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Le nomadisme et l’État
Un cas d’analyse à partir de l’aire géographique turcophone
ORIANE PETTENI
Dans les dernières pages du douzième des Mille Plateaux, « 1227. – Traité
de Nomadologie : la machine de guerre », Gilles Deleuze et Félix Guattari
s’expliquent sur l’intérêt et les limites des concepts de nomade et de nomadisme
qu’ils viennent de développer. Ils déclarent alors qu’il s’agit d’une « Idée pure »,
celle d’une machine de guerre nomade, lancée contre l’État mais que l’État
tente toujours de s’approprier. Cette idée de machine de guerre, n’ayant
justement pas la guerre pour objet (à l’encontre des guerres d’anéantissement
prévues par les états), rencontre la guerre comme supplément, sur son passage,
dans sa tentative de faire croître la steppe. Cela n’est pas sans rappeler Abraham,
envisagé comme patriarche nomade dans les Frühschriften de Hegel, qui écrit
qu’à « l’époque d’Abraham surgirent des villes et les nomades n’eurent plus de
place les uns à côté des autres »1.
Nous pouvons donc déjà observer que le phénomène urbain s’oppose au
nomadisme, vient ronger ses limites plastiques, et le porte à reprendre sa route.
C’est ainsi qu’Abraham s’arrache au milieu familial, à sa patrie, pour partir à la
conquête de son indépendance. Il reste ainsi partout un étranger, car il refuse de
s’assimiler aux villes ou pays qu’il traverse : il tient farouchement à son
isolement, à suivre sa ligne de fuite. Hegel écrit :
Il entretint des relations d’hostilité, et il devait se débrouiller de tous côtés
en agissant de manière ambiguë ; en Égypte et chez Abimélech, ou encore
il devait mener la guerre contre les rois. Il vivait parmi les hommes qui lui
restaient toujours étrangers, plus ou moins hostiles, et il devait toujours
réagir contre eux pour conserver sa liberté. Il devait souvent se battre,
c’est ainsi que son dieu fut « l’idéal de l’opposition ».2
1
G.W.F. HEGEL, Premiers écrits (Francfort 1797-1800). L'esprit du christianisme et autres
textes, Paris, Vrin, 1997, p. 125.
2
Ibid.
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C’est parce qu’Abraham rencontre des peuplades étrangères sur son chemin
qu’il entre avec elles dans un rapport d’hostilité, de combat, refusant de se
laisser asservir puis sédentariser. Nous voyons bien ici que, pour Abraham, la
guerre n’est pas le but premier, mais qu’elle est nécessaire pour lui permettre de
tracer sa route à travers les villes qu’il rencontre sur son passage. La lutte est
nécessaire à son mode de vie. Hegel plus loin écrit : « L’eau dont lui et son
bétail se servait reposait dans les puits profonds (…), on la puisait avec peine et
il fallait l’acheter au prix fort ou la conquérir de haute lutte »3. Pour le jeune
Hegel également, la figure du nomade est une figure guerrière, de l’opposition,
« sans lien avec un État4 ». Le nomade, comme Abraham, est celui qui s’arrache
de la cellule familiale, aux lares, c’est-à-dire les dieux familiaux 5 (premier
moment de l’État dans Les principes de la philosophie du droit de Hegel) pour
traverser un espace infini.
