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La Réforme sociale / publiée

par un groupe d'économistes


avec le concours de la
Société d'économie sociale,
de la [...]

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France


Société d'économie sociale. Auteur du texte. La Réforme sociale /
publiée par un groupe d'économistes avec le concours de la
Société d'économie sociale, de la Société bibliographique, des
Unions de la paix sociale, et sous le patronage de M. F. Le Play ;
rédacteur en chef : M. Edmond Demolins. 1883.

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LA RÉFORME SOCIALE
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UNIONS DE LA PAIX SOCIALE

L'ACTION PRATIQUE DES UNIONS


RÉUNION ANNUELLEDES CORRESPONDANTS Er DES DÉLÉGUÉS DES DIYERS GROUPES,
LE LUNDI 21 MAI.

Après une courte allocution de M. A. GIBON, président, M. DBLAIRE,


secrétaire général des Unions, présente le rapport suivant :
MESSIEURS (1),
Bien lourde serait la tâche de votre secrétaire général s'il lui fallait
ici raconter tout ce que vous avez fait, depuis un an, pour accroître
de jour en jour le recrutement de nos groupes et le rayonnement de
notre propagande. Ne serait-ce pas d'ailleurs vous redire à vous-
mêmes votre propre histoire? L'an dernier, au début de ces réunions
annuelles, il élait nécessaire d'étudier avec quelque détail le passé
de nos Unions, afin de mieux préparer leur avenir. Mais maintenant
la chronique insérée dans la Revue porte de suite, mois par mois, à
votre connaissance tout ce qui intéresse le développement et les tra-
vaux de nos groupes français ou étrangers. Il a donc paru plus utile
de renoncer à faire une histoire minutieuse et complète et de mettre
seulement en lumière les points sur lesquels un échange de vues pour-
rait s'établir avec fruit entre les correspondants et les délégués de
nos diverses Unions.
C'est ce que je vais essayer de faire dans les paragraphes suivants

I. — PROPAGANDE ET RECRUTEMENT

D'après une décision de notre assemblée générale de 1882, vous


vous en souvenez, Messieurs, chaque membre entrant dans les Unions
contracte l'obligation morale de présenter lui-même, dans l'année de
son admission, au moins un nouvel adhérent, dette disposition, em-
pruntée à la pratique de plusieurs grandes associations scientifiques,
a donné chez nous aussi d'excellents résultats. Nous ôlions dix huit
cents il y a un an : nous sommes aujourd'hui plus de deux mille cinq
(il Nouscilcrons parmi les correspondants ou délégué-; présents : Mil. Gibon (Bour-
bonnais, Nivernais), R. Diilrcsne (Normandie), Béchaux (Flandres, Artois, i'icardio}, de
Rousiers (Angoumois et Saint'ingel, le baron d'Artigucs (Gascogne cl Béarn), le comte
de Yillermonl, délégué de la Société be'ge d'Economie sociale, Fudakow>ki (Pologne),
J. llci:rict (Turquie), Dclestré (Nord), le vicomte d'Antliena se (Kure-et-Loir), Ilarant
(Somme), Laville (Puy-de-Dôme), etc. Un grand nombre de membres des Unions ou da la
Société d'Economie sociale assistaient à la séance.
6 LA REFORME SOCIALE

cents; nous avons vu venir à nous sept cents nouveaux confrères.


Tel adhérent, en remerciant de son admission, présentait déjà lui-
même, non pas un, mais plusieurs associés, qui à leur tour en ame-
naient chacun quelques autres. Sans doute, si tous les anciens mem-
bres, imitant cetexemple, avaient bien voulu se soumettre eux-mêmes
à cette obligation morale, notre nombre aurait plus que doublé.
Quel ]ues-uns l'ont fait, mais la plupart ont considéré, non sans raison
souvent, qu'ils avaient déjà payé cette dette autrefois. Sans prétendre
y contredire, nous les supplions de ne pas oublier que l'obligation
dont il s'agit n'est qu'un minimum, que le recrutement indéfini reste
le devoir de tous, et que la propagande de la réforme est directement
intéressée à ce que chacun remplisse ce devoir d'honneur. 11 ne s'agit
pas, en effet, du plaisir inutile de voir grossir une liste d'indifférents :
mais, d'une part, la moindre propagande individuelle habitue peu à
peu à la controverse et fortifie singulièrement les convictions; d'autre
paît, chaque adhésion nouvelle est précieuse maintenant, car elle
devient la lète d'une série qui réunira sans aucun doute beaucoup
d'apôtres zélés, et peut-être d'eminents collaborateurs. Souvenons-
nous d'ailleurs qu'aujourd'hui, devant les urnes du suffrage comme
si ries champs de bataille, la victoire est aux gros bataillons. Hàtons-
nous donc d'enrôler dans notre pacifique armée tous ces « amis in-
connus » que la réforme sociale rallie aisément à elle partout où peut
rayonner la pensée de notre illustre Maître.
IL — ORGANISATION GÉNÉRALE

Quelle que soit l'opinion que l'on aime à se faire sur la valeur de
l'intervention sociale de l'État, il faut ien reconnaître que, de long-
I

temps encore, c'est uniquement de l'initiative privée qu'il faut atten-


dre loute tentative féconde de réforme. Aussi, en fondant les Unions,
Frédéric Le Play s'est-il attaché à éviter toujours toute la centralisa-
lion à la mode, en s'efforçant de susciter l'activité de libres autono-
mies. Tl faut que les Unions locales vivent, agissent, organisent leurs
études ou leur propagande, chacune en pleine liberté, avec la diver-
sité de moyens que motivent çà et là les hommes et les choses, mais
avec l'uniformité de pensée qu'imposent partout une méthode et une
« bibliothèque » communes.
Si nous voulons, conformément à nos usages, interroger les faits
et voir'quels procédés l'expérience a justifiés, laissons de côté ce qui
est trop près de nous pour être bien vu, et cherchons au dehors des
exemples uliles à médilcr.
L'un des plus remarquables à analyser dans les éléments de son in-
contestable succès, est celui de la Société biblique anglaise et étrangère.
h ACTION PRATIQUE DES UNIONS 7

Cette société puissante a pour but unique de répandre un livre, la


Bible, éditée sans commentaire. Elle dispose annuellement de plus de
5 millions de ressources et distribue maintenant près de 3 millions de
volumes. Voilà le but et les résultats; quant aux. moyens, les voici :
L'Angleterre est divisée en treize districts dans chacun desquels un
secrétaire ou correspondant rassemble des meetings et provoque la
fondation de sociétés locales. Celles-ci agissent en toute liberté, réunis-
sent des fonds, en règlent l'emploi, et ne donnent à la société de
Londres que le concours nécessaire à la propagande qu'elles ne peu-
vent exercer elles-mêmes. Tous les rapports constatent (et je vous
renvoie à celui qu'a publié la Socié'é bibliographique (I), que c'est
au zèle de ces cinq à six mille sociétés locales qu'est dû le succès de
l'oeuvre commune. Notons encore quelques points : dans le budget
des recettes de la société de Londres, les cotisations ne dépassent
guère 70,000 francs, tandis que les dons et legs atteignent plus d'un
million, et les contributions des sociétés locales plus de -1,500,000 fr.
Vous voyez dans quelle large mesure de généreux patrons donnent
noblement leur concours. La vente des livres s'élève à 2 millions et
demi. C'est là un point important. Les sociétés bibliques ne distri-
buent gratuitement leurs livres que par une rare exception. L'expé-
rience lésa convaincues que tout ce qui est donné gratis est considéré
comme de mince valeur, et n'est point lu. Quand une distribution gra-
tuite est jugée utile, c'est presque toujours quelque comité qui en fait
les frais.
Quoiqu'il n'y ait qu'une ressemblance éloignée entre nos Unions,
qui.n'ont point de budgets et ne font appel qu'au dévouement, et ces
sociétés qui disposent d'énormes ressources et emploient un personnel
salarié, il est intéressant de constater que sous toutes les formes, c'est
l'autonomie locale et la libre initiative qui sont les conditions de leur
succès. C'est aux mêmes causes que la Religions Tract Society et la
S'.ciety for promoting Christian Knowledge doivent leur prospérité
sans égale chez nous. Elles existent depuis cent ou cent cinquante ans,
elles ont été librement dotées par de riches protecteurs, elles ont des
librairies et des hôtels, et disposent de plusieurs millions de revenu
par an. Aussi elles bâtissent des écoles ou des églises, répandent des
connaissances utiles ou combattent le matérialisme.
Il m'a semblé opportun de rappeler aujourd'hui ces exemples virils.
En effet, n'est-ce pas en partie au moins par l'énergie de ces sociétés
que les fortes familles de l'Angleterre ont pu réagir, depuis le milieu
du siècle dernier, contre la corruption des moeurs et la vénalité du
parlement, que Gulliver par ses railleries et Montesquieu par ses juge-

il) Bulletin de la Soc. libling., septpmbrr et octobre 1RS2.


8 LA RÉFORME SOCIALE

ments avaient dénoncées au mépris du monde? Combien de tels efforts


ne sont-ils pas encore plus nécessaires là où il faut à la fois combattre
de pareils maux, et en outre restaurer les fondements de tout ordre
social, l'autorité paternelle et la stabilité de la famille !
Ainsi que vous venez de le voir, Messieurs, les sociétés locales qui
font la force de la Société biblique soutiennent leurs propres efforts et
parlicipent en outre à une propagande plus générale. Quelques-uns de
nos groupes ont heureusement organisé ce double service : ils per-
çoivent une très légère cotisation de leurs membres pour les frais de
convocation, de salle, de publicité, etc. Plusieurs, ceux de Nîmes, de
Toulouse, ont par ce moyen souscrit à la Revue des abonnements de
propagande dont ils règlent la distribution. Quelques confrères ont
demandé davantage : ils voudraient qu'il se créât, sous le patronage
des Unions, des associations spéciales, ayant chacune en vue seule-
ment l'une des reformes de notre programme, et réunissant au moyen
d'une minime contribution un grand nombre de membres, les uns ap-
partenant aux Unions, les autres étrangers à notre Société. On pourrait
en effet singulièrement étendre le cadre dépareilles associations, dont
les membres recevraient pôriodiquementun bulletin succinct et seraient
autant de vulgarisateurs zélés. L'observation du dimanche, la protec-
tion de la femme, la restauration de l'autorité paternelle, et bien
d'autres questions, pourraient aisément rallier pour une action com-
mune un grand nombre d'hommes de bonne foi, désireux d'établir par
les faits la vérité dans les idées, afin de la faire prévaloir ensuite dans
les moeurs et les institutions. Il suffirait que de petits comités se for-
massent pour faire naître l'une ou l'autre de ces associations, et qu'un
membre se dévouât ensuite à servir chacune d'elles. C'est là un des
points sur lesquels^nous appelons spécialement votre attention.
Nous avons vu que la vente des livres était pour ia Société biblique
une préoccupation importante, malgré l'opulence de ses ressources et
malgré le prix modique de ses livres. La diffusion de notre Bibliothè-
que doit être pour chacun de nous également un incessant souci. La
lecture de la Réforme ne peut être qu'un commentaire actuel et une
application quotidienne des observations et des démonstrations ras-
semblées dans les oeuvres de M. Le Play et dans les publications de la
Société d'économie sociale. Il est donc indispensable que des libraires
tiennent toujours sous les yeux du public les principaux ouvrages de
notre Bibliothèque, et en aient un approvisionnement suffisant pour
répondre aux demandes locales. Cela s'est déjà organisé ainsi à Poitiers,
Nîmes, Montluçon, Moulins, Toulouse...; sur d'autres-poinfs, la vente
est déjà suffisante pour que les libraires n'aient pas besoin d'être for-
tement incités à y pourvoir. Il serait très désirable que nos correspon-
dants régionaux ou locaux pussent développer avec prudence cette
L ACTION PRATIQUE DES UNIONS 9
organisation selon les convenances de leurs localités. Nous les y aide-
rons de tous nos moyens, et pour encourager les libraires bien choisis
à y donner leur concours, la Réforme sociale pourra, lorsqu'ils seront
assez nombreux, les indiquer sur ses couvertures comme libraires cor-
respondants, ainsi que le fait la Revue des Deux Mondes.

III. — CONFÉRENCES.

Si le livre est un indispensable moyen d'instruction, la parole est


bien plus puissante. Partout où des conférences ont pu être données,
elles ont eu les plus heureux résultats. Quelques leçons faites jadis
dans un cercle privé aux élèves de l'École centrale ont répandu une
semence que nous avons vue lever: d'excellents confrères sont arrivés
spontanément à.nous, après la création de la Revue, en souvenir de
cet enseignement d'autrefois.
Je suis heureux de vous annoncer que, sous les auspices de la Société
d'Économie sociale, M. Fougerousse vient de commencer une série de
conférences aux élèves de l'École centrale, dans la grande salle de la
mairie du IIIe arrondissement. Tout porte à penser qu'il y a là le début
d'un véritable cours des plus fructueux.
Tandis que notre éminent confrère, M. Claudio Jannet, continue
avec tant de savoir et d'érudition ses belles leçons sur l'Histoire du
traviil,M. de Peyralade, à la Faculté de Toulouse, a fait cette année,
pour les élèves, des conférences de réforme sociale, et dès la rentrée,
M. Béchaux, à la Faculté de Lille, va faire un cours public d'économie
sociale. Des visites d'atelier seront le corollaire de cet enseignement.
Quand il ne s'agit, comme c'est le cas ordinaire, que de faire con-
naître l'École de la paix sociale, sa méthode et ses travaux, le cadre
est tout tracé: c'est la vie môme de F. Le Play et l'histoire de ses
patientes études. C'est le sujet notamment qu'un de nos confrères de
Belgique, M. Francolte, vient de développer heureusement devant un
auditoire d'industriels et de commerçants. C'est celui que notre émi-
nent président, M. Gibon, a traité à Saint-Étienne avec une autorité et
un succès que je rappelle seulement pour y rendre hommage,'
D'autres fois on a exposé la méthode des monographies de famille,
ou tel sujet choisi parmi les enquêtes ou les travaux de notre Société.
Malheureusement, ces conférences imposent à ceux qui en acceptent
la charge une préparation plus ou moins difficile, une perte de temps
et des déplacements onéreux. Il a donc été jusqu'ici presque impos-
sible de satisfaire aux demandes de conférences et aux voeux expri-
més à cet égard de bien des côtés. Tout cela deviendra plus aisé
quand notre recrutement étant plus actif, nos groupes locaux seront
aussi plus nombreux. Le même conférencier pourra alors en parcou-
10 LA RÉFORME SOCIALE

rir plusieurs dans la même tournée, imitant les procédés que la Ligue
de l'enseignement a mis en usage avec tant d'habileté, répétant quel-
ques conférences choisies dans les diverses sta!ions où les correspon-
dants locaux lui auraient à l'avance préparé un auditoire sympathique.
C'est encore une question pour laquelle nous réclamons toute la solli-
citude de nos confrères.
Mais, en attendant, il est des conférences intimes, familières, que
beaucoup de nos confrères pourraient utilement faire dans les cercles
trop souvent dépourvus d'une distraction élevée; dans les hôpitaux,
ainsi que le fait déjà avec un zèle admirable un de nos confrères de la
Société d'Économie sociale; et surtout dans les écoles des divers degrés,
car c'est par la jeunesse qu'il faut préparer l'avenir. Le développe-
ment des programmes scientifiques a depuis longtemps peu à peu dis-
posé les jeunes esprits à s'écarter partout des systèmes vides, pour
rechercher les études positives. Appropriés à des auditoires divers,
quelques exemples nets sur la méthode d'observaiion dans la science
sociale, quelques exposés de ses principales applications, quelques faits
mettant en lumière les té>ités du boa sens, selon l'heureuse expres-
sion de M. H. Beaune à notre réunion de Lyon, seraient à coup sûr des
plus utiles. MM. Jules Michel, Léon Rostaing, Malherbe, ont donné
l'exemple de divers côtés. Cet apostolat de la vérité est l'un des
devoirs les mieux remplis à l'étranger par les classes dirigeantes ; il
serait très heureux que sur ce point les membres des Unions eussent
à coeur d'imiter de bienfaisantes initiatives.

IV. — LA PRESSE.
Si la conférence à laquelle on vient assister est plus puissante que le
livre qu'on n'ouvre pas toujours, le journal qui va chercher le lecteur
est encore un moyen de publicité bien plus efficace. Il a été beaucoup
fait à cet égard depuis un an dans la presse locale. Un grand nombre
de journaux, à Lille, à Lyon, à Montluçon, à Toulouse, à Rennes, au
Mans, à Angoulême, à Rouen.... ont accepté de reproduire, autant que
possible a/ec périodicité régulière, des articles de nos livres ou de la
Revue, extraits textuellement ou «adaptés » aux diverses feuilles. Il
importe que dans chaque groupe un membre réunissant les loisirs et
les aptitudes nécessaires soit chargé de ce service, ou mieux, ainsi
qu'on l'a fait à Lyon, qu'un membre soit spécialement attaché à cha-
cun des journaux amis. Il faut en outre que le correspondant veuille
bien donner ses soins à cette publicité, pour ne pas laisser les bonnes
volontés se décourager dans les petites difficultés inhérentes à toute
organisation nouvelle. Rien ne sera plus propre à faire connaîlre lar-
gement notre Ecole, ce qui est le point important, à préparer le
L'ACTION PRATIQUE DES UNIONS 11

succès des réunions régionales en y intéressant de nombreuses sympa-


Ihieslocales, à disposer les esprits soit à seconder l'action des Unions,
soit à favor ser la création des associations spéciales dont nous par-
lions tout à l'heure.
Nous ne saurions donc trop encourager nos correspondants à profi-
ter du bienveillant concours de la presse, et à mettre le plus grand zèle
à utiliser une publicité si efficace, si aisée d'ailleurs à continuer, lors-
qu'une fois ellesera régulièrement constituée.
Indépendamment de la diffusion ainsi opérée parmi les classes éle-
vées, une propagande plus particulièrement populaire pourrait è!re
tentée surtout en vue des agglomérations ouvrières. Parmi les petits
journaux à un sou plusieurs en effet pourraient nous ouvrir leurs
colonnes, pourvu que nous leur fournissions des « variétés sociales»,
positives et précises par le fond des idées, courtes et vivantes dans le
tour de l'expression. C'est li un genre qui, malgré sa difficulté, doit
tenter plusieurs de nos confrères dont le talent, alerte et vif, saurait
triompher des obstacles et répandre de saines vérités.

V. —TRAVAUX DES UNIONS ET RAPPORTS AVEC LES SOCIÉTÉS SAYANTES

Parmi les travaux que les Unions ont plus particulièrement suscités,
je vous rappellerai d'abord pour mémoire les articles insérés dans la
Revue par un grand nombre de nos confrères, et les rapports présen-
tés à la Société d'Economie sociale par plusieurs d'entre eux. C'est un
domaine où la sollicitude, toujours en éveil, de M. Demolins sait habi-
lement s'exercer et provoquer tantôt l'application de notre méthode
à de nouvelles recherches, tantôt l'étude critique des documents mis
au jour par la publicité. Je ne puis commencer une énumération trop
longue et pourtant incomplète.
Mais ce qui nous importe plus encore, ce sont les travaux issus de
nos groupes eux-mêmes et donnant la preuve de leur activité locale.
A cet égard, nous ne sommes encore qu'au début, mais le groupe du
Nord a déjà donné plusieurs études sur des ateliers modèles, sur une
usine d'Alsace, sur l'état social dans le Nord Nos confrères de
Lyon viennent à leur tour d'apporter à leur réunion régionale
d'utiles travaux sur la situation de Montceau, l'observation du di-
manche, l'organisation des écoles... Beaucoup sont à l'oeuvre, et
maintenant que l'exemple est donné, nul doute qu'il ne soit suivi.
Nous croyons qu'il conviendra de faire toujours une large part aux
études sociales vraimentscientifiques et d'un caractère local : mono-
graphies de familles, enquête sur les ateliers, constitution sociale de la
région à diverses époques... sans oublier la révision actuelle des mo-
nographies de familles faites autrefois dans la région, ou l'étude des
42 LA RÉFORME SOCIALE

divers genres de communauté qui peuvent y exister, communautés


de fermiers comme dans le Nivernais, sociétés coopératives comme
les papeteries d'Angoulême,etc.
Tous ces travaux trouveront place naturellement dans les réunions
des groupes et souvent aussi pourront être présentés aux sociétés
savantes de la contrée, ce qui leur assurerait une précieuse publicité.
Il serait très utile de lier des rapports étroits avec ces sociétés, soit
pour y provoquer des recherches du genre des nôtres ou pour profi-
ter de celles qui y seraient faites, soit pour faire partager à des es-
prits d'élite le goût des études pratiques d'économie sociale.
Je ne puis pas quitter ce sujet ^ans mentionner les travaux de notre
commission du dimanche. Elle est déjà, au sein des Unions, le rudi-
ment d'une de ces associations spéciales dont on souhaite la forma-
tion. Tout à l'heure, son président, M.. Jules Michel, voudra bien lui-
môme nous en résumer les travaux depuis l'an dernier.

VI. — SÉANCES DES GttODPES ET RÉUNIONS RÉGIONALES

Nous venons de parler des séances de groupes et des réunions ré-


gionales. A cet égard, presque tout ce qui a été fait date de cette
année même.. Vou? vous rappelez qu'à part quelques essais isolés à
Avignon et à Lyon, d'autant plus intéressants qu'ils ont donné l'exem-
ple, c'est à la suite de notre assemblée de 1882 que se sont tenues les
réunions de Toulouse et de Lille. Puis, d'accord avec nos correspon-
dants, ont été délimitées nos Unions régionales. Ce sont des cadres que
vous avez approuvés et dans lesquels l'autonomie provinciale peut
utilement se développer. Ensuite ont été organisés, avec des séances à
peu près régulières, divers groupes en tète desquels il faut toujours
nommer ceux de Nîmes, de Toulouse et de Lille. Je les mentionne
pour remercier les correspondants et les membres dont le dévoue-
ment en a assuré le succès, mais je ne m'y arrêterai pas, d'abord
parce qi/e c'est surtout en cette matière que doit s'exercer librement
l'autonomie de chaque groupe, qui se constitue à sa guise selon les
éléments dont il se compose; ensuite parce que tout à l'heure vous
allez entendre un rapport intéressant sur la création et le fonction-
nement du plus actif de nos groupes, celui du Nord. Je me borne donc
à rappeler que ces réunions, locales ou régionales, ont sagement tenu
à conserver un caractère familier, en écartant toute mise en scène
et tout discours d'apparat, que les séances sont plus intimes et partant
plus suivies quand elles sont accompagnées d'un dîner, ou plus sim-
plement d'un punch; que le principal intérêt a toujours été fourni
par les études locales, entreprises conformément à la méthode d'ob-
L'ACTION PRATIQUE DES UNIONS 13
servation et complétées, pour les assemblées régionales, par des visites
d'ateliers et d'établissements.
Nos correspondants peuvent donc être assurés qu'ils feront oeuvre
utile en préparant, avec le concours de plusieurs confrères : -1° de fré-
quentes réunions des groupes dont l'ordre du jour, comme à Lille et à
Toulouse, pourrait comprendre un exposé sur une question fondamen-
tale du programme des Unions, et une étude ou une monographie
locale; — 2° des réunions annuelles régionales, clans lesquelles l'or-
dre du jour serait naturellement plus développé et complété par des
visites sociales, souvent même par une conférence de vulgarisation.
Tout ce qui peut aider à accomplir cette tâche doit être l'objet de
vos préoccupations.

VII. — SIÈGE DES RÉUNIONS ANNUELLES

Sur tous ces points, aucune diversité de vues entre nos correspon-
dants. La seule question qui jusqu'ici soulève des avis opposés est
celle qui concerne le siège de nos prochaines réunions annuelles. Se
tiendront-elles à Paris ou successivement dans les diverses villes de
nos provinces? Pour les uns, il n'y a point de doute : une session en
province, dût-elle ne réunir relativement que peu de membres, aura
de grands avantages. Elle donnera une vive impulsion aux Unions
locales chargées do la préparer; elle suscitera parmi nos confrères de
la région des travaux spéciaux qui, sans elle, auraient tardé à naître :
monographies de familles, de villages ou de pays; enquêtes sur la si-
tuation des ateliers petits ou grands; sur les conséquences des lois
ou coutumes relativement à la famille, sur les rapports sociaux et les
moeurs, etc. Ces études d'ailleurs ne seraient point détachées de leur
cadre, elles seraient vues en place et accompagnées de visites aux
ateliers, aux institutions et aux pays décrits. La succession de nos
sessions annuelles formerait donc un « voyage social » d'un haut inté-
rêt. Ce n'est pas tout. A Paris, le grand nombre des sociétés et des
réunions tend à les effacer les unes par les autres, et les exigences
d'une vie toujours remplie empêchent de donner, même à celles que
Ion préfère, l'attention qu'elles méritent. Les conditions sont autres
en province, et nul doute qu'une session de nos Unions ne soit émi-
nemment propre à faire connaître le programme et la méthode de
notre Ecole à des amis inconnus, partout fort nombreux, mais dont
les sympathies demeurent latentes. Les relations qui s'établiraient
aussi avec les sociétés savantes et la presse locale seraient toujours
précieuses et souvent durables. La propagande des Unions trouverait
donc dans ces réunions provinciales autant d'avantages que le déve-
loppement des études sociales.
4 4 LA RÉFORME SOCIALE

Sans méconnaître l'importance de ces considérations qui ont décidé


tant de sociétés et de congrès à décentraliser ainsi leurs sessions pour
mieux faire rayonner leur influence, d'autres cependant sont plus
vivement trappes d'inconvénients faciles à entrevoir. S'il est peu de
nos confrères qui ne soient appelés à Paris de temps à autre par leurs
relations de famille, les intérêts de leurs affaires, les devoirs de leur
carrière, etc., il serait bien plus difficile de diriger, même au centre
de la France, sur Montluçon, Saint-Etienne ou Limoges, nos collègues
de Lille ou de Marseille, de Brest ou de Toulouse. Et les Parisiens eux-
mêmes, retenus par des obligations professionnelles ou des occupa-
tions quotidiennes, ne pourraient pas aisément tout abandonner pen-
dant trots ou quatre jours. L'assistance serait donc fort réduite, et la
réunion aurait un caractère plutôt provincial que général.
D'autres, enfin, font observer, non sans raison, que nos Unions
ont dû porter d'abord leurs soins sur la constitution des groupes.
Bien peu d'entre elles sont en mesure de prendre part de suite à un
actif mouvement d'études locales qui seraient la meilleure base et
l'attrait le plus réel des réunions annuelles en province. C'est donc
au développement des réunions régionales qnenos confrèresvoudraient
voir appliquer maintenant tous les efforts Encourager ces courtes
sessions qui sans dérangement établissent des relations personnelles
toujours excellentes et qui provoquent un recrutement certain; appe-
ler à y prendre part autant que possible des délégués du groupe de
Paris ou des Unions voisines; entreprendre enfin des travaux locaux
en s'inspirant du plan indiqué ici même par plusieurs de nos corres-
respondants (voir le n° du '15 juin -1882); telle leur paraît être la mar-
che prudente qui permettra plus tard de tenir avec succès, au moins
de temps à autre, la réunion générale en province.
C'est à vous, Messieurs, qu'il appartient de choisir entre ces trois
partis : — maintenir les réunions à Paris; — les transporter en pro-
vince dès 1884 ; — accepter cette seconde solution seulement en prin-
cipe, pour en ajourner l'exécution jusqu'à l'organisation plus complète
de nos Unions régionales.
Dans le cas où nos prochaines assemblées se tiendraient en province,
Lille d'abord, et Lyon ensuite, se sont offertes pour nous recevoir.

J'aurai Uni, Messieurs, quand je vous aurai rappelé que nous avons,
depuis un an, activement rayonné au dehors de nos frontières. Vous
en avez eu la preuve dans ces courriers de l'étranger, que la Réforme
sociale a commencés en janvier, avec le concours de nos confrères.
Déjà nous les voyons se développer et se multiplier, et leur intérêt
s'accroîtra par les comparaisons auxquelles ils donneront lieu. Nos
LACTION PRATIQUE DES UNIOINS '15

relations se sont resserrées avec l'Autriche, la Hongrie, l'Espagne, la


Pologne, l'Allemagne, mais c'est surtout avec l'Italie que nos rapports
sont devenus fréquents : avec une sorte d'émulation, le cercle romain
des études sociales, à Rome, et la Rassegna Nazionale à Florence,
travaillent à faire connaître F. Le Play et sa méthode, ou à fonder des
groupes locaux semblables aux nôtres, dans les principales villes du
royaume.
La Société belge d'Economie sociale va terminer bientôt sa seconde
session, et presque tous les travaux qu'elle a reçus sont dus à des
membres de nos Unions : monographies curieuses de fermes et de
fermiers par . de Moreau d'Andoy; monographies de familles ouvrières
LYI

par plusieurs membres, notamment par M. Gh. Lagasse; un village


sous l'ancien régime, par M. Francotte; le jury en matière civile, par
M. Vanden Heuvel, etc.
La traduction des oeuvres de Le Play, généreusement autorisée,
s'achève en Italie; l'Organisation du travail vient d'être traduite en
espagnol. Une version allemande de la Réforme sociale se fait à F ri-
bourg. Enfin, chose attendue depuis longtemps, une de nos meilleures
brochures de propagande, F. Le Play et son oeuvre sociale, par M. De-
molins, vient d'être traduite à ia fois en Italie et en Espagne. Ce sera
un puissant instrument de diffusion.

Vous le voyez, Messieurs, de tous côtés l'Ecole de la Paix sociale est


à l'oeuvre, et les résultats obtenus doivent encourager nos efforts, en
ouvrant un large essir à nos espérances. Reportons-en l'honneur à la
mémoire de notre illustre Jlaître; c'est la lumière de sa pensée qui
nous dirige et c'est le souvenir de son énergie qui nous soutient.
Reconnaissons aussi que, sans notre vaillante Revue et son habile di-
recteur, rien de ce qui a été fait n'aurait pu s'accomplir.
C'est à notre chère patrie, si douloureusement divisée contre elle-
même, qu'il faut donner tout notre dévouement. On a dit de la Société
biblique dont je vous parlais en commençant, que ceux qui répandent
ses livres sont « des consciences ambulantes venues pour secouer nos
consciences mortes ou endormies ». Eh bien! nous aussi, Messieurs,
allons secouer les consciences endormies dans leurs jouissances ou
leurs illusions, les consciences mortes dans leur inertie. Disons sans
relâche à tous les hommes de bonne foi qu'il est grand temps de re-
prendre les fondations de l'édifice social, si nous ne voulons consentir
à périr tous, ensevelis sous ses ruines, avec les derniers souvenirs de
la grandeur delà France. (Applaudissements.)
RÉSUMÉ DE LA DISCUSSION GÉNÉRALE

M. LE PRÉSID NT, ant d'ouvrir la discussion sur les questions visées


dans le rapport, est heureux de constater l'essor continu que prennent
les Unions depuis la fondation de la Réforme sonde, et il associe dans
ses félicitations et ses remerciements, le rédacteur en chef de la
Revue et le secrétaire général des Unions.
M. DEMOLINS tient à reporter la plus grande part de ces éloquents
éloges aux collaborateurs de la Réforme et aux correspondants des
Unions,
Sur le § 1er, l'amiral comte DE GUEYDON croit que le recrutement
serait plus facile si un programme succinct montrait nettement le
drapeau des Unions et résumait leur doctrine dans une courte formule.
M. DELAIRE remercie l'honorable amiral; il rappelle que le véritable
drapeau des Unions c'est la méthode d'observation. Quant à la doc-
trine, qu'il est malaisé de définir dans une formule sans paraître
arbitraire ou incomplet, il n'y a jamais eu d'équivoque à ce sujet. Le
Play avait formulé ainsi la conclusion des Ouvriers européen* : « Les
peuples qui pratiquent le Décalogue, prospèrent; ceux qui le violent,
déclinent; ceux qui le renient, disparaissent. » Il s'est toujours attaché,
selon le mot de Sainte-Beuve, à relever la statue du respect, le res-
pect de Dieu, le respect du père, le respect de la femme; et presque à
sa dernière heure, il résumait en ces termes les devoirs des membres
des Unions : « Affirmer la vérité essentielle, c'est-à-dire le Décalogue;
combatlre l'erreur fondamentale, c'est-à-dire la croyance à la perfec-
tion originelle de l'homme. » {Vive adhésion).
L'amiral DE GDIÏYDON. — Nous sommes d'accord et je suis enrôlé.
(Applaudissemetits).
A propos du § 2, M. HARANT montre combien seraient utiles des
associations qui ne viseraient chacune que l'un des points de notre
programme, par exemple la transmission intégrale du foyer et de
l'atelier, le respect de la femme, l'observation du dimanche ; et qui
pourraient réunir, sousle patronage desUnions, un très grand nombre
d'adhérents, grâce à la modicité delà cotisation.
M. GRIFFATON, secrétaire de la Commission du dimanche, qui est à
quelques égards une association de ce genre, présente un rapport
sur l'enquête ouverte dans la Réforme au sujet de cette importante
question. (Voir plus loin.)
À la suite de cetintéressantexposé,un échange d'observations s'éta-
blit entre MM. Henriet, de Monlvallier, de Rousiers, le colonel mar-
quis de la Tour-du-Pin, Philippon, Demolins, Dufresne, Fudakowski,
L'ACTION PRATIQUE DES UNIONS tf
sur la part respective de l'initiative privée, qui est si puissante pour le
bien, et de l'intervention de l'Etat, qui, tout au moins, ne devrait pas
imposer la violation du dimanche.
MM. R. Dufresne et Gibon insistent sur Futilité d'une statistiqueplus
complète des établissements qui observent le dimanche. Le nombre
en est plus grand qu'on ne pense et leurs exemples mieux connus en-
traîneraient bien des imitations.
A propos du § 4, M. GIBON donne quelques détails sur le service ré-
gulier d'insertions d'extraits de la Réforme sociale qu'il a organisé
dans le Journal de Montluçon ; il ne saurait trop recommander ce
puissant moyen de publicité.
M. DELAIUE analyse une note qu'a bien voulu nous transmettre M. le
Dr GUILLAND, ancien président de l'Académie de Savoie, sur les travaux
d'économie sociale faits récemment par cette Académie. Cette notice,
qui paraîtra dans la Réforme, montre bien ce que peuvent avoir de
fructueux les rapports en Ire les sociétés savantes et les Unions (§ 5).
Pour ce qui regarde l'organisation des groupes et des réunions ré-
gionales (§ 6), MM. DELESTHÉ et A. BÉCHAUX veulent bien exposer, avec
des détails très applaudis, ce qui a été fait à Lille (voir le n° du 15
mai). C'est un exemple que son succès recommande à l'imitation des
autres Unions.
Enfin, quant au siège de nos prochaines réunions anuuelles (§ 7),
l'assemblée, après les observations présentées par M. A. Béchaux au
nom de nos groupes du Nord qui sont assurément parmi les mieux
constitués, émet le voeu que les réunions régionales puissent s'orga-
niser et donner une sérieuse impulsion aux études locales d'économie
sociale. En attendant que ce résultat soit atteint, elle maintient à Paris
le siège des réunions annuelles, et M. LE PRÉSIDENT donne rendez-vous
aux correspondants et aux délégués de toutes nos Unions pour l'as-
semblée générale de 1884.
Baron D'ARTIGUES,
Secrétaire des séances.

Liv. i.
LE REPOS DU DIMANCHE

RAPPORT SUR LES TRAVAUX DE LA COMMISSION POUR LE REPOS DU DIMANCHE,


PRÉSENTÉ PAR M. JOSEPH GRIFFATON, AVOCAT, DOCTEUR EN DROIT, SECRÉ-
TAIRE DE LA COMMISSION.

MESSIEURS,

Le 13 mars 1882, sous la présidence de M. Jules Michel, se tenaitla


première réunion de notre Commission pour le repos du dimanche. Le
premier soin de cette commission fut de rédiger un questionnaire, de
l'adresser à un certain nombre de nos confrères, au n de recueillir
les faits qu'ils auraient pu remarquer autour d'eux, au point de
vue de l'observation et de l'inobservation du repos hebdomadaire.
Le mardi 25 avril, dans la séance annuelle des Unions, M. Jules
Michel donnait connaissance de la lettre destinée à expliquer le but de
l'enquête. Envoyée, avec le questionnaire, aux membres des Unions,
aux industriels qu'ils avaient désignés, elle fut accueillie favorable-
ment et les réponses ne tardèrent pas à arriver.
Le numéro du 15 juin de la Réforme sociale publiait trois exemples
convaincants dus à des autorités sociales bien connues dans l'industrie
du bâtiment. Un entrepreneur de menuiserie de Paris prouvait que,
par sa ferme volonté, il était arrivé à pratiquer le repos'du dimanche
dans l'installation de la section 46, dont il était chargé à l'exposition
de 1878. « La classe 46 resta fermée le dimanche pendant la durée des
travaux, et cependant, le jour de l'ouverture, cette classe était prête. »
Un entrepreneur de serrurerie, M. A. Gillon, nous faisait connaître
que ses ouvriers acceptaient volontiers cette coutume, qu'ils s'en trou-
vaient bien, et que, «pour un travail urgent de consolidation qui ne
peut être exécuté qu'un dimanche, il rencontrait presque autant de
difficulté pour faire sortir son personnel de cette règle qu'il en avait
eu à surmonter, pour les y amener. »
M. Douillard, architecte, signalait deux constructions élevées
avec
autantde rapidité par des ouvriers observant le repos du dimanche,
que les maisons voisines où l'on travaillait chaque dimanche. Il affirme
que « dans tous les travaux du bâtiment, le repos des ouvriers le
dimanche n'empêche pas l'accélération du travail.»
A côté de ces exemples, pris au sein de l'activité industrielle de
Paris, quelques-uns de nos correspondants nous ont envoyé des
réponses au sujet du repos du dimanche dans les travaux agricoles.
Dans la Brome et dans le Périgord, l'ouvrier agricole a conservé la
tradition du repos; les charrois, le travail des champs n'ont pas lieu
le dimanche. Mais au nord de la France le mépris du repos dominical
LE REPOS DD DIMANCHE 19
s'accentue chaque jour. Dans une commune de sept cent vingt-trois
habitants formant cent quatre-vingt-seize foyers, qu'habite le baron de
France, le travailn'estsuspendu que pendant l'après-midi du dimanche.
Un de nos dévoués correspondants des Charentes nous signalait
l'inconvénient des foires et des marchés le dimanche. Autrefois
ces réunions étaient remises à un autre jour, mais une circulaire
ministérielle récente a modifié cet état de choses. Notre confrère a
pris l'initiative de défendre à ses métayers d'y prendre part lorsqu'elles
ont lieu le dimanche ; un de ses voisinsl'a imité, et une seconde lettre
qu'il adressait peu après, nous faisait connaître que,, cette campagne
entreprise sous sa direction par les membres des Unions de la Cha
rente, trouvait un écho dans la population agricole et parmi les
grands propriétaires. «Monsieur, lui disait un paysan, ces foires du
dimanche ne sont pas des foires, ce sont des frairies. Tout le monde y
vient pour s'amuser et on ne peut pas y traiter les affaires. »
Si l'initiative privée peut arriver à rétablir cette bienfaisante coutume
du repos dominical, l'autorité publique ne devrait pas y contredire par
son exemple. Déjà dans la Drôme M. le baron deBernon avait signalé
qu'au milieu d'une population agricole respectueuse de cette vieille
tradition, les services de l'Etat faisaient exception. Dans le nord, un de
nos confrères nous signalait les faits déplorables qui résultent de la
tolérance de l'administration des Douanes dans le port de Dieppe. Par
cette tolérance, contraire à la loi de germinal an x et à l'article 3 de
la loi d'abrogation de mai 1880, les ouvriers occupés au déchargement
des steamers anglais sont obligés de travailler le dimanche, par suite
du bénéfice souvent considérable que ce travail apporte aux patrons,
en raison de la limitation du temps qui leur est accordé pour le déchar-
gement, et de l'amende de 480 francs par jour de retard.
Les ouvriers considèrent cette journée supplémentaire de travail
comme une corvée; l'ivresse et la désorganisation du foyer en sont la
conséquence. Et cependant, les chambres de commerce 'de France
n'ont-elles pas proclamé «que les pouvoirs publics ont l'impérieuse
obligation de faciliter, dans la sphère de leur action, le repos du
dimanche ?» Les représentants de l'État n'ont-ils pas, en 1880, reconnu
hautement que l'Etat était lié par l'article 57 de la loi de germi-
nal an x ? « Dans une société bien organisée, disaient - ils, tout le
monde doit se reposer le même jour, et ce jour de repos doit être
le dimanche parce que c'est la loi sur laquelle notre société chrétienne
est basée depuis dix-huit cents ans, parce qu'enfin c'est un principe de
morale, d'hygiène publique et de bonne administration.
L'industrie avait déjà fourni des exemples remarquables. Mettant à
profit une enquête précédemment commencée, un des membres de la
Commission avait publié les lettres de M. Leglas Maurice, de Nantes,
20 LA 11ÉFORME SOCIALE

fabricant de meubles; deM. Oberthur, de Rennes, imprimeur; de


M. Guinon Marnas, de Lyon, teinturier; de M. Menai, au Clos-Mortier.
En réponse au questionnaire, un de nos correspondants envoya des
détails précis sur les difficultés que l'on avait eu à vaincre pour établir
le repos du dimanche dans une papeterie, indiqua comment on y était
parvenu à la satisfaction de tous. Il signalait ce fait que la production
sans repos amenait forcément l'abaissement de la qualité.
L'industrie des draps nous a fourni d'intéressants exemples. MM. Ho-
norât et Ed. Bpngarçon, de Saint-André-les-Alpes, ont conservé
cette coutume traditionnelle dans leur maison. Ils attribuent à la seule
volonté du patron l'institution et la pratique de ce repos.« Le repos du
dimanche, disent-ils,n'est jamais une entrave àla prospérité d'un éta-
blissement. De nombreux faits sont là pour prouver que le travail de
ce jour est généralement mauvais. Cela est si vrai, qu'en langage
d'atelier on appelle un travailmalfait«untravaildu dimanche». L'expé-
rience démontre encore qu'en ce qui concerne notre industrie, la
production hebdomadaire n'est pas sensiblement diminuée par le
chômage du septième jour, et qu'il en est de même pour le salaire
hebdomadaire des employés, soit qu'il s'agisse des lâcherons, soit qu'il
s'agisse des hommes payés à la journée. »
M. Edouard Bongarçon signale le mauvais usage que beaucoup
d'ouvriers font du repos du dimanche, mais ce inauvais emploi n'est
pas général et M.Cornoul Houles, l'un des membres du jury des récom-
penses pour la classe 33 à l'exposition universelle de 1878 ne révèle
pas dans ses ateliers, où cependant le repos du dimanche est strictement
observé, le même inconvénient.
A Sedan, MM. Louis Bacot et Frédéric Béchet ne voient que des avan-
tages au repos du dimanche et se félicitent de l'avoir fait observer
sans exception, depuis qu'ils sont à la tête de leurs établissements.
La question de l'emploi à faire du repos du dimanche semble préoc-
cuper plusieurs de nos correspondants, et elle faisait le mois dernier
l'objet d'une communication de M. de Boucherviile au sujet de l'île
Maurice. Cette grave question préoccupe également votre Commis-
sion ; et un travail promis par M. Ganneron, l'un de ses membres les
plus actifs, nous fournira des exemples et des enseignements.
La Commission a encore reçu de nombreuses communications: elle
en fera connaître les résultats, dès qu'elle aura reçu divers rensei-
gnements complémentaires qui permettront de grouper les documents
se rapportant à des industries similaires.
Tels sont, Messieurs, les résultats modestes de notre enquête pendant
cette année. A vous, d'aider la Commission à recueillir de nouveaux
faits et à propager autour de vous ces utiles exemples.
SOCIÉTÉ D'ÉCONOMIE SOCIALK

Séance du 22 mai 1883.

PRÉSIDENCE DE M. VACHEROT, DE L'iNSTITUT, ASSISTÉ DE M. LE COMTE


DARU, DE L'INSTITUT, PRÉSIDENT HONORAIRE DE LA SOCIÉTÉ.

M. POUGERODSSE, secrétaire général adjoint. —Le Conseil d'adminis-


tration propose comme membres titulaires :
MM. VACHEROT, membre de l'Institut; CLÉMENT JUC.LJR, professeur à
l'Ecole libre des sciences politiques; le baron SÉGUIER, ancien magis-
trat; le comte CIESKOWSKI, membre de l'Académie des sciences de
Cracovie, et le docteur HENTZEL, présentés par MM. Cheysson etDelaire.
M. MORAND DE LA PERRELLE, chef de bataillon d'infanterie de marine,
présenté par MM. Delaire et Dupont.
M. Théodore LËVY, ingénieur en chef des ponts et chaussées, agent
voyer en chef de la Ville de Paris, membre du consistoire israélite,
présenté par MM. Delaire et Fougerousse.
M. GHOULT, manufacturier, présenté par MM. le Dr Bourdin et Fou.
gerousse.
M. DE BELLEVILLE, présenté par MM. A. Le Play et Delaire.
M. Edouard BADON-PASGAL, avocat, présenté par MM. Gibon et
Delaire.
MM. E. MUI.LER, ingénieur, professeur à l'Ecole centrale des arts et
manufactures, ancien président de la société des ingénieurs civils, et
Francis MATHET, ingénieur en chef des mines du Montceau, présentés
par MM. Gibon et Fougerousse.
M. Paul DE ROUSIERS, propriétaire agriculteur, présenté par MM. A.
Delaire et Ed. Demolins.
M. MUSSY, ingénieur en chef des mines, directeur général de la Cie
deChâtillonà Commentry, présentéparMM. Cheysson et Fougerousse.
Nulle opposition ne s'élevant, l'admission des nouveaux membres est
prononcée.
M. VACHEROT, membre de l'Institut, président, donne lecture de
l'ordre du jour, qui est ainsi fixé : la coopération et spécialement les
sociétés coopératives de consommation, par M. Gibon ; les banques
populaires et la paix sociale, par le P. Ludovic de Besse; le mouve-
ment de la population en France et à l'étranger, par M. Cheysson;
les lois de succession en Allemagne, par M. Claudio Jannet.
La parole est donnée successivement à ces divers rapporteurs.
LES SOCIÉTÉS COOPÉRATIVES DE CONSOMMATION
D'APRÈS LA PRATIQUE SUIVIE A COMMENTRY

RAPPORT PRÉSENTÉ PAR M. A. GIBON, DIRECTEUR DES FORGES


DE COMMENTRY (I).
MESSIEURS,
Plusieurs membres de notre société ont bien voulu me demander
une note sur l'organisation et les résultats de la société coopérative
de consommation des forgerons de Commentry, fondée, en '1867, sous
le patronage de la Compagnie anonyme des forges de Châtillon et
Commentry. J'ai l'honneur de répondre à cet appel.
La Société internationale d'économie sociale a déjà traité à un point
de vue spécial la question des sociétés coopératives. M. A. Biaise (des
Vosges), l'un des premiersen France, Fa étudiée, ici même, le 'I- février
1865. Une discussion générale a suivi sa communication; cette discus-
sion a eu surtout pour objet d'étudier les dispositions législatives qu'il
convenait d'appliquer à ces sociétés.
Depuis 4865, les sociétés coopératives ont une nouvelle histoire. Il
m'a paru que je ne pouvais borner ce travail à une simple monogra-
phie et qu'il convenait de rappeler l'idée de la coopération, ses applica-
tions, ses succès dans certaines contrées, son caractère dans notre
pays.
La coopération, personne ici ne l'ignore, est une association d'un
genre original, beaucoup plus intime qu'une association ordinaire;
elle unit des intérêts en vue de services spéciaux. En dehors d'avan-
tages matériels, elle recherchetoujours des résultats plus élevés; dans
certains cas particuliers, la coopération forme un lien puissant, non
seulement entre tous ses membres directement intéressés, mais aussi
avec des coopérateurs dont elle reçoit et auxquels elle fournit des
avantages notables; alors ces associationsnous touchent spécialement,
car elles sont un moyen d'union et par conséquent de « paix sociale».
C'est un caractère que nous avons le devoir d'étudier dans le cours de
ce rapport.
I

Les sociétés coopératives de consommmation sont les plus simples;


ce sont elles qui devaient se propager en premier lieu.
Chacun sait que c'est à ttochdale, dans le comté de Lancastre, près
de Manchester, que la première société de ce genre a été fondée, en

(1) Le rapport, dont nous donnons ici une grande partie, fera l'objet d'un tirage
à part plus complet auquel seront jointes les pièces justificatives.
LES SOCIÉTÉS COOPÉRATIVES DE CONSOMMATION 23
1844, par quelques pauvres ouvriers tisserands qui, au nombre de
vingt-huit, ont pu à grand'peine réunir une somme de 708 francs.
L'histoire de cette société n'est plus à faire, elle vient d'être écrite très
complètement par Holyoake (I), et'déjàM. Biaise enprécisait l'origine
en termes émus en 1863. Mais il est impossible de ne pas rappeler ici
le point de départ et le succès de cette première tentative.
Cette société s'est constituée en 1844, avec des resssources presque
nulles. — En 1845 elle comptait 74 membres; son capital s'élevait à
4,525 fr., le chiffre annuel de ses affaires était 17,750 fr. ; le bénéfice
550 fr. — En 1880, le nombre des membres était de 10613, le capital
7,300,000fr., le chiffre d'affaires 7,000,000 fr., le bénéfice! ,200, OOOfr.
Cette société a servi de modèle à toutes les sociétés coopératives de
consommation qui se sont fondées successivement en Angleterre.
D'après le congrès coopératif de Newcastle de 1880, un de nos con-
frères les plus distingués, M. Ernest Brelay, a écrit dans le Journal des
Économistes que le nombre des sociétés enregistrées dans le Royaume-
Uni, en 1878, était en chiffre rond de 1,200; le nombre des membres de
560,000;le capital-actions, de 140 millions; les dépôts, 22 millions; le
chiffre des affaires, 528 millions; celui des bénéfices, 45,500,000 fr,;
soit 30 p. 100 du capital-actions. Ce qui se comprend facilement, si l'on
observe que le chiffre d'affaires atteint presque quatre fois celui du
capital. — Relevant ensuite la totalité des affaires des sociétés coopé-
ratives de consommation en Angleterre et en Ecosse, M. Brelay, dans le
même travail, donne, pour la période de 1861 à 1878, 4,473 millions
ayant procuré un bénéfice de 346 millions sur lequel les coopérateurs
ont constitué une épargne de 150 millions.
Le succès de ces sociétés, dont le nombre des membres a augmenté,
en Angleterre, de 28 en 1844 à 560,000 en 1878, est dû avant tout à
l'observation rigoureuse des principes fixés par leurs statuts, c'est-à-
dire à leur bonne administrationet aussi à ce que chaque membre nou-
veau y apporte sa clientèle et profite de ses bénéfices. Mais leur grande
popularité tient surtout à ce qu'elles ont remplacé, pour les ouvriers
occupés dans les manufactures, les magasins de denrées alimentaires
établis par les propriétaires des usines. Ces derniers obligeaient leurs
ouvriers à s'y approvisionner et n'hésitaient pas à tirer de gros profits
de ce négoce, à tel point que le parlement anglais dut intervenir pour
défendre expressément aux manufacturiers de se livrer à cette exploi-
tation (2).
Les caractères spéciaux de ces sociétés sont: 1° qu'on en devient

(1) Histoire des Equitables-Pionniers de Rochdale par Holyoake (Traduction de


Francesco Vigano). Guillaumin et Cie 1881.
(2) Quslions ouvrières au xix siècle, — Paul Leroy Bcaulieu. Charpentier et Cie.
24 Ï-A. RÉFORME SOCIALE

membre très facilement; 25 fr. suffisaient à la Cie de Rochdale pour


former le petit capital d'une action, et ce petit capital pouvait être
formé par des acomptes de 0 fr. 30 c. par semaine; — 2° que les frais
généraux, sur un chiffre d'affaires aussi élevé, sont presque nuls; —
3o que tous les bénéfices sontdislribués aux membres associas au pro-
rata de leurs achats.
Les sociétés de consommation se sont surlout développées en Angle-
terre, mais c'est en Allemagne que les sociétés de crédit ont pris nais-
sance. Le fondateur de ces banques est M. Schulze, modeste magistrat
deDelilzsch, chef-lieu de canton de Prusse et plus connu aujourdhui
sous le nom de Schnlze-Dclilz-ch que lui ont donné ses concitoyens
comme litre de noblesse bien mérité, et aussi pour bi™ marquer le
lieu d'origine de la bienfaisante institution. Schulze-Deiilzsch e=tpour
les sociétés de crédit ce que les Équitables-Pionniers de Rochdale ont
été pour les sociétés de consommation : il a créé le type qui a servi de
modèle à toutes les institutions similaires. Schulze-Delitzsch, pour trou-
ver des capitaux, s'est inspiré de l'idée des fondateurs de Rochdale, il
a demandé aux membres de ces sociétés un droit d'entrée de 4 fr. 23
et une cotisation mensuelle de 0 fr. 25, ces conditions sont absolues;
mais, en outre, la société reçoit de ses membres des dépôts volontaires
et, dès que le crédit d'un sociétaire s'élève à 50 ou 60 francs, il devient
actionnaire de la banque : voilà la caisse d'épargne remplacée avanta-
geusement, car l'argent déposé dans cette banque participe à ses bé-
néfices. Les cotisations réunies forment un crédit dont le sociétaire
:
peut toujours disposer, et s'il a besoin d'une plus forle somme il l'ob-
tient avec la signature d'un de ses collègues. L'intérêt de la somme
ainsi empruntée est de5 p. 100, avec commission de 1/4 p. 100 par
moi?, c'est de l'argent à 8 p. 100; on l'a souvent à un taux plus élevé
dans les banques ordinaires, où le bénéfice n'est pas réservé à la clien-
tèle comme dans les banques coopératives de crédit.
Nous avons déjà dit que ces banques servaient de caisse d'épargne :
elles remplacent aussi les monts-de-piété avec un avantage bien autre-
ment marqué au point de vue de l'intérêt et de la considération ; mais
elles font bien plus qu'encaisser les épargnes pour en faire des avan-
ces; quand des besoins se produisent, ces épargnes sont là, en dépôt,
pour fournir à l'ouvrier l'instrument de travail et souvent les matières
premières. L'ouvrier ainsi élevé par lui-même, trouve dans sa position
le plus puissant encouragement: il comprend toute sa responsabilité,
il sent qu'il dépend de lui seul, et dès lors son activité et son travail
assurent son avenir. Schulze-Delitsch n'a pas eu seulement le mérite
de fixer le type des sociétés coopératives de crédit, mais il a eu l'hon-
neur de créer toutes les sociétés de ce genre qui fonclionnent en Alle-
magne, et, avec des cotisations minuscules, avec des actions à 80 fr.
LES SOCIÉTÉS COOPÉRATIVES DE CONSOMMATION 25
environ, il est arrivé de 1850 à 1879 (d'après le compte rendu du der-
nier congrès relevé par M. Brelay) à fonder 1866 sociétés de crédit.
Le compte rendu résume les résultats de 899 de ces banques qui,
toutes, étaient sous la direction de Schulze-Delitzsch. Ces 899 sociétés
comptaient 439,033 membres.
Les crédits accordés ont été de 1764 millions.
Les capitaux des actionnaires 126 —
La réserve 22 —
.......

. . . .
Les capitaux reçus comme épargnes 160 —
Les bénéfices à répartir pour 1879 10,420,000 francs.
Voilà les résultats d'une partie des sociétés fondées en Allemagne. 11
faudrait, si l'on voulait avoir le total, majorer notablement les chiffres
que je viens de signaler, puisque l'ensemble comprenait, en 1879,
1866 banques populaires.
En Italie, en Suisse, en Belgique,bien que le mouvement ne soit pas
aussi généralisé, quelques sociétés de consommation et de crédit pros-
pèrent. Des hommes dévoués à cette idée relativement nouvelle,comme
MM. Luigi Luzatti, notre éminent confrère, Francesco Yigano, Léon
d'Andrimont, ont obtenu des résultats importants.
En France, au contraire, où tout a été tenté — consommation, cré-
dit, production — chaque société a ses statuts particuliers; pour s'en
convaincre il suffît de parcourir un inventaire général des sociétés
coopératives dû à M. Rouillet, 1876 (l) ; on verra qu'il n'y a pas deux
Sociétés qui soient régies par des statuts identiques. Les tentatives
sont nombreuses, les résultats médiocres, les insuccès fréquents.
Cependant, de grands efforts ont été tentés par des hommes de bonne
volonté et de valeur.
Si l'on observe avec soin l'inventaire de ces sociétés dans le livre de
M. Rouliiet, on voit que les sociétés coopératives patronées par I'ia-
dustrie ont toujours réussi. C'est là un trait spécial à notre pays; et ce .

caractère original me paraît avoir une importance considérable qui


fixe le lien qui existe entre le principe de la coopération et celui du
patronage, par conséquent le trait d'union de ces sociétés avec la
science sjciale ; et c'est là le point capital que je me propose de mettre
en lumière.
II
L'étude des résultats du patronage à notre époque se retrouverait
encore facilement dans les six cents rapports intéressants qui, en 1867,
ont répondu à l'appel du Maître illustre de la science sociale, alors

(d) Librairie Paul Dupont, 1876.


26 LA RÉFORME SOCIALE

Commissaire général de l'Exposition universelle. Sous son inspiration


le gouvernement décida, par décret du 9 juin 1866, qu' ail se-
rait créé un ordre distinct de récompenses en faveur des personnes,
des établissements ou des localités qui, par une organisation ou des
institutions spéciales, ont développé la bonne harmonie entre tous
ceux qui coopèrent aux mêmes travaux, et ont assuré aux ouvriers le
bien-être matériel, moral et intellectuel ».
Dans ce concours, la Compagnie anonyme des forges de Ghâtillon
et Gommentry, dont je dois m'occuper particulièrement, a obtenu une
mention honorable. Le rapport qui établit ses titres à cette haute
distinction relève et résume les institutions fondées par la Compagnie
en faveur des ouvriers et de leurs familles. Il précise ce qui a été fait
pour assurer l'instruction dés enfants des deux sexes, constate la créa-
tion d'orphelinats et d'ouvroirs importants; établit que la Compagnie
a organisé partout gratuitement le service médical, pour les ouvriers
et leurs familles, auxquels elle assure également gratuitement les
médicaments. Enfin, le rapport indique les sacrifices notables que fait
la Compagnie pour fournir le logement, gratuitement ou à prix réduits,
aune grande partie de son personnel.
C'est l'année même de l'Exposition, à la date du 3 février 1867, que
la Société coopérative de consommation des forgerons de Gommentry
a été constituée. Son succès a dépassé toutes les espérances; mais
avantde montrer les résultats,je vais exposer les conditions principales
des statuts (1),car c'est à leur application fermé et constante que nous
devons les résultats précieux qui ont été obtenus.
Les premiers statuts — du 3 février 18 67 — ont été établis sous le
régime de la société à responsabilité limitée. Cette première société a
été transformée en société anonyme le 24 juin 1872, puis prorogée et
modifiée le 1er septembre 1881.
Le but de la société est clairement précisé par l'article II, ainsi
conçu :
« La société a pour but l'achat aux meilleures conditions de prix
et de qualité, des substances, denrées ou marchandises de consomma-
tion, pour les revendre ensuite aux membres de la société, aux autres
ouvriers de l'usine et àleurs familles, considérés comme membres coo-
pérateurs du jour où ils se serviront au magasin social, de façon à
faire participer les actionnaires et les consommatenrs au bénéfice
pouvant résulter de l'achat en gros de ces objets. »
On voit par cet article, que la société, fondée par divers membres,
constituée par ta souscription des actions, veut non seulement faire
profiter des avantages qu'elle espère, ses fondateurs et ses actionnaires,

(1) Ces statuts seront publiés dans 1P tirage à part.


LES SOCIË'ÏÉS COOPÉRATIVES DE CONSOMMATION ti
mais aussi tout le personnel attaché à l'établissement, considéré comme
coopérateur de la société.
L'article YI établit les conditions d'admission : la condition capitale,
c'est d'appartenir à la Compagnie; dès qu'an actionnaire cesse d'y
être attaché, il doit céder ses actions soit à une personne travaillant à
l'usine, soit, à défaut, au conseil d'administration lui-même. — Le
prix des actions est réglé au cours fixé par le conseil. — Ce cours est
établi à chaque inventaire et dépend delà valeur des réserves.
Le service financier de la Société est fait par la Compagnie ano-
nyme des forges de Ghâtillon et Commentry (article Vil des statuts).
C'est le service qui l'unit à elle et qui a certainement son importance
et son intérêt pour la société coopérative.
L'administration est composée de neuf membres élus en assemblée
générale: ces neuf membres sont rééligibles. Ils forment un conseil
qui nomme son président et règle l'ordre des séances. Les pouvoirs
du conseil sont des plus étendus.
Des commissaires contrôlent la comptabilité et les inventaires. Les
fonctions d'administrateur et de commissaire sont gratuites. Les
actionnaires ont communication des inventaires; ils possèdent autant
de voix qu'ils ont d'actions, sans que le nombre puisse dépasser dix
voix. Les assemblées sont composées d'un nombre d'actionnaires
représentant au moins le quart du capital social.
Les bénéfices sont ainsi répartis : un minimum de 5 p. 100 à la
réserve ; 6 p. 4 00 d'intérêt aux actions, et, pour le surplus : un hui-
tième aux actionnaires et les sept huitièmes à tout consommateur,
actionnaire ou non, au prorata de ses achats.
Le but fixé par les statuts de la société n'est pas le seul qu'on ait
cherché à atteindre : à côté du résultat matériel, assuré par les bonnes
conditions d'achat et par le partage des bénéfices de l'entreprise, la
société a eu également en vue de favoriser et de constituer l'épargne,
xi ce sujet, voici comment son conseil d'administration s'exprimait à
la première réunion de l'assemblée générale, le 3 novembre 1867:
« Nous voulons constituer l'épargne...Nous pouvons vous demander
si vous connaissez une. position plus triste, plus funeste, une oppres-
sion plus douloureuse que celle d'une famille enchaînée par le fléau
des dettes. Quand une famille est dans cette position, elle tombe sous
la dépendance presque absolue de ses fournisseurs. Cette situation fu-
nesteest souvent sans remède, malheureusement elle est plus répandue
qu'on ne le croit, son origine est multiple, elle naît de la négligence,
du mauvais exemple, du crédit facile, de l'entraînement, du désordre;
et quand une fois on y est plongé, il est extrêmement difficile d'en
sortir; souvent même, malgré les plus fortes résolutions, c'est impos-
sible, et l'on a enchaîné pour toute sa vie sa liberté. »
28 LA RÉFORME SOCIALE

La société coopérative, telle que nous l'avons constituée, a pour


premier effet d'empêcher cette situation. Tous ceux qui s'y adressent
et déjà leur nombre est considérable et croît chaque jour, doivent
mesurer leurs dépenses d'après leurs recettes. Le crédit est interdit,
c'est donc là un point absolumsnt acquis. Mais quand on mesure ses
dépenses à ses recettes, on est bien près de songer à l'économie et on
arrive ainsi à l'épargne.
La voix du conseil d'administration a été entendue, on le verra,
par les chiffres que je vais indiquer, et afin qu'ils ne présentent au-
cun doute à l'esprit, j'ai relevé simplement les chiffres d'inventaires
constatés par chacun de nos bilans (4). Rien n'est plus instructif que
l'examen de ces bilans comparatifs ; Nous allons donc passer en
revue les chiffres de l'actif et du passif et, par conséquent, préciser les
résultats obtenus par la Société coopérative des forgerons de Com-
mentry depuis sa fondation.

III

ACTIF.
— 1° Valeur des marchandises. — La société coopérative tient
tout ce qui constitue un magasin complet d'épiceris, les articles de
mobilier et de ménage utiles aux familles d'ouvriers, les étoffes de
toutes sortes, les confections, les chaussures et coiffures; elle est unie,
pour les confections, à un ouvroir créé par la Compagnie des forges,
où quatre-vingts jeunes filles, toutes enfants de nos ouvriers, travail-
lent à la confection du linge et des vêtements destinés à la vente.
La société vend du vin; elle a également une boucherie et une char-
cuterie. Quant au pain, il est livré suivant des traités passés avec des
boulangers de la localité, mais la société compte bientôt le fabriquer
elle-même.
Le chiffre moyen des affaires par mois atteint aujourd'hui 60 à
65.000 fr.; il varie par année de 7 à 800,000 fr. Dans ces conditions,
le stock des marchandises au dernier inventaire ne dépassait pas
sensiblement 50,000 fr. — La moyenne de ce stock qui figure à nos
inventaires, ne dépasse pas 60,000 fr. Pour expliquer un chiffre aussi
réduit, il convient de dire de suite que pendant les dix premières
années d'existence de la société, son conseil d'administration a fait, à
chaque inventaire, une réserve spéciale appliquée à la réduction du
prix d'achat des marchandises et que cette réserve spéciale est de
40,000 fr., et réduit d'autant le chiffre du stock qui figure à l'actif.
2° Fonds en dépôt. — Le chiffre des fonds en dépôt a toujours été

(-1) trouvera le détail complet du bilan, depuis l'origine de la Société, dans le


On
tirage à part.
LES SOCIÉTÉS COOPÉRATIVES DE CONSOMMATION 29
croissant: ainsi, au premier inventaire de '1867, nous avions 3,743 fr. ;
en 1872, 52,268; en 1877, 195,273; au3l décembre 1882, 291,301.
Ces espèces en dépôt représentent, avec les marchandises, le capital
ainsi que les épargnes constituées par des bénéfices et laissées en
dépôt par une partie des actionnaires et coopérateurs, car encore ici
les coopérateurs jouissent de l'avantage précieux de pouvoir, comme
les actionnaires, déposer leurs bénéfices à la caisse de la société où
ils profitent d'un intérêt de 4 1/2 p. 100.

PASSIF.—1° Capital social.—Ce capital était à l'origine de 30,000 fr.,


constitué parcentirenteetunactionnaires,surun personnel de quinze à
seize cents ouvriers, représentant environ huit cents familles;les six
septièmes de ce capital ont été formés par les ouvriers et le septième com-
plémentaire par l'administration et la direction, comme témoignage
d'intérêt, d'encouragement et de confiance. En 1872, ce capital a été
porté à 60,000 fr. et, en 1882, à 120,000 fr.
Cette augmentation de capital provient uniquement des réserves
statutaires. En 1872, elles ont dépassé 30,000 ; le capital a été doublé
en 1882;, elles ont dépassé 60,000; le Conseil a fait la même opéra,
tion, et c'est ainsi que les actionnaires d'origine ont vu leurs actions
quadrupler en quinze années, simplementpar le jeu des réserves; en
même temps le nombre des actionnaires s'élevait de 131 à 372. De cette
façon, l'affaire étant aujourd'hui parfaitement assise, nous avons
comme actionnaires le quart du personnel des usines de Commentry.
Ce chiffre représente au moins la moitié des familles de nos ouvriers,
car les fils y travaillent souvent avec leur père.
Je dois ajouter que tous les actionnaires actuellement propriétaires
de dix actions se sont décidés à en faire l'abandon en faveur de nou-
veaux actionnaires, et bientôt le chiffre actuel de 372 dépassera 500.
2° Réserve pour achat de matériel. Ces réserves ont été absorbées
—•
au fur et à mesure des besoins. Toutes les dépenses de matériel sont
immédiatement amorties.
3° Réserves spéciales pour réduire la valeur des marchandises. — Cet
article du passif comprend toutes les réserves qui ont été faites pour
réduction de prix d'achat sur les marchandises. Nous avons là
40,000 francs que nous n'augmentons ni ne diminuons jamais
depuis 1876; c'est la garantie de la valeur de nos approvisionnements;
elle est jugée suffisante, car elle représente des deux tiers à la moitié
la valeur totale du prix d'achat des marchandises en stock.
4° Réserve statutaire. —• On a déjà vu qu'en deux circonstances,
cette réserve avait largement profité aux actionnaires, puisqu'elle a
30 LA RÉFORME SOCIALE

quadruplé leur capital d'origine; aujourd'hui elle est réduite à


15,000 fr., chiffre approximatif du dernier inventaire.

secours.— Cette réserve comprend les soldes des


5° Réserve pour
sommes qui représentent les bénéfices afférents aux actions de la Com-
pagnie des forges de Châtillon etCommentry et de quelques personnes
attachées à l'administration. Ces bénéfices ont toujours été aban-
donnés pour soulager des malheurs imprévus. Et dans ce but la so-
ciété elle-même a toujours renoncé dans des circonstances analo-
gues; à une part de ses bénéfices. L'ensemble de ces abandons a été
en moyenne de 1,000 à 1 ,200 fr. par an.
Créanciers divers. — Cet article du passif n'a pas grande impor-

tance. La société, qui vend au comptant, règle également ses fournis-
seurs au comptant; mais au dernier jour d'un inventaire, on reçoit
des factures qu'on ne peut pas toujours payer par défaut de vérifica-
tion ou de temps; c'est l'ensemble de ces factures qui représente la
somme ainsi désignée.
7° Déposants.— Cet article comprend les épargnes mises en dépôt;
c'est la caisse d'épargne des coopérateurs. Ils sont parfaitement libres
de laisser ainsi accumuler leurs bénéfices ; mais un grand nombre le
font avec persévérance, et beaucoup déjà se sont ainsi constitué un
modeste capital. Le chiffre des épargnes laissées en dépôt et qui a été
constamment en progressant s'élevait, au 31 décembre, à 151,466 fr.;
mais ce chiffre est loin de représenter l'ensemble des dépôts. Depuis
la fondation de la société, les bénéfices laissés en dépôt par les ac-
tionnaires et les coopérateurs représentent la somme de 294,083 fr. 50.
Ce chiflre a profité de 74,000 fr. d'intérêts, ce qui porte à 368,000 les
épargnes du personnel; il reste aujourd'hui 151,466 fr. La différence
a servi aux intéressés dans des circonstances où toute famille est heu-
reuse de pouvoir puiser sans sa propre caisse, soit pour constituer une
dot, pour l'achat d'un mobilier, souvent aussi pour l'acquisition d'un
terrain destiné à la construction d'une maison; ce qu'il importe de dire,
c'est que l'argent ainsi économisé n'est plus exposé, il est appliqué
à l'amélioration du sort de la famille.

8° Dividendes impayés. — Cet article est simplement pour ordre; il


représente à chaque inventaire le total accumulé des dividendes qui
n'ont pu être réglés par suite de l'absence ou du départ des intéressés.
Ce chiffre est réduit à 41 fr. au dernier inventaire et vient témoigner
I

de la solidité et de la régularité du travail à l'usine de Commentry.


A cet égard, puisque je touche à une question un peu en dehors de
la société coopérative, je dirai, au sujet de la permanence des enga-
LES SOCIÉTÉS COOPÉRATIVES DK CONSOMMATION 31

gements, que le personnel de Gommentry se compose actuellement


de '1555 ouvriers dont les états de service sont les suivants :
530 ouvriers de 1 à 5 ans de service;
350
292

-
de 5
de 10


10 ans
15 ans —
-
178
78
_ de 15
de 20
— 20 ans
25 ans

— — —
99 — de 25 — 30 ans —
28 — de 30 — 35 ans et plus —
l~,55ir~
9° Profits et pertes. — Reliquat du dernier inventaire. — Cet article
présente simplement, pour la balance des écritures, le solde du compte
de profits et pertes.
10° Bénéfices de Vexercice. — Cet article est, à tous égards, le plus
intéressant, car il représente, pour chaque inventaire, le total des
bénéfices répartis. Ce chiffre a varié chaque semestre, et, de 6,315ir.
qu'il était en 1877, il s'est élevé à 37,634 fr., pour le dernier se-
mestre de 1882. lia toujours été croissant, parce que le chiffre des
affaires a toujours augmenté, et aussi parce que l'administration de
la société, dirigée par le même personnel, et avec un même esprit, a
dû acquérir une plus grande expérience.
L'ensemble des bénéfices répartis aux actionnaires et aux coopéra-
teurs, s'est élevé depuis 1867 à 770,000 fr., sur lesquels, en chiffre
ronds, les actionnairesont touché pour intérêts et dividendes 131,000 fr.
et les coopérateurs 639,000 fr. En dehors de ces chiffres, les réserves,
consolidées par les actions, ont donné 90,000 fr. aux actionnaires, el
les réserves spéciales actuelles, soit statutaires, soit extraordinaires sur
matériel et marchandises, dépassent encore un chiffre de 90,000 fr.
qui reste libre, en totalité; la réunion de ces sommes représente, pour
le bénéfice de la société, depuis son origine, une somme de 950,000 fr.
Les renseignements suivants fixeront mieux les idées sur les résul-
tats en bénéfices : Dans la lre période, au capital de 30,000 fr., la
Société a donné aux actionnaires 9 fr. 80 p. 100, et aux acheteurs
coopérateurs 5 fr. 34 p. 100, suivant l'importance de leurs achats.
Dans la 2° période, au capital de 6),000 fr., les actionnaires ont reçu
7 fr. 76 p. 100, et la répartition aux coopérateurs a été de 7 fr. 30
p. 100. Enfin, depuis que le capital est à 120,000 fr., la part des
actionnaires est de 6 fr. 37 p. 100, et celle des acheteurs 8 fr. 50 p. 100.
Il faut noter que la part des actionnaires porte sur un semestre, et se
rappeler que celle des acheteurs porte sur les achats.
Je puis encore mieux préciser, en calculant d'après l'ensemble des
résultats depuis l'origine : On trouve, eiTjeffet, que la moyenne du
32 LA RÉFORME SOCIALE
bénéfice net, depuis 1867, a été de 10 p. 400 sur les ventes; le bénéfice
qui en est résulté a été ainsi réparti : 20 p. 100 à la réserve, 13 p. 100
aux actionnaires pour intérêts et dividende, 67 p. 100 aux acheteurs-
coopérateurs. Sur les 20 p. 100 de la réserve, la moitié, sous forme
d'actions, a été distribuée aux actionnaires, l'autre moitié reste libre
et garantit l'actif. Si l'on relevait le bénéfice brut au lieu du bénéfice
net, on aurait 15 fr. 50 p. 100 au lieu de 10 fr. ; la différence, soit
5 fr. 50 p. 100, représente les frais généraux, qui comprennent les
loyers, les contributions, les assurances, les frais de bureau, les ap-
pointements et gratifications au personnel.

1Y

La Compagnie anonyme des Forges de Châtillon et Commentry n'est


pas la seule qui ait patronné des Sociétés coopératives dans l'industrie,
on peut citer d'abord quelques établissements de l'Etat : la fonderie
de Ruelle (Charente), l'établissement d'Indret (Loire-Inférieure), les
forges de la Ghaussade (Nièvre); puis, dans l'industrie privée : les
établissements de MM. Jappy frères, Peugeot frères, Lépée frères
(Doubs), et les puissantes compagnies de Saint-Gobain et d'Anzin.
M. H. Guary, directeur de la compagnie d'Anzin, MM. C. Peugeot,
manufacturier à Audicourt, ont bien voulu mettre à notre disposition
les statuts des sociétés coopératives créées et patronnées par eux. Je
suis heureux d'être autorisé à vous communiquer ces documents.
Les statuts de ces deux sociétés sont établis sur les mêmes principes (1).
Elles sont à capital variable. Celle d'Anzin a été fondée en 1868;
celle d'Audincourt en ! 872. Pour les deux sociétés, la valeur de l'action
est de 50 fr. On ne peut en posséder qu'une seule à Audincourt, deux
à Anzin. L'actionnaire, dans ces sociétés, témoigne surtout une adhé-
sion aux statuts, et verse une petite somme qui est une garantie de
ses achats. On ne peut être aclionnaire sans être agréé par le conseil
delà société. Les actions portent intérêt à raison de 5p. 100. Les
deux sociétés font de puissantes réserves. 70 p. 100 sur les bénéfices
nets sont attribué aux acheteurs. Le gérant est nommé par l'assem-
blée générale, il est contrôlé par une commission qui tire ses pouvoirs
de la même origine.
La société des mineurs d'Anzin fait comme nous son inventaire par
semestre. J'ai sous les yeux celui du 28 février 1883 : 2,625 familles
font partie de la société.
Le chiffre d'affaires a atteint. 1,161,848 fr. 70 c.
Le bénéfice brut
Le bénéfice net : .... 498,600
155,653
»
»

(l) Les statuts de la ft° d'Anzin seront publiés dans le tirage spécial.
LES SOCIÉTÉS COOPÉRATIVES DE CONSOMMATION
33

La réserve a été suspendue temporairement, pour le semestre, et en


conséquence la repartition a donné 12 p. 100 aux acheteurs.
825 familles sont intéressées dans la société d'Audincourt.
Le chiffre d'affaires pour l'année 1882 s'est élevé 333,110 fr. 33
Le bénéfice brut à 46,059 57
Le bénéfice net à 35,364 33
La réserve à 7,072 »
La répartition à 8 fr. 20 p. 100.
Ces sociétés sont l'une et l'autre très prospères. Les compagnies
font le service financier et favorisent également l'épargne. Le succès
s'affirme à chaque inventaire par l'augmentation du nombie des as-
sociés et par l'augmentation du chiffre des affaires.
Quand on examine la liste générale des sociétés de ce genre qui
sont établies en France, on trouve toujours le succès avec le concours
d'un patronage intelligent et sérieux. Au contraire, on le trouve très
rarement quand ces sociétés sont fondées sur le principe absolu de
l'autonomie.
J'ai déjà dit à ce sujet l'impression qu'on éprouve en parcourant,
dans le livre de M. A. Roulliet, la série de toutes les sociétés coopé-
ratives qui ont été fondées en France : des échecs en général, quel-
ques succès d'estime, rien de tranché, d'important, en dehors du
patronage ; mais sous le patronage les résultats sonts assurés, soit au
point de vue matériel, soit par l'esprit d'ordre et d'économie que les
sociétés inspirent, soit plus encore par le fait du lien d'estime et d'af-
fection qu'elles établissent entre les patrons, particuliers ou adminis-
trations, et les ouvriers. Enfin, c'est un moyen pratique d'instruction
économique pour la classe ouvrière, et c'est presque le seul.
Devons-nous conclure de cette situation que partout il faudrait
que la grande industrie constituât des sociétés coopératives dans la
forme adoptée par plusieurs compagnies? Il serait excessif de l'affir-
mer. Les conditions ne sont pas toujours les mêmes: on trouve
quelquefois la concurrence bien établie ; d'autre fois, un commerce
intéressant comme à Baccarat, dont un de nos confrères, M. Ghassi-
gnet, parlait ici, en rendant compte, dans un remarquable travail, des
institutions fondées dans cet établissement, qui est une de nos gloires
industrielles. M. Chassignet basait sur l'état du commerce à Baccarat,
l'absence d'une société coopérative; la discussion qui a suivi son
rapport, a fixé les motifs qui ont décidé l'honorable compagnie à
prendre ce parti.
Des compagnies puissantes,
— presque toutes celles des chemins de
fer français, le Creusot, les mines de Bessèges, la Grand'Gombe,
Blanzy, les messageries nationales de Marseille, la compagnie des
Liv. i. 3
34 LA RÉFORME SOCIALE.

forges de Denain et d'Anzin, les forges de Montataire, etc., etc.,


ont créé des magasins et des institutions diverses où leur personnel
trouve toujours, à des conditions avantageuses, tout ou partie de ce
qui est nécessaire à la nourriture, à l'habillement et souvent môme au
logement. Ces institutions établies généreusement, comme vous avez
pu en juger vous-mêmes hier, sur place, pour la compagnie d'Orléans
qui est un modèle dans ce genre, offrent souvent de grands avantages,
et, bien que les ouvriers les considèrent peu, rendent des services
importants. Mais si quelquefois elles sont appréciées, elles n'ont pas
le mérite de constituer l'épargne, ni celui de former l'instruction écono-
mique d'un personnel. Il suffirait de quelques efforts et d'une bonne
volonté sérieuse pour transformer ces magasins en sociétés coopéra-
tives, et obtenir les résultats que nous avons relevés. Si cette transfor-
mation se réalisait, nous aurions aussi, et bien facilement en France,
quelques centaines de mille ouvriers qui profiteraient sûrement des
bienfaits de la coopération.
Jamais, à aucune époque, les hommes dévoués qui s'occupent des
questions économiques et sociales n'ont autant écarté les utopies, les
systèmes préconçus, pour s'occuper uniquement des faits relevés par
l'observation. Les philosophes, les hommes d'Etat, dignes de ce nom,
les penseurs, les historiens, soit en France, soit à l'étranger, semblent
de plus en plus disposés à adopter ce principe. C'est celui de notre
Ecole. Jamais les chefs d'industrie n'ont témoigné également par des
faits, un plus vif désir, une plus ferme volonté d'améliorer le sort de
la classe ouvrière.
Enfin la science sociale est partout à l'ordre du jour; il importe
qu'elle fasse partie de l'enseignement. Tous les hommes attachés à
l'industrie ont chaque jour à appliquer ses principes. On ne saurait
trouver une école plus féconde que celle de l'illustre fondateur de la
Réforme sociale; mais, pour que cette école porte ses fruits, il faut
avant tout que, suivant la parole franche et loyale de Le Play, la
classe dirigeante ait le courage de confesser ses erreurs. Si elle unit sa
vie et son travail à la vie et au travail de la classe ouvrière, si elle
abandonne le luxe et la vanité pour la simplicité et l'honnête ambi-
tion,si elle comprend que la fortune impose surtout des devoirs, en un
mot, si elle donne tous les bons exemples, elle en récoltera tous les
fruits, et le moins précieux ne sera pas celui d'ouvrir enfin les yeux et
le coeur à ceux qui aujourd'hui sont souvent aveugles et envieux.
Dieu veuille que cette transformation s'opère... C'est un grand tra-
vail auquel la Société d'économie sociale saura, comme son infatigable
et illustre fondateur, consacrer son dévouement et sa science. En vérité,
jl n'y a pas d'autre moyen de réaliser cette devise, à la fois sublime et
ouchante, l'honneur de notre drapeau : « La Paix sociale. »
LES BANQUES .POPULAIRES ET LA PAIX SOCIALE

RAPPORT PRÉSENTE PAR LE P. LUDOVIC DE BESSE, FONDATEUR DU CRÉDIT


MUTUEL ET POPULAIRE.

Le promoteur des banques populaires eu France, le P. Ludovic de


Besse, traitant devant la Réunion de l'entreprise à laquelle il s'est voué,
ne se propose pas de lui apporter des théories ou des systèmes, mais
des faits.
Il expose donc en quelques mots l'ensemble des institutions qu'il a
fondées à Paris, rue des Lombards, 23. C'est là que, le 16 juin de
l'année dernière, une assemblée générale constituait le Crédit mutuel et
populaire. Cent soixante personnes ayant souscrit cinq cents actions no-
minatives de 50 francs et versé M,000 francs concouraient à cette fon-
dation. En moins d'une année, les actionnaires ont atteint le nombre
de quatre cent cinquante, les actions souscrites ont dépassé douze
cents, soit 60,000 francs. Les versements, 50,000 francs avec lesquels,
grâce à l'appui du Comptoir d'escompte, on a pu faire 250,000 francs
d'escompte ou d'avances à une centaine de petits patrons.
Le placement gratuit, les consultations gratuites sur toutes les affaires
des associés, les annonces réservées à ces mômes associés, etc., sont
autant de services ou institutions que le Crédit mutuel a organisés
pour donner à ses actionnaires la vie de famille et pour mieux atteindre
le but de cette société qui est la réforme des petits ateliers.
Car le P. Ludovic fait observer qu'il n'a pas la prétention de réformer
l'univers entier. Il rappelle l'es articles publiés récemment dans la
Réforme sociale sur le grand détail, et tout en rendant hommage aux
institutions du Bon marché, il estime, comme l'auteur de ces articles,
que le petit détail mérite grandement d'être soutenu contre la concur-
rence des grands magasins. En effet les petits ateliers sont éminem-
ment favorables à la conservation de l'esprit de famille, de la tradition
et de la simplicité de vie.
Or, ce sont ces ateliers que visent.les diverses institutions fondées
par le P. Ludovic. Le placement gratuit recherche les travailleurs de
bonne volonté et les groupe ensemble dans les mêmes milieux pour
qu'ils aient la paix qu'ils ne trouveraient pas ailleurs.
Les avances et les escomptes au Crédit mutuel et populaire donnent
aux petits patrons l'argent qui leur manque si souvent aux échéances,
et les préservent ainsi de la faillite.
Lescaisnes ouvrières, fondées par le droit d'entrée et des prélèvements
sur les bénéfices annuels, permettent de donner un gros intérêt à l'é-
36 LA RÉFORME SOCIALE

pargne des ouvriers et de leur ménager divjrs avantages qu'ils méri-


tent par le seul fait d'appartenir à la sociét j
Les annonces réservées procurent aux fournisseurs actionnaires des
clients précieux, ce sont les riches qui entrent dans la société pour en
être les amis et les protecteurs. Ils placent d'abord un peu d'argent
dans le Crédit mutuel, non pas dans l'espoir d'augmenter leur fortune
par de gros dividendes, mais pour permettre à cette institution de prêter
à meilleur marché aux petits patrons. Ils choisissent ces patrons pour
leurs fournisseurs et, au besoin, ils ne refusent pas de les cautionner
pour leur procurer un crédit plus considérable. Enfin, ils forment avec
ces patrons des groupes de voisinage, qui, au sein des grandes villes où
on se connaît si peu, peuvent devenir un élément considérable d'ordre
et de paix.
Les consultations gratuites sont un puissant moyen d'opérer dans
cette société le rapprochement des classes. Ces consultations portent
sur les points suivants : escomptes, avances, encaissements, comptes
de dépôts, valeurs de bourses, mémoires d'architectes, assurances,
gestion d'affaires, affaires litigieuses, réclamations sur contributions,
travaux de comptabilité, etc. On voit que les administrateurs du Crédit
mutuel sont de véritables pères de famille et que chaque actionnaire
peut se considérer comme un enfant de la maison qui, à l'occasion
trouvera dans la société toutes les lumières et tout l'appui dont il a
besoin pour défendre ses intérêts.
Les réunions de tout genre que le Crédit mutuel provoque au siège
social achèvent d'établir entre ses membres l'union détruite par les
erreurs de la Révolution et à laquelle ont succédé l'isolement et l'in-
dividualisme avec leurs conséquences délétères. En dehors des assem-
blées générales, le Crédit mutuel a tenu quantité de réunions particu-
lières; il a commencé à grouper les actionnaires d'un même métier,
enfin il a inauguré des conférences populaires pour l'instruction écono-
mique de ses associés.
L'institution est ouverte à toutes les personnes honorables. Sa devise
est : Paix aux hommes de bonne volonté. On reconnaît ces hommes à ce
qu'ils ne violent pas, d'une manière habituelle, les commandements
inscrits dans la conscience de tout le monde, c'est-à-dire le Décalogue.
Si, fidèles à ces préceptes d'ordre supérieur, ils manquent à des pré-
ceptes positifs, on peut et on doit les supposer de bonne foi. La charité
chrétienne prescrit de leur tendre la main et s'ils acceptent d'entrer
dans une société que dirige un religieux, on peut croire qu'ils ne
viendront pas y apporter des éléments de discorde, mais qu'ils lui
rendront, en respect et en dévouement, les bienfaits qu'ils en auront
reçus.
LE MOUVEMENT DE LA POPULATION
EN FRANCE ET A L'ÉTRANGER

IUPPORT PBÉSENTÉ PAR M. E. CIIEYSSON, INGÉNIEUR EN CHEF DES PONTS ET


CHAUSSÉES, PRÉSIDENT DE LA SOCIÉTÉ DE STATISTIQUE

MESSIEURS,

Il n'est pas en économie sociale de question plus importante que


celle de la population. Elle réagit par quelque côté sur tous les inté-
rêts vitaux de la société; elle louche à l'armée, à son recrutement, et,
par là, à la grandeur et à la sécurité nationales ; elle touche au régime
de l'agriculture et de l'industrie, au bien-être des ouvriers, au taux des
salaires, à l'équilibre entre la production et la consommation; elle tou-
che à la stabilité politique, à la prospérité commerciale, à l'émigra-
tion intérieure et extérieure, à la colonisation et au rayonnement de
la mère patrie ; elle touche à la constitution même de la famille, à la
moralité publique; en un mot à tous les problèmes, dont se préoccu-
pent le moraliste, le philosophe et l'homme d'État. Rien ne lui échappe
et tout vient y retentir.
Bien que déjà plusieurs fois traitée devant la Société d'Economie
sociale, une telle question n'est jamais épuisée, et reste constamment
à notre ordre du jour. Elle mérite d'autant plus d'être incessamment
agitée que la situation, déjà signalée à vos méditations, pour ne pas
dire à vos inquiétudes, est loin de s'améliorer. Le mal fait au contraire
des progrès rapides: ce nous est donc un devoir de le dénoncer sans
relâche à l'attention des hommes de bonne volonté. Il y va delà gran-
deur de notre pays: fut-il jamais terrain plus propice pour s'entendre
et se donner la main, sans acception de religions ni de partis?
Dans l'étude que je vais entreprendre, je me placerai, non pas au
point de vue des causes et des remèdes, mais principalement à celui des
faits, et pour ne pas alourdir cet exposé par l'abus des chiffres, j'y
substituerai autant que possible leur traduction graphique, sous forme
de «diagrammes», quiparlentplusclairement aux yeux et à l'esprit (1 ).
I. — ACCROISSEMENT DE LA POPULATION DE -1806 A !881.
Si 1 on examine, sur le diagramme placé en tête de la page suivante,
la marche de la population française depuis l'origine des recensements
jusqu'à nos jours,on constate qu'elle est passée de 29,107,425 habitants
(1) Qu'il me soit permis de renouveler ici mes remerciements à mes honorables
collègues de la Société de statistique, MM. Levasseur et Lafabrègue, pour la libéralité
avec laquelle ils ont misa ma disposition leurs beaux diagrammes muraux sur la
population. Ces dessins sont de vrais modèles du genre et ont constitué le principal
altrait de ma coi férence.
38 LA RÉFORME SOCIALE

1806, à 37,672,048 en 1881 (1). C'est un accroissement moyen


en
annuel de 38 pour 10,000 habitants. Mais son allure va toujours en
ralentissant, puisqu'en prenant les trois dernières périodes de
se
vingt années, on trouve que cette progression est tombée de 59 à 34,
puis enfin à 26, de 1861 à 1881 (2). '

A ce dernier taux, le doublement de notre population ne s'effectuerait


qu'en 271 ans.
Un pareil résultat prend toute sa gravité, si on le compare à celui qui
caractérise les autres peuples. Ces
sortes de questions, en effet, se jugent
surtout par des rapprochements in-
ternationaux. Si, malgré sa marche
très lente, un pays va plus vite que
ses voisins, il prend à la longue de
l'avance sur eux. Mais nous ne pou-
vons malheureusement pas opposer
cette consolation à la lenteur de notre
accroissement.
C'est ce qui résulte du diagramme
ci-contre, qui figure les allures de la
population pour divers pays (2).
Seule l'Irlande est placée au-des-
sous de nous. Pendant ce temps l'Al-
lemagne croît avec une extrême ra-
pidité et justifie le mot de Tacite:
Germania, officina genlium. Sur un
territoire égal 'au nôtre, elle compte une population de 45 millions
d'habitants qui, malgré l'émigration, double presque en 50 ans.

(1) ]ïn calculant l'effectif de la population, tel qu'il eût été sans les annexions et les
pertes de territoire, on trouve pour 1881 le chiffre de 38,572,783. C'est sur le? chiffres
ainsi rectifiés qu'ont été établis, par le calcul logarithmique, les taux d'accroissement
indiqués dans le texte.
(2) La courbe en traits pleins représente les recensements officiels, et, pour les
L'ÉTRANGER 39
MOUVEMENT DE LA POPULATION EN FRANCE ET A

Les Etats-Unis marchent plus vite encore, leur mouvement propre


accéléré un afflux extraordinaire d'émigration qui déverse
étant par
neufs le trop-plein de la vieille Europe.
sur ces pays de rivaux qu
On comprend que notre stationnementrelatif, en face
progressent, équivaut à un véritable recul. Cet effet est d'autant plus
sensible que l'ancien équilibre européen se transforme peu à peu, et
peuples sont successivement admis dans le concert des
que de nouveaux
grandes puissances.
Sous Louis XIV, vers 1700, l'empire de Charles-Quint était démem-
bré, et l'Espagne reléguée à un rang effacé; la monarchie française,
19 millions d'habitants, figurait pour plus des 2/5 (38 0/0)
avec ses
dans les popul ations des trois grandes puissances européennes (France,
Angleterre, Confédération germanique).
En 1789, bien que la France se fût annexé l'Alsace et la Lorraine,
et que sa population se fût augmentée de 7 millions d'habitants depuis
le commencement du siècle, sa situation relative avait baissé. En
effet les autres États s'étaient accrus de leur côté; la Russie entrait en
scène avec ses 25 millions d'habitants, et la France ne représentait
plus alors que 27 0/0 de la population'des quatre grandes puissances.
En 1815, après la Révolution et les guerres de l'Empire, la Prusse
est admise dans le concert européen, et la part de la France se rédui
à 20 0/0.
En 1877, l'avènement de l'Italie porte à six le nombre des grandes
puissances, et ramène à 14 0/0 ou à 1/7 environ, la proportion pour
laquelle notre pays figure dans leur population totale.
Mais, dans ce bilan international, on n'a pas le droit de négliger les
États-Unis, que rapproche de nous chaque progrès dans les moyens de
communication, et que leur prodigieux développement agricole et
industriel appelle à intervenir de plus en plus, sinon dans la politique
européenne, au moins dans les problèmes économiques qui s'agitent
sur nos vieux continents.
En faisant entrer les États-Unis en ligne de compte, la part propor-
tionnelle de la France tombe à 11 0/0 par rapport aux populations
de 1882.
Ce n'est pas tout : quelque pénible que cet aveu soit pour notre
patriotisme, il faut reconnaître que, déjà si fâcheuse, cette situation
ne peut qu'empirer avec le temps, si notre population ne modifie pas
son allure actuelle.

années intermédiaires, les chiffres déduits du mouvement de l'état civil. Afin de faire
apprécier le véritable accroissement de la population, en dehors de l'influence des
variations du territoire, on a tracé en traits pointillés la courbe qui rectiiie ces re-
censements, comme il est dit à la note précédente, eu égard à l'annexion de Nice et
de la Savoie en -18G2, et à la perte de l'Alsace-Lorraine en 1871.
40 LA RÉFORME; SOCIALE
demi-
Pour s'en convaincre, il suffit de se porter par la pensée, à un
siècle en avant (un jour pour la vie d'an peuple !) dans l'hypothèse que,
période de cinquante l'accroissement des popula-
pendant cette ans,
tions en présence suivrait la même loi qu'aujourd'hui, et que la carte
de l'Europe ne subirait pas de nouveaux remaniements. Dans ce cas,
siècles,
notre pays ne figurerait plus au total que pour 7 0/0. En deux
population relative serait tombée du tiers au quinzième (1), comme
sa des cercles
voit le diagramme ci-après, où l'on a figuré par
on le sur d'être
et des secteurs proportionnels les fluctuations qui viennent
décrites.
MOUVEMENT DE LA POPULATION EN FRANCE ET A L'ÉTRANGER 41

encore vacants. Poussés par une sorte d'instinct confus, les différents
pays se hâtent à l'envi de mettre la main sur ces territoires inoccupés.
Us réalisent ainsi un avantage immédiat, celui de les soustraire à leurs
rivaux, sauf à en tirer plus tard pour eux-mêmes des éléments de
richesse et d'influence internationale. La France qui a de si glorieuses
traditions de colonisation, et qui n'a qu'à se souvenir de son passé, ne
peut pas rester inactive ou milieu de ce mouvement général.
Vous voyez, Messieurs, quels pénibles horizons nous fait entrevoir
la lenteur de notre accroissement à côté de la marche ascensionnelle
des autres peuples.
« C'est toujours, dit M. Paul Leroy-Beaulieu, par voie de compa-
raison que se classent les nations dans le monde. Quand l'une d'elles
grandit plus rapidement-qu'une autre, quels que soient les progrès de
cette dernière, celle-ci déchoit relativement, et il est impossible à ceux
qui lui appartiennent de ne pas éprouver quelque tristesse devant
cette sorte de déchéance. »
Cette tristesse nous impose le devoir de creuser le problème, d'en
analyser les détails, et d'étudier les divers facteurs qui concourent à
ce phénomène si complexe de la population.

IL — COMPOSITION DE LA POPULATION PAR ACES.

Si l'on classe la population en couches de même âge et si l'on su-


perpose ces couches par âges croissants, on obtient une pyramide,
dont les enfants forment la base, et les vieillards, le sommet.
Les proportions et les contours de celte pyramide livrent à ceux
qui l'étudient les révélations les plus instructives sur la composition
d'une population donnée. Ce travail étant dressé pour diverses périodes
de la vie d'un même peuple, et au même instant pour divers peuples,
le rapprochement de ces pyramides donne lieu aux comparaisons du
plus haut intérêt.
Pour la France, cette étude élablit que, de 1789 à l'époque actuelle,
notre pyramide s'est sensiblement rétrécie du pied, en même temps
qu'elle s'élargissait des flancs: ce qui signifie qu'il y a un siècle la
France comptait proportionnellementplus d'enfants et moins d'adultes.
Cette absence relative d'enfants est la caractéristique actuelle de la
population française. Tandis que notre effectif au-dessous de <lo ans
n'est que les 27 0/0 du total, il atteint 34 0/0 en Allemagne, 3G 0/0
en Suède et en Angleterre.
Pour bien apprécier la conformation spéciale de cette pyramide
française, je la donne ci-dessous, avec celle de la Grande-Bretagne.
Pendant que la première a une base étranglée, les flancs rebondis, et
42 LA RÉFORME SOCIALE

des soubresauts dans ses contours, la pyramide anglaise présente un


large empâtement, une décroissance continue, un profil régulier, en
un mot tous les caractères extérieurs d'une population bien assise et
en équilibre.

N°5-POPULATION FRANÇAISE PAR SEXE.PAR ÂGE ET PAR ETAT CIVJUEN 1876.

N?6-P0PUlATICmANGLAISE PAR SEXE.PAR ÂGE ET PAR ETAT CIVIL BN 1871.

A des degrés divers, la comparaison avec les autres pays nous con-
duirait à des contestations analogues.
Entrons plus avant dans le mécanisme du mouvement de la popula
tion, et pour découvrir les causes de notre stagnation actuelle, pre-
nons un à un chacun des trois grands facteurs qui peuvent la régir :
la mort, le mariage, la naissance.

III. — DÉCÈS.

Le diagramme suivant donne la mortalité en France depuis le


commencement de ce siècle et l'exprime par deux courbes, l'une cor-
MOUVEMENT DE LA POPULATION EN FRANCE ET A
L'ÉTRANGER 43
respondant aux chiffres absolus, l'autre aux chiffres proportionnels par
1,000 habitants.

N?7._ MOftTAUT.fe EN FRANCE OE I806 A 188f

Je dois résister à l'attrait de vous commenter ce dessin où viennent


se peindre toutes les circonstances heureuses ou funestes de notre his-
toire : les récoltes abondantes et les périodes de paix et de prospérité,
aussi bien que les choléras, les disettes, les guerres. Ne voulant pas me
laisser entraîner hors de mon sujet par des digressions, je signale seu-
lement l'extrême mortalité qui a sévi en '1870 et en 1871, et qui a causé
pour ces deux années 2,3 i 7,919 décès, c'est-à-dire environ 600,000 de
plus que le contingent de deux années normales. Tel est le tribut
prélevé sur nous par la guerre, sans parler des autres, et nous en retrou-
verons tout à l'heure l'influence à propos des mariages et de la natalité.
Notons encore ce curieux phénomène que nous révèle notre dia-
gramme : c'est qu'après chacun de ses accroissements brusques et
accidentels, la mortalité retombe au-dessous de son niveau moyen.
Chaque pic est suivi d'une vallée. Gn dirait qu'une sorte de réaction
succède à la crise, et que l'équilibre, violemment troublé, ne se rétablit,
comme celui de l'Océan soulevé par la tempête, qu'après certaines
oscillations, qui ressemblent à des vagues démographiques.
Notre mortalité générale n'a rien d'alarmant, puisqu'elle est d'en-
viron 23 à 24 décès par 1,000 habitants, c'est-à-dire
un peu inférieure
à la moyenne générale (26) pour les pays civilisés. Dans les pays slaves,
tels que la Russie, la Hongrie, la Serbie, elle atteint 32 à 42; elle des-
cend, pour les États Scandinaves, entre 19 et 17.
Cette situation relativement favorable s'explique
en partie par la
faible proportion de nos enfants. Gomme ce sont
eux qui fournissent
le plus fort contingent à la mortalité, notre population plus riche
en
adultes doit compter proportionnellement moins de décès.
Le diagramme ci-après va nous permettre d'aller plus loin et de
décomposer cette mortalité par sexe,
par âge et par état civil.
Ce qui frappe tout d'abord, c'est l'énorme mortalité du premier âge.
Nous allons y revenir bientôt.
44 LÀ RÉFORME SOCIALE

Pour les hommes, le taux de la mortalité par âge varie considérable-


ment suivant l'état civil. Ainsi, entre 20 et 25 ans, il est égal à 9 pour
les époux, à 13 pour les garçons, à 50 pour les veufs. A cet âge, les
veufs meurent donc proportionnellement 5 à 6 fois plus que les hommes
mariés, et 4 fois plus que les célibataires.

M?8.MORTALITE DE LA POPULATION FRANÇAISE PAR AGE ET EAR ETAT CIVIL.

Avec des écarts moindres, ces4 mêmes particularités se retrouvent


aux autres âges ; elles expliquent l'ardeur des veufs yjour le convoi,
et doivent donner fortement à réfléchir aux célibataires endurcis.
Le diagramme qui précède représente la mortalité des diverses
couches, rapportée à '1,000 habitants ou à la population totale. Si Ton
veut, au contraire, connaître les chances de mortalité pour chaque
âge, il faut rapporter la mortalité absolue de ces couches à leur popu-
lation respective. C'est ainsi que le
N99-MORTALITE ITALIENNE,PAR AGE. diagramme ci-con tre exprime la mor-
talité italienne rapportée aux sur-
vivants de chaque âge.
H présente l'aspect d'une sorte de
llùle à Champagne, ayant large base
et large sommet: ce qui veut dire
que, 1;\ comme ailleurs, les extrêmes
se touchent, el que, enfants et vieil-
lards, paient un large tribut à la
mort.
J'ai réservé tout a l'heure la mor-
talité de la première enfance. Est-ce
par là que s'écoule notre sève?
Le diagramme suivant nous per-
met de répondre négativement à
cette question et nous montre que, si la mortalité de nos enfants de
MOUVEMENT DE LA POPULATION EN FRANCE ET A
L'ÉTRANGER 45

six mois à un an est considérable, elle ne l'est pas plus que dans la
plupart des autres pays.

Grâce à cet autre diagramme, nous pouvons étudier mois par mois
la mortalité de la première année en France, et mesurer l'aggravation
que lui imprime l'illégitimité.

Pendant que sur 1,000 de ces petits êtres âgés de moins d'un an, il
meurt 155 enfants légitimes,il meurt 301 enfants naturels, soit exacte-
ment le double.
Si la mortalité des enfants naturels était la même que celle des
enfants légitimes, on sauverait tous les ans près de 10,000 vies hu-
maines.
C'est là une grave considération à l'appui de l'excellent projet do
loi dû à l'initiative de MM. Béranger, Foucher de Careil et Schoelcher,
sur la réforme de l'article 340 du Code civil, et sur la recherche de la
paternité. Qu'il me soit permis, en passant, de rendre hommage à cette
initiative qui rencontre aujourd'hui les plus sympathiques échos dans
l'opinion publique, et de faire des voeux pour son prochain succès (1).

(1) M. Guslavi: Rivol vient de soumettre à la Chambre des Députés une proposition
46 LA REFORME SOCIALE

La mortalité infantile est annuellement de '140 à 150,000. Si on par-


venait à la ramener au taux des départements de l'Allier, de la Charente
et de la Creuse, pour lesquels elle n'excède pas 10 0/0 des nais-
sances, ou à celui de la Norwège (10.74 0/0) elle se réduirait à 90,000,
ce qui constituerait une économie annuelle de 50 à 60,000 enfants.
D'après le D Brochard, cette économie est facile à réaliser : il suffit
1'

de le vouloir. S'il en est ainsi, ces décès supplémentaires engagent


hautement la responsabilité de la société, qui ne fait pas ce qu'elle
doit pour les éviter. Par notre incurie, nous sommes les complices et
les pourvoyeurs de la mort, à laquelle nous laissons cette proie, au lieu
de la lui disputer. Quand donc, d'un bout à l'autre de la France, les
femmes se ligueront-elles dans une sainte croisade pour protester
« contre ce massacre des
innocents », qui appauvrit encore notre sève
déjà si pauvre ?
Le législateur commence à s'occuper de cette grave question : un
projet de loi déposé et préparé avec une infatigable ardeur.par
M. Roussel est en ce moment à l'étude devant le Sénat pour les enfants
abandonnés. Ce sont là des mesures fécondes et qui mériteront au
Parlement la reconnaissance du pays.

IV. — MARIAGES.

Après les décès, étudions les mariages, dont le diagramme suivant


figure les nombres annuels de 1806 à 188).

N?!».- MARIAGES EN__FRA«CE DE 1806» 1881

Notre nuptialité moyenne est d'environ 8 mariages par 1,000 ha-


bitants. C'est à peu près celle de l'Europe. Il nJy a donc, sous ce rap-
port, non plus que sous celui de la mortalité, rien d'anormal dans
notre situation.
Les deux diagrammes ci-après présentent les âges des époux sur
100 mariés en France et en Angleterre.

dans le même sensj qui a reçu de la presse un accueil du meilleur augure. (Voir
l'intéressante discussion qui a eu lieu sur ce sujet devant la Société d'Économie poli-
tique, séance du 5 décembre 1882; Journal des Économistes, décembre 1882, p.473 à 482 .
MOUVEMENT DE LA POPULATION EN FRANCE ET A
L'ÉTRANGER 47
En France, les 8/10 des hommes se marient entre 20 et 35 ans, et
les 9/10 des femmes avant 30 ans.

N913.ÂGEDES ÉPOUX SUR ioo MARIÉS (France"et Angleterre )

En Angleterre, les hommes se marient plus tôt, et les femmes un


peu plus tard.
V. -~ NAISSANCES.

Nous abordons le troisième facteur de la population : c'est celui qui


nous réserve les constatations les plus affligeantes, et qui donne à
vrai dire la clef de notre situation.
La natalité pendant ce siècle est exprimée ci-après à l'aide d'un
diagramme parallèle à celui que l'on a vu plus haut pour la mortalité,
et qui consacre de même une courbe aux chiffres absolus, et une
autre aux chiffres porportionnels.

N?l^._ NATALITE EN FRANCE DE 1806 A 1S8I

Partis de 920,000 naissances en 1805, nous retrouvons ce même


chiffre 75 ans après, en 1880, bien que la population dans l'intervalle
se soit accrue de 8 millions.
La courbe des rapports montre cette décroissance continue de la
fécondité française, qui est tombée de 34 à 25 p. 1,000.
48 LA RÉFORME SOCIALE

Quoique décidé à contenir toutes les réflexions latérales à mon


sujet, je ne puis cependant résister à celles que suggère la chute des
naissances après 4 870.
Parmi les victimes de nos désastres, tous ceux qui étaient arrivés à
l'âge d'adulte ont été perdus pour le mariage. De là une dépression
immédiate delà natalité. Dans 45 à20 ans, quand les enfants nés de-
puis la guerre seront à leur tour devenus pères de famille, tous ceux
qui manquent aujourd'hui à notre contingent, et dont nos malheurs
ont supprimé la naissance, amèneront un vide correspondant dans
la natalité de cette époque. La courbe des naissances subira donc une
nouvelle dépression vers 1900, et ainsi de proche en proche le même
phénomène se reproduira comme une sorte d'onde de marée, à des
intervalles périodiques, déterminés par le temps qui s'écoule entre la
naissance et l'âge moyen de la paternité. C'est cette période, que
l'on a justement appelée « le cycle démographique. » Elle marque
le retour de ces influences déjà lointaines, qui ont pu être effacées de
la mémoire des hommes, mais qui sont implacablement retenues par
les faits.
Si, dans cent ans, quelque démographe établit pour le xxe siècle le
diagramme qu'on a vu plus haut pour le xixa siècle, on y lira, écrits
en caractères apparents, l'histoire de nos désastres contemporains, et
la solidarité des générations successives. Un malheur national, une
fois accompli, subsiste à jamais avec ses conséquences. Comme une
pierre lancée clans un bassin, il produit une série d'ondes concentri-
ques qui s'éloignent en grandissant. A un moment quelconque, les
faits que l'on constate sont la résultante des causes contemporaines,
mais aussi de tous ces mouvements, de toutes ces oncles, qui s'entre-
croisent, se renforcent ou s'atténuent, se combinent en un mot de
mille façons et qui, par les répercussions les plus délicates et souvent
les plus inaperçues, transmettent l'influence et le poids du passé aux
hommes et aux choses du présent.

N? 15. EXCEDANT DES NAISSANCES SUR LES DECES EN FRANCE.

L'excédent de la natalité sur la mortalité va sans cesse en décrois-


MOUVEMENT DE LA POPULATION EN FRANCE ET A
L'ÉTRANGER 49

sant dans notre pays, comme le montre d'une manière saisissante le


diagramme de la page précédente, où les décès sont figurés par des
teintes noires, et l'excédent des naissances par des surfaces grises,
qui se rétrécissent de plus en plus, comme « la peau de chagrin »
du roman de Balzac.
g Pendant que notre fécondité se tarit, celle des autres nations garde
sa -vigueur. C'est ce qu'exprime un autre diagramme dressé à la même
échelle que le précédent et d'après les mêmes conventions.

N°I6-EXCEDANT DES NAISSANCES SUR LES DECES CHEZ DIVERS PEUPLES.

Ce diagramme, où nous occupons le dernier rang, même après l'Ir-


lande, est l'un des plus intéressants, mais aussi l'un des plus affligeants
de la série.
Nous commençons maintenant à apercevoir la cause qui ralentit
l'essor de la population française : c'est la stérilité des mariages. Des
diagrammes spéciaux vont la mettre hors de doute.
Ce ne sont pas les femmes mariées qui font défaut en France : elles

N? 17. REPARTITION DES FEMMES DE 15 À 50 ANS PAR ETAT CIVIL.


,

sont au contraire plus nombreuses que dans tous les autres pays, ainsi
qu'on le voit dans ce premier diagramme, qui montre que sur
Liv. i. 4
50 LA RÉFORME SOCIALE

100 femmes de 15 à 50 ans, la France compte 53 épouses, pendant


que l'Angleterre n'en a que 52, l'Allemagne 51 et la Belgique 44.
Mais cette supériorité du nombre ne fait que rendre plus grave l'in-
fériorité de nos naissances.
Un second diagramme compare en effet la natalité légitime des
divers peuples par 100 femmes mariées. Pendant qu'elle est de 29 en
Prusse et de 26 en Angleterre, elle tombe à 17 dans notre pays.

Enfin, en refaisant le même calcul pour toutes les naissances légi-


times et naturelles, et en établissant leur rapport pour 100 femmes
mariées ou non de 15 à 50 ans, on obtient un troisième diagramme,
dont la Hongrie tient la tête et la France, encore et toujours, le dernier
rang.

Si nous avons aujourd'hui le même nombre d'enfants qu'il


ya
75 ans, bien que la population se soit accrue de près de 9 millions,
c'est que nos- familles sont moins fécondes. Le nombre
moyen des
naissances par mariageest tombé danscesièclede4à3(1), etatoujours
(1) Un calcul simple démontre qu'au-dessous de 3 enfants
par mariage, une popu-
lation ne peut pas s'accroître.
ET^A L'ÉTRAKGER SI
MOUVEMENT DE LA POPULATION EN FRANCE

été en déclinant, ainsi que le figure le diagramme ci-après. Comme


l'on compte en France un contingent annuel de 250,000 à 300,000
mariages, chacun d'eux nous fait tort d'un enfant, soit par an de 140
à 150,000 garçons, qui nous donneraient à 50 ans, 80 à 90,000 adul-
tes en état de porteriesarm.es.

Si nos femmes avaient la fécondité des Allemandes, la France


aurait par an un effectif supplémentaire de 5 à 600,000 enfants, soit
de 150,000 conscrits à 20 ans.
Cette stérilité nous affaiblit vis-à-vis de nos voisins; mais, par une
triste et bien insuffisante compensation, elle est pour nous la cause
d'un enrichissement au moins momentané.
Un pays peut, en effet, opter dans une certaine mesure entre le
capital humain et le capital fixe. Élever des enfants est une charge
onéreuse. Avant qu'ils ne rapportent, ils coûtent de gros sacrifices.
Sur 100 enfants qui naissent, il en meurt une trentaine qui sont em-
portés sans avoir rendu aucun service à la société. Les autres, au mo-
ment où. ils arrivent à l'âge adulte, ont coûté jusque-là beaucoup plus
qu'ils n'ont rapporté. Ils représentent une force prête à agir, mais
qu'il a fallu créer à grands frais et discipliner par l'éducation. «En
France, dit le docteur Bertillon,—qui a cherché à mettre des chiffres
sur ces considérationspourtantsi rebelles à une mesure précise,—nous
transformons une partie de notre abondance en épargne. Voilà pour-
quoi notre natalité est si restreinte, et nos capitaux si abondants. »
Evaluant le coût d'un adulte de 20 ans à 4,000 francs, il trouve que
la fécondité de l'Allemagne lui coûte tous les ans 1,200 millions que
nous économise notre stérilité.
Funeste et ruineuse économie,qui gaspille l'avenir au profit du pré-
sent, comme le serait celle du cultivateur qui sacrifierait la moisson
pour épargner la.semence! Une nation ne peut pas se soustraire à ses
devoirs avec plus d'impunité que les individus. Si elle obtient un
soulagement immédiat en secouant les charges que le devoir implique,
la justice immanente veut que cet égoïsme et cette imprévoyance se
paient tôt ou tard et avec usure.
52 LA REFORME SOCIALE

VI. — INFLUENCE DU MILIEU GÉOGRAPHIQUE SUR LA NATALITÉ.

L'analyse des différents facteurs de la population nous a amenés


à constater que notre situation actuelle était imputable, non pas à
l'excédent de la mortalité ou à l'insuffisance des mariages, mais au
déficit de nos naissances. Poursuivons cette analyse, et au lieu d'envi-
sager la France en bloc et dans son ensemble, comme nous l'avons fait
jusqu'ici, cherchons à dégager l'influence du milieu géographique sur
la natalité.
Du moment où la géographie intervient, le diagramme doit faire
place au «cartogramme ».
Celui qui est inséré ci-dessous exprime ia variation de la population
par département de 1841 à 18S1.

La teinte blanche indique les départements en voie de progression.


Ils sont au nombre de 57 et comprennent surtout les agglomérations
urbaines, les centres industriels.
Quant aux 30 départements envoie de réduction, ils sont désignés
par une teinte noire plus ou moins foncée, et peuvent se décomposer
en quatre groupes:normand, garonnais, franc-comtois et alpin.
MOUVEMENT DE LA POPULATION EN FRANCE ET A L'ÉTRANGER 53
Un troisième cartogramme différencie la natalité par départe-
ment.
Dans la Bretagne elle est de 31 et 34 naissances par 1,000 habitants
tandis qu'elle tombe en Normandie à 20 et même à 18.

