vigilance et arrive à ses fin.
Il appartient au lecteur de réaliser le travail de « déchiffrement »nécessaire.
C’est d’ailleurs cette analyse que que produit Campion dans la poétique de la
suggestion 5 en s’attachant à déceler ce qui relève dans la poésie de Mallarmé
de techniques de suggestion. A le suivre, on mesure combien la suggestion
contient la possibilité d’imprimer sa marque dans le réel. Mallarmé propose là
une définition de la suggestion qui lui confère une grande puissance créative.
C’est une toute autre définition que celle qui suit. Dans L’homme qui rit,
parlant de Barkilphedro, Victor Hugo dit : « Il excellait dans cet art, qu’on
appelle la suggestion et qui consiste à faire dans l’esprit des autres une petite
incision ou l’on met une idée à soi 6 . » Chez Hugo, ce n’est plus une prescription
à l’adresse du poète. Cette suggestion devient celle d’un manipulateur, dont
les desseins sont clairement malhonnêtes. Dans ce passage de l’homme qui
rit, Barkilphedro use d’un stratagème pour mieux faire souffrir celle dont il
veut entraîner la chute, Josiane contre qui il manigance. Si le poète laisse à
son lecteur l’opportunité de faire ce qu’il veut de la suggestion placée dans le
poème, ce n’est pas le cas chez Hugo. Barkilphedro pousse Josiane à se rendre
à un spectacle, anticipant et prévoyant toutes les conséquences en cascades que
produira ce simple fait. Il s’arrange pour qu’elle ne se rende pas compte qu’en
allant voir « l’homme qui rit », elle obéit en réalité à une injonction qui lui est
faite.
Victor Hugo propose une acception de ce terme bien moins flatteuse qui
pointe son caractère maléfique. Nous avons donc ici deux visions qui semblent
opposées : pour Mallarmé, idéal de création, pour Hugo, procédé de bandit,
vile manipulation.
2
C’est en effet de suggestion qu’il sera question ici. Ce détour par la poésie
aura permis un décentrement de la relation médecin–malade qui n’est sans
doute pas sans lien avec la relation poète–lecteur.
En ce qui concerne ce travail, c’est l’usage de la suggestion dans la relation
médecin patient qui m’intéresse. C’est donc une technique, un outil que je
propose d’examiner, un outil aux vertus contradictoires ; un poison qui sait se
faire remède, à moins que ce ne soit le contraire. C’est, si l’on suit Derrida,
la définition d’un pharmakon. Je suivrai ce fil rouge. À suivre ce fil, je serai
amené à le considérer plus que comme un seul outil, mais comme un effet
consubstantiel de la relation.
En médecine, suggestion et hypnose sont deux termes qui sont historique-
ment associés. C’est en se formant à l’hypnose que l’on apprend la suggestion.
Ces deux termes sont utilisés de telle manière qu’ils paraissent presque être
indissociables.
3
transe hypnotique 8 .On peut schématiquement la décrire comme une forme de
dissociation, entre l’esprit occupé par les suggestions du thérapeute, et le corps.
Dans cet état de conscience modifié, les perceptions sont suffisamment altérées
pour modifier profondément la composante émotionnelle qui y est rattachée 9 .
4
Dans une première partie, je me propose d’étudier combien la suggestion et
avec elle l’hypnose a toujours navigué dans cette dialectique, amenée souvent
à se défendre de l’accusation d’être un poison, et de l’autre coté, régulièrement
brandie comme remède fabuleux. Ce cheminement historique conduira, de ma-
nière non chronologique, à mieux cerner la suggestion comme technique. Ces
différentes approches me conduiront à préfiguer une définition de la sugges-
tion en tant que notion. Elle n’est pas rhétorique, quand bien même il y a des
analogies, elle n’est pas non plus une posture neutre.
Poison et remède dans le même temps, c’est la définition d’un pharmakon,
et l’aide de Derrida me sera précieuse pour embrasser la notion de suggestion.
Dans La pharmacie de Platon 10 il s’attelle à mettre à jour le double sens de
ce terme –pharmakon– que Platon utilise, lui, pour désigner l’écriture dans le
Phèdre et qui au fil des traductions semblait avoir perdu l’un de ses sens ini-
tiaux, conduisant, selon lui, à une erreur d’interprétation. En le traduisant par
poison, on pourrait se croire autorisé à ne faire de ce texte qu’un argumentaire
à charge contre l’écriture. L’analogie pourra fonctionner dans les deux sens
avec la suggestion, tantôt du coté de l’écriture, réhabilitée par Derrida, tantôt
du coté du discours oral, vivant, qui semble obtenir les faveurs de Platon.
5
6
Approcher la suggestion comme
technique de soins
L’hypnose conversationnelle
On distingue donc dans l’hypnose deux mécanismes différents : la sugges-
tion et la modification de l’état de conscience, autrement appelée transe ou état
dissociatif. Les techniques les plus contemporaines sont directement inspirées
de l’enseignement de Milton Érickson. C’est à lui que l’on doit la théorisation
de la mal nommée communication hypnotique ou hypnose conversationnelle.
Mal nommée parce que justement, on s’abstient de rechercher la modification
de conscience 11 . Elle est doublement mal nommée, en réalité, dans la mesure
où l’on sait maintenant que la transe hypnotique est tout à fait distincte de
l’état de sommeil. Il n’y a donc, dans l’hypnose conversationnelle, ni transe ni
sommeil.
Sans doute faut-il illustrer mon propos de manière plus concrète. Voici un
exemple de ce que pourrait être une séquence d’hypnose conversationnelle, mise
à profit pour réaliser dans de bonnes conditions un geste –ici une infiltration
superficielle– et afin d’en optimiser l’efficacité.
7
— Vous voulez qu’on procède au geste aujourd’hui ?
— Alors, je vous propose de vous installer sur le fauteuil et de vous défaire un
peu.