La machine de guerre nomade n’est donc pas un cas réel de guerre parmi
les autres mais une idée pure, un modèle, « quoiqu’elle ait été réalisée par les
nomades »6. Deleuze et Guattari ajoutent que ce sont
les nomades qui restent une abstraction, une Idée, pour plusieurs raisons :
les données du nomadisme se mélangent avec des données de migration,
d’itinérance et de transhumance, qui ne troublent pas la pureté du concept
mais introduisent des objets toujours mixtes ou des combinaisons
d’espace et de composition qui réagissent déjà sur la machine de guerre.7
Mais également parce que, et c’est là le point le plus important,
« l’intégration du nomade à l’État est un vecteur qui traverse le nomadisme dès
le début, dès le premier acte de la guerre contre l’État »8. Deleuze et Guattari
insistent beaucoup sur cette idée. Il n’y a pas d’abord le nomadisme puis l’État,
ou d’abord des sociétés primitives auxquelles l’État viendrait se surimposer
après-coup, en les surcodant. C’est en ce sens encore que, dès le neuvième
Plateau (« Micropolitique et segmentarité »), ils retravaillent l’opposition
établie par l’anthropologie politique entre sociétés centralisées et sociétés
segmentaires. Alors que la notion de segmentarité est réservée par les
ethnologues à l’entreprise de rendre compte des sociétés lignagères, sans
appareil d’État ou sans institutions politiques appropéries par des organes
sociaux spécialisés, Deleuze et Guattari objectent qu’il y a des formes de
segmentarité à l’œuvre dans l’État, tout comme il y a déjà des formes de
centralisation dans les sociétés primitives, et des mécanismes de « centres de
3
Ibid., p. 105.
4
Ibid.
5
Ibid., p. 108 (Abraham abandonne « la Mésopotamie, sa famille et jusqu'aux dieux qui
l'avaient servis jusque là... »).
6
G. DELEUZE, F. GUATTARI, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 523.
7
Ibid.
8
Ibid., p. 524.
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9
Ibid., p. 254-255 et suiv. Sur le concept de « centre de pouvoir » comme opérateur de
transaction entre des flux moléculaires et des structurations molaires, voir p. 264-265 et 273-277.
10
G. DELEUZE, F. GUATTARI, Kafka, Pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975. Dans
ce texte, Deleuze et Guattari se demandent : « comment devenir le nomade et l'immigré et le
tzigane de sa propre langue » ? Ils partent pour cela d'une situation bien particulière, celle de
Kafka et plus largement des minorités juives habitants dans l'Empire Austro-Hongrois finissants,
se retrouvant à écrire en allemand, langue majeure, de manière mineure. Le concept de
territorialité (et la triade territorialité-deterritorialité-reterritorialisation) de même que celui de
nomade sont employés dans ce livre en rapport avec des problématiques linguistiques et
politiques contenues dans l'idée de langue majeure et langue mineure. À cette époque, l'idée de
« machine de guerre nomade » n'est pas encore forgée, et n'existe dans le texte que celle de
« machine d'expression mineure ». Dans la mesure cependant où plus loin dans le texte les auteurs
font de l'écrivain mineur la figure du « nomade de sa propre langue », il nous paraît important
d'interroger les rapports entre ces deux machines. C'est dans cet esprit que nous utiliserons les
concepts de territorialité, de nomadisme, et de machine d'expression, en rapport avec les
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12
Ibid., p. 540.
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13
Ibid., p. 534-539.
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14
Voir M. BAZIN, « Diversité ethnique et disparités régionales », in S. Vaner (dir.), La
Turquie, Paris, Fayard/Centre d'Etudes et de Recherches Internationales, 2005.
15
G. DELEUZE, F. GUATTARI, Mille plateaux, op. cit., p. 523.
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16
Ibid., p. 539. Les deux auteurs parlent d'un « maximum de deterritorialisation apparaissant
dans la tendance des villes commerciales et maritimes à se séparer de l'arrière-pays, de la
campagne ». C'est parce que ces villes se séparent de la campagne, de la terre, donc d'un
maximum de territorialisation, et sont en lien avec un espace propre au flux, la mer, que les
échanges d'idées nouvelles, de revendications minoritaires etc. furent possibles et entamèrent la
souveraineté de l'empire ottoman.
17
Ibid., p. 539.
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18
B. CAYMAZ, E. SZUREK, « La révolution au pied de la lettre. L’invention de “l’alphabet
turc” », European Journal of Turkish Studies, 6/2007 (mise en ligne 19 novembre 2009, consulté
le 2 octobre 2011). URL : http://ejts.revues.org/index1363.html.
19
Ibid., p. 3.
