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344 BARRY STROUD

pouvons le comprendre qu'en supposant que nous âvons uns


connaissance dans le domaine en question. Et cela n'est pas
philosophiquement satisfaisant. Nous avons perdu la perspec-
tive d'expliquer et par conséquent de comprendre toute nsks
connaissance avec une généralité complète.
Pour ces raisons et d'autres,je pense qu'ils nous faut reveqil
en anière et d'inspecter plus soigneusement les soulces mêmes Geonce Eowann Moons
de la quête épistémologique. Il nous faut voir comment la
manière de penser quasiment naturelle qui s'incarne dans cette PRf,UVE QU'IL Y A UN MONDE EXTÉRIEUR-
entreprise traditionnelle déforme malgré tout notre situation ou
en donne une fausse image, si elle le fait. Mais il ne faut pas
penser que si nous parvenons à voir en quoi l'entreprise épisté-
mologique n'est pas pleinement valide, ou peut-être même pas Il me semble qu'il est si peu vrai que, comme Kant le pense,
pleinement cohérente, nous possèderons alors une explication il n'y ait qu'une preuve possible de l'existence de choses hors
satisfaisante de la manière dont la connaissance humaine en de nous, à savoir celle qu'il a donnée, queje peux en donner ici
général est possible. Nous aurons vu qu'au mieux, nous ne même un très grand nombre de preuves distinctes, toutes parfai-
pouvions avoir rien de ce genre. Et cela aussi, je crois, nous rcmentrigoureuses; et qu'en de nombreuses autres occasionsj'ai
laissera insatisfaits l. été en position d'en donner de nombreuses autres. Je peux
prouver tout de suite, par exemple, que deux mains humaines
existent. Comment? En levant mes deux mains, et en disant, tout
Traduction Églantine B ouRcocNoN en faisant un certain geste de la main droite, < Voici une main >,
et en ajoutant, tout en faisant un geste de la main gauche, < et en
voici une autre>. Et si en faisant cela, j'ai prouvé ipso facto
I'existence d'autres choses, vous conviendrez queje peux éga-
lement le faire d'une multitude d'autres façons, sans qu,il soit
besoin de multiplier les exemples.
Mais est-ce queje viens de prouver que deux mains humaines
existaient? Je soutiens fermement que c'est le cas; que la preuve
quej'ai donnée est parfaitement rigoureuse; et qu'il est peut-être
impossible de donner une meilleure preuve, ou une plus rigou-
reuse, de quoi que soit. Ce n'aurait certes pas été une preuve si
L Je voudrais remercier Janet Broughton, Thompson Clarke, Fred Dretske,
Alvin Goldman, Samuel Guttenplan et Christopher Peacocke pour des commen- * George Edward Moore, < Proof
of an external world>>, proceetlings of the
taires utiles surdes versions antérieures de cet article. BritishAcademy,1939,25,p.273-300. Réimpr. in Moore (1959a) erMoorè (tSS:).
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T IREUVE eu'rl y A rJN MoNDE pxrÉRrsuR 34j