— Prenez le temps dont vous avez besoin pour vous installer suffisamment
confortablement.
— vous n’avez même pas besoin de vous détendre particulièrement.
— Simplement, si vous le voulez bien, installez la jambe droite comme ceci.
— C’est parfait comme ceci.
— Êtes-vous suffisamment bien installée ?
— Ça va ? le geste doit rester complètement indolore.
— Voilà, (au moment de la piqûre) vous allez sentir le produit anesthésique,
ou bien peut-être simplement une sensation d’engourdissement ou toute autre
modification de sensation, qui doit rester bien agréable. Vous me diriez si ce
n’est pas le cas ?
8
de l’état de conscience.
Non que cette modification d’état de conscience ne soit utile. Autrement ap-
pelée transe hypnotique ou état dissociatif, c’est un effet dont on peut constater
qu’il est lui aussi induit par la suggestion du praticien. Les études réalisées en
anesthésie permettent de penser que cette dissociation participe à « isoler »le
patient des perceptions potentiellement douloureuses lors du geste chirurgical,
jusqu’à permettre de se passer entièrement de produits anesthésiques lors de
certains gestes.
9
Jean-Martin Charcot emmenant avec lui l’école de la Salpêtrière, voyait dans
les phénomènes provoquées par l’hypnose le signe d’un état pathologique, l’hys-
térie. Pour lui, l’hypnose n’est qu’un moyen de reproduire des symptômes qui
sont ceux de cet état pathologique, et qui permettent de porter un diagnostic.
Les polémiques de l’époque ont fait long feu ; la suggestibilité n’est pas réservée
aux femmes. moins encore aux hystériques. On comprend aujourd’hui combien
ces symptômes présentées par les malades sont provoquée par le médecin lui
même. –Bernheim parle alors d’hystérie de culture– l’art consistant à savoir
bien la cultiver.
C’est donc dans une autre direction que les Nancéens orientent le leur, d’art,
revendiquant de se distinguer de l’école de la Salpêtrière. Bernheim écrit :
10
Emile Coué et l’autosuggestion
Il n’est pas possible de ne pas évoquer Émile Coué tant sa méthode est
restée associée à la notion de suggestion. Lui-même nancéen, il s’inscrit ex-
plicitement dans la filiation de Bernheim et Liebault. Il connut un immense
succès populaire. Si son nom est celui qui est resté à la postérité, il apparaît
qu’il appartient à un plus large mouvement de guérisseurs, hypnotiseurs, ma-
gnétiseurs 15 . Bien sûr Coué à laissé son nom à la postérité pour une méthode
qui est aujourd’hui communément moquée. Le mépris qu’il est d’usage de lui
réserver est pourtant probablement injuste si l’on prend la peine d’un regard
un peu plus nuancé.
Ses écrits relèvent plus du guide pratique méthodologique que d’une tenta-
tive de fondation d’une théorie. Ils n’en permettent pas moins de constater à
la fois son inscription dans les traces de ses prédécesseurs et l’infléchissement
qu’il donne, ultérieurement à la technique. Fidèle aux Nancéens, il constate
combien la suggestion et la suggestibilité sont des fonctions inhérentes à l’être
humain. Il utilise la suggestion comme méthode thérapeutique. S’en éloignant
par la suite, il prônera alors l’autosuggestion.
Coué écrit en 1920 :
15. Guillemain, H., La Méthode Coué. Histoire d’une pratique de guérison au XXe siècle,
Seuil, 2010.
16. Coué, É., La maîtrise de soi par l’autosuggestion, Société Loraine de psychologie, 1920.
11
traitent de la suggestion 17 . C’est après la première guerre mondiale que sur-
vient ce tournant et qu’apparaissent les méthodes d’autosuggestion, dont celle
de Coué 18 . Selon Guillemain, si la suggestion renaît sous une forme différente,
c’est à la suite d’une période de déclin au tournant du siècle. Il identifie plu-
sieurs causes à ce déclin, autant d’écueils pour les techniques de la suggestion :
l’autoritarisme des guérisseurs, qui devient de moins en moins bien accepté ; la
confrontation de ces techniques à l’échec répété ; plusieurs faits divers ayant eu
grand retentissement, de faits délictueux réalisés grâce à l’hypnose. Ces écueils
selon Guillemain sont le corollaire de son succès des années précédentes. La
société toute entière semblait alors y placer une trop grande attente, forcément
déçue.
17. le titre de cet ouvrage de 1913 est alors : de la suggestion et de ses effets thérapeutiques.
18. Guillemain, H., Op. cit., p. 121.
12
Qu’est-ce donc que la suggestion ? On peut la définir « action d’im-
poser une idée au cerveau d’une personne ». Cette action existe-t-
elle par elle réellement ? A proprement parler, non. La suggestion
n’existe pas en effet par elle-même ; elle n’existe et ne peut exister
qu’à la condition sine qua non de se transformer chez le sujet en au-
tosuggestion. Et ce mot, nous le définirons « l’implantation d’une
idée en soi-même par soi-même ». Vous pouvez suggérer quelque
chose à quelqu’un ; si l’inconscient de ce dernier n’a pas accepté
cette suggestion, s’il ne l’a pas digérée,pour ainsi dire, afin de la
transformer en autosuggestion, elle ne produit aucun effet 19 .
Coué avance ici une notion centrale, qui est celle de l’acceptation, indispen-
sable à l’action de la suggestion. Une suggestion ne peut opérer que si elle est
acceptée. Ainsi considéré, le dispositif de l’autohypnose devient une condition
de cette acceptabilité. La suggestion ne devient efficace que si elle est assimi-
lée, si l’interlocuteur se l’approprie pleinement, c’est à dire, au moment où il
redevient acteur, et non seulement récepteur.