Gomment ne pas être frappé du contraste que présente la stérilité


actuelle de la Normandie avec la magnifique expansion de sesrejetons
au'Canada! Ils étaient 60,000 en 1763, lorsque Louis XV céda aux
Anglaisées «quelques arpents de neige». Aujourd'hui « la population
franco-canadienne compte 1,500,000 âmes, et l'on estime à plus de
oÛO.000 le nombre des Canadiens français établis aux États-Unis, prin-
cipalement dans la Nouvelle-Angleterre (1).»
Ce contraste amène à se demander si la sève des rejetons transplan-
tés au Canada y est devenue plus vigoureuse que celle du vieux tronc
normand, ou si elle n'a pas puisé dans les institutions canadiennes une
vigueur que leur refusaient les institutions de la métropole.
Cette question se rattache à celle de l'influence des lois civiles, dont
mon sujet m'amènera forcément à dire quelques mots tout à l'heure.
Mais, avant de l'aborder, il faut pour compléter, dans le cadre très
exigu dont je dispose, ce qui concerne l'étude des milieux géographi-
ques, examiner rapidement l'influence des villes sur la population.

(1) lettres sur les Etats-Unis et le Canada, par M. (le Molinari.p. 122.
54 LA RÉFORME SOCIALE

VII. — INFLUENCE DES GRANDES VILLES.

La formation des. agglomérations urbaines est un des faits les


plus caractéristiques de notre temps, et s'explique par des causes mul-
tiples dont je ne puis entreprendre ici l'examen. Je me borne donc à
en donner la mesure pour notre pays.
Lapopulationrurale(1),qui représentait en 1846 les trois quarts de la
population totale, n'en fait plus au-
N?'23-P0PUlATION URBAINE et RURALE. jourd'hui
que les deux tiers, ayant ainsi
perdu dans cette période près de quatre
millions d'habitants, qui ont quitté les
champs pour les villes.
Dans l'intervalle des deux derniers
recensements, de 1876 à '1881, pen-
dant que la population totale gagnait
766,260 habitants, les 28 villes au-
dessus de 50,000 âmes en gagnaient 501,239, ne laissant pour le
reste de la France qu'un accroissement de "265,021.
Dans cette augmentation quinquennale, les étrangers figurent pour
environ 200,000. Ils étaient en 1876 au nombre de 801,734 et l'on en
a compté 1,001,110 en 1881, ce qui fait un étranger par 37 habitants.
C'est surtout à Paris que se déverse ce courant intense d'émigration
qui va des campagnes aux cités. Dans les 50 dernières années, sa
population est passée de 861,436 à 2,269,023 âmes, et sa densité de
11,000 à 29,000 habitants par kilomètre carré. Comme on en compte
en moyenne 67 pour toute la France, on voit que la densité parisienne
équivaut à 437 fois celle du reste du pays. Si toute la France était
peuplée comme Paris, la populationfrançaise serait égale à 15 milliards,
c'est-à-dire dix fois celle du globe tout entier.
Chicago en 50 ans s'est accrue de 500,000 âmes. Paris a marché trois
fois plus vite dans le même laps de temps. Son croît annuel qui, de
1872 à 1876, était de 30,445 habitants, s'est élevé, de 1876 à 1881,
à 56,053, c'est-à-dire à la population d'une de nos grandes villes,
telles que Brest, Nîmes, Orléans, Tours, Montpellier, qui se viderait
tous les ans au profit de la capitale (2). Cela rappelle presque ces
exodes du moyen âge, où des peuplades tout entières se mettaient en

(1) On appelle population «urbaine» celle des communes dont la population agglo-
mérée dépasse "2,000 habitants. Le reste constitue la population «rurale».
(2) «Le croît spontané de la ville de Paris est très faible, et lecroît constaté est
presque uniquement dû à l'excès de l'immigration sur l'émigration.» (Annuaire de la
Ville de Paris pour 1881, p. 448.)
L'ÉTRANGER 55
MOUVEMENT DE LA POPULATION EN FRANCE ET A

marche pour occuper des terres plus fertiles. Seulement ici, ce sont
surtout les adultes qui envahissent Paris pour y chercher fortune.
Ce qui le prouve, c'est la composition de la population parisienne,
soit par provenance, soit par âge.
En effet, sur 100 de ses habitants, elle en compte, seulement 38 nés
dans le département de la Seine. Le reste est né en province (57 0/0)
et à l'étranger (7 0/0).
Ce dernier chiffre de 7 0/0 correspond à 164,038 étrangers (dont
31,090 Allemands, ou 12,066 de plus qu'en 1876). C'est un étrsnger
la France.
sur 13 habitants ou 3 fois plus que pour l'ensemble de
Onse souvient de l'émotion qu'éprouva un jour Paris, parce que cer-
tain document officiel avait, assez cavalièrement peut-être, traité sa
population de « nomade ». Cette épithète n'a pourtant rien que de
très justifié, et l'on pourrait même y ajouter celle de « cosmopolite ».
Quant à la composition par âge, elle n'est pas moins instructive.
Elle donne a la pyramide parisienne
une conformation toute spéciale, que
représente le diagramme ci-contre
où elle est tracée par un trait plein,
tandis qu'à titre de comparaison, la
pyramide de la province est tracée
en trait pointillé.
Au seul aspect de ce dessin, on
constate les j particularités caracté-
ristiques de la population parisienne,
avec son nombre très faible d'en-
fants et de vieillards, et sa proportion
excessive d'adultes ; on sent qu'on est
en présence dune anomalie démographique; que la grande ville n'est
pas en équilibre, et ne se soutient que grâce à l'apport continu d'élé-
ments sans cesse empruntés au dehors.
Cette composition exceptionnelle fausserait, si l'on n'y prenait garde,
les jugements qu'on serait tenté de porter sur les grands faits qui
définissent le mouvement de la population parisienne.
Ainsi il est clair qu'on ne peut sans erreur comparer les chiffres des
naissances, des mariages et des décès, à ceux d'une population nor-
male, qui contiendrait plus d'enfants et moins d'adultes. La faible
mortalité parisienne n'est donc qu'une sorte de « trompe-l'oeil » statis-
tique; elle tient en partie à ce que les âges particulièrement fragiles
et tributaires de'la mort, —l'enfance et la vieillesse—nesont que très
faiblement représentés à Paris.
Si l'on tient compte de cette circonstance spéciale, on reconnaît au
contraire « que la mortalité générale des Parisiens, quoique un peu
56 LA RÉFORME SOCIALE

inférieure à celle des autres Français, est notablement supérieure pour


les survivants de chaque âge (1). Il en est de même pour la natalité et
la nuptialité (2); car si peu féconds et si peu portés au mariage que
soient les adultes, ils le sont nécessairement plus que des enfants et
des vieillards (3) ».
La plupart des immigrants dont le flot envahit Paris sont des gens
sans ressources, qui vont s'entasser dans les garnis. C'est là que loge
plus du dixième de la population parisienne (243,564), dans des condi-
tions d'une effroyable insalubrité. En cinq ans, la clientèle de ces
garnis s'est augmentée de 100,000 pensionnaire.
Aussi Paris devient-il de plus en plus insalubre, et les épidémies y
font-elles plus de ravages qu'autrefois. Le taux des décès typhoïdiques
s'élève constamment et a triplé depuis 1865. « La mortalité de Paris
s'est accrue d'un cinquième depuis dix ans, par suite de l'augmenta-
tion progressive du nombre des décès dus aux maladies infectieuses,
et en partie à la fièvre typhoïde (4) ». La capitale sert de refuge à
toutes les misères du dehors, qui tombent à la charge de l'as-
sistance publique. Les communes se débarrassent à son profit de
leurs misérables, de leurs filles enceintes, en payant même au besoin
leur voyage pour les y exporter. Ainsi s'accroît chaque jour cet immense
foyer de souffrances, de misères et de vices, qui aggrave les crises
comme les épidémies, consomme de nombreuses existences, et prépare
un aliment à toutes les agitations des esprits et delà rue.Unebonne loi
sur les récidivistes sera un premier bienfait pour purger cet exutoirc.
Mais elle devrait être complétée par une autre loi sur « le domicile de
secours ». La loi du 24 vendémiaire an n qui régit la matière est
incomplète et inappliquée. Autour de nous, la Suisse, la Belgique,
l'Angleterre, les pays du Nord, ont des législations qui, avec des variétés
de détail, s'accordent sur le principe de protéger les capitales contre
l'invasion des indigents provinciaux et étrangers. Ce sont là des pré-
cédents dont nous pourrions utilement nous inspirer.
Ce qui prouve bien que la mortalité est en partie une question de
misère et de salubrité, c'est la relation étroite qu'elle présente avec le
bas prix des loyers. Les deux cartogrammes ci-après établissent ce
rapport d'une façon très expressive.
Le premier figure la mortalité; l'autre, la proportion des locaux au-

(i) En appliquant à Paris le taux de la mortalité de la France par âge, le Dr Ber-


tillon a trouvé, pour la période 1874-1878 un excédent moyen annuel de 11,000 décès
parisiens. La mortalité à Paris serait d'environ -1/3 supérieure à celle de la province.
(-2) On compte à Paris environ 80,000 ménages irréguliers.
(3) Annuairi de la Ville de Paris pour 1881, p. -lo-i-lcS.
(4) Conclusions de l'Académie de médecine votée après longue discussion sur le
rapport do M. Rochard (juin 1883).
MOUVEMENT DE LA POPULATION EN FRANCK ET A L'ÉTRANGER 57
dessous de 300 francs. Ils sont presque superposables, de sorte que les
deux faits sont pour ainsi dire concomitants.

C'est ce qui élève la question des logementsà la hauteur d'un intérêt


social. Assainir la maison, c'est sauver les existences que fauche le
taudis. Si toute la mortalité parisienne était aussi faible que celie du
vme arrondissement (1), il mourrait par an à Paris 22,000 personnes de

(1) En 1880, l'on a compté pour 1,000 habitants


Dans le VIII<= arrondissement, 15 décès;
Dans le xm* 3B
— —
En moyenne 25 —
58 LA RÉFORME SOCIALE

moins qu'aujourd'hui.Tel est le tribut que prélèvent sur la population


la misère et la mauvaise installation des logements.Ce sont là de véri-
tables hécatombes, et nul n'a le droit de rester indifférent devant de
pareilles révélations.
Celles qui .concernent la mortalité de l'enfance ne sont pas moins
,
saisissantes.
L'pn a vu-. plus^ haut que la mortalité des enfants naturels "est
deux "lois plus forte ;que '..celi'e' des enfants légitimes. Or, tandis
que, pour toute la France, la moyenne des naissances naturelles est
de 7 p. 100, elle est quadruple à Paris où elle atteint le chiffre de
27 p. 100; sur quatre enfants qui naissent à Paris, on trouve en
moyenne un bâtard.
La mortalité des petits Parisiens est affligeante; ils vont, suivant un
mot populaire, « paver » les cimetières des campagnes, où on les
envoie en nourrice. Il n'en subsiste plus que la moitié environ, vers la
deuxième année, lorsque tout ce qui n'est pas mort est rentré à
Paris (1).
Quant au chiffre des naissances, le taux en est sensiblement égal à la
moyenne pour toute la France,— ce qui constitue un véritable déficit
eu égard à la proportion exceptionnelle des adultes, comme on l'a vu
plus haut. Mais celte natalité se répartit de la façon la plus signi-
ficative entre les arrondissements,ici,s'accroissantavec la misère; là,se
réduisant avec l'aisance. Ainsi, elle est'de 20 sur 1,000 habitants pour
les 1er, 2e, 7°, 8e et 9e arrondissements, tandis qu'elle s'élève à 28 pour
les arrondissements pauvres, portant les nos 13, 14, 15, 19 et 20.
Ce n'est pas là un fait seulement personnel et local : c'est une loi
générale, sur laquelle il convient de s'arrêter un instant.
Dans ses belles études sur « la vie et les salaires à Paris, »
M. Othenin d'Haussonville propose de l'ériger en axiome : «C'est, dit-il,
l'aisance qui est stérile; et c'est la misère qui .est féconde. » Et il
ajoute : « Qu'il faille s'affliger de cette stérilité, j'en suis tout à fait
d'avis. Mais faut-il se réjouir de cette fécondité ? J'avoue n'en avoir
pas le courage pour en avoir vu trop souvent de mes yeux les déplo-
rables conséquences (2). »
Non, ce n'est pas la fécondité de l'indigence qui peut rassurer ceux
qu'afflige l'état stationnaire de notre population. Leur idéal n'est pas
de voir pulluler, dans les bouges si bien décrits par M. d'Haussonville,
de nombreux enfants décimés de bonne heure, et s'ils survivent, voués

(i) Naissances en 1881 60856


Nombre d'enfants de moins de 1 an 25637
id do 1 an accompli 28390
id. de 2 ans accomplis 31715
(2) Revue des Deux Mondes, 15 avril 1883, p. 814.
MOUVEMENT DE LA POPULATION EN FRANGE KT A L'ÉTRANGER 59

pour ainsi dire au ruisseau par le triste héritage des misères physiques
et morales, dont le fardeau pèse sur eux.
Mais on ne saurait non plus admettre que l'on fasse do la paternité
un luxe à l'usage exclusif des clauses riches. Outre qu'un pareil sys-
tème serait assez mal accueilli par une démocratie fière et ombra-
geuse, il a le tort de ne voir clans chaque nouvel enfant qu'une
charge, de faire abstraction de ses facultés productrices, et de mécon-
naître les ressources que sauront un jour créer son intelligence et ses
bras. Même dans les situations les plus modestes, les familles nom-
breuses sont bénies, si les parents ont la dignité de leur rôle et en
comprennent les devoirs. Que de rejetons vigoureux et florissants ont
été fournis par les souches les plus vulgaires ! que d'utiles et de grands
serviteurs du pays sortent des rangs les plus humbles ! quelle perte de
force et de richesses morales, si les familles riches avaient eu seules
le privilège de la fécondité (1) !
Sans vouloir reprendre ici, aprèslesmaîtres de l'économie politique,
la réfutation de ces doctrines aujourd'hui généralement condamnées,
je ne peux m'empêcher de faire remarquer que les conseils de
Malthus et de son école visaient principalement les classes pauvres,
qui n'en ont nul souci. Gomme ledit M. Baudrillard, a elles ont autant
d'enfants qu'il plaît à la nature de leur en donner, et qui deviennent
ensuite ce qu'ils peuvent (2) ». Les familles les plus misérables et les
plus imprévoyantes sont aussi les plus prolifiques. A côté d'elles, les
riches, auxquels Malthus ne songeait guère, s'appliquent son moral res-
traint, Déduisez les agglomérations ouvrières, etçà et là quelques pro-
vinces rurales attardées, qui s'obstinent à la fécondité comme la
Bretagne, et vous verrez ce qu'il restera d'enfants pour les classes
dirigeantes : à peine deux par mariage. C'est du malthusianisme à re-
bours, qui fait reposer le recrutement de notre population sur la sélec-
tion des types inférieurs.
Ainsi, au point de vue des divers facteurs qui règlent le mouvement
de la population, l'influence des grandes villes n'est pas bonne. Ilfaut
donc modérer par tous les moyens possibles la violence du courant
qui s'y déverse, ou du moins se garder de le précipiter encore par
des mesures artificielles, telles que l'exagération des grands travaux
publics, l'abondance des secours, la concentration des écoles supé-
rieures, des hospices, des casernes, des manufactures de l'État et des
ateliers de chemins de fer, les facilités fiscales données à l'industrie
(par exemple la faculté d'entrepôt et d'abonnement) (3).

(1) Voir à ce sujet les belles études de M. Charles de ftibbe, et notamment son His-
loirc d'une famille au seizième siècle. — (2) Etal moral des populations de la Picardie.
(3)M. Cliffe Leslie, et, après lui, M. Paul-Leroy-Beaulieu ontdénoncéles conséquences
de ces facilités fiscales sur l'accroissement des villes. (Répartition desRichesses, p. 199.)
60 LA RÉFORME SOCIALE

Il y a là toute une série d'études, dont on pourrait tracer le pro-


gramme, en s'attachant à examiner et â tempérer par une solution ap-
propriée à chacune d'elles, les principales causes artificielles qui con-
courent à l'invasion des villes et à la désertion des campagnes.
Si les cités ne sont pas favorables à l'essor de la population, il en
est de même pour les grandes agglomérations industrielles. '(L'ou-
vrière» y remplace la mère de famille.L'enfant mal soigné meurt. Ainsi
la mortalité infantile s'élève à 27 p. 100 dans la Seine-Inférieure, à
26 p. 100 dans l'Eure. Elle est de 24 p. 100 dans l'Ardèche, où le tra-
vail de la soie emploie 15,000 femmes.
Mais ces faits douloureux n'ont rien de fatal. On peut les conjurer
avec l'application de ce «patronage», dont on retrouve partout la
nécessité dès qu'on touche aux problèmes sociaux de l'industrie. C'est
ce que prouve l'honorable initiative prise à Mulhouse par M.Dollfus.
Après leur accouchement, les ouvrières reçoivent des allocations qui
ieur permettent d'allaiter trois mois leur enfant avant de rentrer à
l'usine. Par suite de cette mesure, la mortalité infantile, qui atteignait
dans certains cas jusqu'à 55 et même 70 p. 100, est tombée à son taux
normal de 15 p. 100.
De telles dispositions sont assurément excellentes; mais de toutes
les solutions, la plus féconde est celle qui laisserait la femme au foyer
pour y remplir son rôle bienfaisant de mère et d'épouse, et pour y
fortifier la famille, dont son absence rompt le faisceau (1).
Forcé de me hâter, je m'en tiens à ces indications sommaires sur
l'influence des milieux, et je passe à celle des lois civiles.

VIII. —INFLUENCE DES LOIS CIVILES.

Nos lois fiscales ne sont pas favorables à la population, et sem-


blent plutôt faites pour combattre la natalité que pour l'encourager.
Les taxes des octrois pèsent d'autant plus sur un ménage qu'il est
plus chargé d enfants. Huant aux contributions directes, elles sont,
réparties entre les départements d'après leur population, de sorte
que la Bretagne, par exemple, expie sa fécondité par un supplément
d'impôts.
On a proposé de modifier cette attitude de la loi fiscale, et de lui
faire accorder au contraire des faveurs aux familles nombreuses, sous

(I) Aux environs de Cacn, de Bayeux, de Cherbourg, la fabrication des dentelles


«
s'exercepar les mains des femmes et des jeunes j^ens et n'occupe pas moins de 70,000
personnes. Elle relient les femmes au foyer. Les enfants y trouvent de bonne heure à
s'occuper, le paysan ne craint pas, comme ailleurs, de voir s'accroilrc sa famille, t
(M. Baudrillard. liapporl sur la condition des populations agricoles en Normandie.) C'est
surtout l'alliance des travaux agricoles et manufacturiers qui assure la stabilité et le
bien-être des familles ouvrières.
MOUVEMENT DE LA POPULATION EN FRANCE ET A L ETRANGER 61

forme de dégrèvements, de primes ou de bourses scolaires, en même


temps qu'on atteindrait le célibat par des taxes spéciales (1).
Cette dernière partie de la proposition peut se réclamer de la loi
pappienne, qui deshéritait les célibataires, et dont l'effet, dit Plutarque,
était que les « Romains se mariaient, non pour avoir des héritiers,
mais pour être héritiers eux-mêmes. »
Elle peut également invoquer notre législation révolutionnaire.
L'art. 26 du décret du 4 3 janvier 1791 place les célibataires dans la
classe supérieure à celle de leur loyer. Le décret du 20 février '1793
réduit de moitié le secours à leur accorder en cas de sinistres ou fléaux
publics. La loi du 7 thermidor an n majore d'un quart les contribu-
tions des célibataires au-dessus de trente ans. La loi du 3 nivôse
an vu surélève de moitié la valeur imposable de leurs loyers.
Mais ce n'est pas, nous l'avons vu, l'insuffisance des mariages qui
est la cause du mal. On peut donc se dispenser de ressusciter la loi
pappienne et de tourmenter le célibat.
J'attribuerais plus d'efficacité aux détaxes et aux primes en faveur
des familles nombreuses, bien qu'on soit obligé de reconnaître qu'elles
encourageraient surtout lafécondité des classes pauvres, déjà fécondes,
et ne porteraient nul remède à la stérilité actuelle des classes aisées (2).
Pour conjurer cette dernière, il faut remonter à sa cause, qui se
trouve en partie dans nos lois de succession.
On sait avec quelle rapidité s'est accrue sous leur action la division
de la propriété dans notre pays. Le diagramme ci-contre indique

l'augmentation des cotes foncières, dont le nombre s'élevait en 1881 à


14,298,008, et correspond à une moyenne de 3 lie et. 50 par cote ou de
40 ares par parcelle.
D'après le docteur Bertillon, dans les départements où la propriété

(1) Voir les propositions de loi déposéesrécemment à la Chambre des députés par
MM Pieyre et Vacher, cette dernière précédée d'un remarquable Exposé dos motifs.
(2) Une loi du 29 nivôse an xni donne le droit à tout père de famille de sept en-
fants vivants d'en designer un parmi les mâles, qui, arrivé a l'âge de dix ans révolus,
sera élevé aux frais de l'État dans un lycée, ou une école d'arts et métiers.
62 LA RÉFORME; SOCIALE

est très divisée ('I), la natalité est généralement moindre. Ceux où elle
est moins divisée donnent plus de naissances (2j.
On peut vérifier cette affirmation en étudiant le cartogramme ci-
dessous, qui figure pour chaque département sa proportion de cotes
foncières par 1,000 habitants. Si on le compare aux deux carto-
grammes analogues insérés plus haut (p. 52 et 53), et qui se rap-
portent, l'un (n°21) à la natalité, et l'autre (n° 22) à l'accroissement

de la population de 184-1 à 1881, on constate une concordance assez


générale entre ces divers dessins :1a Bretagne est peu morcelée etpro-
lifique; l'Est, la Normandie et leMidiprésentent les caractères inverses.
La plupart des économistes s'accordent sur l'explication de cette
faible natalité.
« C'est, dit M. Jacques Bertillon, l'aisance qui restreint la natalité.
L'individu qui possède quelque chose, calcule sur ses doigts le nombre
de ses enfants (3). »
D'après M. le docteur Vacher : « comme la loi ne permet plus de

Voir une intéressante étude sur Indivision, de la propriété, par LM. Gimel (Journdt
(-1)
de la Société de statistique, numéro de juin -1883, p. 2i3-25G).
(-2)Nombre des naissances et des propriétaires pour -1,000 habitants :
Département comptant 285 propriétaires 24 naissances
— — 177 — 28 —
(3) La statistique humaine de la France, p. 86.
MOUVEMENT DE LA POPULATION EN FRANCE ET A L'ÉTRANGER 63

faire do cadets, on tourne la loi en supprimant les cadets : c'est là


la cause la plus active du mal qui tient en échec notre population
française. — Personne, ajoute-t-il, n'avait prévu cet effet du mor-
cellement de la propriété sur notre population. » Tous ceux, au con-
traire;, qui ont suivi les travaux de l'illustre auteur de la Réforme
sociale et de son Ecole, savent de quelles clartés vraiement prophé-
tiques ses recherches ont éclairé cette grande question.
« En Normandie, dit M. Baudrillard dans ses
belles études sur YEtal
moral et matériel des populations agricoles, on est résolu à n'avoir pas
d'enfants ou à en limiter le nombre..., parce que l'on veut assurer à
un enfant unique, ou au petit nombre de ceux qu'on a, une exis-
tence aisée. Ce qui préoccupe le paysan, normand, c'est l'idée qu'a-
près lui, son bien sera morcelé ou aliéné... » En Picardie, mêmes
constatations. « La vraie cause est morale et volontaire. Dans les classes
riches ou seulement aisées, il y a parti pris de n'avoir pas plus d'un
ou deux enfants...
M. Paul Leroy-Beaulieu a traité le même sujet avec sa vigueur or-
dinaire de touche : «On a voulu, dit-il, empêcher le bourgeois, comme
le paysan, de faire ce que l'on appelait jadis un aîné, c!est-à-dire
d'avantager un de ses enfants. On n'y a réussi qu'en partie. On peut
toujours faire un aîné, en supprimant les cadets. C'est à ce beau ré-
sultat que s'ingénient une foule de familles françaises. Si des lois ont
pour effet de pousser la plus grande partie de la population à n'avoir
qu'un enfantpar famille,il faut avouer queces lois, pour sacro-saintes
qu'on les tienne, non seulement outragent la morale, mais encore
conspirent contre la grandeur nationale (<l ). »
Ne pouvant entamer d'une façon incidente la question des lois de
succession, je n'ajouterai rien à ces graves paroles. Je ferai seule-
ment remarquer que, dirigées contre la grande propriété (2), ces lois
ont surtout ébranlé la situation du paysan et tari la sève de la famille
rurale. En Amérique, la petite propriété est mise à l'abri du morcel-
lement par les lois de VHomestead; en Allemagne, le domaine agglo-
méré, le Bauhof, vient aussi de conquérir sa législation spéciale, en
1874 pour le Hanovre, en 4 882 pour la Westphalie; en Autriche, une
campagneest entreprise dans ce sens (3). Pendantque cespays, si divers
par l'organisation et la forme de gouvernement, s'accordent pour pré-

(1) Economiste français, 13 mars 1880.


(2) ci Etablissez le Code civil à Napies ; tout ce qui ne vous est pas attaché Va se dé-
truire en peu d'années, et il ne restera plus de grandes maisons que celles que vous
érigez en fiefs... C'est ce qui m'a fait prêcher un Code civil et qui m'a porté à l'éta-
blir. » (Lettre du 3 Juin 1806, de Napoléon 1er au roi Joseph).
(3) Voir dans la Réforme sociale une étude de M. Ardant sur « une ligue de paysans
contre le partage forcé en Westphalie » (numéro du 15 mai 1883, p.o06-S14), et dans ce
64 LA RÉFORME SOCIALE

server leurs fortes races de paysans contre l'émiettement du petit do-


maine agricole, et pour maintenir ainsi la stabilité et la fécondité de
la famille rurale, ces exemples resteraient-ils perdus pour notre pays?
Nous qui touchons à tout, n'oserions-nous pas toucher à cette partie
du code, pour y apporter des améliorations au moins graduelles, si l'on
n'ose pas aborder la réforme complète?

IX. — RÉSUMÉ.

Arrivé au terme de cette longue route, que nous venons de parcourir


avec tant de hâte, je n'ai plus qu'à vous en rappeler les principales
étapes.
La population de la France s'accroît avec une lenteur d'autant plus
inquiétante que ses rivaux prennent autour d'elle un essor plus rapide.
Notre influence proportionnelle va toujours en déclinant, et ce déclin
aboutirait dans un demi-siècle à une véritable déchéance.
A en croire Voltaire, ces sortes de problèmes s'arrangent spontané-
ment, et l'homme n'a rien de mieux à faire que de s'en remettre à la
nature du soin de tout régler : « Il n'y eut, dit-il, que fort peu de
chenilles dans mon canton l'année passée. Nous les tuâmes presque
toutes. Dieu nous en a donné plus que de feuilles cette année. N'en
est-il pas à peu près de même des autres animaux, et surtout de l'es-
pèce humaine? La famine, la peste et la guerre, les deux soeurs venues
de l'Arabie et de l'Amérique, détruisent tous les hommes dans un
canton ; on est tout étonné de le trouver peuplé cent ans après. »
Ne prenons pas cette boutade spirituelle plus au sérieux que sans
doute Voltaire ne la prenait lui-même ; mais disons avec Rousseau « qu'il
n'est pire disette pour un État que celle des hommes, » et avec Vauban
que « la grandeur des rois se mesure au nombre de leurs sujets ».
Cette vérité commence à s'imposer même aux esprits et aux coeurs
les plus légers. L'opinion publique sent confusément la gravité de ce
« péril national », suivant le mot expressif que M. Frary a donné
pour titre à son beau livre. On comprend qu'on ne peut pas se tirer
d'affaire avec une pirouette et que le moment est venu d'aborder réso-
lument et de face ces redoutables problèmes.
Au point de vue purement démographique, l'état stationnaire de la
population provient, pour partie de notre mortalité infantile, mais sur-
tout de notre faible natalité.
Si l'on veut remonter plus haut,jusqu'à l'étude infiniment complexe
des causes, on trouve, au milieu de beaucoup d'autres influences,

môme numéro la communication faite par M. Claudio Jannet à la Société d'Economie


sociale dans la séance du 22 mai dernier. (Le mouvement pour la réforme des lois de
succession en Allemagne).
MOUVEMENT DE LA POPULATION EN FRANCE ET A h ÉTRANGER 65
celles des grandes villes, de la débauche, des agglomérations ouvrières ;
on trouve encore celle de nos lois de succession et du moral restraint
deMalthus pratiqué non par les classes pauvres qui sont très prolifi-
ques, mais par les classes aisées, qui sont systématiquement stériles.
Telles sont les questions vitales où peut s'exercer efficacement l'ac-
tivité du législateur. On a dit, je le sais bien, qu'elles relevaient bien
plus des moeurs que des lois, et on a réédité à cette occasion le vieil
adage: quid leges sine moribusl Mais, sans reprendre ici celte discus-
sion, qui a rempli déjà tant de volumes et qui ne sera jamais vidée,
l'action que les lois finissent par exercer à la longue sur les moeurs
n'est-elle pas indéniable, et les lois de succession n'en fournissent-elles
pas précisément un exemple tristement significatif?
Si l'on ne doit pas demander à la loi. d'aider par une impulsion directe
à l'essor de la population, ne peut-on pas du moins réclamer d'elle
qu'elle n'y opposepasdesentraves inconscientes; qu'elle nepousse pas
à l'accroissement désordonné des grandes villes ; qu'elle ne favorise
pas l'écrasement delà petite industrie domestique; qu'elle n'assure pas
l'impunité de la séduction; qu'elle veille sur les enfants abandonnés ;
qu'elle protège l'ouvrière, surtout quand elle est mère, et encourage
les efforts faits pour la retenir au foyer; enfin, qu'elle ne condamne
pas le père de famille, qui veut sauver son petit domaine du morcel-
lement, aux calculs égoïstes et coupables de la stérilité systématique.
Le champ des réformes est donc immense. Je n'ai pas â en définir
aujourd'hui les contours, encore moins les détails. Mon but clans ce
travail a été de préciser le mal, et de pousser un cri d'alarme : caveanl
consules. Heureusement, si le mal est grave, il peut être conjuré, ou du
moins atténué, pourvu qu'on sache le vouloir. Le législateur n'est pas
désarmé devant cette situation qui met en jeu l'avenir et la grandeur
du pays. Il est assuré de faire couvre patriotique et efficace, s'il s'inspire
de ce principe qui devrait lui servir de boussole dans toutes les ques-
tions sociales : restaurer et recréer la famille, sans laquelle il n'est ni
bonheur pour les individus, ni prospérité pour les Etats.

Liv. i.
LE MOUVEMENT
POUR

LA RÉFORME DES LOIS DE SUCCESSION

EN ALLEMAGNE

RAPPORT PRÉSENTÉ PAU M. CLAUDIO JANNRT, PROFESSEUR D'ÉCONOMIE


POLITIQUE A LA FACULTÉ LIBRE DIS DROIT DE PARIS.

MESSIEURS,
La question de la réforme partielle de nos lois de succession est à
l'ordre du jour de votre assemblée et sera proposée aux groupes des
Unions comme objet de leurs travaux pendant celte année. Cette
enquête se rattache d'une façon intime au malaise général de nos
industries et de noire agriculture, malaise dont la démonstration n'est
pas à (aire, mais dont les causes et les remèdes sont à étudier.
Ces causes sont essentiellement complexes. Il en est de politiques,
nous n'avons pas à en parler ici. D'autres sont économiques; et parmi
celles-ci, figure au premier rang la mise en contact de notre agricul-
ture et de nos industries extractives avec des pays neufs, tels que l'Amé-
rique, ou l'Australie, dans lesquels les conditions matérielles de la
production sont infiniment plus favorables. C'est seulement depuis le
développement de la navigation à vapeur, l'achèvement des réseaux
de chemins de fer et de canaux, que cet important phénomène écono-
mique se fait sentir. Son action est destinée à s'accentuer encore; elle
durera peut-être un tiers de siècle: en tout cas,elle est bien supérieure
en étendue et enintensité à l'influence des traités de commerce, et ne
peut être efficacement entravée, croyons-nous, par un relèvement des
tarifs douaniers.
D'autres enfin sont en quelque sorte des questions de vitalité natio-
nale, et l'exposé de M. Cheysson sur le mouvement de la population
vous en a dit assez sur ce point. Il est certain que les campagnes se
dépeuplent, que la population rurale se raréfie de plus en plus ; et
ce n'est pas là seulement qu'est le mal. En même temps qu'augmente
la population des grandes villes, le chiffre total de la population natio-
nale resle à peu près s la tio un aire. Le mouvement n'est pas un mouve-
ment de déplacement,c'est au boutde peu d'annéesunc diminution cer-
taine, progressive, d'autant plus qu'au point de vue des mariages, la
France figure dans les premiers rangs alors que le nombre des naissan-
ces la met auxderniers.Ne doit on pas aussi se demandersi cettepopula-
lion,qui est presque en voie de décroissance, n'éprouve pas un affaiblis-
sement plus grave encore, si l'éducation morale est assez forte, le
HÉFORME DES LOIS DE SUCCESSION EN ALLEMAGNE 67

caractère national assez énergiquement trempé pour former des


hommes, des familles qui puissent prendre leur essor et regagner le
terrain perdu ; si les admirables races qui ont fait jadis notre gran-
deur s,e reconstituent et sont pour la patrie le gage de l'avenir ?
Parmi les causes de cet état de choses si grave, ne faut-il pas placer
un régime successoral, qui ne répond pas aux nécessités de la con-
les e*t qui tend à affaiblir progressivement l'auto-
currence entre races
rité paternelle? Ces questions ont entre elles une connexion intime et
c'est une' des raisons qui ont fait assigner à votre enquête l'objet
qu'on lui a donné. A la crise industrielle et agricole qui depuis long-
temps éprouve notre pays, Le Play avait indiqué des causes ; ces causes
seront-elles les mêmes aujourd'hui ? Les conclusions de la Réforme
sociale se trouveront-elles vérifiées? Autant de questions qui donnent
à ce sujet une importance capitale.
Mais, lorsque nous parlons de réforme ou de modifications au Code
civil, n'entendons-nous pas dire : « Ces réformes sont-elles possibles
après quatre-vingts ans? L'état de choses créé au commencement de
ce siècle n'est-il pas indestructible ? »
C'est à cette objection,à cette sorte de question préalable, que je vou-
drais répondre, en vous montrant, dans une nation voisine, une grande
réforme législative qui s'est produite de nos jours et se continue sous
nos yeux.
I
L'Allemagne voit se continuer et grandir chaque jour dans le monde
rural un mouvement important contre la législation du partage forcé.
Cette législation, sous la pression de l'opinion, a été modiiiée en plu-
sieurs points considérables. Malgré le temps écoulé depuis sa promul-
gation, malgré les prétendues exigences de Y esprit moderne, l'Allemagne
a cru devoir le faire. Ces réformes sont aujourd'hui un fait accompli :
elles démontrent la possibilité de modifier aussi notre Code civil,
d'une manière rationnelle et en tenant compte des conditions de
notre époque.
Le Code général de Prusse {al'gemeines Landrecht) de <179i, qui
forme encore la base de la législation du royaume, a établi comme
droit commun l'égalité des partages ab intestat. La liberté de dispo-
sition du père de famille est restreinte par des droits de légitime, au
profit des enfants. Ces légitimes sont semblables à celles du droit
romain, et calculées suivant leur nombre ; elles constituent un droit
de créance à prélever sur la succession en valeur, et non pas en nature-
comme la réserve du droit civil français. Une exception était faite pour
les biens équestres,apanage de la noblesse. Quant aux biens des paysans,
ils formaient généralement des tenures soumises aux obligations déri-
vant du régime seigneurial, c'est-à-dire à des prestations, à des
68 LA RÉFORME SOCIALE

redevances au profit des seigneurs, et présentaient un état analogue


au régime delà France au treizième siècle. Ces tenures étaient trans-
missibles aux enfants des paysans, mais inaliénables et indivisibles,
de façon à ce que les services et les redevances dus au seigneur
ne fussent pas compromises (1). Souvent elles étaient exploitées par
des communautés de famille.
La grande réforme inaugurée par Stein et Hardenberg en 1807,
continué par ce dernier en 1811 et 4 816 a eu pour objet de transfor-
mer ces tenures en pleines propriétés, en propriétés allodiaîes, moyen-
nant le rachat par les paysans des anciennes redevances. Elles furent
soumises alors, au point de vue soit du droit d'aliénation, soit du
droit de succession, soit du droit de disposition à cause de mort, au
Code général prussien de 4794, ou même au Gode civil français dans
quelques provinces, qui, comme le pays rhénan et la Westphalie
avaient été. occupées parles Français. Cette législation devint générale
en 1850, par son extension aux petites exploitations inférieures à 25
ares qui n'avaient pas d'abord été comprises dans cette transformation
des tenures rurales (2).
Les paysans acquéraient ainsi la libre disposition de leurs biens, le
droit de morceller leurs propriétés. Le partage égal des biens était, à
défaut de testament, la règle générale, et même dans le cas d'un acte
(1) Nous signalons ici le trait général qui caractérise l'ancien mode de possession des
paysans. Pour plus de détails, Y. Roschcr, National OEkonomik des Aclterbaues and der
vertoandlen Drproductionen, in-8°, 1873 Stuttgart, et Morier, The Agrarian législation of
Prussia during the présent centunj dans le "volume édité parle Cobden club, Systems of
Land tenurein varions counlrics, in-12, London, 1870.
Mais à côté de ces tenures, il existait, en Allemagne, des biens possédés à titre
d'alleu par les paysans, dont le régime a plus tard servi de type à la législation
moderne et inspiré Stein dans sa grande réforme de -1807-1811. M. de Tocqucville a
décrit ce régime et fait ressortir son importance dans une note do L'ancien régime et
de la Révolution que nous croyons devoir reproduire : « On rencontrait fréquemment
parmi les paysans des familles qui, non seulement étaient libres et propriétaires, mais
dont les biens formaient une espèce de majorât perpétuel. La terre possédée par ceux-là
était indivisible : un fils en héritait seul : c'était d'ordinaire le fils le plus jeune,
comme dans certaines coutumes d'Angleterre. Celui-là devait seulement payer une dot
à ses frères et soeurs. »
« Les Ergbûler des paysans étaient plus ou moins répandus dans toute l'Allemagne ;
car nulle part on n'y voyait toute la terre englobée dans le système féodal. En Silésie,
où la noblesse a conservé jusqu'à nos jours des domaines immenses dont la plupart
des villages faisaient partie, il se rencontrait cependant des villages qui étaient possédés
entièrement par les habitants et entièrement libres. Dans certaines parties de l'Alle-
magne, comme dans le îyrol et dans la Frise, le fait dominant était que les paysans
possédaient la terre par Ergbûler; mais, dans la grande majorité des contrées de l'Al-
lemagne, ce genre de propriété n'était qu'une exception plus ou moins fréquente. Dans
les villages'où elle se rencontrait, les petits propriétaires de celte espèce formaient
une sorte d'aristocratie parmi les paysans.
(2) Y. Morier, Agrarian législation of Prussia, dans le volume du Cobden-club, p. 277.
RÉFORME DES LOIS DE SUCCESSION EN ALLEMAGNE 69
de dernière volonté, cette disposition était limitée par les légitimes des
enfants.
Cette législation souleva d'abord des critiques au point de vue du
morcellement des domaines. Le morcellement après avoir été avanta-
geux dans certaines circonstances, où l'étendue des cultures était trop
grande, fat désastreux sur certains points (1). Stein poursuivi par la
haine de Napoléon n'avait pu diriger la réforme qu'il avait commencée.
11 eût voulu, en faisant des paysans des propriétaires libres et indé-
pendants, assurer à leurs domaines dans cette nouvelle condition, les
bénéfices de la transmission intégrale dont ils jouissaient auparavant,
en donnant au père une liberté de tester complète et à défaut de testa-
ment en soumettant les biens de paysans au droit d'aînesse. Ses succes-
seurs dans le ministère prussien en <18H et ^ 816 s'inspirèrent d'autres
idées. Mais Stein jusqu'à la fin de sa vie ne cessa de signaler le funeste
ébranlement que le Gode civil français et le gemcines Landrecht prus-
sien avait occasionné dans la classe rurale moyenne (2).
L'attention des législateurs se tourna bientôt de- ce côté. Stein, dans
un écrit publié en 1830, dans une Revue de Berlin, précisément au
sujet de la Westphalie, demandait, outre la réforme des lois de succes-
sion, que les domaines de paysans fussent indivisibles en principe, et
que le. chef de famille ne pût les morceler qu'avec l'approbation des
autorités de la Commune et du Cercle.
Dans l'Allemagne du Sud, où les inconvénients du partage égal
s'étaient d'abord révélés par un paupérisme rural menaçant, des lois
fixèrent un minimum à l'étendue des biens au delà duquel le morcel-
lement n'était pas permis. Des lois de ce genre furent édictées en
Bavière en \ 825, dans le royaume de Saxe en '1843, en Hongrie de \ 848
à 1871, dans le duché de Weimar en '1862. La Bavière est, croyons-nous,
le seul pays où ces dispositions soient encore en vigueur. En Prusse, une
loi du 24 mai 1853 décidait que tout contrat ayant pour objet le démem-
brement ou l'aliénation partielle d'un domaine ne serait valable qu'au-
tant qu'il aurait été approuvé par le magistrat chargé de la tenue des
grund bûcher,qui avait ainsiàexercerune sorte de contrôle administratif.
Mais ces lois sont à la fois gênantes pour la liberté des familles et
inefficaces dans la pratique. Aussi, dans tout le royaume de Prusse
elles ont été abrogées par la loi du 5 mai '1872 sur les grund bûcher
qui fait partie de la législation sur le régime hypothécaire (3).
Ce système législatif existait encore dans les provinces de la Russie,

(1) V. Roscher, op. cit.


(2) Roscher Gcschicilc der National OEkonomik
in Deutschland(Stultgard 1876, in-8o),
consacre de longues pages à l'exposé des travaux de Stein; p. 712 et suiv.
(3) V. Annuaire de législation étrangère, publié par la Société de législation tomparèt,
2" année, p. 264.
70 LA. BÉFORME SOCIALE

comme la Finlande, la Pologne, la Petite-Russie, où la possession


collective des terres par le village est inconnue et où la propriété
individuelle des familles est constituée (1).
On essaya aussi de permettre aux paysans d'établir des fidacommis
de famille, des substitutions, jusqu'à concurrence de la quotité dispo-
nible. Le Wurtemberg, laBavière, laHesseD.irmstadtappliquèrent, vers
1855, cette législation, qui était calquée sur la fameuse loi française
de 182"). Elle ne donna pas de meilleurs résultats. Ces deux législations
avaient l'inconvénient de reproduire purement et simplement des
institutions anciennes sans les adapter à l'esprit nouveau des temps.
Les nouvelles lois, dont nous allons retracer le développement, ont
eu un succès tout différent parce qu'elles n'ont pas méconnu cette
condition indispensable de toute réforme.
On comprit que de même qu'il y avait un droit spécial sur les lettres
de change au profit des commerçants, il fallait restaurer le droit propre
aux paysans pour la transmission de leurs biens. Ce fut la Westphalie
qui donna le signal.
Soumise au Code civil français à la suite du régime napoléonien,
elle l'avait conservé après 1815. Le passage des Français avait éman-
cipé partout les personnes et les terres. Mais ce pays fidèle à ses
antiques traditions et. qui s'enorgueillit de son vieux nom de terre
rouge, avait pratiquement conservé ses coutumes successorales. A
parlir de 1836, sur les réclamations de la Diète, le Code civil fran-
çais fut supprimé et on lui substitua le Code allemand, moins restriclif
de la liberté de disposer, nous lavons vu. C'était déjà un pre-
mier pas de fait. Puis une série de lois intervinrent, qui facilitèrent
la transmission intégrale, en rendant plus équitable la fixation
des légitimes. Parmi ces lois, celle du 4 juin 1856 a une grande
importance. Tout domaine rural d'un revenu cadastral de 25 tbalers
(80 fr.) sera estimé, non pas à sa valeur marchande, mais d'après
son revenu cadastral net de toutes charges, revenu, qui, comme
les évaluations de notre cadastre en France est plus ou moins
au-dessous de la réalité. Pour avoir la valeur légale du domaine on de-
vra multiplier ce revenu par 16. C'est donc sur cette évaluation, au-
dessous de la valeur marchande, que sont calculées les légitimes. La
loi de '1833 ne touchait pas à la succession ab intestat; mais elle éten-
dait considérablement la pouvoir de disposition du père, par la dimi-
nution efïective des légitimes mises à la charge de l'héritier.
Lorsque après 1870, la Prusse s'annexa le Lauenbourg, le Hanovre,

(1) V. SUE ie régime foncier de l'Europe russe le beau livre de M. Rudolf Meyer
Heismtoellen und andere Wirtschaflsgeselzc (Berlin 1883) p. 181 et suiv. cfr. sur la
Finlande le Bulletin de la Société de législation comparée, année 1880 p. 301.
RÉFORME DES LOIS DE SUCCESSION EN ALLEMAGNE 71

la Hesse, elle se trouva en présence dans ces pays d'un état de


choses iissez semblable à celui qui existait dans les Étals de la
maison de Hohenzollern avant la grande réforme de Slein. Les tenures
despaysansétaientencore plusou moinssoumisesaurégime seigneurial.
Le gouvernement prussien dut, avant tout, faire prévaloir dans ses
nouvelles provinces les principes généraux sur l'affranchissement des
tenures, des redevances et des services qu'elles devaient,leur transfor-
mation en biens allodiaux, leur aliénabilité ; car ces principes tiennent
autant au droit constitutionnel qu'au droit civil et doivent être réglés
uniformément dans toutes les parties du pays. Ce fut là notamment
l'objet de la loi du 28 mai 1873 relative au Hanovre, de la loi du
22 mai 1874 qui supprime les derniers restes du droit dit de Magdebourg
apporté jadis en Allemagne par les colons flamands. Déjà la loi hypo-
thécaire de 1872 avait été appliquée à toute la monarchie et avait
supprimé virtuellement tous les obstacles soit à l'aliénation des biens
immobiliers soit à leur morcellement \\).
Mais les dispositions protectrices de la famille, base du régime des
tenures seigneuriales, n'allaient-elles pas disparaître? Les bienfaits
incontestables apportés par le nouveau régime foncier n'allaient-ils
pas être annihilés par l'atteinte portée par l'introduction du Gode gé-
néral prussien (gemehies Land Rec/il) aux coutumes de transmission
intégrale? C'est alors que se passa un fait d'un intérêt et d'une portée
considérables. Les paysans du Hanovre, ces paysans dont Le Play
avait, dès 1864, décrit avec prédilection l'admirable organisation sociale
s'organisèrent pour résister à la loi commune prussienne. Leur oppo-
sition fut telle, leur énergie si tenace que le gouvernement dut revenir
en arrière et leur accorder une loi successorale spéciale à la province.
C'est ce qu'il fit par une loi du 2 juin 1874. Nous allons en analyser les
dispositions. Mais nous ne saurions trop insister sur ce fait, c'est
qu'elle a été imposée au chancelier de fer et à la majorité libérale et
progressiste alors des chambres prussiennes par l'énergie des Bauern
hanovriens.
« L'indivisibilité du Hof, disait le rapporteur du projet de loi
M. Bening, est le voeu général des paysans du Hanovre. Le principe
d'égalité entre les en'ants les choque à tel point qu'il leur paraît une
injustice. Quand le voeu des populations est si manifeste, le législateur
ne saurait mieux faire que de s'y conformer. Il est peu sage de vouloir
faire le bonheur des gens malgré eux. »
Le domaine aggloméré, c'est-à-dire le domaine cultivé parla famille,

(1) V. ces dernières lois analysées ou traduites dans Y Annunirc de législation


étrangère, 3e année p. 133, 4eannée p. toG et surtout 1 [«année p. 168 et suivantes, où
l'on trouvera une excellente notice sur les luis allemandes relalives à la propriété
foncière, due à M. Jobbé-Duval, agrégé à la faculté de droit de l'oint, à Paris.
72 LA ItÉFCIlME SOCIALE

lui fournissant les ressources dont elle a besoin et étant en quelque


sorte la base de la vie, le Bauerhof, est reconnu comme devant béné-
ficier d'un droit de transmission spécial. Le Bauerhof doit être inscrit
au cadastre pour un revenu d'au moins 75 marcs (93 francs 75).
Les terres au-dessous de ce revenu ne sont pas considérées comme
pouvant former une exploitation distincte et nourrir une famille.Elles
sont, ainsi que les parcelles détachées, soumises au droit civil commun.
La manière dont la loi définit le domaine aggloméré est particulière-
rement remarquable.
ARTICLE -10. Font partie du domaine les immeubles inscrits dans le HocferoUe
sur la demande du propriétaire. A défaut d'une mention insérée au HocferoUe, le
domaine comprend toutes les parcelles appartenant au propriétaire qui relèvent
traditionnellement du domaine ou qui en dépendent au point de vue de la culture.
En cas de doute, tous les biens cultivés par les habitants de la maison d'habi-
tation doivent être considérés comme dépendant du domaine au point de vue de
la culture. Ne cessent pas de dépendre du domaine au point de vue de la culture
les parcelles qui sont l'objet d'un contrat de bail temporaire ou qui sont soumises à
un droit analogue de jouissance, par exemple, à un douaire.
Font partie du domaine les immeubles loués à des personnes, qui se sont obligées
à fournir des prestations en nature dans l'intérêt de la culture du domaine (bordiers).
ARTICLE H. Sont traités comme partie accessoire du domaine:
I" Les droits de servitude appartenant au domaine ou à quelques-uns des biens
qui le composent.
i" Les maisons existant sur le domaine, les dépendances, les bois et les arbres.
3° Les objets qui figurent dans l'inventaire du domaine; ce terme comprend le
bétail existant sur le domaine dans l'intérêt de la culture, les instruments aratoires,
le mobilier y compris le linge et la literie, les engrais et les provisions en fruits,
et autres produits qui sont destinés à être employés à la culture jusqu'à la prochaine
récolte (1).
Le chef de la famille qui veut bénéficier de la loi de 1874, doit faire
inscrire son bien au Hoferolle, et tout en conservant toujours le
droit de le faire rayer et de l'inscrire à nouveau; si à sa mort le
domaine figure au Hoferolle, il bénéficie des dispoitions de la loi.
Les prescriptions de la loi hanovrienne donnent au père un droit
de disposition très étendu. 11 peut désigner'son héritier [Anerbe) parmi

(1) Ces articles de la loi qui définissent le domaine agglomère sont une définition
parfaitement précise et juridique telle que les comportent les législations modernes.
Elles laissent à la décision du juge uniquement des questions de fait faciles A tran-
cher. Le Play, Réforme sociale, liv. II. chap. xxn, g 12, avait affirmé la possibilité
d'une définition juridique du domaine aggloméré : «Je me suis assuré de ce fait,
» disait-il, en essayant de définir les biens des familles souches avec le concours de
» savants jurisconsultes du Midi ayant un sentiment, très vif des faits et des prin-
» cipes que je signale. Je dois même à l'un d'entre eux, grand propriétaire fon-

» cier. aujourd'hui président d'une cour impériale, l'ébauche d'une loi ao intestat,
» conforme aux vues que je viens d'exposer. » Ce qui vient de se passer en Allemagne
confirme une fois de plus l'exactitude et le caractère pratique des idées do notre
illustre maîtie.
HÉPOKME DES LOIS DE SUCCESSION SN ALLEMAGNE 73
ses enfants, choisir le plus capable; cet héritier succède à l'intégralité
du domaine et ne doit plus à ses frères et soeurs que des légitimes
en argent. Ces légitimes elles-mêmes sont évaluées d'après des bases
spéciales. Le revenu annuel moyen, déduction faite,*;1;; toutes charges
et dettes, est multiplié par 20. On ne doit pas/jstin^ir séparément les
maisons et les dépendances nécessaires à l'habitation et à l'adminis-
tration du domaine, mais seulementlesfj'ire entrer en ligne de compte
pour le montant du revenu qu'on en''pourrait tirer en les louant.
Les deux tiers de la valeur ainsi obtenue sont partagés par les
héritiers, et dans ces deux tiers l'héritier principal (Anerbc) prend sa
part au même titre que les autres. Le père, dans son acte de dernière
volonté, peut changer les proportions de partage et évaluer à un
autre taux la valeur du domaine, mais, seulement dans de certaines
limites. Il peut enfin prendre des dispositions protectrices de la
famille (1 ) et de nature à fortifier l'autorité de la mère qui reste veuve.
La haute situation faite au foyer à la mère de famille après la
mort de son mari,, l'autorité qu'elle garde sur ses enfants est un des
traits qui distinguent la constitution traditionnelle de la famille en
Westphalie et la placent bien au-dessus de la constitution actuelle de
la famille anglo-saxonne (2).
1) Art. peuvent pas être attaqués comme entamant la légitime:
-18. Ne
1° Les dispositions du défunt, par lesquelles le père et la mère de l'héritier privi-
légie (anerbe) à l'exclusion des père et mère adoptifs, reçoivent, le père pour toute
sa vie, la mère jusqu'à la majorité de l'héritier privilégié, le droit de jouir du bien
de paysan et de l'administration en leur nom personnel après la mort du disposant
sous la condition d'élever d'une façon convenable et de nourrir sur le domaine en
cas d'indigence, l'héritier privilégié et ses cohéritiers, au moins, en ce qui concerne
ces derniers, jusqu'au moment où ils seront mis en possession de leur part héréditaire,
2° Les dispositions du défunt par lesquelles le droit de réclamer leur part hérédi-
taire est reculé pour les cohéritiers de l'héritier privilégié (Anerbc) jusqu'à l'époque
de leur majorité, à la charge pour l'héritier privilégié de les élever d'une façon con-
venable cl de les nourrir sur le fonds en cas d'indigence.
(ï) Les vieilles coutumes domestique", de la Westphalie ont été décrites avec Butant
d'exactitude que de charme par le baron de Schorlcmer-Alst dans une brochure Die
Laije des Baucrnslandcs in Weslphalcn und icas ihm Nolli Ihul (Munster 1864), et par
son digne collaborateur M. Ureuker, un baucr. lui-même, Die Vererbung des Baucin-
hofe in Allen Munslcrlandc, in-8" et Rcchle und Pflichte des Baucrnstandes oder Baucr
muss Baucr sein und blciben (Dulmen in-18).
Sur l'isolement des vieux parents dans la famille anglaise actuelle, V. Le Play, La
Constitution de l'Angleterre. Liv. Y, chap. xi. Sous disons constitution actuelle : caries
études que nous avons faites cette année à l'Institut catholique sur les institutions
sociales de l'Angle terre aux moyen âge et notamment le dépouillement des15 volumes
de testaments publiés par la Surtoe Society et la Camden Society montrent qu'au
moyen âge la mère veuve restait maîtresse au foyer en Angleterre comme elle l'est
encore aujourd'hui en France, eu Espagne, en Italie dans les familles qui ont conservé
la tradition. La race anglo-saxonne a vu sur ce point ses moeurs s'altérer par suite
des causes qui depuis le protestantisme ont changé la Uerry En'jland des âges de
foi en la terre classique du Spleen.
74 LA RÉFORME SOCIALE

Pour étendre encore cette liberté testamentaire, la loi permet au


père et à la mère de lester en commun : réforme d'une grande impor-
tance pratiqua et qui a été souvent réclamée en France.
Il se peutque'oLé' père, tout en ayant inscrit son domaine au Hoferolle
n'ait pas testé. iJ-f^s cette seule inscription soumet Je domaine à un droit
ab intestat spécial.,Le fils aîné succède au domaine et à son défaut les
autres enfants suivant leur Vsrdre de naissance, les fils étant préférés
aux filles. Les légitimes.sont réglées sur les bases du calcul ci-dessus.
Nous devons en passant faire remarquer la grande importance qu'a
la loi ab intestat, là même où la liberté de lester existe. Elle est géné-
ralement regardée comme le type de justice, comme le modèle
recommandé par le législateur, et à la longue, alors même qu'elle est à
l'origine contraire aux coutumes, elle finit peu à peu par les modifier
dans son sens ainsi que c'a été le cas dans une grande partie de la
F. ance, qui pratiquait jadis la transmission intégrale et qui depuis le
Gode civil a graduellement adopté le partage égal.
Les législateurs allemands en créant cette loi ab intestat FACUL-
TATIVE à côté de la loi ab intestat de droit commun inscrite dans
YaUyemeines Landrec'/t ontdonné évidemment aux paysans une direc-
tion fort importante.Pratiquement, on évite au père de famille la peine
de faire un testament, de choisir un héritier. Il lui suffit d'avoir fait
inscrire son domaine sur le Hoferolle, ou de savoir qu'il est inscrit
précédemment, pour être assuré que le domaine ne se>'a pas détruit.
La loi de 1874 était spéciale à quelques cercles du Hanovre, à ceux
dans lesquels existaient de temps immémorial ces coutumes de trans-
mission intégrale. Les autres cercles de la province, où ces coutumes
ne s'étaient pas conservées, voyant au bout de peu d'années les heureux
résultats de la loi de 1874 en ont réclamé l'extension à lout l'ancien
royaume de Hanovre; tel a étôl'ubjet de la loi du 2i- février 1880. A
peine était-elle promulguée que M 00 Buuernhofe étaient inscrits dans
ces nouveaux cercles au Hoferolle.
L'exemple donné par les paysans hanovriens s'est propagé rapide-
ment.
En Westphalie une association, le Westphalisch.es Dauern Verein,
due a l'énergique initiative du baron von Schorlemer-Âlst, s'était
formée en 18t>3 pour défendre les intérêts propres à la classe des agri-
culteurs (1). Après une longue propagande elle a obtenu par la loi du
30 avril 1882 une législation analogue à celle du Hanovre. Les biens
ruraux, sans distinction entre les biens équestres et les biens de
(1) Nous ne pouvons mieux faire que de renvoyer à la Réforme sociale du 25 mai
où noi.reexceIle.nl collaborateur M. Ardent a donné des détails très complets a son
sujet. V. aussi les articles que nous avons publics dans XUnion des 27, 28, 29,
30 mai 1882.
RÉFORME DES LOIS DE SUCCESSION EN ALLEMAGNE ' 75
paysans ('1) peuvent être inscrits au Hoferolle et sont alors traités en
domaines agglomérés. Le procédé d'évaluation seul diffère de,celui
de la loi relative au Hanovre. Il est basé, comme nous l'avons va, sur
la multiplication au revenu cadastral : la valeur légale du domaine est
diminuée, ce qui réduit d'autant les légitimes à payer.
La province de Hesse-Ca-sel, celle du Lauenbourg, celle de Brande-
bourg ont pu à leur tour obtenir une législation semblable (2)..
Dè3'187:jle, grand duché de Oldenburg avait adapté sa législation
civile aux principes constitutionnels de l'Empire sur l'aliénation des
terres ; mais il a été établi aussi un droit de succession pour les biens
des paysans. Ce droit tel qu'il résulte de la loi du 24 avril,'1873 est
analogue à la loi hanovrienne ; il s'en distingue seulement en ce que,
dans certains districts, il maintient, à. d'ifmit de testament, le droit du
plus jeune fils à être héritier, qui était autrefois très répandu en Alle-
magne pour les tenures de paysans du type du Meierrechl ï.omme en
Angleterre pour les copyholds.
Le trait commun à to.ites ces lois est de maintenir la famille
étroitement unie au domaine patrimonial, et non de chercher à faire
de riches héritiers. On veut au contraire fonder autant que possible
de petits domaines indépendants assurant l'existence de la famille.
Ainsi, lorsqu'un c'.ief de famille possède plusieurs domaines distincts,
la loi ne les réunit pas sur la tête d'un seul héritier, mais chacun des
enfants succède à l'un des domaines, suivant le testament paternel ou
son ordre de naissance.
Ces lois complètent ainsi, et assurent un résultat permanent aux
mesures prises par le gouvernement prussien pour constituer la
moyenne propriété paysanne. Ces mesures consistent dans la vente
par parcelles des vastes domaines que la couronne possède dans cer-
taines provinces et dans des lois qui tendent à transformer graduelle-
ment les fiefs en propriété allodiales libres ou en lldéicommis de fa-
mille (S).
Ce mouvement se propage en Allemagne avec une force très grande.
Les provinces rhénanes,pari'organedeieur diète locale réclamenténer-
giquement une législaton analogue et sont sur le point de la voir édic-
tée. Déjà plusieurs cercles de la vallée de la Ruhr avaient obtenu,
(1) Cette distinction subsiste au contraire encore en Hanovre, dans le La'ienbourg
et J'autres provinces de la monarchie. Les biens cquedres sont soumis a un régime de
succession fondé sur le droit d'aînesse.
(2) V. Annuaire de législation étrangère, 11e année, p- 468.
(3) V. la loi du 4 mars 1807 sur les fiefs en Poméranie et la loi du 24 juillet 1875
sur la libération des fiefs dans la Marche de Br mdebo \r$, Ann'iaivs de législation
étrangère, S» anné.i, p. 301, et lois des 3 mai et 19 juin 1876, relatives au même objet
dans ia Westphalie, certains cercles delà provnue Rhénane, en Lusacj, en Siiésie.
Annuaire de législation étrangère, 6e année, p. 174.
76 LA RÉFORME SOCIALE

dès '1836, d'être soustraits au Code civil français et d'être régis par le
Code, général prussien, beaucoup plus favorable, nous Pavons dit, à la
conservation du patrimoine et à l'autorité paternelle. Le congrès des
économistes allemands de l'école de la politique sociale réuni en \ 882,
à Francfort, a demandé que ces nouvelles lois soient étendues à tout
l'Empi,re et en deviennent le droit commun.
Les mêmes idées se propagent aussi en Autriche et l'on commence
à réclamer l'établissement d'un droit successoral spécial pour les
biens d^ paysans, qui reproduira,sous la forme de législation propre à
notre temps, c'est-à-dire dans une codification, les anciennes coutumes
de transmission intégrale (-1).
On n'a pas du reste en Autriche à remonter bien loin on arrière. Le
Gode civil/autrichien de <1S'I2 fixe la quotité disponible à la moitié du
patrimoine quel que soit le nombre des enfants. Les enfants ont un
droit de légitime et non de réserve, c'est-à-dire qui se règle en valeur et
non pas en nature. De plus on a continué à appliquer spécialement
aux biens de paysans une patente impériale de 1795, qui! recom-
mandait aux tribunaux de ne pas les évaluer dans les partages à une
valeur qui ne permît pas à un des héritiers de les garder en son entier
avec tous les capitaux d'exploitation.
Cette disposition protectrice des petits domaines a été abolie seule-
ment par une loi du 27 juin 1868. Même le Tyrol, ce vieux pays de
liberté, où la propriété allodiale du paysan est la base de la constitu-
tion, a repoussé l'application de la loi de 1868 et a conservé sur ce
point les anciennes coutumes (2). Ce que le Hanovre a été pour l'em-
pire allemand, le Tyrol le sera pour la monarchie des Habsbourg et
il montrera ainsi le rôle utile que peuvent remplir dans le monde les
petits États, ou au moins les provinces autonomes, quand elles suivent
Jeurs traditions.
II
Ces nouvelles lois présentent plusieurs caractères que nous allons
résumer pour en faire ressortir la portée réelle.
1° Elles portent exclusivement sur les biensruraux, et non sur les va-
leurs mobilières ou autres, ni sur les maisons urbaines, les campagnes
d'agrément, les parcelles détachées, et n'ont nullement pour objet
de favoriser l'accumulation sur une seule tête d'une fortune territoriale
considérable. C'est ainsi, nous l'avons vu, que quand il y a dans une
Erlassunq eines agrarrccht.es fur das Hergozthum Salzburrj, fascicule in-
M) V. Vie
4o Salzburg, 1882, contenant des rapports présentés à la diète locale et des voeux en ce
sens émis par elle dans sa session de 1881.
(2) Kous empruntons ces détails à l'ouvrage de M. Rudolf Meyer: Die Hcimslaltcn uni.
anderc Wirthschaft Gcsctze (in-8% Berlin 1883), p. 360 et suiv.
REFORME DES LOIS DE SUCCESSION EN ALLEMAGNE 77
famille plusieurs domaines ruraux distincts, ils sont attribués chacun
à un enfant. Ce qu'on veut, en effet, ce n'est pas l'établissement d'une
grande fortune, c'est assurer leur foyer au plus grand nombre de
familles possible, c'est leur éviter des liquidations ruineuses, le morcel-
lement des biens, qui amène la destruction des exploitations et la déca-
dence de la famille. Ce qu'on leur épargne, c'est de voir le fisc prélever,
comme il arrive dans les petites successions en France, une pari
bien plus importante que celle dont seraient privés les enfants dans
le cas d'une institution d'héritier sur les bases de la loi allemande.
Les paysans hanovriens l'ont si bien compris que sur 100,128 biens
de paysans, 60,961 ont été inscrits dès les premières années. En
Westphalie on compte 35,215 biens ruraux inscrits au Hoferolle.
2° La plupart des domaines qui ont été inscrits au Hoferolle sont
des domaines moyens. Le résultat de ces lois est donc la reconstitution
d'une classe moyenne, que l'observation a toujours montrée comme la
force d'un pays, et comme le pouvoir pondérateur qui empêche
l'Etat de tomber dans l'anarchie ou le despotisme.
Si nous tournons nos regards vers la France, nous observons, au
contraire, la décadence, de jour en jour plus grande, de la classe
moyenne rurale.
Ici il faut s'entendre et éviter toute confusion.
Les statistiques ont démontré que depuis trente ans le morcellement
n'avait pas augmenté dans des proportions considérables. Nous de-
vons notamment à M. Gimel des travaux de statistique très remar-
quables qui jitortent sur quatre départements appartenant aux diverses
régions de la France et ont complètement renouvelé sur ce point les
éléments de discussion.
Divisant au point de vue de la contenance les cotes foncières en
vingt catégories, M. Gimel a démontré que dans le département du
Nord le changement dans la proportion des cotes de différentes conte-
nances, a porté seulement sur le 5 p. 100 de la contenance totale
en quarante-cinq ans. C'est le seul gain qu'ait fait la petite culture
sur la grande et la moyenne. Mais ce gain est réalisé principalement
par la toute petite propriété, celle inférieure à un hectare; c'est-à-
dire la propriété parcellaire. Quant aux cotes de 40 à 50 hectares, qui
représentent la propriété moyenne, la bourgeoisie rurale, elle est en
voie de diminution. L'Yonne, le Gers et l'Isère ont fourni des résultats
à peu près semblables (1).
On se rassurera peut-être en pensant que ce mouvement estinsigni-

(1) V. De la division de la propriété dans le département du Nord, par M. Gimel, direc-


teur des contributions directes. Lille, 1877, in-8°, et Journal de la Société de statis-
tique de Paris, année 1879, p. <!42 et suiv.: année 1883, p. 223 à 249.
78 LA RÉFORME SOCIALE

fiant. Ces chiffres n'ont rien d'étonnant, puisque la population rurale,


reste slalionnaire dans certaines provinces, qu'elle dimim e dans
d'autres, comme dans la Normandie; quand elle diminuera d'une
manière plus accentuée, le nombre des cotes foncières diminuera, cela
s'est même produit déjà dans quelques arrondissements, et l'on célé-
brera alors les bienfaits du Code civil. Mais si les totaux des cotes fon-
cières restent à peu près idenLiques, les domaines qui les composent
ne sont pas les mêmes. Celte constance dans les additions des colonnes
de la statistique est le résultat d'un travail perpétuel de décomposition
des domaines par l'effet des successions, de leur recomposition par les
mariages et les acquisilionspiôce àpièce que fait, notre paysan français
avec une ténacité cl une puissance d'épargne extrêmement remar-
quables, mais oii il s'épuise dans une lutte sans issue. A chaque géné-
ration le même travail est à recommencer sans que jamais aucun résul-
tat soitacquis pour la famille. En moyenne, chaqueparcelledu territoire
change de propriétaire soit par succession, soit par aliénation, tous
les dix-huit ans (1). Or, à chacune de ces mutations se produisent des
perceptions fiscales considérables.
11 faut reconnaître que le travail acharné d'une génération et la
ruine qui vient le couronner ne donnent de profits qu'au fisc. C'est là
ce que l'Allemagne a cherché à éviter et elle paraît y as'oir réussi.
3° Ces lois ne portent à l'égalité des enfants aucune atteinte sérieuse.
En effet le droit des enfants, autres que VAne.i be, et qui ne sont pas
ehargésdemainlemiTexp]oitationrurale,seréduitùun droit decréance;
ils prennent leur part envalur et non en nature. La règle rigoureuse
posée dans les art. 82(1 et 832 de noire Code civil s:Ta bientôt un fait à
peu près exceptionnel dans J'ensemble des législations des peuples ci-
vilisés. Elle est de moins en moins en rapport avec la constitution des
fortunes modernes.En 187-1 un homme d'Elaténiinent,M. Luc en Brun,
avait présenté et fait prendre en considération par l'Assemblée natio-
nale une proposition de loi tendant à permettre de composer dans les
partages les lofs d'objets de différente nature quoique égaux en valeur.
Les préoccupations politiques ont malheureusement empêché celte
proposition si sage d'être convertie définitivement en loi. L'exemple
que nous donnent en ce moment les Allemands rend encore plus dou-
loureuse cette impuissance où la France est actuellement de faire
aucune réforme.
Loin de sacrifier les enfants, les lois dont nous venons de donner

(I) Il est reconnu que la propriété immobilière change dp mains par vente tons les
quarante ans: quant aux suce ssions et donations en avancement cl hoirie elles se
produisent tous les trente-trois ou traile-cunq ans selon le; calculs. V. le beau tra-
vail d! M. de Fovillu, sur l'évaluation de la fortune privée en France dans ['Economiste
français du -21 octobre 18oïi.
RÉFORME DES LOIS DE SUCCESSION EN ALLEMAGNE 79
une esquisse leur évitent souvent une perte supérieure à celle qu'ils
semblent éprouver. L'év;iluation des légitimes qui leur sont accordées
sauvegarde leurs droits dans son intégrité; mais elle assure seulement
leur droit réel et non un droit de convention, comme l'est celui qui
résulte del'évaluation de la valeur ventile d'un domaine par des experts
judiciaires intéressés à grossir les chiffres.
C'est pour cette raison que les nouvelles lois allemandes ont écarté
l'intervention des experts. Le bien rural est évalué à sa v.iltur d? fa-
mille, a sa valeur réelle, basée sur sa productivité et non au taux arbi-
traire auquel le feu des enchères et les divers procédés que pratiquent
les marchands de biens peuvent le porter. Le revenu moyen net, mul-
tiplié par un chiffre fixe, en donne le montant.
11 y a là un point fort important et qui devra
un jour préoccuper le
législateur français.
Le taux de capitalisation des revenus fonciers, c'est-à-dire le rapport
que l'on établit entre le revenu net annuel et la valeur à laquelle on
estime la terre, varie beaucoup suivant les pays. Il est en Angleterre
et dans certains pays delà France établi sur le pied du denier 33,c'est-
à-dire que l'on estime la valeur foncière à 33 fois le revenu annuel,
ce qui correspond pour l'acquéreur à un placement au 3 p. 100. Quel-
quefois il est plus élevé encore (]). Ailleurs, notamment aux Etats-
Unis, il est calculé au denier I 4 ou au denier 16. Or, le fonctionnement
de la loi de succession, quand elle a pour base le partage égal entra

ri) Il y a des différences considérables entre les différentes régions de la France en


ce qui touche le iai:x de capitalisation du revenu foncier. Nous nous bornons ici à
constater deux faits :—I" Ce taux est beaucoupplus élevé, quand il s'agit de petites par-
celles pour lesquelles la concurrence des acheteurs se produit, que pour les grands
domaines. L'éjà Le Piay a signalé ('ans la Béfonne soviute exagération de la valeur à
I

!aquellc-,(lans les ventes so t amiables, soit judiciaires, sent portées les ;( lilcs parcelles
de terres dans lcsjpart'es d-3 la France eu le partage égal n'est pas atténué par d an-
ciennes co; U.nics. Dans iii grande enquête qui fut faite en 18f>o sur les lois relatives
au taux de l'intérêt, M. de Yaulx, ancien procureur général à la cour de Strasbourg,
a signalé comme une des causes de l'énorme dette hypothécaire qui grèvent les
campagnes d'Alsace, l'exagération du taux de capitalisation des lern.s, résultat de
l'organisation de la vente des biens ruraux à l'état de commerce.
Ce commerce s'organise j arloul où les coutumes ne réagissent pas contre l'applica-
tion du Code civil.
2° depuis la promulgation du Code civil, dans l'ensemble de la France, le taux de
caplalisalion a é é en s'élevant, en d'autres termes l'augmentation de valeur attribuée
à la terre a été supérieure à l'augmentation de son reve.u. Y. pour la période de
en, France, 4e édit, t. 11, p. 74. L'évaluation
1S"21 à 1851 M. E. Vigne, Traite des impôts
nouve le du revenu des propriétés non Lâ.ics qui a été faite en 1S79 porte le rap-
port du revenunel -imposable à lavalcur vénale, à 2,89 p. 100, ce qui met le laux de. capi-
talisation à 33,3. Pour les ti rres labourables, ce ra| port s'abaisse jusqu'à 2,58 p.K 0, soit
le laux de la^iulisalionà 38! S. Bulletin de statistique du ministère des finances, février
1883, p. 131.
80 LA RÉFORME SOCIALE
les enfants, est tout à fait différent suivant que le taux de capitalisa-
tion des terres est bas ou élevé.C'est un élément de la question auquel
on n'a peut-être pas apporté assez d'attention.
Son importance ressortira nettement des deux hypothèses suivantes :
Supposons une terre donnant 1,000 francs de revenu. Aux iitats-Unis,
pitr l'effet de l'abondance des terres,—en Allemagne par suite des pro-
cédés spéciaux d'évaluation en cas de succession à un bien rural— ce
revenu net moyen est multiplié par 16 ce qui fixe à 16,000 francs la
valeur de la propriété. Il y a quatre enfants. Supposons que le père
n'ait pu user que de la quotité disponiblerestreinte de la loi française.
L'héritier a un quart soit 4,000 francs, plus sa part de légitime soit
3,000 francs. Il aura à payer 9,000 francs seulement, somme dont
la modicité permet le remboursement successif et annuel à une per-
sonne, qui cultivant elle»même son domaine joint au revenu net de la
terre les profits du fermier et du cultivateur. En France le même
revenu sera multiplié au moins par 32 et donnera 32,000 francs, soit
18,000 francs de soulte à payer, c'est-à-dire une somme que jamais
aucun effort pendant toute une vie ne permettra à l'héritier de réaliser.
La manière dont la succession se liquide est toute différente selon
le taux de capitalisation quoique Je revenu du domaine soit le
,
même.
Voilà pourquoi en Suède en Norwège et dans beaucoup de pays, le
partage égal peut fonctionner sans inconvénient (1); voilà pourquoi les

(1) Voici quelle est la loi de succession norwégienne, d'après le rapport de M. Growe,
consul général, dans l'Enquête britannique sur la condition des ouvriers en 1871 :
« En Norwège, une grande partie des habitants s'occupe de la pêche; les autres
vivant dans l'intérieur des terres sont presque tous des fermiers qui sont propriétaires
de leurs fermes ou des ouvriers qu'ils emploient à la culture et des domestiques à
leur service. Ces bonde ou yeomen sont considérés par M. Crowe comme le véritable
noyau de la nation, et la loi norwégienne sur l'hérédité tend à préserver leurs pro-
priétés de tout changement ou amoindrissement. Le droit d'aînesse n'existe pas. A la
mort d'un propriétaire foncier laissant plusieurs enfants, le domaine est exactement
évalué et le fils aîné a le droit de l'acheter sous la condition de rembourser dans les
six mois, à chacun de ses cohéritiers, sa quote-part. Ce droit, s'il refuse d'en profiter,
passe au plus proche héritier après lui et ainsi de suite. Si tous refusent, le domaine
n'est pas divisé, il est vendu au meilleur prix possible et le produit est réparti par
égales parts entre les collatéraux. De cette façon, un nouveau propriétaire prend la
place de l'ancien et le morcellement du sol est évité. Quoiqu'il n'y ait pas de loi de
primogéniture en Norwège, il existe une loi de substitution appelée odel. Toute terre
possédée par le même propriétaire pendant vingt ans devient odel, et si elle est vendue,
l'acquéreur est soumis à la condition de la restituer à celui des héritiers qui peut,
dans le cours de trois années, la lui racheter, moyennant le remboursement du prix
d'achat. A r.expiralion des trois années elle devient odel libre. » (Reproduit dans la
Revue britannique de décembre 1871.)
Pour que la loi de succession fonctionne ainsi, il faut que la valeur foncière par
RÉFORME DES LOIS DE SUCCESSION EN ALLEMAGNE 81

lois américaines recommandent dans le partage des successions d'évi-


ter le démembrement des domaines (1).
4° Un dernier et important caractère des lois allemandes que nous
venons d'examiner est de respecter entièrement la liberté du père de
famille. Tout repose sur sa libre disposition, sur sa responsa-
bilité. La loi ne met non plus aucun obstacle à l'aliénabilité ,des terres.
Cette dernière liberté, nous devons le dire, est l'objet de certaines cri
tiques. Quelques publicistes voudraient, en Allemagne et en Autriche,
limiter le droit d'hypothèque à une certaine somme, afin de sauver et
d'assurer la subsistance de la famille. Dans ce même but, ils deman-
dent que la vente du domaine ne puisse avoir lieu qu'avec le consen-
tement de la femme, afin que le bien, le foyer, ne soit pas dispersé par
un caprice ou par l'incapacité du chef de famille.
Le développement énorme des dettes hypothécaires dans toutes les
parties de l'Allemagne, le nombre des ventes forcées qu'elle entraîne,
est un des traits caractéristiques de la situation de ce pays (2). En

rapport au revenu de la terre soit assez faible pour que celui qui se charge du domaine
puisse se libérer sur ses économies pendant le cours d'une génération.
Le partage égal a été introduit en 1860 seulement, mais, on le voit, dans des condi-
tions tout autres que celles du Code civil français. L'analogie de législation est pure-
ment superficielle.
(1) Quoique la liberté de tester existe aux États-Unis de la manière la plus absolue,
sauf en Louisiane, il en est généralement peu fait usage aujourd'hui dans les classes
moyennes rurales. Cela n'empêche pas que les petits et les moyens domaines,les farms,
ne soient transmis intégralement. M. de Tocqueville remarquait déjà dans la démocratie
en Amérique que dans la Nouvelle-Angleterre les domaines ne se partageaient pas ; mais
qu'un des fils les retenait moyennant des soultes payées à ses cohéritiers. La même chose
se passe encore aujourd'hui. Voici ce que dit SI. Fischer dans une note sur le régime
foncier des Etats-Unis inséré dans le volume du Cobden Club :
«Les lois réglant la dévolution des terres dépendant des successions ab intestat ne
sont pas exactement les mêmes dans chaque Etat de l'Union; cependant les différences
de ces lois sont en réalité peu importantes. Le principe qu'elles admettent toutes est
le partage égal entre tous les enfants sans distinction de sexe. Mais quand le domaine
est peu considérable ou ne peut être divisé sans grande perte, c'est-à-dire quand le
partage en nature diminuerait sa valeur, la cour compétente peut décider que tout ou
partie du domaine sera attribuée à l'un des héritiers à charge de payer à ses cohéri-
tiers telle somme que des experts nommés par la cour jugeront équitable. Quand la
cour juge qu'il est désirable que le domaine soit attribué à un seul des héritiers,
l'aîné est généralement préféré aux autres fils et les mâles aux femmes. Je crois,
ajoute M. Fischer, qu'on a fait judicieusement en laissant ce pouvoir discrétionnaire
aux cours de justice. Les intéressés s'entendent d'ailleurs généralement entre eux sur
le choix de l'héritier qui retient le domaine et sur la somme qu'il doit payer aux autres
ayants droit pour leur part héréditaire. Ï
On le voit, non seulement les Etats-Unis jouissent do la liberté de tester, mais la loi
du partage égal en cas de succession ab intestat y fonctionne en pratique tout autre-
ment qu'en France. La différence dans le taux de capitalisation du revenu foncier est
la cause de cette différence de pratique, dont les résultats sont si considérables.
(2"j V. notamment la brochure publiée en 1868 par le baron von Schorlmer-Alst en
Liv. i. 6
82 LA RÉFORME SOCIALK

France, il n'y a guère que l'Alsace ou la mê'me situation se reproduise


à cause de la présence des juifs au milieu des'populalioris rurales.
Voilà ce: qui donne tant d'intérêt à leur réforme ; ce serait l'imitation de
la législation des Etats-Unis et du Canada sur le Homesl'ead (\ ) à laquelle
ces deux pays doivent une bonne part de leur prospérité fondée sur la
solide base de Ta moyenne et delà petite propriété. La race anglo-
saxonne considère justement la liberté économique comme principe
fondamentalde son organisation sociale : mais elle n'a pas cru y porter
atteinte en protégeant la famille et son foyer, qui sont l'unité écono-
mique par excellence, la cellule sociale, pourrait-on dire. Les lois sur
VHomestead ne sont pas d'ailleurs un obstacle absolu à l'aliénation du
sol : elles veillent seulement à ce que cette aliénation ne soit pas le
résultat de l'entraînement soit du cabaret, soit de la Bourse. Elles
maintiennent au travailleur rural les moyens de continuer à produire
comme c'est le cas du commerçant qui a altéré la liquidation de sa
faillite.;;
Pour en revenir aux lois de succession allemandes, nous ferons re-
marquer que ces lois, dans leur partie ab intestat, ne viennent pas non
plus contrarier la liberté du père de famiile. Elles la complètent seu-
lement en lui offrant un modèle de testament tout fait, qui lui permet
de sauver par une inscription sur le Hoferolle le bien de famille du
morcellement et de la dispersion, s'il vient à mourir prématurément,
sans avoir pu désigner un héritier.
Il ressort de cet exposé que des réformes sont possibles... puisque
les Allemands en font.
Il y a déjà dix ans, nous signalions ce fait douloureux que les Prus-
siens immédiatement après l'annexion de l'Alsace-Lorraine y avaient
réalisé d'importantes réformes fiscales et de procédure pour la liqui-
dation des petites successions. Ces réformes avaient fait en France
1868 à Munster, Bie lacjc des landlichcn, Grandbcsitzcs in Weslphalen bczuglichc der vcr-
duldung und Kredïtnolh.
(1). Cetle pensée a été déjà indiquée' dans plusieurs des brochures du baron von
Schorlemer-Alst, ainsi que dans le remarquable exposé des motifs qui précède les
voeux de la diète du pays de Salzbourg que nous avons cité plus haut. Elle vi< nt d'être
reprise dans un ouvrage du docteur Rudolf Meyer, qui paraît au moment où nous
recevons les épreuves de ce rapport et qui est appelé à avoir un grand retentissement,
Heimstatten und anderc Wilirc.haft gcselze der Verciniglcn Staaten von America, in-80:,
Berlin, Hcrmann Bahr, 188 3.
En leur faisant connaître en détail les lois américaines sur ce sujet et en précisant
les conditions d'application en Europe, M. Rudolf Meyer aura rendu un grand service
à ses compatriotes et donné un nouvel exemple du rôle utile que la science sociale
peut remplir dans la vie des peuples modernes.
En février 1883 le comte Wilhelm de Bi-marck, fils du chancelier-, a fait une propo-
sition à la Chambre des députes de Prusse tendant à introduire un système d'exemp-
tion de saisie pour lès petites propriétés analogue aux lois tïliomestdad:
RÉFORME DES LOIS DE SUCCESSION EN ALLEMAGNE 83
l'objet rd'un projet de loi déposé en 1867, mais qui fut retiré dans un
.intétêt politique par le ministère du 2 janvier 1870 (!).
Le nouveau sj^stème de lois de succession qui s'établit peu à peu
:dans les diverses provinces de l'Allemagne, à la demande des popula-
tions, répond aux conditions qui aujourd'hui chez nous doivent
caractériser les réformes.sociales.
Il reproduit l'esprit des anciennes coutumes ;qui ont fait la force de
la race, mais sous une forme essentiellement appropriée aux besoins
de la société moderne.
La codification est nécessaire de notre temps : la coutume ne peut
plus rester à l'état flottant de droit populaire, de droit non écrit : elle
doit être fixée dans des textes de lois précis, qui posent les principes
juridiques et ne laissent au juge que des appréciations de fait.
Ces lois elles-mêmes ne doivent pas être la reproduction pure et
simple des lois des siècles passés. Le mouvement législatif dont nous
venons d'esquisser les principaux traits n'a pas, on l'a vu, l'établi le
droit d'aînesse, l'inaliénabilité, l'indivisibilité absolue des domaines
qui étaient les procédés par lesquels l'ancienne législation assurait la
conservation du foyer et la perpétuité de la famille.
Ce grand intérêt, en dehors duquel aucune stabilité sociale, aucun
progrès national n'est possible, peut être atteint de nos jours par des
procédés législatifs fort différents, comme on vient de le voir. Leur
trait dominant est de faire appel surtout à la responsabilité de cha-
que chef de famille, d'assurer une liberté plus grande à une autorité
dont la légitimité est heureusement indiscutée et qui, par son origine,
offre des garanties incontestables de son bon usage.
Dans la province de Westphalie, les anciennes distinctions sur la
nature des biens ont disparu. La loi du 3 mai 1876 a converti tous
les biens équestres en alleux, c'est-à-dire en propriété libre, sans
admettre les restes de l'ancien régime des biens nobles (fidéicommis
de famille) qui sont encore maintenus dans les provinces de l'Est.
Il n'est plus question de Bauergut, ni de Rïttergut. La loi emploie des
termes qui ne peuvent en rien choquer les préoccupations modernes :
Landgut (bien rural), Hoferolle, rôle des domaines. Au point de vue
de l'égalité civile des biens et des personnes, la vieille terre allemande
en est au même point que la France : seulement c'est l'égalité pour la
conservation de la famille et du foyer au lieu d'être l'égalité pour la
destruction!
A ces traits on reconnaît le véritable esprit qui doit présider à la

(1) Vo dans la 2e édition de Y Organisation de la famille par M. F. Le Play, le docu-


ment intitulé : Précis des réformes opérées par le gouvernement allemand dans ÏAUacc-
Lorraine pour la conservation des familles-souches et spécialement en faveur des orphe-
lins mineurs de la petite propriété.
84 LA RÉFORME SOCIALE
réforme sociale et qu'un critique pénétrant, Sainte-Beuve, avait admi-
rablement saisi, quand il représentait Le Play, comme « un Bonald
rajeuni, scientifique et progressif. »
M. DELAIRE expose ensuite dans un rapport succinct, au nom du Con-
seil de la Société et des correspondants des Unions, le sujet et le plan
de la double enquête que les Unions de la paix sociale sont appelées à
entreprendre pour 1884 :
1 ° Sur l'état des familles et l'application des lois de succession
;
2° Sur les conditions de la paix des ateliers. (Voir ci-dessus, dans le
numéro du 15 juin, l'article intitulé : Les Résultats de la réunion an-
nuelle, l'enquête pour \ 884.)

Après l'envoi d'un télégramme par lequel la Société exprime ses voeux
à son président, M. Focillon, la séance est levée, et M. Yacherot, pré-
sident, déclare close la session de 1882-1883.
SÉANCE DE CLOTURE

Biner du 22 mai '1883.

Résume général des questions étudiées pendant la réunion annuelle, par H. VACHBROT
membre de l'Institut, président. — La gratuité de l'enseignement primaire, par
I'AMIIAL COMTE DE GUEYDOK, ancien gouverneur général de l'Algérie.

Malgré ces trois journées si bien remplies par les visites aux établissements
industriels et aux habitations ouvrières et par les séances de conférences et
d'études, nos confrères n'ont pas voulu se séparer sans se donner un nouveau
gage de leur réunion, et le mardi, à sept heures, nous nous retrouvions, au
nombre d'une centaine, dans les salons du café Riche; pour assister au ban-
quet qui devait être la clôture de la réunion annuelle.
M. VACHEHOT présidait le banquet, et parmi les invités et notabilités,
nous citerons MM. Sevene, directeur général de la Compagnie d'Orléans ;
l'amiral comte de Gueydon, ancien gouverneur général de l'Algérie, Levasseur
membre de l'Institut, Juglar professeur à l'école des sciences politiques, le
général Favé, Groult, Cheysson, de Courcy, Gibon, Jules Michel, le comte de
Villermont représentant la Société belge d'Economie sociale et les correspon-
dants ou délégués de divers groupes de France et de l'étranger»
Le dîner terminé, M. DELAIRE, sur l'invitation de M. le Président, ouvre la
séance en rappelant aux membres des Unions et surtout aux correspondants,
les divers sujets qui doivent être l'objet de leurs observations et de leurs recher-
ches pendant le cours de cette année. Il dépouille ensuite la (correspondance
des Unions, que nos lecteurs ont pu voir dans la dernière livraison de la Ré-
forme.
M. FOUGEROUSSE résume avec une grande compétence les enseignements qui
se dégagent des deux visites aux ateliers de la Compagnie d'Orléans et à
l'usine de M. Groult. On a également pu lire cet exposé remarquable dans la
dernière livraison.
M. VACHEROT remercie vivement M. Fougerousse de cette communication
qui reproduit et complète si bien et si exactement les impressions éprouvées
par chacun de nous, lors de ces visites. M. Vacherot se déclare heureux
d'appartenir désormais à notre Société. Il n'y a pas une question sociale, mais
des questions sociales ; c'était aussi l'avis de M. Le Play, et dans ces trois
jours de séance, on s'est occupé des questions sociales et des plus impor-
tantes, de la population, delà famille, des successions, de la coopération, etc.
En ce qui concerne cette dernière question, M. Vacherot reconnaît que les faits
recueillis jusqu'à ce jour par l'observation impartiale et si bien exposés par
M. Gibon, sont de nature à démontrer que les sociétés coopératives ne peuvent
vivre et prospérer sans l'intervention constante d'un patronage intelligent et
bienfaisant; toutefois, il avoue avoir encore des illusions à ce sujet, et con-
server quelque confiance dans leur développement spontané, pourvu que
ces associations soient composées d'ouvriers éclairés et fidèles à la loi morale.
Abordant la question de la population, et rappelant la conférence si atta-
86 LA RÉFORME SOCIALE •

chante de M. Cheysson, M. Vacherot fait observer qu'il croit peu à l'efficacité


des remèdes légaux pour la solution de ce redoutable problème; sa solution
devra avant tout être une solution morale. Les moyens légaux et politiques
ne peuventjamais avoir que des effets passagers, la politique perd ou sauve
provisoiremenfles nations; la science sociale seule les sauve définitivement.
Ces dernières paroles sont accueillies par de vifs applaudissements.
M. CHEYSSON, qui, déjà, ce même jour, avait accompagné nos confrères dans
leur excursion à Auteuil, ajoute quelques explications pour ceux d'entre nous
qui n'avaient pu assister à cette visite et dnnne les renseignements les plus
intéressants sur le fonctionnement de la société des habitations ouvrières qui
a entrepris cette oeuvre si utile de relever l'ouvrier en le rendant propriétaire.
Bien que fondée depuis deux ans seulement et avec un capital fort restreint
(30O..O0O fr.), cette société a pu construire dix maisons parfaitement orga-
nisées, en 4882, et un second groupe de 14 maisons en 1883; ces habitations
sont exclusivement réservées à des familles d'ouvriers qui, moyennant le
paiement annuel d'une somme variant de 4 à 50o fr en deviennent proprié-
.
taires au bout de vingt années. Toutes les précautions sont prises pour em-
pêcher les ouvriers de s'en défaire au profit de spéculateurs et pour que cette
oeuvre si bienfaisante ne soit pas détournée de son but. Encouragée par ces
premiers résultats la société des habitations ouvrières ne veut pas s'arrêter
là: elle a de grandes ambitions, dont son vice-président M. Cheysson se fait
l'écho, et, déjà.on a mis à l'étude la construction d'un troisième groupe de
maisons et le développement de ces opérations.
L'AMIRAL DE GUEYDON aborde ensuite, dans une allocution pleine d'entrain et
de verve, la question de l'enseignement primaire que les lois nouvelles ont
si malheureusement mise à l'ordre du jour depuis quelques années. 11 s'élève
contre la gratuité qu'il trouve fâcheuse dans tous les cas, qu'il s'agisse de
l'État ou d'une école libre de congréganistes. La gratuité n'est qu'une
au-
mône déguisée, et l'école gratuite peut être comparée à un hospice. Ne
faudrait-il pas, pour être logique, après avoir appliqué le principe de la gra-
tuité dans les écoles, l'étendre à l'enseignement professionnel; l'ouvrier qui
met son fils en apprentissage, est. obligé de le nourrir et de l'entretenir pen-
dant toute la durée de cet apprentissage: ne serait-il pas plus juste d'étendre
aussi la gratuité à cette période pendant laquelle l'ouvrier apprend le métier
qui doit lui donner les moyens de travailler et de vivre?
L'amiral de Gueydon fait ensuite remarquer que l'Etat ne peut appliquer
la gratuité à l'enseignement primaire.sans se substituer au père de famille,
.auquel on apprend ainsi à négliger ses devoirs les plus rigoureux.
Soit dans les colonies, soit dans l'Algérie, partout où, comme gouverneur,
il.se trouvait avoir la haute main sur l'organisation de l'enseignement, l'ami-
ral de Gueydon a repoussé le principe de la gratuité et remplacé les écoles
.gratuites par des écoles payantes. Déjà, à la Martinique, il y a une trentaine
d'années, il commençait la lutte contre la gratuité des écoles primaires-con-
gréganisies et toujours il a recueilli les meilleurs résultats.
Convaincu qu'il n'y a pas de véritable éducation sans la religion, il
pro-
teste contre l'exclusion de la religion de l'enseignement primaire; puis-
qu'on a la liberté des cultes, il faudrait avoir son icorollaire nécessaire qui
SEANCE DE CLOTURE 87
est la liberté des. écoles ; si on ne peut obtenir que chaque culte ait son
école, il faudrait pourtant qu'un père religieux et croyant ne fût pas obligé
d'envoyer son fils dans une école non croyante.
Libres et payantes, Jes écoles devraient encore être hiérarchisées, de façon
à pouvoir recevoir diverses catégories d'élèves, répondant aux différences
sociales, de telle soi te que les enfants de même condition et appartenant au
même milieu puissent être élevés ensemble. Ce système fonnionne à Brest,
depuis plusieurs années, et les congréganistes y tiennent trois catégories
d'écoles, l'école à 1 i fr., l'école à 6 fr., et celle à2 fi\ Cette hiérarchie est équi-
table, car elle répond à la réalité ; dans le.monde, il y aet il y aura toujours
des riches et des pauvres; il est donc, tout naturel qu'il y ait des écoles.
pour ces diverses situations. A Brest, du reste, les congréganistes ont très,
bien réussi et font une grande concurrence aux écoles payantes du gouver-
nement. Les écoles libres, qui vivent exclusivement sur la charité, ne pour-
ront résister longtemps ; elles ne peuvent se sauver qu'en devenant payantes.
Cet exposé, fait avec une vivacité, un esprit et un humour qu'il nous est
malheureusement impossible de traduire, a été, à chaque instant, interrompu
par d'unanimes applaudissements.
M. VACHEROT nous donne également son avis sur cette grave quostion ; il
déclare qu'il a été élevé par les frères ignorantins et qu'il les connaît depuis
longtemps, supérieurs aux instituteurs laïques, avec lesquels ils peuvent
rivaliser au point de vue du savoir, ils savent comment il faut élever les en-
fants, car ils ont le dévouement et les vertus morales que la religion seule
peut donner et qu'on ne rencontre pas ailleurs au même degré.
Un instituteur se trouve tout dépaysé dans une classe de jeunes enfants,
il ne sait pas leur parler, ni tenir sa classe; les frères ignorantins, au contraire,
savent conduire les enfants et ils mettent tant de bonne volonté et de dévoue-
ment dans l'accomplissement de leur mission, ils témoignent à ces enfants
tant d'affection qu'ils parviennent facilement à les discipliner et à les élever.
La gratuité de l'enseignement primaire n'a été instituée que pour arriver
à faire disparaître peu à peu les écoles libres; ce qu'on ne pouvait faire di-
rectement par un article de loi, on a cherché à le faire en employant un
moyen détourné, la gratuité.
Aujourd'hui, ajoute M. Vacherot, on veut encore et pour les mêmes motifs,
pour tuer renseignement libre, étendre la gratuité à l'enseignement primaire,
ce système serait des plus mauvais, il est juste de favoriser par des bourses
les enfants appartenant a des familles peu fortunées, et manifestant des dis-
positions exceptionnelles; mais vouloir ainsi étendre la gratuité à tout le
monde, à tous les jeunes gens, c'est vouloir f-dre d'eux autant de dé-
classés et créer un véritable danger social.
Après ces protestations si légitimes qui rencontrent une adhésion unanime,
la séance est levée. Nos confrères se séparent, en emportant le meilleur sou-
venir de ces réunions et de ces travaux communs pendant trois jours, et tous
également décidés à propager avec une nouvelle ardeur la méthode et les
conclusions de la science sociale.
E. DE THIERIET.
BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE

Histoire des Romains depuis les temps les plus reculés, jusqu'à
l'iuTasion des Barbares, par VICTOR DURUY, membre de l'Institut.
Tome V. — Paris, Hachette.

Nous avons déjà signalé à nos lecteurs les quatre premiers volumes de
l'Histoire des Romains, de M. Duruy. Le tome V vient de paraître et conduit
le récit de l'année 117 à 180 après J.-C. Il comprend donc les règnes d'Ha-
drien, d'Anlonin et de Marc-Aurôle.
La plus grande partie'du volume est consacrée à l'étude de la société ro-
maine pendant les deux premiers siècles. On comprend que nous insistions
particulièrement sur ce point. L'auteur décrit successivement la famille, la
cité, les provinces, le gouvernement et l'administration, les moeurs et les
idées.
Nous pénétrons à sa suite dans le détail de l'organisation sociale du grand
peuple qui, par ses vertus, a conquis l'empir-e du monde et qui, par ses
vices, va bientôt le perdre. Il y a là, pour tous ceux qui savent voir, un grand
et solennel enseignement. Je ne connais pas d'étude plus actuelle pour un
Français du dix-neuvième siècle, que celle delà décadence romaine. C'est
presque de l'histoire contemporaine. Les noms seuls elles costumes diffèrent.
L'ancienne famille romaine si fortement constituée, sur le type de la
famille-souche, s'ébranle et se désorganise. Assurémentl'autorité paternelle
est encore forte et respectée, le foyer demeure debout de génération en gé-
nération, mais le législateur a pénétré dans la famille pour y diminuer les
droits du père et de l'époux. « Le juge public tend à se substituer au juge
domestique, » de même que, dans la cité, l'agent du prince remplace peu à
peu les magistrats municipaux. Ces envahissements de la puissance pu-
<<

blique, dit M. Duruy, tout profitables qu'ils soient pour l'heure aux intéressés,
annoncent l'approche du temps où nulle libert 5, nul droit, ne subsistera
en face du souverain maitre, l'Etat. »
N'est-ce pas là notre histoire, et toutes les décadences ne se ressemblent-
elles pas? Hélas rien n'y manque, pas même l'invasion. Les peuples désor-
!

ganisés sont destinés à être conquis par des peuples bien organisés.
Nous pourrions discuter certaines appréciations de l'auteur, mai nous au- 1:

rons l'occasion d'y revenir dans un article d'ensemble. Nous avons seule-
ment voulu aujourd'hui signaler ce nouveau volume qui est une oeuvre
considérable aussi bien par la valeur du texte que par l'exécution des gra-
vures: nous en félicitons également l'auteur et l'éditeur.
E. D.

Le Rédacteur en chef-Gérant : EDMOND DEMOLINS.

Paris. — Imprimerie de l'Etoile, BOUDET, directeur, rue Cassette, i.


y'::'"- " vÀ ASSEMBLÉE GÉNÉRALE

-.; ï; i
,
CES-ACTIONNAIRES DE LA RÉFORME SOCIALE

RAPPORT PRÉSENTÉ PAR LE GÉRANT POUR L'EXERCICE FINANCIER


DE L'ANNÉE 1882.
Nous Croyons devoir publier le rapport suivant, qui a été lu à la dernière
assemblée générale des actionnaires de la Réforme sociale, par M. Edmond
Demolins. Nos lecteurs seront heureux d'y voir une nouvelle preuve de la
prospérité croissante de la Revue.
Messieurs, — il y a un an, dans le rapport que j'avais l'honneur de
vous présenter, en qualité de gérant, je constatais le succès obtenu
par la Réforme, pendant son premier exercice. Quelques mois à peine
après la création de la Revue, nous avions la perspective, non seule-
ment de couvrir tous nos frais extraordinairesd'installation et de publi-
cité, sans avoir entamé notre capital, mais encore de réaliser un béné-
fice représentant le 7, ou même le 8 p. '!00 du capital versé.
En présence d'une situation aussi prospère, je crus qu'il était con-
venable, pour rendre durable ce premier résultat, de consacrer note
excédent éventuel à l'augmentation des matières de la Revue. La con-
séquence de cette mesure ne tarda pas à se traduire par une recrudes-
cence d'abonnements.
Nous fîmes alors un pas de plus : dès le "janvier 1882, le minimum
'1

de chacune de nos livraisons fut porté à trois feuilles, et ce chiffre


s'éleva, dans certains cas, à quatre et même à cinq feuilles, malgré le
prix très réduit de nos cotisations et de nos abonnements.
Je viens vous dire, aujourd'hui, que le succès a grandi avec le déve-
loppement de notre oeuvre et que, malgré cette augmentation de
matière, l'exercice de 1882 se solde par un excédent de recettes, dont
vous trouverez le détail dans le bilan qui va vous être communiqué.
Ce résultat est dû au nombre toujours croissant de nos abonnés.
En effet, le mouvement d'abonnements loin de se ralentir, se développe
de mois en mois et déjà nous pouvons annoncer que cette progres-
sion ascendante s'accentuera encore pendant l'année courante.
De toutes parts, en effet, on nous écrit
que la Réforme est de plus
en plus intéressante et qu'elle est lue avec plaisir et profit. Nous
devons attribuer ce résultat au caractère imprimé à la rédaction do la
Revue.
Les dissertations théoriques et générales, qui servent trop souvent à
déguiser l'ignorance des auteurs,
en ont été absolument écartées; cha-
que article n'a que les développements indispensables et n'embrasse
que des faits précis, étudiés impartialement, d'après la méthode
dont notre illustre fondateur
nous a laissé l'exemple.
Liv. a. 7
90 L \ RÉFORME SOCIALE

Grâce au développement de nos correspondances clans les divers


pays, nous avons pu inaugurer, le 15 janvier dernier, la publication
régulière de nos Courriers de l'étranger, qui sont très appréciés de nos
lecteurs. Nous avons déjà de nombreux correspondants et nous tra-
vaillons à développer cet utile échange de communications, qui
affirme le caractère universel de la science sociale.
Yous avez pu voir, en outre, que les diverses questions abordées dans
la Revue ont été traitées, par des esprits pratiques, ayant l'expé-
rience des hommes et des choses dont ils parlent : magistrats,
ingénieurs, propriétaires fonciers, chefs d'industrie, négociants, offi-
ciers de l'armée de terre et delà marine, voyageurs, fonctionnaires
et administrateurs, professeurs de Facultés, étrangers occupant
dans leur pays de hautes situations, érudits apportant dans l'étude
du passé la méthode rigoureuse que nous appliquons à l'étude des faits
contemporains.
En un mot, nous avons donné la parole à ces hommes qui consti-
tuent, en quelque sorte, la réserve de bon sens et d'esprit pratique
d'une ociété. Aujourd'hui, ils sont tenus à l'écart de la presse et
finissent par se croire incapables de faire entendre leur voix. C'est
parmi eux cependant que se recrutent ce que Le Play a si bien
nommé les autorités sociales; eux seuls peuvent contrebalancer l'in-
fluence exagérée des hommes qui font profession déparier et d'écrire.
Je devais vous dire cela, Messieurs, pour établir quelles sont les
causes réelles de notre succès ; il n'est dû, vous le voyez, qu'à la mise en
pratique des conseils de notre Maître, qui appartenait, lui aussi, à ces
professions usuelles, parmi lesquelles nous sommes allés chercher la
plupart de nos collaborateurs.
Je n'ai pas besoin d'ajouter, que la Revue continuera à marcher
dans cette voie; elle doit à cette direction sa prospérité actuelle;
elle lui devra, nous en sommes certain, un avenir brillant et fécond.
Je vous propose de reporter sur l'exercice futur les bénéfices réalisés
pendant le dernier exercice. Cette mesure me paraît sage, car elle
prouvera que notre entreprise, loin d'être une opération commerciale,
est une oeuvre de propagande scientifique et sociale d'un caractère
élevé et désintéressé ; elle aura, en outre, pour résultat, de favoriser
encore le développement de la Revue et, parla, d'assurer, dans l'avenir,
sa prospérité financière.
EDMOND DEMOLINS.
Là COLONISATION EN ALGERIE

LA POPULATION ET SON HISTOIRE


En nous envoyant l'article qui suit, notre éminent confrère, [le général
Montaudon, nous écrit :
« Pour faire suite à mon étude sur les sectes religieuses en Afrique, que
vous avez bien voulu apprécier d'une manière si bienveillante, je vous
adresse un article sur les moeurs des indigènes d'Algérie. Ce sont mes
souvenirs, remontant à une époque où j'ai été fréquemment en contact avec
les Arabes, soit pour les combattre, soit pour les administrer. Tout ce qui
s'est passé et tout ce que j'ai lu depuis n'a fait que me confirmer dans mes
appréciations d'autrefois. Je serais heureux si ces détails pouvaient inté-
resser les lecteurs de la Réforme sociale. »
Ils les intéresseront certainement, comme tous les travaux de notre éminent
collaborateur. En outre, cette étude confirmera une conclusion souvent ex-
primée ici, à savoir que pour gouverner et s'assimiler un peuple conquis,
il faut d'abord respecter ses moeurs et ses usages.
Sur ce point, les Anglais nous donnent un exemple d'autant plus con-
cluant qu'ils ont réussi à constituer le plus grand empire colonial des
temps modernes : i Les Anglais, dit Le Play, conservent une qualité essen-
tielle à la grandeur de leur patrie... ils savent être modérés dans l'exercice
du bien; ils ne prétendent pas rendre heureux, malgré ses goûts, un peuple
étranger. Us se gardent de lui imposer par la force leurs usages et leurs
lois, et d'enfreindre dans ce but les prescriptions du droit des gens. >>

Le jour où les Français auront compris cette vérité d'expérience, la coloni-


sation algérienne aura fait un grand pas. E. D.

a C'est la folie de tous les conqué-


» rants de vouloir donner a tous les
» pu u pi es leurs loiset leurs coutumes,
» et cela'ne sert à rien, car, dans tous
» les gouvernements, on est capable
» d'obéir. » (MONTESQUIEU).

Nous occupons l'Algérie, c'est une colonie riche et fertile, nous devons
y rester. Seulement, il est du devoir de l'autorité supérieure de cher-
cher à faire la pacification dans les esprits, de faciliter les relations de
confraternité entre colons et indigènes, unis désormais par la com-
munauté des intérêts.
Au lieu de cela, on a le tort, depuis plusieurs années, d'abandonner
la voie tracée par les premiers gouverneurs et de vouloir introduire
dans le pays, par desprocédés assez peu opportuns, tous les rouages
compliqués de notre administration civile et de notre législation. Pour
faciliter le fonctionnement d'un système gouvernemental si contraire
92 LA RÉFORME SOCIALE

aux moeurs et aux habitudes des indigènes, on songe à constituer une


armée spéciale de quatre-vingt mille hommes; une pareille création
imposera des charges très lourdes à la métropole et ne facilitera en
rien la fusion des races. Comme nous le verrons plus loin, c'est par
d'autres dispositions cpue nous pourrons obtenir des résultats, fructueux
pour la mère patrie et pour la colonie.
Dans le laborieux enfantement de réformes assez intempestives, on
semble perdre de vue les leçons de l'histoire et de l'expérience. Ne
sait-on pas, en effet, que, dans tout pays où l'on pénètre pour faire
uneguerre d'occupation,il y a deux conquêtes àexécuter: celle du sol,
qui est la conquête matérielle, puis celle du peuple, qui est la conquête
morale. La première se fait à coups de canon et avec l'aide des
baïonnettes; la seconde s'obtient par les idées, avec le concours d'une
justice éclairée, d'un commandement fort et prévoyant, enfin par des
relations bienveillantes. Cette dernière conquête peut durer longtemps,
cela dépend de la sagesse et de l'intelligence des vainqueurs.
Les Grecs, en Asie, sous Alexandre et ses successeurs, les Romains
dans l'ancien monde, les Anglais dans les Indes, après avoir fait la
conquête matérielle, eurent la sagesse de respecter les moeurs, les lois
et les traditions locales des peuples vaincus, ils firent participer les
deux éléments à toutes les charges gouvernementales et à tous les
honneurs, c'est ainsi qu'ils accomplirent la conquête morale.
La conquête matérielle de l'Algérie a été longue, pénible et labo-
rieuse; il a fallu livrer de rudes combats, prendre plusieurs villes
d'assaut, réprimer des révoltes, soutenir une longue lutte contre Abd-
el-Kader. Enfin, après bien des efforts, grâce à la vigueur des chefs de
l'armée, à l'abnégation et au dévouement des soldats, les habitants
du Tell et des oasis furent entièrement soumis à notre autorité et nous
payèrent l'impôt. Restait à faire la conquête morale: c'est à cette noble
et patriotique mission que le maréchal Bugeaud et ses successeurs
consacrèrent leur haute expérience des hommes et des choses. Us
comprirent, dès le principe, qu'il ne suffisait pas de combattre l'en-
nemi, d'obtenir sa soumission, trop souvent peu volontaire, mais qu'il
fallait surtout chercher aie connaître, afin d'adapter à chaque nuance
de nationalité les institutions et les règlements qui convenaient le
mieux (1).
Dans ces derniers temps, quand il s'est agi de transformations et de
réformes, on aurait dû avoir la sagesse de s'inspirer des idées et des

(4)« Gouverner un peuple vaincu d'une façon conforme à ses moeurs, c'est à la fois
» diminuer chez lui l'amertume de la défaite et assurer pacifiquement l'avenir de la
» conquête. Toute politique différente de celle-là serait d'ailleurs également contraire
s à nos engagements, à nos intérêts et à ce que nous devons à nous-mêmes comme
» membres d'une nation civilisée, a (Maréchal BIÎGEAUB, Exposé de la situation, 1844.x
L\ COLONISATION EN ALGÉRIE 93
actes de ces illustres maîtres, profiter des progrès accomplis, savoir
enfin n'apporter de modificationsdans les détails administratifs, qu'en
s'appuyant sur les principes appliqués antérieurement, et en tenant
compte des moeurs, des habitudes et de l'état social des habitants.
Malheureusement, des novateurs inexpérimentés ont voulu brusque-
ment tout bouleverser, tout changer. Du nouvel état de choses, où
tous les intérêts, tous les sentiments intimes se sont trouvés menacés,
il est résulté un trouble dans les esprits, des appréhensions et enfin un
malaise qui n'est pas près de finir. Aussi, l'Afrique, qui était autrefois
le grenier de Rome, et qui aujourd'hui devrait être une mine d'or pour
nous, peut devenir, par suite de notre imprévoyance, sinon un boulet
lourd à traîner, du moins un fardeau difficile à porter. En cas de com-
plications européennes, toujours possibles depuis nos désastres, elle
pourrait être un obstacle sérieux à toute lutte extérieure que nous
pourrions avoir à soutenir. En prévision de pareilles éventualités,
après les massacres et les incidents fâcheux qui se sont produits sur
différents points de notre colonie, beaucoup de personnes préoccupées
de l'avenir de la France se demandent ce qu'il peut bien y avoir à faire
pour gouverner ce peuple arabe toujours surexcité, toujours fanatique ;
quelles mesures on pourrait prendre pour se préserver des incursions
de ces indomptables coureurs du Sahara, pour donner à la colonisa-
tion un essor fécond, et pour attirer une nombreuse population euro-
péenne sur ces terres salubres qui ne demandent qu'à produire.
Certes, la solution de ce difficile problème demande du temps et de
la patience. Cessons donc de nous faire illusion, et de croire à la pos-
sibilité d'introduire instantanément au sein des tribus algériennes
toute notre machine administrative avec ses nombreux accessoires, de
forcer les Arabes à se conformer à toutes les prescriptions de nos lois
civiles, et cela contrairement aux promesses que nous leur avons
faites et plusieurs fois renouvelées, de respecter leurs coutumes, leurs
croyances.
Soyons-en bien convaincus, c'est par une étude patiente, par une
méthode intelligente d'observation, c'est en envisageant les difficultés
de sang-froid, sans parti pris, en se laissant guider par la seule pré-
occupation du bien public, que l'on pourra amener graduellement
notre colonie à devenir une terre bien française par le coeur, par les
aspirations et par l'esprit, et arriver enfin à l'assimilation des diffé-
rentes races qui ,y sont en contact.
Seulement, ce qui est indispensable, c'est de mettre à la tête du
gouvernement de la régence, non des avocats incompétents, mais des
hommes pratiques, très au courant des tendances, des aspirations,
des moeurs et des préjugés des indigènes que nous avons à commander
et à administrer ; des chefs sachant assurer la plus large protection
94 LA RÉFORME SOCIALE

aux personnes et aux propriétés de tous indistinctement, Européens


et Arabes.
Dans tous les cas, il paraît opportun de sortir au plus tôt de l'im-
passe où depuis plusieurs années nous nous lançons en aveugles et en
imprudents, de ne plus croire qu'il suffit, pour obtenir la pacification
morale des tribus, d'une force militaire imposante, ruineuse pour la
métropole, mais rendue indispensable jusqu'ici, par suite des procédés
de gouvernement que nous avons mis en pratique.
Maintenant, pour bien faire saisir l'inconséquence et les dangers de
transformations trop soudaines et trop radicales, dans l'ordre moral
et dans l'ordre économique, il est utile de jeter un rapide coup d'oeil
sur l'histoire de ces populations africaines, de se rendre compte de la
variété des races, de voir comment elles se sont formées et confon-
dues.
II

Avant la conquête romaine, la partie de l'Afrique que nous occupons


aujourd'hui (Numidie et les deux Mauritanies) avait eu a subir bien
des vicissitudes et bien des révolutions; mais enfin, au contact de
Carthage et de Rome, elle avait acquis une administration et un gou-
vernement régulier.
Les Carthaginois exclusivement préoccupés du commerce songèrent
peu à étendre leur domination dans l'intérieur des provinces, ils se
contentèrent de lever des subsides et d'acheter des mercenaires (1).
Les Romains avec leur esprit essentiellement pratique, avec leur
admirable instinct gouvernemental, se préoccupèrent avant lout d'a-
dopter ce qu'il y avait de bon et d'utile pour leur politique et pour la
prospérité des peuples soumis à leur autorité. Ils ne se contentèrent
pas de faire la conquête matérielle du Tell, ils se mêlèrent à la popu-
lation, envoyèrent de fréquentes migrations d'Italiens, pour fonder
de nombreuses colonies, et ils eurent toujours le plus grand soin de
respecter les moeurs, les habitudes, les libertés locales et l'organisa-
tion sociale des indigènes. La centralisation qu'ils établirent était
exclusivement politique, et nullement administrative. Les cités et les

(1) Salluste (guerre do Jugurtha) nous explique pourquoi les Carthaginois recher-
chaient avec tant de soin les mercenaires africains : « C'est que, dit-il, ces hom-
mes sont doues d'une vigoureuse constitution, agiles, rompus à la fatigue; ils meu-
rent presque tous de vieillesse, à moins que leurs jours ne soient abrégés par le fer
ou par la dent des animaux. » Et plus loin : « L'Afrique fut d'abord habitée par les
» Gélules et les Lybicns, peuples barbares et grossiers qui se nourrissaient de la chair
» des animaux sauvages et mangeaient l'herbe des champs comme les troupeaux.
» Sans coutumes, sans lois, sans gouvernement, ils erraient au hasard et campaient
i) là où la nuit les surprenait. »
Là COLONISATION EN ALGÉRIE 95
tribus payaient l'impôt, mais se gouvernaient et s'administraient elles-
mêmes.
Par le fait delà communauté des intérêts, d'un contact permanent
entre les différentes races, la fusion des vainqueurs et des vaincus se
fit progressivement. Aussi, sous la domination romaine, le pays devint-
il riche et florissant ; il entra dans la vie du grand peuple, participa à
ses conquêtes, lui fournit des subsides et dos soldats, et enfin contri-
bua, par l'abondance de ses céréales, à alimenter la population oisive
de la métropole.
Telle fut l'influence du travail, de la paix et d'une administration
intelligente sur les moeurs et le caractère du peuple, que l'on vit un
certain nombre de tribus numides et gélules adopter la vie sédentaire
des colons, et préférer a l'existence nomade les travaux de l'agricul-
ture. Sur les côtes et à l'est, les habitants acceptèrent aisément les
moeurs et les habitudes des vainqueurs, mais à l'ouest et au sud, les
tribus ne furent soumises qu'à force de combats et d'expéditions (I).
Encore aujourd'hui, à dix-huit siècles d'intervalle, c'est au sud et à
l'ouest que se trouvent lés éléments les plus hostiles à notre domina-
tion, les plus réfractaires à nos idées, c'est de laque partent encore les
ouragans qui fondent à 1 improviste sur nous. Quoi qu'il en soit, les
Romains laissèrent sur le sol de l'Algérie des traces que ni le temps,
ni les révolutions n'ont pu détruire ; il n'est pas jusqu'à leurs institu-
tions communales dont on ne retrouve l'empreinte chez les tribus
kabyles (2).
Au moment de la dissolution de l'empire romain, les Vandales
arrivaient en Algérie àla suite de la trahison du comte Boniface, gou-
verneur de la province. Leur domination passa comme un orage et ne
laissa pas de trace. Bélisairc, en 534, les chassa et les extermina après

(-1) Tacile, liv. [V des Annales. L'insurrection de Tacfarinas, chef des montagnards
alliés des Sahariens (an 17 de J.-C). Plus lard (an 375 deJ.-C.) eut lieu la grande
insurrection de Firmus, chef des Maures exaspérés des exactions des gouverneurs et
de leurs cruautés.
(2) Pendant plus de trois siècles, à part quelques insurrections vite réprimées, le
pays jouit d'un calme profond et de la plus merveilleuse prospérité; c'est ce que
constate le témoignage muet, mais bien concluant, des ruines éparses sur toule la sur-
face du sol. De tous cùlés on voit encore les restes des routes stratégiques cl com-
merc'ales établies par les ltomains, les débris de leurs camps et de leurs aqueducs,
c'est par milliers que l'on peut évaluer le nombre de leurs constructions de toutes
grandeurs, villes, villages, maisons de plaisance, établissements de bains; en inter-
rogeant les fondations des temples, des palais, les cl .1 les des chaussées prétoriennes,
les voûtes des citernes, les restes des amphithéâtres, les cirques, les arcs de triom-
phe, on acquiert la conviction qu'une population romaine assez dense, s'est implan-
tée dans le pays d'une façon définitive el sans esprit de retour, et a été un agent
énergique de civilisation parmi les indigènes auxquels elle était mêlée.
96 LA RÉFORME SOCIALE

des luttes mémorables et glorieuses. Cent ans après, apparaissent les


hordes Arabes; conduites par d'habiles généraux, elles se précipi-
tent comme un torrent sur ce pauvre pays, qui n'a plus ni défense ni
gouvernement. Aussi l'absorption de l'élément indigène par les étran-
gers asiatiques s'opéra-tJelle vite; la fusion devint mémo à peu près
complète, par suite de l'adoption par les vaincus de la religion des
vainqueurs. Les récalcitrants de la province de Carthage et de Numi-
die n'eurent d'autre ressource que de se réfugier dans les montagnes
pour y maintenir, autant que possible, leur autonomie, leur indépen-
dance et leurs moeurs. C'est dans ces difficiles circonstances que se
forma la nationalité kabyle; si elle ne put éviter tout contact, ni for-
mer un peuple à part, elle sut du moins, tout en adoptant la religion
des conquérants, conserver un reste de ses anciennes institutions et
de ses traditions municipales, héritage de la domination romaine.
La race arabe s'installa solidement dans le pays: elle jeta un cer-
tain éclat, et même au milieu de guerres incessantes, de déchirements
intérieurs, elle parvint à faire prospérer ces provinces et à former des
royautés, éphémères il est vrai, mais qui, par moment, ne manquè-
rent ni de vitalité ni de force. Du reste, c'est surtout en Espagne, aux
extrémités septentrionales de l'Afrique et à Bagdad, que la civilisa-
tion arabe brilla du plus grand éclat et se montra digne d'être l'ini-
tiatrice de la civilisation moderne.
Une nation qui a légué à la postérité les chefs-d'oeuvre, d'architec-
ture dont on rencontre encore les spécimens en Espagne, en Egypte
et en Asie, une nation qui s'est illustrée par les inventions les plus
variées et les plus dignes de l'admiration de la postérité dans les arts
et dans les sciences, a fait assez preuve d'intelligence et d'aptitudes
éminentes pour qu'il y ait lieu de ne pas en désespérer. Dès son début
nous voyons le peuple arabe pratiquer le plus largement et le plus
libéralement la tolérance religieuse, se contenter d'imposer un léger
tribut à qui n'embrassait pas l'islamisme, permettre à chacun depra-
tiquer la religion à sa guise, laisser partout subsister les églises et les
synagogues.
Sous le khalifat d'Omar, successeur de Mahomet, un gouverneur
d'Egypte entreprend de refaire l'ancien canal creusé par les premiers
rois du pays, et de joindre le Nil à la mer Rouge. Les Turcs ont laissé
périr ces travaux. C'est de nos jours seulement qu'il a été possible
d'entreprendre et d'achever la jonction des deux mers. Sous Aroun-
el-Rachid, contemporain de Charlemagne, les arts, les sciences, les
lettres, l'agriculture et tous les travaux utiles furent encouragés,
honorés et en progrès sensible. Des usages plus policés et plus hu-
mains succédèrent à ceux de la barbarie. C'est à cette époque que les
Arabes adoptèrent les chiffres indiens et les importèrent ensuite en
LA COLONISATION EN ALGÉRIE 97
Europe; ils étudièrent le cours des astres et nous en transmirent l'en-
seignement. Le khalife El Mamoun fit mesurer géométriquement un
degré du méridien pour déterminer la grandeur de la terre; cette
opération n'a été reprise en France que huit siècles plus tard.
L'astronome Ben Kotsair étendit ses observations assez loin, tant
sur la déclinaison du soleil que sur le mouvement prétendu des étoiles
fixes. La chimie, la médecine, les sciences naturelles sont cultivées
avec succès par les Arabes; c'est d'eux que nous en avons appris les
premiers éléments. L'algèbre fut aussi une de leurs découvertes; est-il
étonnant après cela de voir les chrétiens, dès le dixième siècle, aller
s'instruire à leurs écoles? Du reste la supériorité de cette nation dans
tout ce qui concerne les travaux de l'esprit, dans les arts, dans le
domaine de l'imagination et des sciences pratiques, se trouve gra-
vée en caractères indélébiles dans les mosquées des premiers temps de
l'Islam ; on y admire encore des nefs bien ouvertes, de très belles
colonnes, d'élégants chapiteaux, des boiseries brodées comme des
dentelles, et sur tous les points de la construction des détails char-
mants d'ornementation, qui disparaissent au premier coup d'oeil dans
les magnificences de l'ensemble.
On n'a qu'à fouiller dans les annales de ce peuple, on y trouvera
le nom d'un grand nombre de savants. Parmi les plus connus, on peut
citer : El Kendhi, médecin et philosophe, Al-Ferradj, savant et poète;
Avicennes, médecin et philosophe; Averrhoës, commentateur des
oeuvres d'Aristote; Aboul-Farrady, historien; Edrisi, géographe; Aboul
Fedah, littérateur, guerrier et géographe, etc. C'est grâce à ces savants
que nous avons pu recueillir les chefs-d'oeuvre de l'antiquité païenne;
presque seuls, au commencement du moyen âge; il en ont conservé
le dépôt.
Si, plus tard, cette nation arabe est retombée dans l'ignorance
et dans la barbarie de ses premiers âges, la faute en est beaucoup
plus aux institutions, aux suites malheureuses de l'anarchie et delà
conquête turques, qu'au génie propre de la race qui, à travers toutes
les calamités, a su conserver ses caractères généraux et essentiels;
c'est ce que nous aurons à constater plus loin.