20
Par exemple un jeu sur l’indétermination entre signe arabe et phonétique turque, une zone
d’indétermination floue impossible à surcoder par le pouvoir étatique ; ou encore une littérature
proprement ottomane qui ferait exister les différentes minorités du pays en acceptant les
influences multiples que celles ci ont donné à l'ancienne langue turque.
21
B. CAYMAZ, E. SZUREK, art. cit., p. 6.
22
B. CAYMAZ, E. SZUREK, art. cit., p. 7.
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naissant. Cette mesure qui vient du haut, surcode les marges éventuellement
dissidentes de l’empire, dont les langues mineures permettraient de possibles
lignes de fuite, en leur imposant un contenu et une forme d’expression normée,
figée, porteuse de valeurs nationales. Ainsi la réforme oblige également les
kurdes lettrés à une latinisation de leur alphabet, puisqu’ils scolarisent leurs
enfants dans les écoles latinisées kemalistes. Caymaz et Szurek concluent alors
que « la construction de la citoyenneté turque exige la disparition dans
l’indistinction nationale de toutes les frontières intérieures » : soit la politique
linguistique volontariste comme nivellement des différences, « épuration » des
minorités, et comme manière de renforcer l’intangibilité d’État contre la
machine d’expérimentation de sens nomade23.
Cet État qui donc se durcit et fonde son identité sur le panturquisme, ne
peut que nier l’existence de minorités, les considérer comme une véritable
menace qui viendrait créer des trous noirs, ouvrir des lignes de fuite dans des
frontières durement conquises et désormais surcodées. D’où par exemple les
persécutions dont les populations arméniennes et les populations kurdes encore
aujourd’hui ont fait les frais (l’Arménie jouxte une partie du territoire turc).
L’actuel Kurdistan (appellation d’ailleurs refusée par l’actuelle Turquie)
fonctionne encore selon un mode d’organisation tribal, qui fournit aujourd’hui
aussi bien des milices pour l’État turc (c’est un exemple typique de ce que
Deleuze et Guattari appellent une « appropriation » d’une machine de guerre
nomade par un État qui la tranforme en appareil répressif) que des groupes
terroristes, qui fonctionnent quant à eux sur le mode de la guérilla, en gardant
un fonctionnement nomade, et en constituant un très sérieux danger pour l’État.
Cependant, pour illustrer la tendance que décrivent Deleuze et Guattari de la
machine de guerre nomade à se faire assimiler par l’État, il faut noter que ces
groupes terroristes sont bien souvent armés par les États voisins, notamment
l’Irak. Là encore, le rapport Nomadisme/État apparaît plus complexe qu’un
simple dualisme.
Deleuze et Guattari écrivent ainsi dans le Plateau « Appareil de capture »,
que
les nomades ne précédent pas les sédentaires ; mais le nomadisme est un
mouvement, un devenir qui affecte les sédentaires, autant que la
sédentarisation est un arrêt qui fixe les nomades.24
Or on se rappellera à cet égard que le terme de citoyen, en turc, est fondé
sur le mot yurt (« yurtlas »), qui désigne le mode d’habitation nomade, le
« foyer » mobile nomade. Le mot même fait coexister les deux concepts, d’État
et de nomadisme. De fait, si la population turque ou de langue turcique n’est
plus nomade depuis bien longtemps, elle est en revanche caractéristique par sa
23
Voir G. DELEUZE, F. GUATTARI, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Éditions de
Minuit, 1975, sur la littérature mineure comme expérimentation de sens, création de contenu à
potentiel révolutionnaire et donc machine de guerre nomade contre l’État.
24
G. DELEUZE, F. GUATTARI, Mille Plateaux, op. cit., p. 536.
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26
G. DELEUZE, F. GUATTARI, Kafka. Pour une littérature mineure, op. cit., p. 13, où la
position ambiguë de l'écrivain mineur dans la société, en marge, est décrite, ainsi que la
potentialité révolutionnaire de ses écrits, – potentialité originale puisqu'elle repose selon Deleuze
et Guattari davantage sur une expérimentation interne à la matière d'expression, donnant lieu à des
contenus inédits, que sur un engagement politique au sens propre de la part de l'écrivain.
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