Suggestion psychanalytique
Plusieurs années avant l’apparition de l’autosuggestion, dans les années 1890,
fondant la psychanalyse, Freud rompt avec l’hypnose. En la rejetant, il ne
renonce pas à la suggestion, en tout cas pas à toute forme de suggestion. Il
précise, nous allons le voir, ce qu’il consent à sauver de la suggestion, ce qu’il
entend pouvoir continuer à utiliser. Avant de se pencher sur ce qu’il garde, je
me propose d’observer ce qu’il rejette et les raisons qui le conduisent à le faire,
les critiques qu’il formule. Les deux catégories définies au-dessus restent à mon
sens pertinentes pour classer celles de Freud : il lui reproche d’un coté son trop
fort autoritarisme et de l’autre une trop faible efficacité.
13
pouvoir se rendre compte de leur signification et de leur impor-
tance. C’était un travail de manœuvre, n’ayant rien de scientifique,
rappelant plutôt la magie, l’exorcisme, la prestidigitation ; on n’en
exécutait pas moins ce travail, parce qu’il s’agissait de l’intérêt
du malade. Mais la troisième condition manquait à cette méthode,
qui n’était certaine sous aucun rapport. Applicable aux uns, elle ne
l’était pas à d’autres ; elle se montrait très efficace chez les uns, peu
efficace chez les autres, sans qu’on sût pourquoi. Mais ce qui était
encore plus fâcheux que cette incertitude capricieuse du procédé,
c’était l’instabilité de ses effets. On apprenait au bout de quelques
temps la récidive de la maladie ou son remplacement par une autre.
On pouvait avoir de nouveau recours à l’hypnose, mais des auto-
rités compétentes avaient mis en garde contre le recours fréquent
à l’hypnose : on risquait d’abolir l’indépendance du malade et de
créer chez lui l’accoutumance, comme à l’égard d’un narcotique 20 .
Freud campe le décor ; ces critiques sont bien celles qu’on retrouvera au fil
du temps et jusqu’à aujourd’hui. Il positionne la technique comme poison, lui
réfute son appartenance à la catégorie des remèdes.
20. Freud, S., Introduction à la psychanalyse, petite bibliothèque Payot, [1916] 1965 p. 426
et suivantes.
14
La charge, virulente, porte sur l’hypnose, la suggestion hypnotique. Il conti-
nuera pourtant à s’y intéresser toute sa vie, d’un point de vue scientifique mais
il renonce à l’utiliser pour soigner ses patients. Là ou Bernheim assimilait hyp-
nose et suggestion comme une même entité, Freud, lui, prend garde de définir
les choses différemment et distingue la suggestion hypnotique de la suggestion
psychanalytique.
15
suggestion directe ». Or, la traduction de cette formule n’est pas exacte. Daniel
Wïdlocher signale ce malentendu 22 . Freud parle de cuivre et non de plomb.
c’est une traduction française erronée qui a conduit à la diffusion de cette
citation sous cette forme. Selon que l’on choisit l’un ou l’autre des deux métaux
l’effet produit n’est pas le même : si le plomb renvoie aux critiques émises envers
l’hypnose, le cuivre peut suggérer l’idée l’un alliage métallique autrement utile.
Le contraste entre le plomb et l’or semble renvoyer à une sorte d’alchimie
inversée, ou l’on risquerait de contaminer l’or par le plomb. Selon le terme
qu’on choisira la hiérarchie entre les deux mécanismes ne sera pas de la même
nature.
16
ne sont pas totalement superposables. La suggestion psychanalytique semble
s’éloigner de la notion que je tente ici de définir. Freud précise :
Et nous devons nous rendre compte que si nous avons dans notre
technique, abandonné l’hypnose, ce fut pour découvrir à nouveau
la suggestion sous la forme du transfert 24 .
17
18
Approcher la notion de
suggestion
La rhétorique
C’est donc Freud qui nous met sur la piste de la rhétorique grâce à la simili-
tude des comparaisons utilisées pour décrire la suggestion et la rhétorique. Une
autre analogie pourra conduire à y faire référence dans ce travail. Suggestion
et rhétorique sont des techniques médiées par le discours, la parole. On dirait
avec anachronisme que ce sont des techniques de communication. Suggestion
et rhétorique sont des outils d’influence sur l’autre. A ce titre, la critique de
l’un pourra permettre d’affiner la critique de l’autre. Ce sont deux techniques
de parole de communication, des sciences du discours. Dans le Gorgias, Platon
en vient rapidement à parler médecine. Il interroge la place de cette science du
discours qu’est la rhétorique dans d’autres domaines et notamment dans celui
de la médecine.
Socrate
C’est aussi ce qui m’étonne, Gorgias, et c’est pourquoi je te de-
mande depuis longtemps quelle est cette puissance de la rhétorique.
Elle me parait en effet merveilleusement grande, à l’envisager de ce
point de vue.
Gorgias
19
doit être élu comme médecin, j’affirme que le médecin ne comptera
pour rien et que l’orateur sera préféré si il le veut. Et quel que soit
l’artisan avec lequel il sera en concurrence, l’orateur se fera choisir
préférablement à tout autre ; car il n’est pas de sujet sur lequel
l’homme habile à parler ne parle devant la foule d’une manière
plus persuasive que n’importe quel artisan. Telle est la puissance
et la nature de la rhétorique.» 25
Socrate
C’est juste. Et bien, réponds moi aussi bien, au sujet de la rhéto-
rique, cette fois. Quel est l’objet que la rhétorique fait connaître ?
Gorgias
Les discours.
Socrate
Gorgias
Non.
Socrate
Gorgias
Assurément non 26 .