TII

Chassés d'Espagne après de longues luttes, les Arabes furent pour-


suivis par leurs ennemis jusque sur la terre d'Afrique. Dans ces dif-
ficiles circonstances, ils appelèrfin-Uà-lçur secours les deux frères Bar-
berousse (Aroud et Kaïr-ed-Difi) qùïîfes'.'aidèrent à repousser les Espa-
gnols d'Alger et de divers autres points.de la côte (15C6).
En se jetant dans les bras des' Turcs, leurs coreligionnaires, les
98 LA RÉFORME SOCIALE

Arabes croyaient s'être donné des alliés et des libérateurs; ils ne tar-
dèrent pas à s'apercevoir qu'ils s'étaient livrés à des maîtres.
Cette domination se prolongea jusqu'à'1830. Pendant cette longue
période de plus de trois siècles, nous ne pouvons rien saisir qui soit
digne de l'histoire: c'est le règne brutal et inintelligent de la milice
des janissaires. C'est alors qu'on vit se produire la piraterie à l'exté-
rieur, les exactions et le pillage à l'intérieur. Diviser pour régner fut
la devise du vainqueur, il en fit une application large, raisonnée
et persévérante.
Aussi, à peine installés en Algérie, les Turcs y étant peu nombreux,
de plus, ayant tout à craindre de l'esprit d'indépendance de leurs
sujets indigènes sans cesse pressurés et rançonnés, furent bien plus
préoccupés, pour sauvegarder leur pouvoir, d'exciter les haines et les
divisions au sein des tribus, de créer des inégalités sociales, d'accor-
der des faveurs exceptionnelles à certaines fractions au détriment des
autres, que de chercher à se concilier les habitants, en distribuant à
tous une justice égale et impartiale, en protégeant tous les intérêts et
en favorisant les travaux manuels et intellectuels.
Les deys, pour amplifier les rouages administratifs, constituèrent
dans chaque tribu une sorte de noblesse inféodée à leur puissance.
Ces instruments de l'autorité souveraine avaient pour principale mis-
sion de faire rendre aux impôts et aux amendes le plus possible. Car
il s'agissait pour tous les chefs délégués de payer et d'enrichir des
maîtres très exigeants, puis de recouvrer les droits d'investiture et
enfin de se faire une large part dans les dépouilles.
Enfin, quand à la suite d'impôts vexatoires, de concussions ruineu-
ses, d'amendes sans motifs, arrivait le mécontentement clans les mas-
ses puis l'insubordination, et qu'enfin soufflait le vent insurrection-
nel, que faisaient les Turcs? Ils n'avaient à leur service, comme unique
remède et seul moyen de répression, que le refoulement, la dépos
session, et aussi l'extermination des récalcitrants. Quant aux terres
confisquées, elles étaient déclarées propriétés beylicales; sur ces terres
on implantait des familles ou des fractions de tribus sous les dénomi-
nations de Makhzen, Zemoules, Douairs, etc. Ces nombreux pro-
priétaires fermiers, tenant tout de leurs maîtres, jouissant de privilè-
ges exorbitants, se montraient dévoués à leurs bienfaiteurs; leur
cupidité étant sans cesse excitée, ils étaient toujours prêts à courir la
campagne pour dépouiller et chasser ceux que le malaise, les amen
des et la misère poussaient à la révolte.
C'est ainsi que, par un enchaînement fatal, conséquence de l'orga-
nisation politique, administrative et militaire imposée au pays, la
guerre au lieu d'être un fléau et une ruine était devenue une néces-
sité pour tout serviteur du pouvoir. La misère des uns faisait la fortune
LA COLONISATION EN ALGÉRIE 99
des autres. Une révolte, un crime, ou un délit qui, dans toute société
civilisée, jettent le trouble dans les âmes, le deuil dans les familles,
étaient pour ces étranges administrateurs une source de profits et de
faveurs honorifiques.
Où les faibles pouvaient-ils trouver recours sous un pareil gouverne-
ment? Ils n'avaient devant eux qu'une justice vénale à tous les degrés;
l'impunité était acquise d'avance à tout criminel assez riche pour satis-
faire l'insatiable cupidité des juges siégeant dans les tribunaux. Aussi
les Arabes avaient-ils coutume de dire qu'il était « impossible de faire
fortune ou de conserver ses richesses, à moins d'être un agent du gou-
vernement »; ils disaient encore: « Toute terre où s'est posé le pied
d'un Turc est à jamais stérile. » Est-il étonnant après cela, que sous
un pareil régime le peuple arabe soit tombé dans une espèce d'anar-
chie morale, ait vu se voiler dans sa conscience les idées de justice
et de générosité, et enfin s'étioler les mâles vertus pratiquées par ses
ancêtres.
Il n'y avait entre le Turc et l'Arabe, aucune affinité de caractère,
aucune sympathie; d'un côté, indolence d'esprit, apattiie physique,
nulle culture intellectuelle, nulle aptitude pour les arts, aucun goût
pour les travaux manuels, et seulement l'orgueil de la force et d'un
courage brutal; de l'autre, une vivacité naturelle, une tendance aux
choses de l'esprit et de l'imagination poétique, l'amour de l'indépen-
dance et des travaux agricoles. Un seul lien, assez faible cependant,
unissait les deux peuples et rendait leur contact à peu près supporta-
table : la religion et le goût des aventures.
Qu'est-il arrivé de ces incompatibilités d'humeur? C'est que l'Arabe,
n'étant plus assez fort pour lutter, s'est renfermé en lui-même, il s'est
laissé endormir dans une vie inutile de contemplation, d'extase reli-
gieuse, puis de rapines et de mensonges. Il n'a plus songé qu'à se faire
petit et humble,à dissimuler autant que possible le peu de richesse qu'il
pouvait acquérir, n'a plus eu de goût pour un travail dont il ne
pouvait recueillir les profits; par suite, ses qualités natives ont fait
place à des vices sérieux, à des penchants funestes. Nous verrons que,
par le fait de notre occupation et de notre contact avec lui, cet état
des choses et des esprits s'est singulièrement modifié et se présente à
nous sous un tout autre aspect.
Après cet exposé sommaire du passé de notre grande colonie, nous
examinerons, dans un second article, les moeurs, les caractères géné-
raux, l'organisation sociale de chacune des différentes races qui ont
pu traverser toutes ces révolutions, y survivre, et qui, aujourd'hui,
sont soumises à notre autorité.
Général MONTAUDO.N.
M MÉTHODE D'OBSERVATION SOCIALE

EN ANTHROPOLOGIE

La sociologie d'après Vethnographie, par le Dr CHARLES LETOBIINEAU. Paris, Reinwald.

Il n'y a pas beaucoup plus de vingt ans que l'histoire naturelle


de l'homme forme, sous le nom d'anthropologie, une science spéciale
bien définie, avec ses méthodes et sa petite armée de travailleurs.
Assurémentl'application de la méthode des sciences naturelles à l'étude
de l'homme ne date pas d'hier. On pourrait à juste titre considérer
Buffon comme le véritable fondateur de l'anthropologie. Mais pendant
longtemps l'histoire naturelle de l'homme n'attira que des savants
isolés, et l'on doit reconnaître qu'une science n'est véritablement
constituée que le jour où elle possède un enseignement régulier, des
maîtres et des disciples, des sociétés d'étude, une publicité et par-
dessus tout une méthode. Il y avait bien au Jardin des plantes de
Paris une chaire d'anthropologie instituée en 183N, et occupée suc-
cessivement par d'éminents professeurs tels que Serres, Gratiolet, de
Quatrefages. Mais la première société d'anthropologie ne fut défini-
tivement fondée, à Paris, quJen 1859. Depuis cette époque l'initiative
des savants français a été suivie partout.
Comme toutes les sciences naturelles,l'anthropologie procède mono-
graphiquement par la méthode d'observation. Elle ne peut négliger
aucun des caractères du groupe qui fait l'objet de ses recherches, de
l'humanité par conséquent. Son champ d'étude est immense et com-
prend, entre autres phénomènes, les manifestations de la vie sociale,
qui, sous le nom d'ethnographie, forment une des branches les plus im-
portantes de l'anthropologie. L'ethnographie a simplement pour
objet la description des faits sociaux, tels qu'on les observe. 11 ne faut
donc pas la confondre avec la science sociale proprement dite qui.
comparant entre eux les faits recueillis, en tire des lois générales.
Néanmoins, l'anthropologie confine, comme on le voit, à nos études
et les questions de méthode en matière d'observation sociale, s'y
trouvent nécessairement posées. Il n'est pas sans intérêt pour nous de
suivre ce mouvement scientifique et de chercher en quoi il s'éloigne
ou se rapproche de la voie tracée par l'école de la Paix sociale.

Au. début, les sociétés d'anthropologie s'occupèrent bien plutôt


d'anatomie que d'ethnographie. Mais quelques-unes d'entre elles ont
senti cependant la nécessiLé de combler une lacune si regrettable.
LA MÉTHODE D'OBSERVATION SOCIALE EN ANTHROPOLOGIE -101

Voilà un an par exemple que la société d'anthropologie de Paris dis-


cute péniblement un projet d'instruction devant servir de question-
naire d'ethnographie à l'usage des voyageurs. A ce propos, M. le
Dr Topinard, secrétaire général de la société, a retracé l'historique de
la question et rappelé ce qui s'était fait antérieurement dans le même
ordre d'idées, soit en France, soit à l'étranger (I)
Dès l'année'1800, on vit se fonder à Paris la première société con-
sacrée à l'ethnographie. Elle se constitua sous le nom de Société
des observateurs de l'homme. Les événements militaires du commen-
cement du siècle entravèrent ses projets d'étude et sa vie fut éphé-
mère. Mais elle nous a laissé cependant une méthode d'observation
sur laquelle je reviendrai un peu plus loin. C'est un document extrê-
mement intéressant.
En 1838, une société ethnologique avait été fondée à Londres. Elle
prit part à des débats retentissants en faveur de la race nègre: mais
elle vécut trop peu de temps pour laisser une trace dans la science.
La société ethnologique de Paris, constituée l'année suivante par
W. Edwards, eut une carrière plus heureuse. En 1839, elle publia
des instructions générales aux voyageurs où l'on trouve trois chapi-
tres consacrés à la vie individuelle, à la vie de famille, à la vie so-
ciale et religieuse. Cette société cessa de se réunir en 4848 et se
fondit plus tard dans la société d'anthropologie.
Plusieurs sociétés d'anthropologie étrangères ont rédigé des instruc-
tions analogues à celles-ci. La société de Berlin a publié les siennes.
M. Spencer a tracé pour celle de Londres un programme de psycholo-
gie comparée ou l'ethnographie n'est pas oubliée. Il en est de même
des instructions de psychologie comparée, publiées en 1873 dans les
bulletins de la société d'anthropologie de Florence, dues à la collabo-
ration de MM. Mentegazza, Giglioli, et d'un Français, M. le D1 Letour-
neau. Ces instructions ont été adoptées par la société de géographie
de Saint-Pétersbourg.
M. le Dc Topinard, à qui j'emprunte ces renseignements, a signalé
les travaux du même genre produits par quelques sociétés savantes
s'occupant aussi d'ethnographie à des titres divers. On doit à la so-
ciété de géographie de Paris des instructions aux voyageurs, datant
de 1875 contenant deux chapitres consacrés à l'anthropologie et à
l'ethnologie linguistique. L'Association britannique pour l'avance-
ment des sciences a donné trois éditions successives d'un question-
naire d'anthropologie. La dernière, qui date de 1874, a pour titre :
Notes and queries on anthropology for the use of travellers and rési-
dents in uncivilised lands. L'ethnographie en occupe la plus grande
partie.
(1) Voir le Bulletin de la société d'anthropologie de Paris. ï. V. 3« série, p. 557 etsuiv.
102 LA RÉFORME SOCIALE

Enfin, pour terminer cette nomenclature, il faut citer le manuel des


voyageurs de Kaltbrunner (1879), où il est amplement question
aussi d'ethnographie.
Je ne pourrais sans entrer dans des détails beaucoup trop longs
et sans intérêt pour les lecteurs de la Réforme sociale, passer en revue
tous ces travaux. Nous constaterons qu'ils répondent plus ou moins
bien à leur but, qui est de recueillir des documents sur les phénomè-
nes de la vie sociale. Mais il est plus important de nous demander
comment il se fait que malgré tant d'efforts si nombreux, si méthodi-
ques, remontant déjà à une période si ancienne, malgré tant de faits
accumulés par de nombreuses générations do voyageurs et d'obser-
vateurs, les phénomènes ainsi étudiés donnent lieu, au sein des socié-
tés savantes à des appréciations si confuses, si contradictoires, et le
plus souvent si peu conformes aux nôtres? Les lois générales ne se-
raient elles pas les mêmes pour toutes les races humaines ? Notre
méthode d'observation, qui a fait ses preuves pour les races civilisées,
ne serait-elle pas applicable aux races sauvages ?
Avant de mettre en cause notre propre méthode, il faut examiner
d'abord si les divergences signalées ne tiendraient pas à ce que les
voyageurs ont négligé souvent les conditions les plus essentielles de
la méthode d'observation et aussi à l'insuffisance des questionnaires
en usage.
En effet, pour obtenir de bonnes observations il ne suffit pas de
publier des questionnaires plus ou moins complets; il faut encore ap-
prendre à bien observer. Pour tirer des faits particuliers les lois géné-
rales qui constituent la science sociale, il faut non seulement que les
observateurs aient bien vu, et tout vu, mais qu'ils aient procédé avec
une méthode uniforme et que les résultats de leurs enquêtes ethno-
graphiques soient comparables entre eux. Or les questionnaires à
l'usage des voyageurs ont tous négligé plus ou moins les bases mêmes
de la méthode d'observation sur laquelle M. Le Play a donné des ins-
tructions si précises et si pratiques.
On trouve cependant dans les instructions publiées au commence-
ment de ce siècle par la Société des observateurs de Vhomme, des consi-
dérations extrêmement justes et qu'il est très intéressant de voir for-
muler dès l'époque à laquelle remonte ce document (1).
L'auteur, qui est M. Degerando, membre de l'Institut, s'inspire
d'abord des idées philosophiques de son temps pour démontrer l'im-
portance de l'étude de l'homme, et se demande quelle est la meil-

(1) M. le Dr Topinard a eu l'heureuse idée de reproduire in extenso dans la Revue


d'anthropologie (janvier 4883) ce document devenu à peu près introuvable, écrit pour
servir aux voyageurs Baudin et Levaillant.
LA MÉTHODE D'OBSERVATION SOCIALE EN ANTHROPOLOGIE 103
leure méthode à suivre. Le temps des systèmes est passé, pense-t-il.
La science de l'homme est une science naturelle, une science d'obser-
vation, la plus noble de toutes.
La connaissance des sauvages offre à ses yeux un intérêt particu-
lier, et, chose bien curieuse, il ébauche déjà une théorie qui fait le
fond de la sociologie évolutionniste contemporaine.»Le voyageur phi-
losophe qui navigue vers les extrémités de la terre, traverse, dit-il...
la suite des âges. Il voyage dans le passé; chaque pas qu'il fait est un
siècle qu'il franchit. Ces îles inconnues auxquelles il atteint sont pour
lui le berceau de la société humaine. » Lubbock, Spencer ne s'expri-
meraient pas autrement. Je ne m'arrêterai pas à démontrer mainte-
nant ce qu'il y a d'erroné, à mon avis, dans cette opinion. Voici
qui vaut mieux. M. Degerando, reconnaissant que les observations
des voyageurs sont souvent insuffisantes ou mauvaises, en recherche
les causes.
Tantôt, nous dit-il, elles sont recueillies à la hâte, en passant, comme
cela arrive si fréquemment. Il faut s'attendre alors à ce qu'elles
soient extrêmement superficielles. Tantôt des voyageurs généralisant
trop des faits particuliers ou se contentant de renseignements obtenus
de seconde main s'exposent ainsi à d'inévitables erreurs.
Des observations faites sans ordre ne sont pas moins défectueu-
ses. On doit suivre un enchaînement naturel, étudier les effets avant
de chercher à remonter aux principes. « Il faut, dit l'auteur, observer
es individus aoant de vouloir juger la nation; il faut connaître les rap-
ports domestiques des familles avant d'examiner les rapports politiques
de la société. »
On s'expose à de graves erreurs en cherchant à juger les moeurs
des sauvages par de vagues analogies tirées de nos propres moeurs.
Il vaut mieux recueillir des faits que de chercher à les expliquer
prématurément, surtout en ce qui concerne les croyances religieuses,
la morale et la politique. Les explications échangées dans des idio-
mes que l'on comprend mal donnent lieu souvent à de très fausses
interprétations. Aussi l'ignorance des langues est-elle un des plus
graves défauts contre lesquels il faille prémunir les voyageurs.
Le manque d'impartialité, les préventions et les préjugés sont au-
tant de causes d'erreur sur lesquelles il est inutile d'insister. Que de
voyageurs ont conclu trop légèrement des circonstances particulières
de leur réception au caractère ordinaire des hommes qu'ils avaient
visités !
Ces préliminaires posés, M. Degerando trace un questionnaire où
il comprend d'abord le langage et tout ce qui s'y rattache; puis l'état
de l'individu; son existence physique; sa vie morale et intellectuelle
et enfin le sauvage considéré au point de vue social dans la famille et
104 LA HÉFOBME SOCIALE

dans la société. Il termine en recommandant aux voyageurs de rame-


ner avec eux des individus des deux sexes et de différents âges.
« Il serait à désirer surtout qu'ils pussent engager une
famille
entière à les suivre. Alors les individus qui les composent, moins
contraints dans leurs habitudes, moins attristés par les privations,
conserveraient davantage leur caractère naturel. Ils consentiraient
plus facilement à se fixer au milieu de nous et les rapports qui exis-
teraient enire eux rendraient pour nous le spectacle de leur vie à
la fois plus curieux et plus utile. Nous posséderions en petit l'image
de cette société à laquelle ils avaient été enlevés. » L'idée est bonne
en soi assurément, et l'on peut regretter qu'elle n'ait guère été suivie
jusqu'à présent que par des barnums intéressés à tout autre chose
qu'à la vérité scientifique; mais ce qui doit nous frapper surtout
c'est de voir affirmer pour la seconde l'ois par M. Degerando l'utilité
des monographies de famille, qui fait le fond et l'excellence de la mé-
thode de M. Le PJay.
Au moment où la société d'anthropologie de Paris se préoccupe de
rédiger des instructions d'ethnographie à l'usage des voyageurs, il se-
rait à souhaiter que son attention se dirigeât sur ce point.
Malheureusement la société d'anthropologie, ou tout au moins la
partie dirigeante de ses membres, est attachée à certaines idées philo-
sophiques, à certains systèmes a priori, qui ne lui permettent guère
d'adopter une base aussi large et qui l'exposerait à servir des doctri-
nes qu'elle s'est donné la mission de combattre.
Elle a confié la rédaction de son projet de questionnaire à l'initia-
tive de M. le D Letourneau, un des collaborateurs aux instructions
1'

de psychologie de la société de Florence, auteur lui-même d'un traité


de sociologie, basée sur l'ethnographie comparée. Un examen rapide
de cet ouvrage va nous faire connaître à quels résultats on arrive, en
suivant la voie ou la société d'anthropologie paraît disposée à s'enga-
ger à la suite de M. Letourneau.
11

L'auteur nous dit, dans sa préface, que la science sociale est dans
l'enfance, qu'elle est incapable encore de formuler des lois, qu'il n'a
eu d'autre prétention que de décrire les principales manifestations de
l'activité humaine chez les différentes races. Cependant il a fait suivre
chacune de ses enquêtes d'un essai de généralisation. Mais, ajoute-t-il,
il sera toujours facile au lecteur de tirer des laits telle autre consé-
quence qui lui paraîtra juste.
A mon avis, au contraire, les faits sont présentés de telle façon
que les conclusions s'imposent le plus souvent à la manière de la
carte forcée. Voyons en effet comment procède M. Letourneau.
LA MÉTHODE D'OBSERVATION SOCIALE jtK ASÏIIUOl'OLOUIK '1 Oo
,

Il pari d'abord de cette hypothèse que « le genre humain actuel


provient très vraisemblablement, par une lente série de métamorpho-
ses, de mammifères pithécoïdes ». Très vraisemblablement n'est pas
très certainement; mais malgré cette apparente réserve, l'auteur rai-
sonne constamment d'après son hypothèse qu'il tient pour bonne et
qu'il s'efforce de justifier. Le parti pris éclate donc dès les premières
pages du livre.
Les précurseurs de l'homme ont dû être nombreux, d'après M. Le-
tourneau, et, dès l'origine, très dissemblables entre eux, M. Lelourneau
est donc non seulement transformiste, mais polygéniste. il rattache
les races humaines à trois grands types originairement distincts, le
nègre, le jaune et le blanc, chez lesquels il étudie successivement cha-
cune des manifestations de la vie sociale. Il fait ce qu'il appelle de la
psychologie ethnographique. On reconnaît là le collaborateur des ins-
tructions de psychologie de la Société d'anthropologie de Florence,
dont la Sociologie reproduit dans ses traits généraux le plan philoso-
phique.
L'ouvrage est divisé en cinq livres consacrés successivement à la
vie sensitive, à la vie affective, à la vie sociale et enfin à la vie intel-
lectuelle. Tels sont les titres sous lesquels l'auteur a disposé arbitrai-
rement, suivant ses vues personnelles, un choix des principales
manifestations de l'activité humaine. Ainsi clans le livre intitulé :
De la vie sensitive, il est traité entre autres choses des rapports sexuels,
des vêlements et de la musique. A propos de la vie affective, on nous
parle de l'infanticide, de la condition des femmes, de l'anthropopha-
gie et de la religion. En un mot, nous sommes en présence de ce
qu'on appellerait, en histoire naturelle, une classification artificielle.
M. le D Letourneau fait de la science sociale, comme on faisait de la
1'

botanique avant de Jussieu.


Les différentes races humaines procédant, dans l'hypothèse de l'au-
teur, de races animales distinctes, il n'y aurait aucune raison de croire
à priori que les mêmes lois sociologiques dussent leur être applicables.
Cependant M. Letourneau pense que l'évolution sociale a suivi une
marche identique dans toutes les grandes familles humaines. Les races
inférieures représenteraient les phases primitives du développement
social, par où ont passé les races supérieures elles-mêmes pour s'éle-
ver à la civilisation. On pourrait donc juger, comme le disait M. De-
gerando, par l'état des sociétés sauvagesou barbares, noiresou jaunes
et même par les sociétés animales, de ce qu'ont été dans le passé les
ancêtres de la race blanche. C'est une hypothèse chère à l'école trans-
formiste. Si elle était démontrable, elle ferait, me semble -1—il, échec à
la théorie polygéniste, au lieu de la justifier. Quoi qu'il en soit, c'est
en vertu de cette hypothèse toute gratuite que les évolutionnistes,
Liv. II 8
106 LA RÉFORME SOCIALE

comme M. Letourneau, assimilent à l'humanité primitive les sauvages


modernes, qu'il est d'usage dans leur langage de qualifier indifférem-
ment, à cause de cela, de races sauvages ou de races primitives. Ces
races ne sont pas plus primitives que les blancs les plus civilisés. Elles
sont, comme nous, un produit de la lente influence des siècles et de
l'hérédité, et de beaucoup d'autres facteurs parmi lesquels le facteur
personnel, la volonté libre, ne doit pas être oublié Supposer qu'elles
sont restées stationnaires depuis l'origine de l'humanité et qu'elles re-
présentent, par suite d'un arrêt de développement, une phase réelle-
ment primitive, c'est se mettre en opposition avec toutes les lois
naturelles Dans la nature tout marche en avant ou en arrière; rien
n'est stationnaire. Si après tant de siècles écoulés certaines races se
trouvent aujourd'hui si bas, c'est qu'elles sont des races déchues.
L'histoire est pleine de ces exemples de dégénérescence et de régres-
sion.
Au risque donc de rendre suspecte sa profession de foi polygéniste,
M. Letourneau généralise les faits et leurs conséquences d'une race ;i
une autre.
Ainsi, après avoir étudié les unions sexuelles clans les espèces ani-
males, puis les formes du mariage et de la famille chez les Australiens,
les néo Calédoniens, les noirs d'Afrique, les peuples d'Amérique et de
la Polynésie, dans les races jaunes et blanches, il conclut que l'huma-
nité tout entière a commencé par la promiscuité, pour finir par la
monogamie, en passant par la polyandrie et la polygamie. Puis, au
nom du principe d'évolution, il recherche ce que deviendra la famille
dans l'avenir. Il pense que son rôle ira s'amoindrissant sans cesse et
que 1 Etat tendra graduellement à se substituer aux parents dans
l'éducation des futurs citoyens. Ainsi le veut l'intérêt général et le
progrès. En effet « qui oserait nier, — demande l'auteur, avec une
assurance qui surprendra plus d'un lecteur, — que dans la grande
majorité des cas, le milieu familial ne soit, pour la plupart des
enfants une déplorable école, faite tout exprès pour étioler le corps,
pervertir le coeur et fausser l'esprit? » On voit que M. Letourneau est
loin de s'entendre non seulement avec nous, mais même^avec M. H.
Spencer, un évolutionniste cependant, qui croit au contraire à ce qu'il
appelle la réintégration de la famille, c'est-à-dire à sa réorganisation
avec des liens plus étroits.
Passons à la propriété. Elle aurait débuté par l'appropriation collec-
tive du sol au profit de la tribu; d'où est sortie plus tard la communauté
familiale.Puis la rigide organisation de la'famille devenant intolérable
aux individus,on vit naître la propriété individuelle avec son droit d'u-
ser et d'abuser; droit égoïste et dangereux pour la communauté, plus
capable que l'individu, pense M. Letourneau, d'aménager avec profit
LA MÉTHODE D'OBSERVATION SOCIALE EN ANTHROPOLOGIE '107

et savoir les ressources sociales. Enfin partant de ce fait vrai qu'en


France et ailleurs on restreint la natalité pour éviter la dispersion des
biens, l'auteur conclut que le droit de propriété est une cause d'af-
faiblissement et de décadence.Ce îaisonnementrevientàceci : Il y a de
mauvais parents, donc il faut supprimer la famille; il y a de mauvais
propriétaires, donc il faut supprimer la propriété.
Confondant la morale qui repose sur des lois immuables, avec la
moralité très variable en réalité suivant les lieux, les temps et les
races, M. Letourneau pense, avec toute l'école évolutionniste, que la
morale elle-même est en progrès constant, et que l'on peut étudier
dans les races inférieures ce qu'il appelle Y embryologie de la moralité
humaine. Il en est de même de la religion, qui ne fait qu'un avec la
mythologie, procède de l'animisme de Mil. Tylor et Spencer, passe par
le fétichisme et le polythéisme,pour aboutir, soit au monothéisme soit
au panthéisme, dernières conceptions mythiques destinées, d'après
l'auteur, à succomber « sous les coups de bélier de la science. »
Quant au gouvernement de l'avenir, voici en quoi il consisterait :
« Toutes les entraves inutiles ont été brisées; cela seul est interdit
qui est manifestement nuisible au corps social. Où sont les rois,
les prêtres, les armées permanentes'/ Dans les tristes souvenirs du
passé. Toute inégalité artificielle a disparu : la fée de l'héritage
ne jette plus l'opulence dans aucun berceau et la société met un
appui à la portée de tous les faibles. On aide l'individu autant que
possible; on le gouverne le moins possible. »
En résumé, le genre humain passe par une série de phases que l'on
peut appeler les âges de l'humanité. Les différents groupes humains
se classent entre eux dans le temps et dans l'espace, selon qu ils
sont plus particulièrement, suivai t les expressions de l'auteur, ou nu-
tritifs ou sensitifs, ou affectifs ou intellectuels. Une très petite mino-
rité a mérité cette dernière qualification. Dans les sociétés supé-
rieures, la civilisation est l'oeuvre de quelques individualités. Il s'y
trouve des milliers d'hommes qui, en élévation morale et en intelli-
gence, ne sont guère supérieurs aux néo-Calédoniens Les progrès de
l'industrie et les conditions de la production et du travail industriel
ont créé une classe toujours plus nombreuse de parias modernes qui
n'ont guère le loisir de penser et de s'instruire. De là, les antago-
nismes sociaux et ce qu'on appelle plus particulièrement de notre
temps la question sociale. Certes, ces maux ne sont que trop réels;
mais au moins l'auteur propose-t-il un remède efficace ?
Il faut faire en sorte, nous dit-il brièvement, que la justice éclairée
par la science prenne en main le timon des sociétés.
Plus que personne,nous voulons la justice et nous espérons beaucoup
du concours delà science. Mais la méthode d'observation, telle que
<1 08 LA RÉFORME SOCIALE

nous la pratiquons, nous apprend qu'il faut compter plutôt sur la


justice, ou autrement dit sur la loi morale, que sur la science. Notre
méthode nous enseigne de plus que l'apaisement des antagonismes
sociaux n'est pas seulement le secret de l'avenir et le fruit de l'évolu-
tion et du progrès, mais que le bienfait de la Paix sociale s'est trouvé
réalisé da.ns tous les temps, en tous lieux, pour toutes les races, à
certaines conditions, toujours les mêmes, qui reposent invariablement
sur l'observation de la loi morale, formulée dans ie Décalogue.
Tel est le livre de II. le D Letourneau. Il se présente comme un ou-
1'

vrage d'érudition sérieuse. L'auteur y a accumulé une masse considé-


rable de faits empruntés généralement à des sources respectables,
qu'il indique avec soin. Il se donne comme un partisan éclairé de la
méthode d'observa ion. Mais l'appliquant mal, je veux dire avec des
idées préconçues, il n'a fait en définitive, qu'une oeuvre systéma-
tique et qui ne peut être d'aucune utilité pour le progrès de la science
sociale telle que nous la comprenons, c'est-à-dire sans parti pris et
d'après une méthode scientifique rigoureuse. Les érudits spéciaux y
trouveront des faits intéressants et de bons renseignements bibliogra-
phiques. Mhisle grand public, auquel il s'adresse surtout, ne peut que
s'y égarer complètement.
111

Si j'ai cru devoir entreteniraussilonguementleslecteursdela Réforme


sociale d'un livre qui n'est point fait pour avoir leurs suffrages, c'est
qu'il m'a paru utile de montrer'par un exemple pourquoi une école,
qui a la prétention de s'appuyer comme nous sur la méthode d'obser-
va'ion, arrive à des résultats si différents des nôtres et de rendre,
sensible ce qu'il, y a de vicieux dans ses procédés. Celte école, con-
damnée par les progrès de la science sociale, jouit encore d'un grand
crédit, grâce surtout,—pourquoi ne pas le dire?— à l'adhésion qu'elle
a reçue au sein de certaines sectes, dont le but est parfaitement étran-
ger à la science.
Revenons maintenant aux Questionnaires d'ethnographie. Nous voici
autorisés à conclure, me semble-t-il, qu'ils ne peuvent être de quelque
utilité qu'à la condition de poser préalablement les bases rigoureuses
et précises de la méthode d'observation; sans quoi on n'obtiendra
jamais dés voyageurs que des renseignements vagues, incohérents,
sinon erronés. Le point essentiel est de recommander aux observa-
teurs le procédé monographique, le seul, qui ait donné des résultats
féconds, non seulement dans les études sociales, mais dans les
sciences.naturelles en général. D'abord et avant tout des monographies
de familles, comme le recommandait déjà M. Degerando, il y a près
d un siècle; puis celles de groupes plus complexes, tribus ou nations,

t^
LA MÉTHODE D'OBSERVATION SOCIALE EN ANTHROPOLOGIE '109
voilà la forme que doit prendre toute étude ethnographique ou sociale
sérieuse. M. Le Play a rédigé à ce sujet des instructions très détaillées,
qui pourraient servir de base à toutes les recherches ethnographiques
et auraient l'avantage de leur imprimer le caractère d'uniformité
sans lequel il arrive que des observations consciencieuses et sévères
ne peuvent être utilisées pour des travaux d'ensemble, parce qu'elles
ne sont pas comparables entre elles.
Un autre avantage de la méthode d'enquête instituée par M. Le
Play, et qui doit frapper tous les esprits vraiment scientifiques, est de
supprimer l'arbitraire, les jugements préconçus et d'imposer à l'obser-
vateur cette froide impartialité qui doit être le caractère des travaux
d'érudition. Le jour où l'on possédera des monographies rédigées
d'après cette méthode exacte sur les différents groupes de la famille
humaine, on fera des observations des anciens voyageurs le même
cas que les naturalistes font aujourd'hui de celles de Pline et d'Aris-
tote. C'est cependant avec ces documents imparfaits que des auteurs,
pressés de conclure, ont la prétention de construire la science sociale,
ou Sociologie, pour me servir de l'expression incorrecte mise en circu-
lation par Auguste Comte. Si encore ces auteurs procédaient du connu
à l'inconnu, des groupes civilisés les mieux étudiés aux groupes sau-
vages! Mais ils ont, comme nous venons de le voir, la prétention
d'expliquer notre civilisation par le monde inconnu,sauvage ou même
préhistorique! C'est le renversement de la logique.
Est-ce à dire que toute vue d'ensemble nous soit encore interdite
sur les groupes si nombreux dont l'étude méthodi jue reste à faire? Je
ne le pense pas. En allant, comme nous le faisons, du connu à l'in-
connu, nous ne perdons jamais notre fil conducteur, solidement lié à
de sérieuses enquêtes. Nous sommes en possession de lois générales
bien établies (1); et l'on peut sans témérité affirmer dès maintenant
qu'elles sont les mêmes parmi les différentes races humaines. Il n'est
pas absolument besoin, pour cela, de recommencer pour chaque nou-
veau groupe la longue enquête qui a servi à établir les bases de notre
doctrine. Notre passé et nos études sont une garantie en faveur des
jugements que nous pourrons porter sur les différentes manifestations
de la vie sociale à travers le temps et l'espace. Mais quelque légitimes
qu'elles soient, ces inductions doivent toujours être justifiées par la
méthode d'observation, rigoureusement appliquée.
ADRIEN ARCELIN.

(I) Voir Le Play, La Constitution essentielle de l'humanité-


UN GROUPE D'USINES

DE LA VALLÉE DE MASEVAUX (ALSACE-LORRAINE)

ÉTAT MORAL ET ORGANISATION INDUSTRIELLE (I )

.Te dois à l'obligeance de MM. Zeller frères, propriétaires d'importantes


usines dans le Haut-Rhin, quelques, détails très intéressants sur l'organisa-
tion du travail dans leurs ateliers, et sur les moeurs de la population ouvrière
qu'ils emploient. Le lecteur trouvera, dansles quelques lignes qui vont suivre,
une confirmation nouvelle des doctrines professées par YEcole de la Paix so-
ciale; il verra, en même temps, combien l'influence néfaste de certaines lois,
peut lentement, mais (sûrement, contrebalancer d'abord, et détruire ensuite,
les heureux effets produits par des institutions qui, pendant plus d'un demi-
siècle, ont. assuré la conservation de la paix dans l'atelier et au foyer domes-
tique.
I.
C'est en l'année 18?0 que fut fondé à Oberbruck, petit village situé presque
au pied du ballon d'Alsace, dans la vallée de Masevaux (Alsace-Lorraine)
le premier établissement industriel de MM. Zeller.
C'était un tissage à bras. L'année suivante, en 1821, une filature de coton
fut ci'éée; enfin, depuis cette époque, d'autres branches d'industrie prirent
success vement naissance; de sorte que, diruis 1865, le' établissements di-
rigés par MM. Zeller comprennent, outre la filature et le tissage du coton,
des ateliers de teinturerie d'échevettes, une usine de produits chimiques,
dérivés de la distillation du bois, des moulins, des scieries, et enfin une ex-
ploitation agricole.
Ces différents ateliers occupent un personnel de 6''0 à 700 ouvàers.
Ils présentent ces deux avantages sur lesquels notre Ecole a tant insisté,
en montrant par les faits les heureux résultats qu'ils produisent au point de
vue moral et économique : d'être situés à !a campagne, loin des gran les
agglomérations urbaines, et de n'occuper que des ouvriers nés dans le pays
môme où ils travaillent, et, pour la plupart propriétaires de leur habita-
tion et de quelques pièces de terre. On ne trouve donc pas à Oberbruck
de ces ouvriers nomades, de nationalité étrangère, qui sans attache au sol,
ne sont le plus souvent que des fauteurs de désordre, et d'actifs agents de
désorganisation. En outre, les ouvriers étant pour la plupart, comme je l'ai

(1) L'auteur de cet article, noire dévoué confrère. M. Donat Béchamp, a publié ré-
cemment dans la Revue des institutions et du droit une élude très-remarquable, inlilii-
]ée : / a liberté testamentaire d'après I Ecole de la Paix sociale. Ce travail répondait à un
article publié dan-, la même bévue et clans lequel on critiquait nos conclusions sur
ce point particulier. M. Béchamp, en s'appuy nt sur 1 observation des faits et sur
l'exemple des peuples prospères a démontré scientifiquement que la transmission in-
tégrale du foyer et du domaine est une condition essentielle rie la prospérité et de la
paix sociaie. Nous sommes heureux de lui adret-scr nos plus vives félicitations.
Voir la Renie des institutions, avril et mai -1883.) (N. de tu lt.)
UN GROUPE D'USINES '1 '11

déjà dit, propriétaires de leur habitation et d'un petit champ qu'ils peuvent
cultiver, en dehors du travail d'atelier, trouvent dans ces occupations étran-
gères un supplément de ressources, qui leur assure, non seulement le pain
quotidien, ce premier besoin de l'ouvrier, mais leur permet, encore de vivre
honnêtement, d'élever une nombreuse famille, et de satisfaires leurs besoins
moraux et intellectuels.
Je dois, pour compléter ce tableau, ajouter que les patrons ont leur habi-
tation à Oberbruck môme, au cemre de leurs exploitations, et qu'ils peuvent
ainsi se trouver constamment en contact avec leurs ouvriers. On le voit donc,
ces établissements sont dans des conditions excellentes pour conjurer l'anta-
gonisme qui ne règne que trop souvent dans le monde du travail.
Disons maintenant quelques mots sur l'organisation intérieure du tra-
vail dans les ateliers.
ORGANISATION DU TRAVAIL. — Nous devons noter d'abord, que depuis la
création des usines, le repos dominical est religieusement observé.Jamais, sous
aucun prétexte, le travail du dimanche n'a lieu, sauf dans les cas où des
réparations urgentes aux machines sont nécessaires pour éviter un chômage
dans le courant de la semaine.
La durée maximum du travail est de <12 heures; en aucun cas le travail
de nuit n'a lieu. La moyenne du salaire varie, pour les hommes, entre 5 fr. 50
et 3 fr., et pour les femmes entre î fr. et 2fr. 50 par jour; mais ce n'est là
qu'une moyenne. Les ouvriers travaillant tous à la tâche, les plus habiles et
les plus laborieux arrivent facilement à augmenter leur paie dans des pro-
portions souvent considérables. Ainsi, les ouvriers fileurs arrivent à gagner
4 fr. 50 et même 5 fr. par jour; les pareurs de chaînes, 4 fr. 50; d'autres
ouvriers, les tourneurs en bois ou en fer, les ajusteurs, les menuisiers, qui
sont employés à l'entretien et à la réparation des machines, arrivent à des
salaires très élevés : 6 et même 10 fr. par jour. Ce sont, il est vrai les pri-
vilégiés, les spécialistes. Les tisseurs ne peuvent que rarement dépasser 3 fr.
Les enfants ne sont admis à travailler dans les ateliers qu'à l'âge de quatorze
ans. Us gagnent alors de 60 à 75 cent, par jour. Le taux du salaire est,
comme on le voit, très élevé.
La paie se fait tous les quinze jours. Elle est arrêtée le samedi soir, mais
le salaire n'est donné à l'ouvrier que le jeudi suivant. Je dois signaler ici une
excellente coutume ; l'argent n'est remis à l'ouvrier lui-même qu'autant qu'il
n'a pas de famille ; dans le cas contraire, le salaire de tous les membres est
remis directement au chef de famille.
Il est regrettable que la paie ne puisse pas se faire le mardi, veille du
marché, ce qui permettrait aux ménagères de faire toutes leurs provisions
pour la quinzaine, et d'acheter à meilleur compte. Malheureusement la force
des choses n'a pas permis d'adopter cette combinaison. Le mercredi en effet,
jour de marché pour toute la vallée de Ma.sevaux, est en même temps le jour
de Bourse de Mulhouse ; les industriels qui ont tous leurs fonds déposés
dans les maisons de banque de cette ville, vont à la Bourse ce jour-là. pour-
leurs affaires, et profitent de leur voyage pour retirer les fonds qui leur sont
nécessaires. Ils ne peuvent être de retour soit à Masevaux, soit à Oberbruck
que dans la soirée, ce qui les oblige à remettre la paie au lendemain.
M2 LA RÉFORME SOCIALE

INSTITUTIONS DE PATRONAGE ET D'ASSISTANCE. — La sollicitude des patrons


pour leurs ouvriers, les a déterminés à créer quelques institutions destinées
à exciter l'ouvrier à l'épargne, et à le placer autant que possible, à l'abri
de ces mille et mille accidents qui peuvent mettre une famille ouvrière en
péril. A cet effet, MM. Zeller ont crée : ("une caisse d'épargne; 2° une
société de secours mutuels ; 3° une caisse d'assurance contre les suites
des accidents; 4" enfin, des habitations qu'ils louent à des prix très
modérés.
1° Caisse d'épargne.—Pour engager les ouvriers à faire des économies, une
caisse d'épargne a été créée, il y a une dizaine d'années; elle accepte toutes les
petites sommes que l'ouvrier veut y placer. Les dépôts sont reçus tous les
quinze.jours, au moment de la paie Le dépôt peut être augmenté à volonté ;
il peut également être retiré à volonté, après avis préalable toutefois. L'ar-
gent déposé produit un intérêt de 4 p. <I0() l'an.
2° Une Société de secours mutuels existe depuis environ trente ans. Son but
était de procurer à l'ouvrier des secours en cas de maladie ou de chômage,
et même défaire des avances d'argent à ceux d'entre eux qui se trouve-
raient momentanément dans la gêne. Mais, eu raison des abus auxquels celte
organisation avait donné lieu, MM. Zeller ont été obligés de la modifier pro-
fondément et de supprimer certaines de ses branches. Aujourd'hui le seul
objet de la société est d'assurer aux ouvriers les secours médicaux. En cas
de maladie, l'ouvrier a droit, aux soins gratuits du médecin, et à la déli-
vrance également gratuite des médicaments. Deux soeurs hospitalières sont
entretenues par la caisse de la Société, pour soigner les mala 'es à domicile,
et veiller au bon emploi des médicaments. Le médecin de la Société est tenu
de donner ses soins non seulement aux ouvriers, mais encore à leur famille.
La caisse de la Société est alimentée : i° par une retenue obligatoire de
1 p. 100 sur le salaire ; 2° par le produit intégral des amendes ; 3"par des sub-
ventions volontaires des patrons. La Société est administrée par un conseil
exclusivement composé d'ouvriers. Ce conseil gère les affaires sous la
surveillance et avec le concours d'un employé de la maison qui est de droit
trésorier et secrétaire du conseil d'administration. Les patrons, pour échapper
à des soupçons, qui, pour être inju-tes, n'en existent pas moins quelquefois,
ont toujours refusé de participer à la gesLion de la Société ; ils se bornent
à veiller à ce que les retenues faites sur les salaires soient effectivement
versées à la caisse de la Société, à la masse comme l'appellent les ouvriers.
3° Assurances.— Les ouvriers sont assurés aux frais des patrons contre les
suites des accidents arrivés pendant le travail. Voici comment est orga-
nisé ce système d'assurance.
MM. Zeller versent à la Compagnie une prime d'assurance qui varie avec
les risques plus ou moins grands qu'offre chaque groupe d'industrie, et dont
le taux est en rapport avec l'importance de la totaliLé des salaires. La
moyenne des primes payées pour toutes les usines et exploitations est d'envi-
ron 0 i'r. 4o pour 100 fr. de salaires. Moyennant ce versement la Compagnie
s'engage, en cas d'accidents, à payer aux ouvriers des indemnités qui varient
suivant les bases ci-après indiquées :
En cas d'incapacité totale et temporaire de travail, l'ouvrier reçoit S0 p.
UN GROUPE D'USINES 4 43
400 de son salaire calculé sur le salaire moyen de la quinzaine précédente,
sans toutefois que ce secours puisse lui être donné pour une période de plus
de six mois.
Si l'incapacité de travail est absolue et incurable, l'ouviier, sauf accord
entre les patrons et lui, a droit à une indemnité fixe. Cette indemnité est
égale à mille fois son salaire quotidien ; elle peut donc varier entre 3,0^0 et
40,000 fr. Cette somme n'est pas remise en nature à l'ouvrier, elle esi. placée
à la Compagnie d'assurance en rente viagère sur la tête de la victime. Le
taux de la rente varie suivant l'âge de l'ayant droit, entre 5,09 p. 4 00 et 9,70
p. 4 00 du salaire par an. Le taux de 9,7up. 100 est létaux de la rente servie
aux ouvriers qui ont au moins 60 ans d'âge.
Lorsque l'accident a entraîné la mort, il est payé au bénéficiaire indiqué
dans la police, ou à ses ayants droit, un capital fixe égal à mille fois le salaire
quotidien de la viclime. Moyennant une surprime de 0 fr. 85 p. '100, la Com-
pagnie s'engage, en outre, à payer, en cas de mort, aux héritiers de l'ou-
vrier, une somme fixe de 4 5,000 fr.; si, au contraire, l'accident n'entraîne
qu'une incapacité absolue et permanente de travail, ce capital est placé en
rente viagère sur la tète de l'ouvrier invalide.
4° Enlin, pour terminer rémunération de cet ensemble d'institutions, il me
reste à dire que, MU. Zeller ont construit, pour ceux de leurs ouvriers qui
n'ont pas d'habitation propre, des maisons qu'ils leur louent à des prix très
modérés.
ri
L'esprit général de la population ouvrière était excellent jusqu'en 4 S70.
L'ouvrier était religieux et moral. Aujourd'hui, malheureusement, quelques
symptômes inquiétants de désorganisation commencent à se montrer. J'y
reviendrai plus loin. Quoi qu'il en soit, durant cette longue période qui va
de 18 0 à 1870,les meilleurs sentiments animaient les ouvriers d'Oberbruck;
et aujourd'hui encore, bien que le mal commence à. se révéler, beaucoup
d'excellentes coutumes des ateliers prospèies sont encore pratiquées dans ce
milieu. Cela tient surtout à ce lait important que je signalais au début :
l'absence complète d'ouvriers étrangers à la localité. MM. Zeller n'emploient
que des ouvriers du. pays, qui ont par conséquent des attaches au sol, et dont
la plupart sont propriétaires de leur habitation et de quelques pièces de
terre.Aussi ne songent-ils pas à quitter leur pays, et n'abandonnent-ils les ate-
liers que lorsqu'ils ne sont plus en état de travailler. Quand ils se décident
ainsi à prendre un repos bien gagné par toute une vie de travail, ils trouvent
dans les soins du ménage et la culture de leur champ une occupation saine.
C'est tout à la fois une distraction pour eux et une source de revenus, qui
ajoutés à ceux que leurs enfants employés aux usines leur procurent,
contribuent beaucoup à assurer le bien-être de la famille.
L'esprit d'épargne est développé chez eux, et tous ceux qui sont parvenus
à « la dignité de propriétaires » n'ont pas de plus grand désir que d'arrondir
leur petit domaine. On comprend aisément que ,dans celte situation, la per-
manence des engagements soit la règle générale. Les ouvriers, surtout les
ouvriers propriétaires sentent parfaitement qu'ils ne trouveraient pas dans
'114 LA RÉFORME SOCIALE

les grands centres industriels comme Mulhouse, par exemple, où. les salaires
ne sont pas plus élevés qu'à Oberbruck et où, en revanche, la vie est très
chère, les avantages qu'ils rencontrent chez MM. Zeller. Leurs salaires sont
élevés, la vie à la campagne peu coûteuse, et de plus, les produits de leurs
champs leur assurent des ressources qui leur manqueraient dans les grandes
villes. Ils savent de plus, par une longue expérience, que le travail est assuré
dans les usines. Pourquoi dès lors songeraient-ils à quitter un pays où tout
les retient? La permanence des engagements s'est donc établie par la force
môme des choses, et on n'a pas été oblige de l'encourager ou de la protéger,
comme on est obligé de le l'aire ailleurs, au moyen de diverses institutions.
L'ouvrier étant assuré de la possession « du pain quotidien >;, n'est pas tra-
vaillé par des sentiments d'envie ou de révolte ; il n'est pas tenté de demander
aux grèves un prétendu remède à des maux dont il ne souffre pas.
Depuis 1820 jusqu'à 18^3, le travail n'a été suspendu que pendant trois
jours, et encore ne l'a-t-il été que par une circonstance indépendante de la
volonté des patrons et des ouvriers, et voici comment. Peu de jours avant
la déclaration de la fata e guerre de 1870 une grève éclatait à Mulhouse. Le
prétexte était toujours le môme : augmentation du salaire et diminution de la
journée de travail. Une bande de ï à 30n grévistes partie de Mulhouse s'est
précipitée sur ïhann, puis a envahi la vallée de Masevaux, et a imposé, par
la force, la cessation du travail. Deux compagnies d'infanterie mandées en
ton Le hâte de Belfort, arrivèrent, et, par leur seule présence, rétablirent
l'ordre. Le soir môme de l'arrivée de la troupe la déclaration de la guerre,
était connue. Celte nouvelle fit sur les grévistes l'effet d'une douche d'eau
froide; ils se dispersèrent, et nos soldats mirent sac au dos pour aller se faire
tuer à Soulz-sous-ForôLs ! Coïncidence bien singulière; celte grève qui écla-
tait en même temps que la guerre, était dirigée et organisée par des ouvriers
charpentiers allemands et suisses! Quoi qu'il en soit, la grève venait de
Mulhouse et non d'Oberbruck, et dès le départ des grévistes les ouvrieis ont
repris avec empressement un. travail qu'ils n'avaient pas volontairement
abandonné.
Telle est la situation morale et matérielle des ouvriers d'Oberbruck. On
peut la résumer en deux mots. La population ouvrière est religieuse, et sa
moralité est prouvée par ces deux fails : fécondité des mariages, rareté des
naissances naturelles. Au point de vue matériel, ille est assurée de la pos-
session du pain quotidien, grâce à la permanence des engagements, à un
salaire rémunérateur auquel viennent s'ajoulerencore les produits des terres
dont la plupart de ses membres sont proi riôtaires. Enfin la possession du
foyer donne à la. famille une stabilité qu'on ne retrouve plus que rarement.
En étudiant cet intéressant groupe manufacturier, j'ai été vivement frappé
de l'importance extrême qu'il y a, au point de vue de la conservation de la
paix sociale, à faciliter à l'ouvrier l'accès de la propriété de son habitation,
et des heureuses conséquences qui découlent de l'union indissoluble de la
famille et du foyer. Dans les usines que j'essaie de décrire, c'est cette union
féconde qui a assuré le règne de l'harmonie, de la slabil té et du bien-être ;
cl c'est à elle que l'on doit encore aujourd'hui, malgré l'invasion du mal, la
conservation de la paix, et l'espoir fondé de pouvoir enrayer le mouvement
UN GROUPE D USINES \ ] ">

de désorganisation. C'est grâce à elle, que cinq de ces fondamentales cou-


tumes des ateliers prospères, dont Le Play a tracé, dans le chapitre SI de
l'Organisationdu travail, un si magistral tableau, sont nées en quelque sorte
spontanémentde la nature même des choses. C'est en effet, parce que l'ouvrier
est propriétaire, qu'il ne songe pas à abandonner son pays natal pour aller
chercher dans d'autres ateliers un travail peut-être plus rémunérateur; or,
cela constitue ce que notre maître a appelé la permanence des engagements
réciproques du patron et de l'ouvrier, <lni coutume des ateliers modèles; c'est
parce qu'il est propriétaire, et que, par cela même, la permanence des enga-
gements est assurée, qu'est née Ventente complète touchant la fixation du sahtirc,
2e coutume des ateliers modèles; c'est parce qu'il est propriétaire qu'a pu
naître l'alliance des travaux de l'atelier et des indvstries domestiquesrurales uu
manufacturières, 3e coutume des ateliers modèles ; c'est parce qu'il est pro
priétaire, qu'il comprend tous Jes avantages de l'ordre et de l'économie, et
qu'il a contracté ces habitudes d'épargne qui assurent la dignité delà famille et
l'établissement de ses rejetons, 4e coutume des ateliers modèles; enfin, c'est
parce qu'il est propriétaire, qu'a pu s'établir cette union de la facile et du
foyer, 5° coutume des ateliers modèles. Seule, malheureusement, la C° cou-
tume qui assure le respect et la protection dus à la femme, en réprimant les
mauvidses moeurs, en séparant les sexes dans les ateliers, etc.. est encore
inconnue à Oberbaick. A quoi tient cette lacune? peut-être à l'organisation
des ateliers qui ne se prête pas à la séparation des hommes et des femmes,
peut-être aussi à ce que le besoin d'une protection particulière de la femme
ne s'est pas encore fait sentir. Quoiqu'il en soil, je suis persuadé que le jour
où ils en apercevront 1 utilité, les intelligents manufacturiers d'Obcrbruck
n'hésiteront pas à faire régner celte 6° coutume des ateliers modèles.
Tous ces faits que je viens d'indiquer sont, comme je le disais plus haut,
une nouvelle conflimation des doctrines de noire Ecole. Les coutumes des
ateliers prospères ont assuré à Oberbruck, comme elles l'assurent partout,
le règne de la paix dans le monde du travail ; et l'application de cescoutu es <

la rendu inutile la création de ces diverses institutions dont le but. comme


l'a dit Le Play, est de remédier plus ou moins à l'imprévoyance et au dénù-
ment de l'ouvrier, mais qui ne sont que des palliatifs jugés inutiles dans tous
les ateliers qui conservent un état traditionnel de prospérité, et qui doivent
disparaître dès que la réforme est accomplie Voilà pourquoi on ne trouve
pas chez MM. Zeller ce luxe d'institutions de prévoyance qui sont nécessaires
dans d'autres ateliers.
11 y a, malheureusement, et je l'ai déjà tait pressentir, une ombre à ce

tableau. Tout ce que je viens de dire de l'esprit général des ouvriers, de


leurs sentiments religieux et moraux, est surtout vrai, pour celte longue
période qui va de 4820, date de la création des usines, jusqu'à 1S70. Mais
depuis l'annexion, certains symptômes inquiétants de décadence se nui in-
festent. Sans doute, l'esprit général esl encore bon, on leconsidérerait même
comme excellent dans beaucoup de centres industriel- ; l'ouvrier est.toujours
religieux, mais moins peut-être qu'auparavant. On constate déplus que sa
moralité a subi de graves atteintes. Le nombre des enfants illégitimes n'est
pas encore considérable eu égard au grand nombre d'ouvriers, mais, ce qui,
I!6 LA RÉFORME SOCIALE

est singulièrement alarmant, on remarque une diminution sensible des


naissances légitimes. Les familles qui avaient en moyenne 7 ou 8 enfants
n'en ont plus que 4 ou 5. Le mal n'est pas très grave encore, je le sais, et
nous serions bien heureux de pouvoir constater, en France, une moyenne de
8 enfants.'par famille ; mais, en somme, il est certain que la limitation systé-
matique du nombre des enfants commence à être pratiquée, et sur cette
pente on va vite! De plus, autre symptôme inquiétant pour l'avenir, les ha-
bitudes d'ivrognerie tendent à se propager, en même temps que tend à dis-
paraître l'esprit d'ordre et d'économie. Sans doute, je le répète, le mal n'est
pas encore très grave, mais il exisle, et il est certain que si l'intéressante
population ouvrière d'Obcrbruck est encore religieuse, morale, économe,
elle l'est beaucoup moins qu'avant 1870; la paix règne encore, mais elle est
menacée.
Aussi, comparant les ouvriers d'aujourd'hui avec ce qu'ils fiaient avant la
guerre, l'un des propriétaires des usines à qui je demandais quel était l'esprit
général de ses ouvriers m'écrivait récemment : « L'esprit général de nos
ouvriers était très bon jusqu'à la (in de l'Empire.Travaillés alors par des in-
fluences pernicieuses, les ouvriers sont devenus mauvais, et l'abus de l'alcool
à bon marché auquel ils se livrent déplus en plus depuis l'annexion n'est
pas fait pour les ramener à de meilleurs sentiments...Les ouvriers sont plu-
tôt attachés au sot qu'aux patrons, et s'ils ne quittent -pas facilement le pays,
c'est qu'ils sont presque tous propriétaires... 'L'ordre et l'économie qui
étaient un des caractères distinctifs de l'habitant de ce pays, tendent à se
perdre aujourdhui... iNous constatons avec regrets une Iransformalion très
marquée dans la manière de vivre de nos ouvriers. La tendance au bien-être
qui envahit toutes les classes de la société, envahit la classe ouvrière et
se traduit chez elle par la satisfaction des appétits les plus grossiers. Tous
les moments de loisir dont disposent les ouvriers sont passés dans les
auberges, où se consomment des eaux-de-vic à bon marché... Cette fatale
passion jointe aux incitations pernicieuses de quelques mauvais conseil-
lers, à la lecture de publications malsaines, et peut-être aussi à de mauvais
exemples venant de plus haut, détruit peu à peu tous les sentiments honnê-
tes. Les liens de famille se relâchent. Au lieu d'inculquer par de bons con-
seils et de bons exemples à leurs enfants le sentiment du devoir, les
parents se livrent devant eux à des conversations obscènes, à des discussions
violentes souvent entremêlées de coups... Les enfants perdent ainsi tout te
respect qu'ils doivent avoir pour leurs parents, et beaucoup les quittent dès
qu'ils ont un salaire suffisant pour vivre seuls... »
Ce tableau est affligeant. Les causes du mal, MM. Zellernous les indiquent,
ce sont les mauvais conseillers, les lectures malsaines et surtout l'ivrognerie.
Ce terrible fléau a pris depuis l'annexion un développement redoutable en
Alsace. Le vin est très cher, seul l'alcool est d'un bon marché fabuleux. Aussi
l'ouvrier qui ne peut plus se procurer de vin se rejette sur l'alcool, qui pur,
vaut '! fr. le litre, et qui, coupé avec de l'eau lui est vendu à raison de 0 l'r,
80 le litre! L'usage de celte alfreuse boisson a été introduite en Alsace par les
Allemands, et aujourd'hui il n'y a pas un seul cabaret, pas un seul épicier qui
ne débite la Blanche, c'est le nom donné à cet alcool mêle d'eau.
UN GROUPE D'USINES M7

Le mal est d'autant plus terrible, que l'alcool consommé est de l'acool de
pommes de terre plus ou moins bien débarrassé du plus terrible poison stu-
péfiant existant dans les alcools : l'alcool amylique. Depuis l'introduction
en Alsace de ce breuvage d'outre-Rhin, le nombre des aliénés augmente dans
des proportions effrayantes (!).
La chambre de commerce de Mulhouse et la Société Industrielle delà même
-ville, ainsi que la chambre de commerce de Colmar se sont émues de cette
situaiion et ont, séparément d'abord, puis collecivement,fait entendre leurs
doléances au gouvernement. Elles ont adressé une pétition demandant ra-
baissement des droits d'entrée sur les vins, et une augmentation des doits
sur les alcouls, mais ju-qu'ici l'autorité a refusé d'accéder à ces voeux bien
légitimes pourtant, sous le prétexte qu'il faudrait créer une seconde ligne
douanière pour l'Alsace qui fait comme tous les pays de l'Empire, partie de
' l'union douanière, et que, dans tous les cas, pour créer ainsi.aux provinces
annexées une situation particulière, il faudrait une loi d'Empire que le goût
veernem nt ne veut pas proposer. L'Allemand du Sud boit de la bière, celui
du Nord, de l'alcool, et ils s'en trouvent bien, à dit M. de Bismarck ! De quoi
donc se plaignent les Alsaciens?
Ainsi, c'est bien entendu, on ne fera rien. Liberté pleine et entière pour
les cabaretiers d'empoisonner l'ouvrier, en lui vendant à vil prix un alcool
qui ruine sa santé! Que l'ouvrier, empêché par de lourds impôts et par les
droits exorbitanls qui pèsent sur les vins venant de France, ne puisse plus
boire de vin, tant pis, il boira de l'alcool ; il s'adonnera à cette funeste
passion qui enrichira le cabaretier en le ruinant; il perdra à l'auberge avec
son argent, tous ses sentiments honnêtes, peu importe encore une fois
pourvu que la ligne douanière soit sauve !
Eh bien! a cette situation grave il faut un remède. La paix est menacée;
la prospérité et l'union dont les ateliers d'Oberbruck ont joui pendant plus
d'un demi-siècle sont aujourd'hui mises en péril par l'action néfaste d'une
législation dangereuse.
En Alsace, comme en France, la multiplicité des cabarets est un vrai dan-
ger social ! Mais puisqu'il est certain qu'aucun secours ne viendra du gou-
vernement, c'est aux patrons de travailler, d'unir tous tous leurs efforts pour
conjurer un danger qui les menaee eux-mêmes en menaçanL leurs ouvriers.
Qu'ils donnent le bon exemple, qu'ils usent de la persuasion, des bons
eonsfils; qu'au besoin ils instituent des récompenses pour exciter l'ouvrier à
la tempérance; qu'ils prononcent impitoyablement l'exclusion de tout ouvrier
incorrigible, qu'ils soient en un mot, des patrons dans toute l'acception de ce
beau nom, et le danger pourra être conjuré!
DONAT BÉCHAMP,
Docteur eu droit, Avocat à Lille.
(1) Pour se rendre un compte exact des ravages effrayants causés par l'alcoolisme
en Alsace, le lecteur pourra consulter l'intéressant ouvrage qu'un de nos confrères
des Unions, M. l'abbé Cetty, vicaire à Mulhouse, vient de publier sur la famille ou-
vrière en Alsace, et dont il a été donné une analyse dans la Réforme. Voir en particu-
lier le chapitre m.
COURRIER POLONAIS

LA SITUATION SOCIALE EN POLOGNE

i :

Oacovie, le 13 juillet 1883.


Avant d'aborder, dans ce Courrier, l'examen de lu situation actuelle de la '

Pologne, et pour l'aire mieux ressortir la nature des difficultés et des obsta- ;

clés qui, jusqu'à ce jour, ont empêché, chez nous, le rétablissement de la [

paix social-! et de la prospérité, j'ai cru devoir rappeler brièvement les j

causes éloignées, dont nous voyons au,ourd'hui les conséquences. Ce triste, i

mais sincère tableau, mettra en évidence cette vérité signalée par Le Play, |

à savoir que les nations se désorganisent et se corrompent toujours par les ,

erreurs et par les vices des classes supérieures. !

Bien que la Pologne soit à jamais célèbre par le souvenir de ses gloires I

guprrièies et de ses malheurs, sa constitution sociale est peu connue à I

l'étranger; d'autre part, la conquête et les lois d'émancipation créent à la


Pologne un mode d'existence nouveau; l'étude consciencieuse du passé per- ;

met seule de suivre la marche de la transformation sociale, qui est en voie de


s opérer, et de se rendre compte des chances de relèvement qui peuvent res-
ter à ce malheureux pays.
La Pologne était, à l'origine, organisée socialement comme une tribu
agricole, une seule classe, la classe des nobles guerriers, dominait les autres
et aucune pondération, n'existait enLre ses divers éléments sociaux. La
noblesse polonaise se composait d'une centaine de mille de nobles, hobe-
reaux campagnards, turbulents, frondeurs et vaillants à la guerre ; leur seule
passion, après l'amour des armes, était l'amour exagéré de la liberté et de
l'indépendance. Ayant conservé le goût de l'exi.-tence rurale, ils n'admet-
taient que la vie en plein air, et les exercices du corps. Tout entiers à leurs
passions et ne cherchant nullement à les réprimer, ils ne pouvaient sup-
porter le joug des lois; pleins d'une fierté jalouse, ils ne voulaient ad-
mettre aucune distinction entre eux, ni accepter une hiérarchie quelcon-
que ; formant une vaste démocratie de nobles, ils ne reconnaissaient que
l'autorité de la force. Toute autre carrière que celle des armes leur parais-
sait un déshonneur et une marque de servitude.
Au-dessous d'eux, se trouvait l'immense population des paysans, fixés sur
les domaines de la noblesse. Malheureusement, celle-ci, plus occupée de
luttes intestines et déplaisirs que de l'administration de ses terres, et du
sort de ses paysans, semblait prendre à tâche de séparer ses intérêts des
leurs. Elle pratiquait tout au moins cet absentéisme moral, dont Le Play a
signalé les tristes conséquences sociales.
i Entre ces deux classses, il n'y avait pas d'intermédiaire : chez les peuples
slaves, la vie des villes ne se développa que très tard; en Pologne, les villes
LA SITUATION SOCIALE KN POLOGNE M9
n'étaient que de grands villages composés d'habitations en bois et défendus
par des remparts de terre ; elles ne donnèrent naissance à aucune industrie,
à aucun commerce, et jamais il ne put se constituer de bourgeoisie issue de
la nation polonaise. Pour remédier à cette lacune et ne trouvant pas, dans
la nation, les éléments constitutifs d'une bourgeoisie, les rois de Pologne
firent, à plusieurs reprises, appel aux nations voisines plus industrielles et
cherchèrent à attirer d'Allemagne, pour la transplanter en Pologne, une
bourgeoisie toute faite. Séduits par les avantages et les privilèges nombreux
qui leur étaient promis, des professeurs, des négociants et surtout des juifs,
tous allemands, répondirent à cet appel et vinrent se fixer en Pologne; la
conservation de leur nationalité leur étail garantie, ils pouvaient continuer
à se servir des lois allemandes, et, en cas d'appel, recourir à M.igde-
bourg. Ce privilège devait empêcher pendant longtemps leur assimilation
au reste de la nation; la bourgeoisie restait allemande et n'avait d'autres
liens avec les Polonais, que ceux qui pouvaient résulter des besoins du com-
merce et de l'industrie.
Avec une pareille organisation, la bourgeoisie ne pouvait prendre racine
dans le pays ; les nobles ne tardèrent pas à être jaloux de la, situation domi-
nante qu'acquérait dans les villes cette bourgeoisie d'origine étrangère,
grâce à son expérience du commerce et de l'industrie.
Pour arrêter son développement, ils forcèrent les rois a lui retirer les
privilèges qui lui avaient été concédés, et se firent garantir le dioii exclusif
d'acquérir et de posséder des biens-fonds. La bourgeoisie fut ainsi arrêtée
dans son essor; elle s'appauvrit et se fondit peu à peu dans la masse de la
population.
Le clergé, issu do la noblesse, dont it partageait toutes les idées, faisait
cause commune, avec elle, et soutenait toutes ses revendications.
Jusqu'ici, dans ce tableau, j'ai laissé de côté le rôle joué par la royauté ;
c'est qu'en effet, bien qu'organisée nominalement en monarchie, la Pologne
étaii plutôt une république. Impatiente de tout joug, la noblesse s'était tou-
jours opposée à l'établissement d'un pouvoir fort et durable, et ce n'est qu'ex-
ceptionnellement que la couronne a pu se maintenir pendant près de deux
siècles dans la dynastie des Jagellons. La royauté élait élective et dépourvue
de toute prérogative : le pouvoir était exercé par des diètes ou assemblées
souveraines, composées exclusivement de nobles, qui, se réunissant les armes
à la main, nommaient le roi, rendaient la justice, faisaient les lois, réglaient
l'administration et d scutaient les questions de paix ou de guerre. A chaque
nouvelle élection, la noblesse ne songeait qu'à réduire et à diminuer l'auto-
rité royale, en lui imposant des chartes restrictives ; chaque prétendant,
pour acquérir les voix de la noblesse, lui promettait des privilèges nouveaux,
la gratifiant, par avance, aux dépens du trésor et du domaine national ;
l'autorité royale sortait toujours plus diminuée de chaque nouvelle élection.
Ainsi donc, au sommet, un fantôme de roi, ne détenant aucune autorité;
au-dessous, une démocratie turbulente et indisciplinée de nobles, un peuple
sans initiative, une bourgeoisie d'origine allemande et ne voyant dans la
Pologne qu'un pays à exploiter. Si une chose peut étonner, c'est que cette
nation livrée à l'anarchie la plus absolue et telle que l'histoire ne saurait en
120 LA. RÉFORME SOCIALE

présenter im autre exemple, ait pu se maintenir néanmoins si longtemps;


elle n'a dû la conservation de son indépendance jusqu'au milieu du quin-
zième siècle, qu'à la faiblesse de ses voisins.

Il

Le quinzième siècle vint apporte]' un grand changement dans la situation


de la Pologne; le mariage d'îîcdwige, fille du roi Louis d'Anjou avec le grand
duc de Lithuanie, associa ce pays aux destinées de la Pologne; la noblesse
polonaise se porta en foule vers les vastes solitudes du Dniester et du Dnieper,
pour s'y étendre à loisir. Elle fit alliance avec les boyards et les hommes
libres Lithuaniens et ne farda pas à se les assimiler complètement. Ses
forces en furent triplées ; par ses sucer s, elle fit eu partie la conquête des
possessions do l'ordre feutonique; eL la Prusse, dite royale, vint s'ajouter aux
possessions si vastes de la Pologne. Mais, si ces conquêtes témoignaient de la
vaillance de la noblesse polonaise, elles créaient à la Pologne un danger
menaçant pour l'avenir, en la rapprochant, par l'extension de ses frontiè-
res, de la Moscovie. Déjà la nation russe, récemment délivrée de la dom na-
tion mogole et fortement réunie sous la main des tzars, préparait la réalisa-
tion de ce grand programme politique d'où devait sortir la Russie moderne.
fin même temps, cet agrandissement du territoire polonais, donnant nais-
sance à de grandes fortunes et rendant plus rares et plus diflciles les assem-
blées de nobles, avait facilité la formation d'une classe supérieure de la
noblesse ; au-des-us de l'ordre équestre, s'étaient élevés les primait s, ordre
supérieur, riche et influent, qui tendait à dominer la nobf sse du royaume.
Celle-ci se ligua contre eux, constituant des confédérations avec des chefs
distincts, opp sant assemblées à assemblées et, par le liberum veto, insti-
tuant l'insurrection légale à titre permanent. Plus soucieuse de ses intérêts,
la royauté eût dû utiliser ce mouvement, et, en le systématisant, s'en servir
pour réduire à la discipline l'ordre des primates et fonder un gouverne-
ment régulier; elle laissa échapper cette occasion et bientôt l'harmonie se
rétablit dans les rangs de la noblesse aux dépens de la monarchie qui paya
les frais de la guerre. Se sentant menacés dans leur pouvoir et craignant de
se voir arracher la domination, les primates recoururent à fous les moyens,
corrompant leurs rivaux, les comblant de flatteries et de cadeaux; ils par-
vinrent à calmer leur fierté jalouse cl, à faire reconnaître leur autorité.
Mais, en même temps, à mesure que les guerres extérieures devenaient
plus dangereuses, la noblesse, si vaillante à l'origine dégénérait rapide-
ment; avec ses habitudes religieuses, elle perdait ses qualités guerrières;
négligeant les travaux intellectuels, elle s'adonna aux jouissances des sens,
au luxe et la vanité, et tomba dans un matérialisme grossier. Les dissen-
sions ayant augmenté dans le sein de la noblesse une partie des mécontents,
méconnaissant les sentiments de patriotisme national el de devoir fit ap-
pel à l'étranger; les troupes de Pierre le Gra >d occupèrent la Pologne
à titre d'amies; on sait ce qui arriva: elles n'en sortirent plus. Si deux au-
tres puissances prirent part au partage de la Pologne, c'est que la Prusse
avait besoin de profiter de l'occasion pour se donner les moyens d'accroître
LA SITUATION SOCIALE EN POLOGNE 121
sa puissance et que l'Autriche ne pouvait laisser tout prendre à ses concur-
rents ou rivaux, sous peiue de voir l'équilibre se rompre à ses dépens.
Pour tuer ainsi la Pologne, ses ennemis ont eu recours à la duplicité et à
la violence ; éclairée, mais trop tard, sur te danger de sa constitution politi-
que, la noblesse tit preuve d'un héroïque courage; mais, il était trop tard :
elle n'avait pas voulu se sauver, en guérissant elle-même ses maux et en met-
tant fin à ses éternelles dissensions qui ne pouvaient que l'affaiblir ; elle a
succombé, plutôt sous le poids de ses fautes que sous les coups de ses adver-
saires.11 nous reste maintenant à rechercher si,en présence des maux qu'elle
avait attirés sur sa patrie, la noblesse polonaise à su reconnaître la part
de responsabilité qui lui incombait, et si cette terrible leçon lui a profité.

III
Bien que dépouillée désormais de ses prérogatives politiques, la noblesse
pouvait encore, en qualité de seule propriétaire du sol, exercer une grande
influejice sur l'immense population illettrée de la Pologne ; elle avait jusqu'à
ce jour négligé de s'occuper de la classe des serfs attachés à ses terres ; pra-
tiquant l'absentéisme, elle avait confié la gestion de ses domaines à des juifs
qui, lui servant en même temps de banquiers, opprimaient et pressuraient 1^
paysan. Revenant à de plus salutaires errements, ellepouvait réparer ce long
oubli de ses devoirs sociaux : sïnstallant et vivant sur ses propriétés, elle
devait entrer directement en rapport avec les serfs, établir avec eux
des relations basées sur l'affection et des services réciproques, améliorer et
relever leur situation; mais il lui fallait, en même temps, abandonner ses
préjugés, réprimer ses passions et se soumettre elle-même aune discipline
des plus sévères, pour se renouveler et acquérir des qualités solides, intel-
lectuelles et morales.
Malheureusement, il n'en a pas été ainsi ; épuisée moralement par l'anar-
chie dans laquelle elle avait si longtemps vécu, la noblesse ne pouvait plus
réaliser un si grand effort sur elle-même ; les nobles polonais ayant pris
l'habitude de vivre sur le trésor public, grâce à la générosité souvent forcée
des rois, négligèrent toutes les occupations utiles; étrangers aux arts, à la
science, à l'industrie, et même à l'agriculture, ils avaient contracté des habi-
tudes d'oisiveté séculaire et étaient devenus incapables de se plier aune étude
intellectuelle quelconque ; l'imagination était devenue leur principale règle
de conduite. Leur orgueil n'ayant plus, depuis la conquête, les moyens de se
satisfaire, dégénéra en vanité enfantine; ils préparèrent leur ruine en cher-
chant à entretenir un trop grand luxe, et on en vit même quelques-uns ac-
cepter des titres et des honneurs, des mains du conquérant.
Du sein de la noblesse étaient sorties avec le temps, deux castes nobiliaires
rivales: d'une part, la classe des no'des campagnards, petits hobereaux que
le droit de porter le sabre recourbé distinguait seul des paysans et, qui
jaloux de la suprématie de la haute noblesse, subissait l'influence des idées
révolutionnaires et adoptait les doctrines soit disant libérales de l'Occident;
d'autre part, la classe des nobles sans terres et ruinés, habitant les villes,
qui ne trouvant plus dans la guerre leurs moyens d'existence et ne pouvant
plus se mettre à la solde de nobles plus riches, recherchaient les infimes
Liv. ii. 9
422 LÀ RÉFORME SOCIALE

fonctions que le conquérant voulait bien leur confier, ou s'adonnaient à


la culture des lettres ; ceux-ci subissant d'une façon plus complète les idées
de l'Occident étaient d'avance acquis aux théories les plus avancées et les plus
révolutionnaires. Ces deux classes se séparaient totalement de la haute no-
blesse, qui s'isola chaque jours davantage du reste de la nation, s'adonnanl
aux plaisirs matériels et aux satisfactions du luxe et de la vanité. En mémo
temps, le conquérant voyant qu'il ne pourrait parvenirà s'assimiler l'ensemble
de la noblesse terrienne, s'efforça de la ruiner; après chaque levée de bou-
cliers provoquée par le réveil des sentiments de patriotisme et par les persécu-
tions, le vainqueur dirigeait surtout ses représailles sur la noblesse terrienne ;
confiscations, abolition du servage, réduction et réglementation des corvées,
admission des autres classes sociales au droit de posséder des biens-fonds,
toutes mesures qui avaient pour but de dépouiller et d'affaiblir l'aristocratie
et d'élever entre elle et le reste de la nation une barrière infranchissable.
La funeste insurrection de I863 fut surtout fomentée par les nobles sans
terre ; la haute noblesse resta étrangère à ce mouvement et les petits nobles
terriens n'y prirent part que poussés par la terreur. Les conséquences de
cette insurrection furent terribles pour la noblesse terrienne : elle fut dé-
pouillée de la plus grande partie des terres au profit des paysans, ne recevant
en revanche qu'une indemnité souvent dérisoire ; en môme temps le vain-
queur avait soin de concéder aux paysans toutes sortes de servitudes, aussi
vexatoires que possible, sur les domaines qui pouvaient encore l'ester à la
noblesse, créant de la sorte des causes perpétuelles de discorde et d'anta-
gonisme. Quant au paysan, rendu propriétaire aux dépens des seigneurs, il
se trouva élevé subitement au rôle d'homme privilégié. La conséquence de
l'insurrection de 1863 fut donc une révolution sociale, et i! y a lieu de sup-
poser que les fauteurs de la révolte, animés de tendances anti-sociales, 110
se faisaient aucune illusion sur l'impossibilité de reconquérir l'indépendance
nationale et qu'ils visaicntplutôtà provoquer une révolution sociale, au détri-
ment de la noblesse terrienne.
Par suite de ces mesures, la noblesse se trouva donc presque totalement
dépourvue de moyens d'influence et d'action sur la classe des paysans ; ceux-
ci, malgré les avantages considérables qui leur ont été concédés récemment,
sont loin d'avoir prospéré, soit au point de vue moral, soit au point de vue
économique ; les lois agraires dépouillent injustement la noblesse, et appli-
quées sans préparation, ont ébranlé dans les masses le respect du droit et
de la propriété, et perverti le sens moral; élevés subitement d'une situation
misérable au rang de propriétaires, et privés de toute direction, les paysans
polonais se sont laissé éblouir par leur nouvelle situation; ils n'ont pas su
administrer sagement leurs nouveaux domaines ; poussés par l'ambition et le
désir d'augmenter leurs possessions, ils ont eu recours aux juifs qui seuls
aujourd'hui paraissent avoir réellement profité du partage des terres et
détiennent, grâce à l'usure et à l'hypothèque, une partie notable des biens-
fonds delà Pologne. De plus, les campagnes ont été envahies par un grand
nombre d'employés et de petits fonctionnaires russes, qui animés du plus
mauvais esprit et acquis aux idées les plus avancées, exercent la plus fu-
neste influence sur les paysans et achèvent de les démoraliser.
LA SITUATION SOCIALE EN POLOGNE 123
Quant à la bourgeoisie, bien que, depuis quelques années, grâce à une
nouvelle législation, elle ait pu se rendre propriétaire des immenses domaines
appartenant à la noblesse et que celle-ci, à bout de ressources, est obligée
d'aliéner, elle n'en reste pas moins étrangère au reste de la nation; alle-
mande d'origine, elle n'a pas rompu ses liens avec la mère patrie et ii y a
lieu de supposer que, si elle abdiquait son ancienne nationalité, elle
serait plutôt portée à accepter la nationalité russe; d'une part, en effet, ses
intérêts la porteraient vers la Russie et, d'autre part, par la faute de la
noblesse, elle est restée étrangère au passé glorieux et aux traditions de
la Pologne.

Tel est le spectacle que nous présente,à l'heure actuelle, ce pays si éprouvé :
une noblesse divisée en trois partis, presque ruinés et dénués d'influence;
seule, la classe des lettrés pourrait aspirer à intervenir dans la direction de
l'opinion publique, mais son action paraît devoir être plutôt nuisible
qu'utile, une population de paysans complètement démoralisée et livrée
aux juifs par l'usure, hostile à la noblesse; enfin une bourgeoisie qui se
considère comme comp!èt<'ment étrangère au pays qu'elle occupe.
Une société non seulement ne peut pas prospérer, mais peut difficilement
durer dans de pareilles conditions ; comment pourrait-on remédier à ce mal
et détruire l'autagonisme des classes; serait-il encore possible à la noblesse de
prendre ce rôle de patronage et de protection vis-à-vis des classes popu-
laires qu'elle a négligé de remplir jusqu'à ce jour ; la haine commune du
vainqueur et la résistance à ses tentatives de russification, pourraient-elles
ramener l'union entre les diverses classes sociales ? Telles sont les questions
que soulève cette première étude et que l'avenir seul peut résoudre.
Ajoutons cependant que la secousse de 4 863 semble avoir produit d'heu-
reux résultats; une foule d'hommes de bonne volonté appartenant à la no-
blesse ou à l'ancienne bourgeoisie fixée au sol se sont mis à l'oeuvre, un
travail de réforme fécond, quoique caché, se poursuit activement au sein de
la sociéLâ. Un peuple qui a le courage de s'avouer hautement ses faiblesses et
de se mettre résolument à l'oeuvre pour se réformer, ne saurait périr.

F. OSTMNSIU.
CORRESPONDANCE

LE CRÉDIT DU MOUSSE

« Paris, 8 juillet 1883.


» Monsieur le Rédacteur eu chef,

» Permettez-moi de vous raconter une petite histoire simple et touchante,


qui ne serait pas étrangère par son objet aux questions que l'on traite dans la
Réforme, si l'on écrivait la monographie de la famille du pêcheur.
» L'an dernier, un mousse de quatorze ans, un pauvre enfant de Cher-
bourg, avait péri dans un naufrage. Il se trouva que cet enfant était un sou-
tien de famille, et, le croiriez-vous ? par son crédit. 11 avait promis de payer
dix francs par mois, sur son salaire, pour solder l'acquisition d'une belle
armoire de sapin dont ses parents s'étaient donne le luxe. Une armoire, eu
Normandie, c'est l'objet de la convoitise des humbles ménages, et il y avait
quinze ans que les parents de l'enfant brûlaient d'assouvir cette passion de
l'armoire. Le fils aine étant placé, c'était l'occasion, et le marchand s'était
confié au crédit du mousse, eu livrant le meuble convoité, où s'étalait
proprement le linge blanchi par les mains de la mère de famille. Le mousse
avait péri, et son crédit avec lui. Le marchand revendiquait son armoire, sur
le prix de laquelle il restait dû soixante francs, — que ne possédaient pas
les parents du mousse.
o Je fus informé de cette situation par le commissaire de l'inscription ma-
ritime de Cherbourg. J'ai aussitôt, sur les fonds d'une Société de secours,
désintéressé le marchand, en soldant les soixante francs de l'armoire, et j'ai
bien ajouté quelque chose à ce secours.
» Je restai, je l'avoue, profondément touché de cette histoire du crédit du
mousse. Je la racontai, il y a juste un an, à l'assemblée générale des fonda-
teurs de la Société de secours aux familles des marins français naufragés,
dont je suis le fondateur. Elle excita une émotion générale, dont voici
l'épilogue :
» Ces jours derniers, j'ai reçu la visite d'un de mes auditeurs. « Je me sou-
viens, m'a-t-il dit, de ce que vous nous avez conté de la passion des pauvres
gens du littoral pour la possession d'une armoire. Cela me trotte en tête.
Désormais, quand une fille de pêcheur se mariera, je voudrais, par l'intermé-
diaire de votre Société, lui offrir pour cadeau de noce une armoire.
— Comment, m'écriai-je, vous feriez ce cadeau à toutes les filles des pê-
cheurs? »
» Je vis que c'était bien la pensée de l'odieux délenteur du capital
qui était en ma présence. Seulement, dans son élan, il ne s'avisait pas de
chiffrer. Ne pas calculer, c'est l'honneur de l'enthousiasme : parfois aussi c'en
est l'écueil. Je lui dis qu'il y a environ soixante mille pêcheurs en France.
J'ignore combien cela représente de mariayes annuels. Je supposai au hasard
CHRONIQUE DU MOUVEMENT SOCIAL 425
deux mille. A raison de 100 francs par armoire, il faudrait un budget annuel
de 200,«00 francs pour se passer la fantaisie de mon visiteur.
»
L'observation fut une douche non refroidissante, mais modératrice. Il
parla de restreindre l'application de son projet aune population déterminée.
Je proposai celle d'une île, comme étant délimitée par la mer elle-même.
Nous fîmes un second calcul moins effrayant, et j'espère qu'à l'avenir les
jeunes insulaires ne se marieront pas sans une armoire qu'elles n'attendront
pas quinze ans, et qu'elles n'auront pas besoin d'hypothéquer sur le crédit
du mousse.
»
J'ai pensé que cette petite histoire si simple et si naïve méritait d'être
signalée aux lecteurs de la Réforme sociale.
s A. DE COURCY. »

CHRONIQUE
DU MOUVEMENT SOCIAL

ILa loi sur les Récidi-vistes.


La chronique sociale a été provisoirement expropriée de sa demeure
habituelle, pour cause de publication des comptes rendus, rapports et
communications de notre Réunion annuelle. Elle reprend aujourd'hui
joyeusement sa place; on est toujours heureux de rentrer chez soi.
Notre article du '1er mai, paraissant à la fin des vacances parlementaires
de Pâques, constatait une pénurie rare de documents législatifs; celui
d'aujourd'hui serait tenté de débuter par la constatation opposée. Dans le
courant des deux derniers mois, en effet, les Chambres ont touché à de
nombreuses questions. On n'a pas discuté moins de six lois fondamentales :
la loi sur les récidivistes, celle de la protection do l'enfance, les syndicats
professionnels, l'organisation judiciaire, l'organisation municipale et' la
liberté des funérailles. Les faits sociaux n'ont pas été moins abondants : le
congrès de la protection de l'enfance, les conventions avec les chemins de
fer, les crises industrielle et immobilière, les congrès des anarchistes, etc.
Passerons-nous en revue successivement tous ces faits différents ? Peut-être
serait-il plus intéressant d'en traiter un dans son ensemble ? Nous nous
décidons pour ce dernier parti et nous choisissons la loi sur les récidivistes
qui semble préoccuper plus particulièrement l'opinion publique.
La seconde délibération de la loi sur les récidivistes vient de se terminer
à la Chambre des députés par un vote sur l'ensemble de la proposition qui
a montré combien les difficultés de la question apparaissent plus graves à
mesure queladiscussion est plus approfondie. Lors de la première lecture, en
effet, le passage, à la deuxième délibération avait été voté par 431 voix
126 LA RÉFORME SOCIALE

contre 4b, tandis que le vote qui a terminé la. deuxième a réuni 348 voix
seulement contre 80. Ces chiffres traduisent une situation bien nette : le
nombre des opposants a presque doublé : 80 au lieu de 45; celui des parti-
sans diminué de plus d'un cinquième : 83 sur 431. Une partie de ces voix-
défaillantes passe à l'opposition, mais la plus grande partie s'abstient.
Comment se prononcer, en effet? Le besoin d'une réforme est incontestable,
personne ne le nie, mais la mesure proposée est-elle bien la solution? Il
est à supposer que la troisième lecture donnera encore la majorité aux
partisans de la loi, mais on peut prédire que cette majorité diminuera sen-
siblement, si le texte n'est pas profondément modifié.
Est-il nécessaire de faire une loi sur les récidivistes? Le compte rendu
général de la justice criminelle pendant l'année 1881, public fort à propos
par l'Officiel du Ie'' juillet, apporte, hélas! à cetle question une réponse déci-
sive. Il établit très nettement les faits suivants, qui étaient déjà parfai-
tement connus, mais qui s'accentuent avec plus d'énergie chaque année :
le nombre des crimes diminue; celui des délits augmente sensiblement;
celui des récidives s'accroît rapidement. En effet, les crimes ont été au
nombre de 3,48a en -1877 ; 3,368 en 4 878 ; 3,4;7 en 1879 ; 3.«58 en 1880 ;
3,358 en 1884. Soit, de 4 877 à '1881, une diminution de 4 27 en cinq ans, ou
d'un peu moins de 4 p. 100 par an. C'est peu, assurément, mais c'osl
néanmoins un mouvement décroissant.
Les affaires jugées par les tribunaux correctionnels ont été de : 165,698 en
•1S77 ; 463,729 en 4S78J; 467,147 en 1879, 170,260 en 1880: 178,830 en
4 881. Soit une augmentation de 13,132 en cinq ans, ou de 2
p. 100 environ
par an.
Pour les récidives c'est tout autre chose : 71,170 en 1878 ; 72,265 en 1879 ;
75,508 enISSO ; 81,341 en 188-1 ; elles s'accroissent de 10,171 en quatre ans, soil
3 1/2 p. 100 par an. Et encore, dans ce calcul, a-t-on écarté toutes les
condamnations rayées par les diverses amnisties accordées depuis le
1<=r janvier 1831. Le nombre des casiers judiciaires ainsi supprimés n'est
pas
moindre de 76,199.
Pour donner une démonstration plus palpable encore de la progression des
récidives, rappelons quelques paroles du préfet de police prononcées dans
la séance de la Chambre des députés du 25 juin dernier : « Dans les statis-
tiques qui nous ont été données pour l'étude de cette loi, vous avez vu que
6,000 à 6,500 individus par an tomberont sous le coup delà loi de transporta-
tion que nous discutons en ce moment. Ces chiffres étaient vrais en 1880, en
4 881 ; aujourd'hui ils sont au-dessous de la vérité. En
ce moment, il faut
monter, de 6,500 récidivistes qui seraient frappés par la loi en discussion, .'.
8,000 ou 8,500. La récidive croit donc très rapidement en valeur absolue ;
elle ne croît pas moins en valeur relative, par rapport au nombre total des
crim.-s ou délits: ainsi, en -1876-4 880, et en 4871-1875, les récidivistes ne
comptaient que pour 48 et 47 p. 4 00 parmi les accusés : en 4 884, ils en oui
fourni plus de la moitié, 51 p. 4 00, soit 1,622 sur 3,183. La progression est
encore plus sensible parmi les prévenus : de 37 p. 100, année moyenne de
1874 à 4 875, elle est montée à 41 p. 4 00 de 1876 à 4 880 et à 43
p. 400
en 4 8>i-l. »
CHRONIQUE DU MOUVEMENT SOCIAL 127
Il faut noter, toutefois, que cette augmentation provient moins d'un
contingent nouveau que de la réapparition de l'ancien; les jugements
prononcés contre des récidivistes se sont accrus, en effet, de 15 p. ;00 en
quatre ans, tandis que celui des individus qui en ont été l'objet ne s'est aug.
mente que de 7 p. 100 dans le môme espace de temps.
Ce fait très important est affirmé avec une nouvelle force par les rensei-
gnements suivants : d'une part les deux tiers des prévenus en récidive
légale sont repris par la justice; de l'autre, sur 6,069 hommes sortis des
maisons centrales en 1879, près des deux cinquièmes (2,351) ont été repris,
savoir : 1,144 (49 p. 000) dans l'année môme de leur libération, 856 (33 p. 000)
en 1880 et 351 (15 p. C00) en 18*1.
Ces 2,35! récidivistes ont subi 4,858 nouvelles condamnations depuis
leur libération, en 1879, jusqu'au 31 décembre 1881. 1/204 ont été condam-
nés une seule l'ois ; 545 deux fois, 251 trois fois, 165 quatre fois, 100 cinq
fois, 35 six fois, 16 sept fois, 17 huit fois et 18 de neuf à seize fois. En
résumé, le nombre des hommes repris dans le délai moyen de deux ans et
demi après leur sortie des maisons centrales est de 34 p. 100.
Voilà les faits, tels que les révèle la statistique. Quelles peuvent eu être
les causes? Nous en trouverons plusieurs dans les documents que nous
avons sous les yeux. Le rapport présenté au conseil municipal de Paris par
M. Réty, sur le projet d'emprunt, renferme cet aveu significatif' : « Il resuite
des déclarations de M. le directeur do l'Assistance publique que, sur cent
nouveaux venus à Paris, quatre-vingt-dix sont pauvres, et qu'une grande
partie sont destinés à échouer, la vieillesse venue, dans les hospices de
Paris. » Le rapporteur aurait dû ajouter : ou dans les prisons, comme vaga-
bonds ou mendiants. D'autre part, dans la séance de la Chambre des dépu-
tés du 26 juin, M. Ribot disait : « Le mal vient, en grande partie, de la fai-
blesse croissante des tribunaux dans la répression. » Le garde des sceaux,
dans son rapport au Président de la République, s'exprime de même : « Je
ne puis m'empêcher d'exprimer la crainte que la peine ne soif pas toujours
proportionnée à la perversité. En effet, on remarque pour 1881 que, sur
63,294 libérés, 59,098, c'est-à-dire 93 p.000, ont été condamnés à un empri-
sonnement dont la durée variait de six jours à un an. JN'y a-t-il pas là un
véritable abus des courtes peines qui, on le sail, ne produisent aucun eli'et
moralisateur. Aussi le nombre des récidivistes condamnés plusieurs fois
dans la même année va toujours en croissant ; il n'était que de 8,896 en
1878, il est en 1881 de 12,420, plus élevé des deux cinquièmes. Un redou-
blement de sévérité semble donc nécessaire à l'égard des récidivistes qui, à
une si courte distance, reparaissent devant la justice répressive. » Dans une
autre partie du rapport, il est dit : >< De tout ce qui précède, on pourrait
conclure en principe que la récidive est eu raison inverse de la durée de la
peine subie. Ces appréciations ne sont, du reste, pas des faits isolés. Le cou-
grès de Stockholm s'est formellement prononcé sur ce point, et, parmi les
causes de récidive, il a inscrit en première ligne : l'indulgence de la législation
pour les récidivistes et la faiblesse de la répression de la part du juge. Cette
constatation tire une force considérable de son caractère général, puisque
128 LA RÉFORME SOCIALE

ce sont les délégués des diverses nations


qui la prononcent à la suite
d'observations faites dans tous les pays. T>
D'où vient donc cette faiblesse croissante de la répression? De deux
motifs, paraît-il : d'une part, de la conviction où sont beaucoup de nos
magistrats qu'envoyer un homme dans une do nos prisons, telles qu'elles
sont aujourd'hui, c'est l'envoyer dans un lieu où il doit se dépraver davan-
tage et d'où il doit sortir plus dangereux. D'autre part, à Paris, les magis-
trats ne peuvent condamner les vagabonds à des peines un peu longues
parce qu'il n'y a pas de place pour les recevoir dans les prisons.
« Et alors, continue M. Ribot, nous assistons h ce spectacle lamentable,
indigne d'une société civilisée comme la nôtre : on arrête un homme pour
vagabondage, ou le condamne à huit jours de prison. Au bout des huit
jours il sort et, comme on ne peut pas avoir la prétention de l'avoir moralisé
ou de lui avoir appris un métier dans huit jours, au bout de vingt-quatre
heures on le reprend. On l'amène au petit parquet. Là, le substitut jugeant
qu'en un jour, cet homme n'a pas eu le temps de trouver du travail, le l'ait
relâcher, et c'est seulement la troisième ou la quatrième fois qu'on le
condamne de nouveau à huit jours, puis à quinze, puisa un mois de pri-
son; mais là s'arrête le plus souvent la sévérité du tribunal. »
Cet ensemble de chiffres et de faits dégage un certain nombre de conclu-
sions d'une évidence manifeste. En premier lieu, la récidive fait des recrues
nouvelles, mais c'est surtout par l'accentuation du degré d'incorrigibilité
d'une certaine catégorie de coupables qu'elle augmente. En second lieu,
notre système pénitentiaire est défectueux ; il ne possède pas le caractère
moralisateur et réformateur, qui est une des premières conditions
auxquelles il devrait satisfaire. Nos magistrats hésitent ta envoyer les cou-
pables dans les prisons, car'elles sont telles qu'ils y puiseront une nouvelle
dose de dépravation. De plus, nos prisons sont, parait-il, trop petites.
La première de ces conclusions semble indiquer un remède indiscutable:
puisque le mal se concentre dans une certaine catégorie d'individus voués
irrévocablement à l'impénitence finale, que ne jette-t-on violemment et à
perpétuité toute cette catégorie en dehors de la société? Tel est, en effet, le.
principe de la loi sur les récidivistes: Article 4"'. La relégation consistera
dans l'internement perpétuel... Elle sera prononcée contre les récidivistes et
malfaiteurs d'habitude qui auront encouru les condamnations visées par les
articles 4, 5, 7 et 8 de la présente loi.
Mais notre seconde conclusion établit que l'accroissement des récidives
découle, en grande partie, des vices de notre système pénitentiaire : il ne
répond pas à sa mission moralisatrice, il provoque la dépravation et la rechute.
Est-il juste, dès lors, de chassera tout jamais de la patrie des hommes pour
le relèvement desquels on n'a pas fait le nécessaire? Comment ! on appelle,
pour ainsi dire, par foutes sortes d'appâts, les malheureux dans les grandes
villes : ils y deviennent presque fatalement les clients de l'hôpital et de la
prison et tout d'un coup on veut les bannir à perpétuité, parce qu'ils sont
tombés dans les pièges dressés sous leurs pas Avant de songer à cette
!

mesure excessive, il faut avoir épuisé tout d'abord la liste des réformes pré-
ventives, soit par une nouvelle réglementation des peines qui augmente la
CHRONIQUE DU MOUVEMENT SOCIAL 129
crainte du châtiment, soit par l'application plus complète et plus rapide des
améliorations adoptées en principe pour le régime des prisons, soit par le
développement du patronage des libérés, soit par les réformes des moeurs
générales du pays, soit enfin et surtout par les mesures protectrices de l'en-
fance. Tant que tout cela n'aura pas été fait, la loi des récidivistes paraîtra
draconienne. Cette épilhète lui a élé donnée à plusieurs reprises dans la
discussion.
On l'a accusée également d'être immorale parce qu'elle ne proportionne
pas la pénalité à la culpabilité, parce qu'elle est uniforme pour tous les cou-
pables compris dans une même catégorie. Ne sait-on pas cependant que parmi
les hommes qui auront subi, par exemple, quatre condamnations à trois mois
de prison, dans un intervalle de dix ans, ii y a tous les degrés divrrs de
perversité? Le juge seul peut apprécier ces degrés différents et doit en con-
séquence avoir le droit de graduer la peine. Ici, au contraire, il n'y a pas de
graduation et môme pas d'intervention du juge, car la relégation échappe à
son action ; il prononce la condamnation à trois mois qui complète le nombre
fatal et la relégation tombe automatiquement sur !a tète du coupable ; elle
résulte du rapprochement mécanique d'un fait matériel et d'un texle'de loi :
quant à l'appréciation morale du délit, des circonstances qui l'ont entouré et
de la personnalité de son auteur, elles restent étrangères à la fixation de la
peine. C'est le législateur qui devient le juge, et le juge n'est plus qu'un
greffier destiné à enregistrer un arrêt fait d'avance. Ce procédé est injuste et
viole tous les principes de notre droit criminel actuel, doué aujourd'hui de
toute la souplesse nécessaire pour réaliser l'adaptation la plus exacte possible
du châtiment à la faute. Une loi qui rompt avec ce principemoderne essentiel
a pu justement être définie à la Chambre de loi de débarras et de loi d'expé-
dient.
Mais on l'a également appelée loi d'expérience et peut-être d'aventure parce
qu'on est absolument dépourvu de données certaines sur la possibilité môme de
son application et sur les résultats qu'on en peut attendre. On a donné les
chiffres les plus différents pour les dépenses qu'elle doit entraîner : les uns
parlent de sept millions, les autres de dix pour la première année seulement.
Sommes-nous en état d'aborder des questions pécuniaires si graves avec une
telle incertitude? Comment, d'autre part, assurer les surfaces de terrain
nécessaires au travail agricole de peut-être 20,000 récidivistes qu'il faudra
envoyer aux colonies ? Faudra-l-il exproprier les colons libres? Et de quel
droit va-t-on imposer à ces derniers des voisins qui seront probablement des
voisins dangereux? Est-ce là le moyeu de développer la colonisation fran-
çaise? Enfin, quel sera le résultat à attendre de la loi? Fcra-t-clle diminuer
la récidive en France, les relégués s'adonneront-ils à l'agriculture, ou reste-
ront-ils rebelles au travail comme ils le sont ici ; en un mot, passeront-ils à
l'état de colons vivant d'eux-mêmes, ou seront-ils encore des réfractairespour
lesquels il faudra construire des bagnes coloniaux ?
Sur ces graves questions la divergence la plus absolue règne entre les
affirmations des partisans et des adversaires de la loi. Le ministre de l'Inté-
rieur a dit à la tribune: La loi de 185i sur les forçats qu'elle frappe de la
transportation dès que leurcondamnations'élève à huit ansde travaux forcés,
130 LA RÉFORME SOCIALE

a fait tomber le nombre des récidives criminelles de 2,344 en 1855 à 1,923,


1,728, 1,S66, 4,858, -1,656 et enfin 1,622 en 1881. Ces chiffres ont leur signifi-
cation: mais par contre, le compte général de la justice criminelle en 1881
établit que les récidivistes criminels formaient les 48 centièmes des accusés
dans la période 1876-1SSO, et qu'ils sont arrivés, en 1881, à en fournil'les -'il
centièmes. D'autre part, on a beaucoup parlé de la transportation des
convicts anglais en Australie; les uns ont affirmé que celte transportation
avait lait la richesse de cette colonie, les autres ont prétendu qu'elle eu
était la ruine et, comme preuve, ils ont rappelé que l'Angleterre avait com-
plètement renoncé à transporter ses condamnés en Australie. On a cité enfla
des chiffres effrayants sur les résultats moraux de la transportation. « Le
nombre des libérés condamnés transportés en vertu de la loi de 1854 qui
ont pu obtenir des concessions et qui se livrent au travail est, parait-il, d'un
peu moins de 300 sur un effectif qui dépasse peut-être aujourd'hui le chillrc
de i 0,000 forçats ; les autres sont retournés au vagabondage, au crime, el
l'on a dû instituer des établissements pénitentiaires pour les y recueillir. >>

Des doutes sérieux, lit-on dans un rapport de M. Bourgois, s'élèvent donc


sur la possibilité de, faire absorber un beaucoup plus grand nombre de libé-
rés refractaires des pénitenciers par la colonie de la Nouvelle-Calédonie, et
l'on est à se demander s'il ne faudra pas, dans un avenir plus ou moins
prochain, imiter encore l'Angleterre et transporter plus loin, aux ÏNouvelles-
Hébrides par exemple, une partie au moins de nos colonies pénitentiaires,
ou môme garder nos condamnés dans la métropole, en prenant les me-
sures nécessaires pour les réformer.»
Le dernier article de la proposition de loi avait trait à la question de la
surveillance de la haute police et à l'interdiction du séjour de Paris et de
Lyon. La commission escomptant d'avance les effets de la loi nouvelle, pro-
posait d'abroger d'ores et déjà toutes les lois existantes sur la surveillance
de la haute police et sur l'interdiction de Paris, de Lyon et de leurs banïieues
à certaines catégories de libérés. Deux anciens préfets de police, M. Léon
Renault et M. Andrieux, ont appelé l'attention de la Chambre sur le danger
qu'une innovation aussi subite peut présenter, surtout dans l'incertitude où
l'on est des eifets de la loi nouvelle. Ces dangers sont révélés avec vigueur
dans le rapport du garde des sceaux par des chiffres très curieux. A Paris.
sur 10,000 habitants, il y a 49 repris de justice; la proportion s'abaisse avec
le chiffre de la population, 46 dans les villes ayant plus de 4 00,000 âmes,
44 dans celles qui ont de 30,000 à 100,000 âmes et 43 seulement dans les
villes qui ont moins de 3»,000 habitants. La proposition de la commission a.
été fortement modifiée par un amendement de M. Rodât, qui maintient l'in-
terdiction de Paris et Je Lyon pour les individus condamnés à la surveillance
de la haute police et se borne cà supprimer l'éloignement des condamnés
par simple mesure administrative telle que la loi de 852 l'avait organisée.
-i

Pc toute cette étude que résulle-t-il? Sinon que la lumière est loin d'ê-
tre faite sur la grave question de la récidive, et que la loi n'est pas suffisam-
ment éclairée par l'observation des faits. Elle réclame une étude beaucoup
plus approfondie.
N'y aurait-il pas lieu de tourner les yeux vers deux solutions indiquées
CRONIQDE DU MOUVEMENT SOCIAL 131

déjà par des faits bien constatés, au lieu de se lancer ainsi dans la voie de
l'inconnu. On est à peu près d'accord aujourd'hui sur la supériorité du
régime cellulaire, A Paris notamment la préfecture de police et le ministère
de l'Intérieur ont à plusieurs reprises déclaré que l'expérience faite depuis
sept ans confirme pleinement les expériences fondées sur l'application de
la loi de 4875 relative au convertissement des prisons en prisons cellulaires.
Le compte général de la justice criminelle, en 1881, donne des indications
analogues. « Le nombre des maisons cellulaires, dit-il, est encore trop res-
treint pour qu'il soit possible de rechercher avec certitude quelle action à
pu exercer le système de l'emprisonnement individuel sur la récidive. JNéan-
moins, on peut toujours avancer ce fait que 26 individus condamnés à plus
d'un an d'emprisonnement et soumis à ce régime ont été mis en liberté en
4879; un seul d'entre eux a été traduit de nouveau devant la justice.» Au
heu d'entreprendre un régime nouveau, ne ferait-on pas mieux de conserver
les sommes considérables qu'il réclamerait, à poursuivre la transformation
des prisons?
D'autre part, ne devrait-on pas étudier un régime qui mettrait fin aux
peines de courte durée? Tout le monde se plaint de leur effet pernicieux, et
l'expérience de l'Angleterre permet de fonder quelque espérance sur leur
aggravation. Ce pays a obtenu, en effet, une diminution sensible de
récidives, grâce à l'application d'un système de peines progressives dont
la durée augmente d'après le nombre des rechutes du môme individu dans
un délai déterminé. Ainsi, en admettant par exemple une première condam-
nation pour vol simple à dix ou quinze jours de prison, une deuxième con-
damnation, intervenant dans le délai de cinq années, entraîne, quelles que
soient les circonstances du nouveau délit, une peine d'une année, laquelle
serait doublée pour une seconde récidive, et ainsi de suite.
Les législateurs devraient peut-être, avant de prendre aucune décision,
arrêter, leurs méditations sur ces deux réformes, dont l'efficacité est déjà
établie par l'expérience.
Mais une autre réflexion s'impose forcément à l'esprit en présence des
difficultés de la loi à faire et de la gravité du danger à conjurer : cette ques-
tion de la récidive n'est qu'une partie du mal social, qu'une face du grand
problème qui s'aggrave tous les jours; vouloir toucher à ce problème
par un de ses côtés seulement sera toujours une oeuvre difficile, incomplète
et inefficace et les solutions partielles ne seront que des expédients et des
palliatifs. Le seul procédé fécond consiste à remonter à la source du mal et
cette source est incontestablement dans la violation des principes de la cons-
titution essentielle des sociétés.
A. FOUGEROUSSE.
UNIONS DE LA PAIX SOCIALE

PRÉSENTATIONS. —M. Aventino Albano de îl«rar» ffeixeir»,Celoricode


Basto (Portugal), est admis en qualité de correspondant et prendra, à ce
titre l'initiative de la constitution d'un groupe.
Les personnes dont les noms suivent ont été admises comme membres
TITULAIRES ou comme associés, et inscrites, en cette qualité, du n" 2,o•! 3 au
n° 2,540.