trois conditions n'étaient pas satisfaites; à savoir (1)si la pré- rnain ici maintenant, alors il en découle qu'il y a deux mains qui
misse que j'ai que j'ai avancée comme preuve de la conclusion existentmaintenant.
n'était pas différente de la conclusion que j'ai prouvée par son Ma preuve qu'il existe des choses hors de nous satisfaisait
moyen, (2) si la prémisse que j'ai avancée n'était pas quelque donc bien les trois conditions nécessaires pour être une preuve
chose que je savais être le cas, et non quelque chose que je rigoureuse. Y a-fi1 d'autres conditions nécessaires pour être une
croyais mais qui n'était en aucune façon certain, ni quelque preuve rigoureuse, qu'elle ne satisfaisait peut-être pas? Peut-
chose qui, tout en étant vrai, n'était pas quelque chose que je être;je n'en sais rien; mais je fais remarquer que, pour autant que
savais I (3) si la conclusion ne découlaient pas véritablement des je sache, c'est un fait que nous prenons tous constamment des
prémisses. Mais ma preuve satisfaisait bien ces trois conditions. preuves de cette espèce pour des preuves parfaitement conclu-
(l) Il ne fait pas de doute que la prémisse quej'ai avancée dans la antes de telleoutelleconclusion; nous considérons qu'elles résol-
preuve était bien différente de la conclusion, car la conclusion vent définitivement certaines questions, à propos desquelles des
était seulement que < Deux mains humaines existent à cet doutes étaient soulevés. Supposons, par exemple, qu'on se
instant>, alors que la prémisse était quelque chose de bien plus demande si c'est vrai qu'il y a rien moins que trois coquilles dans
spécifique, quelque chose que j'ai exprimé en vous montrant mes une certaine page d'un certain livre. A dit que c'est le cas, B en
mains, en faisant certains gestes, et en prononçant les mots: doute. CommentA pounait-il prouver qu'il a raison? llpourrait
< Voici une main, et en voici une autre ). I1 est bien évident que certainement le faire en prenant le livre, I'ouvrant à la bonne
les deux sont différents, car il est bien évident que la conclusion page, et en indiquant trois endroits tout en disant: <Il y a une
aurait pu être vraie, même si la prémisse avait été fausse. En coquille ici, une autre ici, et encore une autre ici>. C'est
affirmant la prémisse j 'ai affirmé beaucoup plus que ce que j'ai certainement une méthode par laquelle on pourrait le prouver !
affirmé dans la conclusion. (2) Il est certain qu'à ce moment-là je Bien sûr, A n'aurait pas prouvé, ce faisant, qu'il y avait au moins
savais ce que j'ai exprimé par la combinaison de certains gestes trois coquilles dans lapage en question, s'il n'étaitcertain qu'il y
avec le fait de prononcer les mots < Voici une main, et en voici ait bien une coquille à chaque endroit qu'il a indiqué. Mais dire
une autre >. Je savais qu'il y avait une main à I'endroit indiqué qu'il pourrait le prouver ainsi, c'est dire qu'il pourrait être
par la combinaison d'un certain geste avec ma première certain qu'il y ait bien trois coquilles. Et s'il se peut qu'une telle
énonciation du mot <voici> et qu'il y en avait une autre à un chose soit certaine, alors sans nul doute il était certain, à I'instant,

autre endroit, indiqué par 1a combinaison d'un certain geste avec qu'il y avait une main à I'un des deux endroits que j'ai indiqué et
ma seconde énonciation du mot <voici>. Il serait vraiment une autre à I'autre.
absurde de suggérer que je ne savais pas, mais que je le croyais Je viens donc bien de donner, à I'instant, une preuve qu'il y