25. Platon, op.cit., 456 b.
26. Platon, ibid., 449 de.
20
Cette contradiction dans le discours même prêté à Gorgias, qui, après avoir
expliqué que la rhétorique ne porte pas sur les discours destinés aux malades,
prend justement cet exemple pour prouver l’efficacité de son art ne me parait
pas se résoudre dans la suite de ce texte. Rien ne vient le justifier. Faudrait-il
le comprendre comme une bravade, destinée, insidieusement, à discréditer le
trop prétentieux Gorgias ? Faut-il au contraire le prendre au mot et conseiller
aux médecins de s’instruire de l’art de la rhétorique.
Avançons dans l’étude de Gorgias. En effet la charge de Socrate contre
la rhétorique qui viendra est lourde et semblerait pouvoir emporter avec elle
la suggestion. Mais est-ce bien du même outil dont il s’agit et que Socrate
critique ? S’agit il d’ailleurs de l’outil lui-même -la rhétorique- ou bien critique-
il plutôt ses buts ?
En effet, Socrate accuse la rhétorique de poursuivre des buts injustes, et
l’on peut écouter Gorgias parer à cette attaque, distinguant la technique des
buts qu’elle poursuit. Il affirme que l’on ne peut blâmer la technique –ni ceux
qui l’enseignent– si certains en font un mauvais usage :
[Gorgias]
Toutefois, Socrate, il faut user de la rhétorique comme de tous les
autres arts de combat. Ceux-ci en effet ne doivent pas s’employer
contre tout le monde indifféremment, et parce qu’on a appris le
pugilat, le pancrace, l’escrime avec des armes véritables, de manière
à s’assurer la supériorité sur ses amis et ses ennemis, ce n’est pas
une raison pour battre ses amis, les transpercer, les tuer. [...] Car
si les maîtres ont transmis leur art à leurs élèves, c’est pour en user
avec justice 27 . [. . .]
Socrate
Eh bien, vois-tu, quand tu affirmais que la rhétorique traitait de
la justice,je me suis dit qu’elle ne pourrait jamais être une chose
injuste —s’il est bien vrai que les discours qu’elle sait composer ne
parlent que de justice. Mais quand un peu plus tard, tu as déclaré
qu’un orateur pouvait se servir sans aucune justice de rhétorique,
j’en ai été tout étonné. [. . .] Or maintenant que nous en sommes ve-
nus à étudier la question, tu vois bien que toi-même, tu es d’accord,
à ton tour, pour dire qu’il est impossible que l’orateur se serve injus-
tement de la rhétorique et qu’il veuille faire du mal. Comment ces
deux affirmations vont elles de pair ? Par le chien, Gorgias, nous
27. Platon, ibid. 456 c-d.
21
n’en avons pas pour un petit moment seulement si nous voulons
examiner la question à fond 28 !
L’argument de Gorgias semble de bon sens. Pourtant Socrate refuse de
s’y soumettre et maintient le caractère indissociable de la technique et de son
objectif. Si la technique peut conduire à des actions injustes la technique elle
même est mauvaise. Il ne parait pas vouloir accepter de dissocier la technique
des buts qui lui sont assignés.
Plus tard dans le dialogue avec Polos et Calliclès, qui prendront le relais de
Gorgias pour défendre la rhétorique, on comprendra mieux combien la tech-
nique et ses buts sont indissociables, s’agissant de la rhétorique, au moins dans
le système politique de référence qui est le leur. Le point de vue défendu par So-
crate, dans ce cas, englobe une critique virulente de la politique, ses méthodes
et ses buts, et ce, de manière indissociable.
22
titulaire d’un diplôme de soignant soit également la garantie de l’acquisition
d’un sens moral. Ou peut-être faut il s’en remettre à la simple existence de ce
code pour s’en assurer.
Convaincre ou persuader ?
Gorgias reconnaît et revendique dans l’éloge d’Hélène la puissance persua-
sive du logos.
Les enchantements inspirés des dieux à travers les paroles amènent
le plaisir, remmènent le deuil. Ne faisant bientôt qu’un avec ce que
l’âme pense, la puissance de l’enchantement la séduit et persuade
et change par une fascination. Deux arts de magie et de fascination
ont été découverts pour égarer l’âme et tromper l’opinion. [. . .]
Si c’est la parole qui l’a persuadée et a trompé son âme, il n’est pas
non plus difficile à cet égard de la défendre et de ruiner l’accusation,
ainsi : la parole exerce un grand pouvoir, elle qui, étant très peu
de chose et qu’on ne voit pas du tout, accomplit des ouvrages très
divins. Car elle peut apaiser la terreur et écarter le deuil, elle fait
naître la joie et accroît la pitié [. . .]
La puissance du discours a le même rapport à la disposition de
l’âme que la disposition des drogues (tôn pharmakôn taxis) à la
nature des corps . De même que certaines drogues évacuent du
corps certaines humeurs, chacune la sienne, et les unes arrêtent
la maladie, les autres la vie ; de même certains discours affligent,
certains réjouissent ; les uns terrorisent, les autres enhardissent les
auditeurs ; d’autres par une mauvaise persuasion droguent l’âme et
l’ensorcellent 29 .
Derrida commente ce passage par une formule qui rappelle étrangement la
définition de Hugo de la suggestion : « La “ persuasion entrant dans l’âme par
le discours” tel est bien le pharmakon et tel est le nom dont se sert Gorgias ».
De cette manière il parait incontestable de placer la suggestion du coté de
la persuasion. 30 On peut constater là encore l’utilisation d’une comparaison
29. Derrida relèvera ce passage de l’éloge d’Hélène de Gorgias pour mettre en relation la
critique de l’écriture par les rhéteurs eux-mêmes, avant Platon. Je reproduis ici la traduction
qu’il utilise, op.cit, p. 129-130.
30. Si Derrida pointe dans ce passage son caractère de pharmakon alors que jusqu’ici, dans
la pharmacie de Platon, j’y reviens plus loin, c’est bien l’écriture qui est pharmakon, et non
le discours oral, c’est parce qu’il opère un renversement des arguments. En l’évoquant ici,
je prends de l’avance sur le déroulé de ce mémoire. En effet, par ce renversement, Derrida
montre que la critique de l’écriture dans les mêmes termes (son potentiel maléfique) peut
tout à fait s’appliquer au logos, discours oral.