ARDÉCHE.
— Bêcheloille (Camille), àAnnonay, prés, par
Chorael; Mont-
M.
gulfier (Félix de), ingénieur civil à St-Marcel-les-Annonay, présenté par
M. H. Marion.

AVEYRON. —Gély (le R.. P. Jacques), missionnaire diocésain, à Vabres,


près St-Affrique, prés, par M. l'abbé A. Artis.
BOUCHES-DU-RIIÔNE.
— Bizalion (Paul), négociant à Arles-sur-Rhône, prés,
par M. A. de Chalongc.

CHARENTE.
— Mesnard(l'abbé Marcellin), docteur en théologie et en droit
canon, rue Fénelon, 13, à Angoulème,prés. par M. Daniel Touzaud; Moutard;/
(Edmond de), propriétaire nu chalet de la Boixe, commune d'Aussac, prés,
par M. Paul Sevenet ; Boutclant (E. ), ancien juge de paix, à La Rochefoucauld,
prés, par M. Daniel Touzaud.
CHARENTE-INFÉRIEURE.
— Michaud (G.), notaire à Tonnay-Charente, prés,
par M. Delairc.
CHER
— Dupuis (Léon), administrateur, directeur des hauts fourneaux de
Rosières, par St-Florent, prés, par M. A. Gibon.
DRÔME.
— Allard (vicomte Raoul d'1, à Beauplan, par Pierrelatte, prés,
par M. Rouveure.
FINISTÈRE.— Saulnier de la Cour (Georges Le), rue Traverse,-! bis, à Brest,
prés, par M. F. du Laurens de la Barre.
GARD, — Daudé de Lavcdelte, rue de la Vierge, %, à Mimes et à St-Jean-du-
Bruel (Aveyron), prés, par M. Delairc.
LOIRE. — Bruyère (Jean-Antoine), rue Paillan, ï6, à St-Etienne; becitre
(Henri), négociant, rue de la Paix, 14, à St-Etienne; Bepeyre (Jean), rue
Roannelle, 20, à St-Etienne; Jahouley (Joannès), propriétaire, rue Paillan, 20.
à St-Etienne, présentés par M. Baretta.
NIÈVRE. — Churon (l'abbé Lucien), boulevard SL-Gildard, 2, àNevers, prés.
par M. E. de Graiidmaison ; Assigny (Ilcnri-Flamen d'), propriétaire à
Nevers, prés, par M. Alfred Saglio.
UNIONS DE LA PAIX SOCIALE 133
OISE. — Rafin (Jules), usine St-Paul, près Beauvais; Amcuilic ingénieur,
usine St-Paul, près Beauvais, présenté par M. le docteur E. de Grandmaison.
RHÔNE.
— Cottin (Régis), rue Ste-Hélène, 4 3, à Lyon, prés, par M. Gui-
nand ; MALLERIE (vicomte de la), chef d'escadrons au 8e hussards, rue de la
Tête-d'Or, 33, à Lyon, prés, par Mme la Cteàsc Ernestine de Trémaudan.
SAVOIE. — Vomergue. ingénieur aux mines de St-Georges-d'IIurtières, à
Aiguebelle, prés, par Al. Fougerousse.
SEIMS. — Groupe de Paris: Bernoville (Camille), rue de Milan, M bis, prés.
par M. de Rousiers; Corbassière, entrepreneur de travaux publics, rue de
La Chapelle, 35, prés, par M. Fougerousse; Fosscz (G. des), rue de Laroehe-
foucault, 28, prés, par M. de Bousiers ; Lalande (de), avocat à la Courd'appel,
rue Serpente, 37, prés, par M. Mauricheau-Beaupré.
TARN.
— Picech (Louis), propriétaire à la Bastide-Rouairoux, prés, par
M. le colonel Pistouley de la Goutarié.

PORTUGAL.
— Moura Teixeira (Aventino-AIbano de), Celorico de Basto, prés,
par M. Delairc.

CORRESPONDANCE. — Nous sommes heureux de constater que. grâce au


dévouement de nos confrères, la publicité dans la presse locale par des inser-
tions périodiques d'articles extraits de la. Réforme tend à se généraliser rapi-
dement. Une bienfaisanteémulation se manifeste de fous côtés, et de nouvelles
ressources de propagande sont ainsi mises en oeuvre par nos confrères. Ils
choisissent d'ailleurs eux-mêmes les extraits ou les communications qu'il
leur convient d'adresser aux journaux ; mais spontanément leur choix s'est
fixé le plus souvent sur les articles propres à faire saisir le caractère scien-
tifique de notre Ecole, en faisant apprécier sa méthode rigoureuse et impar-
tiale : par exemple l'article du journal le Temps, avec les observations de
M. Dernolins, le beau discours de M, Vacherot... Combien la diffusion des
idées de la réforme sociale serait plus rapide si, dans chaque arrondissement,
une ou plusieurs feuilles faisaient, chaque quinzaine au moins, cette utile
propagande.
Nous remercions vivement nos confrères qui poursuivent le recrutement
en nous apportant des adhésions précieuses,et qui veulent bien nous exprimer,
parfois en termes touchants, leur entier dévouement:
« Je n'apporterai guère maintenant, dit l'un d'eux, soit à cause de ma situa-
tion de fonctionnaire, soit à cause de mon inexpérience, que ma foi, mais je
vous assure que c'est une foi bien vive, la doctrine de M, F. i e Play a été
pour moi comlme une révélaliun. Sans parti pris, animé seulement d'une
bonne volonté que je ne savais comment employer, j'ai trouvé enfin, grâce
à l'ami qui m'a prés' nié, le chemin de la Vérité, Ce chemin-, je veux le suivre
avec persévérance et apporter à l'oeuvre commune mon trop modeste
concours. »
Il n'est pas de « modeste concours », nous le rappelons à nos confrères,
qui ne puisse être très profitable, si une foi vive est servie par une volonté
persstantc. C'est peu à peu, par les travaux personnels et la propagande
individuelle, que les convictions se forlilient d'abord, et font ensuite des
conquêtes. Que chacun de nos confrères, en celte saison de déplacements
qui amènent des relations et des contacts nouveaux, veuille bien donner pour
134 LA RÉFORME SOCIALE

bot à ses efforts de gagner au moins un nouvel adhérent, et la cause de la


réforme sera bien servie.
UNIONS DE L'ILE-DE-FRANCE. — De Saint-Germain-en-Laye, nuire confrère.,
M. Paul Moutier, nous envoie une intéressante notice dont nous le remercions.
Après trois années d'essais, il a établi avec succès la participation aux béné-
tices dans ses ateliers de serrurerie. La Réforme aura occasion de revenir sur
cette utile communication.
UNIONS DU POITOU. — « J'ai été frappé, écrit M. Emm. de Curznu, de l'ar-
ticle relatif à l'association des paysans veslphalions (n° du 15 mai). C'est une
excellente pratique, qui me paraît très réalisable chez nous, et qu'il sérail
très bon de réaliser. Il en faut dire autant de la pratique agricole de M. Von
der Lune (n° du 1er mai, p. 449). Elle est excellente et réalisable chez nous,
avec les modifications qu'exigent nos moeurs et notre législation. Je la cite
et la recommande à notre Société d'agriculture du Poitou. »
UNIONS D'ANJOU, MAINE ET TOURAINE. — M. le comte de la Selle, qui se rend
à Cauterets, se propose de visiter à nouveau la famille Alélouga que M. Le
Play a décrite dans la monographie des Paysans du Lavedan (Ouvriers euro-
péens, t. IV ; Organisation de la famille). On sait que cette famille avait été
choisie comme type des paysans à familles-souches, propriétaires depuis plu-
sieurs siècles de leurs petits domaines patrimoniaux. Sous l'influence des
idées de partage égal, les anciens arrangements ont été attaqués et la situa-
tion des Mélouga est devenue si critique que la mère de famille a dû quitter
le foyer traditionnel et que plusieurs enfants ont été réduits à la condition de
domestiques (Organisation de la famille, 1er appendice,— (Annuaire de 1b>75).
Il serait intéressant de savoir si la famille a pu résister à ces épreuves ou si
l'oeuvre de destruction s'est fatalement achevée.

UNIONS DE BOURBONNAIS ET NIVERNAIS. — Notre confrère, M. Fayolle, veut


bien nous promettre son concours pour l'enquête de SSi sur l'état des familles
-I

et l'application des lois de succession. Ncus espérons qu'il voudra bien s'en-
tendre à ce sujet avec notre confrère et ami, M. Sévin-Reybert,avoué à bou-
lins. Il serait fort à souhaiter que, pour utiliser pleinement tant de bonnes
volontés que le dévouement de M. Gibon a suscitées, les Unions du Bour-
bonnais pussent tenir avant l'hiver une réunion régionale.
UNIONS DU LIMOUSIN Nous extrayons d'une lettre de notre savant confrère,
. —
M. Louis Guibert, le passage suivant auquel des discussions récentes donnent
un vif intérêt. « Avez-vous étudié la question des corporations? Le peu que
j'en sais et les notes que j'ai recueillies ici ne me satisfont pas ; car, au fond,
la corporation est formée exclusivement des maîtres ; un peu plus tard elle
est abominablement exploitée par eux : si les statuts anciens s'occupent des
ouvriers, c'est incidemment et non pas du tout pour créer entre eux et le
maître un lien social de la nature de celui qu'on veut établir aujourd'hui.
Evidemment on se méprend sur la question, Cela est si vrai que les associa-
tions de compagnonnage se sont créées précisément pour fournir aux ouvriers
une organisation qu'ils ne trouvaient pas dans la corporation proprement
dite. On peut citer quelques faits intéressants, mais il est certain que le véri-
table état de choses, à ce point de vue, est peu connu. »
UNIONS U'AUNIS, ANGOUMOIS ET SAINTONGE. —M. Daniel Touzaud, notre cor-
respondant à Angoulème, dans une excellente lettre, adressée à M. P. de
UNIONS DE LA PAIX SOCIALE ' 135
Rousiers, insiste avec beaucoup de force sur la nécessité d'affirmer le carac-
tère scientifique et impartial de notre Ecole, de diriger vers l'étude des faits
le zèle de nos confrères, et d'élargir le plus possible le cercle dans lequel
s'exerce noire recrutement. Ajoutons que M. Daniel Touzaud continue presque
chaque semaine, dans le journal l'Union des Charente*, des insertions, toujours
très bien choisies, d'articles de la Réforme ou de communications relatives
aux Unions.
UNIONS DE GUYENNE. --• Dans une partie du Périgord, la stabilité de la
famille et la transmission intégrale du foyer patrimonial se sont maintenues
par l'accord des intéressés, également respectueux de la coutume tradition-
nelle. C'est un exemple intéressant à étudier dans ses détails, et notre confrère
M. Ch. Vasseur. qui nous l'avait signalé, veut bien nous promettre d'en faire
J'objst d'une étude complète à l'occasion de l'enquête pour 1884. « Est-il
nécessaire, dit-il en finissant, de vous dire avec quel intérêt je lis toujours
la Réforme sociale et la fais lire autour de moi? »

UNIONS DE HAUT-LANGUEDOC ET ROUSSILLON.


—Noire conlrère, M. Firmin
Boissin, dont les lecteurs de la. Réforme conuaissent la compétence elle talent,
annonce l'envoi d'une étude sociale sur quelques romans nouveaux. I)e Tou-
louse également, on nous promet la prochaine publication d'un livre de
raison d'une des plus anciennes familles de Béziers. Ce document est relatif
au dix-septième et au dix-huitième siècle et accompagné d'une étude complé-
mentaire d'un vif intérêt.
UNIONS DE LYONNAIS, FOREZ ET BRESSE.
— Nous avons tout lieu d'espérer que
le mouvement en faveur des études locales, qui s'est manifesté à l'occasion de
la réunion régionale, va se poursuivre régulièrement; nos confrères pourront
ainsi, pendant la saison prochaine, tenir des réunions plus fréquentes, très
utiles au développement des Unions, lin attendant et pour préparer ce
résultat, la propagande par la presse est activement continuée par les soins
de MM. Beaune, Foray, Chomel, Charbonnier, Savoye, Langeron et Franchet,
dans le Salut public, la.Décentralisation, l'Eclair, le Nouvelliste, etc. Ce dernier
journal a publié un intéressant résumé de l'article de notre confrère, M. Mar-
gery (Réf. soc. du 1er mai dernier].
UNIONS DE BOURGOGNE.
-- « En ce moment, écrit M. Albert Babeau à M. De-
molins, je me livre à des analyses de voyages en France au dix-septième et au
dix-huitièmesiècle, au point de vue des moeurs et des usages. Je vous envoie celle
que j'ai faite de quelques passages de la Campagne de France de Goethe. Peut-
être les lecteurs de la Réforme sociale liront-ils avec quelque intérêt ces
curieux témoignages relatifs à l'état social des paysans et des bourgeois d'une
partie de la France, au moment de la Bévolution '! Je ne perds pas de vue
les monographies d'artisans d'autrefois, et si vous êtes toujours dans les
mêmes intentions, je vous en adresserai incessamment, »
Nous n'avons pas besoin d'ajouter avec quel plaisir la Revue accueillera
toutes les communications de M. Babeau.

— A l'occasion de divers travaux forestiers,


UNIOKS DE BRIE ET CHAMPAGNE.
dont il avait à rendre compte à la Société d'agriculture de Meaux, notre confrère,
M. A. Burger, ancien inspecteur des forêts, a heureusement rappelé la
nécessité de la stabilité de la famille si indispensable à la conservation de la
propriété boisée ; et en même temps les conditions de cette stabilité, c'est-
136 LA RÉFORME SOCIALE

à-dire une réforme partielle de notre régime successoral. C'est là une initia-
tive qui mérite d'être imitée un peu partout : nos confrères feront bien de
saisir toutes les occasions de porter les principes de la réforme sociale à la
connaissance du public d'élite qui compose les sociétés savantes des dépar-
lements.

— Nous sommes heureux de féliciter ici notre con-


UNIONS DE BELGIQUE.
frère et ami, M. V. tirants, de l'Université de Louvain, qui vient d'être
promu professeur ordinaire. Cette distinction si honorable, obtenue d'ail-
leurs à l'unanimité, est la juste récompense du zèle et du talent dont
Brants a fait preuve dans les diverses chaires qu'il occupe à la docte
' Université.
Le mercredi, 5 juillet, la Société belge d'Economie sociale s'est réunie à
Bruxelles sous la. présidence de M. de Moreau d'Andoy. L'ordre du jour
fixé pour la séance n'a pas pu être complètement suivi, plusieurs des rap-
porteurs étant retenus à la Chambre des représentants par l'importance
exceptionnelle des débats relatifs à la revision, de la constitution. Mais dans
une réunion encore nombreuse et moins solennelle, à laquelle nous avons
été heureux de prendre part, ont pu être échangées diverses communica-
tions de nature à resserrer encore les excellentes relations de confraternité
entre notre Société d'Economie sociale et nos confrères de Belgique. Nous
aurons l'occasion de revenir prochainement sur l'ensemble de la session
de la Société belge d'Economie sociale.

MM. de Bousiers, Oliver y Riera, Menu, Marion, Baretta, Bernoville, Dognin,


P. Artis. du Laurent de la Barre, Rouveure, Guinaod, Finaz, le colonel Pistouley
de la Coutarié, le D 1' de Grandmaison, Gibon, Mmc la comtesse Ernestinc de
Trémaudan, l'abbé Bugniot, de Chalonge, le marquis de Prunclé, D. de.
Lavalette, Michaud, de Lanversin, M 110 E. Gillet, A. Foray, Burger, Firmin
Boissin, Chomel, Sevenet, Planchenault, Thibert, l'abbé Sarrauste,
L. Arnaud JeantL le D''Andron, .A Saglio, Lequere d'Entreireusc présen-
tent de nouveaux confrères et envoient divers renseignements. Nous les
remercions vivement d'une aide si précieuse pour le développement des
Unions.
MM. Michaud, l'abbé Genevet, Joseph Moulas, Léon Bourgoin, Paul Farge
remercient de leur admission et promettent aux Unions tout le concours de
leur dévouement.
A. DELAIRE.

Notre confrère et collaborateur, M. Fougerousse, dont nos lecteurs appré-


cient si justement la compétence, vient de publier en brochure l'intéressante
étude qu'il a présentée à la Société d'Economie sociale, sur l'organisation
collcclivisle des mines de Rancié.
Cette brochure intitulée : La mine au mineur est en vente aux bureaux de
la Revue au prix de I fr. (50 cent, pour les membres des Unions.)

Le Rédacteur en chej-Gérani : EDMOND DEMOUNS.

Paris. — Imprimerie (le VEtoile, BOUDET, directeur, rue Cassette, 1.


DE LA SCIENCE SOCIALE
.
_-..,.. LES VOYAGEURS

Un jour, nous raconterons les origines de notre Ecole des voyages,


nous dirons comment s'est formé peu à peu cet enseignement de la
science sociale, d'abord avec un seul professeur et trois ou quatre
élèves, puis, successivement, avec deux, trois, quatre professeurs et
quinze à vingt élèves.
S'il est vrai, et cela est vrai en effet, que le bien ne fait pas de bruit
et que le bruit ne fait pas de bien, cet enseignement a pleinement
réalisé cette condition des institutions fécondes et durables: il est né et
s'est développé lentement, obscurément, par la force même des choses.
Aujourd'hui, nous voulons seulement faire savoir à nos lecteurs et à
nos confrères, que, fidèle à son titre et à son but, notre Ecole des
voyages envoie en mission, pendant la période des vacances qui
s'ouvre, plusieurs observateurs.
Les uns dirigent leurs pas vers les Pyrénées, pour décrire une famille
de la république d'Andorre et étudier la constitution sociale de ce
petit peuple ; de là, ils descendront en Catalogne où ils feront la mo-
nographie d'une famille de paysans.
D'autres vont en Suisse pour étudier une famille de pasteurs et
observer la constitution sociale du Valais, afin de la comparer avec la
constitution d'Uri, de Schwitz et d'Unterwaldprécédemment décrites.
La Westphalie aura son observateur qui étudiera, en même temps
que l'organisation de la famille, l'organisation de cette grande associa-
tion de paysans qui lutte si courageusement contre les prescriptions
d'une législation destructive des petits domaines ruraux.
L'Algérie aura aussi son voyageur, qui fera la monographie de deux
types très caractérisés : l'Arabe pasteur et nomade des grandes tentes
et le Kabyle agriculteur et sédentaire.
Plusieurs observateurs nous donneront la description du Paludier
du bourg de Batz, d'un paysan du Hanovre, d'un ouvrier du centre,
d'un paysan de l'ouest de la France, etc.
C'est par ses oeuvres, et non par ses programmes, que notre Ecole des
voyages se présente devant le public. On se doute à peine de son exis-
tence et elle a déjà une histoire dont chaque page est marquée par des
études sérieuses et par des observations scientifiques.
Au moment où ces pionniers de la science sociale vont reprendre le
bâton de voyageur que Le Play a pendant tant d'années promené à
travers l'Europe, nous avons pensé que la Revue devait les saluer et
leur dire : « Bon voyage. »
EDMOND DEMOLINS.

Liv. m 10
LA COLONISATION EN ALGERIE ( 1)

n
MOEURS, COUTUMES, ÉTAT SOCIAL.

Les Arabes, ces descendants directs des hordes, qui, sous l'impul-
sion de Mahomet et de ses successeurs, firent la conquête d'une partit;
de l'Asie, du nord de l'Afrique et de l'Espagne, forment de nos jours
la grande majorité des habitants de l'Algérie. Ils sont établis dans
les plaines et dans les vallées du Tell, sur les plateaux et sur les pen-
tes les plus accessibles et les plus fertiles des montagnes. La plupart
vivent sous la tente, sont nomades sur un terrain limité. Chez eux, la
fraction familiale, ou douar, à laquelle ils appartiennent exerce un
droit de jouissance sur un certain espace de sol; c'est un système
assez semblable à nos communes de France, ce qui n'empêche nulle-
ment la propriété privée d'exister en fait et en droit. Il est vrai que
la constatation en est tout à fait élémentaire; dans la plupart des cas
elle a pour base moins le contrat écrit, qui est fort rare, que la tradi-
tion et le témoignage public.
La société affecte la forme patriarcale et aristocratique. Le chef de
famille est le maître et gouverne dans le douar; le chef de grande tente
remplit le même rôle clans la tribu. Ce dernier, môme quand il n'est
pas investi du pouvoir, exerce une grande influence sur les masses
qui, instinctivement, ont le respect inné de la naissance et de l'autorité ;
aussi combien de fois n'a-t-on pas vu des chefs complètement ruinés
par le fait de la guerre ou des confiscations, ne pouvant se livrer à
des travaux manuels, en raison des préjugés de leur rang social, être
nourris et entretenus très honorablement par les hommes de leurs
tribus qui se privaient pour satisfaire à leurs besoins.
Tenant compte de cette particularité des moeurs, les gouverneurs
intelligents ont toujours pensé qu'il était d'une bonne politique de
choisir parmi l'élite des grandes tentes, les kaïds et autres chefs supé-
rieurs appelés à nous servir d'intermédiaires auprès de leurs adminis-
trés. En effet, les tribus regarderaient comme une humiliation d'être
gouvernées par un homme sans naissance.
La constitution familiale et religieuse, qui, sous beaucoup de rap-
ports, se rapproche de ce qui existait chez nous au moyen âge, est
enracinée dans les moeurs et de plus inscrite dans le Coran, le livre

(1) Voir la livraison précédente.


LA COLONISATION EN ALGÉRIE 139
saint par excellence, le code respecté et vénéré par toutes les généra-
tions.
Les tribus, par suite des désastres de la guerre, de la famine, et
par le fait des vicissitudes de la fortune, ont une population et une
importance très différentes. Les unes sont pauvres et ont à peine
quelques centaines d'habitants; d'autres en ont plusieurs milliers.
Dans chacune d'entre elles, riches ou pauvres, on observe généralement
des familles ayant une souche commune et un esprit de particula-
risme très prononcé; néanmoins le sentiment religieux établit une
telle solidarité entre les sectateurs de Mahomet, que si la voix d'un
marabout ou d'un derviche se fait entendre, on les voit toutes se
réunir et ensemble marcher contre l'infidèle.
L'hospitalité est chez les Arabes un dogme religieux pratiqué large-
ment soit dans les zaouias, soit chez les particuliers. Tout voyageur
est sûr de trouver gi te et nourriture partout où il se présente, et même
une protection efficace, fût-ce chez son plus mortel ennemi; c'est un
devoir d'honneur et de religion (1).
L'Arabe est généralement très sociable; une fois sa soumission faite,
il considère sa nouvelle situation comme une conséquence de la volonté
de Dieu et se montre disposé à servir fidèlement la race conquérante.
Pour peu qu'on ne le brutalise pas, qu'on ne l'éloigné pas par de
mauvais procédés, par des froissements dans son amour-propre et
dans ses croyances, il est prêt à s'attacher et à bien faire. II. est dis-
cipliné par instinct militaire; il a le respect inné du pouvoir établi; il
est très exact dans tout service commandé et clans le paiement des
impôts. Il a une intelligence vive et ouverte, il parle avec facilité, et
très souvent on trouve chez le plus misérable khames (travailleur
agricole) un grand bon sens, un certain choix d'expressions, une
vraie lucidité dans l'exposé d'une question ou d'une affaire per-
sonnelle, toutes choses que l'on rencontrerait difficilement chez beau-
coup de nos paysans de l'Ouest ou du Centre, Il a de la tenue et de
la dignité dans son maintien, de la réserve dans ses expressions,
ne se livrant jamais à des plaisanteries sur les femmes ou sur les
sujets licencieux. Il est dévoué à qui sait le prendre et gagner sa con-
fiance, ce qui est toujours facile, quand ses chefs, après avoir appris à
le connaître, savent le guider d'une main ferme, mais juste et bien-
veillante. On l'a vu souvent sacrifier sa vie et ses biens pour accom-
plir son devoir envers le gouvernement, ou pour affirmer sa recon-
naissance envers des chefs qui avaient su gagner son affection (2'.

(\) Le Coran, ch. n. versets 211, 266, 2(57.


(2) Dans ces derniers temps, lorsqu'il s'est agi d'élever une statue au brave général
Margueritte, nous avons vu les Arabes participer pour plus du tiers à la souscrip-
tion nationale.
'140 LA BËFORME SOCIALE

Depuis qu:ii n'a plus à craindre les mauvais traitements et les coups
de bâtons de la part de ses chefs, il ne se gène pas pour réclamer et
pour se plaindre à tout propos ; seulement c'est avec une complète rési-
gnation et sans murmures qu'il se soumet aux décisions de la justice.
Il a très peu d'instruction et peu de moyens d'en acquérir ; dans les
zaouias et autres écoles indigènes, les tholbas ont pour seul guide de
leur enseignement le livre sacré, c'est-à-dire le Coran et les commen-
taires de Sidi-Khélil. Il en résulte, par la force des choses, que le senti-
ment religieux fait partie intégrante de l'être intime de l'Arabe ; sa
foi est profonde et rien ne saurait l'ébranler. Rien ne pourra dé-
truire sa confiance dans les légendes et surtout sa croyance à l'arrivée
d'un Mouley-Saà (maître de l'heure) qui doit renverser tout ce qui
existe, jeter l'humanité et surtout l'infidèle dans d'horribles boulever-
sements, et faire régner une félicité complète chez les enfants chéris de
Dieu, disciples de son prophète.
L'amour du prochain, l'aumône, la générosité, sont des qualités
recommandées par le Goran; seulement, au lieu de les pratiquer avec
modestie, en silence et dans un but exclusivement religieux, l'Arabe
presque toujours y met une certaine ostentation: c'est qu'il est de l'es-
sence des races orientales et méridionales d'aimer à jeter de l'éclat,
à éblouir par le faste, le luxe et la prodigalité.
Très enthousiaste des jeux de la guerre, des courses de chevaux, des
fantasias, il abandonne tout pour pouvoir profiter de ces distractions.
Dans les combats, il se montrera brave jusqu'à la témérité, et sous
l'influence du fatalisme, on le verra impassible devant le mort, l'ac-
ceptant en héros ou en martyr. Sous ses haillons, il a l'orgueil de sa
race, le respect des coutumes et des traditions de ses ancêtres; pour
lui, l'histoire est tout entière dans les récits dans les légendes et dans
les chants populaires où l'on trouve souvent ,
un véritable souffle poé-
tique, et parfois la vigoureuse empreinte des passions du jour.
Un autre trait distinctif de son caractère, c'est qu'en général, dans
ses relations officielles avec nous, au milieu des compliments sans fin
dont il est prodigue, on constate dans son attitude une certaine dignité,
exagérée peut-être, mais qui certainement n'est pas sans grandeur.
Chez lui, du reste, les formes de la politesse varient suivant les degrés
de la hiérarchie sociale ou gouvernementales. Souples et humbles de
la part des subordonnés, elles sont un peu hautaines mais sympathi-
ques de la part des supérieurs.
L'Arabe ne pratique pas l'oubli des injures ; comment pourrait-il en
être autrement quand on voit le Coran prescrire la peine du talion,
oeil pour oeil, dent pour dent (\), établir le rachat d'un crime
au moyen
(i) Chap. il, versel '173 et chap. v, ver-set 49.
LA COLOKISATION EN ALGÉRIE \ 4'1
d'une somme d'argent ou de têtes de bétail {dya ou prix du sang) ('I).
A cause de cela, on pourrait le croire vindicatif et cruel ; c'est une

erreur, si on le considère dans la vie normale, quand l'exaltation reli-


gieuse ne dénature pas son caractère. En effet, ainsi que le constatent
les comptes rendus officiels de la justice les crimes et les délits contre
les personnes et les propriétés sont plus rares chez les Arabes que parmi
les Européens qui sont en contact avec lui (2). C'est en vain que l'on
chercherait dans les plaines ou les montagnes de l'Algérie, les brigands
de la campagne de Rome, de Naples, de Sicile ou autres pays civilisés.
En temps ordinaire, nos colons peuvent traverser le pays, et ils le font
journellement, sans avoir à craindre d'accidents pour leurs personnes
ou d'entraves à leur commerce. Les faits isolés et très rares qui peuvent
se produire et sont déférés aux tribunaux ne prouvent rien, car il faut
avoir vécu dans le pays pour se rendre compte de la profonde sécurité
avec laquelle les voyageurs isolés parcourent toutes les routes, tous
les sentiers et même le territoire des tribus les plus éloignées de nos
postes. C'est ce qui a donné lieu à ce dicton caractéristique, qu' « une
jeune fille couverte de bijoux et chargée de trésors peut se rendre d'un
bout à l'autre de nos possessions sansavoir à craindre d'arriver à desti-
nation avec un seul cheveu de moins qu'à son départ. » Cependant,
quand la guerre sainte est proclamée, quand ils sont remués et élec-
trisés par un derviche, par un marabout ou par un chef mécontent,
ils sont capables des actes les plus inouïs, des cruautés les plus bar-
bares ; ils coupent la tète des prisonniers et se livrent sur les soldats et
les colons aux plus horribles mutilations. Mais ce phénomène est-il
particulier à l'Arabe? N'a-t-on pas vu et ne voit-on pas trop souvent se
produire des cruautés semblables chez les peuples qui passent pour
les plus civilisés et les plus humains, lorsqu'ils sont sous l'influence
des passions politiques ?
On a dit encore que l'Arabe est paresseux, menteur par calcul et par
nature, dissimulé et vindicatif; assurément ces reproches ne sont pas
sans fondement ; mais de pareils vices sont moins le résultat de la
race que la conséquence des régimes antérieurs qu'il a eu à subir. En
effet, pillé par le Turc, pressuré par ses chefs, il a dû restreindre ses
besoins et ne produire que l'indispensable pour sa nourriture, pour le
(1) Chap. iv, verset 94.
(2) Le compte rendu officiel de la justice en -1877, nous fait connaître la moralité
comparative des diverses nationalités algériennes. Les chiffres suivants indiquent le
nombre des accusés par rapport à la population : 1 Français sur 2,732 habitants ;
ï Israélite sur ll,09S habitants ; 1 étranger sur 4,209 habitants ; 1 indigène sur
11,144 habitants. Comme
on le voit, ce sont les Français qui malheureusement brillent
par le plus grand nombre de crimes ou de délits, et ce sont les indigènes qui en ont
le moins. En 1882, le secrétaire général du gouvernement de l'Algérie
a signalé le=
mêmes proportions dans la criminalité.
442 IA RÉFORME SOCIALE

paiement des impôts et des amendes de tout genre dont on ne cessait


de l'accabler. Agriculteur par goût et par besoin, les délégués des deys,
loin de le stimuler et de l'encourager dans ses efforts, ne songeaient
qu'à lui prendre le plus clair de ses produits. Victime des exactions,
des guerres intestines, des ghazias, il a dû chercher les moyens d'éviter
la ruine, il a dû mobiliser sa fortune, et au lieu de demander au travail
de la terre le bien-être et la stabilité, il s'est fait pasteur, il s'est établi
sous la tente, et a eu des troupeaux plus faciles à soustraire à la rapa-
cité de ses chefs ; il a enfoui son argent qui est devenu improductif.
Pour éviter la spoliation, il a dû souvent avoir recours au mensonge
pour dérouter ses ennemis. Depuis notre arrivée en Afrique, ces senti-
ments commencent à se modifier. Lorsqu'un chef français a su mériter
la confiance de l'Arabe par son esprit conciliant, juste et perspicace,
il a tout espoir d'obtenir la vérité. Depuis plus de cinquante ans que
nous occupons le pays, l'Arabe est devenu plus confiant en ses chefs,
plus sympathique à nos nationaux et surtout aux membres de l'armée.
Il se livre avec ardeur à des travaux agricoles et industriels, il nous
prête volontiers le précieux concours de ses bras et de son tempéra-
ment acclimaté. Tous les jours, nous avons la preuve qu'il est loin
d'être un mauvais cultivateur ; à diverses reprises, nous avons eu occa-
sion de voir se dissiper des préjugés trop répandus parmi nous en ce qui
concerne celte inaptitude aux travaux des champs; encore dernière-
ment, le secrétaire général du gouverneur disait dans un rapport de
1882 : « Les terres sont mieux amendées, les méthodes de culture se
perfectionnent tous les jours, chez les populations rurales indigènes.
Partout se produit une révolution culturale qui promet beaucoup peur
l'avenir. Un grand nombre d'Arabes reconnaissent la supériorité de
nos méthodes et les ont adoptées. Plusieurs même font aujourd'hui
partie de nos associations agricoles et obtiennent des récompenses dans
les concours. »
L'on a pu croire pendant ongtemps que l'Arabe vivait dans une
sorte d'anarchie sociale, sans esprit d'ordre et de subordination :
l'observation nous le montre au contraire très attaché aux liens de la
famille, très porté au respect des pouvoirs constitués; de plus, malgré
certaines apparences, tout nous prouve qu'il est essentiellement con-
servateur, qu'il a des idées bien arrêtées sur le droit de propriété ;

comme nos paysans de France, il a un amour ardent et instinctif pour


la terre.
Dans les premiers temps de nos expéditions dans l'intérieur, qui ne
se souvient des cris de terreur et d'effroi qui nous accueillaient quand
nous passions dans les douars ? Combien sont différentes les émotions
que la vue de nos uniformes fait éprouver actuellement ! Pour bien
apprécier Je chemin parcouru, il faut se souvenir du passé et voir le
LA COLONISATION EN ALGÉRIE 143
présent ; en les comparant, on sera bien obligé de reconnaître que sur
beaucoup de points, l'hostilité, le mépris pour le chrétien et la méfian.'.e
se sont sensiblement effacés. Certes, nous sommes loin encore de l'as-
similation et d'un contact complètement sympathique avec les indi-:
gènes ; mais pour peu que l'on sache s'y prendre, que l'on cesse enfia
d'alimenter des haines qui sommeillent et qu'une mesure imprudents
peut éveiller,on arrivera progressivement à amortir les passions et à sa
concilier les esprits. Aussi, serait-il du devoir de nos gouvernants d'e
se bien pénétrer des sages instructions que le maréchal Bugeaud
adressait aux chefs militaires : « Cette nation guerrière, intelligents,
mobile sans doute, mais docile et soumise à l'autorilc, mérite toute
notre sollicitude; l'humanité et l'intérêt de notre domination comman-
dent de nous la rendre favorable. Il nous faut vivre avec les Arabes,
les façonner à nos lois, les habituer à notre domination, exercer fur
eux une justice équitable et rapide ; leur montrer enfin que la France
n'est pas allée, en Afrique pour les asservir, mais pour leur apporter
les bienfaite de la civilisation. Une habile politique est le plus puissant
véhicule des intérêts commerciaux. » Pour obtenir les résultats signalés
par l'illustre gouverneur, il faut savoir compter avec le temps, éviter
de trop brusquer les réformes intérieures et ne les introduire dans le
pays qu'avec une clairvoyante opportunité.

II.

Les Kabailes sont quatre ou cinq fois moins nombreux que les Arabes ;
ils habitent les montagnes- du Djur-Diura entre Delhys, Bougie, Dji-
djelly, Milah, Sétif et Aumale; il existe des groupes plus ou moins
nombreux dans les montagnes de l'Aurès, des Babors, et enfin du
Djebel-Amour. En général, la population kabaile est plus dense que
la population arabe qui habite les plaines. Il n'est pas rare de compter
quarante habitants par kilomètre carré; on a même affirmé que cette
moyenne s'élève parfois jusqu'à soixante-quinze, c'est-à-dire à un chiffre
supérieur à la moyenne des déparlements français.
Les Kabailes constituent l'élément aborigène; fils des anciens maî-
tres du pays, ils furent chassés des plaines fertiles qu'ils occupaient
par les invasions successives des étrangers : enfin les résidus des divers
peuples qui s'étaient mêlés se réfugièrent lors de l'arrivée des Arabes
dans les montagnes abruptes et difficilement abordables. Dans la suite,
obligés par les besoins de l'existence de se trouver en contact avec
leurs fanatiques vainqueurs, ils ont accepté leur religion, mais singu-
lièrement modifiée par les moeurs publiques et les coutumes locales.
De tout temps, les Kabailes ont su maintenir, en partie du moins, leur
autonomie et leur indépendance, même sous la domination des Turcs
4 44 LA RÉFORME SOCIALE

et à l'époque d'Àbd-el-Kader ; aussi les idées, les moeurs, les institu-


tions, les habitudes de ces rudes montagnards sont complètement dif-
férents de celles de leurs voisins de la plaine. Tout en eux accuse non-
seulement une autre origine, mais une séparation très tranchée, quant
à* la constitution, aux traits du visage, et jusqu'à la langue qui diffère
sensiblement de l'idiome arabe. Rien n'a pu amener la fusion entre
ces deux peuples juxtaposés depuis tant de siècles.
'Les Kabailes obligés de vivre sur un sol assez aride et de peu de
surface pour la culture des céréales, ayant à lutter contre les rigueurs
d'une température assez rude parfois, sont devenus travailleurs par
nécessité et par goût, ils se sont fixés au sol d'une manière perma-
nente, y ont construit des maisons, établi des villages plus ou moins
populeux, souvent protégés par des fortifications élémentaires. Non
seulement ils cultivent des jardins, plantent des arbres fruitiers, mais
encore ils ont des industries, un peu primitives il est vrai, mais présen-
tant un certain cachet original. Ainsi ils fabriquent des armes, des
yatagans, des couteaux, ils travaillent le fer et le plomb, tissent des
bournous, tannent le cuir, font de l'huile, du savon... etc. Ces diverses
industries occupent peu de bras, et comme une bonne partie de l'année
le travail est impossible dans la montagne, les Kabailes, comme nos
Auvergnats, vont travailler dans les villes. Là, par un labeur infati-
gable, par leur grande sobriété, ils ramassent un petit pécule qui
leur sert à améliorer leurs cultures et à augmenter le matériel et les
accessoires nécessaires à leur intérieur.
Chez les Kabailes, où la terre labourable est peu abondante, on voit
beaucoup moins de terres communales que dans la plaine, sauf.cepen-
dant dansles parties forestières. Aussi,les propriétés privées (melk) sont
beaucoup plus régulièrement établies et délimitées; elles s'étendenl
sur les plus faibles parcelles de terre, et même sur des arbres isolés,
des fractions de plantations.
Gomme constitution politique, nous trouvons dans les tribus le sys-
tème démocratique dans son application la plus large. Chaque tribu
ou fraction de tribu forme une unité indépendante qui se gouverne
elle-même, d'après les principes que les traditions et les usages ont
introduits dans les moeurs. Le chef est nommé tous les ans à l'élection
parle suffrage universel. Plusieurs tribus forment des confédérations
partielles et momentanées nommées sofs, dans un but et dans un in-
térêt collectif; on voit également, en cas de danger ou d'attaque, des
sofs s'unir entre eux pour la défense commune. Dans toutes ces cir-
constances, les chefs à tous les degrés sont nommés à l'élection.
Fiers de leur indépendance séculaire, les Kabailes veulent bien se
donner des chefs, mais ils ne veulent pas reconnaître de supérieurs ou
de maîtres parmi leurs compatriotes; sur ce point encore, ils diffèrent
LA COLONISATION EN ALGÉRIE 145
complètement du peuple arabe. L'anarchie aurait certainement été la
conséquence d'un pareil système s'il n'avait pas eu pour correctifs
les prérogatives morales dont sont investis les marabouts, représentants
de la religion et des croyances populaires ; seuls, ils ont pu conserver
une grande influence sur l'esprit des habitants, ils sont regardés
comme des intermédiaires entre l'homme et Dieu. Leur influence est
d'autant plus réelle et effective qu'elle se montre moins dans la pra-
tique de la vie habituelle.
La zaouia est leur centre d'action, c'est à la fois une université
religieuse, une école communale, une école de hautes études scienti-
fiques et littéraires, et enfin une auberge gratuite généreusement of-
ferte pour trois jours à tout voyageur qui vient y demander l'hospita-
lité.
Chez les Kabailes la femme a une situation plus digne que chez les
Arabes; elle est la compagne de l'homme, elle a sa place au foyer do-
mestique qu'elle dirige; elle sort librement, et prend souvent part aux
délibérations en plein air.
Les Kabailes comme les Arabes étaient nos ennemis, mais chez les
premiers, c'était plus par amour de l'indépendance que par des motits
religieux. Si, à différentes époques, nous avons eu de très rudes com-
bats à livrer pour pénétrer dans leurs montagnes, pour nous y instal-
ler et les forcer à reconnaître notre autorité ; en revanche, ce sont eux
qui se sont montrés les plus disposés à accepter notre administration.
La Kabylie est pour nous une pépinière de bons et solides fantassins
(les Arabes fournissent surtout des cavaliers), durs à la fatigue, obéis-
sants, dévoués à leurs devoirs, fidèles au drapeau. Nous avons été à
même d'en constater de nombreux exemples (1). Là, nous trouverons
toujours des travailleurs disposés à venir à nous, à nous aider dans
tous nos travaux, dans toutes nos entreprises industrielles ou agricoles.
Par suite, il paraît bien difficile d'appliquer à deux races si différentes
la même politique et les mômes règlements intérieurs d'administration
et de commandement. C'est avec tact, avec mesure et opportunité
quïl faut agir ; quant à vouloir, du jour au lendemain, imposer à ces
fiers montagnards notre formalisme administratif, en supprimant leur
organisation communale, ce serait une tentative peu sage et dénature
à iaire naître des complications peu profitables à la mère patrie.
(-1)Pendant les campagnes de 1844, 1847, ISul, 1853 dans les montagnes de Kabylie,
on a pu voir, à différentes reprises, des tirailleurs algériens demander des permissions
pour aller voir leurs parents ou leurs amis, puis rentrer très exactement à l'expira-
tion du délai fixé, et peu de jours après monter avec leurs bataillons pour faire le
coup de feu contre ceux qu'ils étaient allés embrasser la veille. Les mômes soldats,
en Crimée, en Italie, au Mexique, en 1870, ont montré les mêmes qualités et rivalisé
avec leurs camarades de France,
146 LA RÉFORME SOCIALE

III.

Les Maures (1), ces infortunés descendants des populations musul-


manes expulsés d'Espagne, ne sont plus que le pâle reflet de leurs
vaillants ancêtres. Ce sont des hommes doux, tranquilles, intelligents
mais sans énergie. Les uns vivent du produit des propriétés qu'ils ont
pu sauver de la ruine ; la plupart se livrent à de petits commerces,
généralement dans les villes. Lors de notre conquête, ils étaient déjà
peu nombreux ; le contact de notre civilisation, en leur créant de nou-
veaux besoins sans augmenter leurs ressources, les a rendus plus
pauvres et plus rares. A ceux-là, on peut appliquer en toute sécurité
le régime civil; du reste ils y sont habitués depuis longtemps.
Quant aux juifs on peut dire qu'ils sont actuellement Français, de
fait sinon de caractère; ils sont, en Algérie, ce qu'ils sont partout,
actifs, intelligents, adonnés au commerce et à la spéculation. Usu-
riers par tempérament, ils sont devenus des rongeurs, de vérita-
bles sangsues pour les Arabes, dont ils sont détestés et méprisés.
Appuyés par les lois françaises dont ils savent se servir, ils ran-
çonnent sans mesure les pauvres indigènes imprévoyants, et insen-
siblement s'emparent des propriétés. En raison de la situation
privilégiée qui leur est faite, les juifs sont un obstacle sérieux à la
fusion des races et à notre mission civilisatrice. Dans un rapport
adressé au gouverneur général en '1878, nous avons remarqué le
passage suivant qui n'a pas besoin de commentaires: « Les popula-
tions indigènes de certaines contrées payent en intérêts usuraires
aux juifs, une somme quadruple de celle qu'ils payent à la France
à titres d'impôts Un fait digne de remarque, c'est que chez les
Arabes la misère augmente en raison du rapprochement des grands
centres européens. Les mauvaises récoltes, l'usure, les frais de
justice, telles sont les principales causes qui ont amené la gêne
d'abord, la misère ensuite chez les plus anciens serviteurs de la
France; et ce n'est pas sans émotion que l'on voit les fils des plus
braves chefs, qui nous ont toujours servi honorablement, réduits à
la dernière extrémité, alors que des fortunes scandaleuses dues à
l'usure et à la fraude se sont édifiées de leurs dépouilles. »

IV.

Les moeurs des tribus du Tell, leurs habitudes de résidence sui-


des espaces limités, leurs besoins de terres cultivables ont toujours

(1) Chez les anciens, cette dénomination de Mauri était appliquée aux habitants de
la Mauritanie.
LA COLONISATION EN ALGÉRIE 1 47
permis de les atteindre dans leurs propriétés et dans leurs intérêts ;
aussi, de tout temps ont-elles été soumises aux conquérants du
pays et rendues tributaires. Mais il n'en a jamais été de même des
Sahariens. Ces derniers formant des tribus connues sous les noms
les plus divers, sont disséminés sur les hauts plateaux qui précè-
dent les déserts de sable. Sur ces immenses surfaces, à l'exception
de quelques oasis, on ne trouve que de rares parcelles de terrain
propres à la culture ; aussi la propriété d'un sol absolument ingrat
et dénudé ne constitue nullement une richesse foncière susceptible
d'être atteinte. Ce sol n'a pas de valeur et n'est la propriété exclusive
d'aucune famille. La fortune des tribus du sud consiste surtout en
grands troupeaux de moutons, de chameaux et de quelques boeufs
que l'on conduit à proximité :'cs ruisseaux et des sources.
Dans ces vastes espaces, qui sont la propriété de tous et de personne,
on rencontre quelques rares centres de population agglomérée, ce
sont les oasis où. les nomades déposent le superflu de leurs provisions
et le fruit de leurs rapines. Les habitants des oasis sont généralement
assez pauvres, ils ont peu de ressources, cultivent le jardinage et
surtout les dattiers; ils vivent de leur commerce avec les Arabes
pasteurs, des produits d'industries toutes primitives, et de ce qu'ils
gagnent en allant travailler daus les villes du littoral. Ces indigènes
sont assez doux de caractère, sociables, peu guerriers et ne nous ont
fait de l'opposition que quand ils y ont été poussés par leurs voisins
nomades. Il est assez facile de s'expliquer comment les tribus errantes
des hauts plateaux ont pu se soustraire à toutes les époques au joug
des conquérants, grâce à leur extrême mobilité qui leur permettait
d'échapper à la poursuite de leurs ennemis, grâce aussi à l'aridité de
leur sol dénué de ressources alimentaires, sans bois, sans eau et sans
cultures, capables de tenter la rapacité des envahisseurs. On comprend
dès lors que ces tribus du sud aient pu conserver à travers les âges,
une sorte d'indépendance, qui néanmoins n'a jamais été tout à fait
absolue.En effet, étantobligés de venir périodiquementdans leTellpour
des achats de céréales qui leur ont toujours fait défaut, ils devaient y
séjourner pour faire paître leurs troupeaux, éviter les chaleurs torrides
des étés, les influences énervantes du siroco. Aussi, en échange d'une
hospitalité momentanée, ils payaient tribut aux maîtres du pays et se
soumettaient à leurs exigences. Les bonnes relations entre les deux
éléments ont toujours dépendu delà politique suivie par les gouver-
nements, et des procédés adoptés pour faciliter les échanges et faire
respecter les intérêts.
Eh bien! dans ces nomades pasteurs qu'il nous aurait été possible
d'attirer comme des amis, nous trouvons nos plus implacables ennemis
sinon les plus dangereux. Il v a chez eux un mélange confus des races
148 LA RÉFORME SOCIALE

les plus différentes, des descendants des Gétules, des Berbères et de


toutes les peuplades successivement chassées du Tell par les conqué-
rants, par les exactions des chefs et par la confiscation de leur patri-
moine. C'est, au sein de ces tribus que se trouvent plusieurs des khali-
fats (chefs de l'ordre) des sectes les plus connues et les piusinfluentes(<l );
c'est de la aussi que partent les mokadden (délégués) pour aller
faire des prosélytes dans toutes les tribus du Tell, et constituer dans
chacune d'elles un groupe de khouans (frères) toujours disposés à
obéir au mot d'ordre quipeutleur venir de leurs chefs hiérarchiques.
Nous aurions certainement pu entretenir avec ces sectes des rapports
sinon complètement sympathiques, du moins faciles et utiles pour
tous ; au lieu de cela, par le fait d'une imprévoyance inexpli-
cable, nous avons eu avec eux des difficultés de tous genres et sans
cesse il nous a fallu réprimer des révoltes. Enfin., dans ces derniers
temps, c'est comme à plaisir que nous avons allumé l'incendie, en
surexcitant les passions et les haines contre nous. Nous avons brûlé
une mosquée sainte et vénérée, puis, comme pour donner un nouvel
aliment au fanatisme, la presse s'est mise à exalter l'auteur de cel
acte brutal et maladroit. Gomme résultats de cette folie destructive,
nous avons obtenu de nouveaux assassinats, de nouvelles attaques,
enfin les massacres du Gliol-Tigri à la frontière du Maroc.
Si nous continuons cette guerre d'extermination et de refoulement.
les hommes du sud, au lieu de rester dans nos provinces, finiront par
se diriger sur les terres de la Tripolitaine ou du Maroc, pour y chercher
une hospitalité plus généreuse et y porter les produits du Soudan
qu'autrefois ils venaient échanger contre nos marchandises d'Europe.
Cette question des Sahariens et de l'occupation militaire du pays,
mérite une étude particulière. Nous y reviendrons dans un article
spécial.
Général MONTAUDON.

(I) Voir notre article intitulé : Les ordres religieux musulmans en Algérie. Réforme
sociale du l'1'mars 1883.
LE ROLE SOCIAL DES FEMMES
AU XVIIe SIÈCLE

A PROPOS D'UNIS PUBLICATION RÉCENTK

Dans des pages admirables, qae nul n'a oubliées, M.Cousin araconté
l'histoire de quelques héroïnes de la Fronde et a mis dans ses récits
tant de grâce et de charme, de passion et de lyrisme, qu'on l'a soup-
çonné (le monde est si méchant) d'avoir conçu un amour rétrospectif
pour Mme de Longueville. Un écrivain, qui a pu cacher son nom mais
non pas son talent, a étudié, à un point de vue bien différent, cette
société féminine du dix-septième siècle, qui a fasciné M.Cousin, et fait
revivre sous nos yeux d'autres ligures, qui joignaient aux séductions de
l'intelligence et de la beauté les séductions plus durables delà vertu
et de la bonté.
M"e Legras (Louise de Marillac) (2) occupe le centre de la composi-
tion et se détache en pleine lumière au-dessus de ses collaboratrices et
de ses compagnes, la belle présidente Goussault, Mme de Lamoignon,
la présidente de Herse, MUo Pollalion, pendant qu'à l'arrière-pian se
tiennent, discrètes et voilées, les ombres de Mme de Miramion, de la
duchesse d'Aiguillon et de la duchesse de Liancourt. Tous ces noms
sont vaguement connus du grand public, ils ne Lui apparaissent que
dans une sorte de clarté crépusculaire et ne captivent ni son esprit ni
son coeur. L'auteur des Maximes avait raison : nous plaisons plus sou-
vent dans le commerce delà vie par nos défauts que par nos bonnes
qualités.
Dans son livre, précis sans sécheresse, touchant sans vaine sensiblerie,
notre guide anonyme a pris à tâche de réparer cette injustice ; il s'est
proposé, croyons-nous, de raconter pour édifier, mais ce qu'il raconte
touche à des problèmes d'une actualité si saisissante, qu'il intéresse
l'observateur et l'économiste non moins que le chrétien. La misère est
de tous les temps, elle est éternelle comme l'imprévoyance etl'égoïsme
et survit aux tentatives faites pour la guérir, comme les vibrions aux
progrès delà science médicale. Elle a pesé lourdement sur Paris et la
France pendant la minorité de Louis XIII, et surtout pendant les
guerres avec la maison d'Autriche et les troubles de la Fronde. M.Feillet
en a fait une description, qui n'est pas trop poussée au noir, et, s'il

(1) Histoire de Mlle Legras (Louise de Marillac), fondatrice des Filles de la Charité.
Paris, Poussielgue frères, -1883.
(2) On n'accordait la qualification de Madame aux femmes mariées, que lorsqu'elles
étaient pourvues d'un titre nobiliaire.
/f 50 LA RÉFORME SOCIALE

dépasse quelquefois la mesure clans ses conclusions, il s'appuie dans


l'exposé des faits sur les documents les plus authentiques et les plus
dignes de foi.
Le gouvernement était impuissant, comme les gouvernements le sont
toujours quand le mal prend des proportionsinusitées, et fut heureux
de trouver un auxiliaire inattendu dans l'homme que M. Henri Martin
a justement appelé le ministre de la charité nationale,clans saint Vincent
de Paul. Le ministre eut des agents clignes de lui et leur imprima une
direction très prudente et très pratique, nous dirions aujourd'hui très
scientifique. « Notre-Seigneur, disait saint Vincent, adonné la Joi de
grâce aux hommes sans l'écrire, faisons de même pour quelque temps. »
Si l'on écarte les différences de langage que comporte la diversité des
circonstances et des situations, ne croirait-on pas entendre Macaulay.
Le Play ou M. ïaine, mettant leurs contemporains en garde contre
l'esprit de système et contre ces plans légèrement bâtis, que l'expé-
rience fait craquer sur toutes les coutures et réduit à l'état de friperie
sans utilité et sans valeur?
La pensée d'utiliser le concours des femmes,pour soigner les pauvres
malades, était venue à Vincent de Paul clans son presbytère de Châtil-
lon-en-Bresse; elle avait germé lentement et sourdement clans son
esprit et avait abouti à la création d'un certain nombre de Charités sur
les terres de Mme de Gondy et dans plusieurs paroisses de l'Ile-de-
France, delà Champagne et de la Picardie. Les premières servantes des
pauvres étaient des laïques, elles apprêtaient les repas, servaient les
malades à tour de rôle et n'avaient point d'autre règle que d'aimer les
malheureux et de s'entre-chérir comme des soeurs. Si cette ébauche
d'une grande institution avait été enfermée dans les compartiments
étroits d'un règlement inflexible, elle se serait heurtée, au lendemain
de sa naissance, à des difficultés inextricables et aurait battu pénible-
ment de l'aile contre les barreaux de sa cage.
Beaucoup de grandes clames avaientpris du service dans les Charités
et y déployaient un zèle et une ardeur qui faisaient envie aux vétérans
de la bienfaisance, mais elles s'arrêtaient consternées et désolées, de-
vant un obstacle bien vulgaire : elles ne savaient pas faire la cuisine
la plus élémentaire. Vincent de Paul y pourvut, en recrutant de jeunes
villageoises qui, pénétrées de la passion du bien, n'avaient pas le goût
de la clôture religieuse. L'oeuvre avait fait un pas, sans que son fon-
dateur en pressentît l'avenir. W{ Legras, qui intervient alors, se
charge d'inspecter les Charités qui, dans leur isolement, auraient pu
s'égrener comme les perles d'un rosaire; elle court à Montmirail, à
Villepreux, à Villiers-le-Bel, à Liancourt, et se prodigue avec un élan,
que Vincent de Paul se croit obligé de modérer : « Prenez garde d'en
trop faire, lui écrit-il; c'est une ruse du diable, dont il trompe les
LE ROLE SOCIAL DES FEMMES 451

bonnes âmes, que de les inciter à faire plus qu'elles ne peuvent, afin
qu'elles ne puissent plus rien faire. »
L'observation n'est-elle pas profonde dans sa simplicité sans préten-
tion et ne pourrait-elle pas nous profiter àtous, qui que nous soyons?
Dans un premier mouvement de ferveur pour une cause qui nous inté-
resse, la réforme sociale, par exemple, nous sommes prêts à tout
entreprendre et puis nous trouvons qu'il y a tant à faire que nous ne
faisons rien du tout et, pour justifier notre inaction, nous répétons
les paroles de l'EccIésiaste : «Ce qui a été c'est ce qui sera; ce qui est
arrivé arrivera encore. « MllG Legras plaçait trop haut son idéal pour
s'envelopper dans une résignation aussi paresseuse; elle aimait Dieu,
se dévouait au service des pauvres et n'en restait pas moins très femme
par certain côté. Magnifiquement héroïque contre la peste de 1631,
elle était prompte à l'inquiétude et à l'émotion, quand il s'agissait de
son fils et tremblait à propos de ces mille riens qui effraient le coeur
des mères. Une sainte qui a ce genre d'imperfection, si imperfection
il y a, nous touche par sa faiblesse même; on ne l'admire pas moins
mais on l'aime davantage,
La petite pelote de neige grossissait, suivant les expressions de son
fondateur et, en grossissant, laissait voir une profonde lacune. Qu'il
s'agisse de soigner les malades ou de gouverner la France, une cer-
taine préparation est nécessaire; or, la préparation manquait aux ser-
vantes des pauvres, disséminées dans les paroisses et livrées à leurs
propres inspirations et aux suggestions de leur entourage. Un noviciat
devenait indispensable, mais, pour fonder un noviciat, il fallait une
directrice, douée d'un caractère ferme, d'un jugement solide et d'une
patience à toute épreuve. Qu'à cela ne tienne; M'nc Legras est prête. Vin-
cent de Paul a parlé, et ce qu'il a dit est marqué au coin d'une sagesse
naïve et piquante : « Saùl, disait-il à Mile Legras, en cherchant des
ànesses trouva un royaume, et vous, en cherchant à devenir la ser-
vante de ces pauvres filles, vous êtes celle du Seigneur. »
Les grandes lignes de l'institution commencent à se dessiner, une
ébauche d'organisation apparaît et la cornette blanche n'est pas loin
(1634). Fidèle à sa méthode expérimentale, Vincent de Paul n'écrit
pas encore de règlement, il donne des instructions orales sur l'emploi
du temps, il recommande la prière, l'assistance à la messe, la médita-
tion et conclut en s'écriant : « Quand vous quittez l'oraison et la sainte
messe pour le service des pauvres, vous devez savoir, mes filles, que
vous n'y perdez rien, puisque c'est aller à Dieu que de servir les
pauvres.» Qui donne aux pauvres prête à Dieu, a dit Victor Hugo à
peu près dans les mêmes termes. Ginq ou six personnes composaient
le noviciatet remplissaient alternativement l'office de supérieure pen-
dant un mois. C'était la démocratie pure! Un essai aussi radical de
152 LA RÉFORME SOCIALE

self-govcrnment n'aurait pas le même succès partout et démontre la


vérité d'une réflexion de La Bruyère : «Les femmes sont extrêmes;elles
sont meilleures ou pires que les hommes. »
Parmi les amies et les auxiliaires de Mlle Legras, figurait la veuve
d'un président de la chambre des comptes, Mmc Goussault. Sa beauté
excitait l'admiration universelle et lui attirait des prétendants de toul
ramage et de tout plumage. Mmo Goussaultn'était ni prude, ni bigote:
elle ne dédaignait pas les distractions permises et n'avait, à aucun
degré, ces mauvaises humeurs, qui font faire les jugements tortus.
suivant les vives expressions de saint François de Sales. Sa dévotion
était aimable et se tournait tout entière à aimer les malheureux. Elle
décida un certain nombre de dames, Mm= Séguier, Mme du Traversa}-.
Mmo Pouquet, etc., à servir les pauvres àl'Hôtel-Dieu et se mit immé-
diatement à l'oeuvre avec le concours des Filles de M"e Legras et sous
la direction des soeurs augustines.
La mode, qui a du bon parfois, ne tarda pas à s'en mêler, comtesses,
marquises et duchesses ômigrèrentà l'hôpital. On les voyait, revêtues
du tablier blanc, courir dans les salles pendant des heures entières et
distribuer les gelées, les confitures et autres douceurs tolérées paries
médecins. Ce détail fera sourire peut-être quelques personnes portées
au scepticisme et leur inspirera la pensée désobligeante que ces
grandes dames jouaient à la fille de charité, comme, en d'autres
temps, on a joué au soldat. Semblable jugement serait téméraire et
injuste: il y avait péril de mort dans ces salles infectées etencombrées,
et les maladies y naissaient aussi facilement quelesvers dans la pour-
riture. Ces secours de tout genre coûtaient assez cher et les recettes
étaient inférieures aux dépenses. Pour équilibrer le budget, tâche forl
difficile, comme chacun sait, M'ie Legras transforme ses fdles en fabri-
cantes de conserves alimentaires et comble le déficit avec le produit
delà vente. L'opération eût été encore plus fructueuse si les grandes
dames d'alors avaient eu la même inspiration que celles d'aujourd'hui
et avaient utilisé les merveilleuses aptitudes commerciales que la
Providence leur avait certainement départies. Le peupleressembleaux
enfants, il a des préjugés et des antipathies qui le rendent injuste et il
a aussi d'admirables retours d'affection etde reconnaissance. Quand on
voyait Vincent de Paul entrer dans l'hôtel habité par M"10 de Lamoignon
et sa fille, on disait : « Voilà le père des pauvres, qui va chez leur
mère.» Aujourd'hui même, malgré le nuage de préventions soulevées
parla polémique quotidienne, Je respect de la Fille de Charité perce
de foute part et un ouvrier parisien plus ou moins compromis,
en 1870, dans les affaires de l'Internationale nous disait naguère :
a Nous ne sommes pas pires que les animaux et nous aimons qui nous
aime.»
LE ROLE SOCIAL DES FEMMES 153

II
Le passage des femmes du monde à l'Hôtel-Dieu donna naissance à
une forme nouvelle de l'assistance, celle des Enfants-Trouvés. Si l'ago-
nisant, sur son grabat, offre un spectacle dramatique et poignant, la
plainte d'un pauvre petit être sans défense et sans protection a une
éloquence qui serre le coeur. Une bicoque, qu'on appelait la Couche,
servait d'asile, au dix-septième siècle, à l'enfance abandonnée; dans
cette masure, quelques gouttes de laudanum avaient raison des cris
trop prolongés, et les saltimbanques, pour quinze sous, y achetaient de
débiles recrues. Plus que le malheureux, pensait Yincent, l'enfant est
une chose sacrée ; d'autres émotions répondirent à la sienne et ren-
dirent aux orphelins de véritables mères, au moment même où, par
leur installation à Angers, les Filles de la Charité prenaient pied défi-
nitivement dans un domaine qui, pendant deux siècles, ne leur fut
guère disputé. Elles n'avaient eu jusqu'alors qu'une situation subor-
donnée et précaire ; leur loyer et leur entretien étaient à la charge des
Dames de Charité et, sauf la différence des buts, leur genre de vie ne
différait pas sensiblement de celui des servantes ordinaires. Tout autre
fut leur condition à Angers (1639) ; logées, nourries, entretenues dans
l'hôpital, elles y entraient comme l'héritière sous le toit paternel et
convertirent en un foyer sui generis, ce qui n'était auparavant que
l'égout des infirmités humaines.
Quand on raconte la vie d'un grand capitaine, on mentionne avec
complaisance son premier fait d'armes, et, si ce coup d'essai est un
coup de maître, Rocroi, par exemple, une plume princière le décrit en
traits de feu et rivalise avec Bossuet, de simplicité et de grandeur. La
peste d'Angers fut la bataille de Rocroi des servantes des pauvres et
mit au front de ces humbles filles un premier reflet de gloire, qui, plus
tard, devint une auréole. En ces années décisives, la fondation est
achevée ; les règles se déterminent, les cadres prennent plus d'ampleur
et font face au malheur des temps, en Bourgogne et en Lorraine, dans
les plaines de la Picardie et dans celles de la Champagne. Avant de
s'endormir dans la mort, Mme Goussault pouvait s'écrier dans la joie de
son âme : « Oh ! que Dieu m'a fait voir de grandes choses à leur
sujet! » Toutes ces femmes, paysannes, bourgeoises et grandes clames
obéissaient à la tradition chrétienne, dont le caractère â été si nette-
ment précisé par M. Renan dans ses Origines du christianisme : « Le
christianisme a été un vaste ministère de bienfaisance et de secours
réciproques, où les deux sexes apportaient leurs qualités diverses et
concertaient leurs efforts en vue du soulagement des misères hu-
maines. »
Liv. m 11
1S4 LA RÉFORME SOCIALE

III
Nous n'avons pas marchandé nos hommages aux merveilles de la
charité ; on nous pardonnera d'ajouter que les actes de charité, si
multipliés et si méritoires qu'ils soient, ne sont que des palliatifs de
l'antagonisme qui menace de dévorer la France et une partie de l'Eu-
rope. Dans les sociétés humaines, la plupart des hommes ne naissent
pas enfants trouvés et, sauf un certain nombre d'exceptions, ne sont
pas destinés à mourir célibataires. Ils sont mariés, pères de famille,
ils ont le souci du pain quotidien et le cherchent dans le travail. Ils
sont présumés avoir un foyer, où les enfants sont élevés et vont à l'ate-
lier, où les uns doivent commander et les autres obéir. La hiérarchie
des devoirs sert de support et de point d'appui à la hiérarchie des
situations et l'échange des services et des affections est le pivot de '
toute l'organisation sociale.
Quand le rôle du père de famille se borne à celui de nourricier ou
de bailleur de fonds, quand les rapports de cordialité et d'estime, qui
doivent unir les maîtres aux serviteurs, les ouvriers aux patrons, sont
violemment rompus, la société, quelle que soit la forme de son gou-
vernement, éprouve un malaise inexplicable, elle s'agite comme le
malade sur son lit de douleur et, dans son angoisse chaque jour plus
désespérée, elle prête l'oreille aux propos insensés des charlatans et
des histrions. On rêve de chimères, on se nourrit d'utopies, et l'on
court après la terre promise, qui se dérobe incessamment dans les
mirages du désert.
Les gouvernements, si puissants qu'ils soient, ne suppléeront jamais
aux influences morales, qui dérivent de la Religion, de l'autorité pa-
ternelle et du patronage; il leur sera plus aisé d'assurer leurs admi-
nistrés contre les accidents, que de les assurer contre l'erreur, l'impré-
voyance et la folie. La charité elle-même, dans le sens ordinaire du
mot, n'adoucira pas les haines et ne remettra pas l'ordre dans les
esprits, la paix dans les relations sociales. La réforme ne sortira ni
d'une cervelle légiférante, ni de la giberne d'un soldat, elle sera l'oeuvre
d'une longue patience et d'une action d'ensemble exercée par les
classes qui ont cessé d'être dirigeantes, parce qu'elles ont sacrifié trop
souvent leurs devoirs à leurs intérêts et à leurs plaisirs.

A. BOYENVAL.
LA CONCURRENCE AMÉRICAINE

ET LE DOMAINE PATRIMONIAL AUX ÉTATS-UNIS

Heimstatten und anderc Wirthsckoftsgesctze der Vereinigten staaten von Amerika, von
Canada, Russland, China, Indien, Rumanien, Serbien und England, von Dr Rudolf
Meyêr, — Berlin, Verlay von Hcrmann, Iahr 1883.
— Ursachen der Ameriltanischen-
Concurrenz. Ergebnisse ciner studienreise durchdie Vereingten staaten, par le même.

La concurrence des États-Unis, ce n'est mystère pour per-


sonne, prend une extension croissante, qui, si l'on n'y veille, pourra
devenir redoutable non seulement pour la France mais pour l'Europe
entière. Quelques économistes vont même jusqu'à prévoir une révolu-
tion économique capable de produire dans l'ancien continent une
nouvelle répartition de la richesse; une pareille révolution, par ses
conséquences et sa portée, pourrait être comparée à celle du qua-
torzième siècle.
Sans ajouter une foi entière à ces graves prédictions, il est permis,
en présence des statistiques de douane et de la brutalité des chiffres,
de ressentir un certain effroi. L'expérience des dernières années prouve
que la France ne peut échapper aujourd'hui à la nécessité d'acheter à
l'Amérique la matière alimentaire la plus indispensable, le blé. Du 27
juillet 1878 au 24 juin 1879, l'Europe a reçu 151,336,058 boisseaux de
blé dont la France seule a pris pour sa consommation 36,750,000.
Pour le bétail, la distance qui sépare 118 millions de 48 millions de
tètes marque l'avance des États-Unis sur la France. En outre, tout ré-
cemment, les chambres de commerce des grands ports français ont
constaté avec effroi l'augmentation chaque jour croissante de l'impor-
tiûn des viandes américaines. Pendant l'année finissant le 30 juin
1882, les exportations des produits indigènes ont atteint aux États-
Uni., le chiffre de 776,720,003 dollars.
Les progrès de cette concurrence agricole ont déjà attiré en France
l'altention des économistes. Plusieurs ont signalé le mal. Pour ne
parler que des plus récents ouvrages, Y Excursion aux États-Unis de
MM. Beauvoir et Turenne, le Blé de M. Renan, les Etals-Unis contem-
porains de notre confrère, M. Claudio Jannet, les articles de M. d'Haus-
sonville dans la Revue des Deux Mondes, ont constaté la supériorité
agricole des États-Unis, mais en l'attribuant principalement aux res-
sources naturelles d'un pays encore inexploité et à la fertilité d'un
immense territoire vierge de culture. Deux ouvrages qui viennent de
paraître à Berlin jettent un jour nouveau sur cette importante ques-
tion.
M. Rodolphe Meyer, ancien rédacteur du Vaterland, et bien connu
156 LA RÉFORME SOCIALE

par ses savants travaux sur le socialisme, vient de faire un voyage


d'études dans l'Amérique du Nord. En compagnie du comte Andrassy,
de MIL Szechenyi, Hoyos et Gudcnus, il a parcouru dans le Canada et
les États-Unis vingt mille lieues anglaises. Les Etats de New York,
Pensylvanie, Washington, la Floride, la Nouvelle-Orléans, le Texas,
Kansas, Colorado, New Mexico, Arizona, Californie, Illinois, Michigan,
les villes de New York, Philadelphie, San Francisco, Chicago, Montréal,
ont été tour à tour explorés par le philosophe allemand. A la suite de
ce voyage, deux volumes viennent de paraître ; le premier est intitulé :
Causes de la concurrence américaine; le second: Législation du
domaine patrimonial et autres lois économiques des Etats-Unis d'Améri-
que, du Canada, de la Russie, de la Chine, des Indes, de la Roumanie,
de la Serbie et de l'Angleterre.
C'est à ces deux ouvrages, dont l'auteur a bien voulu nous commu-
niquer les épreuves, que nous empruntons la matière de cet article.

D'après M. Meyer, les causes de la concurrence américaine et de la


supériorité agricole des États-Unis ne résident pas seulement dans la
richesse et la fécondité du sol, mais surtout dans les institutions sociales
et dans les lois.
Voici d'ailleurs les exemples cités par l'auteur. Depuis la fondation
de la république américaine, il existe des lois sur l'usure. Aujour-
d'hui encore, malgré l'extension des affaires, elles se maintiennent
avec la même rigidité. Dans les États de Gonnecticut, Colombie.
Delaware, Indiana, Iowa, New York, Kentucky, Ohio, le taux légal est
de 6 pour 100, il est de 7 pour 100 dans la Californie, la Géorgie, la
Caroline du Sud, de 10 pour 100 dans l'Alabama, le Texas, de o pour
100 dans la Louisianne. Les sanctions sont aussi variées que les Etats,
mais se retrouvent dans tous. Dana l'État de Iowa, le créancier, s'il a
enfreint la loi, ne recouvre que le capital, dans le Delaware le capita
lui-même est perdu pour le créancier, moitié est attribuée à l'accusa-
teur, moitié à l'Etat. Dans l'Arkansas le contrat est annulé.
M. Meyer attire ensuite notre attention sur divers points de la légis-
lation: lois religieuses, lois scolaires, lois sanitaires, lois contre la fal-
sification desboissonsetdes denrées alimentaires, loissur lespat.entescl
les marques de fabrique, lois sur la perception des impôts, lois sur le
privilège des ouvriers ou des fournisseurs de matières pour leur
salaire ou leurs matériaux. D signale l'immixtion de lÉ'tat dans la con-
currence des chemins de fer privés, vaste réseau qui compte environ
15,000 sociétés par actions et comprend 115,000 milles anglais, soit
plus que la superficie de l'Europe. Aux États-Unis,.l'État, qui ne possède
LE DOMAINE PATRIMONIAL AUX ÉTATS-UNIS i 57
aucune ligne, s'immisce néanmoins dans la concurrence des chemins
de fer privés et leur fixe un maximum qu'ils ne doivent pas dépasser.
Ce premier exposé de M. Meyer exclusivement économique n'est,
en quelque sorte, qu'une entrée en matière pour arriver à la loi fon-
damentale et véritablement sociale des Etats-Unis, F « Homëstead
exemption. »
La stabilité sociale, dit M. Meyer, dérive toujours d'une forte orga-
nisation rurale. L'organisation rurale la plus solide est celle où chaque
famille stable, capable de conserver la propriété individuelle, cultive
son domaine de ses propres mains. Parmi les régimes de propriété
individuelle, le type qui doit être^préféré est celui de la « moyenne pro-
priété » où les familles possèdent la surface de terre nécessaire à leurs
besoins, où ses membres ne sont pas obligés d'aller, comme salariés,
demander du travail au dehors. Tel est le type que les Américains ont
entouré d'une protection particulière.
La première influence qui s'exerça aux Etats-Unis fut naturellement '
celle de l'Angleterre, de la « Coinmon laiv ». Mais elle ne fut pas
de longue durée, le régime de la grande propriété et des fer-
mages, propre à un pays de tradition, ne semble pas avoir jeté des
racines bien profondes dans une nation nouvelle sans attache avec
le passé. La scission de l'indépendance et l'appui donné par la
France au soulèvement américain expliquent, au contraire, l'en-
gouement momentané des Etats-Unis pour les institutions fran-
çaises. Cet engouement fut tel que bientôt les Etats-Unis, d'élèves
devinrent maîtres, si l'on en croit M. Meyer, qui, dans une digression
quelque, peu ironique, cite des lettres récemment découvertes en Amé-
rique. Il résulterait de ces lettres que les théories révolutionnaires
sont une importation américaine.
« C'est une grave erreur, dit M. Meyer, de croire que la révolution
de 1789 ait eu l'originalité puissante que l'imagination française lui
prête et que les idées de la nuit du 4 août aient été en quelque sorte
une inspiration spontanée, comme il en vient aux hommes dans les
moments d'enthousiasme. La Révolution française fut une copie de
celle d'Amérique, et la nuit du 4 août, la proclamation des droits de
l'homme, étaient des actes depuis longtemps préparés. Celui qui faisait
jouer tous les fils était Thomas Jefferson, ambassadeur américain à
Paris, et son instrument obéissant et aveugle était le marquis do La-
fayette. »
En fait, les lettres de Jefferson à M. Jay, datées de 1787, jettent un
jour nouveau sur le rôle des promoteurs de la Révolution. « Je vous
remercie, écrit Jefferson à Jay en octobre 1787,de votre envoi des droits,
je les ai transmis à Lafayette tout en lui inspirant certaines modifica-
tions que je compte du reste faire accepter par mes concitoyens à mon
158 LA RÉFORME SOCIALE

retour en Amérique » Et encore : « Je viens d'avoir une longue confé-


rence avec Lafayette ; il est muni des instructions nécessaires et je
pense qu'il fera accepter nos projets par l'Assemblée. »
M. Meyer compare la lutte parlementaire d'alors au duel de Méphisto
et de Faust contre Valentin. —Jefferson disant à Lafayette : « Pousse
seulement, je pare » « zugestossen nur ich parire. »
Quoi qu'il en soit du rôle des Américains dans la Révolution, il est
incontestable que le régime français de succession tendit peu à peu à
se généraliser en Amérique. Mais les inconvénients ne tardèrent pas à
s'en faire sentir. C'est alors que les Américains, qui comptaient parmi
eux des représentants de tous lespeuples, se trouvèrent naturellement
conduits à adopter parmi les coutumes qu'ils voyaient autour d'eux,
celles des familles rurales les plus stables et les plus prospères.
C'est ainsi qu'ils arrivèrent spontanément à cette conviction que la
condition essentielle de la vie des familles était la transmission intégrale
du foyer et de l'atelier de travail. Avant de voir par quel moyen ils
constituèrent chez eux cette coutume au moyen de 1' « Homestead
exemption, » il n'est pas inutile de montrer qu'on la retrouve sous
une forme ou sous une autre, chez presque tous les peuples. On appré-
ciera mieux par là, combien Le Play a eu raison d'attacher tant d'im-
portance à la conservation du foyer ; on verra, en même temps, que
les Français, avec leur législation destructive de la famille, apparais-
sent comme une exception, au milieu de tous les peuples.

Il
Si nous commençons par la Russie, nous voyons dans toutes les
provinces qui ne sont pas sous le régime de la communauté du Mïr,
et où règne la propriété individuelle, c'est-à-dire dans les provinces
frontières de l'ouest de l'empire, la Lithuanie, la Podolie, la Volhy-
nie, le royaume de Pologne, les provinces de Kiew et Tchernigow et le
pays des Cosaques, que le paysanne peut vendre sa propriété qu'à un
autre paysan de la même commune et jamais à un juif ou à un prê-
teur sur biens. Bien plus, s'il a une propriété de 5 morgen (1,600 ares).
il ne peut, ni vendre, ni hypothéquer sa terre que pour 3 morgen. Il
doit conserver les deux autres pour les transmettre intégralement à sa
famille. Cette loi destinée à conserver les biens patrimoniaux et à Jes
protéger même contre les entraînements de leurs propriétaires, assure
à ces provinces la stabilité territoriale et les met à l'abri du paupé-
risme.
Dans les provinces slaves du sud et de l'est de l'Europe, nous retrou-
vons la même réglementation delà propriété. La coutume des Slaves
du Danube et de l'Adriatique se montre partout uniforme dans ses traits
LE DOMAINE PATRIMONIAL AUX ÉTATS-UNIS 159
essentiels. Le bien commun de la famille est essentiellement inaliéna-
ble. En général, on n'admet comme permise, que la vente des produits
de l'exploitation; mais dans les contrées trop pauvres pour donner des
récoltes en excédant sur les besoins de la maison, la coutume interdit
toute vente. En Serbie, à côté du droit des nobles, existe un droit
spécial aux paysans, qui s'oppose au morcellement de la propriété. Il
en est de même dans Ja Bulgarie, la Roumanie et dans les confins
militaires (Banat). Mais aucune loi n'est plus explicite et plus formelle
que celle de la Serbie qui interdit à tout paysan propriétaire d'une
ferme de certaine étendue le droit, pendant soixante-dix ans, de vendre
ou d'hypothéquer son domaine.
Si nous passons maintenant en Asie, nous voyons qu'en Chine une
loi, datant du septième siècle après Jésus-Christ, est encore en vigueur.
Cette loi, qui, sur 300 millions d'hectares dont se compose l'empire du
Milieu, en accordait 75 en toute propriété à certaines familles, défen-
dait à ces mêmes familles d'hypothéquer ou de vendre les terres don-
nées par l'État et les obligeait à les transmettre intégralement à un
héritier. Cette loi explique la stabilité territoriale de la Chine. Aujour-
d'hui, douze siècles après sa promulgation, les mêmes étendues terri-
toriales sont réparties dans les mêmes familles qui datent des premiers
âges de l'empire. Les 225 millions d'hectares qui restent ont été
jetés dans le commerce et ont subi des fluctuations diverses, mais la
réserve territoriale préserve le pays du morcellement indéfini dont la
France commence à ressentir les tristes conséquences.
Enfin, dans la plus vaste des colonies anglaises, dans les Indes, les
Anglais; comprenant la cause des révoltes incessantes qui menaçaient
leur domination/ont édicté des lois qui protègent les petits proprié-
taires contre l'hypothèque et l'usure. Ils n'ont pu ramener qu'à ce
prix la paix sociale dans leurs possessions. D'après ces lois, lorsqu'un
propriétaire a hypothéqué sa terre et ne peut se libérer à l'échéance,
il est interdit au créancier de vendre le bien de son débiteur; le prê-
teur doit se contenter de l'affermer et de toucher pendant six ans le
prix de la ferme ; après ce délai,la terre fait retour à la famille. Enfin,
les Anglais ont constitué dans l'Inde une caisse territoriale destinée a
assurer la transmission intégrale du domaine dans la famille, en
garantissant le remboursement des prêts sur le prix des fermages, dans
un délai déterminé.
Il serait facile de multiplier ces exemples, mais ceux que nous avons
cités suffisent à montrer qu'un pareil accord chez des peuples bien dif-
férents est un indice manifeste de l'utilité de cette mesure. Nous com-
prendrons mieux, après cela, comment les États-Unis, livrés en grande
partie à l'agriculture, furent conduits, par la force même des choses,
à adopter des prescriptions analogues.
'160 LA DÉFORME SOCIALE

III
Pendant la première période de l'occupation américaine, la terre
était entre les mains de grands propriétaires, employant des esclaves,
et de petits propriétaires qui cultivaient eux-mêmes leurs champs.
Pendant longtemps, nous assistons à la lutte des grands propriétaires
contre les petits cultivateurs. Ces derniers qu'aucune loi ne protégeait
turent souvent réduits à recourir aux prêteurs sur biens, qui, à
l'échéance, faisaient vendre impitoyablement les bâtiments, le bétail
et les esclaves attachés à l'exploitation.
En '1839, quelques propriétaires des Etats de l'Union fuyant leurs
créanciers entraînèrent avec eux leurs esclaves et se réfugièrent dans
le Texas qui appartenait alors au Mexique. Là, se révoltant contre la
législation qui les avait frappés, ils firent adopter une loi par laquelle
un bien foncier d'une certaine étendue était insaisissable et indivisible.
Bientôt se fonda aux États-Unis même une ligue, Loco Foco party, qui,
avec le concours de deux économistes influents, Evans et Masquerier,
fit connaître dans toute l'Union les institutions du Texas. Le livre de
Masquerier : «Sociology or the reconstruction of Society, govemment
and property, ,1 eut en Amérique un tel retentissement, qu'en 184-9 on
edicta, dans un des Etats de l'Union, la première loi de YHomestead
exemption.
Quelle était cette loi ? Le texte primitif en a été conservé et peut-
être ne sera-t-il pas inutile d'indiquer ici ses conditions fondamen-
tales.
D'après sa teneur, sont déclarés insaisissables, outre certains objets
mobiliers, la maison d'habitation et le lot de terrain sur lequel elle est
construite, jusqu'à concurrence d'une somme de mille dollars. Après
la mort du père de famille, ses enfants jusqu'à leur majorité, et sa
veuve jusqu'à sa mort, jouissent du même avantage.
Mais pour que cette propriété soit ainsi exempte de saisie.il faut
que l'acte qui en constate l'achat porte qu'elle sera possédée à titre
(YHomestead conformément à la loi. Dans le cas où la propriété serait
déjà achetée et où l'acte ne porterait pas cette mention, le propriétaire
devrait faire, par un acte subséquent, une déclaration que ladite
propriété est possédée confo.rmément à ce qui a été dit ci-dessus. L'acte
doit contenir la description complète de l'immeuble et être transcrit,
au bureau du clerc du comté dans lequel se trouve la propriété, sur un
registre spécial nommé Homestead exemption book.
En cas de saisie, si le shôriff suppose que la propriété est d'une
valeur supérieure à mille dollars, il doit réunir les jurés compétents du
comté ; ceux-ci, après avoir prêté serment, estiment l'immeuble. Si le
jury est d'opinion que la propriété peut être divisée sans nuire aux
LE DOMAINE PATRIMONIAL AUX ÉTATS-UNIS 161
intérêts des parties, il déclare insaisissable une portion du domaine
estimée mille dollars et comprenant la maison d'habitation, et fait
vendre le reste du domaine par le shériff.
Mais si, d'après l'opinion du jury, la valeur totale de la propriété
étant supérieure à mille dollars, cette propriété ne peut être divisée,
ainsi qu'il est dit ci-dessus, le jury dresse procès-verbal de son estima-
tion et le remet au shériff. Celui-ci en délivre une copie au propriétaire
de l'immeuble, en lui enjoignant d'avoir à. payer, dans un délai de
soixante jours. Ce délai expiré, le shériff procède à la vente. Sur le
prix obtenu, il remet au propriétaire une somme de mille dollars qui
sont exemptés de saisie pendant un an et le surplus est appliqué au
paiement de la dette pour laquelle la saisie a lieu. Il est à remarquer
que l'immeuble saisi ne peut être, vendu que si les offres d'achat s'élè-
vent au-dessus de 1,000 dollars.
Telle est cette fameuse loi du Homestead, qui, suivant M. Meyer, a
été la source de la prospérité agricole des États-Unis, en protégeant
les petits propriétaires contre l'hypothèque et l'usure, et en empêchant
le morcellement inséparable des ventes judiciaires. L'étendue du
:<
Homestead » (200 acres, environ 32 hectares) est assez grande pour
lourrir une famille, et pour répondre aux exigences des charrues à
sapeur, des machines à semer ou à récolter et des autres moyens
c'action que multiplie progressivement la nouvelle agriculture.
Ces prescriptions n'ont pas suffi; les gouvernements d'Union ont
vuilu protéger les petits domaines,non seulement contre les exigences
de créanciers mais encore contre les entraînements du propriétaire.
Dais cebut,ils ont attribué à la femme un rôle spécial,comme gardienne
delà transmission intégrale du foyer. C'est ainsi que le mari ne peut
verdre la propriété de famille sans la signature de sa femme, par
suie du droit de douaire qu'à cette dernière sur tous les biens de
son mari.
Qiel que soit le jugement que l'on puisse porter en France, sur la
législation américaine, on ne saurait en contester les bienfaits, au point
devir, de l'agriculture. Elle a protégé la petite propriété foncière contre
l'agioage rural ; elle adonné la stabilité aux petits domaines, et a
exerci une influence bienfaisante sur l'ensemble de l'organisation
sociale et politique, en perpétuant une race de paysans sobres et éner-
giquesrompus au travail et à l'épargne.
Aujourd'hui, clans quinze Etats, cette immunité de VHomestead forme
partie htégrante de la constitution locale, mais l'étendue du domaine
protégé varie suivant les Etals : tantôt elle est déterminée par la
valeur di la terre, tantôt par son étendue; chaque anné cette législa-
tion est nodifîée, mais toujours dans un sens favorable à la transmis-
sion du feyer et du domaine.
462 LA RÉFORME SOCIALE
Suivant M. Meyer, l'Amérique a trouvé dans cette loi un élément
de force et de grandeur; elle a évité le paupérisme et le prolétariat
des campagnes et a pu donner à son agriculture une extension crois-
sante. Elle a prévu les conséquences des agglomérations futures et
élevé ainsi une digue puissante contre le morcellement territorial.
Dans tous les cas, en face de la corruption chaque jour croissante des
cités américaines, elle a institué un admirable régime agricole qui con-
servera longtemps encore la vitalité de la nation.
M. Meyer exprime le voeu de voir l'Allemagne importer chez elle
l'exemption de Homestead avec les modifications suivantes nécessitées
par les moeurs et la nature des lieux. « Le propriétaire d'une ferme
de moyenne étendue suffisant à la subsistance de sa famille ne pourra
ni la vendre, ni l'hypothéquer, sans l'assentiment de sa femme ; en cas
de dettes, le créancier ne pourra faire saisir et vendre le bien avant un
délai de deux années à partir de l'échéance. »
Il n'est pas douteux qu'en Allemagne, où l'opinion publique se
préoccupe des inconvénients de l'extrême division du sol, et où se
fondent des associations comme celle des paysans Westphaliens, la
proposition du docteur Meyer n'ait de grandes chances de succès.
Mais s'il est un pays au monde qui devrait mettre à profit l'exemplf
des Etats-Unis, c'est celui dont un statisticien a pu écrire que « la
partages judiciaires y faisaient de plus nombreuses victimes que tovs
les fléaux réunis. » Est-il besoin de nommer la France?
.
Parlerons-nous, dit M. Edmond About, dans son volume sur Le
Progrès, des effets que cette loi a produits depuis un demi-siècle surjla
société française? Elle a poussé jusqu'à l'absurde la division delà
propriété; elle a dévoré en licitations et.en frais de justice une notaole
partie du capital acquis; elle a défait peut-être un million de fortuies,
au momentoùelles commençaient àsei'aire.Lepère fonde une nduftrie
et meurt; tout est vendu et partagé; la maison ne survit pas èson
maître. Un fils a du courage et du talent, avec sa petite part du canital
paternel, il fonde une autre maison, réussit, devient presque ricae et
meurt; nouveau partage, nouvelle destruction, tout recommene sur
nouveaux frais. L'agriculture en souffre, le commerce en soufre, le
sens commun en rougit. »
Tout cela est vrai, Monsieur About... Mais ce qui paralyse l'agricul-
ture et le commerce enrichit le fisc et les gens de loi!
GABHIEL ARDANI.
LE RÉGIME MUNICIPAL

DANS UNE SEIGNEURIE AU MOYEN AGE

Notre confrère, M. P. Defourny, auteur de la Loy de Beaumont,


nous communique en manuscrit une curieuse étude sur le régime
municipal au moyen âge, faite d'après des documents nouveaux. C'est
le commentaire de deux chartes, remontant aux sires de Coucy; nous
pensons intéresser nos lecteurs, en leur en faisant connaître les prin-
cipales dispositions. Ils y verront les éléments essentiels de la consti-
tution sociale d'une seigneurie au moyen âge (!).

I
Lapremière de ces deux chartes, connue sous le nom.ae.loi de Vervins
est de 'M 63 et fut donnée par Raoul de Coucy aux: hommes de cette
ville. Elle devint ensuite commune aux habitants des autres domaines
de cette puissante famille. La seconde, datée de 1563, a pour auteur
Jacques de Coucy, et pour titre : Déclaration des aisances, usages,
droits, franchises et privilèges qu'ont les bourgeois et habitants de Ghe-
mery. Elle rappelle et confirme l'acte de 1163.
Voici son préambule remarquable, par la réciprocité des droits qui
y sont mentionnés. « Moi, Raoul de Coucy, j'ai ordonné de mettre par
écrit les 'coutumes et établissements que j'ai concédés et jurés aux
hommes de Vervins, et je leur ai fait de même confirmer par serment
ce qu'ils me concèdent et dont je reste en possession. »
La seconde charte offre une autre particularité :
Tandis que les représentants des hommes de Chemery engagent leurs
biens communs seulement, le seigneur oblige ses « biens et ceux de
ses hoirs. »
À ses serfs, désormais hommes libres, Raoul de Coucy concède
l'entière propriété de leurs habitations; la terre de Vervins et des
Agneux; la forêt qui est de son droit, pour leurs usages communs, avec
faculté delà défricher en partie pour en faire des prés qu'ils posséde-
ront « à titre d'héritage. » La propriété des maisons et des terres est
aussi pleine que possible : ces mots qui vendit, emptor, creditor, sont
fréquemment reproduits dans la charte. Un article stipule expressé-
ment, que celui qui voudra renoncer à la bourgeoisie pourra vendre
ou donner tout ce qu'il a et s'en aller librement. Us ont enfin le droit
de chasser sur tout le territoire et dans toute la forêt le sire de
:

(1) L élude historique de M. Defourny paraîtra dans une des prochaines livraisons
ue la Revue des questions historiques.
4 64 LA KÉFOKME SOCIALE

Goucy ne se réserve qu'un quartier des sangliers et des cerfs qui seront
tués dans la forêt. Cette disposition est commune aux coutumes de la
Haute-Alsace et à la loy de Beaumont.
On a pu remarquer que la propriété pleinement concédée sur les
habitations et la terre arable, subissait une restriction quant à la
forêt et à ses défrichements.
La propriété de la forêt n'est attribuée aux hommes de Vervins que
pour leurs usages communs et les prés sur défrichement ne sont pos-
sédés qu'à titre héréditaire. Ainsi en est-il dans la loy de Beaumont,
et plus tard dans la charte de Chemery. Ici nous retrouvons la délimi-
tation de la paitie commune de la forêt qui s'étend de certain côté
«jusques et royé le bois des pauvres. » D'autre part, « chaque bour-
geois peut tirer ou Caire tirer et chevet" pierres, par toutes les carriè-
res dudit Chemery pour faire bâtiments et édifices. »
En échange de ces concessions, le seigneur de Goucy s'était réservé
certains droits en argent. « Je leur ai concédé la propriété de
leurs manses, pour laquelle ils payeront chaque annéeà mon économe,
en présence de leurs échevins, douze deniers à des époques fixes :
savoir, six deniers à la Saint-Jean et six à la Noël. Je leur ai concédé
toute la terre de Vervins au terrage de la seizième gerbe et celle des
Agneux, au terrage de la onzième. » Cet impôt équivaut à environ le
treizième et demi du revenu.
Outre ces impôts, le sire de Goucy avait frappé d'un léger droit les
successions et la vente des biens meubles ou immeubles. La veuve, à
la mort du mari, payait quatre deniers, mais les enfants ne paient
rien à la mort de leurs parents. Il est vraisemblable que cette rede-
vance de la douairière est comme un droit d'investiture du sol. Voici
en effet une autre disposition de la loi de Vervins qui paraît établir
une analogie : « Si l'on vend une maison avec le fonds, le vendeur
donne .quatre deniers au seigneur, et l'acheteur autant, et celui-ci
deux deniers en plus à l'économe pour les actes. Mais s'il ne vend pas
de fonds, le vendeur ne donne rien. »
La charte de Chemery, au seizième siècle, reproduit des dispositions
analogues à celles de la loi de Varvins, sauf quelques variantes :
« Pour lesquelles aisances, iceux bourgeois et communauté dudit
Chemery, sont tenus par chacun an à mondit seigneur et ses succes-
seurs seigneurs dudit Chemery, savoir, chacun chef de ménage, douze
deniers tournois; l'homme veuf, pareille somme, et la femme veuve.
la moitié. Et après la dissolution du mariage, le chef et aîné des enfants
du prémourant, paiera ladite rente pour les enfants jusques à ce
qu'ils seront ions mariés et par ce moyen chacun fera un chef de
ménage. »
La loi de Vervins ne contient aucune trace de la corvée, mais elle
LE HÉGiiLG MUNICIPAL DANS ONE SEIGNEURIE AU MOYEN AGE 1 65
reparaît dans la charte de Ghemery. Après l'énumération.. des cent
cinquante fauchées de foin dont les ménages se distribuent le produit
chaque année, le document de Jacques de Coucy mentionne la rede-
vance de douze deniers tournois par ménage, puis il ajoute : « A la
charge aussi que lesdits bourgeois et habitants seront tenus, savoir:
les laboureurs mener à leurs dépens et par corvée les foins qui pro-
viendront de la Court et du Pâquis, en la grange de mondit seigneur,
et les manouvriers de les servir à faucher et faner lesdits prés, cha-
cun une journée tous ensemble ou moitié en une journée et l'autre moitié
à l'autre journée. »
II

Mais la loi de Vervins etla charte de Ghemery ne règlent pas seu-


lement la propriété, les droits et redevances des bourgeois de ces
villes, elles sont en môme temps le code politique, administratif et
militaire des sires de Coucy.
Avant toutes choses, et en échange des concessions faites par le
seigneur, les hommes de Vervins prennent l'engagement suivant : « A
leur tour, ils nous ont concédé que toutes Jes fois que moi ou mon
fils nous serions faits captifs, ils contribueront à ma rançon ou à la
sienne, selon Vappréciation raisonnable et légitime des échevins et des
jurés. » Puis la loi de Vervins développe sommairement les principes
qui doivent présider à l'administration de la justice :
« Ni moi ni mon économe ne pourra porter plainte contre aucun
habitant du bourg, si ce n'est sur le témoignage des jurés; et le droit
de chacun sera laissé à la décision du tribunal des échevins. Si
mon économe n'obtient ni l'un ni l'autre, pour lui il se contentera de
le citer pie le roi, c'est-à-dire de lui déférer le serment. » Cette der-
nière disposition se retrouve dans la loy de Beaumont où il est dit,
dans le même cas, que lebourgeois se purgera par son seul et propre
serment. L'économe devra donc lui faire simplement déférer le ser-
ment qui tranchera la difficulté pendante.
De même, si un bourgeois a mal géré l'économat du seigneur, celui-
ci agira envers lui comme avec tout autre bourgeois; c'est le jugement
des échevins qui décidera. Ce sont les échevins qui assistent, à la
Saint-Jean et à la Noël, au paiement de la capitation et sont juges au
besoin de la légitimité de la taxe. Enfin toutes ces opérations ainsi que le
salaire de l'économe sont à la charge du seigneur, sauf deux deniers,
comme on l'a vu plus haut, pour les frais d'acte en cas de vente.
Nous arrivons à une des plus singulières coutumes de la loi de
Vervins. « Tout bourgeois ayant prêté à un chevalier et ne pouvant
récupérer son dû, fera défense à ses concitoyen, de rien prêter ni
vendre à ce chevalier: » Le bourgeois qui enfreint cette défense
466 LA RÉFORME SOCIALE
devient le débiteur du créancier impayé au lieu et place du chevalier.
On ne saisirait pas le sens de ce texte, si on ne savait que la loi de
Vervins n'autorisait pas le prêt hypothécaire mais seulement celui
sur gage mobilier. Raoul de Coucy lui-même, en homme prudent,
s'était mis à l'abri de la tentation d'emprunter. « Les bourgeois ne
feront aucun prêt à leur seigneur, excepté en pain ou en via ou en
viande, les plus riches, jusqu'à concurrence de cinq sous (environ 12f.)
ceux qui sont moyennement riche de trois sous, et le pauvre de douze
deniers seulement. » Evidemment le sire de Coucy n'aimait pas le sys-
tème du 3 p. 100 amortissable.
Quant au motif de ces emprunts en nature, il est difficile de ne pas
le rapporter aux moments où le sire de Coucy avait à réunir autour
de lui une plus grande quantité d'hommes d'armes. Ce cas était prévu
parla loi de Vervins. « Je n'aurai pas le pouvoir de les conduire aux
tournois, sinon dans le cas où quelqu'un m'aurait menacé avec arro-
gance de venir avec ses forces m'assiéger moi et les miens dans quel-
qu'une de mes forteresses et dévaster ma terre. Alors je pourrai les y
mener en commune (communiter) pour défendre mon honneur. Si une
guerre s'élève entre moi et un ou plusieurs, il me sera permis de les
y conduire pendant un jour et une nuit seulement à leurs frais. S'ils
restent plus longtemps, le jour d'après je pourvoirai à leurs besoin?
ou ils pourront s'en retourner chez eux sans forfaiture. » Et la loi/ de
Beaumontprécise encore que cet appel pour vingt-quatre heures est pour
le pays gardé et non plus loing. C'est donc uniquement pour la guerre
défensive que le sire de Coucy peut réunir ses hommes et bourgeois.

III
Telles sont les principales dispositions de cette intéressante ioy de
Vervins. Elle nous initie aux plus infimes détails de l'organisation
sociale du moyen âge. Nous y voyons la propriété librement et en-
tièrement consentie aux vassaux d'une maison puissante. En même
temps, le seigneur,par les réserves dontil entoure la jouissance des fo-
rêts et clos prés sur défrichement, assure aux habitants les plus pauvres
des ressources inaliénables qui empêchent la misère de s'établir dans
les bourgs et communes. En retour, on lui concède des droits dont la
modération est remarquable et il entoure l'exercice de ses droits de
garanties telles que les intéressés deviennent leurs propres juges. On
comprend dès lors qu'il ait pu se confier à leur affection pour contri-
buer à sa rançon, et à leur dévouement pour concourir à la défense
commune.
Et ce n'est pas une petite somme de liberté que nous révèlent la
loy de Vervins, la loy de Beaumont, la coutume de Chemery et celle
du Vermandois. Il n'es' pas jusqu'au droit iaissé aux bourgeois et.
LES QUESTIONS D'ÉCONOMIE SOCIALE ]67
hommes libres de suivre leur seigneur, lorsque la guerre qu'il soutient
est juste et légitime, et lorsque seulement elle leur apparaît telle, —
il n'est pas jusqu'à ce droit qui ne vienne nous montrer une forte or-
ganisation de la bourgeoisie en face des seigneurs, une liberlé munici-
pale et politique dont on ne saurait méconnaître l'étendue. La guerre
n'était-elle pas, selon les idées reçues, la grande affaire pour les châ-
telains de cette époque, et ne nous semble-t-il pas qu'ils dussent cher-
cher avant tout à en assurer le succès? Des textes que nous avons mul-
tipliés dans cette étude, le contraire paraît ressortir. Nous avons sous
les yeux les traits d'une organisation du travail, où le pain quotidien,
la justice dans les rapports, la permanence dans les engagements
sont la première préoccupation et où tout repose sur la bonne en-
tente mutuelle. Les droits du seigneur sont largement compensés par
les avantages faits aux vassaux, son autorité est paternelle et se pré-
sente avec un caractère de protection, de solidarité et d'utilité sociale,
en même temps que de respect pour les droits d'une démocratie au-
tonome et libre. Un pareil exemple est fait pour nous étonner, et, si
nous sommes impartiaux, pour exciter quelque peu notre admiration.
Baron D'ARTIGUES.

LES QUESTIONS D'ÉCONOMIE SOCIALE


DEVANT LES SOCIÉTÉS SAVANTES DE LA SAVOIE

Dans la livraison du 4 5 avril de la Réforme sociale, M. Delaire émettait le


voeu que « dans chacune des Unions, un membre glanât, ne fût-ce q'une fois
» par an, tous les renseignements intéressant l'économie sociale, et nombre
» de documents utiles à connaître, épars dans les mémoires et dans les bul-
» letins des sociétés savantes... » Nous essayons de répondre à ce désir en
signalant quelques-uns des derniers travaux de l'Académie de Savoie.
M. l'abbé Morand, prononçant son discours de réception le M décembre
dernier, avait pris pour sujet : « La Savoie et les savoyards au seizième siècle.»
Au cours de son étude, il citait les « Livres de raisons » de Jean de Piochet,
seigneur de Sallin, l'ami intime du célèbre poète Marc-Claude de Buttet. Le
récipiendaire signalait l'importance de ce genre de documents, si bien mise
en évidence par M. Oh. de Ribbe, et rappelait l'exhumation si mémorable du
manuscrit de Jeanne du Laurens.
Dès sa fondation, en 4 866, notre académie fut mise en face de cette gé-
néalogie d'une famille savoyarde au seizième siècle, par un de ses membres
les plus regrettés, M. Chapperon ; le voisinage du village de Pugnet et de
la maison de Jean de Piochet permet de supposer que Jeanne du Laurens
écrivit sa généalogie à l'exemple de ce dernier.
L'Académie a fait plus ample connaissance avec les livres de raisons de
Piochet, dans une séance suivante, où ils ont été analysés par leur heureux
propriétaire actuel, le marquis d'Oncieu de la Bâtie. Et l'Académie a voté
168 LA RÉFORME SOCIALE

l'impression de ces extraits qui feront « mieux connaître la vie privée et l'in-
térieur des ménages de l'ancienne société de notre pays. Rien n'est plus
instructif et plus capable de réformer les idées fausses, que souvent les es-
prits les mieux intentionnés ont acceptées... Dans ces pages jaunies..., on
se trouve en face d'hommes et de moeurs tout différents de ceux qu'il a été
convenu trop longtemps de montrer... Entre tous les documents de cette
espèce, les « Livres de raisons » de J. de Piochet sont, sans contredit, des plus
précieux, comme des plus volumineux et des plus variés. »
L'abbé Morand poursuit sa Monographie des Bauges. C'est en s'appuyant sur
des documents authentiques et sur des. faits, qu'il décrit la « Vie des habitants
des Bauges de 4 032 à '1792 : état de l'instruction, caractère, moeurs et cou-
tumes, — intérieur des maisons du peuple (une famile patriarcale), — mai-
son des seigneurs (le ménage des marquis de Lescheraines), — noms des
familles de chaque paroisse... » etc.
Les Bauges (canton du Ghâtelard, au-dessus d'Aix-les-Bains) se trouvent
mentionnées dans l'intéressante discussion qui a suivi la lecture de M. Fou-
gerouse sur le « Collectivisme à B.anciê. » Si nous sommes bien informé,
M. Cheysson ferait erreur en plaçant des Communautés loisibles en Bauges,
mais il eût trouvé un exemple de propriété et d'exploitation minières col-
lectivistes à St-Georges d'Hurtiôres (canton d'AignebelIe), en Maurienne). Sur
les origines, les viscissitudes et les conséquences de ce collectivisme presque
aussi désastreux là qu'à Rancié, on peut lire d'amples renseignements dans
l'ouvrage, —riche quoique un peu confus à cause de cette richesse même,
et aussi à cause de sa trop hâtive rédaction — « la Savoie industrielle » par
M. Y. Barbier, inséré au volume 2° et 3° de la 3e série des mémoires de
notre Académie (1874-75), Les Bauges ne possèdent que quelques filons d'an-
thracite ; elles ont eu des forges (martinets et clouteries), mais exploitées par
les Chartreux d'Aiilon et de Bellevaux, et non par les communes.
Signalons encore dans le môme genre d'investigations si appréciées par les
Unions : « Ce que l'on trouve dans les vieux testaments, » petit travail fort subs-
tantiel lu par M. Savarin au 4° congrès des sociétés savantes savoisiennes,
tenu à Moutiers, en août 1881.
Par cette note bien incomplète, nous avons seulement voulu applaudir à
l'opportunité du voeu émis par M. Delaire, et montrer l'avantage qu'aurait
la Rédaction de la Réforme sociale, à échanger son recueil avec les publica-
tions de l'Académie de Savoie ; nous ne doutons pas du bon accueil qui se-
rait fait par cette société à pareille proposition. Au reste, combinant deux
systèmes de publicité, l'Académie de Savoie communique ses procès-ver-
baux aux journaux du pays (le Courrier des Alpes), indépendamment des
volumes qui se succèdent à peu près annuellement.
Bien que les membres des unions soient encore peu nombreux dans
notre province, toutefois les tendances de ses sociétés savantes, étant en
harmonie avec les principes de la réforme sociale, il serait désirable que
les membres de l'Union de Savoie soient convoqués à la prochaine réunion
régionale de Lyon.
M. GUILLAND.
SOCIÉTÉ D'ÉCONOMIE SOCIALE

Séance du 13 mars '1883.

HUTTIERS ET PAYSANS
DES MARAIS DE LA SÈVRE-NIORTAISK

SOMMAIRE.— Les anciens huttiers des marais do la Sèvrc et les paysans d'aujour-
d'hui» par M. EDMOND DEMOLWS. — Discussion à laquelle ont pris part: MM, CHEYS-
SON, FûCILLON, BRELAY, ïtAMEAÏÏ, CLAUDIO JANNET, FoOGEROtISSE et DEMOUHS.

M. À. LE PLAY, secrétaire général, au nom du Conseil d'administra-


tion, propose, comme membres titulaires : M.Paul Lemonier, ingé-
nieur, présenté par M. Gibon; M. le docteur Daguillon, présenté
par M. Delaire;M. le vicomte de la Celle, présenté par M. A. Gibon,
Nulle objection ne s'élevant, l'admission des nouveaux membres est
prononcée.
M. LE PRÉSIDENT donne ensuite la parole à M. Demolins, pour son
exposé sur les anciens huttiers des marais de la Sèvre et les paysans
d'aujourd'hui.

Mesdames, Messieurs, — C'est un curieux pays que celui qui s'étend


sur les trois départements de la Vendée, de la Charente-Inférieure et
des Deux-Sèvres,le long de la Sèvre-Mortaise, dans la partie comprise
entre Niort et l'Océan.
Imaginez une étendue de '12,682. hectares, sillonnée par un nombre
infini de grands, de moyens et de petits canaux, aussi nombreux que
les rues de Paris. Sur ces canaux, représentez-vous de petites barques,
montées par des hommes et par des femmes qui se rendent aux
champs ou qui en reviennent, transportant avec eux les instruments
nécessaires à la culture, parfois des animaux que l'on mène aux pâtu-
rages, ou à quelque foire voisine, ou bien, si c'est le soir, rapportant
au logis la récolte de la journée.
Toute la locomotion en effet a lieu par eau. Hommes et femmes
« poussent » ensemble la barque; vous pouvez les voir, tantôt assis et
se servant de la « pelle », sorte d'aviron court et large qui, contraire-
ment à la rame, se manie en regardant l'avant de la barque ; tantôt,
debout à l'arrière, armés d'une longue perche, ou « pigouille », qui
plonge dans l'eau et permet de « pousser ». en s'appuyant sur le fond
ou sur les bords des canaux.
Pour compléter ce tableau, disposez sur les rives de cette multitude
Liv. m 12
170 LA RÉFORME SOCIALE
de fleuves en miniature de magnifiques rangées d'arbres : peuplier
blanc, vergne, peuplier d'Italie, principalement peuplier de Virginie.
Enfin, vous aurez une idée de l'étendue de ce labyrinthe liquide, si
j'ajoute que l'on peut y naviguer pendant une semaine entière sans
repasser deux fois par le même endroit.
J'ai dit que ces canaux étaient de grandeurs différentes ; les plus
importants, qui forment en quelque sorte des dérivations de la Sèvre
sont les biefs; puis viennent les couches, qui peuvent correspondre à
des chemins vicinaux; \&srigoles, destinées au dessèchement au moment
des grandes eaux; enfin, les fossés qui servent à l'exploitation des pro-
priétés particulières. Chacun de ces canaux a son nom, le bief de la
Garenne, le bief Minet; la conche Vernusson, la conche Courdoux, le
fossé du Loup, etc.
I

Le Marais, c'est ainsi qu'on appelle ce pays, n'a pas toujours pré-
senté l'aspect qu'il a aujourd'hui. La mer recouvrait autrefois toute
cette étendue et la Sèvre avait son embouchure à une faible distance
de Niort. Peu à peu,par suite des atterrissements amenés par des courants
de l'Océan, le sol se trouva légèrement exhaussé, la mer se retira et,
finalement, les terres nouvelles ne furent plus inondées que par les
eaux de la Sèvre s'étendant sur toute la surface du sol, comme une
immense nappe d'eau.
11 y a soixante ans, l'eau couvrait encore le Marais pendant huit
mois de l'année. A peine si, vers le mois de juin, on voyait apparaître
la pointe des herbes et des roseaux. Toute culture était impossible sur
ce sol liquide et vaseux, n'ayant aucune consistance, même pendant
la courte période des basses eaux. On apercevait seulement çà et
là, une étrange population de pécheurs, habitant dans des huttes
en bois et en roseaux. Ces huttes situées sur les parties plus exhaussées
du Marais se composaient d'un, rez-de-chaussée et d'une sorte de sou-
pente. On no pouvait pénétrer qu'en bateau dans la pièce du bas
inondée pendant la plus grande partie de l'année. Là, vivaient des
familles reproduisant au milieu de la France la vie des peuples chas-
seurs et pécheurs. Tout leur outillage se composait d'un bateau, d'un
fusil et de quelques engins de pèche. Avec cela, ils étaient les hommes
les plus libres et les plus heureux du monde ; ils se livraient à l'abatage
et au commerce des bois du Marais, à la cueillette des productions
spontanées, à la pèche et à la chasse du gibier d'eau. Dès que le huttier
avait réalisé quelques économies, il achetait une vache. Vous vous de-
mandez peut-être où il plaçait son étable? C'est que vous êtes trop exi-
geants. Il ne s'embarrassait pas pour si peu : un petit appendice en ro-
seaux venait s'ajouter à la hutte et la vache était installée sur une épaisse
HUTT1EBS ET PAYSANS DES MARAIS DE LA SÈVRE-NI0RTA1SE 171
couche de roseaux destinés à la mettre à l'abri des inondations. Ce
n'était peut-être pas là une étable modèle, mais enfin le huttier s'en
contentait et il faut croire que le pauvre animal, lui aussi, en prenait
son parti.
Mais ce bonheur ne pouvait durer toujours; un ennemi redoutable
menaçait le huttier : le dessèchement. Le dessèchement, ou pour parler
plus exactement, la canalisation du Marais s'est accomplie, et les bords
de la Sèvre ont pris la physionomie dont je vous donnais, en commen-
çant, une rapide description.
Dès lors, adieu la vie libre et indépendante; la propriété n'est plus
a tout le monde, mais à quelques-uns; la pèche est affermée; pour
chasser, il faut un permis. Le huttier ne comprend pas ces complica-
tions nouvelles et, sans le garde champêtre, il n'aurait jamais pu les
comprendre.
Traqué et chassé de ses positions, obligé d'abandonner sa pauvre
cabane, dans laquelle il trouvait du moins le pain quotidien, il n'a pas
pris son parti du nouvel état de choses.
Un propriétaire des marais actuels qui a pu voir encore quelques-
uns des derniers représentants de l'ancienne race des huttiers de la
Sèvre, en parle en ces termes:
« il existe un de ces anciens huttiers dans une des communes du
Marais. Il a vécu dans le bon temps, comme ii dit. Sa vie a été une
longue protestation contre l'ordre de choses nouveau. II en a été natu-
rellement victime,, il o eu de nombreux procès-verbaux, il a été
condamné à des amendes qu'il n'a pas pu payer. Sa hutte a été ven-
due. Sa femme est morte à quelque temps de là de misère et de
chagrin ; ses enfants sont dispersés comme domestiques dans les
fermes de la Saintonge. Mais lui, il reste là... Il y est né, il veut y
mourir. Il s'est procuré, depuis quelque temps, un mauvais petit
bateau, qu'il a réparé et dans lequel il passe ses journées, en parcou-
rant les rigoles et les fossés des marais. Son existence est un mystère.
Mais comme il est très vieux et qu'on le sait fort dénué, le garde ferme
les yeux quand il passe, afin de ne pas voir ce qu'il y a dans son bateau.
C'est du reste un homme doux et inofl'ensif, aimant à causer du passé
qu'il regrette naturellement beaucoup. Je le rencontrai dernièrement
dans un fossé trop étroit où son bateau et le mien auraient pu se croiser
facilement si le niveau de l'eau eût été plus élevé; mais le fond étant
presque à sec, nous fûmes arrêtés côte à côte. -- Eh bien, père Durand,
lui dis-je, que pensez-vous de nos marais? Vous qui les avez connus
autrefois et qui savez mieux que personne que, dans cette saison, c'est
à peine si on voyait sortir de la vase des mottines informes dont les
vaches ne voulaient pas manger les rouches, vous devez être bien fier
de voir votre pays transforme comme cela? Voyez comme ce sol est
'Ï7'î LA RÉFORME SOCIALE

uni, comme cette herbe est fine, et ces immenses étendues de hai'icots
qui font ressembler nos marais à des jardins !
— Il secoua la tète d'un
air mélancolique. — Je ne dis pas non, monsieur, je conviens qu'on
n'a pas perdu tout à fait son temps, et que tout ça n'est pas désagréable
à l'oeil. Mais, c'est égal, ça ne m'empêche pas de regretter le passé. Ah!
monsieur, quelle différence! Au lieu de ce mauvais fossé où deux
bateaux ne peuvent pas passer à la fois, une belle plaine d'eau, en
toute saison, où on pouvait aller et venir tout à son aise, le jour et la
nuit; et les canards, monsieur, fallait voir, dans l'hiver j'en ai
abattu vingt-deux un matin, monsieur, au lever du jour, d'un seul
coup de fusil. Et le poisson..., tenez il m'arrivait souvent de prendre
des anguilles grosses comme ça; il me montrait sa jambe A pré-
sent ! essayez... Les canards, il n'en est pas venu un cent l'hiver der-
nier; que voulez-vous qu'ils viennent faire, il n'y a plus d'eau, et pour
les anguilles, c'est de vrais tuyaux de plume. »
Les doléances de ce pauvre homme présentent, au point de vue
social, un réel intérêt. En nous montrant que le bonheur n'est point
l'apanage exclusif des sociétés compliquées, elles justifient le critérium
que notre illustre Secrétaire général a appliqué à l'étude des sociétés
humaines : ceux-là sont heureux qui croient l'être réellement.
Ayant à définir les traits caractéristiques des populations qui vivent
dans la simplicité, dans ce qu'il a appelé le premier âge du travail,
Le Play traçait ce tableau qui semble convenir trait pour trait à
l'existence des anciens huttiers des marais de la Sèvre :
«
Le premier âge du travail, dit-il, se distingue des deux suivants
par trois caractères qui lui sont propres. Le travail a pour objet des
récoltes que créent les forces de la nature sans imposer aucun effort préa-
lable aux populations. Assurées d'un tel avantage, celles-ci montrent
une aversion instinctive contre le changement. Enfin, l'amour de la tra-
dition est d'autant plus naturel que le travail unique imposé à l'homme
est attrayant et souvent même répond à l'inspiration d'un entraînement
passionné... Sous ce régime les populations ont un moyen commun de
subsistance : la possession de territoires où se produit spontanément
une ample moisson d'herbes. Elles pourvoient d'ailleurs aux travaux
de la chasse et du pâturage par l'effort direct des bras, armés tout au
plus de quelques engins fort simples et elles ne recourent jamais à des
machines mues par les forces de la nature. Les lieux et les hommes
parmi lesquels se perpétue un tel régime marquent une époque que
l'on caractérise suffisamment en l'appelant « l'âge des herbes et des
engins à bras. »
Mais, si un pareil état social présente des avantages incontestables
au point de vue de l'attrait et de la sécurité du pain quotidien, si, à
cause de cela, il procure aux populations de réelles sources de bonheur,
HUTT1ERS ET PAYSANS DES MARAIS DE LA SÈVRE-NIORTAISE 173
l'observation démontre qu'il présente des inconvénients graves et de
sérieuses lacunes. Ces inconvénients et ces lacunes permettent de ré-
futer certaines opinions émises au siècle dernier, en particulier par
Rousseau, qui présentait cette vie primitive comme une condition idéale
dont les modernes devraient se rapprocher. Le Play a répondu à cette
affirmation, en ces termes :
« D'un
autre côté, dit-il, la nature de leur esprit place ces popula-
tions simples, sous beaucoup de rapports, dans un état d'infériorité
devant les races formées sous les deux âges suivants. Les pasteurs,
comme les sauvages, sont soumis trop exclusivement à l'empire de
la tradition. L'entraînement passionné qu'ils montrent pour la
chasse et le pâturage perpétue cette tendance dans les idées, les
moeurs et les institutions. Ils se persuadent qu'ils commettraientune
sorte de sacrilège, s'ils modifiaient, en quoi que ce soit, le territoire
qui nourrit le gibier et le troupeau. En repoussant le travail qui fe'conde
le sol et développe l'intelligence, ils se rendent incapables de perfec-
tionner le service du pain quotidien et de fortifier la notion de la loi
morale; ils atrophient, en quelque sorte, les plus précieuses aptitudes
de l'humanité. »
Si donc nous avons accordé une juste part d'attention aux plaintes
exprimées par notre huttier, si nous compatissons aux regrets qu'il
exprime en se ressouvenant de « la belle plaine d'eau » d'autrefois, de
ses chasses et de ses pêches merveilleuses, nous ne pouvons du moins
nous y associer complètement. Vous serez de cet avis, Messieurs, si,
après vous avoir décrit ce qu'était le Marais autrefois, je vous montre
ce qu'il est devenu aujourd'hui, grâce au dessèchement, ou, pour parler
plus exactement, à la canalisation.