seulement, ou que ce n'était peut-être pas le cas I Autant suggérer avait des choses hors de nous c/ors; et il ne fait pas de doute que,
que je ne sais pas non plus que je suis en ce moment en train de si je l'ai fait, j'aurais pu donner alors de nombreuses autres
me tenir debout et de parler, ou que ce n'est peut-être pas le cas preuves du même genre qu'il y avait alors des choses hors de
après tout, et qu'il n'est pas si sûr que cela que ce le soit. Et enfin, nous, et que je pounais donner maintenant de nombreuses
(3)il ne fait pas de doute que s'il y a une main ici et une autre preuves du même genre qu'il y a des objets extérieurs
maintenant.
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Mais, si on me demande de prouver que des choses hors de seconde était une preuve que deux mains avaient existaient à
nous ont existé dans le passé, alors je peux aussi en donner xn instant précédent celui auquel j'ai donné cette preuve. Ces
de nombreuses preuves distinctes, mais des preuves gui, sous preuves différaient sous d'importants aspects. Et j'ai indiqué
d'importants aspects, sont d'un genre différent de celles Quej'ai qu'alors j'aurais pu donner de nombreuses autres preuves
donné précédemment. Et je veux tout d'abord insister sur le fait concluantes de chaque genre. Il ne fait pas non plus de doute que
que, lorsque Kant dit qu'il est scandaleux de ne pas être capable je pounais maintenant en donner de nombreuses autres de
de donner une preuve de I'existence de choses hors de nous, une chaque genre. En sorte que, si ce sont bien là les genres de
preuve de leur existence dans le passé contribuerait sans doute à preuves dont on avait besoin, rien n'est plus aisé à prouver que
éviter le scandale dont il parle. I1 dit que si quelqu'un se prenait à 1'existence de choses hors de nous.
douter de leur existence, nous devrions être capables de lui Cela dit, je suis parfaitement conscient que malgré tout ce
opposer une preuve satisfaisante. Mais, par une personne qui que j'ai dit, de nombreux philosophes auront toutefois I'impres-
douterait de leur existence, il est certain qu'il ne veut pas dire une sion que je n'ai pas donné de preuve satisfaisante du point en
personne qui douterait seulement qu'aucune n'existe au moment débat. En guise de conclusion, je veux dire brièvement quelque
où l'on parle, mais bien une personne qui douterait qu'aucule chose des raisons pour lesquelles certains peuvent ressentir une
n'aitjamais existé; et une preuve que quelques unes ont existé telle insatisfaction concernant mes preuves.
dans le passé serait donc certainement pertinente pour un e peûtie Une raison en est, à mon avis, la suivante. Certains entendent
de ses doutes. Comment donc puis-je prouver qu'il a existé des (preuve qu'il y a un monde extérieur> de telle sorte qu'ils y
choses hors de nous dans le passé? Voici une preuve' Je peux incluent la preuve de choses qu'il n'était pas dans mon intention
dire: <J'ai levé deux mains au-dessus de ce bureau il y a peu; de prouver et queje n'ai pas prouvées. Il n'est pas très facile de
donc il existait deux mains il y a peu; donc au moins deux choses dire ce qu'est ce dont ils voudraient la preuve - ce qu'est ce qui
hors de nous ont existé dans le passé, CQFDr' C'est une très est telqu'à moins qu'ils en aient une preuve, ils ne diront pas
bonne preuve, si je sais ce que j'ai affirmé dans les prémisses. qu'ils ont une preuve de I'existence de choses extérieures; mais
Mais je snis que j'ai levé deux mains au-dessus de ce bureau il y a je peux tenter d'expliquer ce qu'ils veulent en disant que si
peu. Et d'ailleurs, dans ce cas, vous le savez aussi bien que moi. Il j'avais prouvé les propositions que j'ai utilisées comme pré-
n'y a absolument aucun doute là-dessus. J'ai donc donné une misses de mes deux preuves, alors ils admettraient peut-être que
preuve parfaitement concluante, et j'aurais pu en donner de j'ai prouvé I'existence de choses extérieures, mais que, en
nombreuses autres du même genre, et que je pounais en donner l'absence d'une telle preuve (laquelle je n'ai, bien sûr, ni eu
beaucoup d'autres maintenant. Mais il ne fait pas non plus de I'intention de prouver ni prouvée), ils diront que je n'ai pas
doute que ce genre de preuve diffère sous d'importants aspects donné ce qu'ils entendent par une preuve du monde extérieur. En