23
médicale. La récurrence de cette analogie témoigne d’une proximité. Elle ne fait
que renforcer l’interêt que j’ai à traiter de ce sujet. La suggestion se voit ainsi
confirmée dans le domaine de la médecine. De la même façon pour renforcer
encore les parallélismes, ce passage insiste sur son potentiel de pénétration
d’une part et sur son coté magique et enchanteur d’autre part.
Cette manière de persuader est critiquée par Platon, il distingue du dis-
cours du sophiste celui du philosophe. C’est selon lui, celui qui instruit, celui
qui s’adresse à la raison. C’est celui de Socrate. Le discours de l’orateur qui
use de rhétorique flatte les foules. il ne s’adresse pas à la raison mais aux sen-
timents. Le discours du philosophe, de Socrate, s’adresse à la raison, il cherche
à convaincre. Il s’oppose à la rhétorique qui cherche à persuader, utilise la
flatterie, cherche à plaire, à emporter l’adhésion par l’admiration, par les sen-
timents.
Il est tout à fait juste de dire que la suggestion ne s’adresse pas directement
à la raison. On pourra constater qu’elle revendique parfois d’user de discours
para-logique, de faux liens. Elle vise même parfois à semer et dérouter la rai-
son de l’interlocuteur lorsque justement cette raison semble faire obstacle à
l’objectif de soins. Il est des techniques, dites de confusion, qui conduisent à
saturer le discours d’information jusqu’à ce que les capacités rationnelles du
patient soient débordées. J’ai évoqué l’utilisation de la négation pour suggé-
rer l’idée contraire du sens littéral du discours lui même. En toute évidence,
la suggestion ne suit pas simplement les règles de la logique et de la raison.
Elle use de ruse, d’autorité, elle utilise un langage métaphorique, un double
langage, elle s’intéresse au comportement.
24
dans un même projet critique contre les sophistes 31 .
On pourrait plutôt constater qu’après la discussion téléologique –quel est
le but poursuivi ?– Platon étudie la question d’un point de vue déontologique
–quels sont les moyens utilisés ?–. La rhétorique semble ne pas résister à l’exa-
men. Qu’en est il finalement de la suggestion ? A travers ce prisme il faudrait
regarder d’abord la suggestion comme un moyen : un moyen auquel on repro-
chera surtout de mettre à son profit la dissymétrie, de risquer de manipuler,
de faire usage de ruse, qui porte en soi le risque de l’insincérité. La suggestion-
moyen est condamnable d’un point de vue déontologique.
Il faut ensuite d’examiner d’un point de vue téléologique, celui de son but
recherché ; dans le cas de la suggestion thérapeutique, si il s’agit simplement
de répondre à la commande du patient, à la raison pour laquelle il consulte,
elle serait alors éventuellement disculpée en raison d’un but acceptable.
On pourrait ainsi s’en tirer à bon compte, en déclarant qu’un outil, aussi
potentiellement dangereux soit-il, ne peut se juger qu’à l’aune de l’intentionna-
lité avec laquelle il est utilisé. Après tout, un scalpel est une lame suffisamment
acérée pour pouvoir être néfaste (le moyen) et il ne viendrait à personne à l’es-
prit d’interdire au chirurgien de l’utiliser sous ce prétexte de son tranchant, et
donc de sa potentielle puissance néfaste. C’est également le principe de l’arme
par destination : l’objet utilisé pour blesser n’est une arme que parce qu’elle
est utilisée comme telle. Il ne resterait alors qu’à examiner le but poursuivi,
au cas par cas.
25
son interlocuteur une idée, celle du compte à rebours ? Il pourra répondre au
contraire qu’il ne sait pas, qu’on ne sait jamais, qu’on se trompe toujours à
répondre à une question comme celle ci. Peut-être répondra-t’il en confirmant
le temps compté, puis en suggérant immédiatement après que la bataille vaut
le coup d’être menée, pour pouvoir en gagner, du temps, et qu’elle nécessite
l’implication du malade.
Les informations que l’ont délivre lors d’une question comme celle ci sont
importantes. Elle le sont déjà comme donnée brute, statistique, connaissance
scientifique, résultat biologique. Elle le sont doublement par tout ce qu’elle
véhiculent d’autre. Pour l’illustrer, je crois nécessaire un retour à la clinique,
celle de patients chez qui l’information reçue par un médecin m’avait semblé,
à posteriori avoir imprimé à la suite de leur histoire une tonalité singulière.
M. DLC, après avoir dépassé le terme qu’on lui avait fixé, manifestera un
abandon complet de toute lutte active, et se complaira dans une posture pas-
sive, s’interdisant toute participation à un quelconque acte de survie, refusant
la toilette, restant obstinément les yeux fermé. Pour lui, cette suggestion sem-
blait avoir fonctionné comme une prophétie autoréalisatrice. Cela avait été
effectivement le prélude au moment de la mort.
Chez M. DLUO, au contraire, cette situation d’attente de la mort s’était
prolongée de longs mois, bien après le délai annoncé. Cela avait conduit pro-
gressivement à ce que le patient soit effectivement amené à réinvestir la vie
d’une nouvelle manière, après plusieurs changements de services et finalement
l’admission dans un établissement de long séjour. La mort n’était pas arrivée
au moment voulu, mais l’attente contrariée du patient avait été une épreuve
difficile à dépasser.