II

Vous n'attendez pas de moi, Messieurs, une description des procédés


employés pour canaliser les marais de la Sevré; de pareils développe-
ments relèvent de la science de l'ingénieur beaucoup plus que de la
science sociale. Il me suffira donc dédire, qu'en l'année 4833,commen-
cèrent des travaux de canalisation et de redressement de la Sèvre, qui,
en réglant le cours des eaux, laissèrent le sol à see pendant une grande
partie de l'année. L'eau jusqu'alors répandue sur toute la surface du
Marais se trouva distribuée dans une multitude de petits canaux.
Malheureusement, les résultats ne répondirent pas complètement
aux espérances conçues et à l'argent dépensé. Dans la courte période
de 1852 â 1859, trois inondations d'été dévastèrent le Marais et anéan-
tirent complètement les récoltes. Lorsque le Marais ne formait qu'une
vaste nappe d'eau, les crues n'avaient pas de conséquences, mais il
174 LA RÉFORME SOCIALE

n'en fut plus de même après le dessèchement, lorsque toutes les terres
émergées eurent été mises en culture.
C'est ici surtout qu'apparaissent les lenteurs de notre administration.
A la suite des trois inondations qui venaient de les ruiner, les cultiva»
teurs du Marais, par groupes, par communes, exposèrent leur dé-
tresse à l'administration. Les pétitions se multipliaient ; enfin les trois
syndicats réunis extraordinairement s'adressèrent directement au
ministère des travaux publics.
Devant ces plaintes unanimes, l'administration s'émeut ; l'ingénieur
en chef de la Sèvre, M. Sallebert, fait un rapport très étudié sur les
causes des inondations et sur les moyens de les prévenir. Le rapport
venait d'être terminé lorsque son auteur fut envoyé dans un autre poste,
pour cause d'avancement. Tous les travaux furent ajournés. On aura
une idée de l'instabilité de l'administration et on s'expliquera ses len-
teurs et ses contradictions, lorsqu'on saura que dans l'espace de vingt
quatre ans, onze ingénieurs ont été successivement chargés du service
de la Sèvre. Cela fait pour chacun un séjour moyen d'environ deux-
ans ; temps à peine nécessaire pour étudier la question, mais insuffisant
pour exécuter les travaux.
Notre secrétaire général, M. Fougerousse, dans la dernière séance,
nous signalait le même fait d'instabilité, chez les ingénieurs attachés
aux mines de Yic-Dessos dans l'Ariège, et il vous montrait les graves
inconvénients qui en résultaient pour les populations. Je me borne ii
constater le même fait.
Enfin, vers 1863, un nouvel ingénieur présenta un projet qui, natu-
rellement, différait de ceux de ses prédécesseurs. Il put enfin être exé-
cuté et eut pour résultat d'atténuer les causes d'inondation.
Tel est l'état de choses actuel. C'est de ce sol arraché aux eaux,
coupé de mille canaux et livré à la culture que la famille, dont je vais
avoir l'honneur de vous donner une rapide description, tire sa subsi-
stance.

III

Le village d'Arçais qu'habite cette famille est situé dans le départe-


ment des Deux-Sèvres, sur la lisière sud des marais de la Sèvre-Nior-
taise, à vingt-deux kilomètres à l'ouest de Niort.
La commune comprend en nombre rond une superficie totale de
1,432 hectares, se décomposant ainsi : 97l hect. de marais et 462 hect,
de terres non inondées. Le Marais produit principalement du bois,
comprenant diverses espèces de peuplier, notamment le peuplier de
Virginie {populus virginiana), le frêne [fraxinus excehior), le saule blanc
(salix alba) ; des prairies et enfin des haricots en quantités considéra-
HUTTIERS ET PAYSANS DES MARAIS DE LA SÈVRE-N10RTA1SE 175
bles. Le blé et l'avoine y sont peu cultivés, à cause des dégâts produits
par les mulots et les rats.
Les terres non inondées, appelées la Plaine, donnent du blé, de
l'avoine, de l'orge et des fourrages artificiels.
D'après le dernier recensement, la commune d'Arçais comprend
1,070 habitants, dont 1,005 agglomérés. Le revenu imposable est de
23,026 fr. 47 c. — 349 habitants payent la contribution personnelle.
Le montant des loyers d'habitation s'élève à 2,922 francs.
Tous les habitants, originaires du pays, sont cultivateurs ou scieurs
de long. Les autres professions sont exercées par des étrangers, ou
par des fils d'étrangers.
L'agglomération de la population en village est provoquée par la
nécessité imposée à chacun d'être à proximité du petit port qui
communique directement avec le Marais. C'est en effet par eau, ainsi
que je l'ai dit en commençant, que s'exécutent la plupart des travaux
de la vie agricole.
La famille que j'ai eu l'occasion d'observer est une de celles qui
habitent le bourg; elle comprend le père de famille, Jacques B***, âgé
de trente-six ans ; sa femme Marie-Rose R***, âgée de trente ans; trois
filles, ayant dix ans, huit ans et six ans; un fils, trois ans; enfin, la
mère de la femme, âgée de soixante-neuf ans.
La forme des noms nous révèle une habitude locale assez curieuse.
Les femmes ne prennent pas le nom de leur mari, mais conservent
celui de leur père, auquel s'ajoute une terminaison spéciale.
La maison occupée en toute propriété par la famille se compose
d'un rez-de-chaussée, d'un étage et d'un grenier, comprenant : au rez-
de-chaussée, une grande pièce sur le devant servant de cuisine, de
salle à manger et de chambre pour le père, la mère et deux en-
fants; sur le derrière, une pièce plus étroite renfermant deux cuves à
vin, trois tonneaux et une partie du matériel des industries. Au pre-
mier, sur le. devant, une grande chambre occupée par la grand'mère
et par deux enfants; sur le derrière, une. pièce destinée aux provi-
sions. Enfin, le grenier, servant à faire sécher les haricots et à déposer
une partie des récoltes.
Le mobilier est simple et assez proprement tenu. Le principal luxe
de la famille, suivant l'usage local, consiste dans de grands lits
surmontés de baldaquins avec colonnes et rideaux, et dans le linge,
la maison.
filé à
L'histoire de la famille, ainsi qu'il arrive en général pour les familles
rurales, présente peu de péripéties.
Le père avait trois soeurs; suivant la coutume dû pays, dès que les
grands-parents ne furent plus en état de travailler, le bien de la
famille fut partagé en quatre lots. Jacques B*** eut, pour sa part,
176 LA. RÉFORME SOCIALE

800 pieds de vignes situés dans une commune voisine, un marais de


12 ares, un petit marais à fruit, plus 800 francs en argent, pour com-
penser les bâtiments compris dans les lots de ses soeurs.
La femme hérita, pour sa part, de 3,200 pieds de vignes, de 11 pe-
tites parcelles de champs et d'une maison; mais tous ces biens étant
assez éloignés de la commune d'Arçais, ont été échangés depuis, ou
vendus, pour couvrir les frais d'achat de la maison occupée aujour-
d'hui parla famille.
On voit, par le règlement de cette succession, comment se détruit à
chaque génération l'oeuvre de la génération précédente. Les inconvé-
nients de notre législation successorale sont cependant atténués ici
par plusieurs circonstances.
Le Marais, par suite du système de canalisation qui le découpe en
une multitude de petites parcelles, ou mottes, se prête naturellement
à toutes les exigences du morcellement et semble, en quelque sorte
les provoquer.
En second lieu, l'habitude locale de ne pas liciter la maison et de
l'attribuer à l'un des enfants contribue à assurer au foyer une certaiue
stabilité.
Enfin, la plus-value extraordinaire donnée aux propriétés dans
le Marais, par suite du dessèchement progressif, a permis jusqu'ici
d'effectuer les partages sans diminuer notablement la valeur des
biens possédés par chaque famille. Les vignes, qui seules ont baissé de
valeur, par suite de l'invasion du phylloxéra, comprennent à peine
deux ou trois hectares dans la commune d'Arçais. On aura une idée
de la plus-value que le dessèchement a donné aux propriétés du
Marais, quand on saura que le terrain, autrefois à donation, est arrivé
successivement à valoir jusqu'à 10,000 fr. l'hectare. On peut affirmer
que depuis 1817 la valeur des terres a augmenté dans la proportion
de 26 à 400 fr., c'est-à-dire d'environ seize fois.
En 1809, la commune d'Arçais, ne voulant pas payer l'impôt pour
un marais qui ne lui rapportait rien, en abandonna la propriété à la
commune de Saint-Georges. Cette dernière, il y a une quinzaine d'an-
nées, en vendit une parcelle au prix de 15,000 francs, et elle retira
du reste une somme suffisante pour reconstruire son église.
Mais revenons à notre famille. Essayons de pénétrer dans le détail
de son existence et de découvrir par quels moyens elle assure à cha-
cun de ses membres le pain quotidien.
La famille possède en immeubles sa maison d'habitation avec
grange, le tout situé dans le bourg et d'une valeur de 3,000 francs;
un vignoble valant 500 fr., en trois parcelles comprenant 7,000 pieds
et distantes de trois à six kilomètres du village; deux marais formant
32 ares, situés à deux kilomètres et estimé 1,600 fr.; enfin, des
HUTTÏERS ET PAYSANS DES MARAIS DE LA SÈVRE-NIORTAISE \n
champs divisés en sept parcelles et pouvant valoir environ 500 francs.
La valeur totale des immeubles est donc de 5,600 francs.
Mais ces terres ne suffisant pas à nourrir la famille, celle-ci a dû
affermer quatre marais d'une contenance de 1 hectare 83 ares, pour
la somme annuelle de 284 fr.
Pour terminer ce rapide inventaire des propriétés dont vous trouve-
rez le détail dans le budget de la monographie, je dois mentionner
deux vaches, deux porcs et dix poules valant 660 francs. Ajoutez à cela
deux bateaux avec leurs accessoires et le matériel spécial des travaux
et industries et vous pourrez vous représenter assez exactement le
petit capital qui va permettre à cette modeste famille d'affronter la
lutte pour l'existence.
IY.

La lutte du paysan contre le sol est âpre et dure, car, quelque


fertile qu'il soit, le sol est toujours avare et il faut lui faire violence
pour lui arracher ses trésors.
Aussi la vie de notre chef de famille et de sa femme est-elle bien
remplie : décembre, janvier, février et mars, coupe des fagots dans le
marais et labourage des terres pour l'hiver.
Avril : taille et labourage des vignes.
Mai : semis de haricots ; transport du fumier dans le marais.
Juin : fauchage du foin.
Juillet et août : moisson.
Septembre : regain, foin, récolte de haricots.
Octobre et novembre : curage des fossés dans le marais, labourage
des terres ; vendanges.
Outre l'assistance qu'elle donne à son mari dans les travaux de la
terre, la femme soigne les animaux, veille à la basse-cour, sème,
arrache et bat les harricots, étend le fumier, broyé le chanvre et le
lin qu'elle file ensuite pendant l'hiver pour l'usage de la famille.
La grand'mère, trop âgée,' et les enfants trop jeunes ne prêtent à la
famille qu'un concours secondaire.
C'est par ce travail assidu que le chef de famille et sa femme amas-
sent, soit en nature soit en argent une recette qui peut s'élever à la
,
somme de 1,400 francs, à laquelle il convient d'ajouter l'intérêt des
propriétés possédées par la famille.
Pour s'expliquer comment, avec une somme aussi faible, la famille
peut faire lace aux nécessités de l'existence, il faut considérer d'une
part qu'elle consomme eu nature une grande partie de ses recettes, et
d'autre part, qu'elle peut.se procurer à un prix relativement réduit les.
objets qu'elle ne produit pas.
La nourriture de la famille, bien que saine, est fort simple, etpeu ce-
178 LA EÉFORME SOCIALE
cherchée. La viande de porc, le laitage, les oeufs, les haricots, les
pommes de terre, certains poissons péchés dans le Marais en forment
la base ordinaire. La. récolte de vin, qui s'élève à 300 litres, est tout
entière consommée dans le ménage; mais cette ressource est très com-
promise par le phylloxéra, qui vient de faire son apparition dans la
localité.
En temps ordinaire, les ressources de la famille suffisent à ses be-
soins ; malheureusement, cette année a été pour elle particulièrement
mauvaise. La maladie d'un enfant qui s'est prolongée pendant la plus
grande partie de l'année a nécessité en frais de médecin et de médi-
caments une dépense de 120 francs. D'autre part, les ravages causés
par les mulots dans le Marais ont sérieusement compromis la récolte
des haricots et des divers légumes. Dans ces conditions, tout fait sup-
poser que le budget de l'année courante se soldera par un déficit, et
qu'on ne pourra en rétablir l'équilibre que par de nombreuses pri-
vations.
Le fait de l'invasion des mulots qui a été, cette année, si préjudiciable
aux populations de la contrée est intimement lié à la distribution des
eaux. Pour bien comprendre cette question capitale, il faut se rendre
compte de la composition géologique du Marais.
Le sous-sol se compose d'une terre de bri complètement imperméa-
ble. Ce bri est recouvert d'une couche tourbeuse d'alluvions,'de détritus
et de racines végétales, d'environ 80 centimètres, qui forment un sol
d'une richesse inouïe. Mais cette richesse elle-même est subordonnée à
une condition essentielle, c'est que pendant l'été, les eaux resteront
toujours à 50 centimètres au-dessus du bri, et que, pendant une partie
de l'hiver, elles inonderont le sol du Marais. Si une de ces deux condi-
tions n'est pas remplie, c'est la destruction de toute récolte. En effet,
si pendant l'été l'eau descend plus bas que la couche de bri, la surface
tourbeuse et spongieuse du Marais se dessèche, se crevasse et devient
impropre à toute culture. Si, d'autre part, pendant l'hiver, le sol n'est
pas inondé par les crues, le Marais se trouve privé des matières va-
seuses et limoneuses charriées par la Sèvre; il est, en outre, envahi
au printemps par une multitude d'insectes et de rongeurs qui n'ont
pas été détruits par l'inondation. Ces divers animaux, parmi lesquels
les mulots sont les plus redoutables, s'emparent du Marais, y élisent
domicile et, lorsque les premières récoltes commencent à paraître, les
dévastent et les détruisent.
Or, le débit de la Sèvre est très variable : il s'élève, au moment des
crues extrêmes, jusqu'à 60 mètres par seconde et descend, pendant
l'étiage, jusqu'à 2 mètres. Il est donc nécessaire, au moment de la
baisse des eaux, de maintenir le lit de la rivière et des innombrables
fossés du Marais à une hauteur suffisante au-dessus du bri, pour per-
HUTTIERS ET PAYSANS DES MARAIS DE LA SÈVRE-NIORTAISE 179
mettre, d'une part, la navigation, de l'autre, l'humidité des terres.
Pour obtenir ce double résultat, la Sèvre a été divisée, par étage-
ments, en huit biefs, dont la chute varie de 40 cent, à 1 mètre 50. Ces
biefs, fermés par autant de barrages placés dans le lit de la Sèvre et
des canaux latéraux correspondants, ne doivent s'ouvrir que pour les
besoins de la navigation.
On peut donc résumer le régime du Marais dans cette formule : se
débarrasser des eaux nuisibles et retenir les eaux utiles. En d'autres
termes : pendant l'hiver, faciliter les inondations; pendant l'été, les
rendre impossibles, tout en maintenant l'eau à un niveau constant.
On voit, par cet exposé hydrographique, l'importance vitale de ces
dispositions pour les populations du Marais. On comprendra mieux
cette importance, si nous rappelons que les terres soumises à ce régime
ne comprennent pas moins de 12,682 hectares, d'une fertilité prodi-
gieuse. S'il était exclusivement cultivé en haricots, le Marais pourrait
produire, à raison de 750 kilos par 30 ares, plus de 37 millions de
kilos, c'est-à-dire la consommation de la France entière. Outre les
haricots, qui forment la principale culture, le Marais produit le ray-
grass, le froment, 25 hectolitres par hectare ; les orges de mars, 35 hec-
tolitres ; les avoines tardives, 48 hectolitres.
Mais la principale ressource du Marais est le peuplier de Virginie ;
il se développe avec une rapidité étonnante et alimente une industrie
prospère de sciage et d'exportation de bois.
La population d'Arçais doit à l'abondance des productions du Marais
une aisance générale ; les deux tiers des habitants sont propriétaires
de la maison qu'ils habitent, et l'on peut dire que la possession du
foyer est le but poursuivi par tous les jeunes ménages.
Il n'y a, dans toute la commune, qu'une seule mendiante qui va
quêter, deux fois par semaine, chez certaines familles plus aisées ; elle
habite avec son frère, déjà âgé, dans une maison dont ce dernier est
propriétaire.
D'après l'usage du pays, on ne dote pas les filles ; on les noce, c'est-
à-dire que les parents payent les frais d'une noce comprenant de 250
à 300 personnes. Chaque invité donne à la mariée une somme variant
de 2 à 10 francs.
La commune d'Arçais ne reflète que trop nosluttes politiques; elle est
divisée en deux partis dont les compétitions sont parfois assez vives.
Cette division est plus accentuée depuis l'application de la loi
quifait élire les sénateurs par des délégués municipaux. Je n'ai pas be-
soin de dire que cette intervention de ia politique dans un domaine
qui devrait être réservé aux queslions d'intérêt local me paraît être
la condamnation de notre système de centralisation administrative et
de décentralisation politique.
180 LA RÉFORME SOCIALE

Au point de vue religieux, les habitants ne manifestent point d'hosti-


lité, ils saluent généralement le curé, mais la plupart des hommes ne
suivent les pratiques de la religion catholique, à laquelle ils appar-
tiennent, que dans les principales circonstances de la vie : baptêmes,
mariages, enterrements. Parmi les femmes, un tiers environ font leurs
Pâques ; un tiers n'assistentjamais à la messe. La plupart des habitants
consacrent au travail la matinée du dimanche.
Si le sentiment religieux est généralement à l'état latent, les supers-
titions paraissent, au contraire, assez développées. La croyance aux
sorciers est très générale. Un paysan fut, il y a quelques années,
atteint d'un rhumatisme violent ; il. en attribua la cause à un coup de
poing qu'il avait reçu d'un de ses voisins qui passe pour sorcier. Il fut
guéri seulement cinq ans après, par un coup que lui donna le môme
individu. Les jeunes gens auxquels la voix publique attribue le pou-
voir de jeter des maléfices se marient difficilement, et sont l'objet
d'une sorte de terreur respectueuse.

Cette étude, Messieurs, soulèverait bien d'autres questions que le


temps dont je dispose ne me permet pas d'aborder; j'aurais pu vous
décrire, par exemple, le fonctionnement d'une société locale de pro-
duction et de consommation; un type cui'ieux d'association pour l'ex-
ploitation des vaches ; l'organisation des syndicats des marais de la
Sèvre, etc.
Mais je suis obligé de m'arrêter, en me mettant à votre disposition
pour vous donner des détails complémentaires, sur ces divers points,
et sur les autres questions que pourra vous suggérer l'exposé que je
viens d'avoir l'honneur de vous présenter.
Ces quelques détails, Messieurs, nous ont montré un petit coin de
la France passant successivement, et presque sous nos yeux, du pre-
mier âge du travail caractérisé par la récolte des productions sponta-
nées dusolet des eaux, au second âge, dans lequel l'homme est obligé
de demander le pain quotidien à des travaux relativement plus péni-
bles. Les productions spontanées du sol ne suffisent plus à lui assurer
sa subsistance, et il doit se livrerai! défrichement, avec l'aide d'outils
plus perfectionnés.
A mesure que ce second âge du travail se développe et se com-
plique, l'inégalité des conditions tend à se substituer de plus en plus
à l'égalité primitive. Le travail devient plus difficile, car il faut
arracher au sol, par des efforts multipliés, ce qu'il donnait autrefois
de lui-même. Obligé de recourir à des combinaisons nouvelles, pour
rendre son travail plus productif, l'homme abandonne l'esprit de tra-
dition pour l'esprit de nouveauté. Sous cette influence, l'industrie se
développe et, avec elle, la richesse; les subsistances augmentent, el
HUTTIERS M' PAYSANS DES MARAIS DE LA SÈVRE-NIORTAISE 181
les populations s'agglomèrent sur le sol; les idées circulent comme les
hommes.
Cette heureuse transformation du sol et des habitudes, cette exis-
tence plus compliquée, développe, ainsi que nous venons de le dire,
la richesse et la prospérité; mais ce développement lui-même n'est fé-
cond et durable, suivant les enseignements de la science sociale, que si
les populations demeurent fidèles aux prescriptions fondamentales de
la loi morale, et, les classes dirigeantes, à leurs devoirs de patronage.
Si l'une de ces deux conditions n'est pas remplie, on voit bientôt se
manifester des maux inconnus au premier âge du travail. L'inégalité
entre les conditions se développe et grandit avec les sources mêmes de
la richesse : certaines familles deviennent de plus en plus riches,
tandis que d'autres tombent de degré en degré dans une situation
caractérisée par un mot nouveau, comme la chose, le paupérisme.
La localité que j'ai observée est demeurée jusqu'ici à l'abri de ce»
conséquences extrêmes, grâce à la fertilité du sol et à son éloigncmeut
des grands centres urbains. Néanmoins, on y découvre certains symp-
tômes d'ébranlement : l'enseignement de la loi morale rencontre dans
beaucoup d'esprits une indifférence croissante ; d'autre part, le mor-
cellement indéfini du sol tend à introduire l'instabilité dans les foyers
domestiques, et à compromettre la sécurité du pain quotidien. Ce
symptôme se manifeste déjà chez la famille décrite, et il se dévelop-
pera, si les causes que je viens de signaler continuent à agir.
Ainsi, Messieurs, se trouvent confirmées, par ce fait nouveau, les
observations nombreuses recueillies pendant une longue vie, et sur
les divers points de l'Europe, par notre illustre et regretté Secrétaire
général.
On peut apprécier par là le degré de certitude vraiment scienti-
fique de la méthode des monographies qu'un de nos éminents con-
frères, M. Taine, caractérisait ainsi, dans son discours de réception à
l'Académie française :
« La monographie est le meilleur instrument de l'historien ; il la
plonge dans le passé comme une sonde, et la retire. chargée de spé-
cimens authentiques complets. On connaît une époque après vingt ou
trente de ces sondages : il n'y a qu'à les bien faire et à les bien inter-
préter. » (Applaudissements.)

— Je pense que vous vous associerez tous aux remer-


M. FOCILLON.
ciements que j'adresse à notre Rapporteur. Il a su découvrir un type
bien curieux qui nous fait remonter aux premiers âges du travail.
Mais le rapport de M. Demolins soulève également des questions
qui ont trait à des habitudes plus modernes. J'invite les personnes qui
auraient des observations analogues à présenter, ou qui seraient
182 LA RÉFORME SOCIALE
désireuses d'avoir des éclaircissements, à vouloir bien demander la
parole.
M. CLAUDIO JANNET. — M. Demolins a signalé d'un mot l'existence
de sociétés de consommation dans les villages riverains des marais de
la Sèvre. Il serait certainement très intéressant de connaître l'organi-
sation de ces sociétés et les résultats qu'elles ont donnés jusqu'à ce
jour.
M. DEMOLINS. — Plusieurs sociétés de consommation existent dans
les villages voisins d'Arçay, à Courçon, à Marsais, à Saint-Jean-de-
Liversay, à Saint-Sauveur, à Saint-Saturnin, et deux à Saint-Hilaire-
ia-Palud. Elles ont exclusivement pour objet la fabrication et la
vente du pain; de là leur nom de Société de panification. Elles sont
organisées d'après un type à peu près uniforme. Il me suffira donc de
vous décrire une des deux sociétés de Saint-Hilaire,pour vous donner
une idée de toutes les autres.
Cette société de panification existe depuis un an. Mlle a pour but de
fabriquer du pain et de Je vendre à ses membres au meilleur marché
possible.
Pour être sociétaire, il faut : <l° verser une mise d'entrée de I0fr. ;
"20 souscrire une action de 5 fr. ; 3o verser 75 c. pour un livret por-

tant règlement; 4° payer 23 c. pour une police à talon.


Le prix du pain est déterminé au commencement de chaque mois
par une commission, d'après les dépenses effectuées et les bénéfices
réalisés dans le mois précédent. Le pain est porté à domicile à tous les
sociétaires, qui s'acquittent moyennant des bons délivrés d'avance.
La Société est administrée par un bureau comprenant : un président,
deux vice-présidents, un trésorier, un comptable, un commissaire et
enfin une commission de contrôle composée de six membres.
Une des conséquences de l'établissement de la Société a été de faire
baisser le prix du pain. Il est tombé de 40 c. à 32. La position des
boulangers est devenue d'autant plus difficile qu'ils sont soumis à une
patente variant de 60 à 70 fr. Cette situation les constitue dans un étal
d'infériorité évident vis-à-vis delà Société, qui est exempte de patente,
et qui fait profiter les actionnaires des bénéfices qu'elle peut réaliser.
La boulangerie de Saint-Saturnin a déjà été obligée de fermer; les
autres ne luttent qu'à grand'peine et plusieurs sont menacées dans
leur existence. On voit que l'établissement de ces sociétés, à côté des
avantages, produit de sérieuses perturbations dans la situation de l'in-
dustrie locale.
— M. Demolins vient dé nous décrire l'organisation d'une
M. BUELAY.
Société de consommation locale ; je vous demande la permission de
vous signaler encore, dans cette région de la France, des institutions
de même nature fondées dans l'île de Ré. Cette petite île est réellement
HUTTJERS ET PAYSANS DES MARAIS DE LA SÈVRE-N10RTAISE 183
un sujet intéressant d'études. C'est un fait d'observation que les pays
insulaires montrent généralement plus d'initiative que ceux du conti-
nent. A Jersey, mais surtout dans l'île de Ré, j'ai été frappé de la
puissance d'initialive des habitants. Dans une des petites localités de
cette île, un homme bienfaisant a créé, il y a quelques années, une
Société de consommation pour la cuisson du pain. Cette boulangerie
réunit primitivement quatre membres, qui souscrivirent chacun une
obligation.de 5 fr. Dés La première année, les résultats furent satisfai-
sants. Aussi la Société arriva-t-elle bientôt à compter 280 membres.
Outre les actions de 5 fr., on exigeait de chaque titulaire une garantie
qui s'élevait à 7 ou 8 fois la valeur de l'action. Au bout de quelques
années, les bénéfices réalisés montèrent à 11 5,000 francs. L'exemple
ne tarda pas à être suivi. Dans la même commune, il se fonda une
autre boulangerie. Les deux sociétés réalisent aujourd'hui des béné-
fices à peu près égaux. Ainsi la concurrence a profité à tout le monde.
Ce n'est pas tout, l'exemple a gagné les sept communes de l'île de Ré.
Aujourd'hui le littoral de la Charente-Inférieure est couvert de sociétés
coopératives. Il serait peut-être utile d'introduire dans la fabrication
du pain à Paris un système analogue. M. Leroy-Beaulieu constatait
récemment que la fabrication du pain restait stationnaire et ne suivait
pas le mouvement de progrès des autres industries. Enfin je suis heu-
reux de constater que, contrairement ace qui a lieu dans les Deux-
Sèvres, la prospérité des boulangeries locales n'a pas été atteinte par
l'établissement de ces sociétés de consommation.
M. FOCILLON.
— Je serais heureux que M. Brelay voulût bien nous
présenter un jour une étude monographique sur les intéressantes
associations qu'il vient de nous décrire avec tant de charme. C'est
un désir que j'exprime et je suis certain d'être, sur ce point, l'inter-
prète de tous nos confrères. (Vif assentiment.)
— Je ne veux dire qu'un mot à propos de l'écart entre
M. CHEYSSON.
le prix du blé et celui du pain : un des moyens les plus efficaces de
faire cesser cette anomalie dont se plaignent à la fois les producteurs
de blé et les consommateurs de pain, c'est-à-dire tout le monde, ce
serait, à mon sens, de recourir aux procédés mécaniques, qui n'ont
presque pas encore pénétré dans la boulangerie. Nous en sommes tou-
jours au travail manuel. Là, comme ailleurs, la mécanique doit jouer
son rôle, diminuer la main-d'oeuvre, et rapprocher du prix de la
matière première, le prix du produit. Il y a longtemps que le moulin
hydraulique, puis à vapeur, a affranchi l'esclave qui broyait le grain
dans le palais d'Ulysse. Le pétrin mécanique doit à son tour affranchir
« le mitron » et supprimer la dîme que ce travail primitif prélève sur
le consommateur.
— On a fait remarquer certains inconvénients des
M. FOUGERÛDSSE.
'184 LA RÉFORME SOCIALE
sociétés coopératives, notamment celui de porter préjudice aux indus-
tries privées : il ne faut pas néanmoins méconnaître Je bon côté de ces
institutions. Mais, comme l'a montré l'exemple fourni par M. Brelay,
leur succès peut être énergïquement favorisé par le concours des
classes dirigeantes qui possèdent à la fois le capital, le savoir et la
pratique des affaires. Ce concours aurait, en plus, l'avantage d'établir
des liens et des rapports entre des classes dont l'isolement est une des
causes de nos difficultés sociales. J'émets donc le voeu que les
hommes d'éducation et d'expérience prennent l'initiative de grouper
autour d'eux les ouvriers, de former avec eux des sociétés de consom-
mation ou de crédit. Ce voeu me semble d'autant plus justifié qu'on
vient de déposer un projet de création de boulangeries et boucheries
municipales, et d'ateliers industriels municipaux. On essaye ainsi de
jeter le peuple clans des innovations dangereuses ; il appartient aux
hommes sages de combattre ces folies, non par des paroles, mais par
des actes.
M. RAMEAU.
— On a,de notre temps,le tort de considérer l'association
comme une panacée universelle, sans comprendre combien il est dif-
ficile et souvent dangereux d'y recourir pour guérir les maux d'une
société. L'association est une institution très perfectionnée, il faut pour
la faire marcher, des hommes d'une grande valeur, dont le nombre est
forcément limité dans chaque corporation. Dans la séance où a été
présentée la monographie de l'association des ouvriers lunetiers, le
gérant de cette société a déclaré que ses succès ont été dus surtout à la
valeur morale de ses fondateurs. C'est ce qui explique la dissolution
successive de toutes les anciennes communautés agricoles ou indus-
trielles, à mesure que l'intérêt personnel remplaçait l'ancien esprit de
solidarité qui animait autrefois leurs membres. Les associés, qui, par
leurs éminentes qualités, en assuraient la prospérité ont trouvé plus
d'avantages sous le régime de la propriété individuelle.
M. FOCILLON. — Ce fait est exact dans les grandes vilies où les asso-
ciations résultent de combinaisons financières et où par conséquent
leur vitalité est constamment menacée par les ambitions individuelles,
mais dans les petites localités il n'en est pas ainsi. Leur cercle d'action
est forcément restreint et tente moins la convoitise. J'ai eu l'occasion
d'observer, en Hollande, des syndicats de propriétaires dont la curieuse
organisation mériterait une monographie. On sait que la Hollande est
arrivée à garantir ses pâturages des inondations, à conquérir le lac de
Harlem tout entier, sur la mer. Mais ce qu'on sait moins, c'est que ces
travaux immenses ont été accomplis par des syndicats de propriétaires
comme ceux de la mer du Nord. Il existe en Hollande une règle géné-
rale : l'État n'intervient pas dans les travaux d'endiguement des eaux
douces. Le gouvernement s'occupe exclusivement de la côte. I! serait
llUTTIliKS ET PAYSANS DES MARAIS DE LA SÈVKE-NIORTAISK '185
intéressant de savoir si les syndicats des marais de la Sèvre se rappro-
chent ou s'éloignent de ce type. M. Demolms pourrait-il nuus donner
quelques renseignements à ce sujet?

M. DEMOLINS. — L'administration des marais comprend trois syn-


dicats, celui des Deux-Sèvres, celui de la Charente-Inférieure et celui,
delà Vendée. On nomme un syndic et un syndic adjoint par section de
800 à '1,000 hectares de marais. Chaque syndic est élu pour trois ans.
Tout propriétaire de marais vote dans chaque section où il a des pro-
priétés.
Les syndicats nomment leurs présidents, qui les convoquent quand
cela est nécessaire. Ils pourvoient aux dessèchements, à l'entretien des
barrages et des canaux, au maintien du niveau des eaux, etc. es frais
i

sont couverts par un impôt fixe. Dans les Deux-Sèvres, l'impôt est de
1 franc par hectare. La section d'Arçais a, en outre, voté 50 centimes
par hectare pour l'entretien des cnnck.es communales En cas de néces-
sité, des dépenses extraordinaires peuvent être décidées eu assemblée
générale.
Les assemblées générales se composent des maires, des syndics, des
syndics adjoints et des plus fort imposés en nombre égal aux syudics
et syndics adjoints.
L'administration du cours de la Sèvre appartient au corps des ponts
et chaussées, qui se trouve ainsi avoir une influence prépondérante,
car la navigation aussi bien que l'irrigation dépendent naturellement
du niveau d'eau du fleuve.
L'organisation des syndicats a l'avantage de développer chez les
populations le sens pratique et l'esprit d'initiative. En outre, plu* les
populations ont à s'occuper de la gestion de leurs intérêts locaux,
moins elles songent à faire de la politique. lies apprennent par leur
I

propre expérience, que le gouvernement des choses humaines est if-


ficile et compliqué et qu'il faut plus de bon sens, de sagesse, de mo-
y
dération, que de passion et d'enthousiasme.
Malheureusement, les syndicats de la Sèvre subissent souvent le
contre-coup de notre organisation administrative. Les ingénieurs des
ponts et chaussées sont soumis, comme toute notre administration, à
une telle instabilité que les affaires les plus urgentes sont exposées à
des lenteurs très préjudiciables. Je vous disais, dans
mon Rapport que,
pendant l'espace de vingt-quatre ans, onze ingénieurs ont été succes-
sivement chargés du service de la Sèvre, ce qui fait pour chacun, en
moyenne, un séjour de deux ans. Je crois que nous sommes tous d'ac-
cord ici pour reconnaître les inconvénients de ces déplacements per-
pétuels.
Liv. m. -13
186 LA RÉFORME SOCIALE

M. CIIEYSSON, ingénieur en chef des ponts et chaussées. — Au risque de


me faire taxer « d'orfèvre », je ne puis laisser passer sans réponse les
appréciations dirigées par mon ami, M. Demolins, contre notre régime
des travaux publics et le corps auquel je m'honore d'appartenir. D'ail-
leurs, à mon sens, M. Josse a du bon, et je ne suis pas de ceux qui
veulent lui fermer la bouche : à défaut d'impartialité, il a, du moins,
la compétence.
Notre honorable rapporteur a vivement blâmé l'instabilité des fonc-
tionnaires. Je ne suis pas éloigné de m'entendre avec lui sur ce point.
Je crois bon. en effet, que l'agent de l'Etat plante des racines, au lieu
d'être comme une graine roulée par le vent. Après un séjour de quel-
que durée, le fonctionnaire a gagné la confiance des populations ; il
connaît les hommes et les choses. C'est là un précieux capital, que
stérilise chaque déplacement. La perte qui en résulte est aussi fâcheuse
à l'intérêt du pays que cette perpétuelle mobilité l'est au bonheur
domestique de cet hôte de passage, qui va de ville en ville sans se
fixer nulle part.
Toutefois, pas plus là qu'ailleurs, il n'y a rien d'absolu : il est des
déplacements très légitimes et qui sont commandés par des conve-
nances de famille ou de service. Tel agent n'a pas réussi dans une,
localité : un changement de résidence vient fort à propos le tirer d'em-
barras, en même temps que l'administration, ou bien, il veut se rap-
procher de ses affections ou de ses intérêts, trouver plus de ressources
pour élever ses fils, quesais-jc encore? chercher un climat qui remette
sa santé ou celle des siens... De plus, comme il sera chef un jour, il ne
faut pas qu'il s'enferme dans une spécialité trop étroite, et qu'il soit
exposé à voir le monde par une petite lucarne. De là encore l'obliga-
tion pour lui de changer de service et de milieu... En somme, mille
bonnes raisons, qui exigent des déplacements, et auxquelles M. Demo-
lins lui-même ne résisterait pas, s'il était chef de personnel.
Il ne semble pas d'ailleurs que, dans le cas particulier dont il s'agit,
l'instabilité des ingénieurs ait eu des conséquences bien préjudiciables
au succès des travaux, dont la direction leur était confiée. C'est bien
en effet quelque chose que la région assainie, la terre conquise sur les
eaux, la population accrue en nombre et mieux pourvue, l'aisance
générale faisant place à la commune misère.
Il est vrai qu'en face de ces brillants résultats, on nous a présenté ce
vieux huilier, « ce dernier des mohicans, » vestige d'une race disparue,
promenant, avec ses protestations contre ces terres salubres et cul-
tivées, ses regrets du bon vieux temps de la fièvre et du marécage,
des chasses miraculeuses et des huttes perchées en l'air, sorte de
cités lacustres de l'homme primitif.
Certes, la figure est bien campée, pleine de couleur et de relief.
HOTTIERS ET PAYSANS DES MARAIS DE LA SÈVRE-NIORTAISE '1 87
Mais, après cet hommage esthétique, le rapporteur, à la suite de notre
illustre maître, dont il a cité un passage saisissant, s'est bien gardé de
s'associer à de tels regrets (I). La perte des droits primitifs, la chasse,
la pêche et la cueillette, tel est le thème habituel sur lequel les socia-
listes aiment à broder leurs plus brillantes variations, et qu'ils ont
donné comme basé à leur revendication du « Droit au travail (2). »
Or, avec ces droits primitifs tant vantés, la terre nourrissait à peine un
habitant par lieue carrée, et encore dans quel état de misère ! Depuis
qu'on l'ait du bié sur les terres où Ton chassait les canards dans les
Charentes, et le buffle en Amérique, la même surface suffit à mille
habitants, tous plus largement pourvus que leurs premiers pères. De
telles conquêtes sont définitives et bienfaisantes: la nature, qui re-
poussait avec impatience la présence de l'homme et se défendait
contre lui par la ronce, le reptile et la fièvre, est forcée de subir sa
domination, et de se plier avec docilité à tous ses besoins.
Dans ces luttes, souvent meurtrières, les ingénieurs sont au premier
rang, et quand ils réussissent, comme dans la contrée dont on vient de
nous peindre la transformation, qu'importe qu'on les ait changés dix
fois eu vingt-quatre ans?
J'ajoute que, quand un ingénieur est déplacé, tout n'est pas à recom-
mencer à nouveau ; car, pour continuer l'oeuvre au point où elle était
restée, le successeur trouve les bureaux, les archives, les chefs, l'ad-
ministration, c'est-à-dire tout un appareil qui garde sa vitesse acquise,
et n'est pas sensiblement influencé par le simple changement d'un
rouage.
Après l'instabilité, M. Demolins m'a paru reprocher à l'administra-
tion des travaux publics une ingérence indiscrète dans les problèmes
que résoudrait plus sûrement l'initiative individuelle.
Avec lui, j'admets que la règle, le principe., c'est l'abstention de
lEtat. Que l'Etat laisse agir les citoyens, en les empêchant de violer
leurs droits respectifs; mais qu'il se garde de les gêner, surtout cle
se
substituer à eux! » Ofe-loi de devant mon soleil! » Voilà le service
que nous lui demandons.
S'il y va d'un de ces intérêts sociaux, qui veulent être satisfaits
sous
peine d'un grave danger, par exemple pour la salubrité publique, plu-
sieurs cas peuvent se présenter, selon que tous les intéressés sont
d'accord pour agir, ou bien qu'une fraction d'entre eux est
en dissi-

u) Un poule populaire russe, IS'ukrassol, représentant du nihilisme poétique, a cou-,


sacre un'de ses poèmes à exprimer la sourde hostilité qui anime le paysan russe contre
te dessèchement des marais. Cette haine
va jusqu'à l'assassinat de l'ingénieur alle-
mand, maître Christian Christianovitch, qui dirigeait les travaux.
..(2) Voir Considérant, qui
a le mieux développé ce système.
'188 LA RÉFORME SOCIALR

dence avec la majorité décidée à Faction ; enfin, qu'ils s'entendent pour


s'abstenir.
D,- ns le premier cas, l'Etat n'a qu'à « laisser faire, laisser passer » ;

dans le second, il doit donner à la majorité les moyens de vaincre les


résistances souvent inintelligentes ou tracassières de la minorité;
enfin, dans le dernier cas, lorsque l'initiative individuelle se refuse
décidément à l'action et que l'utilité publique est formellement en
jeu, il faut bien que l'Etat prenne des mesures pour défendre la société
contre l'incurie ou les défaillances d'un petit groupe, sauf à apporter
dans l'exécution tous les tempéraments compatibles avec le respect
des droits privés.
Pour ne parler que des dessèchements, puisqu'ils font l'objet spécial
de cette séance, les principes que je viens d'exposer sont précisément
ceux qui inspirent notre législation sur la matière et que mettent en
oeuvre les deux lois du '21 min 1865 et du 16 septembre 1807.
Le- asso ial'ums syndicales libres sont celles qui réunissent l'unani-
mité d' s adhésions, et, dès lors, elles peuvent se former sans l'inter-
vention administrative (art. 5 de la loi du 21 juin 1865). Toutes les
revendications de M. Demolins en faveur de l'initiative individuelle se
trouvent donc absolument satisfaites par cette disposition.
Mais, lorsque parmi les propriétaires des périmètres intéressés, il
existe des dissidents, un seul peut-être, dont l'opposition paralyserait
les travaux d'où dépend 1 assainissement de toute une contrée, la loi
permet le recours à Y associai ion syndicale autorisée, qui peut prendre
des mesures obligatoires pour tous moyennant certaines conditions de
majorité (1j, et après l'accomplissementde formalités minutieuses et
tutél aires.
Toute latitude est laissée à ces associations pour le choix des agents
chargés des études. L'Etat n impose pas ses ingénieurs, mais d les
prèle à celles qui les réclament v2;. Si d'ordinaire les associations
s'adressent à eux, c'est qu elles trouvent dans ce corps un concours
compétent et presque gratuit Où obtiendraient-ellesailleurs les mêmes
avantages, et comment pourraient-elles se plaindre de ce service, qu'on
leur rend, et qu'il leur est loisible de décliner, si bon leur semble?
Enfin, dans le cas où, en l'absence de tout syndicat, soit libre, soit
autorisé, la santé publique exigerait le dessèchement des marais,la loi
du 16 septembre 1807 arme 1 Etat des pouvoirs suffisants pour entre-
prendre ou pour concéder l'exécution des travaux.
Cette léjdslalio me parait aussi sage que correcte. Elle concilie à
!

(1) il faut que, l;i majorité des adhésions représente au moins Jes deux tiers des
terrains ou tes deux tiers des intéressés.
(3) Circulaire du 12 août 18G».
HUTTIERS ET PAYSANS DES MARAIS DE LA SÈVRE-NI0RTA1SE '189

mes yeux, dans une juste mesure, les droits de la collectivité avec ceux
de l'individu, en ne faisant intervenir l'Etatque le moins possible, à son
corps défendant, et seulement pour suppléer à l'impuissance de l'ini-
tiative privée.
Après avoir trop longtemps eu le tort de croire que l'Europe admi-
rait et enviait nos institutions, gardons-nous aujourd'hui de faire du
fétichisme à rebours, et d'exalter à nos dépens les législations étran-
gères même sur les matières, comme le dessèchement, où nous pouvons
sou tenir victorieusement la comparaison avec nos voisins. Soyons justes
pour tout le monde; mais ne soyons pas injustes pour nous-mêmes.
M. DEMOLINS. —• Je n'avais pas eu l'intention d'ouvrir un débat sur la
question de la bureaucratie et de la tutelle administrative. Aussi je
vous demande la permission de ne pas suivre mon ami M. Cheysson
sur ce terrain qui est trop vaste pour que nous puissions le parcourir
en ce moment. J'ai dit seulement, ce qui est aujourd'hui un lieu
commun, que l'instabilité des fonctionnaires est aussi fâcheuse au point
de vue administratif qu'au point de vue social. Sur ce point, toutes les
observations recueillies jusqu'à ce jour par la science sociale sont for-
melles. Dans son admirable chapitre sur la bureaucratie, Le Play a
formulé un jugement dont je citerai seulement un passage caractéris-
tique: « La bureaucratie avec les développements excessifs qu'elle
reçoit journellement abaisse singulièrement les âmes... Ce régime
pervertit les esprits, en les habituant à croire que l'Etat a qualité pour
se charger de toutes les fonctions, qui, chez les peuples libres et pros-
pères appartiennent exclusivement aux individus et aux familles...
Enfin, la bureaucratie affaiblit les facultés d'une nation, comme le
ferait une discipline qui empêcherait une race d'hommes d'agir et de
penser... Voilà pourquoi depuis deux siècles, et surtout depuis 1791,
chaque région du domaine public s'étend de proche en proche au
dépens de celle qui se trouve au-dessous. Voilà comment la famille est
absorbée par la commune ; la commune par le département, le dépar-
tement par l'Etat; les provinces par Paris; la nation entière parla
bureaucratie (1 ) ! »
Telles sont les conclusions formulées par notre illustre maître;
quant aux faits sur lesquels ces conclusions s'appuient, ils sont du plus
haut intérêt et pourraient fournir la matière d'une séance très instruc-
tive. L'Angleterre et les Etats-Unis, par exemple, viendraient ici témoi-
gner de la supériorité de l'initiative privée, sur l'intervention de
l'État.
M. FOCILLON, président.
— Je tiens à ne pas laisser clore la séance

(1) Réforme sociale en France. Chap. LXIII, passim.


190 LA UÉFORME SOCIALE

sans rappeler qu'elle est la véritable portée de la discussion, en ce qui


concerne l'intervention des fonctionnaires auprès des populations. Dans
les études auxquelles la Société se livre, personne ne songe jamais à
faire le procès à tel ou tel ordre de fonctionnaires publics. Personne
n'attaque même ce corps généralement respectable et dévoué des ser-
viteurs des lois et des règlements. Mais plus nous épargnons les per-
sonnes elles-mêmes, plus nous nous sentons indépendants pour appré-
cier, dans ses abus, le système bureaucratique qui joue en France un
rôle si important dans la vie publique et pénètre si souvent jusque
dans la vie privée. Lorsque l'observation des faits met en lumière des
conséquences regrettables de la tutelle administrative dans les affaires
du département ou de la commune, chacun de nous les signale avec
autant d'impartialité, qu'il décrira, s'il y a lieu, les services qu'à
d'autres égards rendent incontestablement les agents de l'administra-
tion.
Voilà pourquoi parmi les faits qui ont été présentés aujourd'hui à la
Société, la critique des choses a été nettement accusée, sans atteindre
les personnes ; et l'on a dû signaler avec sincérité, comme sans acri-
monie, les inconvénients que peut offrir un régime qui ne laisse pas
toujours à l'initiative privée et aux pouvoirs locaux une part suffisante
d'action.
La séance est levée à Ll heures.
QUESTIONNAIRE

POUR L'ENQUÊTE SUR LES ATELIERS

I. — Institution remédiant à l'imprévoyance et au dénûment. — Caisse de


secours, pour les cas de maladie et de blessure, subventionnées par les
ouvriers ou par les patrons. — Hôpitaux. — Secours aux femmes en couche.
— Soins aux nouveau-nés. — Participation aux assurances sur la vie. —
Pensions de retraite. — Pensions aux veuves et aux orphelins. — Sociétés
funéraires. —Bains et lavoirs. — Sociétés coopératives de consommation et
de crédit. — Installation hygiénique des ateliers, etc.
II. — Institution remédiant au.vke. — Répression de l'ivrognerie. — Sociétés
spéciales. — Eloigneraient et surveillance des cabarets. — Mesures tendant
à conjurer le concubinage. —• Association créée parmi les ouvriers pour
réprimer les habitudes vicieuses. — Suppression des chômages du lundi. —
Bons exemples des patrons. — Action personnelle. — Bonne discipline des
ateliers (choix des contre-maîtres, sévérité pour l'inconduite, suppression des
occasion de désordre). —Transformation morale de certaines individualités
particulièrement corrompues. —Primes pour la bonne tenue des habitations.
III. — Institution améliorant l'étal intellectuel cl moral. — Soins donnés
à l'instruction religieuse et au culte. — Construction de chapelles. — Aumô-
nier attaché à l'établissement. — Création de salles d'asile. — Subventions
aux écoles locales. — Cours d'adultes. — Enseignement professionnel. —
Ouvroirs pour les filles. — Ateliers d'apprentissage. —Patronage des appren-
tis. — Bibliothèques. — Salles do lecture. — Cercles. — Divertissements
honnêtes fournis aux ouvriers. — Sociétés de musique et de gymnastique.
IV. — Organisation de travaux et de salaires tendant à élever la condition de
l'ouvrier. — Travail à la tâche. — Primes, gratifications. — Bonne organisa-
tion du travail. — Systèmes d'entreprise des travaux, élevant, en quelque
sorte, l'ouvrier à la condition de maître. — Accroissement du salaire avec
la durée des services. — Ouvriers admis à participer aux produits ou aux
bénéfices. — Conditions de propreté et de décence introduites dans la con-
struction et dans la tenue des ateliers, réagissant sur la condition morale des
ouvriers.
V. — Subventions tendant à rendre stable la condition de l'ouvrier. —Avances
d'argent faites aux ouvriers pour leur faciliter l'achat ou la construction d'une
habitation, l'acquisition de terres ou de bestiaux ou leur permettre de s'exo-
nérer du service militaire. — Logements avec dépendances rurales loués à
des conditions avantageuses ou fournis gratuitement ainsi que le chauffage.
~ Fourneaux économiques. — Denrées alimentaires, telles que blé, pommes
de terre, etc., et objets d'habillement vendus à prix réduits. —Assurances
contre l'incendie du mobilier des ouvriers aux Irais du patron. — Dots aux
jeunes ouvrières qui se marient. Sacrifices faits en vue d'éviter le chômage.

— Vêtements spéciaux pour le travail fournis à l'ouvrier.
VI. — Habitudes d'épargne.
— Caisse d'épargne établie dans l'usine ou
dans
la localité. — Chiffre élevé des dépôts. — Système divers d'encouragement.
192 LA RÉFORME SOCIALE

— Habitudes d'épargne attestées par des acquisitions foncières ou par des


achats de valeurs mobilières.
VU. — Harmonie entre les personnes coopérant aux mêmes travaux. — Ab-
sence de grèves et de débats. — Entente complète. —Travail non interrompu
même au milieu des troubles politiques. — Comités institués pour prévenir
et trancher toutes les difficultés.
VIII. — Permanence des bons rapports entre les personnes coopérant aux mêmes
travaux. — Attachement traditionnel des ouvriers à l'établissement où ils sont
employés. — Générations se succédant de père en fils clans le même établis-
sement. — Rapports personnels des ouvriers et du patron. — Faits particu-
liers de reconnaissance et d'union.
IX. — Alliance des travaux agricoles et manufacturiers. — Ouvriers employés
dans les manufactures, cultivant les jardins qui leur sont loués ou vendus
avec l'habitation, possédant des terres et les exploitant. — Vaste domaine
agricole uni à l'établissement industriel et exploité par le patron ou les ou-
vriers. — Ouvriers agriculteurs exploitant des industries manufacturières.
X. — Propriété de l'habitation ou permanence des locations. — Construction
d'habitations pour les ouvriers. — Système de libération par annuités. —
Ouvriers propriétaires de maisons et de terres. — Familles d'ouvriers se per-
pétuant au même foyer.
XI. •— Respect accordé au caractère de la jeune fille. — Etablissements n'em-
ployant pas déjeunes filles, même au détriment de l'industrie- — Ateliers
spéciaux pour celles qui travaillent à l'usine. — Surveillance sévère et bien
exercée. — Orphelinat pour recevoir les jeunes filles qui sont sans famille.
— Réfectoires particuliers. — Direction exercée par une personne respecta-
ble. — Bonnes moeurs conservées. — Absence de naissances illégitimes.
XII. — Respect accordé au caractère de la mère de famille. — Activité de la
mère de famille concentrée au foyer domestique. — Travail.à domicile donné
par le patron. — Conditions particulières faites aux mères de famille qui
travaillent dans les ateliers. — Possibilité de vaquer aux soins du ménage.
XIII. — Mérites particuliers. — Esprit religieux répandu et enraciné. —
Conditions traditionnelles d'harmonie, de bien-être et de moralité mainte-
nues intactes dans une localité et associées à une prospérité soutenue et pro-
gressive. — Sollicitude témoignée par le patron pour la santé de l'ouvrier
dans la construction et l'installation des ateliers. — Vastes établissements
industriels créés dans des centres ruraux, y apportant l'aisance, sans com-
promettre les bonnes moeurs. — Avantages marqués dérivant de la grande
propriété rurale unie à l'industrie. — Avantages dérivant de la petite pro-
priété rurale unie à l'industrie. —Localité transformée, au point de vue du
bien-être et de l'harmonie, par les efforts d'un grand propriétaire ou d'un
chef d'industrie. — Fécondité des familles et aptitudes pour la colonisation
riche.

Jx Rédacteur en chef-Gérant : EDMOND DEMOUNS.

Paris. — Imprimerie de l'Etoile, BOUDET, directeur, rue Cassette, i.


i LE -ROLE- DE LA FEMME DANS LA FAMILLE

A PROPOS DE' PLUSIEURS PUHLICATIONS NOUVELLES (1 )

' ' ! : ! V' y


.
I.
LA FEMME CHEZ LES POPULATIONS STABLES.

Lorsque nous jetons un coup d'oeil rapide sur la situation de la


femme dans les divers temps et les divers pays, la première impres-
sion ressentie est celle de la variété infinie qui s'offre à nos regards ;
nous sommes ainsi souvent conduits à exagérer dans l'appréciation de
son rôle l'influence des circonstances diverses au milieu desquelles elle
se trouve placée. Une observation attentive et raisonnée nous amène,
au contraire, à cette conclusion, qu'en dépit des différences de détail
plus ou moins curieuses, plus ou moins accusées, il est un certain
nombre de coutumes auxquelles la femme ne s'est jamais soustraite dans
aucun pays ni dans aucun temps, sans tomber rapidement dans un
état de complète déchéance.
Cette étude ne manque peut-être pas d'opportunité à cette époque
où, selon l'énergique expression de Le Play, « quelques milliers de
femmes se tiennent en rébellion ouverte contre les devoirs de leur sexe
et menacent d'une ruine certaine les familles où elles sont entrées. »
La question est d'ailleurs à l'ordre du jour, et une série d'ouvrages qui
viennent de paraître sur la condition morale et sociale des femmes
nous fournissent l'occasion de cet article.
Nous allons donc essayer d'esquisser à grands traits les conditions
essentielles du bonheur et de la dignité de la femme, telles qu'elles
nous paraissent ressortir de l'étude de l'histoire et de l'observation
des faits contemporains. Dans cette promenade à travers les âges, nous
verrons comment la prospérité ou la décadence des nations correspond
toujours à la fidélité qu'apportent les femmes dans l'accomplissement
de leurs devoirs; comment c'est par elles que la corruption a com-
mencé, comment aussi ce sont elles qui ont partout jeté les premiers
fondements delà réforme. Assurément il serait profondément injuste
de faire porter sur elles seules le poids et la responsabilité de nos
fautes. Mais il faut reconnaître avec Le Play que l'attrait des dange-
reuses nouveautés, symptômes précurseurs des révolutions, est plus
fort chez elles que chez les hommes, et que les jeunes générations qui

(l) M110 Clarisse Bader : La Femme biblique, 1 vol. in-12 ; Va Femme grecque, 1 vol.
iu-19, ouvrage couronné par l'Académie française, la Femme romaine, 1 vol. in-12
la Femme française, 1 vol. in-12. Didier et Cie, Librairie académique. — Paul Rous-

selot, Histoire de Védunalion des femmes en France, 2 vol. in-12. Didier.
Liv. iv. 14
194 LA RÉFOBME SOCIALE

s'élèvent sur leurs genoux sont en droit de leur demander compte des
premières semences jetées dans leurs âmes.
Aujourd'hui, à l'heure où la réforme devient de plus en plus la
condition de notre existence; à mesure que les ruines s'amoncellent
autour de nous, l'Ecole de la Paix sociale forte des observations nom-
breuses et raisonnées sur lesquelles elle fonde ses conclusions, est
convaincue qu'il n'y a pas de remède plus prompt ni plus sûr que la
réforme de la famille. Or, ne l'oublions pas, « c'est la femme qui fait
la maison,» comme dit un vieux proverbe français. — Ce proverbe est
de tous les temps et de toutes les langues.

I.

Les Livres saints nous montrent la fille du patriarche occupée aux


soins domestiques, tantôt allant puiser de l'eau à la fontaine pour les
besoins de la maison, tantôt gardant les troupeaux de son père, se
préparant au rôle qu'elle aura à remplir sous la tente de son mari.
Rien de semblable par conséquent à la réclusion que subissent les
femmes chez beaucoup de peuples orientaux. Ainsi libre de ses mou-
vements la jeune fille pouvait être exposée à bien des dangers, mais
son honneur était protégé et défendu comme un bien de famille;
parfois même les frères dépassaient clans leur ardeur la mesure
permise de la réparation, comme firent Siméon et Lévi, lorsque pour
venger leur soeur Dinah de l'outrage qu'elle avait eu à subir du roi
Sichem ils mirent à mort tous ses sujets (Genèse, xxxiv).
Les coutumes du mariage chez les Hébreux étaient presque sembla-
bles àcellesqu'on retrouveencoreau milieu des populationstartares('l)
et chez, les admirables pasteurs de l'Oural : la jeune fille au lieu
de recevoir une dot de ses parents est au contraire accordée au jeune
homme moyennant le paiement d'une somme assez considérable qui
constituera plus tard son douaire si elle devient veuve. C'est le Mnhar
des Hébreux et le Kolimeda Bachkir (2). — Dans la période mosaïque
un jeune guerrier put, suivant une tradition chevaleresque, gagner
sa fiancée par une action d'éclat, mais ce n'est là qu'un fait exception-
nel ; cette obligation devait même être assez lourde pour le fiancé, car
il avait généralement besoin d'un délai de plusieurs années pour
recueillir l'argent nécessaire ; souvent aussi, comme dans le cas de
Jacob, le Mohar s'acquittait par le travail personnel du jeune homme
chez son futur beau-père; cette manière de se libérer n'était pas d'ail-

(1) L'abbé Hue, Voyage en Tartarie, I, 311-312.


(2) Le Play, Ouvriers européens, t. Il, -Monographie du Bachkir, pasteur demi-
nomade de l'Oural.
LE B.ÔLE DE LA FEMME DANS LA FAMILLE 195
leurs la plus rapide, d'après ce que la Genèse nous a transmis au sujet
des prétentions de Laban.
Assurément ces usages sont bien loin de nos moeurs, et peuvent
paraître étranges à des esprits prévenus; cependant lorsque je les
compare aux nôtres, à la conclusion précipitée et irréfléchie de beau-
coup de mariages, à la vanité des motifs qui y président, je dois
avouer que ce long stage imposé au fiancé me paraît être pour la
jeune fille une garantie d'attachement et partant de bonheur. D'autre
part, l'obligation de gagner sa femme est peut-être plus honorable
pour celui qui la subit que les calculs peu désintéressés auxquels se
livre souvent un Français de vingt-cinq à trente ans en quête de dot.
En somme, la soi-disant barbarie des Tartares l'emporté en ce point
sur notre soi-disant civilisation. Enfin, si dégagé de tout préjugé
j'observe froidement les peuples soumis à ce régime, je vois chez eux
le respect et la protection de la jeune fille, une forte organisation de
la famille et la prospérité; tandis que chez nous la jeune fille est
abandonnée, la famille désorganisée et la prospérité absente.
La jeune Israélite n'apportait donc la plupart du temps dans la
maison de son mari aucune richesse, sauf les menus objets que la
coutume lui accordait pour son usage personnel et parfois quelques
minces cadeaux. De même, aujourd'hui encore, la fille du Bachkir
entre en ménage avec un petit nombre d'animaux domestiques, des
vêtements, des meubles et les rideaux de son lit. Cependant, depuis
•—
les réclamations des filles de Galaad et la réponse que Dieu avait faite
à Moïse à leur sujet, il pouvait arriver qu'une fille fût héritière des
biens paternels. Dans ce cas, elle était obligée d'épouser un membre
de sa tribu et le mari de l'héritière prenait la
nom de son beau-père.
Ainsi, la femme ne pouvait posséder que d'une façon pour ainsi dire
intérimaire et son droit de propriété était limité, puisqu'il lui était
interdit de le transmettre par le mariage en dehors de sa tribu.
La situation delà femme mariée au foyer du patriarche paraît com-
promise au premier abord par l'habitude de la polygamie; toutefois,
l'épouse a une place prépondérante dans la maison et
une autorité
absolue sur les autres femmes esclaves : « Consciente de sa dignité,
implacable quand il lui faut défendre ses prérogatives, imposante dans
sa hauteur, tout fléchit devant elle; et quand elle a prononcé le renvoi
d'une esclave,
— celle-ci fût-elle la mère d'un fils du patriarche, —
l'esclave, son enfant même s'éloigneront (;l). On peut
» se faire une
idée de cette autorité souveraine de l'épouse
en se reportant dans les
Saints Livres à l'épisode de Sara et d'Agar;
on est étonné du ton que
prend Sara pour imposer à Abraham l'éloignement de l'esclave et de
,

(i) C. Bader, La Femme biblique, p. -138.


'I9(j LA KÉFORME SOCIALE

son fils : « Ejice ancillam liane et filium ejus; nonenim erit lieres films
ancillx cum filio meo haac (1). » Soumise à son mari, la femme du
patriarche exerçait donc en toute liberté le gouvernement de sa mai-
son, et les autres femmes étaient obéissantes à ses ordres comme des
filles et des esclaves.
L'abbé Hue a retrouvé, en plein dix-neuvième siècle, une organisa-
tion analogue de la famille chez les Tartares-Mongols. La polygamie
y existe comme chez les Hébreux, tempérée d'ailleurs par l'obligation
d'acheter les femmes à un prix élevé, et, « la première épouse est tou-
jours la maîtresse du ménage etla plus respectée dans la famille. Les
femmes secondaires portent le nom de petites épouses (paga émé) cl
doivent obéissance et respect à la première (5J).» La monographie du
Bachkir que nous avons déjà citée et l'Odyssée d'Homère nous mettent
sous les yeux des tableaux d'intérieur absolumenlsemblablesà celui-ci.
Ajoutons que malgré son rang élevé la femme du patriarche ne
dédaigne pas d'accomplir elle-même les travaux domestiques. Quand
Abraham reçoit les anges sous sa tente c'est à Sara qu'il demande de
faire cuire des gâteaux sous la cendre chaude (subeinericiospanes) (3).
Lorsque Rébecca veut attirer sur son second fils les bénédictions
d'Isaac, c'est elle-même qui se charge de donner par une savante pré-
paration à un chevreau du troupeau de Jacob le goût de la venaison
qu'Esaû avait promise à son père (4).
Sous la loi mosaïque, la femme riche prend peut-être une part
moins active aux soins du ménage; cependant le Livre des Proverbes,
dans le magnifique portrait qu'il nous trace de la femme forte, nous
la montre travaillant de ses mains le lin et la laine et se levant dès
l'aube pour distribuer la tâche à ses servantes. Ainsi fait la femme
grecque, et de cette communauté d'occupations naissent entre les maî-
tresses et les esclaves des rapports touchants dont l'antagonisme de
nos sociétés modernes nous fait sentir tout le prix. La vieille Euryclée,
nourrice de Pénélope, appelle celle-ci, « ma fille, » dans le palais où
elle règne en souveraine, et ce n'est pas là un fait isolé, car nous voyons
dans presque toutes les tragédies grecques le rôle de confidente joué
par une esclave. Aujourd'hui, nos domestiques sont, il est vrai des
citoyens, mais nous les tenons à l'écart et souvent ils ne nous respec-
tent pas; au contraire, cette sorte de familiarité que nous signalions à
l'instant chez les Grecs n'avait rien de choquant à cause du respect
profond dont les maîtres étaient entourés; la meilleure preuve qu'on
en puisse donner est qu'elle ne portait nullement atteinte à leur auto-
Ci) Genèse, XXI, 0,10.
(2) L'abhé HUc. Voyage en Tarlaric , t. I, p. 313-314.
(3) Genèse, XVIII. 6.
(4) Genèse, XXV», 9.
LE RÔLE DE LA FEMME DANS LA FAMILLE 197
rilé, témoin la façon pleine de dignité dont Pénélope savait rappeler
au sentiment de leur devoir les esclaves qu'elle jugeait lui avoir man-
qué de respect.
Chez les Grecs le travail de la femme riche s'explique encore par
cette autre raison qu'ils le considéraient comme le secrec delà beauté-
Dans les Economiques de Xénophon, Ischomaque conseille à sa jeune
femme de se mêler d'une façon plus active aux travaux de ses esclaves,
non pas pour suppléer à leur petit nombre, mais simplement pour
fortifier sa santé, trouver plus de saveur à sa nourriture et augmenter
ainsi la beauté de sa carnation. Nous ne nous étonnons pas après
cela de voir le bouillant Achille soupirer après les joies du foyer (1)
et Ischomaque trouver de la beauté jusque dans les marmites symé-
triquement rangées (2). Ces hommes primitifs devaient forcément
goûter un grand charme dans un foyer où les soins journaliers d'une
femme aimée laissaient leur empreinte; ils se rendaient un compte
exact des services qui leur étaient ainsi rendus, et comparaient assez
justement à la tâche ingrate des Danaïdes le rôle d'un mari qui règle
avec économie les affaires extérieures pour voir une maison mal orga-
nisée absorber mal à propos le fruit de son travail (3).
De là une confiance et une affection qui se manifestent souvent delà
façon la plus touchante : il n'est pas rare de voir les héros grecs con-
sulter leurs femmes sur une décision importante. Lorsque après la mort
d'Hector, le veux Priam veut, sur le conseil de Jupiter, demander à
Achille le corps de son fils, il appelle sa femme pour lui faire part de
ses projets et, comme Hécube cherche aie détournerde cette entreprise
périlleuse, il est ébranlé et consulte les dieux avant de passer outre.
Les conseils de l'épouse sont donc écoutés et l'amour conjugal naît au
coeur des héros d'Homère, accompagné de ce respect qui en est la plus
haute sauvegarde: «L'homme sage, prudent, aime la femme et la
protège, dit Achille, et moi aussi j'aimais cette femme (Briseis) quoi-
qu'elle fût ma captive (4).»
Ailleurs Homère nous montre la jeune fille grandissant sous la
protection tendre de sa mère, entourée du respect de ses frères qui la
servent en souveraine. « La présence de l'homme n'est point bannie
de ses jeux et de ses entretiens ; mais un légitime sentiment de
pudeur ne lui permet pas de se laisser accompagner par un homme,
lorsque sans ses parents elle traverse la ville (5). » L'étude ne lui est
pas interdite d'une façon absolue. « Homère cite la blonde Agamède
(1) Iliade. IX.
(2) Xénophon, Economiques, VIII.
(3j Xénophon, Economiques, VU.
(4) Iliade, IX.
(5) Homère. Odyssée, VI, VII, Vllï, cilé par 5t"« C. Buder.
198 LA RÉFORME SOCIALE

qui avait appris à distinguer toutes les plantes salutaires (1); » mais quel
que soit son rang, fille de prince, ou fille du peuple, elle est rompue
aux soins domestiques par l'éducation qu'elle reçoit : tandis que la
mère de famille s'occupe spécialement des détails intérieurs, elle
confie à ses filles les travaux qui les appelant au dehors aident à leur
développement physique. « C'est à elles qu'il appartient de laver dans
le fleuve leurs tuniques, leurs voiles, les vêtements de leur père et
de leurs frères (2). »
Telles étaient aussi les attributions de la vierge romaine, principa-
lement dans cette période rude et féconde où les sénateurs ne
dédaignaient pas de conduire la charrue ; le meurtre de Virginie par
son frère nous dit assez quelle était alors la pureté des moeurs et la
façon dont on savait les protéger. Rien d'ailleurs ne saurait mieux
mettre en relief l'importance sociale attachée par les Romains à la
chasteté que le rôle religieux attribué à la jeune fille par la famille
dans le culte domestique et celui plus célèbre qu'avaient reçu les
vestales de la cité elle-même : à la pureté delà jeune fille était confié
l'autel de la maison ; à la pureté de la vestale, l'autel de la patrie. —
C'était le temps où la femme, « se préparant à être la digne compagne
d'un héros, donnait à son époux futur un habit qui était l'oeuvre de
sa main laborieuse et qu'il portait à la guerre (3). » Ainsi la vie tout
entière de la jeune fille était chez les premiers Romains une prépara-
tion à son rôle d'épouse, soit qu'elle apprît par les soins journaliers
du ménage à gouverner plus tard la maison de son mari, soit que clans
le culte de ses dieux domestiques elle puisât cet amour et ce respect
du foyer qui ont fait la force de la famille romaine.
Venait-elle à se marier, l'autorité'sous laquelle elle se trouvait
placée était aussi forte que celle de son père, et la façon dont elle était
achetée par son mari dans les origines du droit romain nous reporte
absolument aux coutumes de la Bible, des Rachkirs ou des temps pri-
mitifs de la Grèce. Mais ces usages ne devaient pas résister longtemps
à la corruption qu'engendrèrent bientôt la richesse et la puissance
romaines ; du jour où le divorce fut introduit dans les moeurs tout fut
changé. Le mari qui épousait sa femme pour une période de quelques
années, pour une seule parfois, eût été souverainement Imprudent en
effet de consacrer une forte somme à un caprice passager. Dès lors, la
dot fit son apparition et régna en souveraine ; nous verrons dans un
prochain article combien le rôle de la femme en fut amoindri.

(1) Iliade XI.


(2) Iliade XXII. Odyssée VI, VU.
(3) La Femme grecque, t. I, p. 91.
LE RÔLE DE LA FEMME DANS LA FAMILLE 199
La matrone romaine des temps primitifs est au contraire l'objet
d'un respect universel ; « le magistrat même lui cède le pas, et, si son
mari se trouve auprès d'elle dans un char, il n'est pas obligé de des-
cendre de voiture pour saluer un consul qui passe (1). » Entrons dans
l'Atrium et nous y trouverons le secret de cette situation honorée de la
femme : elle aussi file le lin et la laine en compagnie de ses esclaves,
et les riches étoffes dont elle est couverte sont l'ouvrage de ses mains;
elle vérifie le compte des toisons à l'époque de la tonte des moutons
et ne dédaigne pas de soigner elle-même ses esclaves, lorsque ceux-ci
sont malades. Dans l'accomplissement de ces humbles devoirs elle
puise cependant, avec la simplicité des moeurs, cette force de caractère
qui la rendra capable d'élever des héros ! Près d'elle se tient souvent
une parente vertueuse et âgée dont, au témoignage de Tacite (2), « la
présence seule imprime aux divertissements des enfants un caractère
de pieuse retenue. » C'est là un des traits les plus recommandables
de la famille souche, et la présence au foyer des vieux parents céliba-
taires se retrouve aujourd'hui encore chez les peuples qui ont conservé
ce régime bienfaisant.
II
Après l'invasion des Barbares et le bouleversement général de la
société qui en estle résultat nous retrouvons, au moyen âge, un spec-
tacle bien digne de fixer notre attention : le sang pur de la race ger-
maine et de la race franque a donné une nouvelle vie au corps social ;
les coutumes saines des races du Nord sont venues relever la famille
désorganisée par les mauvaises moeurs delà décadence romaine et les
mauvaises lois qui en furent le résultat ; enfin, le Christianisme se
trouvant en face, non plus d'une société corrompue dont il se borne à
sauver quelques membres épars, mais d'une société barbare dont la
vie exubérante ne demande qu'à être réglée, accomplit une magnifique
oeuvre de restauration sociale. Quelle place tient la jeune fille dans
ce nouvel ordre de choses, nous le savons par les admirables Chansons
de gestes que ces siècles nous ont léguées; elle est l'inspiratriee des plus
grandes actions, des plus nobles dévouements. Après Dieu le moyen
âge a aimé et respecté la femme. Il importe donc de savoir quel était
son rôle dans la vie journalière et comment l'éducation la rendait
digne de cette situation éminente.
La jeune fille à cette époque vivait peu au dehors et ses principales
occupations se bornaient au travail des mains qu'elle accomplissait
sous la surveillance de sa mère, en'compagnie des servantes de la mai-

(1) C. Bader.Za Femme romaine, p. 129.


(i) Dialogue sur les Orateurs, ciLé par Mlie 0. Bâcler. Ln Femnu- romaine-
200 LA RÉFORME SOCIALE

son. Dans la période la plus reculée, au temps de Charlemagne, son


instruction était relativement étendue, et l'histoire nous montre plus
d'une châtelaine lisant son office dans le texte latin ; ce n'est qu'à la
fin du douzième et surtout au treizième siècle que les auteurs ecclé
siastiques furent traduits en français et les vies des saints également
rédigées en français ; encore les livres d'Heures étaient-ils presque
exclusivement en latin. Cependant « on compte, à partir du treizième
siècle et dès la fin du douzième, les religieuses qui étaient capables de
lire ou d'écrire le latin, encore moins de le parler, comme Is abelle
soeur de saint Louis, fondatrice de l'abbaye de Longchamps, ou
Mathilde de Bourgogne, abbesse de Château-Châlon'(<). » Quoiqu'il
en soit de cette ignorance, il est certain que les femmes furent pen-
dant cette période à la hauteur intellectuelle du milieu dans lequel
elles vivaient ; souvent d'ailleurs les filles et les garçons « avaient les
mêmes maîtres, » comme le prince Floire et la petite Blancheflor dans
le roman de ce nom (2_).
Nous retrouvons encore, au moment de la Renaissance religieuse du
commencement du dix-septième siècle,un certain nombre de femmes qui
durent àla forte éducation qu'elles avaient reçue étant jeunes filles
l'influence considérable qu'elles exercèrent sur leur époque ; et plus
tard encore, mais seulement dans les familles qui avaient échappé à
la vie de cour, nous pouvons admirer des types remarquables de
modestie et de solide instruction. Quant aux femmes corrompues et
et amies des lettres qui marquèrent le règne des derniers Valois, beau-
coup d'entre elles étaient loin d'être des «filles instruites.)) Il est cer-
tain d'ailleurs que « l'ignorance ou l'insuffisance de l'instruction n'est
incompatible ni avec l'élégance extérieure, ni avec les qualités bril-
lantes de l'esprit, ni avec le goût des plaisirs intellectuels: la plupart
des femmes de la cour de Louis XIY étaient fort ignorantes. D'autre
part ces goûts délicats s'allient aisément avec la frivolité et même la
corruption des moeurs, loin d'être l'accompagnement obligé*de la pu-
reté morale et de la dignité de la vie: les princesses de la maison de
Bourgogne, Marguerite, Jeanne et Blanche, qui avaient épousé les
trois fils de Philippe-le-Bel, et dont la tradition populaire a retenu les
noms; Isabeau de Bavière, si tristement célèbre, et bien d'autres, en
sont des exemples probants (3) ».
Au contraire la duchesse de Liancourt qui laissait à sa petite-fille,
la princesse de Marsillac, un règlement de vie admirable était assuré-
ment un esprit cultivé; elle ne rougit pas cependant, à une époque où

(i) P. Iîousselot. Histoire de l'Education des femmes en France, t. 1, p. 40.


(2) P. Rousselol. M. ib.,p. 45.
(3) Pi Rousselol, id. ib. p. G7*
LE ROLE DS LA. FEMME DANS LA FAMILLE 201

les grandes dames savaient garder leur rang et leur dignité, de descen-
dre aux détails les plus ordinaires de la vie domestique, et d'indiquer
dans ce règlement rédigé avec grand soin les devoirs si variés d'une
bonne maîtresse de maison ; tout cela paraît d'ailleurs naturel
sous sa plume, car pour donner des conseils elle n'avait qu'à raconter
sa vie ('1).
Il ne faudrait pas croire que cet exemple et ceux que M. de Ribbe
a mis en lumière par l'étude des familles provençales fussent des ex-
ceptions. Lorsque les lettrés du dix-huitième siècle nous laissent par
hasard soulever un coin du voile qui cachait à leurs regards dédai-
gneux la vie ignorée de la province, nous y découvrons souvent les
indices de la forte organisation du foyer; j'en trouve un charmant
exemple dans les mémoires que Marmontel (2) avait écrit, pour ses
enfants et qui,pour cette raison,renfermentdes détailspeu intéressants,
dit-il, pour le public. Telle est, je suppose, à ses yeux, l'énumération
qu'il nous présente des personnes vivant chez son père : « Econome
de la maison, elle (la grand'mère maternelle) présidait au ménage et
nous donnait l'exemple de la tendresse filiale, car elle avait aussi sa
mère et la mère de son mari dont elle avait le plus grandsoin... Ajou-
tez au ménage les soeurs de mon aïeule et la soeur de ma mère, avec
très peu de bien tout cela subsistait.»
Dès le moyen âge les jeunes filles ne sont plus achetées, comme dans
les temps antiques, par celui qui prétend à leur main, mais la dot
qu'elles reçoivent est généralement assez modeste et ne saurait par
conséquent, sauf certains cas exceptionnels, devenir la cause détermi-
nante d'une demande en mariage. De plus, par un usage que l'on re-
trouve encore dans certaines provinces à la fin du dix-huitième siècle,
la jeune fille en recevant sa dot renonce pour l'avenir à tout partage
des biens paternels ou maternels, et ainsi sont évités ces débats re-
grettables qui viennent trop souvent diviser de nos jours les membres
d'une même famille au lendemain de la mort de son chef.
Il n'entre pas dans le cadre de cette étude de montrer toutes les
conséquences d'un pareil usage ; je tiens seulement à indiquer que les
coutumes codifiées de nos provinces, dont un grand nombre recon-
naissaient à chaque enfant une part dans certains biens, et par consé-
quent un droit de partage à la mort du père, étaient souvent neutra-
lisées sur ce point par les dispositions des testaments et des contrats
de mariage. Ceci soit dit en passant pour prouver une fois de plus

(1) Règlement donne par la duchesse de Liancourl à la princesse de Marsillac; Régie,


ment que &'me de Liancourt avait dressé pour elle-même. Publiée par Mme la mar-
quise de Forbin d'Oppède. 1 vol. in-16, Paris, 1881. Piemière édition en 1694.
(2) Mémoire de Marmontel, édition Finnin-Didol, p. il.
202 LA. RÉFORME SOCIALE

qu'on ne saurait bien connaître une nation en étudiant seulement les


lois écrites qui paraissent la régir. Le véritable champ d'observation
ouvert à la science sociale c'est la famille instituée par Dieu, comme
la base nécessaire de toute société.
Voilà pourquoi les ouvrages de M. de Ribbe ont pu nous révéler na-
guère une France admirable où la forte organisation des familles
s'était conservée à côté de ce monde de courtisans et de philosophes
qui semble dominer le dix-huitième siècle. Voilà aussi pourquoi
YEcole de la paix sociale s'est donné pour mission d'étudier les familles
dans le minutieux détail de leur vie quotienne, parce que c'est là que
se trouve le secret du bonheur des nations.

Avant de terminer cette rapide excursion au milieu des populations


stables auxquelles nous sommes venu demander la cause ignorée de
leur prospérité, il n'est pas inutile peut-être de mettre sous les yeux
du lecteur les conclusions auxquelles l'observation de ces peuples
nous a conduit. Je les présente ici dans leur rigueur scientifique, tout
près d'ailleurs à les modifier selon les résultats que pourront amener
d'autres enquêtes du même genre entreprises sans idées préconçues.
Chez tous les peuples bien organisés et prospères, la jeune fille
élevée au foyer domestique est entourée dans sa jeunesse d"un respect
et d'une protection qui mettent son innocence et son ignorance à l'abri
des dangers delà séduction.
Au moment de son mariage, cette protection se traduit par l'absence
ou la modicité de la dot qui l'empêche d'être recherchée pour les
avantages pécuniaires de sa position et donnent ainsi une garantie de
plus à son bonheur conjugal.
Enfin, l'épouse, soumise à son mari, est associée à sa vie d'une façon
ntime et gouverne souverainement le foyer de sa famille. De plus, c'est
sur elle que repose la charge principale de l'éducation des enfants.
Nous verrons, dans un prochain article, comment ces règles ont été
violées d'une façon partielle ou complète à toutes les époques de cor-
ruption sociale.
P. DE ROUSIERS.
LES TENDANCES SOCIALES
DANS LE ROMAN CONTEMPORAIN
A PROPOS DE TROIS PCBLICàTIONS NOUVELLES

La devise de cette Revue doit être : Aborder tous les genres; traiter toutes
les questions, mais toujours au point de vue social, c'est-à-dire en signalant
l'influence exercée sur la prospérité ou la décadence de la société.
C'est pour remplir une partie de ce programme que nous avons demandé
à notre confrère, M. Firmin Boissin, qui dirige avec tant de distinction le
Messager de Toulouse, de vouloir bien étudier ici les romans nouveaux au
point de vue social. Le roman exerce une trop grande influence sur les idées
et sur les moeurs ; d'autre part, il en est un reflet trop exact pour ne pas
attirer notre attention.
Cet article inaugure donc une série qui, grâce au talent de M. Firmin Bois-
sin, présentera autant d'intérêt que d'enseignement.
En nous adressant ce premier article, notre confrère, ajoute : « J'ai l'inten-
tion de faire la seconde étude sur la vie rurale dans le roman, à propos de
la Ferme dit Choguard, le nouvel ouvrage de M. Victor Cherbuliez, de l'Aca-
démie française. Je vais, pour cela, relire attentivement le volume. >:

Nous ne doutons pas que ce premier article ne fasse naître chez nos lecteurs,
le désir de lire bienlôt le second.
E. D.

Notre intention n'est pas, comme nous le faisons chaque trimestre


dans le Polybiblion, de rendre compte ici des nombreux romans qui
se publient, chaque année, tant à Paris qu'en province. Nous voulons
seulement, et le cas échéant, dégager de ces publications légères tout
ce qui nous paraîtra venir à l'appui des idées que la Réforme sociale
a pour mission de propager et de défendre.
Virgile trouvait de l'or dans le fumier d'Enmus. On peut aussi, en y
mettant le soin voulu, trouver des perles, c'est-à-dire d'utiles indica-
tions et de précieux arguments dans les oeuvres troublantes et
troublées des romanciers contemporains.

Qui croirait, par exemple, en lisant ce titre: Les désirs de Jean


Servien (<l), qu'il s'agit d'une charge à fond contre le baccalauréat, et
d'une critique de l'éducation universitaire? C'est ce qui ressort
pour-
tant de la lecture de l'ouvrage. L'auteur, M. Anatole France, n'a
peut-être pas porté ses vues aussi loin ; mais c'est la conclusion logique
de l'histoire qu'il raconte.

(1) Paris, Lemerre éditeur, 1 vol. in-12.


204 LA RÉFORME SOCIALE

Son « Jean Servien » est le fils d'un modeste relieur parisien qui
rougirait de voir l'enfant continuer sa profession. Il l'envoie au lycée,
et Jean y prend des goûts et des habitudes de « monsieur. » Il a honte
de son père, écrit des déclarations d'amour à une actrice qui lui rit
au nez, concourt à un emploi de surnuméraire aux finances, est refusé
pour son écriture de singe et une orthographe hésitante. Il est bache-
lier, il est poète, il a une imagination exubérante. Mais comme il
ignore les choses utiles, à quoi cela lui sert-il? A devenir pion dans
une institution libre. Ses goûts n'ont pas changé ; ses désirs le tour-
mentent, et ils s'accroissent d'autant plus qu'il lui est impossible de
les satisfaire. La Commune est proclamée. Jean se jette dans le mou-
vement. Il prend part aux premiers actes de l'Orgie Rouge. Cependant,
un vieux fonds d'honnêteté qu'il tient de ses parents se réveille en lui,
et, voyant les excès qui se commettent, il brûle ce qu'il avait adoré,
et va grossir les rangs de l'armée de l'ordre. Mal lui en prend. Re-
connu, ses anciens amis le fusillent bel et bien contre un mur, comme
un vulgaire gendarme ou un simple dominicain.
Certes, le roman de M. Anatole France n'est pas de ceux que l'on
place dans les bibliothèques paroissiales, et, si nous l'envisagions à
d'autres points de vue, nous aurions bien des réserves à établir. Mais
nous n'en voulons retenir que la thèse, qui est celle-ci, à l'insu ou non
de l'auteur: Jean est un déclassé, Jean a manqué sa vie, Jean est
devenu un être inutile, et même nuisible à un moment donné ; pour-
quoi? Parce que son père, humble ouvrier, au lieu de faire de son fils
un ouvrier comme lui, l'a jeté, par amour-propre, ambition et gloriole,
hors de sa voie. Il a voulu qu'il fût bachelier, et le collège ne lui a
rendu qu'un fruit sec. — Ilya trop de bacheliers.
Et, pour qu'on ne se méprenne pas sur les intentions de son livre,
le romancier, s'adressant, en la personne de Servien le relieur, à ces
pères de famille qui se saignent aux quatre veines pour pousser leurs
fils dans des carrières en dehors de leur condition et de leurs aptitudes^
met sur les lèvres d'un de ses personnages, ces paroles significa-
tives :
« Vous êtes tous les mêmes. Vous travaillez, vous suez, vous vous
épuisez, pour faire de vos fils des bacheliers, et vous croyez que, le
lendemain del'examen, ces gaillards-là seront nommés ambassadeurs.
Pour Dieu ! ne nous donnez plus de bacheliers. Nous ne savons qu'en
faire... Les bacheliers! ils encombrent le pavé ; ils sont cochers de
fiacre; ils distribuent des prospectus dans les rues. Il en meurt à l'hô-
pital, il en va au bagne. Pourquoi n'avez-vous pas appris votre mé-
tier à votre fils? Pourquoi n'avez-vous pas fait de lui un relieur? Oh!
je le sais bien, vous n'avez pas besoin de me le dire, c'est par ambition.
Eh bien ! un jour votre fils crèvera de faim en rougissant de vous, et
LES TENDANCES SOCIALES DANS LE ROMAN CONTEMPORAIN 205

ce sera bien fait. L'Etat, dites-vous, l'Etat! vous n'avez que ce mot-là
dans la bouche. Mais il est encombré, l'Etat!»
Gomme c'est vrai On n'a jamais mieux décrit un des pires fléaux
!

de la société moderne. Oui, il y a trop de bacheliers, et l'éducation


universitaire tend à en augmenter chaque jour le nombre.
Nous ne prétendons pas qu'il faille empêcher les fils de l'ouvrier,
du paysan, de l'épicier, du petit commerçant, de devenir, à l'occasion,
médecin, avocat, notaire ou professeur. Non! Mais ce ne devrait être
que l'exception, alors que l'enfant manifeste des aptitudes hors ligne,
n'est pas taillé pour les travaux manuels, et se sent entraîné vers les
choses de l'intelligence par une vocation irrésistible.
Malheureusement, il n'en est point ainsi.
L'exception, dans notre société deséquilibrée, est devenue la règle,
et, au lieu de mettre un frein à ces déclassements, ce sont les parents
eux-mêmes qui les favorisent de tout leur pouvoir. De là, tant de mé-
decins sans clients, tant d'avocats sans cause, tant d'artistes sans talent
tant de déclamateurs de clubs, tant de gibier de révolution, tant de
nullités encombrantes, prétentieuses, agressives et dangereuses. De là
enfin tous ces tantales farouches, aux goûts exorbitants, aux désirs
inassouvis, qui forment l'armée de l'émeute et, aux jours hybrides,
montent à l'assaut du pouvoir.
11 est fâcheux que les Désirs de Jean Servien laissent à désirer pour
certains détails et contiennent des aperçus, plus ou moins sujets à cau-
tion. Au point de vue qui nous occupe, ce roman serait, sans cela, un
excellent livre de propagande.

II

Nous ne pouvons pas, et pour les mêmes raisons, recommander,


non plus, Sous les chênes verts, de M. de Séménow (1). Ce roman con-
tient contre la noblesse de province des personnalités tout à fait
regrettables. Il y a, çà et là, des descriptions trop complaisantes d'une
situation irréguliére. Et cependant, si mal traitée qu'elle soit, de la
thèse du romancier peut se dégager une idée à la fois sociale et chré-
tienne. Il s'agit des mariages qui se font aujourd'hui dans les familles
riches. On ne consulte que les convenances. Le jeune homme et la
jeune fille que l'on destine l'un à l'autre ont-ils l'un pour l'autre une
sympathie réciproque, une attraction mutuelle? Cela importe peu: les
deux familles sont honorables, les fortunes à peu près équivalentes;
on n'en demande pas davantage. Autrefois, en province, on laissait le

(1) Paris, Calmami Lévy, éditeur, I vol. in-18.


206 LA RÉFORME SOCIALE

« promis » et la « promise » se « parler » deux ou trois mois avant le


mariage, sous l'oeil des parents. Il n'en résultait aucun inconvénient
au dire des anciens. Il est vrai que les moeurs étaient plus pures.
Aujourd'hui, on sort une jeune fille du couvent et on la marie comme
cela à un homme qu'elle n'a jamais vu, qu'elle ne connaît pas. dont
elle ignore le caractère, les idées, les tendances. Est-ce mieux ? Il nous
semble que beaucoup de ces désunions qui produisent, de temps à
autre, de si grands scandales, n'ont pas d'autres causes. Quoi qu'il en
soit, voici le sujet du roman de M. de Séménow, qui, avant d'être
publié en volume, a paru en feuilleton dans le grand Moniteur
universel.
M.et Mme de Vabran ont recueilli dans leur château de la Renède une
jeune orpheline de leurs parentes. Harlette est son nom : c'est une
jeune fille douce, instruite, pleine de coeur. Elle est de famille aussi
noble que les Vabran; mais ses parents, ruinés par nos révolutions,ne
lui ont laissé aucune fortune. Au terme de ses études, Norbert de
Vabran, le fils aîné de la maison, rentre à la Renède. Il s'éprend
d'Harlette. Celle-ci, inconsciente et naïve, ne repousse pas l'amour de
Norbert, qui demande à ses parents la main de sa cousine. M.de Vabran
ne verrait pas ce mariage avec déplaisir, Norbert étant riche
pour deux. Mais Mme de Vabran s'y oppose formellement; elle veut
marier son fils avec la fille de ses voisins, les Noveterre. C'est résolu
dans sa tête, et elle n'en démordra pas. Qu'arrive-t-il? C'est que,
foulant aux pieds les traditions du respect filial, Norbert de Vabran
enlève Harlette et l'emmène à Paris. Un enfant naît de leur liaison
coupable. Ce serait le moment de régulariser leur situation. Mme de
Vabran demeure inflexible, si bien que Norbert finit par abandonner
la jeune fille qu'il a séduite et retourne à la Renède épouser Kitty de
Noveterre.Cette union n'est heureuse ni pour les uns ni pour les autres.
Kitty se révèle impérieuse, acariâtre, dominatrice.Norbert se noie dans
un moment de désespoir.Harlette meurt repentie au fond d'un couvent,
et son enfant est adopté par un brave vieux garçon,plein de loyauté, qui
avait autrefois offert sa main à la cousine de Norbert.Restent les deux
vieillards, M. etMme de Vabran. Ils font peine à voir. Les cheveux de
la comtesse sont devenus tout blancs. M. de Verton, le père adoptif du
fils de Norbert, vient quelquefois au château avec l'enfant, et ce sont
les seuls moments de joie que connaissent ces malheureux.Mais quand
ils se retrouvent seuls, ils se regardent avec des larmes dans les yeux.
Souvent, la comtesse interrompt ce silence pour dire doucement à son
mari : « Si pourtant nous lui avions donné Harlette! » — Eh oui!
c'est ce qu'il fallait faire, rii vous lui aviez donné Harlette, qui, quoique
pauvre, était de votre famille, vous n'auriez pas eu un fils irrespectueux
et coupable. Votre autorité légitime n'eût pas été méconnue. Harlette
LES TENDANCES SOCIALES DANS LE ROMAN CONTEMPORAIN QOIf

et Norbert consoleraient aujourd'huivotre vieillesse, et vous vous sen-


tiriez revivre dans vos petits-enfants.
Telle est, croyons-nous, la morale qu'il y a à dégager du roman de
M. de Séménow. Nous ne sommes pas de ceux qui pérorent ridicule-
ment contre le « despotisme paternel ». Les enfants n'ont que des
devoirs à remplir à l'égard de leurs parents. Les parents seuls ont des
droits, droits divins et humains, indiscutables et imprescriptibles.Mais
ces droits, par cela même, impliquent des devoirs non moins absolus,
et le premier de tous est que les parents ne sacrifient pas le bonheur
des jeunes existences dontDieu leur a donné la tutelle à un sot orgueil.
C'était, d'après l'auteur de Sous les chênes verts, un peu le cas de
Mme de Vabran.

III
Les journaux quotidiens qui se respectent ont souvent le grand tort
d'accepter de confiance les articles qu'on leur envoie sur certains
livres. C'est ainsi que deux feuilles conservatrices de Paris, des mieux
posées,ont fait dernièrement les plus vifs éloges d'une oeuvre intitulée :
Le roman (Tune figurante, par M. Jules Mary. Evidemment, c'est une
distraction. A notre avis, loin d'être une oeuvre morale, ce Roman d'une
figurante (\) est un mauvais roman. Sans doute, l'auteur est chaste
dans ses expressions; ce n'est pas un réaliste de l'école de M. Zola, et
il évite généralement les crudités et les termes obcènes.Mais savez-vous
quelle conclusion on peut tirer de son livre? C'est que l'homme et la
femme sont plus heureux dans l'union libre que dans le mariage. Le
peintre Noël Chrétien fait, comme on dit, une fin : il épouse sa cousine
Geneviève Paqueron. « Sa femme, écrit le romancier, ne le rend pas
heureux. » Or, ce peintre a vécu maritalement avec une actrice — et
cette union sans sacrements nous est présentée comme une lune de
miel perpétuelle, comme un ciel sans nuages. Vous voyez d'ici la thèse.
C'est la thèse que Mme George Sand mit autrefois à la mode. C'est la
thèse que soutiennent aujourd'hui la plupart des romanciers de l'école
naturaliste. Plus de Dieu, plus de famille, l'union libre : tel est l'idéal
qu'ils offrent aux jeunes générations. Paut-il s'étonner que la corrup-
tion soit si grande, la perversité si profonde?

FIRMIN BOISSIN.

(1) Paris, Eugène Pion, 1 vol. in-12.


LA GRATUITÉ DE L'ENSEIGNEMENT PRIMAIRE

LES ÉCOLES LIBRES D'ANNONAY

Dans le chapitre 47 de la Réforme sociale en France, intitulé :


« L'enseignement et les corporations, » Le Play, après avoir blâmé les
hommes qui « prétendent façonner des instituteurs selon la doctrine
du progrès et les substituer, par voie de contrainte, aux chefs de
famille pour la direction intellectuelle et morale des enfants, » a prouvé
« par des motifs tirés de la raison et de l'expérience, qu'on ne
fondera jamais une société prospère sur un système d'enseignement,
alors même que celui-ci serait porté au plus haut degré de per-
fection. »
Le Maître illustre a victorieusement démontré que la pratique de la
vie est plus féconde que la science des écoles. Il s'est déclaré partisan
de F éducation sans bornes, mais en même temps de l'enseignement
limité, estimant qu'on trompe l'opinion lorsqu'à l'aide de la confusion
de ces deux éléments, on « affirme qu'un gouvernement, en s'empa-
rant de la direction des écoles, élèverait sûrement une race d'hommes
au-dessus de toutes les autres. » Aussi en est-il venu à conclure qu'on
est dans l'erreur lorsqu'on veut voir dans l'école autre chose qu'une
modeste succursale du foyer domestique et de l'église.
Pour lui, la propagation de la doctrine qui impose Vobligation de
l'enseignement est une aberration. Quant à la gratuité, « elle est
contraire au principe qui commande aux citoyens de pourvoir par
leur propre initiative aux besoins de la vie privée. Elle serait, ajou-
tait-il, un contresens sous le régime nouveau qui leur laissera le soin
de subvenir aux frais du culte. Il est d'ailleurs inexact d'appeler
gratuit un service rétribué par l'impôt. Et il concluait en disant : La
<<

suppression de toute intervention de l'Etat serait encore ici le point


de départ de la réforme. »
C'est précisément sur les écoles primaires affranchies de la tutelle
de l'Etat, dans une mesure assez restreinte d'ailleurs, que je désire
appeler l'attention des lecteurs de la Réforme sociale.
Sans parler de Vobligation, imposée aujourd'hui, malgré les principes
de liberté quJon invoque sans cesse, nous nous contenterons d'exa-
miner si la gratuité de l'enseignement doit être appliquée dans les
écoles privées qui se fondent de toutes parts en France.
Ne dirait-on pas que les commentateurs de la loi se sont chargés
eux-mêmes de condamner ce principe de la gratuité, lorsqu'ils ont
interdit l'accès de l'école aux parents, aux ministres du culte, et
LA GKATOITÉ DE L'ENSEIGNEMENT PRIMAIRE 209
jusqu'aux délégués choisis par la commune, sous prétexte que l'État
faisant seul les frais de l'enseignement, personne autre que ses agents
n'a plus rien à voir dans l'école ?
Il y a là, en effet, une violation flagrante d'un des principes les plus
essentiels de la réforme sociale, qui réside dans l'obligation absolue
pour le père de famille d'assurer à ses enfants un enseignement qui
développe les croyances religieuses, le sentiment national, et donne
une large satisfaction aux besoins moraux.
Or, il ne peut arriver avec certitude à ce résultat qu'à la condition
de surveiller l'école et l'instituteur. Privé désormais de ce contrôle
dans les écoles de l'Etat, le père de famille s'adresse aux établis-
sements libres, mais est-il indispensable qu'il trouve également dans
ces derniers le principe de la gratuité? S'il est pauvre, des personnes
charitables ne lui viendront-elles pas en aide pour payer l'école ?Mais
s'il est aisé, pourquoi ne contribuerait-il pas, pour sa part, à l'édu-
cation de sa famille ?
L'observation des faits tend à prouver qu'il doit en être ainsi.
D'abord les écoles payantes sont presque toujours mieux tenues,
souvent plus fréquentées ; les rapports de l'Université le constataient,
avant la promulgation de la loi du 28 mars. En second lieu, les
parents sont moins enclins à oublier les devoirs qu'ils ont à remplir
envers leurs enfants, ils veillent avec plus de soins à ce que ceux-ci se
rendent régulièrement aux classes, s'intéressent davantage aux choses
qui y sont enseignées, et s'efforcent d'avoir avec les maîtres des
rapports sympathiques.
Mais il est une question qui doit préoccuper d'une façon toute
particulière la classe dirigeante, et par conséquent les membres des
Unions de la Paix sociale. Ils s'intéressent tous au plus haut degré au
maintien, au développement des écoles où sont enseignés les principes
fondamentaux sur lesquels repose la réforme. Il y a donc lieu, pour
tous nos confrères, de repousser les illusions et de se demander si les
écoles libres, fondées sur le principe de la gratuité, sont appelées à
fournir une carrière durable ? Ou bien si, nées de l'explosion d'un
sentiment généreux, spontané, se manifestant à la fois dans toutes les
consciences honnêtes en face d'une oppression tyrannique, elles sont
destinées à voir tarir peu à peu les sources essentiellement instables
qui les alimentent et à s'éteindre, comme tant d'autres grandes et
nobles institutions, sous la funeste étreinte du fait accompli ?
L'impossibilité pour la classe dirigeante de supporter seule les
Irais de l'enseignement primaire libre devient chaque jour plus
évidente. Les charges de toute nature que lui imposent ses devoirs
sociaux, celles plus lourdes encore que les pouvoirs publics multi-
plient avec une rare insouciance, permettent de prévoir le jour peu
Liv. iv 15
210 LA RÉFORME SOCIALE

éloigné où les écoles libres ne pourront plus compter sur un soutien


qui leur est indispensable.
En présence de cette situation, il est intéressant de voir, par un
exemple, suivant noire méthode, les résultats que l'on peut obtenir
en repoussant la gratuité. J'emprunte cet exemple aux écoles libres
fondées récemment dans la ville d'Aunonay.
Le nombre des garçons et des filles qui fréquentent ces écoles est
infiniment supérieur à celui des écoles laïques. Il y a même, chez
les Frères, des enfants appartenant au culte protestant. Et cependant
ces écoles sont payantes.
Les parents n'ont pas hésité à s'imposer ce sacrifice, très lourd pour
des ouvriers et plus particulièrement dans les circonstances présentes,
puisque, depuis plus d'un an, la mégisserie, qui est l'industrie prin-
cipale du centre de la ville, est dans un état de malaise inconnu
jusqu'ici, et que d'importantes maisons ont renoncé à continuer ce genre
d'affaires.
En échange de ces sacrifices, les parents apportent dans le soin
qu'ils mettent à envoyer exactement leurs enfants aux écoles, dans
l'intérêt qu'ils témoignent à toutes les mesures qui peuvent favoriser
le succès des éludes, une sollicitude vraiment remarquable. La
toilette, ou pour mieux dire la propreté des enfants, est elle-même
l'objet de soins tout particuliers. C'est ainsi qu'il s'est formé dans
Annonay une véritable aristocratie ouvrière, aristocratie des parents
qui s'intéressent vivement à l'école à laquelle ils contribuent de leurs
deniers, aristocratie des enfants cpji tiennent à honneur de conserver
tant à l'école que dans les rues une tenue irréprochable.
Les radicaux ont coutume de dire qu'en laïcisant les écoles ils font
faire au peuple une bonne opération financière, puisque, presque
dans tous les cas, les riches n'hésitent pas à consacrer les ressources
nécessaires à la fondation d'écoles congréganistes gratuites.
A Annonay rien de semblable ! Bien que la fondation de ces nom-
breuses et grandes écoles ait exigé de la part de la classe dirigeante
d'importants sacrifices, elles sont devenues aujourd'hui, par le fait de
la non-gratuité, une oeuvre commune aux riches qui n'ont point cessé
de les subventionner largement, et à tous les ouvriers chrétiens de la
ville, soit qu'ils y envoient leurs enfants, soit qu'ils contribuent à leur
entretien au moyen de la souscription au Denier des écoles catholiques.
Cette institution fonctionne sur le plan de l'oeuvre de la Propagation
de la Foi, en ce sens que la cotisation hebdomadaire est recueillie par
des chefs de dizaines. Ces derniers les remettent à des chefs de cen-
turies. L'oeuvre compte environ mille souscripteurs. Les chefs de
dizaines et de centuries se réunissent par quartiers et désignent eux-
mêmes les familles les plus dignes d'intérêt qui ne sont pas en état de
LA GRATUITÉ DE L'ENSEIGNEMENT PRIMAIRE 211

payer la rétribution scolaire ; ils remettent directement au comité


fondateur chargé de l'administration des écoles libres les sommes
destinées au montant de cette rétribution aux lieu et place des parents
ainsi dégrevés. Le comité abandonne, en outre, à la commission
ouvrière chargée de la contribution des indigents les ressources
recueillies dans des conférences, soirées amusantes, données spécia-
lement dans lïntérét des écoles, ainsi que les sommes provenant de
tirelires placées dans un assez grand nombre de salons de la ville et
de la banlieue, dans quelques magasins et lieux publics.
La rétribution scolaire, qu'elle provienne de parents aisés ou de la
commission qui paie pour les indigents, est toujours versée entre les
mains d'un trésorier spécial.
Enfin, une commission composée de quinze membres, tous pourvus
de diplômes universitaires, docteurs en médecine, licenciés en droit,
ingénieurs civils, bacheliers es lettres ou es sciences, et présidée par
MM. les curés, fait passer dans chaque classe des examens trimes-
triels, interroge tous les élèves et, dans un concours à la fin de
l'année, délivre des certificats d'instruction primaire.
En ce moment, nous avons 500 petits garçons chez les Frères et au
moins autant de petites filles chez les Soeurs, tandis que les écoles
laïques ont à peine la moitié de ce chiffre d'élèves. Nous recevons
chaque jour des demandes si nombreuses et si pressantes que nous
préparons un nouveau local avec plusieurs classes pour la rentrée. Ce
sera encore insuffisant.
On le voit, cet exemple est absolument concluant ; il prouve que
non seulement il est possible d'établir des écoles libres payantes, mais
encore que cette mesure est le meilleur moyen d'assurer leur
avenir.
Ce fait confirme, en outre, les conclusions si éloquemment for-
mulées à notre séance de clôture dé la Réunion annuelle, par notre
éminent confrère, l'amiral de Gueydon : « Les écoles libres, qui vivent
exclusivement de la charité, ne pourront résister longtemps ; elles
ne peuvent se sauver qu'en devenant payantes. »
La solution s'impose donc à tous les points de vue : aussi bien au
point de vue social qu'au point de vue financier.

LÉON ROSTAING,
Administrateur des papeteries de Vidalon-les-Annonay.
UN OBSERVATEUR D'AUTREFOIS

GOETHE EN FRANCE.

Goethe n'est pas venu en France, en simple voyageur ; il s'y est in-
troduit, à la suite d'une armée ennemie, dans le but d'y chercher des
impressions littéraires et historiques. Partageant les étapes de cette
armée, ce n'est pas un observateur superficiel, qui voit seulement les
monuments et les auberges, c'est un témoin d'autant plus précieux,
que, dans les hasards de sa vie de campagne, il a pénétré dans les
maisons particulières et a pu y saisir sur le vif quelques traits de la vie
domestique et intime. C'est pour faire connaître ces traits, souvent si
difficiles à rencontrer, que nous analysons ici quelques passages de son
récit de la campagne de France en 1792.
Goethe a fait cette campagne, à la suite du duc de Weimar. 11 parle
souvent de la manière dont il fut nourri. Le grand homme était quel-
que peu gourmand. Avec quel empressement il visite les boutiques des
confiseurs de Verdun ! Comme il déplore le gaspillage des excellentes
et riches provisions que contient cette ville! Comme il se régale à
table d'hôte d'un bon gigot et de vin de Bar! Mais les détails de ce
genre, qui étonneraient chez un poète, si ce poète n'était Allemand, on
l'avantage de nous faire connaître comment se nourrissaient alors les
Français des classes moyennes et inférieures. Dans le village de Somme-
Tourbe, c'est en vain qu'on cherche des vivres de porte en porte. Goethe
avise une maison écartée ; il y entre, y trouve deux soldats allemands,
et guidé par eux, pénètre dans une belle cave, qui contenait deux
tonneaux et plusieurs compartiments de bouteilles casées dans du
sable. Le poète et ses compagnons en prirent plusieurs du meilleur
vin, et les rapportèrent en triomphe à leur bivac. Etait-ce un paysan
qui habitait cette maison, dont la cave, si bien fournie, fut le théâtre
de ce petit acte de maraude, que Goethe raconte sans remords ?
Les Allemands, qui ne mangeaient que du pain noir, étaient surtout
surpris de voir les Français manger du pain blanc. Un jour, les Prus-
siens saisirent plusieurs chariots, remplis de pain blanc, qui était des-
tiné à l'armée française. Un autre jour, Goethe, pris de compassion
pour deux jolis garçons de quatorze ou quinze ans,qui accompagnaient
les chevaux réquisitionnés joour traîner sa voiture, voulut partager
avec eux le pain de munition dont il se nourrissait. Ils le refusèrent
sans dissimuler leur répugnance, et comme Goethe leur demandait ce
qu'ils pouvaient manger d'ordinaire,ils répondirent : « Du bon pain,
de la bonne soupe, de la bonne viande, de la bonne bière.
— Pain
blanc, pain noir, dit le poète, c'est le véritable schibbolelli, le cri de
UN OBSERVATEUR D'AUTREFOIS 213

guerre entre les Allemands et les Français. » Le poète était-il bien sûr
cependant qu'ailleurs les paysans français ne mangeaient pas de pain
noir?
Ce qui est certain, c'est qu'il avait été frappé de l'aspect d'aisance
du pays, peu favorisé de la nature, dans lequel il se trouvait. Il ren-
contrait sur les plateaux de l'Argonne une population clair-semée,
laborieuse, amie de l'ordre et contente de peu. On n'y voyait ni ver-
mine, ni pouillis. Les maisons étaient construites en maçonnerie et
couvertes de tuiles, et les enfants, qu'on interrogeait dans les villages,
« parlaient avec satisfaction de leur nourriture. »
Ailleurs, à Sivry, il décrit avec un charme réel ce qu'il appelle le
caractère homérique et pastoral des maisons rurales de France. Après
avoir traversé une petite cour carrée, il était entré dans une chambre
spacieuse, haute, destinée à la famille; elle était carrelée de briques.
A gauche, le foyer était adossé à la muraille. Au coin du feu, un haut
coffret à couvercle, servant de siège et renfermant la provision de sel.
C'était la place d'honneur qu'on offrait à l'étranger le plus marquant;
les autres s'asseyaient sur des sièges de bois avec les gens de la maison.
Une grande marmite était suspendue à la crémaillière, renfermant le
« pot au feu
national »; une pièce de boeuf y bouillait, avec des
carottes, des navets, des poireaux, des choux et d'autres légumes.
« Pendant que nous nous entretenions amicalement avec ces bonnes
gens, dit Goethe, j'observais l'heureuse disposition du dressoir, de
l'évier, des tablettes où étaient rangés les pots et les assiettes.Tous les
ustensiles étaient brillants de propreté et rangés en bon ordre; une
servante ou une soeur de la maison rangeait tout parfaitement. La mère
de famille était assise près du feu,tenantunpetit garçon sur ses genoux;
deux petites filles se pressaient contre elle. On mit la table, on posa
dessus une grande écuelle de terre, dans laquelle on jeta du pain blanc
coupé en petites tranches ; le bouillon chaud fut versé dessus, et l'on
nous souhaita un bon appétit. Les jeunes gens, qui dédaignaient mon
pain de munition, auraient pu m'adresser à ce modèle « de bon pain
et de bonne viande u. Après quoi, l'on nous servit la viande et les lé-
gumes qui s'étaient trouvés cuits en môme temps, et tout le monde
aurait pu se contenter de cette simple cuisine, »
Goethe reste unejournée et une nuit chez ces bonnes gens. Les tra-
ditions des familles honnêtes régnaient chez eux. Lorsque la nuit vint,
les enfants allèrent se coucher; ils s'approchèrent avec respect du père
et de la mère, firent la révérence, leur baisèrent la main, et dirent :
«Bonsoir papa, bonsoir maman, » avec une grâce charmante.il les revit,
la nuit même, dans des circonstances bien différentes. Les soldats,
après de longs pourparlers,s'étaientemparésd'un cochon,qu'ils finirent
par payer et qu'ils amenèrent dans la maison. Les hôtes consentirent
214 LA RÉFORME SOCIALE

aies aider à « immoler la victime », dont on leur promit une part, et


l'opération sanglante se fit dans la chambre « où les enfants dormaient
dans des lits bien propres. Eveillés par le vacarme, ils regardaient
avec une frayeur ingénue de dessous leur couverture. Près d'un grand
lit à deux places entouré soigneusement de serge verte, était suspendue
la proie, de sorte que les rideaux formaient un fond pittoresque au
corps éclairé. C'était un effet de nuit incomparable. » Les habitants ne
s'en souciaient guère. Ils cherchaient à dérober leurs provisions à la
rapacité des hussards. Ils avaient dissimulé avec soin la porte de leur
potager,et ils se préoccupaient d'échapper au pillage des maraudeurs,
dont le passage eût été pour eux plus dangereux que celui des troupes
régulières.
Nous ne suivrons pas Goethe dans toutes les étapes où l'entraîna la
retraite de l'armée allemande, après la bataille de Valmy. A Verdun,
il s'installa au premier étage d'une belle maison ; elle appartenait à
un chevalier de Saint-Louis, qui, de même que sa famille, ne voulut
pas entendre parler des hôtes qu'il hébergeait forcément. Il y trouva
de nombreux exemplaires d'un cahier sans doute rédigé en \ 789, où
étaient consignés les voeux pleins de modération et de modestie que ce
chevalier de Saint-Louis avait été chargé déporter aux Etats généraux.
A Etain, grâce à un stratagème de son hussard, qui le fait passer pour
le beau-frère du roi de Prusse, il est reçu dans une belle maison, où on
lui sert un bon repas, dont il donne le menu. Le maître et la maîtresse
du logis le saluent à une distance respectueuse. Pendant son séjour
dans cette maison, il fut témoin d'une scène poignante. Le fils s'était
enrôlé dans l'armée nationale; cédant aux prières de sa famille,
il avait quitté l'armée pour se joindre au parti des princes; il était
revenu au moment où ce parti semblait perdu par suite de la défaite
des Allemands. Les parents étaient désolés de le revoir, désolés de le
perdre de nouveau; ils ne pouvaient l'accueillir sans risquer leur vie
et leurs biens; et quant à lui, son avenir était à jamais brisé. « Les
embrassements sont des reproches, dit Goethe, et la séparation dont
nous sommes témoins est affreuse. »
Au milieu des tris tesses de la guerre étrangère et des discordes civiles,
Goethe sait reconnaître les qualités morales de ces Français dont il fut
l'hôte forcé. On peut appliquer à certains bourgeois des villes l'éloge
qu'il fait d'une famille honnête et considérée, qui habitait à Arlon une
maison bien bâtie et bien tenue dans laquelle il descendit. Arlon fait
partie du Luxembourg, mais les habitants ont les moeurs et le langage
français. «Au milieu de tous les maux qu'elles avaient soufferts, qu'elles
avaient à craindre encore, écrit Goethe, ces personnes montraient
dans leur condition bourgeoise de la dignité, de l'affabilité et de bonnes
manières, qui faisaient notre admiration et dont un reflet nous est
LA GRANDE PLAIE DE L'AGRICULTURE 215

venu dans les drames sérieux de l'ancien et du nouveau répertoire.