du genre de preuve que j'ai donné précédemment que deux d'autres termes, ils veulent une preuve de ce que j'affirme
mains existaient alors. maintenantlorsqueje lève mes mains et dit < voici une main et en
Ainsij'ai donné deux preuves concluantes de l'existence de voici une autre > ; et, dans le second cas, ils veulent une preuve de
choses hors de nous. La première était une preuve que deux ce que j'ai affirmé maintenant en disant <j'ai bien levé deux
mains existaient au moment où j'ai donné cette preuve; la mains au-dessus de ce bureau il y a peu>. Bien sûr, ce qu'ils
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veulent vraiment n'est pas seulement une preuve de ces deul Ils diraient: < si vous ne pouvez pas prouver votre prémisse que
propositions, mais quelque chose comme un explication gén5- ceci est une main et ceci en est une autre, alors vous ne la
rale de comment une proposition queLconque de ce genre peul connaissez pas. Mais vous avez vous-même admis que, si vous
être prouvée. Cela, bien sûr,je ne l'ai pas donné; etje ne crois pas nele saviezpas, votre preuve ne serait pas concluante. En consé_
qu'on puisse le donner: si c'est ce qu'ils entendent par une quence votre preuve n'était pas une preuve concluante, contrai_
preuve de choses extérieures,je ne crois pas qu'il puisse y avoir rement à ce que vous affirmez >. Cette opinion selon laquelle, si
aucune preuve de I'existence de choses extérieures. Certes, on je ne peux pas prouver des choses comme celles-ci, je ne les
peut trouver dans certains cas ce qu'on pounait appeler une connais pas, est, je pense, l'opinion que Kant exprimait dans la
preuve de propositions qui ressemblent à celles-ci. Si I'un d'entre phrase quej'ai citée au début de ce cours, dans laquelle il affirme
vous soupçonnait que I'une de mes mains était artificielle sn qu'aussi longtemps que nous n'avons pas de preuve de l,exis_
pourait dire qu'il obtiendrait une preuve de ma propositiol tence de choses extérieures, leur existence ne doit être acceptée
<Voici une main, et en voici une autle> en venant ici et en que comme quelque chose en quoi on afoi.Il entend par là, je
examinant ma main de près, et peut-être en la touchant et en la pense, que sije ne puis prouver qu'il y a une main ici,je ne peux
pressant, ce par quoi il établirait que c'était véritablement une l' accepter que comme quelque chose en quoi j' ai foi; je ne puis
main humaine. Mais dans le plupart des cas, je ne pense pas le connaître. Il est, je crois, possible de montrer qu,une ielle
qu'aucune preuve soit possible. Comment pounais-je prouver opinion, bien qu'elle ait été communément admise par les philo_
maintenant que < voici une main, et en voici une autre > ? Je ne sophes, est enonée; bien que cela ne puisse être montré qu,en
pense pas pouvoir le faire. Pour le faire, je devrais d'abord usant de prémisses dont nous ne pouvons connaître la vérité, à
prouver, comme Descartes I'a montré, que je ne suis pas en train moins que nous savions que les choses extérieures existent. Je
de rêver maintenant. Mais comment pourrais-je prouver que ce puis connaître des choses, que je ne puis prouver; et les pré_
n'est pas le cas ? J'ai sans nul doute des raisons concluantes pour misses de mes deux preuves faisaientparties des choses que, sans
affirmer que je ne suis pas en train de rêver; j'ai des données nul doute, je savais, même si (comme je le pense) je ne pouvais
concluantes* pour affirmer que je suis éveillé: mais c'est une pas les prouver. Il me faut conclure, par conséquent, que ceux qui
chose très différente que de le prouver. Je serais bien incapable n'auraient pas d'autre raison d'être insatisfaits de ces preuves
de vous dire ce que sont toutes ces bonnes raisons; et pourtantje que le fait que je n'en connaissais pas les prémisses n'auraient
devrais au moins les donner, s'il me fallait apporter une pleuve. aucune bonne raison d'être insatisfaits.
Mais je pense qu'une seconde raison pour laquelle certains
pouraient se sentir insatisfaits de ma preuve, est non pas
simplement qu'ils veulent une preuve de quelque chose que je. Traduction Julien Durlxr
n'ai pas prouvé, mais qu'ils pensent que, sije ne puis donner ces
preuves supplémentaires, alors les preuves quej 'ai donné ne sont
pas concluantes du tout. Ceci, je pense, est une erreur manifeste.

* <<Conclusitte evidence >>.

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