Ainsi peut-on imaginer répondre à cette question 32 sans que cela n’ait
d’effet dans l’esprit du malade, sans que cela imprime une image, une couleur ;
que cette image et cette couleur n’aient un impact sur la manière, par la suite,
du malade de faire face ; et que dans cette réponse compte aussi, au delà
de l’information la plus brute possible, la manière dont elle est délivrée et le
message sous-jacent qu’elle porte. Peut-il y avoir dans ce type d’interaction une
neutralité quelle qu’elle soit ? A divers degrés, il me semble qu’il y a toujours
suggestion, il y a toujours possibilité d’une idée qui s’instille indépendamment
du contenu apparent du discours. de manière maîtrisé ou non, le discours agit.
L’écriture ne vaut pas mieux selon Platon, comme remède que
comme poison. Avant même que Thamous ne laisse tomber sa sen-
tence péjorative, le remède est inquiétant en soi. Il faut en effet
savoir que Platon suspecte le pharmakon en général, même quand
32. ou ne pas répondre à cette question, ce sera aussi une réponse.
26
il s’agit de drogues utilisées à des fins exclusivement thérapeutiques,
même si elles sont maniées avec de bonnes intentions, et même si
elles sont comme telles efficaces. Il n’y a pas de remède inoffensif.
Le pharmakon ne peut jamais être simplement bénéfique 33 .
27
28
La suggestion comme
pharmakon
Oppositions en série
29
le Phèdre. L’écriture y est accusée, au coté des sophistes. C’est donc grâce à
Jacques Derrida que j’opère une lecture critique qui conduit à déceler, derrière
l’évidente charge de ce texte, la possibilité tout de même de sauver quelque
chose de l’écriture. L’évidence n’en est une que si l’on ignore le double sens du
terme de pharmakon et qu’on pense que Platon l’utilise comme « poison ». je
me propose d’y frotter la suggestion.
je propose dans les lignes qui suivent de suivre d’abord Derrida et dévoiler
la part remède de la suggestion-pharmakon, puis dans un retour vers Platon,
d’inverser les termes de l’équation et d’inscrire la suggestion du coté de la
dialectique orale, coté paré de tout les atours dans le Phèdre. On ne manque
pas d’arguments pour suivre ce chemin, et en tirer d’autres enseignements pour
aider à dresser le tableau de cette notion.
30
portes dérobées, brillantes comme des miroirs et ouvertes sur un la-
byrinthe. C’est aussi cette réserve d’arrière-fond que nous appelons
la pharmacie 36 .
C’est finalement dans ce qui se cache entre le non dit, le non dévoilé d’em-
blée que nous rechercherons le supplément, dans l’acception dérridienne, à l’in-
térieur même de ce pharmakon qu’est la suggestion.
Il y a dans l’étymologie même de ce terme sub– par en dessous gestion–
porter, quelque chose qui peut nous pousser dans ce sens : ce qui est porté par
en dessous, c’est à dire, ce qui est sous-jacent, ce qui est caché en dessous ; en
dessous du discours ; en dessous, mais en soi. On retrouve cette même idée du
double-fond, ou d’arrière-fond avancée par Derrida.
Vérité
Platon critiquant l’écriture construit cette suite d’oppositions en série.
L’écriture, comme aide-mémoire, est accusée de rendre l’homme faussement
savant, en cela qu’elle aiderait la seule remémoration –hypomnésis– et non à
la mémoire –mnésis–, sans accéder à la vérité, elle, accessible par le travail
du philosophe, qui permet d’aller chercher en soi la vérité, par une opération
maïeutique. On peut donc établir une double chaîne de contraires entre d’un
coté la vérité, l’intérieur, du coté du discours oral, la dialectique, et de l’autre,
l’extérieur, l’écriture, la rhétorique et le sophiste. Par suite logique, la sugges-
tion qu’on a déjà placée du coté de la rhétorique, donc du dehors, est comprise
comme action venue de l’extérieur du sujet, auquel elle est étrangère.
De la même manière, Freud inscrivait l’hypnose et la suggestion hypnotique
de ce même coté, comprise comme un frein à l’accès à la vérité du patient
et un remède sans durée dans le temps ; elle est inscrite dans cette lignée
lorsqu’on rapporte les reproches de sa superficialité, lorsque s’occupant du
seul symptôme, elle semble en oublier les causes profondes, –internes– du mal.
Cette interprétation plaisante de concordance, fidèle à Platon, ne résiste
cependant pas à la clinique et à la réalité de l’interaction, au quotidien avec les
malades. Cette opposition me paraît au contraire, à cette lumière, artificielle.
Elle manque à expliquer quelque chose d’essentiel. Quelque chose qui à la fois se
trame en sous œuvre dans l’échange, et qui participe à construire la relation. Je
ne pourrais prétendre en maîtriser toute l’étendue, et ce n’est qu’à posteriori,
que je peux tenter d’en saisir les enjeux fondamentaux 37 .
36. Derrida, J., op. cit., p. 153.
37. je fournis là un effort pour conscientiser les données de l’échange et de l’interaction,
de les utiliser au mieux. On aura compris combien ces données nous échappent en partie et
31
Madame Brimée, une jeune femme, douloureuse chronique, est adressée à la
consultation d’étude et de traitement de la douleur pour des plaintes articu-
laires périphériques intriquées avec d’autres douleurs rachidiennes. Je la reçois
en première consultation et elle me raconte son histoire. Il y a chez elle un doute
sur un mécanisme auto-immun pour une partie de ses symptômes, qui pour-
rait concorder avec quelques anomalies biologiques. Les imageries médicales
sont rassurantes. Le début du travail conjoint lors des premières consultations
conduira à comprendre dans l’anamnèse douloureuse, d’autres éléments déter-
minants. J’ai le sentiment que tel évènement traumatique est central dans la
pathogénie. Elle fait le lien entre le début des signes et une période particulière
de sa vie où elle s’est sentie manipulée par un employeur particulièrement mal-
veillant qui parait, à ses dires avoir profité de sa naïveté. Elle a par ailleurs été
heurtée par une consultation médicale qu’elle décrit comme l’ayant malmenée,
où elle dit s’être sentie jugée, dépréciée, rendue responsable de son malheur,
sans perspective pour en sortir.
c’est une des caractéristiques même d’un pharmakon que d’être ainsi insaisissable.