Nous ne pouvons nous faire aucune idée d'un pareil état dans notre
propre vie nationale et dans sa peinture. »
Quel hommage rend ainsi le poète allemand à la vie provinciale, telle
qu'elle existaitsous l'ancienne monarchie, avant que la révolution ait
pu la modifier! Goethe ajoute : « La petite ville (française) peut être
ridicule; les habitants des petites villes allemandes sont absurdes. >>
Le ridicule n'empêchait pas les qualités sérieuses et aimables d'un
peuple, chez lequel s'était le plus souvent conservé dans les classes
bourgeoises et rurales le respect de la religion et de la famille.
ALBERT BABEAU.

LA GRANDE PLAIE DE L'AGRICULTURE

D'APRÈS UNE PUBLICATION RÉCENTE

I.
Quelques esprits réfléchis; effrayés par la destruction de toutes les
forces vives de la société, par l'émiettement de la propriété et l'affai-
blissement de la puissance paternelle ont, à plusieurs reprises, deman-
dé la réforme de nos lois de succession. Le commerce, l'industrie ont
déjà fait entendre leurs protestations; c'est au nom de l'agriculture
qu'un nouvel écrivain, M. Roussel Saint-Georges, élève aujourd'hui la
voix.
Sous ce titre: La grande plaie de Vagriculture(1), il établit, avec
preuves à l'appui, que notre législation, sur les successions est surtout
préjudiciable aux petits et aux humbles. Les riches propriétaires et
les grands industriels peuvent, jusqu'à un certain point, échapper à la
ruine; quand la fortune est considérable, il est plus facile de sauver du
fisc et des gens de loi le domaine paternel,
ou l'atelier de travail.
Néanmoins, même dans ce cas, la perspective d'une licitation para-
lyse les efforts du chef d'industrie, il travaille
au jour le jour et ne fait
aucun sacrifice pour l'avenir. Les liens qui rattachent le maître aux
ouvriers sont éphémères, et toutes les combinaisons destinées à assurer
à ces derniers la possession d'un foyer, une participation
aux bénéfices,
une retraite pour la vieillesse, ne peuvent guère réussir, quand la
liquidation périodique reste suspendue
sur l'usine comme une menace
M) G. Téqui., édit., Paris.
216 LA RÉFORME SOCIALE
de dispersion. Enfin, avec le partage, l'esprit de suite si nécessaire
dans les affaires, et qui donne tant de force à l'industrie anglaise et
américaine devient impossible. Mais nous reconnaissons volontiers
que le mal est plus grand encore pour l'agriculture; il s'aggrave et
par l'importance de cette partie de la vie nationale, et par l'impuis-
sance dans laquelle se trouve l'héritier de mettre en valeur l'infime
parcelle qu'il recueille dans le bien paternel. Pour cultiver ce maigre
lopin, il lui faut, sans parler du logement dont les subdivisions s'opè-
rent aux dépens de la salubrité et de la moralité, il lui faut un cheval
une voiture, des instruments, une monture enfin dont la valeur absorbe
et au delà ses faibles ressources. Il s'endette, et, comme il ne peut
même entretenir les quelques tètes de bétail nécessaires pour produire
les engrais, la terre semble devenir stérile entre ses mains; bientôt il
doit la laisser à ses créanciers et s'enfuir vers la ville, ou entrer
comme salarié au service d'un cultivateur plus fortuné. Là où le chef
de famille vivait dans l'aisance avec quatre ou cinq enfants, le partage
égal fait quatre ou cinq misérables, à moins que tous, abandonnant
le bien paternel, ne le vendent à quelque capitaliste qui recons-
titue ainsi à son profit la grande propriété que la révolution pré-
tendait diviser entre tous. Nous ne citerons que pour mémoire les cas
trop nombreux ouïe peu d'importance du bien et les difficultés d'un
partage judiciaire ne laissent aux héritiers que des dettes.
Le paysan connaît le fléau qui le menace et il cherche à s'y sous-
traire, mais le seul remède qui soit à sa portée et dont il use au détri-
ment de sa moralité et de la vie môme de la nation, c'est la stérilité
systématique. Cette stérilité, d'abord le triste apanage des classes les
plus élevées s'est maintenant étendue dansnos campagnes, et le labou-
reur lui demande la conservation du patrimoine menacé par le
code.
Comment enrayer le mal? Comment conserver leur fécondité natu-
relle à la vielle race de nos paysans et aux champs qu'ils cultivent?—
Par la réunion des parcelles dit M. Roussel Saint-Georges. Ce serait
un adoucissement; mais si le lot devenait ainsi plus facile à exploiter,
son étendue demeurerait la même, et, dans des cas trop nombreux, il
serait insuffisant à l'entretien d'une famille. De plus, les lots, groupés
aujourd'hui, se trouveraient séparés, le lendemain, par de nouvelles
liquidations. Cette mesure d'une application déjà bien difficile, aurait
donc des résultats insuffisants et sans durée. Pour assurer cette durée
l'auteur demande le rétablissement du droit d'aînesse.
II
Assurément le droit d'aînesse, décrit par Le Play sous le nom de
conservation forcée, a pour conséquence de prévenir la liquidation
LA GRANDE PLAIE DE L'AGRICULTUTE 217
périodique du foyer et de l'atelier de travail, de soustraire la propriété
àl'émiettementindéfini: « L'exploitation, dit M. Roussel Saint-Georges,
acquiert par ce moyen, la fixité, la solidité nécessaires en agriculture.
Lorsque le père meurt rien n'est changé dans la maison, rien n'est
interrompu dans la culture. Un chef de famille succède à un chef de
famille, une moisson à une autre moisson. L'attelage ira au labour
aujourd'hui comme il y allait hier. Pas un outil, pas une gerbe, pas
une tête de bétail ne sont retirés de la grange ou de l'étable, ces élé-
ments de production restent réunis. C'était une bonne maison l'an
passé, ce sera encore une bonne maison l'an prochain, parce que les
empaillements et la monture, les constructions et les terres se tenant,
se soutenant, continuent à former un tout homogène et résistant ('!).»
Mais est-il nécessaire que le successeur héritier du domaine soit tou-
jours l'aîné? On s'est souvent fait une arme contre la liberté testamen-
taire de la confusion qui s'établit entre ce système et le droit d'aînesse.
Ce dernier semble à beaucoup d'esprits un retour vers un ordre de
choses dont on oublie trop aisément les bienfaits pour n'en voir que
les abus; et il est certain qu'en constituant un droit en faveur du pre-
mier-né il présente une sorte d'inégalité difficilement admise à notre
époque. On doit observer cependant que l'égalité absolue n'existe
nulle part. Si la loi prétend l'imposer dans le partage des biens, elle ne
peut la maintenir, ni dans les aptitudes physiques,ni dans les dons de
l'intelligence, et quoique l'on fasse, même après le partage égalitaire,
nous voyons quelques-uns des héritiers prospérer ou du moins lutler
contre la déchéance, tandis que les autres, impuissants et dissipateurs
tombent aux derniers rangs de la société. Le père doit à ses enfants
une égalité de soins, de dévouement et de tendresse, mais il ne peut
leur assurer d'une manière durable l'égalité d'argent. « La loi naturelle,
dit Montesquieu, ordonne aux pères de nourrir leurs enfants, mais elle
ne les oblige pas de les faire héritiers.
« Les enfants,continue l'auteur,n'ontpas contribué à la formation du
faire-valoir, ni à sa conservation, ni à son augmentation. Par consé-
quent, au fond et en tant qu'individus, ils sont mal venus à dire qu'il
leur est dû, non pas même une part égale, mais même une part quel-
conque. Eux, au contraire, ont tiré de leur famille l'existence, l'édu-
cation, l'établissement. À ses enfants le père a transmis la vie, les a
élevés avec force peines et soucis, les a instruits ou fait instruire, leur
a appris ou fait apprendre un métier, donné un état, une profession,
un établissement. Tout cela leur crée des devoirs envers la maison
paternelle et pas du tout des droits contre elle (2).»

(1) Page 1S8.


(2) Pages 208 et 209.
218 LA RÉFORME SOCIALE

Le système de l'aînesse n'est donc pas nécessairement injuste ; le


témoignage des peuples qui l'ont appliqué avec les sages atténuations
qu'imposent la loi naturelle et la coutume, prouve sa fécondité et sa
force. Si nous lui préférons la liberté testamentaire, ce n'est pas par
une vaine recherche d'égalité, ni pour sacrifier aux préjugés moder-
nes, c'est parce qu'elle est pratiquée avec succès par les peuples les
plus libres, les plus prospères, et qu'elle contribue puissamment au
bien général de la famille en permettant au père d'utiliser les aptitu-
des de chacun de la façon la plus avantageuse pour tous, en même
temps qu'elle conserve à son autorité la sanction sans laquelle elle
devient fatalement impuissante.
Voici d'ailleurs en quels termes, Le Play, après avoir signalé les
avantages du droit d'aînesse, ou conservation forcée, indique d'après
l'observation, les inconvénients de ce régime. « Le système de la con-
servation forcée, dit-il, surtout quand il émane de la loi, blesse,
souvent la liberté individuelle, c'est-à-dire l'un des principes qui sont
la base des meilleures constitutions de notre temps. Il est évident, en
effet, qu'en autorisant le fondateur d'une fortune à imposer un ordre
invariable de succession à ses descendants, on viole, au détriment de
ces derniers le salutaire principe de la libre possession. En réduisant
le propriétaire à la condition d'usufruitier, la conservation forcée
affaiblit le droit de propriété : elle amoindrit l'autorité du père de
famille, en le privant de la faculté de récompenser ou de punir. Enfin,
elle peut, malgré le voeu des intéressés, attribuer des foyers et des
ateliers à des hommes indignes de leur situation (1 ). »
M. Roussel Saint-Georges ne nie point les bienfaits de la liberté
testamentaire et rend justice aux conclusions formulées par Le Play;
s'il s'en écarte, c'est parce qu'il croit y trouver une lacune: « le père,
dit-il, peut mourir sans avoir fait de testament... Alors disparaît toute
sécurité, toute garantie de conservation. Qui sera l'héritier successeur?
Tous? Alors personne. Le système entier s'écroule et nous retombons
dans toutes les horreurs de la loi de 93 » (p. 153).
Ge reproche, hâtons-nous de le dire, ne repose sur aucun fonde-
ment. Une étude plus complète et plus attentive des ouvrages du
grand promoteur de la Réforme fait voir que, même à défaut de testa-
ment, la succession paternelle n'est pas remise au hasard des compé-
titions, ni soumise à la loi du partage égal. L'observation des nations
qui jouissent de la liberté de tester, nous montre en effet l'intervention
d'une loi, ouplutôtd'une coutume ab intestat. En Angleterre, par exem-
ple, cette coutume transmet les biens patrimoniaux à l'aîné, quand

(1) Rèf, soc. livre II, ch, xix, § 2.


LA GRANDE PLAIE DE L'AGRICULTURE 219
il n'y a pas de testament, à moins qu'un usage local n'en décide autre-
ment.
« Ces lois n'ont d'effet que dans les localités où les coutumes ab
intestat font défaut. Parmi ces dernières on doit citer surtout le
Gavelkind, qui prescrit le partage égal entre tous les fils, et le Boroug-
english qui attribue les biens au fils le plus jeune (1). »
« Les biens immeubles (real estâtes), quand un propriétaire défunt
n'a pas testé dans une localité où une coutume ab intestat n'est point
en vigueur, se transmettent conformément aux dispositions d'une loi
de 1834, dite Inneritance act. Cette loi renferme quatre dispositions
principales: 4° le patrimoine appartient à la descendance du dernier
possesseur légitime; 2° la descendance mâle est toujours préférée; 3°
quand deux ou plusieurs descendants mâles sont placés au même
degré, l'aîné seul hérite ; 4° les descendants en ligne directe ad infini-
tum d'une personne décédée représentent leur ancêtre. Lorsqu'il n'y
a pas de testament, cette loi a donc pour effet de transmettre les im-
meubles à l'aîné des mâles tant qu'il en existe dans la descen-
dance. Les biens meubles (personal estâtes) se transmettent depuis
1671, dans le régime ab infesta? par la loi dite statute of Distribution
expliquée par une loi de 1677. Le tiers de ces biens revient à la veuve;
le reste est partagé par portions égales entre les enfants ou leurs
représentants. S'il n'y a pas d'enfants, la moitié appartient à la veuve
l'autre moitié au plus proche parent. S'il n'y a pas de veuve le tout
appartient aux enfants (2). »
Mais la loi écrite n'intervient d'une manière absolue en matière de
succession que pour limiter le droit de substitution à deux degrés et
empêcher le propriétaire de réduire tous ses descendants à la condi-
tion d'usufruitier.
On voit que Le Play n'a pas négligé d'indiquer les diverses solutions
que peut fournir la coutume dans le cas ou le père manquant à l'un
de ses premiers devoirs, ou surpris par la mort, n'a pas pourvu par
un testament à l'avenir de sa famille. Il nous fait voir, dans les cou-
tumes de l'Angleterre, des exemples éprouvés par l'expérience des
siècles. Mais nous n'avons pas besoin de chercher nos modèles à
l'étranger, l'énergie avec laquelle les habitants de certains cantons de
la France ont lutté et luttent encore pour se soustraire à la fatale
influence du code dit assez haut ce qu'ils pourraient faire, si une légis-
lation dissolvante ne venait combattre leurs antiques traditions.
L'intervention de l'iîtat en matière successorale n'est qu'une des
formes de l'envahissement des pouvoirs publics dans le domaine de

(1) Réf. soc. liv. VII, chap. LIV, § 6.


(2) Réf. soc. liv. VII, chap. uv, § S.
220 LA RÉFORME SOCIALE

la vie privée et de la famille. Elle a toujours été repoussée par les


peuples qui ont su s'élever le plus haut dans la liberté civile et
politique. Ces peuples ont toujours pensé que si on considérait le
père comme incapable d'élever ses enfants et de pourvoir à l'avenir
de sa famille, on ne tarderait pas, à plus forte raison, à le dé-
clarer incapable de gérer les affaires de sa commune et de sa patrie
et qu'on mettrait les citoyens en tutelle, au profit de l'Etat et de la
bureaucratie. Il n'y a pas d'exemples de peuples ayant joui des liber-
tés politiques, s'ils n'ont eu d'abord le libre exercice des libertés civi-
les et domestiques.
« Un peuple n'est pas libre, a dit M. Troplong, s'il n'a pas
le droit
de tester, et la liberté du testament est l'une des plus grandes preuves
de sa liberté civile. »
Baron RENÉ DE FRANCE.

COURRIER DE BELGIQUE

La réforme électorale. — Discussion du budget de la justice. — Projet de loi sur


l'instruction obligatoire. — Les nouveaux impôts. — L'avant-projet de révision du
code civil.

J'aurais voulu, dans ce Courrier, aborder un sujet moins politique, et


mettre Je pied sur un terrain moins brûlant : niais les événements se préci-
pitent avec rapidité dans notre pays et les lecteurs de la Reforme pourraient
trouver étrange mon silence à l'égard des graves questions qui passionnent
aujourd'hui les esprits en Belgique.
Mis en demeure par la fraction avancée du parti libéral, le ministère a
récemment déposé un projet de réforme électorale pour la province et la
commune. Le principe de la capacité est substitué dans ce projet au prin-
cipe du cens. Tous les magistrats, professeurs, fonctionnaires, officiers,
porteurs de diplômes universitaires, tous ceux qui après avoir suivi pendant
six ans les classes complètes d'une école primaire, auront subi avec succès uu
examen sur les matières obligatoires de cet enseignement, seront électeurs
à la province et à la commune, indépendamment de toute conditionde cens.
Il serait oiseux de calculer ici à quel parti politique cette réforme assurera
un appoint considérable; ce sont plutôt les conséquences du principe nou-
veau admis par le gouvernement qu'il est intéressant de rechercher.
La gauche radicale a de suite compris la poriée véritable du projet de loi.
Elargissant avec habileté le débat, elle a proposé de discuter la réforme non
seulement des élections provinciales et communales, mais encore des élec-
tions législatives. Pourquoi limiter aux deux premières la substitution de
la capacité au cens?
Le moment n'était-il pas venu de modifier le régime électoral tout entier
et de proclamer une large extension du droit de suffrage?
COURRIER DE BELGIQUE 221
Une proposition formelle de revision des articles 47 et 53 de la Constitu-
tion, belge fut déposée, par six membres de ce groupe extrême. Les débats
s'engagèrent aussitôt avec vivacité et après s'être prolongés pendant plusieurs
séances, aboutirent au rejet de la motion par M 7 voix contre 13. Il ne fau-
drait pas se faire illusion sur la portée de ce vote La victoire de la majorité
.
si éclatante qu'elle paraisse, est une victoire à la Pyrrhus.
La majeure partie des membres de la gauche n'est « anli-révisionnisle »
que par tactique et opportunité. Quant à la droite, lassée des nombreuses
lois électorales dont elle est depuis quelques années victime, il se pourrait
qu'elle se tournât, en désespoir de cause, vers le suffrage universel.
Le régime censitaire me paraît donc bien compromis, et l'adoption du
projet du gouvernement hâtera le jour de sa disparition. 11 serait d'ailleurs
puéril de nier les inconvénients de ce régime tel qu'il fonctionne actuelle-
ment en Belgique. Sur 5,000,000 d'habitants, le pays compte environ
1,040,000 citoyens majeurs et moins de M 0,000 électeurs appelés à l'exercice
du droit de suffrage complet. Ce chiffre est évidemment trop restreint, et
plusieurs lois de parti ont encore contribué à l'amoindrir. Que faire pour
l'augmenter?
Le principal obstacle reste le texte constitutionnel, et c'est là ce qui fait
la gravité de la situation.
Depuis cinquante-trois ans, le pays est demeuré fidèle à l'oeuvre du Congrès
national de '1830. Faut-il porter une main téméraire sur le vieil édifice et
n'est-il pas à craindre que ce soit là le signal d'une destruction complète ?
Les conservateurs doivent être d'autant plus prudents et circonspects à
ce sujet, que leurs adversaires se montrent moins soucieux de nos traditions
nationales et plus imbus des idées centralisatrices.
La discussion des différents budgets et notamment du budget de la jus-
tice, a permis de constater combien la majorité du parlement belge s'en-
gage dans une voie de plus en plus hostile aux idées religieuses.
Il y a deux ans elle obtenait la désorganisation du service des aumôneries
militaires et la suppression du traitement des professeurs des séminaires.
Aujourd'hui elle réduit de 300,000 fr. les subsides accordés pour les édi-
fices servant au culte catholique, elle propose au gouvernement la suppres-
sion de 442 vicariats et elle retire aux étudiants en théologie l'exemption du
service militaire. Ce sont autant de mesures vexatoires inspirées par l'esprit
de secte dans les questions de l'ordre le plus délicat.
Le dépôt d'un projet de loi sur l'instruction obligatoire caractérise la po-
litique de nos gouvernants à un autre point de vue. Ce projet qui impose
aux parents l'obligation de procurer l'instruction primaire à leurs enfants
depuis l'âge de six ans jusqu'à l'âge de douze ans accomplis, sous peine
d'un avertissement en séance publique du juge de paix, et en cas de récidive,
d'une amende de 5 à 10 francs et d'un emprisonnement de 1 à 3 jours,
n'était commandé par aucune nécessité pratique. En fait, depuis la loi du
'''"'juillet 1879, grâce à l'émulation qui s'est établie pour le recrutement des
élèves entre les écoles officielles et les écoles libres, on peut dire que pas un
enfant n'est privé de l'instruction.
Comme il fallait concilier le principe de l'obligation avec celui de la
222 LA RÉFORME SOCIALE

liberté d'enseignement dont nous jouissons, le ministère a imaginé de con-


fier à des comités scolaires le soin de s'assurer si les enfants fréquen-
taient régulièrement l'école soit publique soit privée, ou si, élevés à domicile,
ils recevaient réellement l'instruction de parents capables de ce soin ou de
maîtres qualifiés à cette fin.
Nous constatons avec tristesse cette nouvelle immixtion des pouvoirs
publics clans un domaine où l'autorité paternelle doit seule rester maîtresse
et 01 elle s'acquittait d'ailleurs sans contrainte de ses obligations. Loin
« d'assurer la victoire finale de l'instruction sur l'ignorance et le préjugé »,
comme s'exprime en termes pompeux l'Exposé des motifs, des lois sem-
blables amoindrissent l'autorité des pères de famille, étouffent le sentiment
de la responsabilité et portent les parents à se décharger de plus en plus de
leurs devoirs sur l'instituteur.
Peut-être ie ministère espère-t-il, au moyen de ces concessions aux idées
radicales, obtenir le vote des impôts nécessaires pour rétablir l'équilibre
dans la situation financière du pays. Aux embarras politiques se joignent en
effet, pour le gouvernement, les embarras financiers dont j'ai entretenu an-
térieurement les lecteurs de la Réforme.
Des dépenses énormes, sans cesse croissantes, souvent mauvaises, ont
été faites. L'Etat est intervenu partout avec prodigalité ; il s'est chargé de
services qu'il aurait pu abandonner à l'initiative privée; il s'est fait l'Etat-
providence.
Aujourd'hui il succombe sous ce rôle écrasant, La carte est à payer et
elle se chiffre par un déficit de 25 millions.
Le contribuable qui ne cessait d'admirer et de stimuler la générosité du
gouvernement commence à réfléchir et à regretter amèrement son enthou-
siasme. Les réflexions sont un peu tardives mais encore seraient-elles utiles,
si elles parvenaient à dessiller les yeux et à nous faire rentrer dans la voie
de la modération et de l'économie.
Cinq projets de loi décrétant des mesures destinées à subvenir aux besoins
du trésor, ont été présentés à la Chambre par le ministre des finances.
Le premier projet de loi établit un impôt sur les valeurs mobilières, et
sur les opérations de change ou celles qui ont pour objet les titres ou effets
publics, et règle la perception du droit de timbre sur les actions et obliga-
tions de sociétés, ainsi que sur les polices d'assurances. Le deuxième
projet modifie certaines dispositions des lois sur la contribution personnelle.
Le troisième comporte une augmentation et des modifications des droits sur
les eaux-de-vie. Le quatrième a pour objet l'augmentation de l'impôt sur le
tabac et le dernier projet élève les droits d'entrée sur le café, le cacao, le
vinaigre et l'acide acétique. Le total des ressources que l'on espère obtenir
de l'ensemble de ces dispositions s'élève à 22,300,000 fr.
Ces impôts qui grèveront si lourdement le budget de nos classes ouvrières,
seront-ils votés ? S'il fallait en juger par l'accueil que leur ont fait les diverses
sections chargées de l'examen de ces mesures financières, par les protesta-
tions de la presse et les manifestations populaires, pas un des projets de
loi ne passerait sans subir de profondes modifications ; la plupart même

~-$j
COURRIER DE BELGIQUE 223
seraient rejetés. La crainte d'une crise ministérielle peut seule amener la for-
mation d'une majorité sur cette question (1).
Au milieu de l'effervescence générale causée parla politique du ministère,
l'attention publique s'est un moment détournée de l'avant-projet de révision
du code civil par M. le professeur Laurent.
Un livre vigoureusement écrit do M. Picard sur la Confection vicieuse des
lois en Belgique (2) m'a déjà fourni l'occasion de signaler dans cette Revue,
les dangers des codifications a priori et des improvisationsdu droit.
Dans le domaine du droit privé, les réformes radicales, celles qui procèdent
par brusques changements sans tenir compte de l'état social, des traditions
et des moeurs, entraînent des conséquences plus funestes encore que dans
l'ordre des institutions politiques. « Le travail législatif écrivait lui-même
M. Laurent (3), n'est pas une affaire de théorie; le droit est une face de la vie,
et les exigences de la vie réelle sont souvent tout autres que les enseigne-
ments de la chaire.» Et plus loin: « Pour ce qui nous regarde, ajoutait-il,
nous admirons le Code Napoléon comme un chef d'oeuvre ; il a ses imperfec-
tions comme toute oeuvre humaine, mais nous redoutons la revision que la
Constitution belge ordonne: au lieu de réformer le code civil, on pourrait
bien le déformer.»
C'est à cette oeuvre de déformation que s'applique cependant aujourd'hui
avec une énergie surprenante, ce même jurisconsulte auquel nous devons le
commentaire le plus puissant peut-être du code civil. Les 555 premiers arti-
cles ont été déjà remaniés. L'espace nous manque pour indiquer toutes les
modifications que propose l'auteur.
Il nous suffira de relever ici les deux plus graves réformes, celles qui soulè-
vent dès à présenties observations critiques les mieux fondées. L'une concerne
la suppression de la puissance maritale. La femme pourra désormais disposer
librement de ses biens paraphernaux. Est-elle sous le régime de la commu-
nauté des biens? L'administration de la communauté appartiendra à chaque
époux selon sa mission. Existe-t-il des propres dont la communauté a la
jouissance? Leur disposition sera subordonnée à l'accord de volonté des deux
époux. La justice prononcera en cas de dissentiment.
La seconde réforme est dirigée contre ce que M. Laurent appelle « les abus
de l'incorporation,» c'est-à-dire de la personnification civile.
Le rédacteur de l'avant-projet ne se borne pas à exposer les principes
rigoureux qui selon lui doivent présider à l'incorporation; il cherche de plus
à détruire par un système de violence et de confiscation, les corporations
non reconnues par la loi. Chose étrange, il ne parle dans son exposé des motifs
que des associations religieuses ; ce sont elles qu'il veut atteindre et ruiner.
En réalité l'avant-projet frappe indistinctement toutes les sociétés, littéraires
ou d'agrément, maçonniques ou de bienfaisance. Il n'y a d'exceptions aux

(1) C'est ce qui s'est présenté déjà depuis que ces lignes ont clé écrites, pour le
•»ote de l'impôt sur les eaux-de-vie et le tabac. Le projet de loi sur le café a été re-
tiré par le gouvernement.
(3) Reforme sociale 1er février 1882.
(3) La Belgique judiciaire, t. XXXVI (1878), p. 749.
224 IX RÉFORME SOCIALE
règles dissolvantes du nouveau projet que pour les sociétés de commerce.
Nul ne peut méconnaître le danger de cette théorie. C'est l'anéantisssment
de la liberté d'association au profit de la centralisation la plus absolue.
Désormais les particuliers réduits à l'impuissance ne pourront plus se
réunir, se grouper en associations, pour travailler à l'éducation du peuple,
pour moraliser les classes ouvrières, pour soulager les souffrances par la
création d'hôpitaux ou de maisons de refuge.
11 leur sera môme interdit de s'associer dans un but de pur agrément.
L'Etat seul aura le droit d'agir, de pourvoir à tous les besoins, de satisfaire
à toutes les nécessités. Tel est l'idéal du légiste auquel a été confié le
soin de; reviser le code civil. Est-il nécessaire de rappeler combien de sem-
blables doctrines sont en contradiction avec les principes que proclame
l'Ecole de la Paix sociale?
« Chez les peuples où la liberté civile et politique est solidement établie,
écrivait M. le Play (1), les grands services sociaux sooi confiés à des corpo-
rations perpétuelles, subventionnées par des dons et des legs; et ces corpo-
rations sont administrées à titre gratuit par des fidéi-commissaires qui sont,
à vrai dire, les agents de la liberté. Les peuples les moins libres sont ceux
chez lesquels ces mêmes services sont soutenus par l'impôt et administrés par
des fonctionnaires salariés. L'étude de ce contraste rehausse singulièrement
les régimes sociaux fondés sur les corporations libres de bien public.»
Ce que nous demandons, est moins encore. Il ne s'agit pas d'accorder aux
associations une capacité juridique spéciale, de leur octroyer les privilèges de
la personnalité. Non; le droit commun nous suffit. L'article 20 de notre
Constitution reconnaît aux Belges le droit de s'associer; c'est cette liberté
d'existence de toutes les sociétés quelles qu'elles soient, liberté si féconde
dans tous les domaines, que nous défendons contre les théories extra-
légales du professeur de Gand.
Les lecteurs désireux d'approfondir le sujet me permettront, en terminant
ce Courrier, de leur signaler l'excellent livre de notre confrère M. Van den
Heuvel.
Son étude sur la Liberté d'association et la personnalité civile constitue la
défense à la fois la plus solide et la plus brillante de notre droit public fon-
damental en cette matière. La question se pose ailleurs qu'en Belgique et plus
d'un défenseur des associations puisera dans cet ouvrage des arguments
nouveaux contre les théories jacobines de nos modernes légistes.

CH. DEJACE,
Avocat près la Cour d'appel do Liège.

-1) Organisation du travail, § 4o.


L'ÉMIGRATION EN AUVERGNE

LES DIVERSES CATÉGORIES D'ÉMIGRANTS (I).

Nous signalons cet article comme un excellent exemple des études qui
pourraient être entreprises dans les différentes provinces par les membres
des Unions. C'est par une série de monographies locales de ce genre que
nous arriverons à dresser la carte sociale de la France et de l'étranger et
que nous pourrons nous rendre compte des conditions d'existence des
diverses populations. E. D.

Murols, par Saint-Nectaire (Puy-de-Dôme).


Parmi-les Français qui s'éloignent de leur lieu de naissance, plusieurs
entrent dans le grand courant d'émigration européenne qui entraîne tant
d'individus au delà des mers, principalement dans l'Australie et dans les
deux Amériques; quelques-uns passent simplement la frontière, pour ga-
gner la Belgique, l'Espagne. l'Italie, ou quelque autre des États de l'Europe ;
le plus grand nombre n'ayant aucun goût pour les déplacements à destina-
tions lointaines n'émigre qu'en passant d'un point de la France à l'autre.
C'est l'émigration sous cette dernière forme, c'est-à-dire celle dont tous les
mouvements s'accomplissent dans les limites du territoire français que nous
allons examiner ici; mais hâtons-nous de dire que notre examen, loin d'être
une étude complète dn la question n'en est qu'un des nombreux éléments,
puisqu'il ne porte que sur un point de nos montagnes, le canton de Besse en
Chandèze.
Nous n'avions ni les données, ni l'expérience qu'il faut pour faire plus;
et aurions-nous eu tout ce qui nous manque pour écrire savamment sur les
mouvements intérieurs de l'émigration que nous nous y serions préparé,
selon la méthode de M. Le Play, en dressant au point de vue des va-et-vient
de la population une série de monographies cantonales. Cela nous aurait
permis d'envisager à la fois le détail et l'ensemble des faits, d'en dé-
gager les conséquences si diverses et si mêlées, et par-là, d'établir avec une
exactitude rigoureuse les conclusions définitives de notre travail.
On rencontre partout dans le domaine public quelques indications plus ou
moins vagues sur l'émigration intérieure de la France : tout le monde sait,
par exemple, que Paris reçoit des cochers de l'Aveyron, des maçons de la
Creuse, des porteurs d'eau du Cantal; mais personne ne s'est jamais enquis,
d'une manière scientifique, au milieu de quelles circonstances cochers, maçons
et porteurs d'eau quittent leur village natal, et si leur absence momentanée
ou permanente exerce, en bien ou eu mal, une influence décisive sur les
habitudes de leur vie privée et sur la destinée sociale de leur famille. Et
cependant, s'il n'est pas, comme a dit Arthur Young, de spectacle plus tou-
chant, plus fait pour éveiller toutes les sympathies de notre nature que
celui d'une famille vivant sur lepelit domaine que son travail met en valeur,

(1) Cette étude a été lue à l'Académie de Clermont-Forrand à la séance du -1er mars
1883.
Liv. iv. 16
226 LA RÉFORME SOCIALE
qu'il a créé peut-être, n'est-ce point aussi un spectacle saisissant que celui
d'un paysan quittant le sol natal dans l'espoir de tirer ailleurs meilleur profit
de ses bras et de ses aptitudes; et ce spectacle n'est-il point particulière-
ment saisissant lorsque c'est une famille entière qui abandonne ses foyers
et ses moyens ordinaires d'existence, sans trop savoir le plus souvent ce qui
l'attend, et si e'ie trouvera la gêne ou le bien-être là où elle va poser sa
tente? Il faut ie reconnaître, cette expatriation volontaire a aussi son intérêt.
Si elle est moins retentissante que celle des condamnés politiques qu'on
envoie à Nouméa, elle est marquée par des résultats trop importants pour ne
pas attirer l'attention : le développement qu'elle présente, les faits sociaux
qui l'accompagnent, la prompte facilité avec laquelle s'y condamne l'habitant
des campagnes, les modificaiious qu'elle l'ait subir à la vie morale et à la
vie matérielle de ceux qui y prennent part, invitent le simple curieux comme
l'économiste à la considérer avec soin et rendent véritablementutile un sur-
croît d'informations.
I.
Des onze communes du canton de Besse dans le Puy-de-Dôme, qui sont
par ordre de population : Eglise-Neuve-d'Entraigues, Besse, le Chambon,
Compains, Saint-Diéry, Murols, Valbeleix, Saint-Victor, Saint-Piene-Cola-
mine, Espinchal et Saint-Anastaise, il n'y en a pas une qui ne prenne au-
jourd'hui une part active à l'émigration. Toule la comirune de Murols, et
certaines contrées à terres arables de deux ou trois autres communes se
tenaient naguère assez en dehors de ce mouvement ; mais depuis une ving-
taine d'années elles y sont aussi entrées.
Sur une population totale de 11,030 habitants, dans la première moitié
du xixe siècle, on peut estimer le nombre des émigrânts à environ 1,61 0 ;
de 4860 à 1883, sur une population descendue de M,03 à I0,20K, les sup-
i

putations les plus consciencieuses permettent de le porter à 700. Le chiffre


des partants reste, comme on voit, pour l'ensemble du pays qui nous occupe,
.
très inférieur à ce qu'il était jadis : cela vient sans doute un peu de ce qu'il
est prélevé sur une population plus clair semée, mais cela vient surtout de
la situation économique de toutes les localités à pâturage.
Il est incontestable que le paysan éleveur est plus favorisé dans sa situa-
tion que le paysan laboureur, et la comparaison établie dans le détail des
faits par l'homme pratique qui connaît également et l'élevage des bes-
tiaux et la culture des céréales fait voir manifestement qu'il vaut mieux
élever du bétail que semer du blé. Absolument parlant, et même relative-
ment aux exigences de notre temps, il y a aujourd'hui chez l'habitant des
vallées et des plateaux herbus plus d'argent et partant plus d'aisance qu'au-
trefois, et c'est certainement la raison pour laquelle il émigré de moins en
moins : si, au contraire, l'habitant des pays de varenne a plus que jamais
en tête l'idée du départ, c'est que la juste proportion de sa dépense avec sou
revenu a été détruite par la tyrannie des besoins nouveaux et par le bas
prix des denrées qu'il peut porier au marché.
Aussi bien, n'est-ce pas la rigueur de l'hiver, comme on a pu parfois l'en-
tendre dire, qui chasse le montagnard du sol natal : l'homme n'est point
L'ÉMIGRATION EN AUVERGNE 227
comme ces oiseaux depassage qui, selon l'expression de Chateaubriand, sui-
vent de climat eu climat leur mobile patrie. Dans les villages des communes
de Besse et du Chambon, il ne fait guère plus chaud, et dans ceux des com-
munes de Murols et de Saint-Diéry pas plus froid qu'au temps passé, et
cependant on remarque dans ceux-ci plus d'empr* ssement à partir, et dans
ceux-là un ralentissement de plus en plus sensible. C'est encore moins dans
des préoccupations politiques et religieuses qu'on peut chercher avec chance
de les trouver, les motifs d'une émigration qui ne se transportant pas hors
de France subit partout les mêmes lois.
C'est donc l'intérêt économique, qui, nous en sommes parfaitement con-
vaincu, excite ou calme la passion des voyages. C'est l'amour et surtout le
besoin du gain qui font que l'on commence à émigrer de quelques villages
et que l'on émigré moins de certains autres. Améliorer leur situation
matérielle en gagnant de l'argent, voilà, encore une fois, le principal mobile
de la plupart des partants,car il en est quelques-uns qui n'ont d'autre mobile
que l'horreur du travail.
Des observations de toute sorte, des faits de tout ordre qui se présentent
à notre esprit concourent tous à nous faire établir trois catégories d'émi-
grants : les émigrants qui se rendent à Paris, et que, pour cette raison, on
appelle parisiens : ceux qui ont une destination acquise en province et qu'on
ne désigne par aucun nom particulier; enfin les émig<ants qui errent de
côté et d'autre en France, et qui sont vulgairement nommés colleurs ou leveurs.
Bien que toutes les communes du canton participent aujourd'hui à l'émi-
gration, chacune d'elles n'est pas également représentée dans chacun des
trois groupes que nous venons d'indiquer. Ainsi Eglise-Neuve, Besse, Espin-
chal ont la spécialité de fournir presque exclusivement des colleurs les ha-
:
bitants de Saint-Victor et de Chambon se dirigeni surtout vers le Nivernais,
l'Orléanais, la Normandie, on l'Ile-de-France; enfin Murols, Saint-Diéry et,
en général, toutes les localités où l'expatriation est plus récente, envoient
presque tous leurs émigrants chercher fortune à Paris.
Si nous essayons maintenant de suivre nos divers groupes d'émigrants,
en commençant par ceux qui se dirigent vers Paris, nous constatons que ces
derniers sont presque tous établis dans le XVIU> arrondissement, au quar-
tier de. la Chapelle-S .int-Denis. La plupart sont mariés et ont avec eux
femme et enfants. Ce n'est pas un vain caprice qui fait émigrer les familles
de notre canton; elles partent, soit parce qu'elles sont dans un état de gêne
plus ou moins grand, soit parce qu'elles veulent éteindre une hypothèque ou
éviter un emprunt.
Les hommes débutent ordinairement comme hommes de peine ou terras-
siers. Dès qu'ils ont amassé la somme nécessaire, ils entreprennent un
petit commerce, et deviennent ainsi b.ocanteurs, marchands de vins, frui-
tiers. Les femmes aident généralement leur mari. Elles
ne reculent, d'ail-
leurs devant aucune fatigue si elles n'ont
: pas une houtique à tenir, e les
s occupent aux menus travaux de diverses industries, et, au besoin, se font
porteuses de pain ou marchandes de lait, tau seuil de quelque grande porte
cochère.
Cette catégorie d'émigrants présente à l'observateur des dispositions
228 LA RÉFORME SOCIALE

morales qu'il ne doit pas oublier de signaler. 11 se développe parmi eux un


sentiment d'émulation qui les excite à amasser, le plus rapidement possible,
un petit pécule, et, en môme temps, une indifférence telle pour la religion
que les femmes mômes, qui en observaient le plus fidèlement les pratiques
dans leur village, ne mettent presque plus le pied dans l'église.
Pour ce qui est de l'esprit de retour, qui anime tout le monde au départ,
la jeunesse l'a bientôt perdu.' Le chef de famille avait fait ses calculs : il de-
vait revenir dans tant d'années, et voilà qu'au terme fixé par lui, il trouve
chez ses enfants une résistance tellement opiniâtre qu'il est très souvent in-
capable de la surmonter. Au surplus, il se console d'être retenu au delà
du temps qu'il s'était proposé, en pensant qu'il s'enrichira davantage et on
conservant l'espérance illusoire de revenir plus tard au pays.
Cette émigration a déjà multiplié les baux à ferme, en obligeant les érai-
grants à avoir recours à ce système d'amodiation pour tirer profit de leurs
biens pendant leur absence; dans peu, elle augmentera le nombre des im-
meubles à vendre, par ce motif que tout propriétaire qui émigré désire se
défaire d'un domaine morcelé, que des abus successifs de jouissance rendent
de plus en plus difficile à affermer, et dont il ne. lui restera plus que les
charges. Malheureusement les familles d'émigranls, qui ne retournent pas à
la vie des champs, ne se maintiendront pas longtemps dans l'état de prospé-
rité que l'on constate aujourd'hui ; elles sont condamnées à une décadence
prochaine par suite de plusieurs circonstances.
Dispersés, suivant les différents métiers qu'ils exercent, les descendants de
ces familles n'ont plus cette salutaire émulation qui existait entre gens
sortis du môme village, d'abord occupés aux mêmes travaux, habitants ni
môme quartier et souvent de la même rue. Placés dès l'enfance dans un
milieu trop souvent désorganisé, ils perdent ces bonnes habitudes que leurs
pères avaient acquises au sein d'honnêtes populations rurales, sous la bien-
faisante influence de l'autorité paternelle et de la religion. Entraînés par
l'esprit dominant de la classe ouvrière à l'amour des nouveautés, ils per-
dent également la simplicité des idées qui fut toujours chez les individus
comme- chez les peuples, une des garanties les plus sûres de la sta-
bilité et du bonheur. Ainsi donc, les fils ne vaudront pas ce qu'ont valu
leurs pères, et il ne sera que trop vrai que les familles d'émigratits
seront rcjetôes vers les conditions les plus inférieures par ceux mêmes qui
devaient continuer leur élévation.

Si, maintenant, nous essayons de suivre les émigrants qui se dirigent a


destination fixe, sur la province, nous voyons qu'ils se rendent de préfé-
rence dans les départements du Loiret, de Loir-et-Cher, d'Iudrc-ef-Loir, de
Maine-et-Loire, de la Seine-Inférieure et de Seine-et-Oise. Beaucoup sont
colporteurs cl parcourent, chaque année, la môme région, avec une voiture
chargée de marchandises ou avec un ballot sur le dos, selon l'importance de
leurs affaires; d'autres emploient, dans les vacheries des grandes fermes,
leurs aptitudes à soigner les bestiaux ; quelques-uns, qui s'établissent dans
les villes, principalement à Tours, Blois, Orléans et Pithiviers, se font hro-
L'ÉMIGRATION EH AUVERGNE 229
tailleurs ou marchands de peaux ou de" ferraille, L'émigration de la plus
grande partie d'entre eux n'est que périodique ; ils partent vers la Toussaint
et reviennent quelque temps après Pâques pour l'accomplissement des grands
travaux d'été. Généralement recommandables par leur courage au travail,
par leur esprit d'économie, leur frugalité et leurs bonnes moeurs, ils contri-
buent, pour leur part, à mériter aux Auvergnats leur bonne réputation.
Toutefois, si le plus grand nombre ne s'absente que pour cinq ou six mois,
quelques-uns, surtout ceux qui exercent des professions urbaines, ne retour-
nent au pays natal qu'après avoir l'ait une petite fortune, ou abandonnent
même toute idée de retour. Ceux qui s'expatrient ainsi d'une manière mo-
mentanée ou permanente sont ordinairement des gens pauvres, ne possédant
rien dans leur pays, et plus disposés, par conséquent, à s'établir dans les
localités où ils se sont créé une situation.
Bien que les émigrants d'aujourd'hui ne s'emploient guère qu'aux fonc-
tions ci-dessus indiquées, il n'en a pas toujours été ainsi. Parmi eux, on
compta jadis beaucoup do terrassiers, d'entrepreneurs de défrichements, et,
en prenant nos informations, nous avons eu occasion d'interroger des vieil-
lards qui se souviennent d'avoir souvent manié la pioche et la pelle pour
l'amélioration de la terre d'Excideuil, en Périgord, où le maréchal Bugeaud
justifia, par les tiavaux agricoles les mieux entendus, la seconde moitié de
sa devise : Ense et aratro.
Outre les terrassiers, il y avait les maîtres ramoneurs, autrefois fort nom-
breux, mais réduits aujourd'hui au nombre de deux ou trois pour tout le
canton. Un maître ramoneur part à l'arrière-saison pour la contrée où il a
l'habitude d'aller, et revient au printemps. H loue jusqu'à quatre ou cinq en-
fants, de huit à douze ans, qu'il ramène avec lui, et qui devront, durant tout
l'hiver, s'érailer les genoux et les coudes pour grimper dans les cheminées.
Il est fort heureux que ce métier se soit transformé : cinq ou six enfants
de filles mères sont les seules recrues des entrepreneurs de ramonage.
Alors même qu'elle est exercée par des hommes honnêtes, cette industrie,
sous le rapport matériel comme sous le rapport moral, n'offre a l'enfant qui
s'y engage qu'un sort digne de pitié. Mais lorsqu'elle est exercée par des
spéculateurs que leur rapacité rend barbares, il s'y commet des actes odieux
et révoltants.
On voit qu'il existe une différence sensible entre l'émigration dite pari-
sienne et l'émigration à destination fixe en province. L'émigrant parisien
entraîne avec lui sa femme et ses enfants, il loue ses biens, finira bientôt par
les vendre, et ne reviendra plus au pays. L'émigrant de la seconde catégorie,
au contraire, part, le plus souvent sans sa famille, et pour la saison d'hiver
seulement; il ne loue pas ses biens, les vend encore moins, consacre son petit
pécule à les améliorer ou à les agrandir, et procure ainsi à sa famille, et par
là môme à son pays natal, des ressources et, fies avantages incontestables.

tu.
Les émigrants de la troisième catégorie, les raideurs, que l'on nomme
communément colleurs ou leveurs, sont loin de présenter ies caractères
moraux et sérieux de l'émigration à destination fixe.
230 LA RÉFORME SOCIALE

On reproche àbon nombre de colleurs de s'inspirer dans leurs voyages bien


moins de-- intérêts de la famille que de leurs plaisirs; h tous, d'être trop pro-
fondément convaincus que le meilleur commerçantest celui qui sait le mieux
user d'artifice pour s'emparer de l'argent des autres ; de faire bon marché
de la dignité personnelle, et d'être entin, à tous égards, d'une moralité assez
douteuse.
Pour qui sait comment le métier se pratique ces reproches n'ont rien
d'exagéré. Un maître colleur prend de dix à trente hommes à son service:
pour tout salaire ces employés ont droit à un prélèvement de -10 ou 20
p. 100 sur le prix des marchandises par eux vendues. Quelques-uns pour-
tant se louent à prix fixe, mais le patron préfère le premier système qui est
plus propre à stimuler son monde.
Arrivé dans la région où il compte écouler ses marchandises de pacotille
qui consistent en draperies, soieries, toiles et cotonnades, le chel de la
bande fait d'abord passer deux ou trois hommes chargés de placer dans
chaque maison un prospectus annonçant une occasion sans pareille; tantôt
c'est une grande maison de Conslantinople. qui, par suite de la guerre
entre la Turquie et la Russie, a été obligée de transporter ses marchandises
en France et qui est pressée de vendre même avec un rabais de 3o p. 100;
tantôt c'est un négociant parisien immensément riche qui se voyant sans
héritier fait, par amour pour la classe ouvrière des provinces, vendre toutes
ses marchandises à des prix si bas que tel objet qui vaut 6 fr. 50 est donné
à 0 fr 50. etc.. Immédiatement après la distribution des prospectus, les
commis colporteurs se mettent en campagne et procèdent à la vente des ar-
ticles annoncés. Savoir tromper l'acheteur cela s'appelle pratiquer la colle.
Aussi tous savent-ils on ne peut mieux se jouer des braves gens. Offrir delà
marchandise de mauvaise qualité déclarée avec loutes sortes d'affirmations
du, plus grand usage, c'est pour eux la moindre des choses. On est bien heu-
reux quand, pour arriver à ce qu'ils appellent la vente forcée, ils ne se li-
vrent pas à des tours de pure filouterie. Beaucoup échouent, il est vrai, sur
les bancs de la police correctionnelle. Il ne se passe pas d'année sans que
le juge de paix de Bessc ait des commissions rngatoires relatives à quelques
colleurs qui ont le désagrément devoir discuter leurs actes par le parquet
du lieu où ils étaient eu Irain d'opérer. On ne s'étonnera pas que de pareils
irafiquanls ne voyagent pas deux fois de suile dars la même contrée. Ils y
retiendront peut-être, mais dans plus:eurs années, en attendant, ils vont
où on ne les connaît pas, et se répandent au besoin en Belgique, en Espa-
gne et même en Autriche
Ces émigrants partent en automne et reviennent au printemps. Rentrés
cnez eux, ils ont généralement peu de goût pour les travaux agricoles. On
en cite Quelques uns qui ont umassé de l'argent et qui durant tout l'été se
foui admirer de leurs compatriotes par l'élégance de leur mise et leur
aonneenére Mentionnons, comme dernier délail digne d'intérêt, qu'ils font un
assez gros trafic pour que le-représentants de certaines maisons du Nord,
et principalement des fabriques roubaisiennes, viennent en noùt soit à Messe,
soit à Église-Neuve. Marcenat et Condatles solliciter de rester ou de devenir
1^-urs clients et leur offrent à cet effet des dîners de trente
ou quarante cou-
L'ÉMIGRATION EN AUVERGNE 231
verts où rien n'est épargné, pas môme les vins de Bordeaux et de Cham-
pagne.
IV
Il ne nous reste plus qu'à conclure et, à ce propos, nous nous rappelons
les plaintes de ceux qui considèrent comme un fléau l'émigration quelles
qu'en soient d'ailleurs les circonstances. « Ce qu'annuellement la peste est
pour les états du grand Seigneur, l'émigration l'est pour l'Auvergne; et il
n'est personne qui, sous tous les rapports politiques et moraux, ne la regarde
comme un fléau véritable. »> Tel est le langage de Legrand d'Aussy dans la
relation qu'il nous a laissée des deux voyages qu'il fit en Auvergne, en 1787
et 1788, aussi ne doit-on pas être surpris quand le même écrivain se mon-
tre fort scandalisé de ce qu'un intendant dans un mémoire pour le duc de
Bourgogne représente l'émigration comme une des choses qui enrichit da-
vantage l'Auvergne, comme une des principales branches de ses revenus.
Mais Legrand d'Aussy qui est un observateur plus varié que profon paraît
1

ne pas avoir parfaitement compris cette désertion du pays natal. Nous le


soupçonnons de s'être laissé troubler par le spectacle de ces départs que la
disette et la gêne des temps où il écrivait devaient rendre plus nombreux et
plus tristes que de coutume, aussi faut-il bien se garder de lui donner plei-
nement raison contre l'intendant qui doit être fort loin d'avoir tout à fait
tort. D'ailleurs quoi qu'il en ait été de l'émigration auvergnate à l'époque
de Legrand d'Aussy, voici quel est, selon nous, puur le canton de Bessc et
tout autre qui lui ressemble, l'état actuel delà question.
En ce qui con-erne l'émigration à Paris, nous déplorons la désertion dé-
finitive des campagnes. Les familles chaque jour plus nombreuses qui vont
à Paris perdent l'esprit de retour C'est là uu mal, non seulement parce
qu'il entraîne le dépeuplement des villages, mais surtout parce que ces fa-
milles perdent leur stabilité, leurs coutumes et leurs traditions pour devenir
des familles instables, incapables de se perpétuer. En conséquence on ne
doit pas encourager l'émigrant à se rendre à Paris.
En ce qui concerne l'émigration à destination fixe en province le juge-
ment doit être différent. Cet émigrationne peut en effet dépeupler les campa-
gnes, elle n'a presque jamais lieu sans retour, elle ne peut pas davantage
altérer d'une manière sensible le tempérament moral des familles; elle laisse
le plus souvent la femme et les enfants au foyer et les hommes faits qu'elle
emmène, par cela seul qu'ils ont l'idée de retourner prochainement, restent
intérieurement comme extérieurement, des gens de leur pays dans toute la
force de l'expression De plus, avec de la main-d'oeuvre, on peut tirer d'une
vigne et d'une terre à céréales tout le produit qu'elles sont susceptibles de
donner; mais pour faire valoir les pacages et les prés de la montagne il
faut des bestiaux et partant une mise de fonds considérable. Or, si nous con-
considérons que l'émigration par les apports successifs de ses pécules amas-
sé* au dehors a augmenté les capitaux dans le canton de Besse, nous sommes
par la même obligés de convenir qu'elle le fertilise et contribue puissamment
à sa prospérité. Dès lors, on comprend fort bien qu'un intendant de la fin du
dix-huitième siècle ait pu dire que l'émigration était une des principales res-
sources et l'un des plus grands avantages de l'Auvergne.
232 LA RÉFORME SOCIALE
Quant à l'émigration à destination variable nous n'hésitons pas à la regar-
der comme un mal et quand nous voyons les colleurs qui la composent for-
mer.les deux tiers des émigrantsdu canton de Besse, nous trouvons que c'est
une situation fâcheuse pour cette région que d'être ainsbreprésentée dans les
divers départements de la France.
A un point de vue général, on peut dire que l'émigration n'est pas essen-
tiellement un mal. Elle ne devient mauvaise que par la manière dont elle est
pratiquée et parles pernicieuses influencesqu'elle peut subir. Relativement au
pays d'où elle provient elle peut, il est vrai, être un symptôme de souffrance
et de gène; dans ce cas, l'émigrant part sans rien emporter du foyer pater-
nel où l'on ne vit que dans la misère ou tout au moins dans la pauvreté.
Mais l'émigration peut tout aussi bien être un symptôme de prospérité et de
richesse et, dans ce cas, l'émigrant a ordinairement l'avantage de s'en aller
pourvu par les siens de ce qui sera nécessaire à son établissement en pays
étranger. C'est qu'en effet l'émigration est un phénomène qui se produira
immanquablement dans un pays riche ou pauvre où les familles seront fé-
condes et le territoire complètement défriché. Il n'y a que la stérilité des
races ou un système régulier de défrichements ou d'améliorations agricoles
progressives qui puissent rendre un pays capable de suffire à l'activité de
tous ceux qui y naissent : aussi n'y a-t-ii jamais eu plus d'émigrants dans le
canton de Besse qu'à l'époque ou chaque famille comptait beaucoup d'en-
fants et où l'argent manquait pour améliorer les terres et les mettre en
valeur.
Nous considérons donc comme très heureux l'afflux de numéraire qui est
venu féconder nos montagnes, mais nous ne pouvons considérer la stérilité
calculée des mariages comme un avantage social ayant pour conséquence de
réduire le continrent de l'émigration. L'émigration n'est point un fait qu'il
importe de conjurer à tout prix. M Le Play n'y voit rien d'anormal, et il a
distingué avec beaucoup de vérité Y (migration riche issue des familles-
souches et qu'il importe d'encourager, de l'émigration pauvre, résultat mal-
heureux de la famille instable. Les faits que nous venons de décrire seraient
donc dignes d'être encouragés, si l'émigrant parisien ne mettait trop
d'omb e au tableau et si l'émigrant colleur n'y formait une tache trop
large.
J.-B. BUSSEML.
UNE NOUVELLE PUBLICATION

SUR LE DROIT COUTUMIER FRANÇAIS (1)

<i
II serait opportun, dit AI. César Cantù, défaire des livres spéciaux pour
détruire l'habitude de n'examiner un homme ou une époque qu'à un seul
aspect. Le moyeu âge notamment, qu'on en fixe la durée à un laps de temps
plus ou moins long', paraîtra, ainsi qu'il est arrivé à Botta, stupide et féroce
aux yeux de celui qui n'en étudiera que l'une des face*. Mais il présentera
un tout autre aspect, si l'on envisage les caractères fortement trempés cf. les
grands saints que ces temps ont produits, les progrès que leur doit la civilisa-
tion, la puissante originalité qu'ils ont révélée par la création de tant de types
divers, d'un nouve ordre architectural, d'uni nouvelle expression d'activité,
en toutes choses, par l'apparition de philosophas, tels que Lanl'ranc, Anselme
et Thomas, de poètes, tels que le Dante, l'édification de monuments, tels que
le Dôme elles palais municipaux de toutes nos cités (2).»
Enlisant le nouvel ouvrage que notre confrère, M. Beaune, vient de con-
sacrer au droit coutumier, on partage pleinement l'appréciation qu'exprime
avec tant de justesse le publiciste célèbre dont l'Italie s'honore. Dans un pre-
mier volume, M. Reaune a présenté une introduction à l'élude historique du.
droit couiumi.tr français jusqu'à la rédaction officielle des coutumes : cet exposé
a montré comment ces coutumes prirent, naissance, et quels éléments con-
coururent à la formation de notre droit national, au moyen âge; le livre s'ar-
rêtait au seizième siècle, époque à la:uellc les usages reçurent, par leur
rédaction officielle, une l'orme authentique et une plus grande autorité. An
mois d'avril 1453, Charles VII fit. pour la fixation du texte de la loi, ce que,
trois siècles plus tard. l'Assemblée constituante devait faire, en vue de l'uni-
formité législative il ordonna h rédaction officielle des coutumes; cette im-
portante cnlrepri-c ne put être réalisée qu'au siècle suivant ; ce fut un bien-
fait, non seulement pour la pr tique, mais encore pour la science, les règles
juridiques ay;mt ainsi revêtu une forme plus précise, ne toutes les 1 ïs posi-
tives que les sociétés se sont données, la coutume est et sera toujours la plus
respectée: pour entrer dans la pratique, pour gagner l'adhésion populaire, il
faut qu'elle se dépose dans l'esprit à l'état de croyance acceptée, d'habitude
prise, de tradition domestique; il ne suffit pas, en effet, suivant l'expression
de Thomas Payne, qu'une loi soit écrite, qu'on puisse la mettre dam sa poche,
pour qu'elle soit vraiment obéie ; M. Beaune met en relief cette vérité, en
même temps qu'il fait ressortir Je caractère plus aisément perfectible de la
coutume qui continue sur elle-même, d'une manière latente, un travail pro-
gressif.
Le livre Ier traite de la jouissance et de la. privation des droits civils; l'origine

(1) Droit coutumier français. — La. condition des personnes, par M. Henri Beaune_
ancien procureur général à la Cour de Lyon. Paris, Larose.
(2) Ucccaria et le Droit criminel, traduction inédite.
234 LA BÉFOBME SOCIALE

du droit d'aubaine y est scrutée avec soin et les conséquences de ce droit


sont développées par l'auteur, de même que les exceptious qui y étaient
admises.
Le savant publiciste s'est particulièrement attaché à exposer les droits civils
des regnicoles; il a étudié, d'abord, la situation juridique de ceux qui
constituaient la première classe, les clercs, les nobles et les bourgeois ; il met en
relief les services rendus, non seulement par « les évoques qui dans la Gaule
romaine avaient été les défenseurs des cités et qui abritaient snus leur chape
pontificale des populations entières », mais aussi « par ces fils de hauts
barons quine croyaient pas déroger, en enseignant, dans les cloîtres, les let-
tres divines et humaines aux enfants de leurs tenanciers, par le clergé des
campagnes, humble, mais vaillante milice qui sortait du peuple et qui vivait
de sa vie. »
Après avoir parlé des religieux profès et de la privation totale des droits
civils, M. Beaune considère les personnes partiellement privées de. la jouis-
sance de ces droits, les bâtards, les serfs, les mainmorlables, les Juifs, Lom-
bards et autres catégories, les femmes, les mineurs, les prodigues et les
aliénés. — Puis vient l'exposé des règles relatives au domicile, à /'absence, aux
communautés d'habitants, aux associations qui permettaient aux serfs d'adoucir
leur sort, aux confréries et corporations ouvrières : un sentiment de défaveur
s'est longtemps manifesté envers les corporations laïques ou ecclésiastiques»
formées en dehors des monastères: un synode tenu à Rouen, en l!s9, les
interdisait même. Mais peu à peu les dispositions se modifièrent, et de nom-
breuses corporations s'établirent; ce mouvement, peu accentué au douzième
siècle, plus marqué au tr izième, devint très important dans la suite; le pou-
voir royal autorisa les associations qui furent créées, ou confirma l'existence
légale de celles qu'on avai antérieurement orTanisées Lapins considérable,
1

formée d'elle-même et sans la volonlé du prince, fut la communauté des mar-


chands fréquentant la rivière de la Loire et autres fleuves descendant: en icelle,
héritière des nantie Ligerici gallo-romains, puissante confédération commer-
ciale, qui constituait un être collectif, une personne civile; avec-ses assemblées
générales, ses fonctionnaires, son greffier, ses avocats, ses deux procureurs
généraux, elle défendit vaillamment, pendant quatre siècles, sa devise : ex
libertalc commerça ubertas, et ne sombra « sous les étreintes de la centralisation
administrative de Louis XV qu'après avoir joui d'une autorité et d'un prestige
que les faveurs royales ont peut-être accrus, mais que la liberté seule pouvait
lui donner. » — Le livre Icrse termine par quelques considérations juridiques
sur les universités et les hospices.
Dans le livre II, M. Beaune expose les règles du droit coutumier sur le ma-
riage; ces règles concernaient surtout les effets civils, le mariage en lui-même
relevant principalement des lois de l'Eglise. C'est dans ces lois que se trouve
le fondement du principe de l'indissolubilité du lien conjugal, opposé à l'idée
de vente, attachée par les barbares'au mariage, au caractère incertain et pré-
caire que l'on tente aujourd'hui encore de lui communiquer. « L'Eglise
n'admet pas d'autre base de i;t famille que le mariage et pour que cette base
soit, à la fois, plus inébranlable et plus respectée, elle proclame ce précepte
qui suffit, à lui seul, à placer sa législation au-dessus des lois antiques :
LE DROIT COUTUM1ER FRANÇAIS 235

« l'homme ne peut rompre ce que Bien a une fois uni. » Elle n'entend sacrifier
à la liberté ou aux passions de l'homme, ni la moralité des peuples, ni l'hon-
neur des familles, ni l'avenir des enfants. »
La puissance maritale,]», puissance paternelle, la tutelle et toutes les notions
juridiques qui s'y réfèrent font l'objet du Livre III, où s'achève l'étude de la
condition des personnes, la continuation de l'oeuvre devant nous présenter le
tableau des règles coutumières sur la con lition. des biens.
On ne saurait trop applaudir à'ecs profondes éludes ; ainsi des erreurs se
dissipent et une vive lumière est projetée sur le passé. Ces travaux honorent
le publiciste éminent qui offre, sous une forme pleine d'attrait, le résultat de
ses recherches, le fruit de son érudition ; M. Henri Beaune montre ce que
peut un homme, dont la carrière maîtresse est brisée, quand il a su tremper
sa vie à la source fortifiante du labeur et de l'épreuve. Nous regrettons de
parler si brièvement d'une oeuvre dont bien des pages seraient à citer.
« Enfant par certains côtés, la société du moyen âge qui reçut sa règle de
la coutume, — dit, dans sa conclusion, notre excellent confrère, — et qui la
proclamait inviolable pour tous, même pour le souverain, était virile par
beaucoup d'autres, surtout par son respect de la tradition qui la fit bien su-
périeure à sa devancière. Respecter les usages n'était point d'ailleurs pour
elle exclure le progrès. Quand le poète parle de
Ce train toujours égal dont marche l'univers,
il définit la coutume et les mutations qui se sont opérées dans son sein, non
par soubresauts, mais par lentes infiltrations. 11 ne se fait pas de révolutions
subites dans le monde juridique, pas plus que dans le monde moral. L'huma-
nité s'avance vers l'accomplissement de sa destinée par un progrès incessant,
mais insensible. Chaque âge profite des travaux antérieurs et contient eu
germe un nouveau développement-.. Les coutumes, ces lois nées des justi-
ciables eux-mêmes, le prouvent mieux que les oeuvres des législ deurs... »
Avant le moyen âge, par exemple, on n'avait pas « connu cette classe inter-
médiaire, cette vieille bourgeoisie, issue des institutions coutumières fran-
çaises et qui n'est plus aujourd'hui qu'un souvenir, comme celles-ci, cette
bourgeoisie timide, circonspecte,austère, amie de l'ordre, de l'épargne et par
suite du contrôle, qui aimait à voir clair et portait en toutes choses une intel-
ligence pondérée et pratique, qui avait la haine des opinions outrées, la dé-
fiance des aventures et le dégoût des fruits défendus, qui était moins soucieuse
de théories que d'applications, et qui esta fidèlement attachée aux idées
moyennes, les plus justes et les plus utiles, en cherchant dans ses usages
traditionnels comme un" seconde conscience, comme une discipline bienfai-
sante dont elle sentait le besoin, autant pour elle-même que pour les autres...
Sous la concision forcée de ces lignes, le lecteur pourra-t-il suffisamment
découvrir l'action lente, mais toujours salutaire et progressive de la cou-
tume? Comprendra-t-il que notre loi moderne ne doit point nous rendre in-
grats envers l'ancienne et que, si nous étonnons parfois le monde par l'excès
de notre confiance en nous-mêmes, nous ne l'étonnons pas moins par notre
injuste dédain du passé? »
JULES LACOWTA,
Ancien avocat général à la Cour de Cassation.
UNIONS DE LA PAIX SOCIALE

PRÉSENTATIONS. — MM. Emile EScvcpdy, avocat à Narbonne (Aude),



Charles Coupe, notaire à Brioudc (Haute-Loire),—-AugusteMarsille, rueSt-
Pierrc, 7, à Lorient, sont admis en qualité de Correspondants.
Les personnes dont les noms suivent ont été admises comme membres
TITULAIRES ou comme associés, et inscrites du n" 2,54-1 à 2,590.

ALPES-MARITIMES. — Sainl-Yollicr née de Breteuil (Miso de) villa St-Vallicr


à Nice, prés, par Mme la Clc»se de la Tour du Pin et M. le Cle d'Harcourt.
AUDE. —REVERDY (Emile), avocat à iNarbonne, prés, par M. P. Falgoux.
BOUCIIES-DU-RIIÔNE.
— Allalini (Guido), négociant à Marseille, prés, par
M. E. Demolins.
CHARENTE.
— Comandon (Louis), négociant d'eau-de-vie, à Jarnac, prés, par
M. l'abbé Mesnard.
CHER
— DUPUIS (Léon':, directeur des liants fourneaux de Rosières, par
Sl-FIorent [déjà associé).
— ALI.ARD (vicomte Raoul d'), à Reauplan. par Picrrelalte (déjà
DRÔME.
associe).
GIRONDE. Andron (le D- A.), rue du Portail, 16, à Bordeaux; prés,

par M. A. Delaire.
[LLE-ET-VILAINE.
— Villarmois (comte de la), château de Trans, par Pleine-
Fougères, prés, par ?:?. deLorgeril.
LOIRE.

Burel (Pierre), négociant, rue Vignette, 12, à St-Chamond, prés.
par M. Baretta. Déluge (l'abbé), vicaire de St-Eimemond,à St-Fticnuc, prés,
par M. Baretta.
— Coupe (Charles), notaire, à Brioudc, prés, par M. J. de la
HAUTE-LOIRE.
Bâtie.
LOIR-ET-CHER.
— Bematdt (l'abbé), rue Croix-Boissée, <li, à dois. prés, par
M. Delaire.
LOZÈRE.
— Matin (le vicomte |de), chef de bataillon, en garnison à Monde,
prés, par M.de Vaulx.
MANCHE.
— SIMON (Georges,) lieutenant de vaisseau, à bord de l'aviso le
Cimier, à Granville, prés, par M. Ropert.
MORBIHAN.— Poilou-Dupkssy, médecin principal de la marine, place Bisson,
9, à Lorient, prés, par M. Bonnaire. Ghamaiïlard, directeur du journal le J/or-
bihnnivvis, place Bisson, 4, à Lorient, prés, par M. Le Gall. OIIIZII.LE (Auguste),
banquier, cours des Quais, 2'-', à Lorient, prés, par M. Sevènc. MARSII.LE
(Auguste), négociant, rue St-Pierre, 7, à Lorient, prés, par MM. Le Nepvon
de Carfort et Hamon-Dufougeray.
— Lardemer (L.) avocat, rue Colbrant, à Lille, prés, par M. Blan-
NORD.
quart. Wilz (A.), ingénieur civil, professeur à la faculté libre des sciences,
UNIONS DJi LA PAIX ï-.OCIALE 237
boulevard Vauban, à Lille, prés, par M. Béchaux. hanselle (J.) industriel,
rue des Jésuites, 5, à Armentières, prés, par M. H. de Caumont. Hamoir
(Fernand), ingénieur, directeur de fa manufacture des carrelages céramiques
de Maubeuge, à Louvroil, prés, pai M. E. Demolins.
— Saint-Marc (le baron de), château de Morfontaine, par la Chapelle-
OISE.
eu-Serval, prés, par M. L. Arnaud Jcanti.
RHÔNE. — Godinot (Ch.), rue des Maronniers, 2, à Lyon, prés, par M. P.
Margery. Roque, rue Puits-Gaillof, 33, à Lyon, prés, par M. ïhomasset.
SARTHE.
— Laya, rue Cliappe, 9, au Mans, prés, par M. Urbain Guérin.
SHKE.
— Groupe de Paris : Amblard (Emile), ingénieur des arts et manu-
factures, rue du Rocher, 64, prés, par M. René Primois. Barbier (A .), an-
cien sous-préfet, rue Molitor, 29, à Autcuil, prés- par M. E. Demolins. (H-
hard (Joseph), ciseleur en bronze, boulevard d'Enfer, 22o, prés, par MM. Hip-
polyte Blanc et A. Saglio. MAGIMKL (René), rue de Berlin, Su, prés, par M. le
D'\ E. de Grandmaison. Roedenjr, ingénieur, boulevard Diderot, 20, prés, par
II. Louis Arnaud Jcanti. Rousseton (René), rue Meslay, 58, prés, par M. Bar-
baut. Ville (Georges), membre de l'Académie des sciences, professeur admi-
nistrateur au Muséum (l'Histoire naturelle, 57,rue Cuvicr, prés, par M. A.Dc-
lairc. NOÉ (A.), propriétaire, rué des Lrsulines. 23, à SL-Deuis (Seine), prés,
par M. Roche.
SOMME.
— Danlin (Paul), négociant à Bourseville, par Fréville-Escarbolin,
prés, par M. E. Confier.
ALGÉRIE,
— Vaissier (Eugène), ancien maire de Mustapha, villa Vaissier, à
Mustapha, près Alger, prés, par M. E. Demolins.
— Hansen (P. Ghr.) secrétaire de la chambre de commerce à
ALLEMAGNE.
Kiel, prés, par M. Fougerousse.
BELGIQUE.
— Bdcf'ortrie, notaire, rue de Ligne, près Ste-Gudule, à Bruxelles,
prés, par MM. V. Brants, et A. Delairc. Yergole, rue de Ligne, !, à Bru-
xelles, prés, par M. Y. Brants. Cliquenois (.timi!), chaussée de Vleurgat, à
Bruxelles, prés par MM. Vaissier et E. Demolins. Béllwne (Baron Paul), Sé-
nateur, rue de Bruxelles, à Alost, prés, par MM. V. Brants et A. Delairc.
Wilmart (Charles", 44, rue Chaussée-des-Prez, à Liège. Wilmart (Fernaud), 44,
rue Chaussée-des-Prez, à Liège, présentés par M. Henri Francotte. Mercier (lu
chanoine), professeur à l'Université, collège du St-Esprit à Louvain, prés,
par MM. Brants et Dclaire. Houtart (Baron Edouard), château de Monceau-
sur-Sambre près Marchiennes, prés, par M. À. Delairc.
ITALIE. Stringher (Cav. B.), secrétaire du ministère du commerce à Rome,
prés, par M. Fougerousse.
SUÉDE.
— Leffier (le Dr Johan), à Stockholm, prés, par M. Fougerousse.
TURQUIE. —Sarrel (J.), professeur de sciences au collège de Galata-Sérail.
à Conslantinople, prés, par M. Regnaud-Lacrozc.

— SUISSE, lieutenant de Vaisseau, à bord de la


DIVISION NAVALE DU LEVANT.
frégate la Vénus, prés, par M. Bonnaire.
CORRESPONDANCE. — L'enquête sur l'état des familles et l'application
— A propos de notre enquête, beaucoup de membres
des lois de succession.
des Unions demandent quelques réimpressions d'articles ou de livres parmi
ceux qui sont les plus propres à faire comprendre toute l'importance de
238 LA RÉFORME SOCIALE

la cfuestion soumise à l'enquête. Les uns voudraient largement répandre


le travail de M. Ardant sur les associations des pays weslphaliens (Réforme
du i'ô mai), ou la lumineuse étude ie M. Clauuio Jannct qui. à propos dos
reformes successorales en Allemagne, a si bien indiqué les réformes néces-
saires eu France (numéro du 'l 01' juillet). D'autres désirent de nouvelles
éditions du Mémoire de M. le comte de Butenval sur le Testament et
le Commerce, d'après les Chambres de commerce (Ann. de '1875). et sur-
tout la :1e édition de l'Uiganisalion de la famille de F. Le Play, dans la-
quelle est décrite l'admirable constitution des domaines patrimoniaux des
paysans à familles souches. Nous nous efforcerons de satisfaire à ces de-
mandes, et nous sommes heureux de pouvoir déjà annoncer que la
3° édition de YOnjanisalion de la famille se prépare par les soins de MM. Fo-
cillon et A. Le Play. Nous rappelons en outre à tous ceux qui veulent bien
consentir à celle enquête, que le meilleur guide à suivre est le travail con-
sidérable de M. Claudio Jannet, sur la Provence et le Dauehiné- tl a été
inséré dans le tome II du Bu ktin de la Société d'économie sociale; un tirage
spécial de quelques exemplaires se trouve aux bureaux de la Réforme
sociale (expédié franco sur demande affranchie accompagnée de un franc en
timbres-poste).
UNIONS DE FLANDRE, ARTOIS ET PICARDIE.
— « Dans ce petit coin de la
Picardie qu'on nomme le Vimeu, existe une industrie très importante : la
serrurerie. Cette industrie a de nombreuses usines dans les villages de
noire arrondissement et pour une partie bien importante, s'exerce à domi-
cile. Elle est prospi re depuis un certain nombre d'années; les salaires y
sont assez élevés, mais, sauf de rares exceptions, l'ouvrier y est pauvre et
vit au jour le jour II achète à crédit, paie difficilement ses fouruiseurs et
fait une consommation très grande d'alcool. Les femmes et les enfants tra-
vaillent soit aux fabriques, soif à domicile On n'y connaît guère l'épargne.
La moralité ne vaut pas celle de la classe agricole qui vit à côté. Il y a là
un beau champ d'observations. N'a-t-on pas dressé un questionnaire rela-
tif à l'enquête permanente de la petite industrie. Je serais bien aise ele
l'avoir. J'ai déjà, comme j'ai eu l'honneur de vous l'écrire, réuni quelques
renseignements dans le but d'établir une Monographie du Toiirbi.ee de la
vallée de Somme. Le temps m'a marqué pour terminer ce travail, mais je
désire vivement apporler ma part d'efforts à notre oeuvre, et aussitôt que
mes occupations me le permettront, je continuerai cette monographie et la
mise en ordre de quelques notes que j'ai déjà prises sur les industries
locales. » E. GONTIER.
Nous prions instamment notre confrère de donner ses soins à l'achève-
ment de la très intéressante monographie qu'il a commencée.
— Nos confrères ont bien voulu se réunir, après
UNIONS DE BRETAGNE-
notre session annuelle de Paris, pour en entendre le compte rendu fait par
l'un de ceux qui étaient venus y assister Ils ont pensé que le meilleur
moyen de concourir à l'oeuvre commune, c'était d'activer le recrutement,
et ils y ont mis leurs efforLs. En outre, ils ne négligent aucun des autres
moyens de propagande : publicité régulière dans la presse, abonnements
de cercles, comérences devant les Sociétés savantes... Le plan de confé-
rence qui a été adopté est celui que M. Gihon avait indiqué (Réforme du
te'' mai), et de larges emprunts ont été fails à l'excedente brochure de
M Demolins : F. Le Play el son oeuvre de Ri}forme sociale. Nous remercions
vivement nos confrères, en exprimant le voeu que de si bons exemples soient
partout imités.
•UNIONS DE LA .PAIX SOCIALE 239
UNIONS D'ANJOU, MAINE ET TOURATNE. — A propos de l'association des
paysans weslphaliens ( S mai-lc juillet), un de no^ confrères exprime la
pensée qu'on pourrait suivre un pareil exemple, sinon dans le Maine et le
nord de l'Anjou, du moins près de la Loire et sur la rive gauche, où les
propriétés sont bien plus morcelées et où les inconvénients des partages
réitérés s'accusent dans toute leur rigueur. — Notre vénérable confrère,
M. le comte du Buaf, vient de célébrer ses noces d'or. Les témoignages de
respect et d'affection que fermiers et tenanciers lui ont donnés à l'envi,
sont une douce récompense d'une vie noblement appliquée à remplir dans
toute leur étéi due les devoirs du patronage rural. Les Unions de la paix
sociale s'associent particulièrement à une fète dans laquelle les prin-
cipes de noire Ecole sent mis en honneur d'une manière si touchante.
UNIONS D'AUVERGNE. — Grâce au zèle de M. l'abbé Sarrauste de Menthières,
l'Impartial de Saint-Fto»r donne à nos Unions le concours de sa publicité.
Dans ce pays, où. les familles souches résistent encore à l'invasion mena-
çante des idées nouvelles, nos confrères ont jugé utile de faire paraître en
feuilleton la dramatique histoire de la famille Mélouga, dont le dernier
épilogue sera raconté aux lecteurs de la Réforme dans une de nos prochaines
livraisons.
UNIONS DE DAUPHINÉ ET VIVARAIS.
— Un de nos correspondants les plus
zélés et les plus heureux dans le recrutement des Unions, se félicite des
succès que M. de Thiôrict de Luyton a obtenus pendant son séjour à Gre-
noble, en amenant dans nos rangs beaucoup de nouveaux confrères, notam-
ment des professeurs de la Faculté de droit et des membres du barreau. Nos
amis espèrent rendre ces premiers résultats encore plus féconds, et déve-
lopper surtout la propagande par la presse locale.
UNIONS de FRANCHE-COMTÉ.
— Ce que nous voyons autour de nous dans le
commerce, écrit notre confrère M. Thibert, ne dément pas les conclusions de
la Réforme. Les maisons qui se transmettent de pères en fils sont des excep-
tions. Dans le détail, elles passent presque toujours à des mains étrangères,
sous forme de remise à l'amiable. Le gros suit à peu près le même système,
sauf que ce sont parfois des employés qui reprennent la suite des affaires.
Les liquidations par vente publique sont plus rares. Les enfants sont, en
général, peu nombreux dans les familles de commerçants, et le père ne leur
fait pas donner une éducation pratique, dirigée vers la continuation de sa
profession. Aussi sur neuf maisons de gros (épicerie et mercerie) à Lons-Ie-
Saunier, il n'y en a qu'une qui n'ait pas changé de nom depuis quarante
à cinquante ans. Les huit autres sont, ou de fondation récente, ou ont
changé de possesseurs trois ou quatre fois depuis le même laps de temps. On
déplore bien parfois les résultats du partage force, mais nul ne songe que
l'on pourrait remédier au mal, en changeant l'esprit et le texte de la loi. Il
semble que ce point doive rester indiscutable. Je crois cependant que des
idées pourront se modifier peu à peu, mais les préjugés sont bien grands.
Nous ne pourrions peut-être pas, mon collègue, Renaudet et moi, nous
rendre aux réunions de Lyon, mais nous souhaiterions que les invitations
fussent faites néanmoins : quelques confrères du Jura, de Dôle surtout, pour-
raient y assister et cela activerait certainement la propagande, dans notre
département. »
UNIONS D'ANGLETERRE.
— Un comité spécial a été chargé", en Angleterre, de
faire une étude approfondie de la question des écoles primaires, posés avec
tant d'autorité par le cardinal Manning. 11 se compose, croyons-nous, de
notre confrère M. Saint-George Mivart, F. R. S., président, du Chanoine
240 LA RÉFORME SOCIALE

Mac-Mullen, du colonel Prendergast, et de MM. Allen et Henry Stourton. —


Un rapport vient d'être publié sur les résultats des éedes catholiques, en
Angleterre, pendant l'anné '18*2. Les progrès de ces écoles sont manifestes.
En '1870, les écoles catholiques, dans la Grande-Bretagne, étaient au
nombre de 666: en -1882, de 1,562. La présence moyenne, de 75,157 en
4 870, était de 4 90,540 en 1882. En 4 870, les maître employés, possédant
des certificats de capacité, étaient au nombre de 747 avec 82 assistants, et
en 1882, de 2,438, avec 80S assistants. — Mmc Urquhart veut bien nous
envoyer une courte notice sur l'établissement manufacturier de Bessbrook,
près Ne/wry, qui se recommande au point de vue social par d'excellents
caractères. Deux particularités sont à remorquer: l'absence de crimes et
l'absence de débits de boissons alcooliques.
LÎMION'S D'ITALIE.
— La Rassegna Nationale, de Florence, met à exécution
ce qu'elle avait annoncé. Avecle numéro de juin a paru un supplément intitulé
« Questions sociales ». On peut s'abonner séparément à ce supplément
moyennant 6 fr par an. chacun de ces fascicules doit contenir des travaux
laits dans le même esprit que ceux de la lléformr sociale, et même des tra-
ductions d'articles de notre Km;?. Le premier fa-eicule renfermait un impor-
tant expose de notre confrère le comte Hardi sur « M. F. Le Play et son
enseignement » ; dans le 2'', qui vient de paraître, At»'1' Attilio Giovannini,
aussi membre des Unions, a étudié a L'Ecole de la paix sociale de M. F. Le
Play », particulièrement au point de vue de la méthode d'observaLion. Enfin,
la môme Revue annonce avec détails le concours pour le prix Bavizza qui
a pour sujet eu iSSi: La famille, considérée comme la base et le modèle
de la société civile, et dans ses rapports avec la solution du problème social.
(Voirie programme dans la prochaine livraison.)
UMOMS DES PAYS-BAS ET GRAND-DUCHÉ DU LUXEMBOURG.
— Notre confrère
M. l'abbé Held, qui s'est initié aux travaux de noire école eu suivant l'ensei-
gnement de M. le professeur Béchaux à Lille, et qui a étudié ensuite les
oeuvres de F. Le Play, vient de retournera Luxembourg. L'action qu'il
pourra exercer pour les Union* dépend naturellement de la situation défi-
nitive qui lui sera prochainement assignée, mais de toute façon son concours
nous est acquis. « Soyez persuadé, dit-il. que je serai toujours un membre-
dévoué de l'école, et que je m'emploierai tout entier au développement de la
grande oeuvre commencée par M F. Le Play. »
DISIONS nu PORTUGAL. —Notre correspondant à Celorico de Basto, M. Aven-
lin Alba.no de Moura Teixeira, a bien voulu nous envoyer un ouvrage sur
« l'Impôt. » Nous lui en exprimons nos remerciements, et nous faisons des
voeux pour que la propagande qu'il veut bien faire pour les Unions, soit
fructueuse en Portugal.
MM. .'.iargery, V, tirants, l'abbé Bernault. Ch. de Ribbe, de ïhieriet de
Luyton, Arnaud Jeanti, R. Primois, le marquis de Castelnau, Helly, loD'E.
de Grandmaison, le comte de la Selle, A. Burger, de Lanversin, G Ardant,
A. Saglio, AI. idanc, Falgous, A. Gibon, H. Bonnairc, le baron de Saint-
Mare, E.Loueke Lcquiti d'Entremeuse, Bourgouin. Raoul d'AHard, l'abbé; Mcs-
nard envoient des renseignements divers et des présentations de membres.
ou remercient de leur admission. Nous les prions de continuer aux Un ions le
précieux concours de leur dévouement.
A. DELAIRE.

Le Réducteur en chef-Gérant : EDMOND DEJIOLIKS.


Paris. — Imprimerie de l'Étoile, Bouciet directeur, nie Cassette. I.
i L'EDUCATION NATIONALE EN CHINE

^ -,D;ÀPRÈS LE TAM TU KINH

Tam tu Kinh ou le Livre des phrases de trois caractères, avec le grand commentaire
de VUOKG TAN THAKG ; traduction de M. Abel des Michels, professeur à l'École
des langues orientales. E. Leroux, Paris.

Nous ne pouvons plus nous désintéresser des faits qui se passent dans
l'extrême Orient et, en particulier, dans l'Empire chinois. « Aucune question
sociale, dit Le Play, n'intéresse à un plus haut degré l'équilibre de l'Europe
et l'avenir du monde entier. »
Nous commençons à pénétrer en Chine ; mais les Chinois à leur tour se
préparent à entrer chez nous. Ils font déjà, en Australie et aux États-Unis,
une concurrence redoutable aux ouvriers indigènes. Leurs familles fécondes,
organisées d'après le type patriarcal, sont éminemment propres à l'émigra-
tion. Il est donc de la plus haute importance de connaître les causes de leur
force.
Parmi ces causes, une des principales est l'éducation nationale qui, chez
les Chinois, n'est point séparée de l'éducation domestique. Nous devons donc
remercier M. de Curzon, dont nos lecteurs connaissent la compétence, de
l'étude qu'il veut bien nous donner sur l'éducation nationale en Chine, à
propos d'une publication récente.
E. D.

En rendant compte de cette publication très intéressante, un publi-


ciste dit : « Si l'ouvrage que nous annonçons aujourd'hui avait paru
du vivant de M. Le Play, son succès serait assuré, car réminent res-
taurateur des anciennes constitutions sociales aurait trouvé là, pour
ses recherches sur l'économie sociale des anciens peuples, une véri-
table mine d'or. Mais, heureusement, il a laissé après lui des disciples
qui sauront l'exploiter dans l'intérêt de l'humanité. »
En répondant à cet appel, nous devons constater que M. Le Play a
cité et vanté la constitution chinoise dans tous ses écrits, et qu'il a
provoqué la publication de beaucoup d'études sur les institutions de
la Chine M ;. Il faut remarquer encore qu'il s'agit ici d'un livre élémen-
taire servant de base à l'enseignement en Chine et en Cochinchine,
fort important à ce titre, mais trop élémentaire pour fournir à la

(1) Y. La Chine et ses tributaires, dans la constitution essentielle de l'humanité,


p, •'89. — De la Condition des femmes en Chine, revue d'AquiLaine, n°s 7 et S, "1873. Poi-
tiers. — Le Décalogue base des moeurs et de la législation en Chine, Annuaire de
l'Union de la paix sociale, 1878.
— L'Instruction publique en Chine, Annuiiire do
1878-1879, 3" partie. Confucius.—M. Le Play, Revue de France, lo janvier et 1er fé-

vrier 1881. — L'Assistance privée et publique en Chine, la Réforme sociale 1e'' février
1882.
Liv. v 17
.
242 LA RÉFORME SOCIALE

science sociale des renseignements suffisants. En outre, cette traduc-


tion ayant été faite « pour les candidats au collège des administra-
teurs stagiaires de Saigon, dans le Lut de leur faciliter l'étude de la
langue mandarine annamite », le savant traducteur a dû adopter la
prononciation cochinclrinoise pour la transcription des caractères
chinois. Il en résulte une difficulté réelle pour ceux qui n'ont étudié
les institutions de la Chine que dans des traductions faites d'après la
prononciation chinoise.
M. des Michels a pallié cette difficulté en donnant à la suite de sa
traduction le texte en caractère chinois, et, en regard, la prononcia-
tion dans la langue mandarine annamite et la prononciation chinoise.
Les inconvénients que nous venons de signaler au point de vue des
études sociales sont, au contraire, des avantages pour atteindre le but
que se proposait réminent professeur. L'ouvrage est bien choisi pour
donner un résumé succinct de l'histoire de la Chine et pour faire con-
naître les principes qui forment la base de la constitution de l'Em-
pire et qui président à l'éducation nationale. La méthode qu'il a adop-
tée pour sa traduction est très propre à faciliter l'étude de la langue
chinoise écrite, et à faire comprendre la manière très différente de la
prononcer en Chine et en Cochinchine.
I
Tara tu Kinh, que les Chinois prononcont San tseu King, a pour au-
teur Ouang Pé Héou qui vivait sous la dynastie des Songs. S'il s'agit
des Songs du Nord, il faudrait, d'après la table chronologique envoyée
de Pékin par le P. Amiot, mettre son existence de l'an 420 à l'an 477
de noire ère : la seconde dynastie des Songs ne commença qu'en l'an
960. Ouang Tsin Chéng fit le commentaire sous l'empereur Kang hi,
en 1666. La traduction de M. des Michels va nous aider à répondre à
une des dernières préoccupations de M. Le Play.
Il écrivait à l'un de ses amis (9 février 1881) : « La stabilité est l'un
des caractères de la race qui pratique la meilleure religion. Or, les
Européens, qui méprisent les Chinois, doivent errer dans leurs prati-
ques, car ce peuple est celui qui a conservé le mieux son autonomie.
Le problème à résoudre est de savoir en quoi la pratique chinoise est
supérieure à celle des Européens. » Si, à l'époque où l'éminent pen-
seur posait ce problème social, la maladie qui devait nous l'enlever
ne l'avait pas déjà mis dans l'impossibilité de se livrer au travail, nous
aurions eu de lui sur ce sujet un nouvel et important ouvrage.
Voilà, certes! un fait historique bien remarquable. Les Juifs, qui
ont reçu le Décalogue comme loi écrite, vivent dispersés dans l'uni-
vers depuis tantôt 1900 ans : s'ils subsistent en tant que race, ils n'ont
jamais pu reconstituer leur nationalité. Depuis le même temps, les
L'ÉDUCATION NATIONALE EN CHINE 243
peuples chrétiens, tournant toujours dans le cercle vicieux des alter-
natives de souffrance et de prospérité, se heurtent, se démembrent,
se mêlent, s'écroulent les uns sur les autres, et ne parviennent pas à
s'assurer la stabilité. A l'extrémité de l'Orient, voilà un peuple qui
n'a reçu ni la loi chrétienne, ni même la loi mosaïque ; à l'époque de
la dispersion de la race humaine, ses ancêtres n'ont emporté avec eux,
en fait de loi morale, que la révélation primitive transmise oralement
par les fils de Noé : et ce peuple subsiste depuis lors ; seul aujour-
dhui il date de cette époque. Ii est tombé comme les autres peuples
dans le vice et dans l'erreur; il a eu ses alternatives de prospérité et de
souffrance : mais il s'est toujours relevé, et il subsiste. Il est devenu
payen ; ses empereurs sont payens ; ses lettrés sont, en général, scep-
tiques : rien n'y fait; il subsiste. D'où vient cela?
Tel est le problème que M. Le Play a posé : il vaut, assurément, la
peine qu'on en cherche la solution. Car, enfin, voilà un peuple qui
dure ; c'est le seul peuple qui ait duré depuis la formation des peu-
ples : pourquoi dure-t-il ? Pourquoi les autres peuples n'ont-ils pas
pu duré ?
Il
il. Le Play a démontré, par les faits historiques et par les faits
contemporains, qu'il existe une constitution essentielle de l'humanité,
et que toute société qui la méconnaît ou la viole ne peut ni prospérer
ni durer. Il a constaté que cette constitution a pour fondements, la loi
de Dieu et l'autorité paternelle ; pour ciments, la religion et la souve-
raineté. On pourrait même réduire ces éléments de la constitution
essentielle à deux ; car l'autorité paternelle et la religion découlent de
la loi de Dieu et ne reçoivent que d'elle leur efficacité sociale, a Les
commandements les plus importants du Décalogue, écrivait-il ('18 dé-
cembre 1881), sont les prescriptions qui, au nombre de trois, concer-
nent le Créateur, Toutefois, je me suis demandé si le quatrième com-
mandement qui confère au père et à la mère l'exécution des trois
premiers n'a pas une importance comparable à celle de ceux-ci dans
la pratique de la vie. » Tel est le motif qui lui a fait associer l'autorité
paternelle au Décalogue, et la souveraineté à la religion.
Cette constitution est dite essentielle parce qu'elle est l'essence même
de l'ordre social : on y peut ajouter des institutions politiques et éco-
nomiques très diverses, selon les temps et les lieux; mais elle est le
fondement indispensable de toute vérité humaine. C'est une loi morale,
immuable, applicable à toutes les institutions sociales quel que soit
le degré de civilisation. « Le progrès moral, a dit justement M. Le Play,
n'est qu'une meilleure pratique de la vérité connue ; il amène tou-
jours un accroissement de prospérité. Le progrès matériel, s'il n'est
244 LA RÉFORME SOCIALE

pas accompagné d'un progrès équivalent dans l'ordre moral, amène


toujours la décadence (1). »
Il est facile de comprendre maintenant pourquoi les sociétés euro-
péennes contemporaines ne parviennent pas à la stabilité. Jetées hors
de la constitution essentielle, elles n'ont plus de base : elles font d'inu-
tiles et funestes efforts pour se constituer dans le vide ; car l'absence
de principes, c'est le vide, a Je crains, disait Tocqueville, que l'homme
s'épuise en petits mouvements solitaires et stériles, et que, tout en se
remuant sans cesse, l'humanité n'avance plus. »
Elle fait bien pis que de ne pas avancer, elle recule vers l'état de
sauvagerie. L'humanité, en effet, n'a pas commencé par l'état sauvage.
Tous les peuples primitifs, Egyptiens, Assyriens, Perses, Indiens, Chi-
nois, aussi loin qu'on remonte dans leurs histoires, nous apparaissent à
l'état civilisé. M. Renan affirme avec toute raison que « les races civi-
lisées n'ont pas traversé l'état sauvage et ont porté en elles-mêmes,
dès le commencement, les germes des progrès futurs (2). » La barba-
rie a été le résultat de l'abandon de la constitution essentielle de
l'humanité : dans cette voie fatale, nous ne pouvons, si nous ne nous
arrêtons pas, qu'aboutir à la même issue.
Le penchant à la rébellion est le vice le plus invétéré de la nature
humaine; c'est en même temps le vice le plus anti-social : ce n'était
donc pas trop, pour le combattre, de l'accord de l'autorité divine et
de toutes les autorités naturelles humaines. Les philosophes du dis-
huitième siècle ont battu en brèche toutes ces autorités à la fois; et
c'est en vertu de leurs pernicieuses doctrines que futproclamé en 1789,
le prétendu « droit de révolte » ; fait inouï jusqu'alors. Depuis cette
époque, les hommes naissent infecté de l'esprit d'insurrection; c'est
pour eux comme un second vice originel qui est venu se surajouter
à la déchéance primitive. De là l'esprit d'insubordination, la haine
de la règle et de la hiérarchie; l'abandon de tous les devoirs : devoirs
du père, de l'époux, de la femme, de l'enfant, des gouvernants, des
gouvernés, tous sont méconnus, tous sont désertés.
Les conservateurs eux-mêmes n'ont pas su se soustraire à cette
nfluence pernicieuse. Sans doute ils ont horreur des excès violents,
et ils les combattent; mais imbus des «faux dogmes » qui autorisent
ces excès, ils les combattent inefficacement, parce qu'ils ne se décident
pas à couper la racine du mal. Ils cherchent le salut dans des expé-
dients empiriques, alors qu'il ne se peut trouver que dans le retour
aux véritables principes sociaux. « Les hommes, dit Benjamin Constant,
voudraient transiger avec la justice, sortir de son cercle pour un jour,

(1) ha Paix sociale, p. 33.


(2) Histoire des langues sémitiques, p. 499.
L'ÉDUCATION NATIONALE EN CHINE 245
pour un obstacle, et rentrer ensuite dans l'ordre. Ils voudraient la
garantie de la règle et le succès de l'exception. La nature s'y oppose ;
son système est complet et régulier. Une seule déviation le détruit,
comme, dans un calcul arithmétique, l'erreur d'un chiffre ou de
mille fausse de même le résultat (1). »
L'erreur a sa logique comme la vérité : quand on ne veut pas
aller là où les principes conduisent, on est entraîné inévitablement là
où mènent les conséquences de l'erreur; aux catastrophes.

III

« C'est avec un sentiment de respect que l'on doit envisager l'État,


dit Burke. C'est la société de toutes les sciences, la société de tous les
arts, la société de toutes les vertus et de toutes les perfections; et
comme les gains d'une telle société ne peuvent pas s'obtenir dans le
cours de plusieurs générations, cette société devient celle, non seule-
ment de ceux qui existent, mais elle est un lien entre ceux qui vivent,
entre ceux qui sont à naître et entre ceux qui ne sont plus. Je vais
plus loin: chaque engagement dans chaque État particulier n'est
qu'une clause du grand engagement primitif d'une société éternelle,
qui compose une seule chaîne de tous les anneaux des différentes
natures; qui met en connexion le monde visible avec le monde invi-
sible, conformément à une constitution fixée, sanctionnée par la
parole inviolable qui maintient la nature physique et la nature morale
chacune à la place qui lui a été assignée. Une loi si sublime ne peut
pas être soumise à la volonté de ceux qui sont, par une obligation qui
est au-dessus d'eux et qui leur est infiniment supérieure, forcés eux-
mêmes à y soumettre leur volonté (2). »
Cette définition, élevée autant qu'exacte, de l'ordre social et de sa
constitution essentielle d'ordre supérieur, est absolument conforme
à la définition qu'en ont donnée tous les philosophes chinois. Nous
avons démontré ailleurs qu'en Chine « le Décalogue est la base des
moeurs et de la législation (3) » ; nous compléterons cette démonstra-
tion par quelques citations empruntées à l'ouvrage traduit par M. A.
des Michels.
« L'affection du père pour le fils; la soumission de la femme -à son
époux;l'amitié des frères aînés pour les cadets et le respect des cadets
pour leurs aînés; la subordination des plus jeunes aux plus âgés; les
rapports réciproques des amis et des camarades;la gravité imposante
chez le souverain et la droiture chez les ministres ; ces dix devoirs sont

(1) De l'usurpation, p. 319.


(2) Réflexions sur la Révolution de France, p. 202.
(3) Annuaire de l'Union de la paix sociale, 1876.
246 LA RÉFORME SOCIALE

communs à tous les hommes. » Le commentateur ajoute : « la pos-


session de ces règles doctrinales constitue un point commun à l'huma-
nité entière. C'est le résultat nécessaire de la conformité des hommes
à leur règle de conduite. »
Quant aux devoirs de la souveraineté, ils sont définis dans le Chou-
King (livre des annales impériales) qui contient les lois des souverains
des quatre premières dynasties, et les conseils et les enseignements
des grands ministres : ce livre est la règle du gouvernement de l'État
et en conserve les principes fondamentaux.Le chef de l'État n'est pas,
en Chine, aussi absolu qu'on se l'imagine en Europe. Le Dr Legge a
remarqué que le titre Tr (empereur, souverain) dérive d'un caractère
chinois qui veut dire juger; ce que l'on développe en disant que
« le ciel applique une règle impartiale en portant des jugements
équitables », et que ce nom de Ti « est donné au souverain terrestre,
délégué d'en haut pour gouverner les hommes, parce qu'on attend
de lui qu'il agisse de môme (1) ». Dans le Tcheou Li, l'empereur est
appelé « magistrat du ciel ».
Homère appelle les rois « des gens qui rendent la justice ». On voit
dans Denys d'IIalicarnasse, qu'à leur origine toutes les villes grecques
étaient gouvernées par des rois selon les lois et les coutumes du pays,
et qu'ils n'étaient en réalité que des juges souverains. Dens le forum
judicum,recueil de la loi des Visigoths,onlit : «Le roi est dit roi(rex)
de ce qu'il, gouverne justement [recté). » Il faut que ce caractère de
haut justicier attribué au chef de l'Etat soit bien dans la nature des
choses, puisque nous le retrouvons partout à l'origine des peuples,
même chez les Chinois, peuple primitif et ayant vécu isolément (2).
Ainsi, en Chine, les principes de la constitution essentielle sont, non
pas seulement enseignés par les moralistes, mais adoptés comme doc-
trine d'État et comme règle du gouvernement. N'ayant pas eu comme
les Européens l'avantage d'être éclairés parla révélation chrétienne;
ne connaissant de la loi de Dieu que ce qui leur en a été transmis par
une tradition incomplète et lointaine, les Chinois ont mêlé bien des
erreurs à la pratique de la vérité. Mais les vérités restreintes qu'ils
ont connues et pratiquées ont suffi pour leur procurer une durée
qui dépasse quarante siècles.
« Rendez à tous et à chacun l'honneur qui lui est dû ; aimez vos
pères ; craignez Dieu ; honorez le souverain ; subordonnés, soyez sou-
mis à vos supérieurs. » Ces principes sociaux, rappelés
par saint
Pierre au second chapitre de sa première Épître, nous les voyons obéis
chez les Chinois : qu'en font les Européens?

y\) Legge, Shôoo King, p. 46, note ; cité dws le Tarn tu Kinh, note 67.
V*
(2) Voir encore Cicéron, de Rep. 1. Y. C. %.
L'ÉDUCATION NATIONALE EN CHINE 247
Les Chinois ne sont pas plus exempts que les autres hommes des
vices dont la nature humaine est passible; ils ont subi bien des alter-
natives de prospérité et de souffrance; ils ont fait bien des chutes :
mais ils se sont toujours relevés, parce qu'ils ont toujours conservé la
doctrine qui porte et relève les sociétés. « La persévérance dans le
bien, disait Confucius, ne consiste pas à ne jamais tomber, mais à se
relever toutes les fois qu'on tombe. » Non seulement les nations euro-
péennes ne pratiquent pas la doctrine fondamentale, elles la mécon-
naissent et la nient : voilà pourquoi, quand elles tombent, elles ne
savent plus à quoi se prendre; elles s'abîment.
Le commentateur Ouang Tsin-Chêng a donc eu raison de le dire :
« L'histoire est la grande règle du gouvernement. On y découvre les

causes en vertu desquelles les États sont régis pacifiquement ou sont


en proie.au désordre, ainsi que la loi de l'élévation et de la déca-
dence des royaumes. Lorsqu'ils sont régis d'après les bons principes,
ils jouissent de la paix. Lorsque ces principes sont abandonnés, le
désordre a lieu. Ce fut là de tout temps, une ornière toujours suivie. »
Les principes sont donc le seul moyen de faire durer la prospérité,
et de sortir de l'état de souffrance : serva ir.andata, et servabunt te.

IY.
Si l'Europe demandait à la Chine comment elle a pu garder pen-
dant tant de siècles la tradition des principes réellement conserva-
teurs, la Chine n'aurait qu'à redire la conclusion de l'ouvrage qui
nous a procuré l'occasion d'écrire cet article : v Ceux qui, chez vous,
laissent un héritage à leurs descendants n'attachent d'importance qu'à
l'or et à l'argent. Pour moi, je me contente, au moyen d'un unique
livre, d'instruire mes enfants et d'en faire des sages. »
Voilà « en quoi la pratique chinoise est supérieure à celle des Eu-
ropéens contemporains. » Au point de vue exclusivement utilitaire où
nous nous sommes placés, l'homme n'est plus qu'un agent de produc-
tion : nous cultivons les aptitudes intellectuelles et physiques de nos
enfants dans le but de les rendre capables de prendre part avec avan-
tage au concours, à la lutte pour la fortune ; nous les dressons pour
cette chasse, nous leur apprenons à poursuivre, à disputer et à saisir
cette proie. En Chine, on se préoccupe avant tout de donner aux en-
fants l'éducation sociale: « Dans la jeunesse, dit notre auteur, l'homme
étudie les paroles des saints et des sages, afin d'agir plus tard comme
ils ont agi. » il ajoute que l'homme qui n'étudie pas dans ce but, « ne
vaut pas même un animal. »
Dès le plus bas âge, et pendant tout le cours de la vie, ce que l'on
étudie en Chine avant tout et presque exclusivement, c'est la science
sociale.
248 LA RÉFORME SOCIALE

Dans la petite école (siao Mo) où les enfants entrent à l'âge de sepl
ans, on établit les bases de l'éducation, qui sont « la mise en lumière
des relations sociales et le respect de soi-même ». On y apprend les
règles tracées parles anciens, leurs bons conseils, leurs belles actions.
On passe ensuite à l'étude des quatre livres classiques {ssé chou) qui
sont des. traités de morale. « Tout ce qu'on dit ici concerne la règle
de conduite que l'homme doit suivre dans sa vie de chaque jour, et
dont il ne doit pas s'écarter un seul instant. »
La grande élude \ta Ido) est celle à laquelle doivent se livrer les
hommes faits. « Les points principaux en sont ceux-ci : mettre en
lumière la vertu, renouveler le coeur du peuple et se fixer dans le sou-
verain bien. Les points de développement sontles suivants: examiner
à fond les choses, atteindre au plus haut degré possible de science
(sociale), acquérir la sincérité d'intention et la droiture de coeur ; s'a-
méliorer soi-même, établir le bon ordre dans la famille, bien gou-
verner l'État et pacifier l'Empire... Lorsqu'on a bien compris le livre
de la « Piété filiale » et qu'on sait par coeur les quatre livres classi-
ques, on commence à pouvoir lire les six livres canoniques (Lou
King). » On aborde ensuite l'étude des philosophes et la lecture des
historiens.
Si l'on compare ce plan d'enseignement à nos programmes et à nos
pratiques, on comprendra que si nous sommes de beaucoup plus
savants que les Chinois, ils doivent être mieux savants que nous ; car
leur science est la science sociale consacrée par l'expérience et basée
sur la tradition : « Le sage, dit Confucius, se conforme aux lois déjà
reconnues et pratiquées anciennement, de la nature vertueuse de
l'homme. »
Que sommes-nous, en définitive, nous les contemporains ? Nous
sommes le passé plus le présent. Si du présent il était possible de re-
trancher tout le passé, tout ce que nous tenons de lui, que resterait-il?
Il resterait le présent primitif, c'est-à-dire la situation matérielle,
intellectuelle et morale dans laquelle se trouvèrent les premiers
hommes ; rien de plus. Mais le passé n'est réellement passé que quant
aux choses qui sont caduques par essence : tous les progrès acquis
restent acquis, ils sont tous résumés dans le présent ; ceux que nous
y ajoutons sont déduits du passé, à tel point que, sans la science
acquise successivement par nos pères, nous ne saurions rien de plus
que ce que surent nos premiers ancêtres. Aussi toutes les erreurs pro-
cèdent-elles de l'oubli ou du mépris de la tradition.
Tocqueville a constaté que chez les nations démocratiques, chaque
génération nouvelle est un nouveau peuple. Pas de traditions, pas de
stabilité dans les moeurs, dans les goûts, dans les idées, dans les lois.
Sénèque avait remarqué avant lui que la multitude est le pire inter-
L'ÉDUCATION NATIONALE EN CHINE 249
prête de la vérité: veritatis vulgus pessimus interpres.En prenant pour
arbitre de leur avenir le nombre, la raison individuelle, la souve-
raineté du peuple, les Européens demandent la stabilité à tout ce qu'il
y a de moins éclairé, de plus mobile, de plus capricieux, de plus
turbulent.
Mieux inspirés, les Chinois ont demandé la durée à celui qui la pos-
sède éternellement. Ils pensent avec Lao Tseu que le moyen du bon
gouvernement des peuples est l'observance de la loi du TAO « la raison
suprême ayant sa loi en elle-même » ; ils croient avec Gonfucius que la
loi de l'homme est le perfectionnement moral, « qui consiste à em-
ployer tous ses efforts pour découvrir la loi céleste, le vrai principe
du mandat du ciel; » ils ont appris par leur propre expérience que le
seul moyen de procurer ce perfectionnement est la « pitié filiale »,
l'obéissance à l'autorité paternelle, le respect des ancêtres, l'imitation
de leurs vertus.
Telle est la cause de l'étonnante durée dont la nation chinoise offre
l'unique exemple. Combien de temps pourra durer encore cette lon-
gévité? Comment les Chinois sortiront-ils de la crise qu'ils traversent
en ce moment? Comment se défendront-ils contre les vices civilisés
dont les Européens les forcent à subir le contact? Comment s'affran-
chiront-ils de l'état de servage dans lequel les tiennent les puissances
européennes, et qu'ils sont réduits à subir faute de moyens de défense?
Nous ne saurions répondre à ces questions sans dépasser de beaucoup
les limites dans lesquelles nous devons nous renfermer ici.

EMMANUEL DE CORZON.
LE ROLE DE LA FEMME DANS LÀ FAMILLE

PROPOS DE PLUSIEURS PUBLICATIONS NOUVELLES ('1 )


A

II

LES FEMMES CHEZ LES POPULATIONS ÉBRANLÉES


OU DÉSORGANISÉES

Dans un premier article, j'ai signalé les caractères principaux sous


lesquels Ja femme se révèle parmi les populations stables, je voudrais
indiquer dans celui-ci comment elle nous apparaît au sein des popu-
lations ébranlées ou désorganisées.
L'histoire nous fait assister à deux décadences principales : celle de
l'Empire romain que nous pouvons suivre jusqu'à sa dernière période
et celle de la société française qui se poursuit d'une façon active de-
puis deux siècles. C'est en quelque sorte un lieu commun que la com-
paraison de ces deux époques et j'hésiterais à l'entreprendre si le point
de vue spécial auquel je me place ne donnait à ce sujet vieilli un re-
gain de nouveauté. Je laisserai donc de côté tout ce qui touche à l'or-
ganisation politique ou administrative, pour me renfermer absolument
dans la vie privée, et considérer spécialement dans ce cadre déjà res-
treint ce qui a trait à la famille et à la femme.
Il est du plus haut intérêt de savoir d'une façon exacte quelles sont
les conditions essentielles qui ont été violées par nous dans l'organi-
sation de la famille et le rôle de ia femme qui en est la base, si nous
voulons remonter la pente fatale sur laquelle les magnifiques progrès
matériels du dix-neuvième siècle ne sauraient nous arrêter. Je sais bien
que les inventions qui ont vu le jour depuis l'application de la vapeur
à l'industrie et aux transports ont profondément modifié certains dé-
tails importants de l'existence ; que, par suite, l'ordre social a dû
subir lui aussi des changements analogues ; toutefois l'étude des popu-
lations stables contemporaines que Y école de la Paix sociale poursuit
sans relâche par ses nombreuses monographies, nous ayant montre
que certaines lois générales se retrouvent chez les peuples prospères
de l'Orient et de l'Occident, soumis cependant à des conditions absolu-
ment différentes sous le rapport de l'organisation matérielle, nous
pouvons en toute sûreté prédire à une société moderne qui les mécon-
naîtrait une fin semblable à celle de l'empire romain.

(i) Voir la livraison précédente.


LE RÔLE DE LA FEMME DANS LA FAMILLE
251

I
C'est un triste spectacle de voir la descendante des fi ères matrones
de la vieille Rome que l'histoire montrait occupées à filer le lin dans
l'atrium, passersa vie étendue sur un lit de repos et entourée de nom-
breuses esclaves dont elle ne sait plus se faire aimer et qui n'obéissent
qu'à coups de férule à ses caprices. Les grandes dames « luttent avec
les courtisanes, en public, par l'éclat fardé de leur visage, dans l'om-
bre, par la facilité de leurs faveurs; le devoir de propager sa race est
devenu une charge dont les hommes se délivrent par un célibat licen-
cieux, les femmes, par une prévoyance coupable qui. ne recule pas de-
vant le crime ; les enfants sont abandonnés par les époux désunis à
des maîtres mercenaires, dont les infâmes désirs leur ravissent l'inno-
cence avant le premier éveil de la raison ou des sens (<l ).
Quel changement s'est donc opéré dans cette Rome autrefois si fière
de la vertu de ses femmes ?
Elle est puissante et respectée à l'extérieur, l'éclat du régime impé-
rial éblouit tous les regards et l'Olympe lui-même a ouvert ses rangs
pour recevoir dans son sein les divins empereurs. Hélas ! ce ne sont là
que de vaines apparences. La famille, base réelle de la société, a été
désorganisée progressivement par le droit prétorien, organe d'idées
et de moeurs nouvelles. L'autorité du père a été détruite la première;
l'autorité du mari l'a suivie de près dans sa ruine, et les femmes dis-
posant librement d'une fortune qui les suit aux divers foyers où elles
viennent s'asseoir, changent d'époux comme la ville change de con-
suls. La jeune fille formée jadis par une mère active et vigilante au
rôle qu'elle remplira plus tard au foyer de son mari, est abandonnée
maintenant à la garde des esclaves. Mais ces dernières ne sont plus les
enfants de la maison comme ces servantes grecques que nous avons
vues entourer Pénélope de délicates attentions et dont l'une appelle la
reine « ma fille », ce sont de simples mercenaires capables de cor-
rompre les enfants qu'on leur confie, mais incapables de les élever.
Ainsi le lien de famille s'étant rompu, le lien de patronage a dis-
paru avec lui. L'antagonisme des classes, cette plaie honteuse des so-
ciétés corrompues fait son apparition ; c'est le moment de la guerre
des esclaves ; le palais impérial devient un centre de conspiration, et
tandis qu'autrefois dans les divisions qui agitaient la République,
chacun marchait contre son adversaire avec ses clients et ses serviteurs,
maintenant c'est contre leur propre maître que ceux-ci se révoltent.
La paix sociale a cessé d'exister à Rome.

(1) A. de Broglie, l'Eglise et l'Empire romain au quatrième siècle, 3f partie, vol. II,
P. 486.
252 LA RÉFORME SOCIALE
Ce sont donc les moeurs d'abord plus douces, puis relâchées, puis
.dissolues qui passant dans les lois par l'intermédiaire du préteur ont
ruiné l'ancien état de choses, détruit l'organisation de la famille et pré-
paré la décadence romaine. Contre ce flot montant de corruption les
empereurs essayèrent de lutter avec les armes en apparence toutes-
puissantes qu'ils avaient à leur disposition. Ils légiférèrent contre le
célibat, contre la stérilité des mariages, contre le luxe des femmes, etc.
Mais ce que la loi appuyée sur les moeurs avait bien pu détruire, la
loi, quelque bien intentionnée qu'elle fût, n'avait pas le pouvoir de le
reconstituer. La loi demeura donc stérile et la société continua à mar-
cher vers la décadence.
Lorsque le Christianisme sortit des catacombes, il ne rencontra et
face de lui que ces familles désorganisées. Il dut donc exercer son ac-
tion sur des individus isolés. Ceux-ci, à leur tour, agirent dans la sphère
qui s'offrait à leur influence, soit dans l'armée, soit dans l'administra-
tion, mais rarement dans la famille, dont le cadre était sérieusement
ébranlé. Le père n'était plus, comme aux temps antiques, prêtre, ad-
ministrateur et juge, c'était une unité ordinaire comme le fils, la fille
ou la mère.
On se figure aisément quelles mères pouvaient être des femmes éle-
vées en dehors de la famille et que la succession rapide des divorces
rendait indifférentes aux liens du sang. Parmi celles mêmes qui
avaient conservé une notion plus exacte de l'indissolubilité du ma-
riage, la connaissance des devoirs de la mère de famille était très af-
faiblie. Bien loin de diriger leur maison avec cette autorité que donne
une vie bien remplie, elles employaient la plus grande part de leur ac-
tivité à combiner de nouveaux ajustements dont le bon goût n'excu-
sait pas toujours l'indécence. Saint Ambroise s'élève du haut de la
chaire contre ces chrétiennes chez lesquelles la foi s'allie avec des
moeurs païennes, qui « s'avancent comme un dais dans la pompe
d'une fête, attirant sur elles les regards des curieux, d'autant plus
laides qu'elles s'étudient davantage à être charmantes et trouvant le
moyen de déplaire à tout le monde, y compris leurs maris (-1). » Ce
n'est pas là un témoignage isolé; les scandales que le grand évoque
constate pour les guérir, d'autres les constatent pour s'en moquer
comme les satiriques, ou pour les louer comme les erotiques. Perse,
Juvénal, Martial, Plaute, ïérence, Pline, Tacite, les poètes comme les
historiens sont unanimes dans la peinture qu'ils nous tracent du luxe
des femmes romaines. Je ne parle pas de saint Jérôme dont les ta-
bleaux nous paraissent peut-être un peu chargés, mais qui sut mar-
quer d'un trait si sanglant les ridicules et les vices de son temps.
(1) Saint Ambroise, par l'abbé Baunard, p. 1S9„
LE RÔLE DE LA FEMME DANS LA FAMILLE 253
Et cependant c'est chez les femmes que les doctrines régénératrices
du christianisme trouveront le plus d'écho ; ces lettres de saint Jérôme
si vives et si mordantes, c'est à des femmes qu'elles sont adressées, et
ce sont des femmes qu'il réunit chaque jour dans sa petite maison de
l'Aventin pour les initier aux plus austères pratiques. Nouvel exem-
ple de ce merveilleux ressort qui donne à l'âme féminine une si grande
puissance de réaction! Si le monde romain avait pu être sauvé, les
meilleurs agents de son relèvement auraient été ces femmes énergi-
ques, mais leurs efforts devaient rester stériles au point de vue social,
parce qu'ils ne pouvaient plus se produire dans le cadre nécessaire
mais brisé de la famille. Il était réservé aux femmes de ces barbares
qu'on méprisait alors à Rome de jeter la semence salutaire des doc-
trines évangéliques dans le sol plus fécond de leurs tribus, et de re-
constituer une société, en restaurant la vie domestique.
II
« Le génie français fut dégrossi par la Ligue et poli par la Fronde»
écrivait M. de Maistre dans ses célèbres « Considérations sur la
France (1) », et de fait c'est une période pleine de grandeur que celle
qui ouvre le dix-septième siècle. Après l'horreur des guerres civiles,
les caractères fortifiés par les épreuves qu'ils ont eu à traverser sont
empreints d'une virilité qui les rend aptes aux choses élevées, et la
restauration de la paix n'est souvent pour eux qu'une occasion de
Juttes nouvelles dans la sphère plus sereine des lettres et des arts.
Malheureusement les sociétés brillantes qui se fondent à ces époques
violent généralement dans les coutumes nouvelles qu'elles adoptent
les principes fondamentaux de la Constitution essentielle; c'est ce
qui arriva au dix-septième siècle pour la haute aristocratie française.
Arrachée par calcul politique aux devoirs traditionnels qu'elle rem-
plissait dans les provinces, elle oublia bientôt, au milieu des fêtes
royales dont elle rehaussait l'éclat, l'austérité des vieilles moeurs et les
antiques habitudes de patronage.
Les femmes jouèrent dans cette évolution un rôle des plus impor-
tants. Elles régnaient par les salons et formaient ainsi dans l'opinion
des « honnêtes gens » des courants comparables à ceux que crée au-
jourd'hui la presse dans l'opinion publique. Je dois dire à leur hon-
neur que la source où elles puisaient leur influence était élevée, et si
elle s'altéra progressivement jusqu'à la Révolution, cela tient sans
doute à ce que cette vie trop extérieure, toute remplie de préoccupa-
tions étrangères à la famille devait fatalement diminuer chez les fem-
mes la notion vraie de leurs devoirs.

(i) Pùlagaud, 186S, p. 43.


254 LA RÉFORME SOCIALE

A force de se raffiner le goût des belles-lettres est devenu le goût du


bel esprit, et, en se développant outre mesure, il a entraîné le dégoût
des détails assez vulgaires qui revenant tous les jours remplissent la
plus grande partie de la vie des femmes, même de condition supé-
rieure. Qu'importe à Julie d'Angennes au sortir de la fameuse cham-
bre bleue de l'hôtel de Rambouillet la conversation des gentilshommes
angoumoisins qui viennent rendre leurs homrrîages au duc de Montait-
sier leur gouverneur et son mari? Il n'y a qu'ennui et lassitude pour
elle en pareille compagnie, et croyez bien qu'elle s'emploie activement
du fond de sa retraite à trouver pour le duc quelque emploi à la cour.
Hé'as! c'est l'histoire de bien des ménages à cette époque. Que
d'hommes utiles ont été ainsi plongés dans l'oisiveté, et combien parmi
eux ont tenu à prouver par leur exemple qu'elle était la mère de tous
les vices?
Les femmes,une fois enpossession de cette influence considérable,cher-
chèrent naturellement à la conserver et à l'augmenter, s'il était possible;
mais toutes n'étaient pas de taille à régner par la supériorité de leur
esprit et de leur e^ur. Celles dont la préciosité colorait l'ignorance et
chez lesquelles l'imagination gouvernait seule la sensibilité tentèrent,
souvent par des moyens peu littéraires de maintenir les hommes sous
leur sceptre; au contraire, les grandes dames vertueuses et instruites
continuèrent de grouper autour d'elles une élite d'esprits distingués
qui, se renfermant dans ce cercle restreint, aboutirent à Port-Royal.
De ces deux catégories, l'une est infiniment plus intéressante et plus
respectable que l'autre; néanmoins, toutes les deux causèrent à des
degrés différents l'affaiblissement delà vie de famille. Le jansénisme
de Port-Royal, sous prétexte de soustraire au monde l'innoncence des
jeunes filles, enleva à la famille la direction de ses enfants. On pre-
nait les pensionnaires pour plusieurs années « et non pour un an seu-
lement, parce que cela ne suffit pas pour les former dans les bonnes
moeurs selon les règles du christianisme. » Quelques-unesfaisaient leur
entrée à l'abbaye dès l'âge de trois ou quatre ans, et on les gardait
souvent jusqu'à dix-huit. Après quoi on les mariait à un jeune «sacri-
pant».
Ce passage subit de la paix du cloître à un milieu brillant, agité et
dangereux, amenait parfois des chutes et toujours d'amères désillu-
sions. Ces naïves créatures entraient dans le monde persuadées qu on
leur avait « caché ce qu'il y a de plus merveilleux (I)» et apportaient
dans leur intérieur une inexpérience complète de toutes les choses de
la vie. Et cependant, cette éducation de Port-Royal était une des

(1) Fénelon; Lettre à une dame de qualité sur l'éducation de sa fille, à la suite du
Traité sur l'Education des filles, p. 88.
LE RÔLE DE LA FEMME DANS LA FAMILLE 255
meilleures et desplus élevées qui aient jamais été données; une grande
sûreté de méthode, de bonnes habitudes de raisonnement au lieu du
fatras des programmes modernes, mais par-dessus tout le respect de
soi-même et de l'autorité, tel était le bagage qu'emportaient avec elles
les jeunes pensionnaires. Il n'y manquait qu'une chose, les tiaditions
delà famille et l'expérience de la vie.
Cette lacune capitale propre à toutes les éducations qui n'ont pas
la famille pour centre, n'avait pas échappé sans doute aux contempo-
rains de Poi'l-Itoyal, mais la vie de cour, en donnant aux mères des
occupations absorbantes les poussait à se séparer de leurs filles et à
les faire élever au couvent.
Seules, certaines familles moins illustres et partant laissées à l'obs-
curité de leurs provinces continuèrent à exercer elles-mêmes cette
haute fonction; encore l'habitude en était-elle presque entièrement
perdue à la fin du dix-huitième siècle et au commencement du nôtre.
Aujourd'hui, sous l'influence d'idées plus justes et plus conformes à
la bonne organisation de la famille, beaucoup de parents reviennent,
en ce qui concerne l'éducation de leurs filles, à l'opinion de Fénelon :
« J'estime fort, écrivait-il à Mme de Beauvilliers, l'éducation des
bons couvents, mais je compte encore plus sur celle d'une bonne mère
quand elle est libre de s'y appliquer. Je conclus donc que mademoi-
selle votre fille est mieux auprès de vous que dans le meilleur cou-
vent que vous pourriez choisir (!).» Il est vrai que le grand évêque,
jetant sans cloute un coup d'oeil sur la société qui l'entourait, ne pou-
vait s'empêcher d'ajouter: «Il y a peu de mères à qui il soit permis de
donner un pareil conseil. » Triste aveu pour les contemporains de
Fénelon ! mais dont il ne faudrait pas vouloir tirer un argument
contre l'éducation de la famille. Lorsque celle-ci, en effet, est absolu-
ment incapable de remplir ses devoirs, on cherche à suppléer son
rôle et les couvents rendent alors d'inappréciables services; mais s'ils
parviennent ainsi à préserver de la corruption certaines individualités
qui y seraient tombées sans eux, ils ne savent pas les former suffi-
samment à la vie de famille. Il n'est pas indifférent, en un mot, que
le père et la mère remplissent eux-mêmes ou délèguent à d'autres le -
grand devoir de l'éducation des enfants.
On l'avait compris au moyen âge : à cette époque où les couvents
étaient nombreux et florissants, où, par conséquent, on aurait facile-
ment trouvé le personnel enseignant, il était extrêmement rare que les
jeunes filles fussent élevées par des religieuses; au contraire, au dix-
huitième siècle, au moment de la décadence monastique alors que les
vocations sont peu nombreuses, une grande partie des religieuses de

(1) Fénelon; Lettre à une dame de qualité sur Véducation de sa fille.


256 LA RÉFORME SOCIALE

France s'emploient à garder les jeunes filles pendant la période où


elles sont le plus gênantes pour leurs parents. Or, ce n'était pas le
souci de l'instruction qui faisait consentir les mères à se séparer de
leurs filles : celles-ci n'apprenaient rien ou presque rien au couvent,
par cette raison fort simple que les fondatrices de monastères vivant à
une époque où les familles élevaient elles-mêmes leurs enfants,
n'avaient pas organisé leurs ordres en vue de l'éducation; tout au
plus y avait-il une soeur chargée de donner quelque instruction aux
novices qui en étaient dépourvues; c'est à elles que l'on confia les pre-
mières jeunes filles qui entrèrent au couvent sans intention de vie
religieuse, et leur régime ressemblait beaucoup à celui des novices
leurs compagnes. Ce fut seulement lorsque la famille de plus en plus
désorganisée abandonna presque complètement son rôle d'éducatrice
que la nécessité d'établir des maisons d'éducation religieuse se fit
impérieusement sentir.
Toutefois, la transformation des monastères en écoles fut longue et
laborieuse: «L'idée qu'une femme prenait le voile dans le but d'être
institutrice, c'est-à-dire de remplir des devoirs séculiers, au lieu de
passer le temps en oraisons, en offices, en pratiques diverses, celte
idée eut peine à germer, elle n'eut jamais de solides racines : on. en
voit la preuve à chaque page des oeuvres de Mme de Maintonon
dont la plus grande difficulté en fondant Saint-Cyr fut de se procurer
des institutrices (1).» Cela explique aussi comment, selon l'expression
de M. Rousselot(2), « l'ancien esprit monastique prévalut sur l'esprit
pédagogique,» même à l'abbaye de Port-Royal des Champs qui eut à
un moment une si grande célébrité dans le monde des lettres : « L'ins-
titution inclina à redevenir ce qu'elle était auparavant, une école au-
près d'un couvent au lieu d'être un couvent auprès d'une école. »
Cependant, même dans les familles les plus désorganisées, les
jeunes filles n'étaient pas toujours mises au couvent pour leur éduca-
tion : souvent les mères tenant à les conserver près d'elles, les con-
fiaient à des gouvernantes incapables et illettrées. « Dans leur compa-
gnie, dit Pénelon (3), la petite fille apprenait à médire, mentir, soup-
çonner légèrement, disputer mal à propos, sans compter les dévotions
ou fausses ou superstitieuses et de travers, sans aucune correction des
plus grossiers défauts. «La plus grande faute selon elles, c'est de
chiffonner son tablier, d'y mettre de l'encre: c'est un crime pour le-
quel on a bien souvent le fouet, parce que la gouvernante a la peine
de les blanchir et de les repasser; mais mentez tant qu'il vous plaira,

('•!)Paul Rousscloi; Histoire de Véducation des femmes en France, t. I, p. 37i>.


(2) Paul Roussclot; ibid., 1.1, p. 37S.
(3) Ibid.
LE RÔLE DE LA FEMME DANS LA FAMILLE 557
il n'en sera ni plus ni moins parce qu'il n'y a rien là à repasser ni à
raccommoder... La plus habile est celle qui sait quatre petits vers bien
sots, quelques quatrains de Pibrac qu'elle sait dire en toute occasion,
et qu'on recite comme un petit perroquet. Tout le monde dit: « La
jolie enfant! la jolie mignonne! » La gouvernante est transportée de
joie et s'en tient là. Je vous défie d'en trouver une qui parle de rai-
son.» Yoilà qui est pris sur le vif et Mme de Maintenon qui parle
ainsi en parle d'après son expérience personnelle. « Je me souviens,
ajoute-t-elle, que quand j'étais chez ma tante, une de ses femmes de
chambre avait soin de moi; elle me tirait à quatre épingles et elle
me disait continuellement de me tenir droite; du reste elle me laissait
faire tout ce que je voulais (•)).»
Ce furent sans doute ces souvenirs d'enfance qui poussèrent plus
tard Mme de Maintenon à fonder Saint-Cyr ; les pensionnaires rece-
vaient d'ailleurs une éducation où la culture intellectuelle s'alliait à
un apprentissage sérieux de la vie de ménage, comme il convenait à
des filles pauvres: «Quand elles avaient gâté ou rompu leurs hardes,
elles les portaient avec des pièces; on leur faisait attendre les habits
neufs de peur qu'elles ne s'imaginassent qu'il n'y avait qu'à prendre la
mesure ou à aller à la boutique (2).» Les plus grandes sont souvent
employées à « habiller et peigner les petites, faire les lits, balayer, net-
loyer l'infirmerie, aider à la lingerie, au garde-meuble, au réfectoire;
les plus petites peuvent éplucher des fleurs pour les sirops, ramasser
des fruits, préparer des légumes (3).»
Ce n'était donc pas une éducation de « précieuses» qu'on recevait à
Saint-Cyr; c'était au contraire une éducation pratique; mais son grand
vice était dansl'éloignement absolu de la famille auquel les « demoi-
selles» étaient condamnées. Ce vice ce n'est pas seulement à Mme de
Maintenon, c'est surtout à l'état fâcheux de la société qu'il faut
l'attribuer. Toujours est-il que «les demoiselles de Saint-Cyr qui pas-
saient au couvent au moins huit ans et quelquefois treize, n'allaient
jamais en vacances et ne voyaient leurs parents que quatre fois par
an, auparloir, à portée de l'oeil sinon de l'oreille d'une maîtresse (4). »
Si nous descendions maintenant la pente qui nous mena parle dix-
huitième siècle à la Révolution, nous pourrions suivre les progrès
croissants de la corruption par l'effacement successif des devoirs de
la famille et de la mère. C'est sans doute en remontant le courant, en
fortifiant chez les femmes le goût de la vie sérieuse, paisible et occu-

(1) Lettres et entreliens, t. II, p. 16. Paul Rousselol; Histoire de l'éducation dus
femmes en France; t. I, p. 29i.
(2) Ibid., I. II, p. 70.
(3) Ibid. t. Il, p. 33.
(4) Ibid., p. 33.
Liv. v 18
258 LA RÉFORME SOCIALE

pée par l'éducation de la famille que nous arriverons progressive-


ment à un ordre social supérieur. Il ne sert de rien de se lamenter sur
le malheur des temps, il faut au contraire se souvenir que, comme
disait Jeanne du Laurens, « tous sont bons pour se réformer, « et que
malgré les entraves apportées par nos lois à certains points essentiels,
les hommes et les femmes de bonne volonté ont encore un vaste
champ d'action ouvert devant eux. « Nous souffrons cruellement, a
écrit Le Play, des fautes de nos pères, mais nous sommes les arbitres
de la destinée de nos enfants.»
P. DE ROÏÏSIERS.

LA SOCIÉTÉ ORIENTALE

ORGANISATION DE L'ÉGLISE GRECQUE.

Il est intéressant d'examiner la situation de l'Eglise grecque, et de


rechercher dans quelle mesure elle pourra coopérer à la réalisation
de la Réforme sociale en Orient. C'est par des études de ce genre entre-
prises chez les divers peuples que nous pourrons, suivant le désir
exprimé bien souvent dans cette Revue, dresser avec quelque exacti-
tude, la carte sociale de l'Europe.
L'Eglise grecque dite orthodoxe est la communauté chrétienne la
plus importante de l'empire ottoman et, après la société musulmane,
elle forme la nationalité religieuse et civile la plus nombreuse. Avant
la conquête ottomane, celte Eglise constituait la religion officielle de
l'empire d'Orient, elle était alors pour les populations chrétiennes ce
qu'est aujourd'hui l'islamisme pour les musulmans. Pour bien com-
prendre son rôle et son organisation actuelle, il est nécessaire de rap-
peler brièvement ses origines.
1

Dès les premiers temps de la prédication de l'Evangile, les disciple?


de. Jésus-Christ se répandirent promptement dans toutes les contrées
voisines de la Palestine et surtout en Syrie, en Egypte, en Asie Mineure
et dans la partie méridionale de l'Europe. L'enseignement religieux et
les prédications des premierschrétiens se faisaient en langue vulgaire.
En Syrie, le peuple parlait l'hébreu et surtout l'arabe, les lettrés et
les négociants parlaient le grec et le latin; dans la basse Lgypte, en
Asie Mineure, en Macédoine et en Achaïe, la langue grecque était la
LA SOCIÉTÉ ORIENTALE 259
seule parlée, sauf le latin pour les relations officielles; en Italie, en
Gaule, en Espagne et dans les pays Berbères, le latin était la langue
commune, les langues sémitiques étaient inconnues dans ces contrées,
excepté en Barbarie où un idiome arabe était en usage dans les
basses classes.
Ainsi, dès les temps primitifs de l'enseignement chrétien, il y eut
deux langues littéraires, employées par les Pères et les Docteurs de
l'Eglise : le grec et le latin. Avec ces deux langues, on pouvait se
faire comprendre dans toutes les provinces du monde connu alor.-:.
Quoique le latin fût la langue officielle de tout l'empire romain, la
langue grecque, par son élégance et sa richesse, fut constamment en
honneur en Orient. Malgré le succès de ses armes et sa puissante admi-
nistration, Rome n'a jamais pu s'assimiler les provinces grecques; au
contraire la mollesse des Grecs a tellement corrompu les Romains que
quelques siècles après la conquête de l'Orient, les empereurs ont dû
abandonner la vieille capitale des Césars.
De tout temps les moeurs orientales et occidentales ont été fort dif-
férentes. Bien que la domination romaine apportât des modifica-
tions profondes et uniformes clans la société de cette époque, elle ne
put faire disparaître les antipathies nationales. Aussi, malgré l'unité
de doctrine enseignée par les apôtres, il était à prévoir que des diver-
gences sérieuses se produiraient clans l'avenir, au sujet des idées
religieuses. L'Orient et l'Occident avaient leurs langues et leurs cou-
tumes spéciales, de là l'existence, dès les premiers jours, du germe de
division entre les églises latine et grecque. Il ne fallait qu'une
occasion pour développer ce mal latent : l'esprit disputeur des Orien-
taux devait la fournir.
A mesure que la société chrétienne grandissait, il fallait pourvoir à.
son administration. Un clergé fut organisé sous la surveillance des
éoêques (inspecteurs) et des patriarches. La haute direction dogmati-
que et disciplinaire appartenait aux pontifes de Rome successeurs de
saint Pierre. Les circonscriptions ecclésiastiques étaient celles de
l'administration romaine, mais les évêchés à cette époque avaient bien
moins d'importance que nous leur en attribuons de nos jours en
Occident. Les diocèses ne comptaient guère que de dix à cinquante
mille habitants au maximum. Les petites divisions épiscopales sont
restées en usage jusqu'à ce jour pour toutes les églises grecques
d'Orient et pour l'Eglise latine dans l'Europe méridionale. Les patriar-
ches étaient les supérieurs administratifs des évoques, les limites de
leur ressort étaient les mêmes que celles des divisions romaines au
1er siècle de l'ère chrétienne : 4° à Rome, capitale de l'empire, pour
les provinces ecclésiastiques européennes et du nord de l'Afrique;
2° à Antioche, capitale de la Syrie, pour les provinces de l'Asie; 3° à
260 LA RÉFOKME SOCIALE

Alexandrie, capitale de l'Egypte, pour les provinces de la vallée, du


Nil et de la L}'bie; un quatrième patriarcat fut créé à Jérusalem à
cause de l'importance religieuse de cette ville, sa juridiction se bornait
à la Palestine.
Pendant les premiers siècles, il y eut peu d'hérésies; les persécutions
continuelles provoquées par le gouvernement romain ne laissaient pas
de prise à l'esprit de discussion; c'était l'époque des martyrs et des
grandes manifestations de la foi. La conversion de l'empereur Cons-
tantin au iv" siècle modifia cette situation.
La religion cessa d'être persécutée pour devenir religion officielle.
Rome, par ses moeurs corrompues, était en pleine décadence, les inva-
sions des peuples du Nord la menaçaient de toutes parts. Constantin
résolut alors de transférer le siège de l'empire à Byzance. Les papes
seuls devaient arrêter les barbares, les instruire, les civiliser, et trans-
former leurs moeurs grossières pour former les grandes nations qui
constituent aujourd'hui EEurope moderne. Constantin changea le
nom de Byzance en celui de Néa-Roma (Nouvelle-Rome),mais la flat-
terie orientale appella la nouvelle capitale Constantinopolis (ville de
Constantin), ce fut ce dernier nom qui prévalut. Les Grecs étaient plus
corrompus encore que les Latins, mais ils dissimulaient, sous des
apparences plus brillantes, leurs moeurs dissolues. Sous l'influence
de l'enseignement chrétien, le peuple s'était bien modifié, mais les
classes riches n'avaient généralement pris de chrétien que le nom.
La ville de Gonstantinople, devenue capitale de l'empire, fut le siège
d'un cinquième patriarche, qui voulut bientôt s'attribuer la préémi-
nence sur le siège de Rome. De là l'origine des discussions aussi
puériles que nombreuses qui devaient amener, dans la suite, une rup-
ture définitive entre les deux Églises.
Pendant que les théologiens byzantins disputaient sur des questions
de préséances, les Sémites se transformaient à la voix de Mahomet et
bientôt les provinces de l'Arabie, de la Syrie, de la Chaldée, de
l'Egypte et du nord de l'Afrique se détachaient de l'Église chrétienne,
pour accepter l'islamisme. On sait comment les musulmans, après
avoir conquis l'Espagne, furent arrêtés à Poitiers par l'épée de Charles
Martel.
La séparation définitive des Eglises grecque et latine s'effectua
officiellement au ix siècle quoiqu'elle existât, depuis longtemps, en
1'

fait; ce schisme n'arrêta pas les dissensions intérieures de l'Eglise


grecque ; l'empire en lut affaibli et devint incapable d'arrêter les
dernières invasions venues de l'Asie centrale.
Les Ottomans, après avoir succédé aux Kalifes, en Mésopotamie, en
Syrie, en Arabie, en Egypte et en Barbarie, firent fa conquête de
l'Arménie, delà Grèce d'Asie et d'Europe, des provinces tarlares de
LA SOCIÉTÉ ORIENTALE 261
la mer Noire, des Slaves du Danube et vinrent planter leur étendard
devant les portes de Vienne. Aujourd'hui l'empire ottoman occupe
encore à peu près toutes les provinces de l'ancien empire romain
d'Orient.

II

Les musulmans, après la prise de Constantinople, en 1453, auraient


pu anéantir l'Église grecque, mais Mahomet II, par tolérance reli-
gieuse et aussi par politique, respecta l'organisation de la société
chrétienne. Cette mesure, avait une importance d'autant plus grande
que chez les musulmans les institutions religieuses et civiles sont com-
plètement confondues, ainsi que nous l'avons exposé dans un précédent
article. Sous forme de liberté religieuse, les Grecs purent ainsi jouir de
prérogatives politiques considérables. Ces prérogatives existent encore
aujourd'hui et sont une des sources principales des troubles et des
revendications qui agitent continuellement l'empire ottoman.
L'organisation actuelle de l'Eglise grecque est sensiblement la même
qu'au moment de la prise de Constantinople. A la tête de la commu-
nauté se trouvent quatre patriarches, résidant à Constantinople, à
Antioche, à Jérusalem et à Alexandrie. Le patriarche de Constanti-
nople prend le titre d'oecuménique (universel), il est le supérieur spi-
rituel de tous les chrétiens de l'Eglise grecque demeurant dans l'em-
pire Ottoman et, de plus, le chef civil de la nation grecque, c'est-à-dire
des sujets orthodoxes de la Sublime Porte.
Avant la prise de. Constantinople, on entendait par nation grecque
toutes les populations unies par la même foi religieuse : non seule-
ment les Grecs, mais aussi les Albanais, les Bulgares, les Serbes, les
Roumains, les Russes et un grand nombre de petits peuples slaves.
Après la conquête, les provinces non soumises à la domination otto-
mane se créèrent une organisation religieuse et civile à part; les
patriarches de Moscou et, plus tard, les empereurs de Russie, devin-
rent les chefs religieux et civils des Russes; il en fut de même pour la
Grèce, la Roumanie, la Serbie et la Bulgarie, qui se sont constitués en
églises autocéphales. Sous Mahomet II, les Arméniens et les Israélites
mirent à profit la tolérance religieuse qu'on leur accordait, pour se
donner une organisation particulière.
Le patriarche de Constantinople est assisté de deux conseils, l'un
pour les affaires religieuses, le second pour les affaires civiles. Le
conseil religieux est appelé Saint-Synode, il est composé de douze
métropolitains, renouvelés chaque année par moitié, ses attributions
sont : l'intégrité du dogme, la discipline ecclésiastique, la publication
des décrets synodaux. Par l'adjonction des autres patriarches ortbo-
262 LA RÉFORME SOCIALE
doxes, titulaires ou honoraires, et d'un certain nombre de métropoli-
tains, le Saini-Synode peut se constituer en Concile.
Le conseil civil est appelé Conseil national; il est composé de douze
membres, dont quatre métropolitains et huit laïques, choisis parmi
les représentants des paroisses de Constantinople et renouvelés cha-
que année par moitié. Ses attributions sont: les délibérations sur les
affaires civiles de la nation, l'organisation des établissements scolaires
et hospitaliers, enfin la surveillance des éphories et des démogérondies
des provinces qui administrent les revenus locaux.
L'adjonction au conseil national : 1° du Saint-Synode; 2° des grands
officiers de la chancellerie patriarcale; 3° de certains hauts fonction-
naires grecs de l'empire ottoman; 4° de représentants choisis dans les
professions libérales, industrielles ou commerciales; 5° de délégués
des paroisses de Constantinople ; 6° de délégués des diocèses de
l'empire, constitue l'assemblée générale. Cette assemblée élit les patriar-
ches; la Sublime Porte confirme les élections par un bérat (diplôme)
d'investiture.
Le pouvoir religieux, civil et judiciaire étant confondu chez les
musulmans, ceux-ci ne firent aucune difficulté pour accorder, en '1454
à la nation grecque, le droit de juger elle-même des membres. Les
attributions judiciaires se rapportent aux affaires religieuses et civiles.
Un tribunal spirituel, sorte de cour d'appel, est institué à Constan-
tinople, il est composé de six membres choisis par le saint-synode et
renouvelés chaque année, H juge en dernier ressort les affaires rela-
tives au culte ; à l'administration des biens mona-tiques ; aux ma-
riages, divorces et successions, ainsi qu'aux crimes et délits commis
parles ecclésiastiques. Les tribunaux des éparchies (diocèses) connais-
sent les mêmes affaires en première instance. Le tribunal civil est
formé par le conseil national, il juge en dernier ressort les affaires
administratives scolaires ou philanthropiques, les contestations de
testaments et donations, il contrôle la gérance financière des églises
paroissiales et établissements religieux. Comme pour les affaires spi-
rituelles, les éparchies connaissent les affaires civiles en première
instance. Les démogérondies font l'office de justices de paix. La force
armée de l'empire ottoman peut être requise pour l'exécution des sen-
tences rendues par les tribunaux ecclésiastiques ou civils. Une chancel-
lerie est adjointe au patriarcat, pour les relations politiques avec la
Sublime Porte et l'expédition des affaires religieuses, civiles et judi-
ciaires avec les éparchies. La chancellerie est composée d'un arcld-
protosyncelle, d'un archidiacre, d'un archimandrite et d'un certain
nombre de diacres, de secrétaires, d'officiers, de notaires, de caissiers
et d'huùsiers.
La langue liturgique de l'Eglise grecque orthodoxe est le
grec
LA SOCIÉTÉ ORIENTALE 2*Î3

ancien, mais le clergé est d'une ignorance si extraordinaire que la


grande majorité des prêtres ne Comprend plus les anciens textes. Le
clergé se divise en haut et bas clergé.
Le bas clergé est très pauvre, très ignorant et très fanatique. Pour
être ordonné prêtre {papas), il suffît de savoir écrire ou seulement lire;
on se montre d'ailleurs très facile sur la conduite morale.
Les prêtres du bas clergé peuvent se marier ; ils ne reçoivent aucun
traitement fixe, et vivent du casuel, des offices, du revenu de quelques
biens fonciers appartenant aux églises et surtout des aumônes des
fidèles. Ces aumônes sont presque toujours réclamées, comme un
impôt obligatoire et trop souvent sollicitées sans dignité.
Le haut clergé a plus de valeur, quoique son instruction soit en
général fort médiocre. Il se recrute parmi de jeunes gens ayant fait
leurs études, soit au séminaire de Khalki (île des Princes), au collège
du Phanar à Gonstantinople, soit à l'école de théologie à'Athènes.
Quelques ecclésiastiques, mais en très petit nombre, vont achever
leurs éludes théologiques en Allemagne et quelquefois en France. Les
prêtres du haut clergé ne peuvent se marier, le célibat est obligatoire
pour eux. Ils touchent un traitement fixe, qui varie selon l'importance
du siège épiscopal. Les évêques et les métropolitains procèdent aux
nominations des papas, dans le ressort de leur éparchie (diocèse), ils
surveillent et dirigent les éphories et démogérondies, dans la limite
de leurs attributions.
Les monastères grecs sont excessivement nombreux dans l'empire
ottoman, surtout dans les vilayets européens. Les moines grecs sont
appelés cahnjers, mais ils n'observent pas la vie monastique, telle que
nous la voyons pratiquer en Occident. Ces moines, généralement très
grossiers et, sans instruction, se contentent de peu et cultivent le plus
souvent un coin de terre, sans se préoccuper de pratiques religieuses.
Quelques couvents possèdent des revenus considérables, mais les
moines y sont tout aussi ignorants et d'une tenue aussi négligée que
dans les plus pauvres monastères. Les populations qui avoisinent les
couvents sont presque toujours exploitées par les moines grecs. Si les
monastères d'hommes sont considérables, ceux de femmes sont relati-
vement assez restreints et ne sont guère que des refuges pour des
veuves désireuses de mettre leurs petites ressources en commun, ou
pour des vieillards malades et généralement incurables. Les religieuses
sont tout aussi ignorantes que les religieux. Les moines se livrent au
travail manuel, ils font valoir les propriétés du couvent et vont vendre
eux-mêmes leurs produits au marché le plus voisin. Ils se livrent rare-
ment à la prière et jamais aux travaux intellectuels. Leur rapacité à
percevoir le revenu des propriétés qu'ils donnent en location est
devenue proverbiale.
264 LA BÉFORME SOCIALE

Les édifices religieux sont mal construits et ne présentent aucun


caractère grandiose ou artistique. Les décorations intérieures sont sans
goût et souvent d'une grossièreté étonnante. Les églises renferment
peu de statues, mais en revanche les peintures y sont multipliées avec
profusion et sans goût. Le bas peuple professe une vénération exagérée
pour les images ; il la pousse jusqu'à l'idolâtrie.
L'année liturgique grecque est l'année solaire; elle se compte
d'après le calendrier réformé par Jules César au premier siècle de l'ère
chrétienne. La réforme astronomique opérée à cette époque n'ayant
pas eu une précision rigoureuse, il s'ensuit que l'année dite julienne,
de trois cents soixante-cinq jours six heures, est un peu plus longue
que l'année solaire réelle, de sorte que tous les ans, l'année solaire se
trouve en avance d'un peu plus de onze minutes.
Le pape. Grégoire XIII fit une nouvelle réforme, en 1581, par la
suppression de quelques années bissextiles, mais comme la réforme
avait eu lieu d'après l'initiative pontificale, l'Eglise grecque l'a systé-
matiquement repoussée. C'est ainsi que les Grecs se trouvent actuelle-
ment en retard de douze jours sur la date réelle.
L'année musulmane se compte par mois lunaires de vingt-neuf ou
trente jours, ce qui fait des années de trois cents cinquante-quatre et
de trois cent cinquante-cinq jours. 11 y a trente-trois années musul-
manes pour trente-deux années catholiques. L'année lunaire conservée
par Mahomet dans la réforme, a toujours été en usage parmi les na-
tions orientales et surtout parmi les peuples sémitiques. Les Israélites
se sont constamment servis de l'année lunaire; les musulmans ayant
conservé la plus grande partie des lois de Moïse, n'ont jamais modifié
leur manière de compter qui était déjà celle des Arabes avant la ré-
forme.
L'Eglise grecque de l'empire ottoman se divise en six circonscrip-
tions principales, mais d'importances fort différentes et relevant toutes
de Conslantinople. Ces circonscriptions sont : 1° le patriarcat de Gons-
tantinople ; 2° le patriarcat d'Antioche ; 3° le patriarcat de Jérusalem ;
4" le patriarcat d'Alexandrie ; 5° la métropole de Chypre 6° la métro-
;
pole du Mont-Sinaï. Au point de vue de l'administration religieuse, les
chefs de ces circonscriptions ecclésiastiques sont totalement indépen-
dants les uns des autres, mais au point de vue civil et politique, ils
relèvent tous du patriarche de Constantinople. Ce patriarche a une
souveraineté réelle bien plus considérable en fait qu'en droit. Les
patriarcats sont subdivisés en diocèses ou éparchies, presque tous les
diocèses sont érigés en métropoles : bien peu d'archevêques ont des
évêchés suffragants.
Les circonscriptions ne présentent ni uniformité, ni méthode dans
leur répartition; les unes sont très considérables
comme importance
LA SOCIÉTÉ ORIENTALE 265
de population ou étendue de territoire, les autres sont des plus res-
treintes. Certains diocèses, même dans les contrées exclusivement
habitées par des Grecs, n'ont pas plus de cinq mille paroissiens. Le
circonscriptions musulmanes concordent, au contraire, avec les divi-
sions administratives. Les musulmans, en effet, n'attachent pas en
général à ces circonscriptions la même importance historique que les
chrétiens.
III
La contrée qui forme aujourd'hui le royaume hellène a subi les
mêmes vicissitudes que les autres provinces de l'ancien empire grec,
dont elle faisait partie avant la conquête de l'Orient par les Ottomans.
La Thessalie fut conquise par les musulmans vers -1389; soixante ans
plus tard, les gouverneurs grecs de la Morée durent payer un tribut
aux Osmanlis et, en 1463, la presqu'île tout entière fut définitivement
occupée.
Quelques années avant la Révolution française, les Grecs commen-
cèrent à s'agiter pour se dégager du gouvernement ottoman et pour
acquérir une certaine indépendance politique. Cela leur fut d'autant
plus facile que l'administration de la Sublime Porte ne s'occupait
jamais des affaires religieuses des chrétiens, tant que ceux-ci ne trou-
blaient pas l'ordre public. Le mouvement révolutionnaire qui était
fortement secondé par la Russie s'accentua au commencementdu siècle,
sous la forme d'associationslittéraires et scientifiquesappelées kéiairies.
Cependant les Grecs auraient dû attendre probablement encore bien
longtemps pour s'affranchir, si une occasion imprévue n'était venue
seconder leurs espérances.
La révolte d'Ali-Pacha, gouverneur général de Janina, fut aussi
précieuse à la cause hellène qu'elle fut funeste à l'empire ottoman.
Ali-Pacha commença en 1820 l'insurrection de l'Epire qui gagnabientôt
tout le Péloponèse et les îles de l'Archipel. La Sublime Porte eut alors
à réprimer non seulement un de ses administrateurs qui voulait se
rendre indépendant, mais encore une grande partie de ses sujets, soit
en Morée, soit dans les îles. Après dix années de combats acharnés sur
terre et sur mer, les Grecs allaient succomber, quand l'Europe tout
entière prit leur parti. L'empire ottoman dut subir la loi des plus forts
et accorder l'autonomie à la Morée, à une partie de l'Epire et de la
Thessalie, ainsi qu'aux îles Cyclades. Ces territoires, après avoir essayé
en vain de se constituer en république,s'érigèrenten royaume en 1832.
A cette époque, l'administration religieuse des provinces grecques
nouvellement créées fut séparée de fait du patriarcat de Constanli-
nople, elle forma une Eglise autocépkale, ne relevant que d'elle-même
et ayant à sa tète un synode pour la gouverner. Si, officiellement
266 LA. RÉFORME SOCIALE

l'Église grecquo est devenue indépendante, elle subit cependant tou-


jours l'influenceplus ou moins directe du patriarche de Constantinople
au point de vue politique, ou réciproquement, le chef de l'Eglise
grecque du Phanar accepte les instructions occultes du gouvernement
Hellène. Une solidarité étroite existe entre le clergé grec de l'empire
ottoman et le clergé grec du royaume hellène. Lorsqu'en 1844, on
proclama la nouvelle constitution grecque, le patriarcat de Constan-
tinople fit des réserves sur le principe d'autonomie religieuse, qui
réellement n'existe que de nom. L'Eglise grecque du royaume hellène
est peut-être moins autocéphale effectivement, que ne le sont les pa-
triarches d'Antioche, de Jérusalem et d'Alexandrie, et les deux métro-
politains de Chypre et du Sinaï. En 1852, l'Eglise hellène reçut une
constitution religieuse spéciale, qui ne fit que confirmer les usages
admis, mais en leur donnant le caractère légal. Depuis cette époque,
l'organisation administrative religieuse n'a pas subi de modifications
notables.

IV

En passant sous le gouvernement grec l'Eglise du royaume hellène


a perdu son caractère politique; les pouvoirs civils et judiciaires
qu'elle possédait autrefois, clans l'empire ottoman, lui ont été enlevés
par la nouvelle constitution.
Le gouvernement central administre et juge, au moyen de ses fonc-
tionnaires; le clergé n'a conservé que le pouvoir religieux et une faible
part de l'éducation publique. En retour, il a beaucoup gagné, quoi-
qu'il ne veuille pas en convenir, à être relevé de ses fonctions civiles
et judiciaires; il a acquis, en considération morale, ce qu'il a perdu
en influence publique. Cependant, pas plus en Grèce qu'en Turquie,
le clergé grec n'a la valeur qu'un corps religieux devrait posséder; s'il
n'est pas à la hauteur de sa mission, cela tient en grande partie au
peu de soin que l'on prend à le recruter. Les conditions ne sont pas
plus difficiles pour devenir papas (prêtre) dans le royaume hellène que
dans l'empire ottoman. Le haut clergé cependant commence à étudier,
mais il est encore bien loin d'avoir acquis la valeur qui lui serait
nécessaire pour remplir dignement les fonctions ecclésiastiques.
Il n'y a qu'une seule école de théologie en Grèce, elle est à Athènes,
mais elle compte peu d'élèves et les études y sont très faibles. Quel-
ques élèves seulement vont achever leurs études en Allemagne. Les
Grecs de la Turquie envoient de nombreux élèves à l'école de théolo-
gie d'Athènes, non à cause delà valeur de son enseignement, mais
afin de mieux les pénétrer des idées politiques de la nation hellène.
Les Grecs ottomans, en effet, ont plus de rapports avec Athènes qu'avec
LA SOCIÉTÉ ORIENTALE 267
Constantinople et se croient obligés à plus de respect et d'obéissance
pour le roi des Hellènes que pour le sultan des Ottomans.
Les sentiments religieux sont très faibles cbez les Grecs, aussi bien
chez les laïques que chez les ecclésiastiques : l'absence de foi et de
connaissances religieuses sont la cause d'une indifférence presque
complète. La religion grecque est, pour les Hellènes, une institution
nationale, aussi sacrée que le suffrage universel pour les Français:
ici ou là, on n'a pas d'estime pour l'institution telle qu'elle est orga-
nisée; mais pas plus dans un pays que dans l'autre, on n'ose y apporter
des modifications.
Les Grecs hellènes sont plus fanatiques que les Ottomans ; ils
tolèrent difficilement une autre religion que la leur, et, depuis long-
temps, tous les musulmans ont dû quitter le royaume. Les catholi-
ques possèdent quelques petits diocèses dans les îles de la mer Egée
et de la mer Ionienne ; mais le nombre des fidèles est très restreint.
Il n'y a presque pas de catholiques sur la terre ferme, sauf à Athènes.
Dans le royaume, les protestants et les israélites sont en fort petit
nombre. Chez les musulmans, et surtout chez les Turcs, toutes les
religions sont tolérées, respectées et protégées; mais chez les chrétiens
grecs, le fanatisme religieux est d'autant plus grand que le clergé est
plus ignorant.
D'après la constitution religieuse de 18Ji2, un synode dont le siège
est à Athènes se trouve placé à la tête de l'Eglise autocéphale grecque
orthodoxe du royaume hellène. Il est présidé par un métropolitain,
assisté d'un conseil de quatre autres métropolitains, avec voix délibé-
rative, et d'un commissaire rojral n'ayant que voix consultative, mais
dont la signature est obligatoire pour la validité des délibérations. Les
attributions du synode d'Athènes sont : l'observation et la conserva-
tion des dogmes religieux; le contrôle de l'enseignement du clergé
en matière de foi ; la surveillance de l'iconographie orthodoxe, pour
l'empêcher de s'écarter des traditions grecques, etc. Le synode peut
requérir la force publique pour l'application de ses décisions relatives
aux fidèles ; en général, son ingérence dans certains détails assez mi-
nutieux le rend très inquisitorial.
Le gouvernement royal s'efforce de restreindre le nombre des mo-
nastères grecs ; un grand nombre, ont déjà été fermés. En Grèce
comme en Turquie, il n'y a que le haut clergé qui reçoive une rétri-
bution fixe ; le bas clergé doit vivre de l'autel.
L'état misérable du bas clergé et son ignorance sont, malheureuse-
ment, un fait incontestable. La simonie est habituelle et il n'est pas
rare de voir les candidats recourir aux plus tristes moyens, pour
obtenir uue cure importante, ou un siège épiscopal. Les populations
grecques ont une grande tendance à l'idolâtrie; à ce propos on doit
268 LA RÉFORME SOCIALE

remarquer qu'en Grèce comme en Asie Mineure, la plupart des voca-


bles des églises chrétiennes ont des analogies directes avec les dieux
et les déesses mythologiques.
Au point de vue religieux, le royaume hellène est divisé en diocèses
relevant du synode d'Athènes; les sièges sont métropolitains ou épis-
copaux, sans que les archevêchés ou évêchés aient de rapports hiérar-
chiques entre eux. Les sièges ôpiscopaux sont à peu près les mêmes
qu'au ive siècle. Les diocèses ne concordent pas avec les divisions
administratives actuelles. La population moyenne d'un diocèse est de
quarante à cinquante mille habitants environ. L'administration civile
hellène est sensiblement la même que celle de l'empire ottoman, elle
a changé de nom, mais elle ne s'est pas améliorée. La Grèce comprend
à peu près l'étendue d'un vilayet ottoman, elle est divisée en noma-
chies, qui équivalent aux sandjaks, et subdivisée en éparchies analo-
gues aux cazas ; ces dernières comprennent un certain nombre de
démarchiez ou municipalités semblables aux naines de la Turquie.
Les villages qui composent la dômarchie ont à leur tête des parèdes,
qui sont comme les mouktars ottomans, percepteurs et délégués de la
municipalité. Comme dans l'empire ottoman, toutes les fonctions
municipales sont rétribuées.
On voit par ce tableau sombre, mais malheureusement exact, que
l'Orient doit peu compter sur le concours de l'Eglise grecque schisma-
tique pour réaliser dans son sein l'oeuvre difficile de la Réforme sociale.

Jules HENRIET,
Ingénieur en chef des ponts et chaussées
de l'empire ottoman.
COURRIER HONGROIS

Nagy-Varad, le 17 août 1883.


l'Ecole de la paix sociale en Hongrie. — La décadence des petits propriétaires ruraux
et les symptômes de mécontentement.—L'antisémitisme.— La question de l'usure et
de la lettre de change devant le parlement. — Les travaux de la Société agricole.
La loi sur Yhomcslead.

Je dois dire immot, dès le début de ce Courrier, sur la situation de l'École
de la paix sociale dans notre pays. Jusqu'à ces dernières années, les doc-
trines de notre illustre Maître ont difficilement pénétré chez nous, à cause
de la différence des langues. C'est seulement depuis peu de temps que les
articles publiés dans plusieurs de nos revues et journaux, ont attiré sur
notre École l'attention du public. Ces publications n'ont pas encore réussi à
provoquer dans notre pays la constitution d'un parti de réforme sociale,
mais, du moins, elles ont eu pour résultat de susciter l'intérêt. Il nous faut
maintenant développer plus complètement, dans notre langue, les doctrines
et les conclusions de l'Ecole, en les appliquant spécialement aux questions
qui s'agitent en Hongrie.
Le moment est d'ailleurs favorable, car déjà se manifestent chez nous les
maux produits par les théories abstraites importées de la France. On com-
mence à se préoccuper des remèdes. Malheureusement, jusqu'ici on n'a
guère vu la cause profonde du mal et on se contente de recourir à des pal-
liatifs dont on constatera bientôt l'impuissance.
Dans mon Courrier publié le 1er avril dernier, j'ai essayé d'expliquer que
la transformation opérée en Hongrie depuis 1848, avait eu pour origine l'es-
prit de système, le désir d'innovation et d'agitation et nullement les néces-
sités de notre situation sociale. Parmi les maux qui ont été la conséquence de
cette transformation et qui se manifestent chaque jour davantage, je dois
citer la décadence des petits et des moyens propriétaires ruraux. Cette dé-
cadence est tellement évidente, qu'elle est devenue, en quelque sorte, la
question du jour. Le parlement, la presse et le public s'en occupent de plus
en plus.
Cette décadence n'est que trop facile à expliquer. L'ancienne organisation
du servage que Le Play a étudié chez nous au début de ses voyages, pouvait
se transformer, à condition qu'on ne brusquât pas la solution et qu'on ap-
pelât à son aide le concours toujours nécessaire du temps et des moeurs. Au
lieu de cette marche sage et prudente indiquée par l'expérience du genre
humain, qui répugne aux transformations violentes, on a voulu faire vite,
en vertu de théories à priori que l'on décorait du nom de principes. Le ré-
sultat n'a pas tardé à se produire. La transformation ainsi réalisée n'a été
bonne ni pour les anciens privilégiés, ni pour les affranchis, ni pour l'en-
semble de la société.
Les serfs mis à la fois en possession de la terre et de la liberté n'ont pas
su se plier à leur condition nouvelle à laquelle ils n'étaient pas préparés
_
270 LA RÉFORME SOCIALE

Ils se sont crus riches et ont montré moins d'ardeur au travail ; d'autre part,
privé-; des anciennes subventions seigneuriales qui étaient pour eux un pré-
cieux auxiliaire et libres d'hypothéquer et de vendre les domaines dont ils
n'avaient autrefois que l'usufruit, ils n'ont pas tardé à tomber entre les
mains de spéculateurs habiles.
Les anciens seigneurs n'ont pas été moins malheureux. Jusqu'en 1848, les
serfs cullivant la terre, le rôle du propriétaire se bornait à vendre la ré-
colle ; mais après l'émancipation, par suite de la difficulté de trouver des cul-
tivateurs et de l'insuffisance des capitaux, une partie du sol resta en friche.
Les institutions de crédit étant peu nombreuses en Hongrie, beaucoup de
propriétaires hypothéquèrent leurs terres dans des conditions très onéreuses
et, comme les anciens serfs, ils tombèrent plus ou moins sous la main des
usuriers.
Les chiffres suivants, que nous révèle la statislique, sont plus éloquents que
les raisonnements : Pendant l'année t 870, 300 millions de florins (600 mil-
lions de francs) avaient été hypothéqués sur la petite propriété immobilière ;
en -188», ce chiffre s'éleva à 5o5 millions de florins, soit 1,010,0U0 de francs.
En -1876, i 2,000 petites propriétés furent vendues par autorité de justice ; en
-1877 : -15,00 ; en IS79 : -19,000; en 1S80 : 20,000.
En présence de faits aiusi graves, la Chambre de commerce de Hassa
s'est émue, elle a alressé au ministère un Mémoire dans lequel je
relève le passage suivant : « 11 faut trouver rapidement un remède, si on ne
veut pas que dans les sept comitats de notre ressort fous les petits proprié-
taires ne soient expropriés pou;' cause de faillite. La propriété de la plupart
de nos paysans ne pourra .bientôt plus leur fournir qu'un tombeau. »
Heureusement, le mal n'a pas encore fait partout les mêmes progrès. Dans
les comitats plus fertiles la misère est moins grande, mais il n'est pas néces-
saire d'être prophète pour prévoir et prédire que les mêmes causes auront
partout les mêmes effets: elles engendreront le paupérisme et le méconten-
tement.
Ce mécontentement se manifeste déjà dans la classe moyenne et la classe
inféiieure sous diverses formes : ['antisémitisme est une de ces formes. Cetle
agitation, qui, depuis un au, s'est emparée des esprits et trouble la paix so-
ciale n'a aucun caractère religieux ; c'est la lutte des classes pauvres contre
la classe qui accapare peu à peu l'argent et la propriété. Ce qu'il y a de carac-
téristique, c'est que ce mouvement n'éclate pas dans les villes, plus portées
cependant aux révoltes, mais surtout dans les provinces, à la campagne,
parmi les paysans dont la situation est devenue intolérable.
Il y a quelques jours, leparlement hongrois s'est occupé d'une proposition
ayant pour but d'interdire l'usure et de restreindre ou même de supprimer
l'usage de la lettre de change pour les propriétaires fonciers. Assurément
l'usure est une plaie de notre pays, surtout dans les campagnes où le peuple
se trouve à la merci des juifs qui réduisent les p.iuvres paysans à la misère.
Néanmoins, si on regarde au fond des choses, on voit que l'usure n'est pas
la cause, mais la conséquence de la situation faite aux propriétaires ; si donc
on abolisait l'usure, le mal ne tarderait pas à reparaître sous une autre
forme.
COURRIER HONGROIS 274
On combattait l'usage de la lettre de change sous prétexte qu'il est incon-
ciliable avec l'intérêt des propriétaires fonciers. Ceux-ci, disait-on, ne tou-
chent leurs revenus qu'à long terme et peu à peu à mesure de la -vente des
recolles; la lettre de change, au contraire, se tirant à très courte échange, le
propriétaire est dans la nécessité de payer avant de toucher ses revenus et
il ne peut le faire qu'en augmentant ses dettes.
Je n'ai pas besoin de démontrer l'erreur de cette appréciation. La lettre de
change est, chez nous comme partout aujourd'hui, un instrument de crédit
nécessaire et avantageux pour les transactions, et il est peu de pays où. l'on
en ait autant besoin que dans le nôtre, car nos propriétaires sont plus
dépourvus d'argent que partout ailleurs.
Au. moment de l'abolition du servage, les propriétaires ont reçu une cer-
taine somme en dédommagement, mais cette somme a élé payée en papier,
qui n'a pas tardé à être déprécié et qui a rapidement baissé de 40 p. 400.
De plus,les indemnités ainsi payées n'ont pas été utilisées par leurs possesseurs.
Sous l'ancien régime féodal, les nobles recevant presque tous leurs revenus
en nature ne connaissaient pas la valeur de l'argent. L'argent leur servait
seulement pour payer leurs distraciions et ils le dépensaient facilement au
lieu de l'employer à améliorer leurs terres. Ils étaient donc peu préparés au
nouveau régime qui leur enlevait une partie de leurs terres et les bras des
paysans, pour leur donner en échange une somme d'argent qu'ils n'ont pas su
utiliser. De leur côté, les paysans ont reçu des terres, mais sans argent et
sans préparation suffisante pour les faire valoir.
Le parlement a rejeté le projet de loi sur la lettre de change, mais l'usure
a e'té interdite, par la fixation d'un taux légal de 8 p. 100. Tout individu qui
prendra un intérêt plus élevé sera passible d'an mois à six mois de prison et
de 100 à 2,000 florins d'amende. Dans les cabarets, le crédit ne devra pas
s'élever au-dessus de % à 8 florins, suivant les différentes provinces.
Il y a quelque temps, notre Société agricole s'est occupée de la situation
difficile des propriétaires fonciers. Dans la discussion, qui a eu lieu à ce sujet,
on a émis une proposition qui pourrait avoir les meilleurs résultats, et qui
constitue un premier pas vers les doctrines de notre école. Cette proposition
a été faite par un de nos confrères des Unions, le comte Szechenyi et par le
comte Àndrassy. Ils reviennent l'un et l'autre d'un voyage d'étude aux
Étals-Unis, et, invoquant l'expérience de l'Amérique, ils ont signalé comme
remède à l'expropriation des possesseurs du sol et comme moyen d'assurer
l'existence des familles de paysans, la loi d'homestead, qui fonctionne aux
États-Unis avec le plus grand succès.
D'après cette loi, les lecteurs de la Réforme ont pu le voir par les articles
de nos confrères MM. Claudio Jannet et Ardant(1), une étendue déterminée
de chaque domaine est insaisissable et indivisible. Ainsi se trouve assurées
la conservation et la transmission intégrale des domaines dans les mêmes
familles, conformément à la pratique de tous les peuples prospères si sou-
vent signalée par notre illustre Maître. Quelles que soient les difficultés que

(l) Voir les livraisons des 1er juillet et 4er août dernier.
272 LA RÉFORME SOCIALE

puisse tout d'abord rencontrer l'application de cette réforme en Hongrie,


l'idée est vraie, elle fera son chemin et nous sommes heureux de voir que le
public s'y intéresse de plus en plus.
E. NAGY DE FELSO EOR,
Professeur à la Faculté de droit de Nagy Varad.

UNE ORGANISATION DU TRAVAIL RURAL

LE GAGNAGE

Je doisàM. N. Guersant, maire de Monchel, la connaissance du l'ait suivant,


qui est de nalure à intéresser les lecteurs de la Réforme. Dans la vallée de la
Ganche, qui comprend les territoires de Frevent, Hesdin, Montreuil-sur-Mer
etElaples (l'as-de-Calais),onretrouve, dans la plupart des exploitations agri-
coles, une vieille coutume, nommée le gagnage.
On observe, dans les fermes du pays, deux catégories très distinctes de
travailleurs : d'abord, les charretiers et les filles de ferme, qui sont des
domestiques logés et nourrisdans la maison du maître ; puis un certain nombre
de petits propriétaires voisins, payés à la journée ou rémunérés en nature, à
titre de participants et au prorata des récoltes. Ce sont les moissonneurs au
grain ou au gagnage.
Ces derniers possèdent tous, dans le voisinage de la ferme qui les occupe,
une maisonnette, un jardin, un peu de terre et une vache ou deux.
Les domestiques, outre les travaux intérieurs, l'ont les charrois, les la-
bours, les semailles. Les moissonneurs, au gagnage, à l'époque des récolles,
font la fenaison et la moisson ; puis aux autres époques de l'année, en temps
utile et toutes besogues cessantes, les corvées afférentes auxdites récoltes,
c'est-à-dire Yépandage du fumier avant les labours, le ramassage des pierres
dans les prairies, la destruction des chardons dans les avoines, la confection
des liens au moment de la moisson ; enfin, en mars et avril, le rétablissement
(retoupage) des haies de clôture. Par contre, le fermier, à son tour, fait faire
gratuitement pour ses moissonneurs les charrois du bois et du fumier, que
ceux-ci achètent dans le voisinage. Pendant la fenaison et la moisson l'ou-
vrier doit se faire aider par sa femme, qui fane et qui ramasse les gerbes
pour le bottelage. S'il est veuf ou célibataire, il doit avoir une aide payée de
ses deniers.
La rémunération des moissonneurs au gagnage, pour les récoltes et les
corvées, consiste en une part proportionnelle qu'ils se partagent entre eux.
Il leur est accordé un dixième sur les fourrages, foin, sainfoin, luzerne et
minette (lupulino) ; un onzième seulement sur les céréales : blé, seigle, escour-
geon. Pour les avoiues, la quotité se discute chaque année, et varie du ving-
tième au dixième, suivant la bonne ou la mauvaise apparence; toutefois
quand les ouvriers ne reçoivent qu'un vingtième on leur accorde en outre
une somme fixe de deux francs par mesure de quarante-deux ares.
UNE ORGANISATION DU TRAVAIL RURAL 273

Ce partage, qui ne donne jamais lieu à la moindre contestation, se fait de la


manière suivante: La récolte étantliée,les moissonneurs disposent pour les
fourrages des monts de dix bottes; les domestiques qui font le charroi lais-
sent en chargeant, le dixième mont dans le champ. Pour les céréales, les
monts sont de onze bottes et le onzième est de même laissé sur le terrain.
Puis, quand la récolte est rentrée, le maître fait conduire chez chaque mois-
sonneur la part qui lui revient.
Les récoltes achevées et les corvées faites, le moissonneur au gagnage
devient, dans la ferme où il est engagé, simple journalier; moyennant la
faible rétribution de 4 fr. 25 ou 1 fr. BO centimes par jour, le maître l'occupe
à l'arrachage des betteraves, au battage des grains, au curage des fossés, à
l'entretien des chemins, etc. Mais quand les travaux ne pressent pas, il
demande et obtient facilement quelques journées pour travailler chez lui.
L'engagement n'oblige les parties que du <lor novembre au 31 octobre de
l'année suivante et l'accord se renouvelle tous les ans. Malgré la bonne har-
monie que semble impliquer cette excellente coutume, les moissonneurs ne
restent pas aussi longtemps attachés à la même ferme qu'on pourrait le sup-
poser; mon correspondant estime que, dans la pratique, la permanence n'ex-
cède pas trois ou quatre ans.
Dans toute la contrée où se pratique le gagnage, sauf pendant la moisson,
le repos dominical est observé, les habitudes religieuses sont conservées,
toutefois on constate aujourd'hui un certain affaiblissement sur ce point.
Le gagnage, comme toutes nos vieilles coutumes, tend à disparaître; les
causes de cette disparition sont multiples: quelques ouvriers énergiques y
renoncent, parce qu'ils trouvent à louer dans le voisinage de leur habitation
des terres dont la valeur est dépréciée et qu'ils parviennent à cultiver, grâce
à une famille nombreuse, sans le secours de bras étrangers. Malheureuse-
ment ceux qui réussissent ainsi, en se faisant une situation indépendante, à
s'élever dans l'ordre social sont l'exception. Une partie notable des ouvriers
du pays, trouvant trop pénibles les travaux des champs, émigrent dans les
villes. Les moissonneurs se raréfient, deviennent exigeants et les fermiers
ne rencontrant plus chez leurs auxiliaires les mêmes sentiments qu'autrefois,
emploient la machine dite moissonneuse ; quelques-uns même, dans ces der-
nières années, ont dû faire venir des ouvriers belges et le temps n'est peut-
être pas éloigné où les cultivateurs de la vallée de la Canche éprouvant de
trop grandes difficultés à compléter leur équipe, devront peu à peu et à leur
grand regret renoncer au gagnage.
Cette organisation, qui donne à l'ouvrier une certaine dignité et qui main-
tient de bons rapports entre son patron et lui, me paraît fort ingénieuse. La
participation qui sert de rémunération porte les moissonneurs à faire de leur
mieux les travaux qui leur incombent, de manière à obtenir le plus grand
rendement. Le maître n'a jamais besoin de réprimander, si sa besogne lui
paraît souffrir, il lui suffit de menacer ses moissonneurs de grossir son
équipe d'un ou deux copartageants : enfin, la surveillance même, qui est
toujours le lot du maître, semble presque devenir superflue, les moissonneurs
étant solidaires se stimulent et se surveillent entre eux.
A. FEVEUX.
Liv. v. 19
LA PARTICIPATION AUX BÉNÉFICES

DANS UNE MAISON DE BANQUE

Il y a quelques années, les chefs d'une importante maison de banque de


province, désirant assurer la stabilité d'une institution qu'ils avaient dirigée
jusque-là de père en fils, la transformèrent en société anonyme. Ils appe-
laient dans le conseil d'administration un de leurs mandataires, sorti des
rangs les plus modestes, mais dont ils avaient distingué, en même temps
que les aptitudes, l'élévation du caracLère.
Agissant sous une inspiration de même nature, mais d'un autre ordre, ils
introduisaient dans les statuts de ia société des clauses assez nouvelles alors :
la participation aux bénéfices, au profit des employés — s'ajoutant aux
émoluments fixes. Après une large part accordée aux actionnaires et un pré-
lèvement très important pour constituer les fonds de réserve et de prévoyance,
il était alloué un vingtième des bénéfices annuels, ou 5 p. 00, à répartir entre
i

les principaux employés, à ceux dont le zèle et les aptitudes seraient reconnus
avoir été profitables au succès de la maison.
Une autre disposition stipulait que, sur les fonds de réserve mis en distri-
bution à la fin de la société constituée pour quinze années, tout employé
ayant dix ans de service viendrait toucher une quote-part.
Dans la pensée des fondateurs il y avait ainsi deux stimulants au profit
des employés. Le premier visait leur zèle et leurs aptitudes, et leur offrait
une part assez notable dans le succès auquel ils auraient contribué.
Le second s'appliquait à la fidélité et à la durée des services de tous les
collaborateurs, leur assurant sans ictenue, la formation d'un petit capital
qu'ils toucheraient, s'ils avaient rempli les conditions de stabilité suffisante.
Ces avantages étaient octroyés tout à fait bénévolement par les fondateurs,
les décisions à prendre pour la répartition annuelle étaient absolument ré-
servées au conseil d'administration. C'était, non pas le correctif, mais la
condition nécessaire, d'une innovation qui ne devait pas pouvoir se trans-
former en revendication.
Le côté le plus intéressant de ces conditions appliquées à une entreprise
d'un caractère privé, ce n'est pas tant les clauses inscrites aux statuts que
le fonctionnement et les résultats obtenus.
Sur un personnel d'environ 60 employés, mais dont moitié à peu près était
omposée déjeunes gens de douze à vingt ans, le conseil avait appelé, dès
la première année, 25 titulaires à profiler de la distribution du vingtième
des bénéfices de la société.
Depuis lors, huit exercices se sont réglés dans les mêmes conditions. Le
nombre des employés s'est accru et il en a été admis 28
au lieu de 23 à la
distribution. Le conseil a réglé tous les ans cette distribution et jamais une
réclamation ne s'est élevée contre des décisions qu'il s'est appliqué à rendre
équitables. Les succès de l'institution de crédit sont
venus donner des
résultats, il est vrai, assez exceptionnels ; niais en les citant tels quels,
nous
avons voulu montrer les choses sous leur véritable aspect.
LA PARTICIPATION AUX BÉNÉFICES DANS ONE MAISON DE BANQUE 275
Les fondés de pouvoir et chefs de servive ont touché chacun, pour ces huit
années, un chiffre total variant suivant leur situation hiérarchique de 21,000
à 16,000 fr. Après eux, les chefs d'emploi et leurs principaux auxiliaires ont
reçu individuellement de 15,000 à 3,200 fr. Tous ces chiffres ont donné par
année une perception moyenne descendant dé 3,000 jusqu'à 4u0 fr. suivant
le rang des titulaires.
Pendant cette période un employé seulement a renoncé aux profits de la
participation en quittant la maison. Des décès ont permis d'admettre de
nouvaux participants pris dans le reste du personnel eu égard aux aptitudes.
Il est de tradition dans la maison de ne recruter les employés que pour les
poslesles plus infimes afin de faciliter l'avancement.
La clause qui admettait tout employé ayant dix ans de service à une pos-
session dans la réserve va procurer des avantages immédiats à cette caté-
gorie d'employés.
Par suite de la prospérité de la maison, la réserve a atteint promptement
le chiffre maximum reconnu nécessaire de sixième du capital); or, en vertu
d'une clause inscrite aux statuts, les employés attachés à la société depuis son
origine vont partager annuellement la prime qui servait jusque-là à former
leur part dans la réserve. Dès cette année 25 titulaires ont eu les droits d'an-
cienneté nécessaires pour prendre part à cette distribution dépassant le dixième
de leurs appointements fixes, ce qui ne leur laisse pas moins la perspective de
bénéficier de la répartition du capital amassé, s'ils continuent à rester dans
la société jusqu'à l'époque fixée pour la distribution des réserves.
Les termes des statuts ne donnent aux intéressés aucun droit à revendi-
per par avance une possession quelconque, soit qu'il s'agisse des avan-
tages annuels, soit qu'on envisage ceux de la réserve. C'est là une grande
force laissée à ceux qui dirigent la société. Cette force ne porte aucun préju-
dice aux titulaires d'emplois puisque ce n'est que par leur propre faute ou
par un départ qu'ils se priveraient des bénéfices en cours.
Après avoir lu ce qui précède on objectera sans doute que les mesures
prises par la Société '•e sont pas toutes admissibles dans la généralité des
entreprises industrielles ou commerciales. On ajoutera que l'importance des
bénéfices a été ci exceptionnelle et qu'ailleurs elle n'exercerait pas une in-
fluence suffisante.
Sans nous faire les champions du système de partage entre patrons et
employés, ou plutôt en combattant le système, nous préconisons des
applications qui semblent devoir donner d'excellents résultats. Maintes
combinaisons ingénieuses doivent être ainsi cherchées pour stimuler le
zèle, les efforts et la fidélité. «

Admettant que dans la monographie étudiée ci-dessus il y ait eu surcroît


de moitié dans les avantages, il apparaît qu'ils auraient
encore exercé une
favorable influence.
Ce quisemble nécessaire dans l'état actuel de la société, c'est, pour tous
ceux qui ont des subordonnés à rémunérer, de provoquer à la bonne exécu-
tion des devoirs d'état, à la durée des services.
Il faut à cela une prime et une sanction.
L'élévation des salaires fixes est le plus mauvais des moyens. Elle fait la
2";6 LA RÉFORME SOCIALE.

hausse des prétentions en même temps qu'elle facilite la dépense et la dis.


sipalion. au préjudice du patron, aussi bien que du subordonné.
Pour le premier et pour le second, la durée du contrat est un avantage
supérieur, mais s'il faut que cette durée soit obtenue par des qualités de
justice et de bienveillance entre le chef et le subordonné, il est aussi néces-
saire qu'elle s'affermisse par l'obtention d'avantages matériels, que ce ne soit
peut-être pas tant comme une dette, que comme une appréciation spontanée
des qualités exercées qu'elle se marque. Le patron qui accorderait une légère
progression annuelle dans le salaire ou dans les gages prendrait-il une grande
charge? lin tout cas, cette charge ne compenserait-elle pas au delà le préju-
dice d'un changement de subordonné?
Admettant que l'employé gagé doive toucher ainsi une surprime progres-
sive par années de services, et qu'il ne puisse y prétendre qu'après plu-
sieurs années de travail, rie voit-on pas qu'il aura un grand attrait à rester
à son poste? Si avec ce sacrifice on a évité pendant ces années deux, trois ou
peut-être dix changements, qu'on fasse le calcul entre ce sacrifice et le
préjudice évité, et l'on verra si l'avantage n'est pas aussi bien pour le patron
que pour l'employé ou l'ouvrier.
Ce système peut s'appliquer à toute maison de commerce et d'industrie,
oomme à la domesticité. Sur le prix de façon comme sur des gages fixes,
ce ne sera pas l'association avec toutes ses incertitudes, ni le partage de
bénéfices bien éventuels, mais l'encouragement dû au zèle et à la fidélité.
Ce sera, disons-le aussi, l'accomplissement d'une sorte de devoir chrétien. Il
faut qu'à ce titre, cela s'octroie de haut en bas, en vertu des lois divines de la
solidarité, et non pas que cela s'impose de bas en haut, sous la menace de
l'insubordination ou de revendications révolutionnaires.
L...

LE CONCOURS POUR LE PRIX RAVIZZA

A MILAN, EN 1884.

Le prix Ravizza a été institué, il y a une vingtaine d'années, par une fon-
dation particulière : le donateur a désigné la nature des travaux qu'il s'agit
d'encourager, et nommé une commission qui devra décerner le prix. Cette
commission une fois constituée se recrute elle-même quand les vacances se
produisent. Le programme qu'elle vient de publier a pour nous un intérêt
spécial est nous espérons que les Unions de la paix sociale en Italie pren-
dront une large part au concours de 1884. Voici ce programme :
« La famille, considérée comme la base et la règle de la société civile, et
dans ses rapports avec la solution du problème social. »
« On recommande les idées et la méthode de Le Play .
» Sont admis à concourir tous les Italiens, sauf les membres de la Com-
mission.
LES TRAVAUX DE LA SOCIÉTÉ BELGE D'ÉCONOMIE SOCIALE 277
» Les manuscrits seront envoyés à la. présidence du Lycée royal César
Beccaria à Milan, avant le 31 décembre 1884.
» Ils seront en langue italienne, inédits, écrits nettement, contresignés
d'une devise, qui se répétera sur une enveloppe cachetée, contenant les
nom, prénoms et domicile du concurrent. Les noms des concurrents non
récompensés resteront inconnus.
» Le prix est de <l,000 francs.
» L'auteur récompensé conserve la propriété de son travail, avec l'obli-
gation do le publier dans le délai d'un an, en le faisant précéder du rapport
de la Commission. Sur la présentation de l'ouvrage imprimé, il touchera le
prix.
« Les autres manuscrits pourront être retirés pendant le délai de six mois
à partir de la date du rapport qui aura prononcé le jugement du concours.
Milan, 12 mai HS83.
La Commission : PIETRO ROTONDI, président;
CI::;ARE CANTU;
— FELICE MANFREDI ;
FRANCESCO RESTELLI 5
— ADOLFO BROGIALDr.

LES TRAVAUX
DE LA SOCIÉTÉ BELGE D'ÉCONOMIE SOCIALE

La Société belge d'économie sociale a continué, pendant l'été de 4883, ses


séances et ses travaux. Le nombre de ses membres s'est accru et leur recru-
tement se fait parmi des hommes capables d'augmenter le chiffre et l'impor-
tance de ses travaux. Je veux, comme je l'ai déjà fait souvent, indiquer aux
lecteurs de la Réforme l'objet de nos études. Elles portent presque toutes sur
des questions sociales d'intérêt national.
La séance du 7 mars a été occupée par une communication relative à
Vèmigraliod au port d'Anvers. Anvers est le port de départ choisi par un
grand nombre d'émigrants allemands. M. Le Play a indiqué souvent la haute
importance de l'émigration et de la colonisation. C'est assez dire celle du
service même de l'émigration dans les ports d'embarquement.
Or, des abus énormes étaient signalés dans ce service.:
Le rapporteur, M. l'avocat Auguste Delbeke, secrétaire de la Société pro-
tectrice des émigrants, nous les exposa avec les remèdes que tâche d'y
apporter la Société à laquelle il appartient. Cet exposé très nourri de faits,
tristes souvent mais instructifs, mériterait une complète publicité.
Un fait économique, non pas nouveau, mais dont les manifestations sont
toujours curieuses à étudier, s'était produit tout récemmentà ce môme port
de notre métropole commerciale M. Ernest Van der Laat, professeur à
'Université de Louvain, a bien voulu, clans une autre séance, nous en exposer
es phénomènes avec une remarquable compétence. La question méritait
l'attention. Il s'agissait du déchargementdes marchandises. Ce déchargement
278 LA RÉFORME SOCIALE

est opéré par des corporations fort anciennes, qui portent le nom de nations,
et dont j'espère qu'un de nous étudiera un jour l'histoire. Le Conseil com-
munal d'Anvers s'avisa d'introduire sur le port des machinesdéjà employées
ailleurs, les élévateurs, et d'en concéder pour un temps fort long le monopole
à une compagnie. Ce projet avait produit une vive fermentation ; et les pierres
avaient volé, en pleine séance du Conseil communal, contre les fenêtres de
l'hôtel de ville. Le projet fut abandonné, M. Van der Laat nous exposa la
situation, faisant la part du vrai et du faux dans les réclamations des nations.
Les élévateurs reviendront fatalement, ils s'imposent; il n'en est pas ainsi du
monopole qu'on projetait.
La question des logements ouvriers, qui préoccupe si vivement les esprits à
Paris, a été également posée aune de nos réunions par M. Paul de Gerlache. La
solution de l'honorable rapporteur était neuve, ou du moins le point de vue
auquel il se plaçait était nouveau : M. de Gerlache avait fait récemment une
statistique de la main morte laïque qui avait beaucoup attiré l'attention. C'est
dans l'affectation des propriétés de la bienfaisance qu'il cherche la solution
de la question des logements ouvriers. Il en a exposé le projet avec clarté
et précision; il voudrait confier à une Société commerciale l'exploitation à
certaines conditions des terres ainsi affectées. Nous ne pouvons entrer dans
le détail de ce projet dont la discussion fut assez vive. Les membres repré-
sentant les diverses régions du pays apportèrent leur contingent d'observa-
tions. Il y a longtemps que la question des logements préoccupe la Belgique
et de nombreuses tentatives de solution ont été faites en sens divers.
La question des logements dans les grandes villes est en relation intime
avec celle du domicile de secours, si discutée aussi en France. Nous possé-
dons sur ce sujet une loi de 1876. L'étude de ses conséquences pratiques est
à l'ordre du jour de la Société pour la rentrée prochaine.
Faut-il dire enfin que notre cher et éminent président, M. de Moreau
d'Audoy, nous a entretenus plusieurs fois des projets et des actes du gouver-
nement, et en particulier des nouveaux impôts avec sa double compétence
de député et d'économiste?
Notre session s'est clôturée le 4 juill dernier par un déjeuner et une
réunion auxquels notre éminent confrère et ami, M. Alexis Delaire, a bien
voulu assister. Avec sa parole persuasive et savante il nous a donné des
conseils et nous a fait d'instructives communications. La Société belge lui
en est très reconnais?ante; elle a été heureuse de le lui témoigner, en lui
conférant Je litre de membre honoraire.
La prochaine session se rouvrira au mois de novembre.
VICTOR BRANTS,
Professeur d'économie politique
à l'Université de Louvain.
LA FEMME DE JOURNÉE CÉLIBATAIRE

EN NORMANDIE

Il existe en Normandie une certaine catégorie de femmes célibataires ou


mariées qui, sous la dénomination de femmes de journée, habitent un loge-
meni, particulier et vont à domicile pour aider aux gros travaux du ménage.
Lorsque ces femmes sont mariées et mères de famille, le père, qui est en
général un ouvrier de fabrique, gagne de son côté sa journée; les enfants
vont à l'école ou à l'usine et le ménage subsiste lant bien que mal.. Mais
beaucoup de ces femmes,'rarement favorisées sous le rapport physique,
renoncent au mariage et vivent isolées avec leurs faibles ressources. Nous
allons donner ici quelques indications sur la manière de vivre d'une de ces
vieilles filles, que nous avons connue dans la maison paternelle-
Victoire, c'était son nom, est morte à soixante-dix-neuf ans. À peu près
abandonnée par ses parents, elle travaillait depuis l'âge de dix ans. A cet
âge elle était petite bonne, logée et nourrie ei gagnait un. sou par semaine.
Dans ses loisirs, elle ouvrait de la laine en gardant les enfmts.
Avec les petits cadeaux qu'elle recevait elle parvenait à mettre six sous
de côté chaque mois.
Après avoir fait sa première communion par les soins de la famille qui
l'avait recueillie, elle continua à vivre de la sorte jusqu'à l'âge adulte.
Elle renonça alors à la vie en commun et prit une chambre, c'est-à-dire un
logement composé de deux pièces, une chambre et une petite cuisine.
Pendant cinquante-trois ans, elle a toujours travaillé à domicile à raison
de lu centimes l'heure, plus la nourriture. Au bout de cinquante ans elle
avait amassé deux mille six cents francs, qu'elle avait placés à fonds perdu
moyennant une rente viagère de s60 francs. Devenue à peu près aveugle,
elle devint rentière. Voici alors comment s'établissait son budget :
Son logement lui contait par an 40 »
Le combustible pour faire sa cuisine consistait en braise de
boulanger qu'elle brûlait sur un réchaud. Elle en achetait
chaque année pour '12 »
Bien qu'à peu près aveugle, elle s'éclairait avec un lampion à
essence qui lui coûtait par an 42 »
Pour sa nourriture, elle achetait chaque semaine un pain de
1 kilogramme qui lui coûtait 0 fr. 38, ci
» 38
Elle déjeunait chaque jour avec son café qui lui coûtait
(sans sucre). »<10
Et un petit pain qui coûtait » 05
Soit par semaine 7
Et par an 52 x
x. ...... .
» 4o 1

I
05
^= 75 »
Elle achetait chaque année 750 grammes de beurre, et se nour-
rissait de pommes de terre frites à la graisse, de tripes, de
lard, de charcuterie. Elle mangeait pour souper des figues, des
noix, des pruneaux; elle buvait de la boisson (cidre très dilué).
Elle dépensait pour ces différents objets chaque année, approxi-
mativement 100 »
.
Elle prenait, deux fois par mois, une ouvrière pour faire ses
raccummodages et un peu de lavage. C'était pour elle une grosse
dépense de 3 fr. par mois, soit 36 »
. . • .
280 LA RÉFORME SOCIALE

Elle n'a jamais travailla le dimanche et allait assidûment à


l'église. Elle donnait chaque dimanche 2 centimes à la quête;
4 centimes, quand on quêtait pmir le denier de saint Pierre, et
10 centimes le jour où on quêtait pour les prisonniers. La chaise
lui coûtait t centimes. C'était une dépense annuelle de S »
Elle profitait de la lessive de ses voisines pour laver son linge,
mais le lavage et le savon lui coûtaient par an 42»
Elle recevait de ses anciennes pratiques de vieux vêtements,
du vieux linge, des chaussures, des légumes, du sucre, que l'on
peut évaluer pour une année à 73 »
Total 365 »
On voit donc que cette pauvre femme dépensait un franc par jour pour
son existence. Si elle avait été malade, elle aurait été à l'hôpital ou
aurait été soignée par des voisines charitables.
Ce qu'il y a de très remarquable dans cette existence, c'est qu'elle se
trouvait très heureuse et n'enviait le sort de personne. Très intelligente,
sachant parfaitement compter, elle travaillait avec une ardeur extrême était
d'une gaieté soutenue et chantait souvent quelque cantique en fourbissant
ses chaudrons.
Cette race tend évidemment à disparaître.
A. 0.,
Ingénieur des travaux de l'Etat

MORALE ÉLECTORALE
Monsieur le Rédacteur en chef,—en dehors'de la politique et au-dessus des
questions de parti, le résultat des élections au conseil général dans le dé-
partement de Meurthe-et-Moselle est à signaler aux lecteurs de là Réforme.
Deux nouveaux conseillers sont des propriétaires fonciers résidant dans le
canton qui les a élus et occupant depuis un certain nombre d'années une
place importante dans le conseil municipal de leur commune. De leurs
concurrents, conseillers sortants, appartenant à la gauche, l'un, avocat, est
' étranger au canton quiil représentait; l'autre ne venait dans le canton que

pendant lu belle saison. Si, malgré le courant politique régnant dans le


département depuis longtemps, l'honorabilité des candidats, la connaissance
qu'ils ont des intérêts du canton, leur esprit de modération et de sagesse,
l'ordre et l'économie qu'ils chercheront à faire régner dans l'administration
ont été appréciés des électeurs, cela tient surtout aux rapports personnels,
aux relations suivies que ceux-ci ont pu entretenir de longue date avec leurs
nouveaux élus.
Dans le même département, deux autres conseillers généraux réélus,
appartenant à la même opinion, se trouvent dans des conditions semblables :
l'un d'eux est, en outre, le chef respecté d'une grande industrie.
La presse hostile à ces candidats n'a pu empêcher ces résultats, que les
journaux favorables seuls auraient été impuissants à amener.
On ne saurait trop insister sur l'utilité de ces bonnes relations, de ces
services mutuels, conséquence de la résidence au milieu des populations qui
facilitent le cours normal des choses et contribuent puissamment à assurer-
la Paix sociale.
JULES LE.IEUNE.
CHRONIQUE
DU MOUVEMENT SOCIAL
Les petits logements à bon marché. — La recherche de la paternité. —Le Congrès
des institutions de prévoyance. — L'initiative des meuniers de France et de di-
vers groupes de négociants et manufacturiers.

Les petits logements. — La question des petits logements à Paris a été tirée
de son long sommeil par une mise en demeureénergique du Congrès des loyers.
« Le
Congres ne comprendrait pas, était-il dit, que le Conseil municipal
clôturât sa session sans avoir, tout au moins, décidé l'application immédiate,
à titre d'essai, d'une mesure concernant la construction de maisons à bon
marché. Il invite le Conseil municipal à statuer d'urgence. »
On a demandé le renvoi de cette pétition à la Commission. « Mais la Com-
mission ne fait rien, a répondu M. Manier, il faut renvoyer lapétitionà l'admi-
nistration; sivousne le faites pas, je demanderai un voteauscrutin sur la ques-
tion des logements à bon marché. » En d'autres termes, je vous assigne
nominativement devant vos électeurs. Il n'en fallait pas plus pour réduire le
Conseil à la soumission. Devant le spectre de l'élection, ce dernier a voté
le renvoi à l'administration, c'est-à-dire l'aveu de son impuissance. Si du
moins, il pouvait, parce vote, enterrer à jamais la question, et se soustraire à
ce problème insoluble, à ces espérances qu'on a tout fait pour exciter et
qu'on ne sait comment satisfaire ! Les logements à bon marché se feront,
en effet, par l'initiative individuelle, ou ils ne se feront pas.
Recherche de la paternité. — Une proposition de loi a été présentée à la
Chambre des députés par M. Gustave Rivet, relativement à la recherche de
la paternité (l). Cette proposition autorise « la recherche de la paternité,
pourvu qu'il y ait des preuves écrites ou faits constants, ou témoignages
suffisants. Si le père reconnu refuse le mariage, la mère est en droit do
réclamer des dommages-intérêts. La fille âgée déplus de vingt-cinq ansne
sera pas admise à poursuivre un mineur de moins de dix-huit ans. Les reven-
dications de paternité reconnues calomnieuses et de mauvaise foi seront
poursuivies et punies des peines applicables en matière de diffamation. »
On sait que la répression des faits de séduction figure la troisième parmi
les réformes essentielles réclamées par Le Play. Dans YO> ganisation du tra-
vail, comme dans la Réforme sociale, il s'est appliqué à en démontrer l'urgence
et à combattre les deux principales objections soulevées communémentcontre
elle : « <t° la séduction n'est pas un délit; c'est l'accord de deux volontés
également libres; 2° la responsabilité, en matière de séduction, exposerait
les riches à l'oppression et à l'injustice. » A la première de ces objections, il
répond que la raison et l'expérience condamnent le principe de l'égalité dans
les rapports de l'homme et de la femme. « Partout, dit-il, le bonheur indi-
viduel et l'ordre public augmentent à mesure qu'on respecte mieux la diversité
des rôles assignées aux deux sexes par les lois de la nature et la coutume
des peuples prospères. Partout, au contraire, ils s'amoindrissent dès qu'on
se place au point de vue exclusif de l'égalité. La suprématie accordée à
(1) Annexes du Journal officiel, juillet, page 999.
582 1A RÉFORME SOCIALE
l'homme dans l'ordre civil a pour compensation la responsabilité en matière
de séduction. A la seconde objection. Le Play répond que l'objection s'appli-
que à tous les actes qui sont réprimés aujourd'hui au nom de l'intérêt public,
que l'intervention de la loi est beaucoup plus opportune pour la séduction
que pour beaucoup d'autres délits et que, si on s'arrêtait à l'objection dans ce
cas particulier, on serait logiquement conduit à l'adopter dans beaucoup
d'autres où la violation du Décalogue exerce une influence moins sensible
sur l'ordre social.
La question de la répression de la séduction semble prendre aujourd'hui
un intérêt plus pressant que jamais. Une des suites fatales de l'impunité de
l'homme, l'abandon et l'infanticide, se multiplie, en même temps que l'acquit-
tement par le jury des filles mères qui ont tué leur enfant. Dans d'autres
cas, l'application de l'art. 340 conduit à des conséquences inouïes, telles que
le jugement de la Cour d'appel de Paris, en date du 28 juin dernier, au sujet
d'une pauvre fille, rendue mère deux fois par un cultivateur marié, son
parent et son maître. Une sorte d'enquête ouverte par le Figaro sur l'opinion
d'un grand nombre de personnages marquants, et enfin la dernière brochure
d'Alexandre Dumas sont venues, ces jours-ci, fortifier cet intérêt et imposer
énergiquement à l'attention publique cette importante question, l'une de celles
qui exercent l'influence la plus profonde sur l'état social d'un peuple.
Congrès des institutions de prévoyance.
— La deuxième session quinquen-
nale du Congrès des institutions de prévoyance a été tenue, tout récemment,
à Paris, au palais du Trocadéro, sous la présidence de M. Léon Say,
membre de l'Institut, sénateur, assisté du secrétaire général du Congrès,
M. de Malarce et des autres présidents étrangers et français de la Société
et du Congrès des institutions de prévoyance qui, à tour de rôle, ont
présidé les séances.
La première session s'était tenue dans le même palais, en juillet 1878, au
milieu des splendeurs de l'Exposition et du grand concours d'étrangers et de
Français, attirés par les merveilles de toute nature étalées sous leurs yeux.
Il était à craindre que la seconde, se produisant dans de moins favorables
conditions et coïncidant avec l'exposition d'Amsterdam, n'eût pas un aussi
vif succès. Il n'en a rien été : le nombre des assistants a peut-être un peu
diminué, mais, dans les réunions de ce genre, le nombre importe peu; ce
qui import", c'est la compétenceetTautorité. Sur ce point, la seconde réunion
a été à la hauteur de la première ; les nations étrangères et la France ont
envoyé à ce Congrès leurs statisticiens et leurs économistes les plus distingués.
Notre Société d'Economie sociale y était également représentée par plusieurs
de ses membres, MM. le comte de Cieskowski, Cheysson, Fournier de Flaix,
Goffinon qui ont pris une part active aux discussions. Elle a eu, de plus,
l'avantage d'y recruter trois membres nouveaux venus d'Allemagne, d'Italie
et de Suéde. Nous n'avons pu avoir que de très courts rapports avec ces
nouveaux ollègues; mais ils ont suffi pour nous convaincre du concours
précieux que nous pouvons atieudre d'eux.
Parmi les étrangers qui revenaient pour la seconde fois au Congrès des
institutions de prévoyance, nous avons salué, avec la joie la plus vive,
l'illustre Luigi Luzzati, député au Parlement italien, président de la fédéra-
CHRONIQUE DU MOUVEMENT SOCIAL 283
tion des banques populaires d'Italie. Que ne pouvons-nous ici, d'un trait de
plume habile, fixer le contour de cetle brillante personnalité, la chaleur de
son coeur, l'élévation de son âme, l'éclat de son style, la grâce de sa parole
pénétrante. Les lecteurs de la Réforme se sentiraient entraînés, comme nous,
dans une admiration et une affection profonde pour ce charmeur. Mais ceque
nous pouvons faire, c'est de leur dire que notre maître M. Le Play n'a pas
de disciple plus convaincu que M. Luzzati et que cet ancien professeur
d'économie politique n'a pas craint de faire, en Italie, une publique et
solennelle adhésion aux doctrines de Le Play, certain d'avance cependant,
qu'elle soulèverait plus d'un orage. On n'accepte pas encore, en effet, par-
tout, que le côté moral des faits, des lois ou des institutions a droit à plus
d'attention que le côté purement économique. Malgré cette communion si com-
plète des idées, M. Luzzati n'est encore des nôtres que par le coeur et l'es-
prit ; le jour est proche, espérons-le, ou nous aurons à inscrire son nom
dans la liste de nos membres et où la Société d'Économie sociale votera par
acclamation, pour saluer l'admission de ce grand penseur, la création d'un
titre honorifique spécial en sa faveur.
Le programme de la deuxième session du Congrès comprenait trois séries
de questions: 1° les Caisses d'épargne : scolaires, ordinaires, postales, manu-
facturières ; 2° les Unions coopératives : de consommation, de production,
de crédit; 3° les Assurances sur la vie : sociétés de secours mutuels, caisses
de retraites civiles, militaires, populaires.
La question des caisses d'épargne a donné lieu à une discussion de prin-
cipes des plus intéressantes : d'unepart, le principe de la liberté, de l'autre,
celui de la tutelle de l'État. Cette discussion revient forcément sur le tapis
toutes les fois qu'on met en présence des institutions similaires étrangères
et françaises. En France, l'État paraît partout; chez la plupart des autres
nations, l'initiative privée agit dans sa pleine indépendance. Aucun aulre
sujet ne pouvait mieux mettre en lumière cette différence profonde. Nous
avons, en effet, en France, deux genres de caisses d'épargne : les caisses
postales et les caisses soi-disantlibres; mais cette dualité n'existe que dans la
perception de l'épargne, car l'unité reparait dans son emploi. Les fonds des
deux organes sont remis à la môme caisse, celle des Dépôts et Consigna-
tions, et sont affectés à un seul et même emploi : les rentes sur l'Etat ou
les comptes courants du Trésor.
A ce régime de contrainte, M. Fournier de Flaix a opposé l'exemple
États-Unis, où les 5 milliards de fonds des caisses d'épargne sont librement
employés par les administrateurs sans aucune ingérence de l'Etat ou
de la loi, et M. Luzzati l'exemple de l'Italie où, â côté des caisses pos-
tales, les caisses d'épargne privées sont absolument indépendantes et
maîtresses de gérer et d'administrer leurs fonds. Cette liberté a pour pre-
mière conséquence que l'épargne répand sa rosée fécondante sur des points
très variés : l'agriculture, les banques populaires, les travaux des communes
ou des provinces, le commerce, l'industrie et le Trésor lui-môme. L'emploi
en prêts hypothécaires réalise notamment, sans loi ni constitution spéciales,
le crédit agricole en Italie et aux^ Etats-Unis. La seconde conséquence de
cette libe té est de constituer aux Caisses d'épargne une élasticité complète;
284 LA RÉFORME SOCIALE

elles peuvent, en effet, choisir, à chaque moment, l'emploi le plus opportun,


et tirer de l'argent d'une source ou d'une autre, suivant les cas, pour satis-
faire aux demandes de remboursement. Quel est, au contraire, l'effet du
régime français, qui est également celui de l'Angleterre? nul pour les inté-
rêts privés et dangereux pour l'Etat, car il constitue un emprunt continu et
déguisé dont les ministres usent à leur gré et sans contrôle du Parlement,
et aux jours de crise, des difficultés qui peuvent être très grandes, malgré
les clauses de sauvegarde. La conclusion qui ressortait decetie discussion
c'était que notre régime était anormal: pourquoi deux genres de caisse, si
elles aboutissent au même point? Pourquoi la contrainte dans l'emploi des
fonds? L'intérêt général exige le maintien des deux caisses, mais la liberté de
la gestion. A cela. M. de Malarce a répondu que la première condition des
caisses d'épargne devait être la sécurité et qu'il n'y avait pas de déposant
plus sûr que l'Etat. On lui a objecté que le régime français n'empêchait
pas les détournements dans les huit jours qui séparent le dépôtet le verse-
ment et qu'en Italie pas plus qu'ailleurs, les caisses d'épargne réelles, celles
qui ne sont pas des oeuvres de spéculation, celles où les fonctions sont
gratuites et qui ne promettent pas de dividende, offrent et ont offert jusqu'ici
une sécurité égale à celle de l'Etat. Ce régime de liberté et d'initiative pri-
vée a de plus ce double avantage de faire l'éducation économique et morale
du peuple, et de relier vigoureusement entre eux, par des rapports de
dévouement et de confiance, les divers groupes de citoyens. Notre régime
universel de tutelle n'est, au contraire, qu'une école de socialisme, d'indivi-
dualisme, d'ignorance et d'indifférence publique. Ici, comme partout,
M. Luzxati s'est fait l'apôtre éloquent de la liberté et de la moralité, seuls
et véritables véhicules du progrès économique.
Parmi les différents rapports sur les unions coopératives, nous citerons
d'abord celui de MM. Johan Leffer et Ch. Hansen, nos deux nouveaux
collègues. Le docteur Leffer a décrit les «anneaux des ouvriers de Stockolm,»
Le commerce de l'alcool n'est pas libre en Suède; il est concédé par des
licences et dans certaines villes, à Stockholm notamment, toutes ces licences
sont monopolisées par une grande compagnie qui s'engage à n'avoir qu'un
nombre fixe de débits et à consacrer tous les bénéfices, au delà d'un certain
intérêt pour le capital, à des oeuvres d'utilité publique. On appelle cela le
système de Gottembourg. Or, les ouvriers de Stockolm ont prétendu que ce
régime entraînait une hausse excessive des prix, sans aucun résultat moral
puisque la consommation d'alcool par tête à Stockolm est double de ce
qu'elle est dans le reste du royaume, et que la compagnie gaspillait l'argent.
Ils se sont donc ligués contre elle et ont créé les «anneaux». La base de
cette société est le serment de ne pas boire d'alcool et l'engagement de
s'approvisionner chez un même fournisseur dans chaque quartier, et de
payer comptant leurs achats. Ces fournisseurs, assurés d'une clientèle nom-
breuse et garantis contre toute perte, consentent des rabais Considérables.
C'est ce qu'on appelle, ailleurs, le régime des fournisseurs privilégiés. Il est
appliqué également par les membres dtjs « anneaux» à la question du loge-
ment. La société loue des maisons entières et garantit aux propriétaires le
paiement de tous les appartements. Débarrassés des risques de non-valeurs
CHRONIQUE DU MOUVEMENT SOCIAL 985
ou de mauvais payeurs, les propriétaires cèdent leurs maisons à des prix
très réduits et, par là, le bou marché est réalisé sans loi ui subventions de
l'Etat ou de la commune. Les économies ainsi produites sont perçues par
chaque membre séparément ou consacrées à alimenterune banque populaire
ou à dos travaux d'utilité collective. On projette ainsi la construction d'une
salle de réunions diverses et do vastes magasins qui serviraient à la fois à
l'exposition et à la mise en vente des produits des associations ouvrières ou
à des'dépôts de marchandises placées là comme gages d'emprunts consen-
tis par la société à leurs fabricants. Ce plan, comme on le voit, est d'une
étendue colossale : il touche aux différents côtés de la question ouvrière : à
la tempérance, à la réduction des dépenses de la vie, au crédit populaire et
à la coopération industrielle
.
Qu'adviendra-t-il d'une aussi vaste conception? Il est difficile d'en juger,
car l'Union n'a encore que trois mois de vie. Elle a cependant obtenu déjà
des résultats dignes d'attention : "20,000 hommes se sont enrôlés sous son
drapeau, la consommation d'alcool a diminué de moitié à Stockholm et un
grand nombre de propriétaires,et de marchands ont offert des rabais très
élevés sur les prix de leurs loyers ou de leurs marchandises. Quoi qu'il doive
arriver par la suite, cette généreuse tentative nous fournit deux exemples à
méditer : d'une part, une solution très simple de la question des petits loge-
ments; de l'autre, une association de tempérance faite par les consommateurs
eux-mêmes. C'est bien là la condition de succès la plus logique et la plus
féconde.
A la base d'une société aussi complexe et aussi nombreuse, il ne pouvait
manquer de se rencontrer un de ces hommes de coeur et de courage qui sont,
en tous pays, l'âme des grandes choses. A ce poste d'honneur, nous avons,
en effet, trouvé un homme de bien, dont la modestie égale la valeur et qui
voulait que son nom restât ignoré. Nous nous permettons d'aller contre son
désir. Il se nomme Schmitt : c'est un ancien négociant qui a consacré sa
jeunesse aux affaires et qui consacre sa vieillesse au bien de l'humanité.
M. Ch. Hansen, secrétaire de la Chambre de commerce de Kiel, un de nos
nouveaux collègues, a fait connaître au congrès quelques détails sur une
association ouvrière de maisons de famille, fondée à Copenhague par M. le
Dr Frédéric Ulrich. Cette société a commencé, en 4 865, par le groupement de
230 ouvriers d'une fabrique de fer; elle a mis six ans à réunir 1,000 mem-
bres,maisdôs 1875, elle en comptait 5,SI 6 ; en. 1877, 8,923; en 1880, 10,356;
en 1881, 10,649, et en 1882, 11,623. Le principe de cette association est le
versement d'une cotisation de 50 centimes par semaine, le tirage au sort des
maisons construites, entre les membres ayant au moins six mois de présence,
et enfin le paiement par les favoris du sort d'une annuité qui les rend proprié-
taires en vingt-cinq ans. Les membres qui n'ont pas reçu de maison au bout
de dix ans peuvent réclamer la restitution de leur argent avec les intérêts
accumulés; pour ceux qui viennpnt à mourir, dans cette même période de
temps, le capital est restitué immédiatement à leur famille. Cette association
est donc un moyen de rendre les ouvriers propriétaires de leurs maisons,
c'est une caisse d'épargne et une caisse de secours mutuels. Toutes les classes
de la population y sont admises et représentées. Le prince royal de Dane-
§S;f LA lOftT'YJËï' s'iCLEiE

-mtrL 05'.-] OEïïiihj'e ïïc ï:H;lrïi5CJt;:,r dyi'iùs iin-i'^nip!,. nid!' ir ^:ia:nri. disr
Hfjrr:i-T';ir; so:d. :Jr:;. :>uvn*:s; :1e;; .-.leidur. .a;'„i;;aïts si Ci» ^H^.'? lï.iicîiuitniaire;..
lit! fiut-f.rr'r- mi reET'OLlYE.-.tririmv.i'iE.:;? les iEiioei'i de S.'JtiL,tii'lTi..:i^ v'iîiiihiï't'L!
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!;!' Jr'iï.2c,.e,
TOÙW'iflE OH'fSi t'ÏS
«; J:!HIj». Gts; i a;;i;Li"t.:..[;t: .:^>&,"j'. -je- i-tiLûs-- c-ts- fjweiur., _,e
;;'.îll'pif": 'Lit!? Ti'.'',!'*!; ï!'l Iïli;":ffi V Xl:50:d)î!ïJ.
i!I-'i"f tu:: .'il.
'Si^sr.'! ."inif c;>j;;:ii,.Li;i:! dt ;^ "i:siji;ri::;. pa" lio:.;. rii L:iar .nidau,;.. .!,; joli; ni' i;
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Tiirvi^iT;1^ dii 'ï;i.ifj-.ie :df;;. pfïTfjd^rts o: î'.iil't- d.sr ii-,HLi.ï;uj".eK. '1J;S .nuuiiifiB,
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.1, Itïaïit: .piif.rjoHf :)j:t!S5J 'df. rdiaTLiTE ï-'Jid^., "'.J' il;; i^'.n'inîr.m :•:«. ^'oi>s.!!msi:d;:
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SI. itiiirwsHDE. ifïj;;''ï'. im.'irici!';' ,;ï::e-cji"j.'iiri;!nî., i..itïi'i ;ÏLI, ."îiiaiiaiitSi.^FiJiiuivfjiuiiii.!.
ai: ÏU;,i:â .'ita>, iiïioeiiï.rir iiî-. i'ôiiT'iu.à'idii!-, lififlindJiBiuaiiiisj^.. dfciiva'' wnhr 'litinoialira';
iiKF .iiinoE.viiuKjiia. -iiuiff inmthw -i'<v lie ItH^di- ï'gîit;-. itfo.d .s,;: ;ioj;Ld.di<' -.vur- Jii-r
iîvsHDT [iiiij'.b: -x/i;]t iidli;'di;:5r jûi!;lii.:.iï«ji!*ii;'î:5; >;&, 'iix itfiiii?£:t'ariii!ii;9'., Kiflisitttnr ;a.
«.vumm:. 'iPfflt. -ui..t'. -îiwia, jomjfaXaxiBJ- 'fe 7)!fiiiitt ils d;i; ^vïtsuM ;vu %mei
CHRONIQUE DU MOUVEMENT SOCIAL 287
par M. Léon Say et dont les effets principaux seront: de transformer la
pension viagère en patrimoine, et le droit éventuel en droit ferme au profit
du fonctionnaire, de sa veuve ou de ses héritiers.
La dernière séance a été clôturée par un discours de M. Léon Say qui a
dit, avec beaucoup d'esprit et de justesse, que la première session avait été
l'acte de naissance des Congrès de prévoyance et que la deuxième était un
certificat dévie. Cette institution est, en effet, fondée sur des bases solides
et promet de fournir une longue carrière. Dans ce discours, le Président a
fait savoir que M. Marco Besso, un des délégués italiens, meta la disposi-
tion de la Société des institutions de prévoyance une somme de 2,50.) fr.
pour être donnée en prix à l'auteur du meilleur mémoire sur les assurances.
Le jury du concours comprend MM Léon Say, Marco Besso, Cheysson,
Ch. Robert et de 'Malarce. Les membres du Congrès se sont donné rendez-
vous pour juillet 1888.
Au sortir de ce Congrès, que nous avons suivi avec le plus vif intérêt, nous
cherchions à nous formuler à nous-même les conclusions qui s'en dégagent.
Comme conclusions, il nous en est apparu deux principales : d'une part, la
nécessité de la liberté et de l'initiative privées : le meilleur soutien de l'ou-
vrier, c'est l'ouvrier lui-même éclairé et guidé par les autorités sociales ;
d'autre part, la subordination de toutes les institutions de prévoyance au
progrès de la morale ; ce qui fait le crédit du client des banques populaires
et par suite la fécondité de ces banques, a dit M. Luzzati, c'est la moralité
de l'associé. N'en est-il pas absolument de même pour ies sociétés de con-
sommation, de production, etc? Une semblable conclusion s'était dégagée
également, selon nous, du Congrès de protection de l'enfance. Les orateurs
de toutes les parties de l'Europe avaient été unanimes à reconnaître que le
premier acte de protection de l'enfance devait être de lui donner une éduca-
tion morale. Il semble que, plus nos moeurs se relâchent, plus un sentiment
instinctif nous ramène à provoquer le retour à la morale. Ce retour ne
peut manquer d'être prochain, car le nombre des hommes qui le désirent
s'augmente tous les jours et les efforts pour le réaliser se développent avec
une intensité extraordinaire, au sein de toutes les classes et parmi tous
les peuples.
L'initative des meitniers de France,. — Partisan, comme nous le sommes de
l'initiative privée, nous ne devons négliger aucun des faits qui e^ marquent
les progrès en France. Or, nous apprenons que le Cercle de la meunerie de
Paris vient de prendre l'initiative d'une souscription pour mettre au concours
le meilleur procédé de mouture des grains La souscription, ouverte il y a
,

peu de jours, a déjà produit une somme considérable. Une commission à


été nommée pour organiser les expériences. Elle a institué un comité de
surveillance composé de MM. Detiray, meunier à Boissy-l'Aillerie; Cadet-
Guellemet, meunier à Charme (Vosges) ; Janot, contre-maître à Goussainville ;
Profit, garde-moulin à la Ferté-sous-Jouarre. MM. Grandvoinet, professeur à
l'Instiiut agronomique, et Aimé Girard, chimiste professeur au Conservatoire
des arts et métiers, ont été délégués par le ministère de l'agriculture. Huit
concurrents se sont déjà fait inscrire pour prendre part aux expériences,
La commission de surveillance, indépendamment de la, question du rende-
288 LA RÉFORME SOCIALE

méat en farine première, en farine bise, en remoulages et sons, aura à


constater : 1° la force motrice employée par quintal de blé moulu à l'heure ;
3° la main-d'oeuvre nécessaire pour la mouture de cent quintaux de blé en
vingt-quatre heures : 3° la température de la marchandise sortant des divers
appareils de mouture. Des essais de panification auront lieu avec les produits
divers de ces opérations, afin d'obteuir pour chaque farine les notions de
blancheur et de qualité du pain obtenu, et surtout les notions de rendement
en pain par cent kilogrammes de farine de chaque sorte. Les meuniers seront
ainsi fixés sur un point très important : le rendement le meilleur et le plus
économique, et il n'est que juste d'ajouter qu'ils devront ce résultat à leur
propre initiative.
11 y a là, d'après nous, plus qu'un simple fait d'initiative privée : il y a un

enseignement pratique du véritable rôle des citoyens et de FEtat. Les pre-


miers, agissant dans leur indépendance et surleterrain, bien connu par eux,
de leurs propres intérêts, conçoivent et préparent le progrès; puis, l'Etat
vient apporter, après coup, son concours de science, de contrôle ou de
finance II n'apparaît donc qu'en seconde ligne, pour comploter et fortifier
une oeuvre déjà commencée.
Voilà la vérité pratique. Vouloir bannir rigoureusement l'Etat de tout con-
cours aux efforts privés serait une grave erreur, car l'Etat est la synthèse
des forces et des intérêts du Pays, mais lui attribuer le rôle de grand initia-
teur de tous les progrès, comme vaudrait y pousser un certain courant actuel
d'opinion, est une erreur non moins grave. « Aidez-vous d'abord vous-mêmes,
a dit M. Luzzati, et l'Etat ensuite vous aidera.

A. FOUGEROUSSE
.

La nouvelle de la mort de M. le comte de Chainbord nous


arrive au moment de mettre sous presse et trop tard pour qu'il
nous soit possible de rendre à cette grande mémoire l'hommage
qu'elle mérite.

Le Rédacteur en chef-Gérant : EDMOND DEMOLIKS.

Paris — Imprimerie de l'Étoile, Bondet directeur, rue Cassette, t.


:-: LES DOCTRINES SOCIALES
...
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DE

MONSIEUR LE COMTE DE CHAMBORD

Les divers organes de la presse, sans distinction d'opinion, ont rendu


hommage à la mémoire de M. le comte de Chambord. Cette unanimité
est le plus éclatant témoignage de l'influence qu'exerce toujours sur les
esprits la grandeur morale, même lorsqu'elle est dépouillée de toute
puissance matérielle.
On nous permettra de rappeler, dans cette Bévue, qui s'occupe exclu-
sivement de questions sociales, que M. le comte de Chambord avait
bien voulu, à plusieurs reprises, faire savoir à notre Maître le vif inté-
rêt qu'il portait à ses travaux et l'adhésion qu'il donnait aux solutions
auxquelles l'École de la Paix sociale arrive par une méthode exclusi-
vement scientifique.
Lorsque plusieurs d'entre nous publièrent le Programme de gouverne-
ment et d'organisation sociale, qui avait pour but de vulgariser nos
conclusions, il chargea spécialement un honorable membre du Sénat
d'aller féliciter en son nom M. Le Play. Et, cependant, dans ce volume,
ce n'était point particulièrement le programme de la monarchie que
nous tracions, mais le programme en dehors duquel nous estimons,
d'après les faits, qu'il n'y a pas de gouvernement possible. Autour de
ce programme nous voudrions, disions-nous, « rallier, sans acception
de parti, tous les hommes animés des sentiments de paix et de patrio-
tisme. »
En donnant son adhésion à une oeuvre aussi désintéressée, M. le
comte de Chambord montrait combien son grand esprit savait s'élever
au-dessus des hommes et de leurs divisions.
Lorsque notre confrère et ami, M. Claudio Jannet, publia son remar-
quable ouvrage sur les Etats-Unis contemporains, M. le comte de Cham-
bord lui écrivit pour le féliciter « d'avoir suivi scrupuleusement la mé-
thode d'observation de son illustre maître. M. Le Play», et d'être
arrivé ainsi « à des conclusions dont la méditation s'impose à tout
homme de bonne foi (1). »
M. le comte de Chambord suivit également avec un intérêt particu-
lier les importantes études de notre ami, [M. Charles de Ribbe, sur
la Famille.

(1) Lettre du 26 janvier 1876.


Liv. vi 20
290 LA EÉFORME SOCIALE

« Vous inspirant, lui écrivit-il, des travaux de M. Le Play, l'écono-


miste éminent qui s'est spécialement voué de nos jours à l'étude con-
sciencieuse de ces graves questions, et préférant rester dans le domaine
des faits, vous n'avez pas demandé vos preuves à la théorie et vous avez
trouvé dans les profondeurs de notre histoire des documents d'une
grande puissance (I). »
Enfin, si l'on veut bien me permettre de rappeler ici un souvenir
personnel, M. le comte de Ghambord daigna me faire écrire qu'il
approuvait les conclusions d'une étude historique, dans laquelle je
condamnais à la fois, suivant l'expression de Le Play, «. les fautes
de la monarchie en décadence et les erreurs de la révolution. »

II
En relisant la Correspondance de M. le comte de Ghambord, on
retrouve à chaque page des idées et une doctrine sociales auxquelles
l'observation impartiale des laits nous à également conduits.
Il condamne énergiquement l'absentéisme des grands propriétaires,
dont les habitudes de résidence urbaine « portent un coup si funeste à
la prospérité du sol (2) >>.— « Les séductions révolutionnaires, dit-il dans
une autre lettre, exercent surtout leurs ravages chez les populations
délaissées par leurs protecteurs naturels. De rapides apparitions ne
remplacent jamais i'âffection dans les rapports, le désintéressement
dans les services, la suite dans les conseils (3). »
On sait avec quelle énergie Le Play a constamment signalé le rôle
perturbateur des riches oisifs. M. le comte de Ghambord insiste égale-
ment sur ce point : a C'est en renonçant à une vie oisive, écrit-il, en
travaillant au bien-être du peuple, et en jarotégeant les intérêts du com-
merce et de l'industrie, que mes amis doivent chercher à dissiper les
préventions qui pourraient encore exister et à reconquérir cette in-
fluence salutaire qu'ils sont naturellement appelés à exercer et qui
peut devenir un jour si utile au pays (4). »
M. le comte de Ghambord s'était, dans bien des circonstances, pro-
noncé contre cette centralisation administrative que, pour son malheur,
la monarchie a établie pendant les deux derniers siècles, que la révolu-
tion et les gouvernements suivants ont développée, au grand détri-
ment de la stabilité du pouvoir et des libertés publiques. « La décen-
tralisation, écrit-il dans une lettre du 14 novembre 1862, est
indispensable pour asseoir sur de solides bases le régime représen-

(!) Lêllte du-(7 juin 1873.


(2) Lettre du 12 mars 1866.
(3) Lettre du 14 janvier 1879.
(4) Lettre du 19 octobre 1S46.
LES DOCTRINES SOCIALES DE M. LE COMTE DE CHAMBOKD 291
tatif, juste objet des voeux de la nation. L'essai qui a été fait de ce ré-
gime à l'époque où la France avait voulu confier de nouveau ses des-
tinées à la famille de ses anciens rois, a échoué par une raison très
simple, c'est que le pays qu'on cherchait à faire représenter n'était
organisé que pour être administré. La décentralisation estseule capable
de donner à la France, avec la conscience réfléchie de ses besoins, une
vie pleine, active, régulière, et de permettre que le gouvernement re-
présentatif devienne une vérité. Elle seule aussi peut créer dés moeurs
politiques sans lesquelles les vieilles institutions se dégradent et tom-
bent en ruines. En appelant tous les Français à s'occuper plus ou
moins directement de leurs intérêts dans leurs communes, leurs can-
tons et leurs départements, on verra bientôt se former un personnel
nombreux, qui, à l'indépendance et à l'intégrité, joindra l'expérience
pratique des affaires. »
C'est la même idée que notre Programme de gouvernement formulait
en ces termes : « Restaurer le véritable gouvernement du pays par le
pays ; •—• Séparer dans les pouvoirs et dans les budgets les affaires gé-
nérales des affaires locales ; — Attribuer les affaires générales à l'État
et rendre aux pouvoirs locaux la gestion des affaires locales ; — En
deux mots centralisation politique ; décentralisation administrative ;
,
Établir sur de larges bases la démocratie communale et le gouver-

nement local et faire des institutions locales l'école primaire du Ci-
toyen; — Intéresser tous les citoyens à la gestion des affaires locales,
en leur en facilitant l'accès. »
Mais aucune réforme ne saurait s'accomplir dans l'état de
division où se trouvent aujourd'hui les esprits en France. Le Play
l'avait compris, lorsqu'il inscrivait sur son drapeau et qu'il nous don-
nait pour signe de ralliement, ces mots expressifs : Union dé là Paix
sociale.
L'union entre les citoyens et la paix dans les esprits, cela peut pa-
raître aux hommes de ce temps l'expression d'un voeu bien naïf. Un
pareil jugement ne serait qu'une preuve de plus de la profondeur du
mal dont nous souffrons, et de l'urgence d'y remédier.
Sur ce point encore, M. le comte de Chambord a exprimé avec beau-
coup de force et à plusieurs reprises un voeu semblable au nôtre. Il
écrit le 12 octobre 1848 « : Ce qui me frappe le plus, c'est de voir les
hommes de coeur et de talent des divers partis oublier leurs anciennes
divisions et s'unir dans leurs efforts pour la défense de la société près
de périr. C'est là un symptôme heureux et qui doit fortifier nos espé-
rances dans l'avenir. »
Il écrit le 22 décembre \ 850, que son plus vif désir est de « faire pré-
valoir parmi ses amis cet esprit de modération et de conciliation qui
convient à la cause de l'ordre, de la justice et de la vérité. » Il ajoute
292 LA RÉFORME SOCIALE

encore quelques jours après : « C'est bien là cette politique de conci-


liation, d'union, de fusion qui est la mienne. »
Les années s'écoulent, mais nous retrouvons l'expression des mêmes
sentiments dans une lettre du 9 décembre 1866 : « Après tant de dé-
chirements, un des premiers besoins de la France, c'est l'union. La
seule politique qui lui convienne est une politique de conciliation qui
relie au lieu de séparer. »
H II est, enfin, une question sur laquelle nous n'avons jamais dissimulé
notre opinion, à savoir que les Français ne retrouveront la stabilité
des institutions publiques, qu'en réformant préalablement leurs idées
et leurs moeurs.
Tant que nous aurons plus de confiance dans les expédients et les
mécanismes politiques que dans la réforme morale, nous perdrons
notre temps et notre peine.
C'est sans doute pour avoir compris cette vérité, que M. le comte
de Chambord a conservé, pendant ces dernières années, une attitude
qui a paru à beaucoup une énigme et à quelques-uns une faute. Nous re-
trouvons sa pensée à ce sujet dans une lettre adressée, le 3 juillet 1879,
à notre confrère et ami, M. Lucien Brun : « Oui, lui écrit M. le comte
de Chambord, la restauration des idées et des doctrines peut seule pré-
parer la restauration de la monarchie chrétienne. »
L'École de la Paix sociale, dont le rôle est de se tenir au-dessus des
partis, doit ajouter que la réforme des idées et des doctrines peut,
seule, rendre durable, en France, l'établissement d'un gouvernement
quelconque.
A la fin de la Réforme sociale en France, Le Play exprime la même
idée et la donne comme conclusion à toute son oeuvre. Il n'est pas
inutile de rappeler aujourd'hui celte vérité à tous les partis :
« Les maux de la France, dit-il, viennent des erreurs nationales et
non des formes du gouvernement. Quand cette vérité sera devenue
vulgaire nous serons à moitié guéris. Nous exigerons moins de nos
gouvernBrnants, à mesure que nous deviendrons plus sévères pour
nous-mêmes. Nous serons satisfaits de tout pouvoir qui, s'abstenant du
mauvais exemple est maintenant la paix publique, rétablira dans les
esprits le calme dont nousavons besoin pour mettrenos enfantsdans une
voie meilleure que celle d'où nous n'avons pu sortir. Nous n'attendrons
plus que le gouvernement travaille à notre salut : nous lui demande-
rons seulement d'abroger les lois édictées par la Terreur contre la
religion, la propriété et la famille; puis, rentrés ainsi dans la tradition
des peuples civilisés, nous prierons Dieu de rendre notre liberté fé-
conde, et nous tâcherons de nous sauver nous-mêmes. »
EDMOND DEMOLIMS.
UN COTÉ DE LA RÉFORME SUCCESSORALE

LES PARTAGES D'ASCENDANTS

A propos de la Monographie du paysan des Landes, qui doit paraître


procbainemeut, M. Urbain Guérin a eu l'occasion d'étudier l'importante
question des partages d'ascendants. Nous sommes heureux de pouvoir re-
produire ce travail si complet, qui doit former une des Notes anexées à la
Monographie (4). E. D.