32
fibromyalgie, syndrome sans causes, sans explications et sans traitement 38 ?
Va t’elle poursuivre la piste bio-médicale, qui conduirait à renforcer l’idée
d’une cause extérieure à elle ? Disons-le d’emblée, la troisième piste est celle
que j’ai suivie. Il n’est pas possible de fournir de but en blanc une telle hypo-
thèse. En tout cas, il ne m’a pas paru opportun de le faire d’emblée. En effet,
Comment ne pas entendre quelque chose comme « c’est dans la tête, madame »
ou bien « vous n’avez rien », ce qui n’est pas le sens de ce que souhaite alors
lui signifier.
Arrêtons-là l’histoire de Mme Brimée, qui pour le moment me conduit
à montrer combien l’impact de la manière d’aborder son problème de santé
va pouvoir de manière sous-jacente influer sur les idées et représentations de
l’interlocuteur. Y a t’il dans les options ci dessus l’une d’entre elles qui soit
neutre ? est-il simplement possible face à une telle situation de ne pas engager
sa responsabilité médicale, pour choisir ce que l’on propose à la patiente comme
attitude ?
On voit ici que je prends le parti de nommer suggestion tout ce qui se joue de
non-verbal, d’allusif, de sous-jacent, de non-dit qui va influer, qui va modifier
le cours des choses. Évidemment tel que je l’ai retranscrit, cela n’apparaît
qu’entre les lignes. Il serait fastidieux de dérouler l’ensemble de l’entretien
dans le cadre d’un travail contraint. Mais si l’on s’en tient au quelques mots
de l’amorce de cette discussion : l’ai-je accueillie en lui demandant : « de quoi
souffrez vous » ou « qu’est-ce qui vous amène ? » ou bien encore : « que puis-
je faire pour vous » ? me suis-je permis de lui « souhaiter la bienvenue » à la
consultation ? Toutes ces amorces de l’entretien n’engagent pas la même chose,
ne suggèrent pas la même chose.
33
à la vérité. L’anamnèse ou mnesis s’oppose à l’hypomnesie, sorte de mémoire
morte.
34
Bien sur, l’interprétation vers laquelle nous tendons avec Mme B, n’a rien
de révolutionnaire, et je ne prétends rien avoir inventé. Il y a là un effet de
loupe susceptible de fausser l’interprétation que je propose. Seulement faut-
il, je pense, reconnaître dans cette séquence l’existence de représentations du
médecin qui infusent vers celles du patient.
Autonomie
35
bien a été, mais l’est encore sous une forme cachée, hétéronome 40 .
Son raisonnement le conduit à penser que notre autonomie n’est, en quelque
sorte qu’un leurre, une « pseudo-autonomie ». Selon lui, elle procède, au cours
de son apprentissage d’une forme d’hétéronomie, celle de l’élève qui, faisant
confiance à son maître, lui abandonne une part de son autonomie. aliénée au
souvenir même de cette loi. L’autonomie y reste aliénée. On ne serait capable
d’autonomie que par procuration, que par la présence inconsciente, en sous-
œuvre d’un autre, des autres.
Sans même aller aussi loin dans la remise en question de la possibilité même
de l’autonomie, il me semble possible de considérer la question de manière dy-
namique et de constater des allers-retours entre la posture d’apprentissage, qui
contient une confiance accordée et un rôle de décision déléguée à l’autre 41 . La
situation de maladie, ou de douleur chronique place l’individu face à l’obliga-
tion d’un apprentissage qui renouvelle cette posture.
Dans l’histoire de Mme Brimée, cette inquiétude qui était la mienne m’a
conduit à instiller au cours de nos consultations toutes sortes de suggestions
conduisant à renforcer ses capacités à l’autonomie, autonomie entendu comme
sa propre capacité à pouvoir faire face au problème qui est le sien. Bien sûr,
encore une fois, c’est à posteriori que je fais cette analyse. La résolution d’un
problème de douleur chronique installé, quelle que soit la cause implique une
motivation, une attitude active, une persévérance, la mise en place d’actions
au quotidien qui ont pour but de lutter pied à pied contre la désadaptation.
Moins on fait, moins on sait faire. Plus on a mal, moins on peut faire. Ainsi
s’installe un cercle vicieux qui est l’une des causes principales de chronicisation.
Faire face à la douleur chronique nécessite de mettre en place des stratégies
pour enrayer ce cercle vicieux. Pousser, accompagner Mme B. dans cette di-
rection, lui demander de mettre en place cette démarche c’est la placer dans
une démarche active. Il me semble qu’en la poussant dans ce sens, j’entretiens
cette petite flamme de l’autonomie, ce qui pourra permettre, à un moment, de
rompre cette relation de dépendance qui s’installe.
36
sens d’un texte perd sa légitimité alors que l’interaction avec le lecteur exigeant
conduit à une lecture sans cesse renouvelée, qui vient inlassablement ajouter.
Suggestion–discours incarné
Il est temps de ramener la suggestion du coté de Socrate ; de Socrate criti-
quant l’écriture comme étant un discours mort, inerte, un discours qui ne peut
s’interroger. Il suffit pour cela de considérer la suggestion comme elle est, c’est
à dire une présence vivante, un discours incarné.
Socrate
C’est que l’écriture, Phèdre, a un grave inconvénient, tout comme
la peinture. Les produits de la peinture sont comme s’ils étaient
vivants ; mais pose-leur une question, ils gardent gravement le si-
lence. Il en est de même des discours écrits. On pourrait croire qu’ils
parlent en personnes intelligentes, mais demande-leur de t’expli-
quer ce qu’ils disent, ils ne répondront qu’une chose, toujours la
même. Une fois écrit, le discours roule partout et passe indifférem-
ment dans les mains des connaisseurs et dans celles des profanes,
et il ne sait pas distinguer à qui il faut, à qui il ne faut pas par-
ler. S’il se voit méprisé ou injurié injustement, il a toujours besoin
du secours de son père ; car il n’est pas capable de repousser une
attaque et de se défendre lui-même.
Phèdre
Socrate
Phèdre
Socrate
Celui qui s’écrit avec la science dans l’âme de celui qui étudie,
qui est capable de se défendre lui-même, qui sait parler et se taire
suivant les personnes 42 .
42. Platon, Phèdre, 275d-275e, Garnier Flammarion, 1950
37
Ce que dit Socrate dans le dialogue ci-dessus étonne, s’agissant d’un texte
qui critique l’écriture. En effet, il décrit paradoxalement ce logos vivant comme
celui qui permet d’écrire dans l’âme. On retrouve chez Platon l’idée de l’ins-
cription à l’intérieur. Là encore, cette idée vient résonner avec la capacité de
la suggestion à pénétrer l’âme de l’autre. À l’aide de ce dialogue, on pourrait
également relever cette capacité à être interrogé, qui dit combien l’effet de la
relation-suggestion est dépendante de la qualité de l’interaction, et nécessaire-
ment dynamique, adaptative.
Plus encore, ce discours est vivant et animé, on peut tenter de rappro-
cher l’usage de suggestion dans le cadre d’une relation à l’autre authentique,
ou plutôt, faudrait-il chercher dans ces caractéristiques, le modèle vers lequel
tendre d’une juste suggestion dans la relation, dans une rencontre, qui ne peut
se concevoir que comme vivante, c’est à dire incertaine, mouvante, parfois in-
saisissable, évoluant dans le temps.
Dans la relation thérapeutique, le discours du médecin est incarné dans un
corps, le corps du thérapeute qui répond à celui du patient. De telle manière que
la parole n’est pas seule véhicule du message. Non que la parole, logos, discours
rationnel ne soit importante, mais que son insertion pleine et entière dans
un système de relation modifie potentiellement son effet. Lorsque le langage
corporel diffère du langage verbal, ce dernier va être en quelque sorte effacé.
Roustang décrit la qualité de cette interaction : « Les gestes élémentaires
que nous ne cessons de produire, les paroles modulées par la voix créent un
espace de correspondance et d’harmonie qui préfigure l’intégration du symp-
tôme, et donc sa disparition, dans une totalité vivante. Nous pouvons danser
comme des singes et chanter faux, alors il ne se passe rien. De temps à autre,
je dis bien de temps à autre, laissant les dieux nous inspirer, nous atteignons
au sommet de notre art dans la plus grande sobriété de moyens 43 ».
Roustang évoque ici l’interaction dans l’hypnose et utilise la métaphore de
la danse. Si le discours est le véhicule de la suggestion, celui-ci peut effective-
ment être considéré comme s’accompagnant d’un pas de danse, d’une danse à
deux, dans lequel les corps du thérapeute et du patient sont engagés le temps
de la consultation.
38
Conclusion
39
rien compris au jeu qui se sentirait du coup autorisé à en rajouter, c’est-à-dire
à ajouter n’importe quoi. Il n’ajouterait rien, la couture ne tiendrait pas 44 »
écrit Derrida à propos de l’interprétation d’un texte, je l’endosse concernant
la suggestion.
40
Une autre notion de Derrida entrouve également d’autres perspectives sur la
suggestion-pharmakon : La relation peut être vue comme un supplément de la
suggestion ; le lien se constitue dans la suggestion c’est à dire dans le langage,
dans le discours vivant, et dans le sous-jacent, ce discours, partiellement acces-
sible, et en grande partie cachée constitue de fait un lien invisible. L’absence
de neutralité dans la relation vaut engagement. L’engagement est un lien.
Cette relation est une interaction et si le temps imparti me l’avait auto-
risé, m’aurais conduit à m’appuyer sur la sociologie interactionniste de Anselm
Strauss pour en étudier les enjeux à cette autre échelle 47 . Strauss étudie la
construction d’un monde social en étudiant les modalités de fonctionnement
d’un service hospitalier. Il relève l’action du médecin, mais il relève également
la capacité que manifeste le patient comme agent à user de suggestion pour
modifier, dans le sens qu’il veut, les équilibres. Car, bien sûr, la construction
sociale repose sur une interaction qui, loin de se limiter à une action en sens
unique, est contrebalancée. Elle possède son pendant, dans l’autre sens, de
telle manière que la résultante de la construction sociale apparaît finalement
de responsabilité partagée.
41
42
Bibliographie
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[2] Bernheim, E. De la Suggestion. Paris, Albin Michel Editeur, 1911.
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[4] Campion, P. Mallarmé. Poésie et philosophie. Paris, Presses Universi-
taires de France, 1994.
[5] Coué, E. La maitrise de soi par l’autosuggestion consciente. société
Loraine de psychologie appliquée, 1920.
[6] Erickson, M. L’hypnose thérapeutique. Paris, ESF editeur, 1986.
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of hypnosis. Anesthesiology 92 (2000).
[8] Freud, S. Introduction à la psychanalyse. Petite Bibliothèque Payot,
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tion de l’efficacité de la pratique de l’hypnose. INSERM, 2015.
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de la doctrine de la doctrine de la suggestion et des influences arbitraires
aliénantes ». Les cahiers Internationaux de psychologie Sociale, n° 117-118
(2018), p. 25–45.
[14] Mallarmé, S. La musique et les lettres. Paris, Perrin et Cie, 1893.
[15] Platon (traduction Canto-Sperber, M). Gorgias. Paris, Garnier
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43
[18] Widlöcher, D. « les psychotherapies contraires ». Raison présente
(n°83, Le besoin de psychiatrie, p. 25-35 (1987)).
44
Résumé