I. •—
NATURE ET UTILITÉ DES PARTAGES D'ASCENDANTS

Les familles landaises qui ont à coeur de prévenir le morcellement


du domaine exigé par la loi et d'en assurer la transmission à l'un des
enfants ont recours au partage d'ascendants. Rarement le chef de la
famille laisse un testament. Il croit atteindre plus sûrement son but en
partageant, dans ses derniersjours, sa fortune entre ses enfants. Con-
tenus en effet par l'autorité paternelle, ceux-ci n'oseront pas atta-
quer les dispositions contre lesquelles de mauvais conseillers excite-
raient leur défiance. Plus tard, lorsque le père aura cessé de vivre, ces
défiances seront peut-être calmées. Ils rougiront d'attaquer un acte
auquel ils auront donné leur assentiment en pleine connaissance de
cause, et des contestations qui auraient éclaté le lendemain de l'ou-
verture de la succession seront prévenues par la présence du père. De
plus, les enfants seront moins exposés à recevoir les conseils de ces
hommes d'affaires avides qui, se jetant sur une succession comme sur
une proie, excitent les héritiers à entrer en guerre les uns contre les
autres, La rédaction d'un acte de partage appelle peu leur atten-
tion ; elle est faite dans le sein de la famille et souvent même le père
évite d'en révéler les dispositions.
Aussi a-t-on toujours reconnu au partage entre vifs l'avantage d'ar-
rêter les discussions dans lesquelles disparaissent, avec la paix de la
famille, des sommes qui auraient été plus utilement consacréesà assurer
l'avenir des héritiers. Mais si même cette raison ne suffisait pas pour
recommander le partage entre vifs à la justice et à la bienveillance du
législateur, il devrait encore être favorisé comme une nécessité à la-
quelle il est difficile de se soustraire. Lorsque le chef de famille arrive
à la vieillesse, il devient incapable de mener Ja vie active et laborieuse
qu'exige l'exploitation d'un domaine. A-t-il alors la ressource d'ap-
peler auprès de lui un de ses enfants et de le constituer son associé ?

(i) Cette monographie formera le ive fascicule de la deuxième partie du t. V des


Ouvriers des deux Mondes.
294 LA RÉFORME SOCIALE

Dans les familles qui se plient aux exigences de la loi, l'enfant mani-
festera une invincible répugnance à se rendre à cet appel. Il n'est pas
assuré en effet que la terre à laquelle il aura consacre ses efforts lui
revienne, les limites imposées à la quotité disponible ne permettant
pas au père de récompenser l'enfant selon le concours dévoué qu'il lui
aura prêté.
Le chef de famille se trouvera donc contraint d'avoir recours à des
bras mercenaires qui suppléeront à son activité éteinte. Mais peut-être
ne sera-t-il pas en mesure de donner une rémunération suffisante aux
étrangers chargés du travail que ses bras fatigués ne sont plus capables
d'accomplir, et, en supposant même que l'étendue de ses ressources
lui permette d'user de cette combinaison, elle offrira toujours ce grave
défaut de livrer sans surveillance une exploitation agricole à des
domestiques.
11 ne reste, en définitive, au propriétaire qu'un seul moyen d'éviter

une vente qui ne tarderait pas à s'imposera lui, c'est de répartir sa


fortune entre ses enfants, de leur transmettre une propriété qu'il n'a
plus la force de conserver.
Le partage d'ascendants répond à de telles nécessités qu'il a été de
tout temps pratiqué. Le droit romaio s'en est occupé; on le retrouve
dans les Formules 'et Capitulaires et, aujourd'hui, le partage est un
acte en usage dans toutes les parties de la France, quel que soit le
système qu'elles aient adopté au sujet de la transmission des biens.
Dans ces partages, le père répartit sa fortune moyennant certains
avantages stipulés en sa faveur. Tantôt il reste dans la maison, chef
respecté d'une famille qui s'incline toujours devant son autorité,
comme dans la famille décrite. Tantôt il stipule le paiement d'une
pension viagère. Tantôt chacun de ses enfants s'engage à subvenir à
ses besoins et à le loger à tour de rôle.
Malheureusement, la désorganisation sociale fait en France d'in-
quiétants progrès. Si le département des Landes conserve, au moins
dans les familles de paysans, le respect de la loi de Dieu et l'attache-
ment à la tradition, il se rencontre des régions dans lesquelles un
matérialisme grossier domine les âmes. Le culte de l'argent, la soif du
gain étouffent toute autre considération, et la religion oubliée est im-
puissante à maintenir dans les coeurs le respect de la loi divine. L'au-
torité paternelle n'est considérée que comme une gène insupportable
vis-à-vis laquelle il est utile de garder des ménagements, dès qu'au-
cun avantage n'est plus attendu.
Aussi les enfants qui ont reçu les biens du père de famille refusent-
ils trop souvent d'exécuter les clauses moyennant lesquelles ces biens
leur ont été attribués, ou tout au moins apportent-ils dans l'accom-
rdissement de ces conventions une mauvaise volonté quasi invincible.
UN COTÉ DE LA RÉFORME SUCCESSORALE ?95
Le père et la mère, écrivions-nous dans la monographie du Cordon-
nier de Malakoff, à propos delà commune de la Bâtie-Rolland, se réser-
vent fréquemment une pension dans les actes de donation. La crainte
de voir révoquer la donation oblige seule les enfants à exécuter cette
clause. Beaucoup de pères ou de mères de famille sont réduits à
s'adresser aux tribunaux pour obtenir de leurs enfants la somme que
ceux-ci s'étaient engagés à payer. Le père, devenu vieux et empêché
de travailler par ses infirmités, est trop souvent à charge à ses en-
fants.
Ces faits se reproduisent plus nombreux dans d'autres régions pro-
fondément désorganisées, surtout dans les villages à banlieue mor-
celée du Laonnais, du Soissonnais, de la Champagne et de File de
France.
« L'amour désordonné du gain, observe l'auteur de la Monographie
du maître blanchisseur de Clichy, provoque l'oubli des sentiments les
plus intimes de la nature humaine. Ainsi, dans quelques communes
spécialement adonnées à la culture de la vigne, il n'est pas rare de
voir des chefs de ménage, déjà pourvus du bien patrimonial qui leur
a été cédé, à la condition de servir une rente viagère, manifester hau-
tement le désir qu'ils ont de voir cette charge cesser par la mort de
leurs parents. Parfois les parents, notamment ceux qui ont été mau-
vais fils, sachant que rien ne peut amortir ces passions cupides, ne
craignent pas d'engager contre leurs enfants une lutte d'égoïsme et de
cupidité. On en voit en effet qui, parvenus à l'âge du repos et jouissant
d'une fortune supérieure à leurs besoins;, mettent leurs enfants en de-
meure de servir une pension usuraire pour le bien qui leur est cédé ou
de voir ce bien aliéné sans chance de retour. Ces moeurs déplorables
font régner l'esprit de lutte et de haine jusque dans le sanctuaire de la
famille où les lois divines et humaines assurent ailleurs un refuge
contre les atteintes de l'antagonisme (1). »
Bien des enfants qui se sont engagés à loger chacun à son tour leurs
parents refusent d'exécuter cette clause et ceux-ci sont obligés
d'abandonner le toit inhospitalier de ces fils ingrats.
Les partages d'ascendants toutefois ne doivent pas être considérés
comme responsables de ces faits d'ingratitude. Si des parents âgés
sont atteints d'infirmités qui les condamnent au repos, il faut néces-
sairement que leurs enfants viennent à leur aide. Ou ils seront clans
l'obligation de leur servir une pension qui compensera, pour le père
et la mère, la perte résultant d'une inaction forcée; ou ils devront les
recueillir chez, eux, et l'ingratitude d'enfants irrespectueux se mani-
festera aussi bien dans ce cas que si le père de famille avait pro-

(1) Ouvriers européens, t. V, p. 406.


296 LA RÉFORME SOCIALE
cédé à un partage entre vifs. Ils montreront même d'autant plus
d'impatience à se débarrasser de cette charge sacrée que le jour où
elle ne pèsera plus sur eux sera celui où ils recueilleront l'héritage;
le jour de la mort du père sera attendu comme un jour de délivrance.
Lorsque le respect de la loi divine est effacé des coeurs, tous les faits
sociaux mettent à nu les sentiments odieux des individus, quelles que
soient les circonstances au milieu desquelles ils se trouvent.
Nous n'en devons donc pas moins voir dans le partage d'ascendants
un précieux instrument pour les chefs de famille. En diminuant les
chances de contestations ruineuses entre les enfants, en empêchant
les exploitations agricoles d'être brisées par un partage égal et inin-
telligent; il rend d'incontestables services à l'agriculture.
Quel sort la loi lui fait-elle? Gomment a-t-elle favorisé une opération
si utile et, dans bien des cas, d'une impérieuse nécessité? Tels sont les
points que nous devons maintenant examiner.
II. — LA LOI ET LA JURISPRUDENCE.
Les partages d'ascendants ont pour but de faire passer aux enfants
la propriété que le père n'est plus en état de conserver. Ils ne peuvent
produire tous leurs fruits que si les copartagés, investis d'une véritable
propriété, continuent l'exploitation en toute sécurité et ne sont pas
exposés à des revendications ultérieures qui frapperaient leurs efforts
de stérilité.
Or, notre Code semble avoir accumulé à plaisir les mesures qui
rendent la situation des copartagés précaire. D'abord le partage peut
être attaqué, s'il y a eu lésion de plus du quart, et il peut l'être par
ceux-là mêmes qui l'auront accepté. La loi n'admet pas, dans l'ar-
ticle 4114, que la crainte révérentielle soit une cause de nullité des
conventions ; mais elle fait une exception pour les partages, la crainte
vicie le consentement des enfants. Un enfant aura donc profité des
libéralités paternelles, il aura donné son consentement à l'acte que le
père avait rédigé pour prévenir une dispendieuse liquidation de suc-
cession; puis, lorsqu'il jugera le moment favorable à ses intérêts per-
sonnels, il intentera une action qui, remettant tout en question, jettera
le plus grand trouble dans la famille.
Les dangers de l'action laissée aux copartagés, malgré leur libre
consentement, seraient au moins atténués si la loi avait admis un délai
très court pendant lequel elle pût s'exercer. Mais, elle s'exercera pen-
dant trente ans. Dans tout le cours d'une période si longue, une incer-
titude absolue pèse sur les copartagés. Aucun fait ne les met à l'abri
d'une demande en rescision, et, après avoir joui de leur propriété,
comme si elle leur était pour toujours assurée, ils peuvent se trouver
en_ face d'une attaque ea nullité qui, produite au bout de vingt-neuf
UN COTÉ DE LA REFORME SUCCESSORALE 297
ans, les obligera à soutenir un procès hérissé de difficultés. Gomment
en effet retrouver tous les documents qui donneront au tribunal le
moyen de distinguer la vérité? Si tous les papiers de famille n'existent
plus, il faut alors recourir à des expertises dont le coût ne tarde pas
à monter à un chiffre élevé. Ainsi la famille Mélouga a été dissoute par
une demande en rescision d'un partage fait en 1835, demande intentée
au moment où la prescription trentenaire allait expirer. Le récit des
lattes qu'elle dut soutenir, des frais qu'elle eut à payer, des incidents
multipliés qui marquèrent un procès difficile a déjà été tracé (1). A
la suite de ce combat judiciaire, la famille a été ruinée et l'union, qui
s'était jusqu'alors conservée entre tous les enfants, rompue. Tel sera
toujours le résultat des procès intentés dans les conditions que la loi
autorise.
Ces deux clauses, déjà si dangereuses, reçoivent une aggravation par
l'époque que la loi fixe pour l'estimation de la valeur des biens dans
un procès suscité pour cause de lésion. Les biens ne seront pas estimés
d'après leur valeur au moment du partage, mais d'après leur valeur
au moment de l'ouverture de la succession.
Par cette mesure, !a loi décourage le zèle des copartagés, les amé-
liorations qu'ils auront réalisées sur leur domaine présent étant rap-
portées dans la masse générale des biens soumis à un partage nou-
veau.
Le copartagé devra même éviter de se livrer à un travail trop opi-
niâtre, de réaliser sur sa propriété de trop nombreuses améliorations ;
il redoutera les événements fortuits qui accroîtront la valeur de son
domaine. Car si un des copartagés s'aperçoit de cette plus-value, il
pourra intenter un procès pour cause de lésion avec de grandes
chances de succès, puisque le domaine estimé d'après sa valeur le jour
de l'ouverture de la succession, vaudraplus qu'àl'époque dupartage.Le
propriétaire évincé aura travaillé pour autrui, son labeur lui aura nui.
Ainsi la loi constitue une prime à la déloyauté ; elle accorde toutes ses
faveurs à l'héritier qui, reniant son consentement au partage, détruit
par sa mauvaise foi la sécurité de la famille.
Il est cependant un [principe juridique universellement admis, c'est
que la chose périt, décroît ou s'augmente pour le propriétaire. A pro-
pos des partages d'ascendants, la loi écarte ce principe, quoique le
caractère essentiel du partage soit d'être une transmission anticipée
de la propriété; du jour où ils ont donné leur consentement, les co-
partagés sont devenus de légitimes propriétaires.
Ces dispositions apportent déjà des entraves considérables aux par-
tages d'ascendants; elles n'ont pas encore suffi aux yeux de la juris-
(1) Organisation de la famille. Appendice,
— Bulletin de ta Société d'Economie
sociale, t. IV, p. 303.
298 LA EÉFORMK SOCIALE

prudence qui, par des exigences nouvelles, s'est efforcée de rendre ces
actes impossibles.
L'article '1079 déclare que les partages peuvent être attaqués pour
cause de lésion. La jurisprudence a ajouté une autre cause de nullité,
c'est la violation des articles 826 et 832, qui exigent que les parts soient
composées d'une manière égale de meubles et d'immeubles.
La discussion préparatoire du Gode civil montre pourtant que les
législateurs n'avaient pas songé à introduire cette cause de nullité.
Ainsi M. Bigot-Préameneu dit que le père « peut éviter des démembre-
ments, conserver à l'un de ses enfants l'habitation qui pourra servir
d'asile commun ; » qu'il peut « combiner et en même temps réaliser la
répartition la plus équitable et la plus propre à.rendre heureux chacun
de ses enfants. » C'est réellement reconnaître au père de famille le
droit de composer les lots comme il l'entend, sans être arrêté par les
prescriptions des articles 826 et S32.
« On ne peut, dit à son tour M. Joubert, prévoir que deux cas: ou
le père n'a fait qu'un partage ou il a fait une disposition par préciput.
Dans le premier cas, l'acte ne pourra être attaqué que pour lésion de
plus du quart; dans le second, il pourra l'être toutes les fois que le
père aura été au delà de son droit de disposer.»
Dans la pensée des rédacteurs du code, renonciation de l'article
1079 était donc limitative. Un partage ne pouvait être attaqué du chef
de la composition des lots que pour lésion de plus du quart. Le père
était libre de composer les lots, de la manière la plus équitable et la
plus propre « àrendreheureux ses enfants ». En lui retirant cette fa-
culté, la jurisprudence expose tous les partages aux dangers d'une
rescision. Il n'y en a pas un dans le département des Landes qui,
devant la justice, échapperait à la rescision.
Cette exigence amène, en outre, des résultats que le bon sens ré-
prouve. Un père de famille, par exemple, qui n'a qu'un enfant a le
droit de faire donation à un étranger de tous ses immeubles et d'at-
tribuer à son fils tous ses meubles. L'acte est irréprochable, et après
la mort de son père, l'enfant ne sera pas admis à intenter une action
contre l'étranger, pour violation des articles 826 et832. Eu revanche,
si le père a deux enfants, il ne lui sera pas permis dans son partage
entre vifs, d'user de la môme faculté. Les lots devront être composés
non-seulement d'une manière égale, mais encore d'une manière iden-
tique.
Lorsqu'un partage est attaqué soit à cause de la composition des
lots, soit du chef de l'omission d'un enfant, la jurisprudence refuse
aux coparlagés le droit d'arrêter l'action en désintéressant l'enfant
omis ou le .cohéritier lésé. Elle exige qu'un nouveau partage, c'est-à-
dire de nouveaux frais aient lieu. Les biens doivent être rapportés
DN COTÉ DE LA RÉFORME SUCCESSORALE 299
dans la masse générale et, pour recommencer l'opération, il est néces-
saire de procéder à des expertises dispendieuses. Pourquoi dénie-t-elle
aux enfants déjà pourvus le droit d'arrêter des poursuites qui intro-
duiront dans la famille une si grave perturbation? Il est, dit-elle, du
principe de la réserve d'être prise sur les biens héréditaires dont se
compose la succession. Ainsi la sécurité des propriétaires, la stabilité
des familles sont sacrifiées à un principe purement théorique et qui
ne s'appuie sur aucune considération morale. Lorsqu'on étudie les
faits, d'après une méthode d'observation rigoureuse, il est impossi-
ble en effet de trouver la justification d'une décision aussi contraire au
bien-être des familles.
La jurisprudence décide également, comme conséquence logique du
principe cité plus haut, que le partage annulé complètement ne vaut
même plus comme donation en acompte d'hoirie. Toutes les aliéna-
tions consenties par les copartagés, propriétaires apparents seulement,
sont déclarées nulles.
Aux prescriptions de la loi, aux décisions de la jurisprudence sont
venues s'ajouter les prétentions du fisc. Le partage d'ascendants est
grevé d'un droit fixe de -1 franc pour cent, droit qui est le même que
celui dont est frappée une succession en ligne directe. Peut-être ce
droit déjà quelque peu élevé constitue-t-il des entraves à un acte
qu'une loi, soucieuse de la stabilité des familles, se serait attachée à
favoriser. Mais depuis la loi de 'l8o£ relative à la transcription, les
copartagés doivent verser au Trésor un droit de 1,50 pour cent qui,
s'ajuutant au droit primitif, élève ainsi la somme due à 2,50 pour cent.
Les conséquences de ces mesures fiscales sont faciles à prévoir. Ouïes
biens sont estimés à un taux très inférieur à leur valeur réelle ou les
copartagés ne le transcrivent pas. Les deux faits se rencontrent dans
la majorité des partages.
En un mot, telle est la rigueur de la législation relative aux partages
que les actes même les plus irréprochables en apparence ne sont pas
à l'abri de revendications judiciaires. Aussi un partage d'ascendants
ne produit-il des avantages que si les copartagés ne se soumettent pas
aux prescriptions légales qui leur sont imposées. Le respect delà loi,
c'est, en cette matière, '.a destruction des familles, le démembrement du
domaine, l'incertitude de la propriété.
III. — LES VOEUX ET LES ESSAIS DE RÉFORME.
Ces dispositions de la loi concernant les partages d'ascendants ont
depuis longtemps provoqué de vives réclamations, aussi bien de la
part des agriculteurs, des hommes pratiques, que de la part des juris-
consultes que n'aveugle pas le fétichisme de la loi.
Dans l'enquête agricole de 1866, les voeux des propriétaires se sont
300 IA RÉFORME SOCIALE
affirmés avec une grande précision ; comme M. Josseau le constate
dans son rapport, un grand nombre de déposants appartenant à tou-
tes les régions ont réclamé l'extension des facilités accordées aux
partages entre vifs.
« Ce qu'il y a au fond dans les partages d'ascendants, dit-il, ce qui
les rend bons et utiles dans un grand nombre de cas, c'est que le père de
famille, se survivant pour ainsi dire à lui-même par la pensée et pré-
voyant l'avenir dans l'intérêt des enfants qu'il aime, fait à chacun
d'eux sa part et leur évite ainsi des désagréments et des dissentiments
dans l'avenir. Quant au point de vue agricole, lorsque le père de fa-
mille ne peut plus cultiver par lui-même, n'est-il pas essentiellement
utile au point de vue de la production que sa terre soit labourée par
ses enfants dont les bras sont plus vigoureux, plus forts et dont l'in
telligenceest plus active? »
Résumant les vues des agriculteurs du département delaDordogne,
M. de Porcade faisait remarquer que les partages d'ascendants étaient
fondés sur le désir des pères de famille de ne pas morceler l'exploita-
tion de leur domaine.
« Appliqué à toutes les successions, à toutes les familles, le principe
contenu dans les articles 826 et 832, dit M. Migneret, est donc un divi-
seur continu agissant sans cesse et agissant comme tout fait absolu,
sans discernement. C'est en vain que le père de famille aura laborieu-
sement rassemblé, cultivé et constitué un domaine d'une certaine
étendue; s'il laisse plusieurs enfants, la loi du partage condamne ce
domaine à la division; le système de culture finit avec la propriété à
laquelle il s'applique et le propriétaire nouveau recommence une se-
conde oeuvre de centralisation et d'économie agricole qui doit aussi
finir avec lui. Cette loi de division, rien ne peut y être soustrait. Le
père de famille, même en se dépouillant de son vivant, même en
amassant, pour maintenir l'égalité des valeurs mobilières équivalentes
ne peut prévenir la destruction de son oeuvre. »
En conséquence, la commission supérieure demandait-elle que l'ar-
ticle 832 interprété d'une manière si rigoureuse par la jurisprudence,
fût modifié de la manière suivante: « Dans la formation et composi-
tion des lots, on doit éviter de morceler les héritages et de diviser les
exploitations. Chaque lot peut être composé exclusivement ou en
quantités différentes de meubles ou d'immeubles, de droits ou de
créances de même nature et valeur.»
Le père de famille aurait recouvré par là une partie de sa liberté.
La règle relative à l'estimation des biens d'après leur valeur, non
au moment du partage, mais au moment de l'ouverture de la succes-
sion, ne rencontra pas moins d'opposition chez les déposants. M. Mi-
gneret résuma ainsi, d'après les dépositions, la position qui devait être
DN COTÉ DE LA RÉFORME SUCCESSORALE 301

faite au fils à la suite d'un partage: « Il faut, dit-il, que le fils investi
du droit de propriété par le père de famille sache bien que la maison
qui lui a été donnée, le champ qui lui a été confié, sont devenus, par
l'effet de la démission du père, sa propriété incommutable, qu'il peut
s'y consacrer, y travailler, améliorer avec la certitude qu'aucune cause
ne viendra le troubler. »
Or, comme on l'observa, un grand nombre des procès intentés à
l'occasion des partages sont provoqués par cette disposition concer-
nant l'estimation des biens. Dans l'arrondissement de Villeneuve-sur-
Lot, par exemple, il y avait eu, dans un court espace de temps,
quatre-vingts demandes en nullité de partages pour cause de lésion,
uniquement fondées sur ce que les biens n'avaient plus, à la mort du
père, la valeur qu'ils représentaient au moment du partage.
Se rendant au voeu unanime des populations, la commission supé-
rieure décida que l'estimation des biens devait désormais être faite en
cas de rescision d'après leur valeur au jour du partage.
L'enquête mit également en lumière les plaintes que soulevait l'élé-
vation du droit exigé par le fisc, pour les partages. Aussi, M. Josseau,
dans son rapport consacré au droit de transcription, estimait-il, d'après
les faits constatés, que les quatre cinquièmes des partages d'ascendants
n'étaient pas transcrits. Malgré ces fraudes universellement pratiquées,
la suppression du droit proportionnel aurait entraîné, il est vrai, un
déficit annuel de 500,000 f. Mais ce déficit était plus apparent que réel;
car, en cas de suppression, il aurait été compensé parle droit fixe de
vingt-six mille partages qui reculent devant la transcription, à cause
de l'élévation du droit et par la vente du timbre des registres de trans-
cription. Malgré la diminution du droit, M. Josseau calculait donc
que l'Etat trouverait dans la réforme un bénéfice d'au moins 300,000fr.
par an. Il proposait de soumettre désormais les partages à un droit
fixe et unique de 1 franc (i).
Ces réclamations de l'opinion décidèrent le gouvernement impérial
à présenter un projet de loi portant remède aux maux signalés. Un
projet concernant les ventes judiciaires et partages fut déposé en 1867.
L'article 1 47 était ainsi rédigé : « Les parties sont autorisées, lorsqu'il
y a parmi elles des mineurs, des interdits ou des absents, pourvu que
les uns et les autres soient légalementreprêsentés, à procéder àl'amiable
aux opérations, liquidations et partages sans qu'il soit nécessaire de
tirer les lots au sort, ni d'observer l'article 83!2 du Code. »
Comme cette loi ne fut pas votée par les Chambres, le ministère du
2 janvier présenta un projet qui se bornait à réformer les articles 826

(1) Voir Enquête agricole, Ire série, 2° YOI. du résumé de l'enquéle nos 12, 13, 26,
27, 57, 60, 207, 211, 221, 246, 249.
302 LA RÉFORME SOCIALE

et 832. L'exposé des motifs constatait que « ces articles exagérés par
la jurisprudence rendaient impossibles les partages d'ascendants
.
» Par là, ajoutait l'exposé, est souvent dépréciée l'exploitation agri-
cole qui, en raison, sinon en fait, forme un tout indivisible, chacune
des parties contribuant à la prospérité des autres. L'assolement régu-
lier, l'emploi des instruments accélérateurs du travail, l'irrigation, le
drainage et d'autres amélioration deviennents impossibles sur despar-
celles exiguës.
» Si le père de famille voit d'avance s'anéantir l'oeuvre de sa vie
agricole par Je démembrement qui menace sa propriété à la mort, le
fondateur d'une manufacture prévoit aussi qu'après lui elle sera dé-
truite ou passera dans des mains étrangères. A quoi bon éviter les
aventures d'une course trop rapide vers la fortune, et songer à créer
une renommée pure et des relations qui puissent se transmettre et
grandir par la durée, quand on pense que la maison ne sera que via-
gère ? Ni la moralité, ni la prospérité de l'induslic, ni même l'intérêt
d'ouvriers que dispersera la dislocation de la fabrique et que le patron
ménage moins quand il est instable, ne gagnent à cet état de choses;
les dynasties manufactières sont moins nombreuses chez nous que dans
d'autres pays également démocratiques. » Les événements du 4 Sep-
tembre empêchèrent le projet d'être voté par les Chambres.
A peine l'Assemblée nationale fut-elle réunie, que l'attention d'un
grand nombre de ses membres se porta sur la réforme des dispositions
les plus iniques de notre législation successorale. Dès 1871, trois députés,
MM. Lucien Brun, Baragnon et Mortimer-Tcrnauxprenaient l'initiative
d'un projet de loi qui améliorait heureusement les prescriptions du
Code relatives aux partages. Le projet supprimait dans tous les par-
tages la régie de la similitude des lots entre eux, quant à la nature
des biens. Le délai de la prescription contre l'action en rescision des
partages pour cause de lésion était réduit à deux ans. En cas de resci-
sion, les lots devaient être estimés d'après leur valeur au jour du
partage et non d'après leur valeur lors de l'ouverture de la suc-
cession.
Quoique ce projet ne touchât pas à la question de la liberté de tester,
il n'en souleva pas moins dans la fraction de l'Assemblée la plus
attachée aux idées nouvelles une résistance passionnée. Se faisant l'in-
terprète de cette résistance, M. Marcel Barthe déclara qu'il ne fallait
pas toucher au Code civil sur lequel reposait toute la société moderne.
Il fit appel à tous les préjugés répandus en France depuis la Révolu-
tion et prit la défense de l'article 832 dont l'interprétation rigoureuse,
fixée par la jurisprudence, était, à ses yeux, la seule garantie de l'éga-
lité des partages.
Malgré ces attaques, le projet n'en fut pas moins pris en considéra-
UN COTÉ DE LA RÉFORME SUCCESSORALE 303
tion. Mais les préoccupations de l'Assemblée en ajournèrent indéfini-
ment la discussion.
D'éminents jurisconsultes ont joint leurs efforts à ceux dos agricul-
teurs et des économistes, pour demander la réforme des articles réglant
les partages d'ascendants. Ainsi M. Requier, président de chambre
à la cour d'Agen, dans son Traité théorique et pratique des partages
d'ascendants, M. Barafort, président de chambre à la cour de Lyon
dans son livre sur les partages d'ascendants, ont démontré avec une
grande force au point de vue juridique les contradictions et les ini-
quités de la loi sur cette matière.
M. Barafort résume ainsi son opinion sur l'application que la juris-
prudence a faite aux partages d'ascendants des articles 826 et 832 :
« En résumé, la lecture attentive des textes, — l'organisation du
système qui nous parait en résulter ; — la nécessité de ne point faire
un choix arbitraire entre les diverses dispositions de la loi des par-
tages; — l'impossibilité, dans certains cas, de faire un partage d'as-
cendant, si l'on accepte une interprétation contraire à la nôtre ; — la
solution que nous adoptons, plus certaine, plus juridique encore,
quand le partage est fait par acte entre vifs; — les principes généraux
du droit sur la validité du consentement et sur les effets qu'il produit;

la liberté des conventions civiles ; — le respect du droit de pro-
priété ; — les nécessités économiques qui se font sentir ; — l'autorité
souveraine de l'art. 1114 ; — le manque absolu de portée sur notre
question des art. 791,1130 et 1600 ; — une nullité mal à propos admise
sans disposition législative qui la prononce ; — l'intérêt delà famille,
de l'agriculture et de la société militent en faveur d'une réforme qui
reviendrait sur les décisions de la jurisprudence. >
De nombreux jurisconsultes se sont ralliés à cette opinion; leurs
voeux ont été résumés par notre confrère, M. Claudio Jannet, dans son
remarquable travail sur La réforme de la loi selon les jurisconsultes des
pays à [amille-souche.
La loi, en réalité, ne peut être justifiée que si on se propose d'empê-
cher les arrangements du père avec ses enfants et d'imposer dans tous
les cas une liquidation coûteuse.

IV. — LA RÉFORME.

Lesréformes que nous venons d'exposer constitueraient une heureuse


amélioration delà législation actuelle ; mais elles ne préviendraient
pas toute contestation à propos des partages. La réforme la plus effi-
cace consisterait donc à considérer les partages d'ascendants comme
des contrats synallagmatiques soumis aux règles du droit commun et
aux seules causes de nullité qui peuvent êtres invoquées dans les con-
trats ordinaires. Ainsi aucune action ne pourrait être intentée du chef
304 LA RÉFORME SOCIALE

de lésion de plus du quart. Le consentement donné par les enfants


couvrirait tout ; ils ne seraient plus recevables à critiquer l'acte auquel
ils se seraient associés. Toutefois, si un des enfants avait été omis, il
serait autorisé à attaquer le partage ; mais les copartagés pourraient
arrêter cette action en désintéressant l'enfant omis par le paiement
d'une soulte en argent. Il n'y aurait pas lieu de considérer comme
nulles les opérations du premier partage et de le recommencer de
nouveau.
Mais, si cette réforme paraissait s'écarter trop radicalement du
système suivi jusqu'alors, il serait nécessaire de reprendre celles qui
étaient proposées par le projet de loi de M. Lucien Brun, d'après les
vceuxunanim.es recueillies clans l'enquête agricole. La longue durée
du délai pendant lequel le partage peut être attaqué demande avant
tout à être abrégée ; elle est le plus grand vice de notre législation
relative aux partages, puisqu'elle contribue pendant trente, ans à tenir
les intéressés dans l'incertitude. Le délai devra être réduit à deux ans;
dans cette période de temps les copartagés ont toute facilité pour se
rendre compte de la valeur des biens qui leur sont attribués.
L'abréviation des délais a pour résultat de diminuer l'importance
de l'article relatif à l'époque choisie pour l'estimation de la valeur des
biens. Que les biens soient estimés d'après leur valeur au moment du
partage ou au moment de l'ouverture de la succession, les résultats
que donneront l'adoption de l'un ou l'autre de ces procédés différeront
bien peu, puisque pendant deux ans seulement l'action sera rece-
vable. Le bien copartagé et transmis par le père vivant à ses enfants
n'aura pas subi une transformationconsidérable, si l'auteur du partage
vient à décéder dans le cours de ces deux années.
La loi néanmoins contiendra l'inscription de cette règle prescrite
par la justice et le bon sens : en cas de rescision d'un partage d'as-
cendant, les biens seront estimés d'après leur valeur au moment du
partage.
La jurisprudence ayant fait application aux partages d'ascendants
des dispositions contenues dans les articles 826 et 832, le législateur
devra décider que cette application qui n'était pas dans la pensée des
rédacteurs du Code a été faite à tort. Il se prononcera également
contre la décision de la jurisprudence refusant aux copartagés le droit
d'arrêter l'action par le paiement d'une soulte et inscrira cette faculté
dans la loi.
Enfin, les réformes de la législation relative aux partages d'ascen-
dants se compléteront par l'abaissement des droits fiscaux. Comme le
proposait M. Josseau dans son rapport sur les résultats de l'enquête
agricole, le droit proportionnel de 4,50 p. 100 serait supprimé ; cette
mesure amènerait pour le Tréso un bénéfice de 300,000 francs.
EA DÉLIMITATION DES COMMERCES 30$
Telles sont les réformes que réclame le Code dans la partie con-
sacrée aux partages d'ascendants. Elles seront accueillies avec recon-
naissance par les propriétaires et surtout par les petits propriétaires.
Une opinion erronée se représente les habitants des campagnes
comme acceptant avec enthousiasme les dispositions de notre législa-
tion successorale et n'appelant de leurs voeux aucune réforme. Or,
l'observation démontre que, dans un grand nombre de localités, les
pères de famille et les enfants s'efforcent de prévenir le morcellement
de l'exploitation. Comme on l'a observé, le Midi a engagé une lutte
infatigable et tenace contre le partage forcé. Même dans les autres
régions, où, soit par suite du maintien d'anciennes traditions, soit par
suite du triomphe des idées nouvelles, les habitudes de transmission
intégrale ont disparu, les bienfaits de la réforme seront également
appréciées par les pères et par les enfants. La loi pèse aussi lour-
dement sur les uns que sur les autres. Tous les intérêts sont lésés.
Avec la législation actuelle, les copartageants n'ont que le choix
entre ces deux alternatives : respecter les exigences minutieuses de
la loi ou consulter avant tout leurs intérêts.
Dans le premier cas, le partage est impossible; dans le second, il
expose à des revendications ruineuses.
URBAIN GUÉRIN.

LA DÉLIMITATION DES COMMERCES

ET LE RÉGIME DES ANCIENNES CORPORATIONS(1)

Il est beaucoup question, depuis quelque temps, du rétablissement


des corporations de métiers. Je crois que, dans cette voie, on fait
fausse route. Le mal que l'on désire guérir est réel, personne ne le
nie aujourd'hui, mais le remède que l'on propose est d'une application
plus difficile et d'une efficacité plus douteuse qu'on ne semble le
croire.
D'ailleurs on ne crée pas des institutions de toutes pièces; d'autre
part, la chute des corporations a été le résultat de circonstances géné-
rales et supérieures, qui, loin de disparaître n'ont fait que s'ag-
graver.
(I) La question Irai Léo dans cet article ;i été abordée récemment Ma Chambre des
députés par l'honorable M. de Mun. Nous avons vivunenl regretté que la publication
(lu Compte rendu de notre Réunion annuelle nous ait empoche de rendre ne .'.image au
remarquable discours prononcé à crtie occasion par 31. de 51 un. Du m ;lns nos lec-
teurs auront pu le lire dans la Presse quotidienn , où il a été reproduit avec des
élog;s auxquels nous sommes heureux de r.ous asîoolsr. E. D.
Liv, vi. 31
306 LA RÉFORME SOCIALE

Mais s'il est imposible de rétablir les anciennes corporations, il faut


du moins reconnaître qu'on a eu le tort de les supprimer brusquement
sans les remplacer par aucune réglementation.
Quelles ont été les conséquences de cettelacune? Gomment pourrait-
on la combler? Telle est la double question que je voudrais étudier
dans cet article, en invoquant exclusivement le témoignage des faits.
I.
La rédactiondesstatutsdes corporations date desaintLouis, mais leur
existence, à l'état de coutume, remonte à une époque bien antérieure.
Une organisation qui a pour elle la consécration d'une longue série de
siècles peut avoir vieilli et n'être plus en rapport avec les moeurs et
les besoins d'une époque, mais elle a eu sa raison d'être et, avant de la
détruire, il aurait fallu examiner s'il étaitimpossible de la modifier et
de l'améliorer.
Telles qu'elles existaient en 1789, les corporations de marchands, à
côté de certains abus, présentaient encore de grands avantages. Il
fallait s'efforcer de faire disparaître les premiers et conserver les
seconds. La moindre réglementation d'ailleurs qui aurait respecté la
séparation des commerces à une époque où l'on avait horreur de leur
confusion ,aurait suffi à conjurer les désordres.
Les législateurs pouvaient donc améliorer ou remplacer l'ancien
état de choses, mais en aucun cas ils n'auraient dû le détruire et laisser
le vide à sa place.
C'est ce que comprirent alors un trop petit nombre de bons esprits
qui entrevirent les désordres qui allaient résulter d'une liberté déré-
glée. Aussi fit-on quelques tentatives pour réglementer le commerce
et grouper les profession similaires. Necker fit rendre dans ce sens un
édit renfermant de sages dispositions qui, si elles n'étaient pas par-
faites, avait du moins l'avantage de consacrer, mais dans une trop
faible mesure, le principe de la séparation.
Malgré ces louables efforts le régime des corporations tomba défini-
tivement dans la nuit du 4 août 1789, et la loi de 1791 par laquelle on
prétendit régler cette suppression n'est autre chose qu'une loi fiscale
remplaçant parl'impôt des patentes les taxes arbitraires que le gouver-
nement prélevait surles communautés de marchands.
Les griefs contre les corporations étaient moins nombreux et moins
graves qu'on ne le pense généralement. Nous allons les examiner
rapidement.
On leur reprochait particulièrement l'esprit de routine et Turgot
disait en 1776, alors qu'il était déjà question de les supprimer: « Les
ouvriers formés par des maîtres qui leur imposent les procédés de tra-
dition, manquent d'initiative dans les perfectionnements. » Le repro-
LA DÉLIMiTÀTTON DES COMMERCES 307
che ëtaitpeut-être fondé; les immenses progrès faits par l'industrie dans
lesiècle présent peuvent le donner à penser. Mais ici encore j'insiste-
rai sur la distinction qu'il faut faire entre l'industrie et le commerce,
l'artisan et le marchand, Ce dernier achète et revend les produits sim-
ples ou fabriqués, mais il n'intervient ni dans la production, ni dans
la fabrication; ce reproche ne peut donc l'atteindre, et si, sous ce
rapport, les corporations d'artisans étaient condamnables, celles des
marchands échappaient à tout blâme.
Il y a plus, la surveillance des prévôts et de leurs auxiliaires chez les
marchands, sans nuire aux perfectionnements dans les procédés de
fabrication, était un obstacle mis aux fabrications infidèles, une
garantie pour le public, un frein à la concurrence déloyale. Car, il ne
faut pas l'oublier, le progrès en matière de fabrication a souvent consis-
té à sacrifier la qualité à l'apparence etje rappellerai ce que j'ai dit ail-
leurs à propos des grands détaillants, «qu'ils s'appliquent plus à vendre
des marchandises faisant bon effet que bon usage.» Pour mieux pré-
ciser je citerai des faits. Aujourd'huila teinture etl'apprêt entrent pour
moitié et plus dans la plupart des étoffes de soie. Nos vieux vêtements
effilochés donnent unelaine brisée et courte qui, peignée, filéeet tissée
à nouveau, fournit des draps régénérés,sans qualité aucune, mais ayant
néanmoins une certaine apparence. Sous un régime de corporation, ces
produits eussent été repoussés et s'ils fussent entrés nonobstant dans
la consommation, l'acheteur n'aurait pas été trompé; son attention
ayant été éveillée longtemps à l'avance par les interminables querelles
qui n'auraient pas manqué de surgir entre les fabricants novateurs
et les autorités de la corporation marchande.
Un autre grief des adversaires des corporations est le monopole ab-
solu qu'elles s'arrogeaient. Elles ne toléraient pas le moindre empiéte-
ment sur leurs privilèges et les procès des corporations rivales sont
restés célèbres. Les cuisiniers, les rôtisseurs et aubergistes de Rouen
fatiguèrent le parlement de leurs querelles. Les procédures judiciaires
entre les fripiers et les tailleurs parisiens, si j'en dois croire un rap-
port fait en 1805 à la chambre de commerce de Paris, durèrent deux
cent quarante-six ans, de 1530 à 1776, et furent l'occasion de plus
de deux mille arrêts. Mais,en définitive, si on recherche quelles sont
les corporations qui ont plaidé entre elles, on trouve qu'elles exerçaient
des professions tellement voisines qu'il était impossible de les délimi-
ter. C'étaient, outre celles déjà citées, les cordonniers et savetiers,
libraires et bouquinistes, épiciers et droguistes, etc.
Il semble donc qu'il suffisait alors de réunir les commerces simi-
laires pour faire régner la concorde.
Aujourd'hui, grâce à l'extrême confusion qui règne depuis si long-
temps, la délimitation parait impossible à beaucoup de gens. Un
308 LA RÉFORME SOCIALE

ancien négociant me disait récemment : « Je vous défie de me dire où


commence le commerce de la nouveauté et où il finit» Si j'avais à le
définir je dirais : o C'est le commerce des étoffes de goût;que le caprice
invente et que la mode accepte. » Cette définition qui exclut la
toile, le calicot, le drap et cent autres tissus peut paraître étroite, je
veux bien l'accorder un instant, mais, en tous cas, il est évident que
le marchand de nouveautés qui vend de la papeterie, de la fourrure,
de la librairie religieuse, etc., sort du domaine de la nouveauté. Cepen-
dant les corporations méritaient réellement un reproche plus grave:
non seulement elles ne toléraient pas la concurence des professions
rivales, mais elles craignaient leur concurrence propre, qu'elles vou-
laient limiter. Et pour assurer h chacun de leurs membres, le plus gros
chiffre d'affaires possible, elles fermaient presque systématiquement
leur porte aux nouveaux arrivants. Il était très difficile, même après
un long stage, si on n'était pas fils de maître de devenir maître à son
tour. De pluSi les rares élus n'arrivaient à la maîtrise « qu'après de
longues épreuves, absolument superflues et après avoir satisfait à des
droits et à des exactions nombreuses. »
La disposition relative aux fils de maîtres me paraît fort sage et
l'abus qu'on en faisait était seul blâmable. Appliquée avec justice elle
avait de grands avantages; sans leur en faire une obligation absolue,
elle maintenait les enfants dans la profession de leur=- pères et si par-
fois elle a été une gêne pour quelques-uns qui auraient pu s'élever, elle
fournissait au plus grand nombre une carrière tout indiquée et déjà
parcourue honorablementparuneséried'ascendants. Aujourd'hui, nous
souffrons du mal contraire, personne ne veut plus de la profession de
ses pères, chacun veut s'élever rapidement; chacun a la prétention de
se placer au sommet et comme il n'y a place que pour un petit nom-
bre, la foule reste en chemin et forme cette phalange d'envieux et de
déclassés qui est le grand danger de la société actuelle. Quant à l'abus,
ïi'élait-il pas facile d'y obvier, en forçant chaque corporation à main-
tenir dans les villes un nombre de marchands en rapport avec l'impor-
tance delà population.
D'ailleurs l'état actuel est-il meilleur ? Depuis un siècle que les
corporations sont détruites, les carrières commerciales, je l'ai établi
ailleurs, sont beaucoup plus fermées qu'elles ne l'étaient jadis.

II
Tels sont, je crois, les seuls griefs sérieux qui aient étéformuléscontre
les corporations de marchands. Au lieu d'examiner
ces griefs et d'amé-
liorer l'institution, les législateurs révolutionnaires ont préféré la
détruire.' Au début, il faut l'avouer, il semble
que les marchands eux-
mêmes applaudirent à cette nouveauté. On comprend
en effet qu'ils
LA DÉLIMITATION DES COMMERCES 309
devaient supporte)' avec peine les visites fréquentes et la surveillance
souvent tracassière du prévôt,des délégués du conseil et des gardes de
métier. «Ces autorités, dit Ouin-Lacroix, veillaientavec un soin jaloux
sur la moralité de la communauté, punissant arbitrairement d'amende
et de confiscation les fraudes et les infractions au règlement. » La sup-
pression de ces entraves put paraître un soulagement à ceux qui en
souffraient, mais les abus naquirent vite de cette absence totale de
surveillance.
Sous le régime de la corporation un sentiment de dignité et de soli-
darité, outre la surveillance incessante, maintenait chacun dans le de-
voir. Sous le régime de liberté absolue, laconcurrence excessive amena
des désordres. La liberté absolument illimitée est une pure utopie;
le commerce a besoin d'êtreprotégé contre ses propres défaillances.
Aussi les lois répressives, les règlements de police, les visites domi-
ciliaires d'agents spéciaux, remplacèrent-ils promptement la désa-
gréable,mais paternelle et salutaire ingérence des autorités corporatives.
Ces lois et règlements sont nombreux, ils portent sur: les poids et
mesures; la falsification des denrées alimentaires; la tromperie sur
la nature de la marchandise; les marques de fabrique; la contre-
façon; la concurrence déloyale; les secrets d'atelier, etc.
Les deux premiers règlements imposent aux commerçants des visi-
tes domiciliaires, les unes faites par des agents spéciaux, les autres
par une commission d'hygiène. Les frais de ces visites, par une dispo-
sition qui leur a toujours paru vexatoire, sont laissés à la charge des
surveillés.
Ces différentes lois peuvent être divisées en deux catégories, les
unes qui règlent les rapports des commerçants entre eux, comme
celles relatives aux marques de fabrique, à la contrefaçon, à la con-
currence déloyale; les autres qui protègent le public contre la mau-
vaise foi, la rapacité ou l'habileté cauteleuse des marchands, telles
sont celles qui concernent les poids et mesures, la tromperie, la falsi-
fication.
Jadis, sans être codifiées, toutes ces lois existaient de fait, leurs
dispositions étaient spécialement et minutieusement appropriées aux
besoins de chaque commerce, puis appliquées par les chefs de corpo-
ration, qui jugeaient arbitrairement peut-être, mais qui jugeaient du
moins en parfaite connaissance de cause, chacun d'eux surveillant
uniquement son propre métier. Aujourd'hui l'arbitraire a disparu, les
lois sont précises et générales, mais les magistrats chargés de les
appliquer sont complètement étrangers aux questions qui leur sont
soumises.
Les procès qui tombent sous le coup des lois de la première caté-
gorie, relatives aux querelles des commerçants entre eux, sont plaides
310 LA ItÉIOBlIS SOCIALE

par des avocats qui n'y entendent rien, devant des juges qui n'y
connaissent pas davantage. Les plaideurs étant tout à fait inconnus de
leurs juges, ces derniers ne peuvent mettre dans la balance la mora-
lité de chacun. Ils s'appliquent d'ailleurs à juger an point de vue do
droit des difficultés qui demandent à être appréciées en équité, et
fréquemment leurs décisions consacrent des prétentions de pur chan-
tage.
L'application des lois de îa seconde catégorie, ofire aux magistrats
les mêmes difficultés. Appelés à juger des faits qu'ils sont incapa&les
de discerner., iis s'en rapportent aveuglément à t'ardque appréciation
d'un agent ou d'un expert, dont ils acceptent toujours le rapport, ou
les conclusions comme- l'expression ï>:d>,.ïoo,o,o:'e de îa vérité. Ainsi
îa garantie, que semblent donner les tribunaux courir osés de plusieurs
meinires. est compîètement illusoire. Eî cette aLsence de .garantie se
tronve dans une foule de cas .considérablemeat aggravée, par la péna-
lité de la prison, don! les magistrats disposent et dont j"a.î TainoTem
cherché la trace parmi les diàtiEients qu'appliquaient les chefs de
corporation.
Dans l'étatactae-î. le commerçant scrnpuîeux. qu: ne veut pis s?
faire délateur soaîrre d'une concurrence souvent déloyale «la «arreil-
knce adaunistrative est 1rs puissante, à !e protéger... .Fré^srcmeni il
est tracassé, lui-même: la. moralité de casque Biraredand étant, incon-
nue aux afenis de la police ;udie,:aire. ils leur sO'Ul oons' îns.peoos au
mémo titre.
fia dedeitive, la surveillance a passé des nasins die. ta oorj:ora&oE.
éa,as celles de radsïiBîstjnatoon. au grand, dé'triroeut des ocra are robots
honnêtes et dos eo3scrumaî..eo.os. Au detira-eai des eoiEau«oaaiier.rs.
parée que Ir-o» souvent tes dëimquaals dai.iles savent, éviter Le-s saisies
et les eoasiaiatâons oooepo-om.ètîaî3!oea, .AB. .iéijHî»»»Eit des eo;:sjeoueoTHr.ta
OTiïssèfees. parée que les errerons Judiciaires sont si ïrêrgiseafes
e* obi-
rastièrgSj que les 'k^-ossms s-e^i feaop;és anssi «sverjfl giroe "es ec™-
pa.ei&;..
L'application die -La loi sur b fadaidcatooE des sidrsfeess aidoosoôairos
arosnctnerei. donne les plus %c±^x r-ésicddus IsMose «de c«to tèée; oooe
la soioacs est InMltleie,. se* i^as-os'orats ae edot;. ^anaais Âipooe Offiiâriner
*'»' reports des chlraleles ;cLpeoo,s,, ï]w riec
a est. plias ÔEieertaroi!, J'au
rssao/e de re:aî>% àaa*. s.n po-éoMord K'ïàdlr if1!, qes U r&dlU. des
analyses de obdmls o.rp-dqae.. A FSBS, le e^©!iro«-r;»;s>i irocrârudroe a
iqndiq;» «èa»oa d« vw- *;?« p^j^j app'éoàéamo roe sassiM.«lOsi
IBS seoa
afSîirasld' groà .roca itsode.ro,, eoii «tm »»Bï-â pas feo-Tote OQ oeoïanos
c;is: de
coïjIessoT *?s ieapmtsssnee. Sa preioïioce.. dexpooi cdwisséc; <osii, teipifOSTs
LA DÉLIMITATION DES COMMERCES 311

un pharmacien de la ville et il est, je crois, sans exemple, que l'un


d'eux se soit jamais décidé à faire pareil acte d'humilité. D'ailleurs la
science progresse toujours; elle est, par suite, d'une versatilité inces-
sante, ce qui était vérité la veille devient erreur le lendemain et
les experts convaincus de s'être trompés, en sont quittes pour ré-
pondre qu'ils avaient opéré suivant l'état actuel de la science.
Je pourrais citer de nombreux exemples d'erreurs portant sur des
marchandises très diverses, mais il faut me limiter et je préfère faire
l'historique d'un seul et même produit, qui me donnera l'occasion do
mettre en relief, les faits les plus caractéristiques.

III

Vers 1857, les membres de l'école de pharmacie de Paris, chargés de


visiter les magasins des confiseurs, distillateurs, épiciers, herboristes,
etc., crurent reconnaître dans les sirops mis en vente chez ces détaillants
la présence du glucose. Le glucose est le sucre incristallisable, jadis
extrait du raisin et obtenu aujourd'hui par la transformation des
fécules. Ce produit qui n'est nullement insalubre, trouve son emploi
dans quelques industries, notamment dans la confiserie commune.
L'école de pharmacie pensant, avec raison, que les consommateurs
ignoraient l'addition de cette matière et qu'il y avait dans ce fait
tromperie sur la nature de la marchandise, prévint les détaillants
qu'elle leur ferait des procès, si, l'année suivante, elle retrouvait des
sirops ainsi préparés et vendus sous la simple désignation de sirop.
L'étiquette devait porter ces mots; Sirop glucose.
Les marchands se conformèrent à cette exigence et, depuis cette
époque, il existe dans le commerce deux sortes de sirops, l'une fa-
briquée uniquement avec du sucre cristallisable et portant la simple
désignation de sirop, l'autre fabriquée en partie avec le même sucre,
mais additionnéed'une certaine quantité de glucose et étiquetée: sirop
glucose. Nonobstant, les commissions d'hygiène constatèrent bientôt
qu'une très grande quantité de sirops vendus sans la mention exigée
étaient glucoses.
Les détenteurs furent poursuivis et condamnés à l'amende, à la pri-
son, quelques-uns à la publication dans les journaux et, malgré leurs
énergiquesprotestations, ces faits se renouvelèrent pendant plusieurs
années.
Enfin, en 1861, un fabricant des environs de Paris condamné à quinze
jours de prison parle tribunal de Pontoise et qui interjetait appel,
eut l'idée de faire analyser le sirop d'un des membres de l'école
de pharmacie, expert de la cour, qui avait officine ouverte et l'on cons-
tata que ce sirop était infiniment plus glucose, que celui contre lequel
312 14 RÉFORME SOCIALE

il concluait. Alors seulement on soupçonna et une suite d'observations


établirent, que le sucre cristallisatile qui se maintient indéfiniment à
l'état cristallisé, se transforme lentement en glucose, ou plus exacte-
ment en sucre interverti que les experts confondaient avec le glucose,
quand ii reste longtemps à l'état de sirop.
En appel, ce fabricant fut acquitté et dans le ressort de Paris, momen-
tanément les poursuites cessèrent, mais jamais les experts, qui avaient
opéré suivant l'état actuel de la scbnceet qui avaient fj.it condamner
injustement peut-être quelques centaines de détaillants, ne songèrent
à s'excuser près d'un seul d'entre eux ; jamais non plus, ils ne firent aux
magistrats confession, de leur erreur et ces derniers purent en toute
sûreté de conscience, s'applaudir de leur extrême sévérité et lui attri-
buer la cessation de !a fraude.
Ce silence des experts eut une autre conséquence en n'appelant pas
l'attention sur l'erreur commise, ils la la:ssère:.t se perpétuer, au
moins dans les départements. Et dumsles premiers mois de l'année {S73,
évidemment à la suite de plaintes formulées par 'es parquets de pro-
vince un commencement d'Instruction Fut dirigé contre un fabricant
parisien. Un commissaire de police saisit chez iuiseize échantillons de
sirops, divers,, dont l'analyse fut confiée à un illustre savant qui voulut
bien s'en charger. Dans un volumineux rapport daté du 2,3 mai i S73 et
que j'ai sous les yeux, M. Bôussingault conclut, pour chacun des échan-
tillons étiqueté sirop, à la présence du sa-";-r û:?-;*rr.-vf et à l'absence
totale de glucose, Puis, pour ceux portant la meiUioo ffîucusé à. la pré-
sence du glucose dans la proportion établie par l'usage. Mais 1! insiste
surtout et signale avec persistance. l'impossibilité, de distinguer ie
glucose an sucre interverti par l'analvse chimique et l'obUiiralion pour
l'expert de recourir à un examen optique, qui consiste à observer et
mesurer, à travers îe liquide, la déviation des, rayons, de lumière
polarisée.
Parmi les experts choisis par les tribunaux,, quatre-vin^l-dix-neuf
sur cent sont certainement, ineapaotes de faire ces observations et
n'ont d'aifenrs pa.s à leur dïsoosdion les instruments nécessaires. 11
sernbïe âon'' que cette aventure aurait du mettre à jamais ce nabricaot
à l'abri de tout, soupçon.: ii n'en fut tien. E« 1877, sur tes eenelusiorts
de iiteux experts rie ia vi!»e et tirmobstunt. la production du rapport
cite je vï.;^* de citer, le tribunal de La.O',n te eotidainoaiit, ïs est vrai
qu'it ne .s'agiss-aii, eles alors de glnwse. on baeeusaît eTavcîr vendu du
sirO'P reuîénnaul une quantitémsaffbanïv de gomme, es atipet, devant,
la eaur d'Amiens,, il sûiaieïta. et obtînt qu'uoe ««tee-expertise fut
faite par des savants è'unt autorité trrécnsab'e. Cette fois 't'analyse fut
eenSSe à Mil. C'.oïz et. de Lnyues quicoasiaiereiiï, que la. gemiae aussi,
à l'état ie ûiàsoiulien s„e irasisfoHae et qu'on, ne retrouve jamais iaus.
LA DÉLIMITATION DES COMMERCES 3*3
le sirop la quanlité qu'on y a mise. Inutile de dire que le jugement de
Laon fut réformé.
Enfin, pour clore la série un- peu longue peut-être des faits relatifs
aux sirops, je dois mentionner une condamnation à huit jours de pri-
son, prononcée par le tribunal do Paris et confirmée parla cour en
1861, contre un fabricant qui reconnaissait avoir coloré avec une dé-
coction de roses trémières du sirop de groseilles, M. Boussingault, dans
le volumineux rapport que je citais tout à l'heure, relève le même fait
et déclare que cette coloration absolument inoffensive, passée dans
l'usage, n'a nullement pour but de dissimuler une quanlité insuffisante
de fruits, ce sirop étant uniquement composé de sucre et de suc de
groseilles, mais de flatter l'oeil du consommateur. Cette innocente,
coloration a néanmoins valu huit jours de prison à un homme qui a
laissé dans le commerce une réputation de parfaite honorabilité.
Il est hien évident que, dans l'enquête à laquelle je me suis livré,
j'ai dû borner mes recherches ; je me suis adre?sé aux seuls fabricants
parisiens, les faits judiciaires relatifs aux milliers de détaillants de
Paris et de province m'ont complètement échappé.
Pour ne pas fatiguer mes lecteurs, j'ai dû. borner mes critiques à la
manière dont on applique la loi sur les falsifications et, au sujet de
cette loi, à l'examen d'une seule industrie. Mais il m'aurait été facile
de citer des faits nombreux et embrassant un cadre bien plus large.

IV
Sans nier les services qu'en certains cas la science peut rendre
dans les questions de sophistications, je crois pouvoir aflîrmer avec
toute certitude, que les erreurs, commises par les savants ne l'eussent
pasélé par des gens du métier guidés uniquement par leur expérience
roulinière. Je me crois donc autorisé à conclure que la surveillance
générale du commerce confiée à la police et aux tribunaux absolument
incompétents en ces matières, est pour le marchand moins protec-
trice, pour le consommateur moins efficace, que celle des autorités
corporatives.
Ces dernières étaient guidées par l'intérêt, je le reconnais ; étaient
mues par le sentiment mercantile de contenir la concurrence dans
certaines limites, je l'avoue ; il n'importe, elles savaient avec une bien
plus grande certitude, dans le métier spécial qu'elles avaient à sur-
veiller, découvrir et réprimer les fraudes et les abus à leur nais-
sance.
A mon avis, jamais le besoin de s'associer n'a été pour les com-
merçants plus pressant qu'à l'époque actuelle. On a pu faire table rase
des anciennes institutions, mais les besoins auxquels elles répondaient,
pour s'être modifiés, n'en existent pas moins. Aujourd'hui plus qu'au-
314 U BÉ FORME SOCIALE

trefois, il faut mettre un frein à la concurrence déloyalp, qui est la


source des plus grands desordres. Aujourd'hui comme jadis, il faut
surveiller les abus et réprimer les fraudes et puisque celte surveillance
et cette répression sont passées dans les mains des magistrats, dont
l'incapacité dans ces matières est notoire, il est désirable que des au-
torités commerciales puissent les éclairer et les guider.
La seule organisation en formation, sont les chambres syndicales;
pourront-elles avec le temps se constituer et devenir un jour une insti-
tution en rapport avec les moeurs et répondant aux besoins particuliers
de chaque commerce ? Leur gouvernement sera-t-il assez sage, leur
conduite assez correcte, pour inspirer confiance à l'autorité et aux
magistrats, de manière qu'elles soient consultées, quand il s'agira
pour eux d'être renseignés sur la moralité d'un commerçant ou éclairés
sur quelque question technique? Je l'ignore.
Les chambres syndicales industrielles font fausse roule en créant
deux chambres pour la même industrie, celle des patrons et celle des
ouvriers. Les chambres commerciales commettent, il me semble, une
faute analogue en ne s'associar.t pas le petit détail et en ne se consti-
tuant guère qu'entre négociants. Il ne faut pas repousser la solidarité
confraternelle.
Mais outre l'esprit d'antagonisme contre lequel il leur faudra lutter
et qu'elles devront s'appliquer à faire disparaître, elles vont se heurter
dès Je début à une. difficulté qui, dans l'état actuel de la législation,
me paraît insurmontable, c'est la confusion.
L'association ne peut être féconde qu'entre marchands exerçant le
même commerce et ayant les mêmes intérêts. Gomment démêler les
professions aujourd'hui. Comment grouper des intérêts semblables?
Je l'ai dit déjà, pendant que les petits détaillants vendent leur mar-
chandise avec la légitime prétention d'y trouver profit, les grands
détaillants vendent souvent les mêmes objets au-dessous du prix de
revient, pour se faire une réclame et une réputation de bon marché.
Est-il possible d'associer des gens comprenant leurs intérêts d'une
manière aussi différente?
Toute tentative d'organisation restera infructueuse, tant que la con-
fusion existera. Les chambres syndicales vont-elles s'employer à
obtenir une modilication de la législation sanctionnant la séparation
des commerces? Elles n'y songent guère et ceux de leurs membres
avec lesquels je me suis trouvé en rapport, ne semblent même pas se
douter de cette cause d'insuccès.
Le seul frein que l'état de la législation permette de mettre à la con-
fusion, — et le moyen a déjà été proposé, consiste à imposer chaque

marchand d'autant de patentes qu'il exerce de commerces différents.
Cette mesure serait absolument inefficace. J'ai parlé d'une maison de
LA DÉLIMITATION DES COMMERCES 315
commerce de grand détail accusant cent millions d'affaires. Croit-on
qu'on la gênera beaucoup en lui faisant payer vingt ou trente patentes-
Ce surcroît d'impôt sera vite noyé dans ses frais généraux.
Si les chambres syndicales, comprenant la nécessité de la séparation
demandaient la modification de la loi, voici, dans cet ordre d'idées,
la considération qu'elles pourraient faire valoir. La moyenne des re-
cettes des boutiquiers est au maximum de cinquante mille francs.
Certain grand détaillant encaisse cent millions. Si le petit détail était
rétabli et les grands magasins réglementés, le percepteur encaisserait
deux mille patentes là où il n'en touche qu'une, et comme l'État est
toujours besoigneux, l'argument aurait quelque chance d'être pris en
considération.
Malheureusement on rencontre aujourd'hui chez beaucoup de com-
merçants, un parti pris de faire consister la liberté dans l'absence de
toute organisation et ils diraient volontiers : « Périssent tous les com-
merces; plutôt qu'un principe. » Je signalais dernièrement à un négo-
ciant, président de la chambre syndicale d'une grande industrie
commerciale, partisan de la liberté illimitée et conséquemment de la
confusion, le fait d'une catégorie de petits marchands presque en-
tièrement disparus aujourd'hui, parce qu'il a pris à certains grands
détaillants la fantaisie de faire, de leur marchandise, un objet de ré-
clame, qu'ils vendent au-dessous du prix d'achat. Tant pis, me répon-
dit-il. Tant pis pour ces petits marchands, en effet ; mais tant pis
aussi pour la société qui, sous le vain prétexte de respecter une liberté
illusoire, ne veut pas s'organiser de façon à laisser au plus grand
nombre la possibilité de s'établir, d'avoir un intérieur, d'élever une
famille, enfin de pratiquer les moeurs qui rendent les peuples pros-
pères.
Tant pis aussi pour la nation qui reste indifférente à ces questions,
ou qui, préférant ses faux dogmes aux saines doctrines, laisse chacun
entrer dans la vie sans règle, ni guide, au risque d'avoir ensuite à
compter avec une armée de déclassés, d'envieux et de mécontents.
A. FEYJLUX,
Ancien négociant.
LA QUESTION DE LA POPULATION

A PROPOS D'UNE COMMUNE MARITIME DE LA PICARDIE,

Ayant eu l'occasion, l'été dernier, d'aller faire un séjour assez prolongé


à Ault, petite commune de la Picardie, sur les bords de la Manche, nous
fûmes fort étonné de constater que la population y restait presque stalionnaire.
Le fait nous parut digne d'étude et de nature à intéresser les lecteurs de la
Ré/orme, au moment où le dernier recensement vient de révéler combien
est profond le mal qui arrête le développement de la population en France.
Nous avons pensé, d'antre part, que cette étude pourrait être une confirmation
du remarquable Rapport présenté par notre confrère, M. Cheysson, à notre
dernière Réunion annuelle, sur le Mouvement de la population [*.).
D'après le recensement de 1881, la population de la commune d'Ault s'éle-
vait alors à i87 habitaats; elle était seulement de 13S8 en l8ul ;elle a donc
1

subi un accroissement total de 99 habitants, dans l'espace de 30 ans. Ce


chiffre conduit à la moyenne suivante : un accroissement annuel de popu-
lation de 32 pour 10,000. Or, d'après les statistiques générales :
Cet accroissement est de: M3 pour 10,000 en Allemagne ; 101 en Angle*
terre et 20 en France.
La commune d'Ault vient donc sensiblement après la France qui, ou le
voit d'après ces chiffres, occupe le dernier rang dans les tableaux compa-
ratifs des populations des diverses puissances d'Europe.
Devant la constatation d'un semblable fait, le voyageur attiré sur ce
charmant rivage de la Manche éprouve tout à la fois un serrement de coeur
palriotique et un profond étonneraient. N'a-l-il pas là sous les yeux une
poignante manifestation de la décadence nationale jetée, comme un con-
traste frappant, au m lieu de tous les signes extérieurs de la paix et de la
prospérité locales'.' Que se passe-t-il donc là de particulier? Quelle cause
spéciale y tarit, plus encore que dans le reste de la France, la source du
développement naturel?
Est-ce l'émigration à l'étranger ou seulement l'eflet de ce courant fatal qui
entraine nos campagnes vers les villes ? En aucune taçon ; il est très rare
que les habitants d'Ault quittent le pays : on cite seulement quelques familles
des plus malheureuses, mais en très petit nombre, qui aient dû se retirer
devant la hausse continue des loyers et la rareté des logements qui résul-
tent naturellement de l'ai'fluence croissante des baigneurs étrangers.
Si ce n'est pas l'émigration, est-ce l'excès de la mortalité qui arrête le
développement de la population ? Pas davantage. En effet, dans la commune
d'Ault, la mortalité n'a été que de iO décès sur 435 personnes, lorsqu'elle
est, en Allemagne, de -10 sur 408. Cette moyenne est relativement satisfai-
sante, bien qu'elle soit plus forte que celle de la France, où l'on compte

;f Voir la Referme du i" juillet dernier.


LA QUESTION DE LA POPULATION 317
10 décès sur 450 personnes. C'est le seul point sur lequel, en fait de po-
pulation, la France soit supérieure aux autres nations.
Ce n'est donc ni l'émigration, ni l'excès de mortalité qui paralysent,
l'accroissement de la population dans la commune d'Ault.
Dès lors, la cause n'en peut être que l'insuffisance des naissances. C'est,
en effet, ce que nous reconnaîtrons de suite en calculant le coefficient de
natalité. Nous avons relevé un chiffre de 1097 naissances dans la période
de 30 ans, sur laquelle porte notre étude : la population moyenne ayant
été de 1171, le coefficient de natalité s'abaisse au chiffre extraordinairement
bas de :
4 naissance pour 41 habitants.

Les statistiques générales donnent '.

En Russie, 1 naissance pour 20 habitants.


En Allemagne, 1
— 25
En Angleterre, 1
— 27
En Espagne, 1
— 28
En Suède, 4
— 31 —
En France, 4
— 37 —

Ce dernier tableau révèle l'état d infériorité de la France par rapport


aux autres nations sur un des points capitaux du problème de la population.
Aussi l'étonnement est-il profond de voir la commune d'Ault rester encore
très sensiblement en arrière de la France. L'écart des deux coefficients est
de plus de dix pour cent, et, si nous comparons Ault à la Russie, l'écart est
supérieur à cent pour cent.
Ce fait établi, il s'agit de voir s'il provient de la rareté ou de )a stérilité
des mariages. La question ne peut guère être posée qu'à ce point de vue,
car les naissances illégitimes sont très rares à Ault, non pas que la vertu y
fleurisse plus qu'ailleurs, mais parce que le mariage vient généralement
couvrir, à temps, les fautes des parents.
Les mariages célébrés à Ault de So l à '1881 sont au nombre de 336 ; ce
1

qui donne mariage pour 136 habitants et par année. La moyenne en France
1

a été, pendant les deux années 1879 et 4 880, de I mariage pour 132 habi-
tants. D'autre part, les 4097 naissances déclarées à Ault.de 4 851 à 1881,
donnent, par rapport aux 336 mariages, une moyenne de 3 enfants 26 cen-
tièmes par mariage. Or, les statistiques établissent que cette moyenne est ;

en Allemagne, de 5,23
en Angleterre, de 4,79
en France, de 3,31

Ces deux dernières comparaisons dégagent clairement l'inconnue du pro-


blème posé : la population de la commune d'Ault reste à peu près stationoaire
par cette seule raison qu'on s'y marie un peu moins et surtout qu'on y pra-
tique beaucoup plus qu'ailleurs la stérilité systématique. Nous retrouvons
donc ici les mêmes faits do stérilité volontaire qui caractérisent, hélas! l'état
§flg LÀ. RÉFORME SOCfALE

général de la Francs : mais nous les trouvons à un degré encore plus marqué
que dans l'ensemble de noire pays.

Pourquoi donc eu est-il ainsi? quelles peuvent être les causes de cette
stérilité systématique pratiquée aussi bieû dans'lès gras pâturages de là
Normandie, que sur les falaises et les dunes arides de la Picardie?
Pour répondre! à cette question, voyons d'abord quelles sOntles<condilions
économiques où sa trouvent placés les habitants du bourg d'Ault.
La cooeffliunQd'A.ttlteste^sentielleiae'atiûdustrielle: les hommes sont, en ma-
jeure partie, serruriers ; ils montent et ajustent des serrures de tous modè-
les, dont les pièces leur sont remises, dans lia certain état de préparation,
par dis entrepreneurs de la localité ou des environs. Le travail se fait à
Jaeei,. suivant des prix fixés à l'avance pour chaque genre de serrures. La
préparation des pièces est seule pavée à la journée. Avant 1860, le travail
était organisé différemment; l'entrepreneur elles ouvriers formaient une
véritable, as sftcitttoo ; le premier fournissait la commandei les matières
premières et Poutillage» lesecoad, la main-d'oeuvre. Les pris de vente étaient
lépwtîs à raison de 'tp pour l'ouvrier et Sf3 p.or te patron. Cetfe organi-
sation était, paraît-il, beaucoup plus avantageuse que le régime actuel, An-
jouïd'bQi, le gain est d'environ 3 fr. 50 par joua* en moyenne, pajés par
«jwntaàne wi psr semaine; te travail est confina; îln'j a jamais de chômage,
ai même «àte morte saison. Il fautremonter âuxêpaijaes tteteenbles gêaéiraiOES,
à $MM ©n ISÎi, pourtroumsrune période d'arrêt. A cette industrie, qui est
Poeenpatioia prioeeïp&te, il finit ajaolter POUF ua cearfeân BeaiiîFe dîtabitanSs,
la locattoD des maisons de baigneurs, la. cneïldiie des moitiés pour Fespor-
tefiom, |)ï%li«jM|« par mm qwî«umm& de femmes des {Dltas-païaiwes, et la pêche
*ax tareBgs qpî se i&it pendant fa dix ptenîeira jouira d'octobre et rapporte
©wwwàfteite êmiK ®mte, ftamcs pur OEtamlle* ¥©là poiur les sources de ne-
TWsauiÊ; llalbUDOdamee et la. «aiifimuftê en «nslïttiiseiitle snaelèie essentiel-
Eastswaillfes, RuiioesM© est pussupie emlSàreiinenfc ereweis imdroi&ueOe-
i»«ïit„ sua isaàa Qstee êm fa fiaiwilte : «pin» «a rânigt ©mwaiars SÊOEleiiiemi fea-
wailtemA dams «taux aWfets eanuaioras à la prêfwmMfflii des pïêres
«peJIfes SI iaMtffla tBfeunïsiBie sjpioeM ®ftoe®liiwix. Km detars de
pi« les^
eoe pétât «MH-
%M% tous tes antres samraîars «mit ternir ailler pensoniMt êams leur raaôaa,
;awe usa jalfift maftêiiM dît»® Tssteniiir de i@S fr. eramBiii, «impts® i*m»s
eswrltBoeKS,, tï'iiin «&*„ i'msm pslite ifeurgis,, de Mut» et de waaQmwx. Qoamnd
«Esta est »M à l'ijp dm tawl, te pire wafos fems Se mntae afelsar, sunr
«oe

Jte KitateiteJtiBi,, itn stem de pliais à ccêlîë dm »«!„ et iaaBuafe à reifepffiBisMi!'


d^putlte vÈmqpm ssmmm npssflspes serasms à SES feraiaMns ©rfiimsires;;
wii& te Sis SnsfalliS lisfia'% Fêwwpie «te sa» aasnagsg., ïdfe ç$i M, sîtoaiiei!

%m s^rommsas <fAaJlft sauf!» m. très gprasafe iaffljji«|!ti„ pnspraiitaÉnss <ëm lia


asfewi qp'îfe laWiffffiiil,.. CSite nwfeani ©st àï lea-iifiMdiiifflSiiaB »iiII«iÈiilt :: oelOE®
(îfflafB'Wïi'miftE salllte «safirasimiKs samanit ia; ssite à âifflj^îrB ig dkôraisisà
«eiasùiw ijft d© «Ssii*,, nia» sswaie jii«ffi eatt lfaiteli«K; «giiatui tes HBWÉE. ife
LA QUESTION DE LA POPULATION 319
la famille l'exigent, une petite chambre est établie d;ms le grenier. Cette
maison est toujours entourée d'un jardin d'une contenance de -120 mètres
environ qui est cultivé exclusivement parla femme dépourvue, en général,
de toute autre occupation.
La vie matérielle est très facile dans celte commune : les fruits et les légu-
mes sont fournis par le jardin ; les moules, les crabes,, et quelques petits
coquillages sont ramassés par les femmes à marée basse ; le poisson de
mer est assez abondant et bon marché, en dehors de la saison des bains.
D'autre part, la vie morale ne manque pas d'une certaine régularité. La
population est très travailleuse : la semaine entière est consacrée au travail,
et le dimanche au repos, au moins à partir de dix heures : la plus grande
partie des habitants travaille jusqu'au premier coup de cloche de la messe.
La sobriété est générale, la probité absolue. On ne peut réellement faire de
réserve qu'au sujet de la chasteté des filles : il en est peu, paraît-il, qui
arrivent vierges au mariage : ce désordre tient, en grande partie, à l'aveugle
laisser-aller des parents qui savent, par leur expérience personnelle, que la
faute est, en général, rachetée par le mariage. 11 est très rare, en effet, qu'il
en soit autrement. Une fois le mariage accompli, les moeurs reprennent
toute la régulariLé désirable.
Le côté le plus saillant de la vie morale des habitants de la commune
d'Aultest la pratique de l'épargne, qui s'exerce rigoureusement sur tous les
détails de la vie : le vivre, le couvert et les plaisirs. Aussi, presque toutes
les familles possèdent-elles plusieurs livrets de caisse d'épargne ; chaque
membre, jeune ou vieux, en aunàson nom; presque toutes également ont des
rentes sur l'Etat ou des obligations de chemins de fer. La propriété immo-
bilière n'est pas moins répandue : outre la maison d'habitation et le jardin
contigu, la grande majorité des familles possède des champs aux environs.
Pour donner une idéede lapuissance d'épargneà laquelle arrivent les ser-
ruriers d'Ault, nous citerons quelques traits de la vie de l'un d'eux pris au
hasard. Fils de journaliers très pauvres, il est obligé, faute de matériel, de
travaillerai! dehors, pendant toute sa jeunesse, tout en étant nourri et logé
dans lamaiion paternelle,jusqu'à l'âge de vingt-septans,époque de son ma-
riage. Surses payes,remisesentiôrementà sa mère, il ne garde que vingt sous
chaque dimanche, pour ses menus plaisirs de la semaine. De ce faible pré-
lèvement, il réussit à tirer 25o fr. d'économie qui constituent sa dot ; sa
femme lui en apporte 400. Malgré les charges de famille qui commencent
six mois après le mariage, malgré la révolution de ! 8i8 qui arrête le travail
pendant un an, il achète une maison de 2,000 fr. en 1849. Il a dû emprun-
ter 501) fr. pour la payer; mais six mois après il les rembourse. En i 857, il a
encore mis '1,800 fr. de côté pour racheter sou fils qui tire au sort. Le sort
ayant été favorable, les !*00 fr. sont placés en terres, le fils resteàla maison
où il travaille à l'établi du père, recevant 2 fr. par semaine pour ses plai-
sirs; deux autres enfants, deux filles, travaillent l'une à la couture, l'autre à
la serrure, laissant également tout l'argent à la maison. Les économies con-
tinuent à s'accumuler, les filles se marient recevant une dot de 5i:0 fr.
Enfin, l'année dernière, la mère de famille étant venue à mourir, le vieux
serrurier, partage tout son bien se montant à ïô^SO fr. en parts égales
320 LÀ REFORME SOCIALE

entre ses trois enfants qui lui font en échange une rente viagère de 600 fr;
il se met en pension pour 30 fr. par mois chez l'un deux, celui qui a dans
son loi la maison paternelle, et continue à travailler à son établi et à son étau
où il gagne environ 1 IV. par jour, malgré ses soixante-douze ans. '
Pour compléter ce tableau, nous ajouterons que les charges publiques
pèsent peu surles serruriers d'Ault; ils payent, en moyenne, 33 fr. de contri-
butions par famille. Enfin, pendant do longues années, pour des motifs qu'il
serait difficile de bien préciser, ils ont pu se soustraire au service militaire.
Parmi les hommes de soixante ans, il en est très peu qui n'aient réussi à
y échapper.
Ainsi donc, ni les charges militaires, ni la lourdeur des impôts, ni les
difficultés de la vie matérielle, ni la débauche ne pèsent sur les habitants du
bourg et ne peuvent être tenues pour les causes de leur stérilité.
Seraicnt-cedonc les lois successorales qu'il faut en accuser? Les serruriers
d'Ault sont-ils retenus par la crainte que, dans le cas d'un grand nombre
d'enfants, la maison de famille ou l'établissement industriel soient vendus
après leur mort pour salisfaire aux exigences de la loi. Or, cette maison
ou cet établissement ne représente qu'une portion minime du patrimoine, et
l'avoir mobilier est largement suffisant pour que chaque enfant soit doté éga-
lement, sans recourir à la vente des immeubles. Souvent même, le père a le
soin d'acheter, de son vivant, autant de maisons qu'il a d'enfants, au fur et
à mesure de leur mariage, de manière qu'à sa mort il n'y ait plus qu'une
somme d'argent à répartir entre eux.
Ce nesontdonc pas non plus les lois de succession qui motivent la limita-
tion du nombre des enfants des serruriers d'AuIL. Sont-celcs doctrines de
Malthus ? Mais, outre qu'ils ne les ont jamais lues et qu'ils n'en ont même
pas l'idée, comment pourraient-ils craindre que les moyens de subsistance
ne prissent pas un accroissement en rapport avec celui de leur popula-
tion ? Redoutent-ils l'avilissement de la main-d'oeuvre par la multiplication
du nombre des bras? Pas davantage, car ils ont toujours du travail plus
qu'ils n'en peuvent faire, et leur production pourrait doubler, sans que
pour cela la demande se ralentît.
Les serruriers d'Ault ne sont doncretenuspar aucune des causes auxquelles
on attribue généralement la stérilité des mariages. Mais il y a plus, nui seu-
lement ils sont débarrassés de tout ce qui engendre la crainte et le calcul,
mais encore ils se trouvent placés dans les conditions les plus favorables au
bien-être et à la confiance dans l'avenir et par conséquent au libre exercice
de la puissance reproductive.
Ils sont, en effet, assurés du pain quotidien, par la continuité immuable de
leur industrie ; ils jouissent, dans les conditions les plus complètes, delà
vie de famille, parla possession du foyer domestique et le travail à domicile;
ils ont la vie à bon marché, un bon climat et une aisance 1res générale.
D'autre part, ils sont travailleurs, sobres, honnêtes, très économes, contents
do leur sert, dépourvus d'ambition pour eux et même pour leurs enfants; ils
ont été serruriers toute leur vie; leurs fils seront serruriers, comme eux, de
générations en générations.
L'A. QUESTION DK LA l'OrULAïlOX :>i 1

Quelles conditions pourraient ôtre plus favorables au développement de la


famille et cependant quel résultat!
A chaque pas nouveau, le problème semblait s'obscurcir davantage cl. la
solution s'éloigner.
III

A es point de notre étude, un ami nous engagea à visiter une partie IUI
peu reculée du pays : les Qualre-Rucs, quelque chose comme la "Villcttc et les
Gobelins à Paris. C'est là qu'ont habité de tout temps les plus pauvres familles:
même dans les plus petites localités, il y a toujours le quartier des pauvres
et le quartier des riches. Par une bizarre anomalie, les Quatre-Rucs sont en
passe de devenir le centre des plus élégantes villas, grâce à la charmante
exposition qui leur vaut la faveur des étrangers. Mais, pour le moment, la
misère y domine encore : dès les premiers pas, on est frappé par ies
signes de la pauvreté, l'exiguïté et le délabrement des maisons, la saleté des
intérieurs et des costumes. Par contre, des bandes nombreuses d'enfants
ouent dans les rues ou stationnent sur le pas des portes. Etonnés, cous en-
trions dans plusieurs de ces masures: dans celle-ci, 6 enfants; dans telle
autre, 4 ou 5; les mères en avaient eu beaucoup plus, mais la mort avait
frappé à coups redoublés sur ces jeunes existences, privées de tout: pro-
preté, hygiène, soins matériels et prévoyance.
Mais si la fécondité est si grande sur ce point, que doit donc être la stéri-
lité sur les autres, puisque la moyenne générale est si basse? La commune
d'Ault se divise donc en deux parties : l'une prolifique, l'autre stérile. Or, la
première est dans la misère, la seconde dans l'aisance. En conséquence, l'ai-
sance est la cause dominante de la stérilité systématique du bourg d'Ault.
Sur un coin perdu des bords de la Manche, et dans des conditions d'exis-
tence tout à fait spéciales, l'observation nous conduisait ainsi à la formule
que M. Othenin d'Haussonvillepropose d'ériger en axiome: a C'est l'aisance
qui est slérile, c'est la misère qui est féconde. »
Le problème que nous essayions de résoudre s'éclaircissait ainsi d'une
lueur nouvelle; ce que nous avions sous les yeux n'était que l'application
locale d'une loi générale et cette constatation isolée donnait une nouvelle
énergie à la formule de M. d'Haussonville.
Il serait donc vrai! l'aisance, le bien-être, les progrès de notre état matériel,
seraient donc fatalement les destructeurs de notre race, et la société française
ne pourrait, pour renouveler sa provision d'hommes, compter que sur les re-
crues de la misère.En d'autres termes, notre nation survivrait, si elle devient
misérable : elle serait condamnée à périr, si elle continue à s'enrichir.
Peut-on courber la tête sous une aussi dure loi? Eh quoi, toutes les sour-
ces de l'aisance: épargne, travail, intelligence, génie, progrès de la science,
ne seraient que des sources empoisonnées? Toutes ces solides vertus ou ces
brillantes facultés que Dieu nous a si largement prodiguées ne seraient que
des présents funestes?
Contre ces conclusions décourageantes, nous ne devions heureusement pas
tardera nous heurter aux protestations les plus énergiques. En effet, au
montent où nous revenions vers la côte pour reprendre l-i route du village, le
Lvi. vi. 22
322 LA RÉVOBMIS SOCIALE

soleil se couchait devant nous, dans un splendide embrasement de la mer,


du ciel et de la terre; toutes les forces de la nature, rayonnaient dans la
majesté de leur puissance. On eût dit le triomphe éclatant des sources delà
richesse et de la vie. Ces sources cependant, ne sont-elles pas, elles aussi, à
leurs heures, des sources de ruine et de mort?Lamernes'entr'ouvre-t-ellepas
pour engloutir des navires, et la terre, en s'cbranlant, ne fait-elle pas crouler
des villes? Qui oserait, néanmoins, condamner pour cela les éléments? N'en
est-il pas absolument de même pour les dons de l'esprit et du coeur, et pour
tous les biens de la terre? Si, par un usage déréglé, imputable seulement à
l'homme, ces dons peuvent, à certains moments, être, pour un peuple, des
causes de décadence, ils n'en restent pas moins, dans leur principe, l'apanage
le plus précieux de l'humanité.
Ce splendide spectacle du coucher du soleil dans la mer et les réflexions
qu'il inspirait, nous accompagnèrent tout le long de la falaise, jusqu'au cen-
tre du pays. Arrivés là, nous entrions dans la maison d'un des principaux
habitants,avec qui nous avons leplaisir d'entretenir, depuis quelques années,
les plus intimes relations. Il n'exerce aucune autorité administrative: les fa-
veurs du suffrage universel l'ont même abandonné. Mais, en revanche, c'est
une autorité sociale et ceux-là même qui refuseraient de mettre son nom dans
l'urne, viennent le consulter pour leurs affaires. Le monde est plein de ces
contradictions. Sa femme jouit de la même influence sociale ; l'élévation de
son esprit, la générosité de son coeur en font l'objet de la confiance et de la
sympathie universelles. Une aisance très large accroît encore l'action bien-
faisante de cette famille, Or, en entrant dans la cour de cette maison, au
retour de notre promenade aux Qualre-Rucs et au milieu des réflexions qui
nous remplissaient l'esprit, nous nous voyons tout à coup assaillis par une
petite nuée de tètes blondes, de mains pressées et de cris de joie. C'étaient
les enfants de notre ami et les nôtres. Il y en avait bien une dizaine et, au
travers de la fenêtre entrouverte, se mêlaient encore à leur concert joyeux
les petits cris avec lesquels un enfant au maillot cause si gracieusement avec
sa mère.
Ce spectacle venait àpropos éclairer la question. Après la famillerestreinte,
dans l'aisance et la famille nombreuse, dans la misère, nous avions sous les
yeux le troisième cas : beaucoup d'enfants, au sein de l'aisance et du bien-
être.
C'était la seconde et la plus formelle protestation contre nos pensées décou-
rageantes des Quatre-Rues: c'était le renversement de l'axiome: aisance
stérile. Dieu merci la fécondité ne semblait plus le lot exclusif de la misère
et l'aisance pouvait, elle aussi, mettre au monde et conserver autour d'elle
un grand nombre d'enfants.
Des lors, une nouvelle question se posait : qu'y avait-il ici de particulier
pour que l'aisance, se parât tout à coup d'une brillante fécondité ?
Ce qu'il y a ?
Une moralité consciente et forte qui élève l'âme de cette famille au-dessus
des faiblesses que l'aisance fait naître, là
ou elle n'est pas épurée par la pré-
dominance d'un sentiment moral très élevé.
Il est incontestable, en effet,
que l'aisance ou, plus exactement, le simple
LA QUESTION M ïi POPULATION 323
l'ait de posséder a pour suite naturelle la crainte de perdre et le désir d'ac-
quérir ou de jouir. Plus on a, plus on veut avoir, d'argent ou de jouissances.
C'est la loi de la richesse et c'est sur elle que sont fondées la plupart des
institutions qui ont pour objet de constituer la première épargne des impré-
voyants. C'est donc une loi de progrès, mais ce peut être aussi bien une loi
de corruption, sises applications sont poussées au delà de sages limites. Il
en est ainsi des meilleures choses ; bonnes en deçà, funestes au delà.
Malheureusement, quand rien ne vient le régler et le retenir, le désir
d'acquérir et de jouir prend rapidement des proportions extrêmes. La
bienfaisante pratique de l'épargne devient une manie aveugle et absorbante,
comme chez nos serruriers ; la sage ambition de faire ses affaires se trans-
forme en une soif ardente de richesse, et cette richesse, on veut l'acquérir
de suite et sans efforts ; le légitime souci de l'avenir des enfants, se change
QQ orgueil ; le père ne trouve plus sa position assez belle pour son fils et ne
sait à quelle carrière assez brillante le destiner. Le goût du beau et du bien-
être, dépassant également certaines limites, substitue à l'art les excentricités
ineptes de la mode et fait, des aises et des jouissances matérielles,la princi-
pale et souvent l'unique préoccupation de la vie.
Dans cette exagération coupable des sentiments les plus légitimes,
l'homme ne voit plus partout que la question d'argent, l'intérêt ou la jouis-
sance du moment ; il méconnaît et repousse toutes les obligations qui ne
flattent nison avidité, ni son plaisir: celles du citoyen, du patron ou du maître,
du fils, du père et du mari. Il arrive ainsi à déserter tous les devoirs et à
donner le spectacle lamentable d'une nation qui, dans la vie privée,
comme dans la vie publique, dans les affaires comme dans les sentiments,
ne pratique plus que l'abstention, l'effacement, la pusillanimité, les lâches
concessions, la précocité de corruption dans la jeunesse, l'absence de dignité
dans la vieillesse, l'antagonisme de toutes les classes, l'écrasement des majo-
rités anémiques par les minorités violentes et finalement la stérilité.
Cette dernière lâcheté clôt et complète la liste : elle résume l'atrophie et le
dépérissement de nos forces morales et physiques.
On ne veut plus d'enfants, parce que c'est une dépense, une souffrance,
un esclavage; parce qu'un enfant de plus rognerait la part de son aîné,
empêcherait d'en faire un personnage; parce qu'il faudrait peut-être tra-
vailler dix ans déplus, diminuer le train de vie, le luxe de logement,de table
ou de domestiques, se restreindre dans les voyages, le théâtre, le bal, la
toilette ou seulement dans ses petites manies d'épargne.
Les autres nations ne sont pas plus que nous, à un moment donné, à
l'abri du mal de la stérilité. On sait avec quelle satisfaction nationale les Alle-
mands se plaisaient à constater, de cinq ans en cinq ans, les progrès cons-
tants de leur population et à établir, sur ce point vital pour une nation, un
parallèle entre la fécondité germaine et la stérilité gauloise. Ils viennent, par
le recensement du 6 juin 4 883, de s'percevoir qu'au lieu de l'accroissement
espéré d'un million d'âmes environ, leur population a diminué de 20,454
habitants.
La stérilité n'est donc pas le lot exclusif d'un peuple : elle n'est pas non
plus un fait isolé dans l'état social; elle est, au contraire, un des nombreux
324 LA RÉFORME SOCIALE

faits de la dégénérescence qui atteint les nations, lorsque l'aisance s'y


développe, sans son correctif nécessaire: l'éducation morale.
Or, où est celte éducation morale dans notre pays? Dans quelle partie de
notre enseignement sont définis les devoirs de l'enfant, du jeune homme,
du père, de l'époux, du citoyen, du fonctionnaire, du marchand, du maître,
du patron, du chef enfin de tous les divers groupes sociaux? Le bachelier ou
l'enfant de l'école primaire a-t-il jamais, dans le cours de ses classes, en-
tendu parler de ces sujets? Qui est-ce qui lui a jamais dit qu'il avaitàrem-
plir certains devoirs intimes ou publics, qu'il devait une partie de son temps,
de sa fortune, de ses pensées et de ses soins aux intérêts des siens, de ses
proches et de son pays? D'autre part, notre famille affaiblie et désorganisée
ne transmet plus ou presque plus cet enseignement. Dès lors, l'homme ne
peut s'instruire que par son expérience personnelle, mais c'est presque tou-
jours trop tard et sans succès, car il n'a pas reçu de l'éducation l'énergie
nécessaire à la pratique de ces devoirs, presque toujours en contradiction
avec son égoïsme, et il a trop vite oublié les enseignements de la religion.
IV

Ainsi, d'une part, notre éducation privée et publique manque de l'enseigne-


ment moral qui seul peut empêcher l'aisance de devenir dangereuse ; de
l'autre, cette aisance se développe et se généralise chez nous, peut-être plus
qu'ailleurs, par le travail et l'épargne.
De là, la marche rapide des effets funestes d'une aisance sans moralité, et
notamment les progrès effrayants de la stérilité systématique. Plus notre
aisance s'accroît, sans son correctif nécessaire, moins nous avons d'enfants,
et le peuple français, si riche cependant de sève et de génie, est menacé de
mourir d'aisance et de bien-être. La loi suprême des sociétés exige qu'un
progrès moral correspondant accompagne les progrès de toute nature accom-
plis dans l'ordre matériel, économique ou politique. En dehors d'une marche
parallèle de la moralité publique et surtout de la moralité des classes aisées,
tous les autres progrès aboutissent fatalement au trouble, à la souffrance et
au dépérissement général. C'est hélas! ce qui ressort clairement de l'étal
actuel de notre pays.
Comment conclure ? Par la condamnation de l'aisance, et le voeu de pauvreté
pour la France? Gardons-nous d'une telle erreur, car l'aisance n'est pas
directement la cause de la dépopulation. Gardons-nous de repousser le pro-
grès économique et matériel; il est dans l'ordre providentiel et sert d'aliment
aux plus noldes facultés de l'homme. Devons-nous condamner la fécondité
des classes pauvres, qui présente des dangers incontestables, dont, chaque
jour, les effets s'accusent avec plus d'énergie? Gardons-nous également de
cette condamnation, car, si ces dangers existent, c'est surtout par suite de
la stérilité des autres classes, et, d'autre part, c'est peut-être à cette fécon-
dité des pauvres que la France doit de vivre encore ; où serions-nous aujour-
d'hui, s'il ne venait sans cesse, d'en bas, une abondante provisiond'hommes,
pour combler les vides faits par l'égoïsme et les calculs d'eu haut et si, des
flancs des classes pauvres, ne sortaient pas, à chaque instant, des rejetons
LOIS ET MÉTHODE DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE 32b
vivaces qui renouvellent la sève nationale et rendent la Yie à notre pays
épuisé ?
La conclusion est évidente : le problème de la population est, avant tout,
une question de progrès moral. Pour combattre la stérilité systémati-
que, comme toutes nos autres défaillances, il faut qu'un enseignement tou-
jours plus actif et plus complet des vérités morales vienne, sans cesse, com-
penser le relâchement que la richesse apporte naturellement dans les
moeurs. La prospérité des nations est à ce prix : concordance rigoureuse du
progrès matériel et du progrès moral.
Ces conclusions nous venaient naturellement à l'esprit dans la petite cour
de notre ami d'Ault, au milieu de cette dizaine de petitestêtes blondesjouant
dans un intérieur aisé, au sein d'une famille distinguée entre loutes par son
élévation morale. Devant ce spectacle révélateur, les familles des serruriers
de la ville, économes et travailleurs, mais stériles, nous apparaissaient comme
des fleurs poussant dans l'ombre, tristement et sans fruit. Cette nombreuse
famille, au contraire, si vivace, s'épanouissant si librement à la vie, projetant
si hardiment ses rameaux, c'était la plante vigoureuse et touffue, débordant
de sève, sous les chauds rayons du soleil. L'ombre qui étiolait les premières,
c'était l'insuffisance de la notion des devoirs ; le soleil qui fécondait la
seconde, c'était la vérité morale dans son plein épanouissement.
A. FOUGEROÏÏSSE.

LOIS ET MÉTHODE

DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE

Sous le titre de lois et méthode de l'économie politique (1), notre confrère,


M. Brants, vient de faire paraître le précis des leçons d'introduction au cours
d'économie politique qu'il donne à l'université de Louvain. Au milieu du
dédale des doctrines sociales, il distingue deux tendances principales et,
adoptant la terminologie usuelle, il les nomme la science libérale et la
science morale. Entre elles, la différence à ses yeux porte essentiellement
sur quatre points : 4° Les rapports de l'économie avec la morale ; l'une des
écoles étudie la science au point de vue exclusivement matériel ; l'autre ne
veut voir dans la richesse qu'un moyen dont l'usage doit être réglé par des
considérations d'ordre supérieur; — 2° L'existence et la nature des lois éco-
nomiques, car les uns procèdent par conséquences générales et rigoureuses,
et les autres veulent tenir compte des diversités dans le temps et dans l'es-
pace; — 3° Le rôle de l'Etat, auquel l'école libérale oppose sa formule:
« Laissez faire, laissez passer », parce
qu'elle se fie aux lois naturelles pour
réaliser le bien, tandis que l'école éthique reconnaît la nécessité d'une action

(i) 1 broch. petit in-8", Louvain, Peeters ; Paris, Champion.


326 LA KÉFORMK SOCIALE

du gouvernement, en vue do maintenir la justice dans les relations sociales ;


— 4° Enfin, la méthode, tantôt déductive ou a p'iori, partant d'un concept
de la nature humaine, tantôt inductive ou a posteriori, partant des faits
d'observation, double procédé auquel les deux écoles font des parts inégales.
Tels sont les « points cardinaux » de la science. Il est cependant une de
ces questions débattues que M. Rrants écarte quant à présent : c'est celle
qui touche l'intervention de l'Etat. Ceux qui en reconnaissent la nécessité,
n'en ont pas toujours suffisamment défini la mesure, et penchent souvent
alors vers un socialisme plus ou moins atténué. Mais les trois autres ques-
tions sont l'objet de développements précis et instructifs. C'est un cadre de
leçons et le résumé d'un enseignement. On lira surtout avec profit ce qui
concerne les lois économiques et la méthode dans les sciences sociales.
Loin de nier l'existence des lois, M. Brants s'efforce au contraire de les
apprécier à leur valeur et de préciser leur portée. L'abus des mots, contre
lequel F. Le Play s'est si fortement élevé, lui paraît un des pires dangers, et
pour ne point se laisser prendre, à la piperie des mots, il définit ici le mot
loi. i Que si loi veut dire nécessité, il n'y a de lois que les lois morales, à
elles seules on doit obéir. » Les autres ne sont que « vraisemblables, sou-
mises à une foule de conditions de fait, que l'on confond racine souvent avec
elles; elles existent cependant, ont leur valeur et servent de boussole à l'é-
conomiste ». C'est avec le même esprit de sagesse éclectique que M. Brants
fait la part des deux méthodes. A la méthode philosophique a priori, il
laisse le soin de démontrer les principes généraux; « partant de la nature
humaine et des vérités de l'ordre philosophique, elle en déduit les règles,
soit obligatoires, soit générales de l'activité humaine. » Mais elle ne peut
être la méthode unique, précisément en raison du libre arbitre et de la va-
riété des phénomènes. Une déduction absolue ne connaît pas les circon-
stances et ne se plie pas à cette diversité réelle. C'est la réaction contre les
hypothèse de l'a priori qui a engendré la méthode d'observation. «L'étude
des faits, en effet, met en pleine lumière les principes généraux qui dirigent
l'activité humaine. » L'observation des faits est pour les lois de l'ordre
moral, une contre-épreuve qui les démontre avee une puissance sans égale;
el pour les règles normales dans l'ordre économique, le seul enseignement
qui les justifie par l'expérience et l'usage universel. En outre, l'étude des
faits est la condition de l'application pratique des principes eux-mêmes, et le
complément nécessaire de la théorie, au point de vue du détail de l'existence
sociale. « La science, a dit un éminont défenseur du catholicisme, Blanc-
Saint-Bonnet, la science doit être avant tout naturelle, c'est-à-dire dégagée
des solutions pressenties d'avance ou empruntées à
une sphère qui n'est pas
la sienne...; les motifs de persuasion se forment secrètement et de plein gré;
ils disparaissent ou perdent de leur force devant l'esprit qui veut atteindre
les solutions avant d'avoir suivi la route qui mène. Car c'est pendant la
y
route qu'apparaissent les preuves et que se forme la conviction (4). »
C'est pourquoi, pour le dire, en passant, l'Ecole de la paix sociale doit

(-1) y. pour plus de détail : Emm. de Curzon, La méthode d'observation. (Annuaire,


V, p. 164.) l

L'ÉPILOGUE DE L'HISTOIRE DES MELOUGAS 327
sans relâche continuer l'oeuvre à laquelle E. Le Play a consacré cinquante
années de sa vie. Elle doit renouveler sans cesse ses monographies et ses
enquêtes, puisque son. but est d'acheminer successivement tous les esprits
de bonne foi vers les conclusions qui dérivent de l'observation des faits et
auxquelles chacun s'attachera d'autant plus qu'il les aura lui-même for-
mulées.
Mais l'objet de la science sociale est trop complexe pour qu'on s'attache
exclusivement à l'une des deux méthodes, et il restera toujours vrai de dire
avec M. Pasteur, que l'observation ne peut être Tunique méthode sociale,
parce que l'homme est un être moral.C'est dans le même sens que F.Le Play
a dit :
« Là méthode d'observation ne remplace point l'enseignement tradi-
tionnel; celui-ci reprend son ascendant légitime dans les lieux où les maîtres
se réforment et où les peuples reviennent à la quiétude. L'applieation qui en
est faite dans cet ouvrage (les Ouvriers européens) est un simple remède op-
posé à la maladie dangereuse des races qui se compliquent sans se perfec-
tionner. » A ce titre, on peut dire que la méthode d'observation est par
excellence appropriée à notre temps, et M. Brants en étudie les procédés
dans la statistique, l'observation directe ou l'histoire sociale. Il termine enfin
par un tableau de la succession et de la filiation des systèmes économiques.
On regrette que cet opuscule soit si court, mais on doit le considérer comme
le prélude d'un travail développé auquel l'auteur consacrera peu à peu les
rares loisirs d'un enseignement laborieux et dévoué.
A. D.

L ÉPILOGUE DE L'HISTOIRE DES MELOUGA

Cauterets, le 27 août 4883.


MONSIEUR LE SECRÉTAIREGÉNÉRAL,

Notre illustre Maître a décrit, comme l'un des plus beaux modèles de fa-
milles souches, les paysans de la vallée du Lavedan, et notamment cette race
des Mélouga, propriétaire depuis plus de 400 ans de son domaine patrimo-
nial (1). Dès sa première étude sur cette famille, il a montré combien la
prospérité séculaire en était menacée, sous l'influence des fausses idées d'é-
galité et des habitudes envieuses de partage, propagées par la pression du
code civil et par l'intervention des gens d'affaires intéressés aux procès. Les
prévisions émises alors n'ont pas tardé à se vérifier : « le procès » est arrivé,
attaquant à l'expiration de la prescription trentenaire un ancien pacte de

(1) Voir les Ouvriers des Deux Mondes, t. Ier; — l'Organisation de la famille, sur-
tout le chapitre intitulé : Un paysan à cent quartiers do travail ; — Les Ouvriers
européens, t. IV.
.'tèX LA UKFOBME SOCIALE

famille, cl provoquant, peu à peu, la ruine, de ce loyer traditionnel. Donnant


l'exemple d'une de ces monographies successives qu'il serait si utile de
reprendre un peu de tous côtés aujourd'hui, M. Chcysson a raconté les
phases de cette douloureuse histoire dans les Appendices qu'il 'a plusieurs
ibis ajoutés à la monographie primitive (4 ). On a vu comment le procès avait
nécessité l'aliénation d'une partie du domaine et l'éloignement de plusieurs
rejetons ; toute l'économie de l'exploitation a été troublée, et le revenu est
resté insuffisant pour servir aux diverses générations les soultes en argcnl
qui leur étaient dues en vertu des partages antérieurs. La note insérée par
M. Cheysson dans l'Annuaire de 4875 (2) laissait pressentir que de nouveaux
désastres allaient suivre l'acte de partage de 1874 et les démembrements qu'il
avait exigés pour l'acquit des soultes dont le paiement était réclamé immé-
diatement au mépris de la coutume. Déjà, au milieu des querelles de ses
enfants, la mère de famille. Savina Py, avait été réduite à quitter l'antique
loyer, où jadis l'autorité des grands-parents était si respectée (3).
.T'ai le regret de venir confirmer ce que ces tristes appréhensions faisaient
entrevoir : la destruction de la famille Mélouga est un fait accompli. Savina
n'est pas rentrée dans son domaine patrimonial, elle habite le bourg de
Cauterets. Pendant la saison des eaux, elle garde les enfants d'une de ses
filles, baigneuse dans un des établissements thermaux; durant le reste de
l'année, elle trouve le logement chez une personne charitable et vit pauvre-
ment d'une rente viagère de 300 fr., payée avec peine par ses enfants.
Cazaux, son gendre, a vendu l'année dernière la propriété de famille et
demeure maintenant dans une petite maison neuve, qu'il s'est fait construire,
au pied du Mamelon vert près du gave de Cauterets.
La vogue toujours croissante des eaux thermales a donné une immense
plus-value aux terrains, chaque année les constructions s'avancent dans la
direction de la propriété Melouga. Tenté par un chiffre élevé (45,000 fr., m'a-
t-on assuré), Cazaux a vendu ; mais ce prix avantageux lui a donné peu de
profit : une déplorable administration que la coutume n'était plus là pour
retenir et corriger, avait accumulé les dettes, et l'actif net est bien faible.
Jusqu'ici, l'acte de partage de 4874, quoique toujours menacé, n'a pas encore
été attaqué.
Les vieilles traditions ne subsistent plus que dans quatre familles patriar-
cales habitant les divers hameaux de la commune, mais elles ne sauraient
tarder à succomber à leur tour. L'oeuvre du Code dans cette belle vallée
sera, cette fois, bien complète.
Agréez...,
C,c DE LA SELLE.
(11 l'Organisation de la- famille, Ie'' appendice; 1re et 2e édition, -1869 et 1875.
(2) Annuaire des Union',, -J87o, p. 344 et suiv.
(3) Bulletin de la Société d'économie sociale, t. V, p. 303; Rapport de M, Demolins.
CORRESPONDANCE

I,— LE MOUVEMENT POUR LE REPOS DU DIMANCHE.


«Monsieur,—j'ai lu avec un bien grand intérêt une série de documents pu-
bliés, touchant le repos du dimanche, dans la 'Réforme sociale. Peut-être y
aurait-il profit à les compléter par les faits suivants que j'ai notés.
» A Limoges, depuis quelque temps, les notaires ont pris mutuellement
l'engagementde tenir leurs études absolument fermées le dimanche. De cette
façon, la mauvaise habitude de consacrer le dimanche aux ventes et contrats
s'est trouvée arrêtée pour le plus grand profit de tous, et en particulier des
notaires, qui ont ainsi leur jour de repos pour eux et pour leur personnel,
comme les avocats, les magistrats, etc. Les notaires étant groupés naturelle-
ment par ressorts de tribunaux et ayant leurs chambres de discipline, il est
on ne peut plus facile de généraliser cette règle. Il suffit de la vouloir.
» — Vous connaissez sans nul doute ce que l'exploitation de Paris-Lyon-
Méditerranée a commencé pour la suppression des transports de marchandi-
ses à domicile le dimanche. La circulaire du 31 mai4S8ci dit en substance
au négociant que la plupart du temps le factage trouve porte close le diman-
che et lui demande de déclarer s'il préfère ne recevoir ses marchandises que
le lendemain. Cette remarque et cette invitation qui s'enchaînent d'une façon
si logique ne peuvent manquer de provoquer une foule de déclarations en
faveur du repos du dimanche au point de vue de la livraison des marchan-
dises. Il serait désirable que pareille chose fût faite par chacune des grandes
compagnies.
» Les Magasins du Louvre ont naturellement adhéré aussitôt à la sup-
pression de la livraison le dimanche. Il me convient moins qu'à tout autre
de signaler cette maison. Mais on doit remarquer que les grands magasins
de Paris donneut l'exemple du respect du repos du dimanche.
» Il y a là une démonstration éclatante de ce fait que les bénéfices et la
prospérité des magasins sont loin d'être liés à cette manie de se refuser
toute trêve, tout repos, comme les petits commerçants français sont trop
portés à le croire.
» Les journées du samedi et surtout du lundi profitent largement de la
suspension du travail du dimanche. Le personnel reposé est plus dispos et
sert mieux la clientèle. Les acheteurs, de leur côté, prennent si bien l'habi-
tude de réserver leurs emplettes pour les jours ouvrables qu'ils ont eux-
mêmes plus d'entrain. Tout le monde s'en trouve mieux et le courant est
tellement dans ce sens que les commerçants intelligents prévoient et prépa-
rent la limitation des heures d'ouverture de leurs magasins, même en se-
maine et que, sans doute, ion en viendra, comme en Angleterre, à fermer-
de 6 à 7 heures du soir. Ces réformes bienfaisantes ont besoin d'être vulgari-
sées. A ceux qui récriminent contre les grands établissements, proposons,
comme exemple, le peu de bien qu'ils peuvent faire et pour lequel ils ne
réclament aucun monopole. » H.
330 LA RÉFORME SOCIALE

II.— UNE CAUSE DE DÉPOPULATION.


Villencuvette, le S septembre 1883.
MorîsiEUR LE RÉDACTEUR ES CHEF,

« M. Chcysson a publié, dans la Réforme sociale du 1er juillet, un article


très intéressant sur le mouvement de la population en France et à l'étranger;
il signale les causes qui,d'après lui, amènent une diminution; permettez-
moi d'insister sur la principale, qui est l'immoralité.
» Cette immoralité prend naissance surtout dans les grandes villes. Et ce
qu'il y a de plus triste, c'est que les familles riches sont souvent les premières
à laisser entrer ou même à pousser les jeunes gens dans cette voie.
» La mode veut que les jeunes gens ne se marient que lorsqu'ils ont
acquis une positiou, c'est-à-dire le plus souvent vers 25 ou 30 ans ; les
mariages sont donc retardés.
» D'autre part beaucoup de ces jeunes gens, qui ne se trouvent pas assez
riches pour se marier, adoptent un genre de vie peu fait pour augmenter la
population. Tant qu'ils persisteront dans cette voie, le mauvais exemple
viendra d'en haut et la population française n'augmentera que très lente-
ment.
» Il est facile d'indiquer les causes qui font que l'immoralité est plus pro-
fonde dans les grandes villes que dans les petites localités. Dans les grands
centres, toutes facilités sont données à un homme pour se mal conduire. De
plus, les parents déploient parfois une très grande activité pour empêcher
leurs fils de se marier trop tôt, parce qu'ils se trouveraient exposés à se
marier moins richement, et ils ne font presque rien pour les empêcher de
mal se conduire.
» Enfin, d'une manière générale, l'augmentation de la richesse et la faci-
lité d'en jouir, sans que le voisin puisse s'en étonner, a développé chez
l'habitant de la ville le goût des plaisirs. Parallèlement, l'augmentation de
la richesse, dans certains cas, et dans d'autres cas, une fortune restreinte
rendent l'habitant des campagnes plus égoïste. On vit de plus en plus pour
soi, sans s occuper de son voisin et, à une époque où les questions agricoles
ont fait des progrès, on donne trop peu d'attention à la question des loge-
ments et à toutes les questions qui se rattachent à l'augmentation de la
population.
» Veuillez agréer, »
JULES MAISTRE.
Directeur de la manufacture de Villcneuvette.
UNIONS DE LA PAIX SOCIALE

PRÉSENTATIONS.—Les personnes dont les noms suivent ont été admises


comme membres TITULAIRES OU comme associés, et inscrites du n" 2,59-1 à
2,622.
AIN. — Brillât-Savarin (Anthelme), avocat à Belley, prés, par M. Rat. —
Cyvosl"(l'abbé), curé de Saint-Germain-les-Paroisses,canton de Belley, prés,
par M. l'abbé Reboul.
ALLIER. — Flanchet (Auguste), chef de service aux forges de Commentry,
prés, par M. A. Gibon.
AUBE.
— Saladin (le baron A.), au château de Baussancourt, par Jessains,
prés, par M. C. Puvis de Chavannes.
BOUCHES-DU-RHÔNE..
— Marcorelks (Mme), rue de Rome, 71, à Marseille,
prés, par MM. H. Nodet et E. Demolins.
CHARENTE.
— Fougerat (Aristide), notaire honoraire, à Larochefoucauld
(Charente), prés, par M. Boutelant; Fourgeaud (Léonce), industriel, à Laro-
chefoucauld (Charente), prés, par M. André Beauregard.
CHER. — Raquin, propriétaire à Givardon par Sançoins et à Montluçon.
(Allier), prés, par M. Maisonfort.
CÔTE-D'OR. — Arba.umont (Jules d'), aux Argentières, près Dijon, prés, par
M. H. Beaune.
DRÔME. —Bordas (Joseph), propriétaire rural, à St-Martin-d'Aoùt, canton
dé Saint-Vallier, prés, par M. Rostaing.
GIRONDE.—Marc-Maurcl,armateur, négociant, cours du Chapeau-Rouge, 48,
à Bordeaux, prés, par M. E. Demolins.
INDRE. — CELLE (le comte Ildebert de la), au château de Breuil, par
Orsennes, prés, par M. le Ve de la Celle.
LANDES.
— Dastarac (Albert-Etienne), directeur des forges et hauts four-
neaux de Buglose près Dax, prés, par M. A. Gibon.
LOIRE. — Carteron (Claude), ingénieur aux mines de Beaubrun, rue des
Jardins, 32, à Saint-Etienne; Villct (Francis), ingénieur au Gros à Saint-
Etienne, présentés par M. Baretta.
LOTR-ET-CIIER. — Renvoisé (l'abbé), vicaire de St-Nicolas, rue de la Gendar-
merie, 9, à Blois, prés, par M. Paul Lefebvre et M. l'abbé de Tourville.
— Vautier (Antoine), docteur en droit, propriétaire à Maubenge,
NORD.
prés, par M. Fernand Hamoir.
BASSES-PYRÉNÉES. — Montalvo (L. de), attaché à l'ambassade d'Espagne,
maison Arcault, à Biarritz, prés- par Mmc la Mise de Saint-Vallier, née de
Breteuil, et M.le comte Pierre d'Harcourt.
SETNE.
— Chalongc (Charles de),ingénieur civil, rue Berthollet, 4, à Paris,
prés, par M. Paul Bizalion ; Ferté (Amand), boulevard Haussmann, 74, à Paris,
prés, par M. E. Demolins.
VAR. — Rimbaud, élève ingénieur des constructions navales, rue Nationale,
1.6, à Toulon, prés, par M. A.Jourdan.
332 LA RÉFORME SOCIALE

VENDÉE.
— Vallois (de), docleuren droit, rue du Cherche-Midi, 34, à Paris,
et à Fontenay-le-Comte, prés, par M. André Beauregard.
BELGIQUE. — Thibault (Oh.), avocat, rue Saint-François, 60, à Bruxelles,
prés, par M. V. Brants ; Van Caitwenbergli (Florent),bourgmestreet conseiller
provincial à Lierre, prov. d'Anvers, prés, par M. V. Brants.
GRANDE-BRETAGNE.
— Fernande^ (Gustave), négociant chez MM. Allatini
Brothers, Leadenhall Chambers St Mary Axe. Londres Ec., prés, par
M. Guido Allatini.

AMÉRIQUE DU SUD.
— Montevideo : Carlo de Castro, ministre de l'intérieur,
Maciel, sous-secrétaire aux finances; Buxarco, fils, calle Cerro largo, 6,
présentés par M. Ernest Michel. — Buenos-Ayres : Lamarca (Emilie-), avocat,
calle Alsina, 159; Zéballos, avocat, président de l'Institut géographique;
Wagner, consul de France, présentés par le même; Bernard, vice-consul de
France à Rosario (république Argentine), prés, par le même. —Brésil : Bon-
jean, ingénieur, directeur de l'usine de coton de Macaco près Belem, Strada
deferroD. Pedro II; Ramiz Galvao (Sen Dr R.F.), preceptor de Sua Altezzael
Principe Impérial, Palacio Isabel, Rio de Janeiro, présentés par M. Ernest
Michel.
CORRESPONDANCE. — L'ENQUÊTE SUR L'ÉTAT DES FAMILLES ET LES RÉSULTATS
DES LOIS DE SUCCESSION. — Nous avons reçu divers documents que la Revue
mettra prochainement sous les yeux de nos confrères et qui leur serviront de
guide pour faire eux-mêmes l'enquête dans leur voisinage. M. Claudio
Jannet nous a adressé quelques observations générales sur la marche de
cestravaux, et un questionnaire destinée àdiriger les investigations personnelles
des observateurs. MM. Focillon et Albert Le Play préparent la troisième
édition de Y Organisation de la famille, qui recevra grâce à eux d'intéressants
compléments. La troisième édition du travail de M. de Butenval sur les Lois de
succession devant les Chambres de commercera, également être mise sous presse.
Au sujet de la même enquête, le P. Favrichon nous écrit une intéressante
lettre dont nous détachons le passage suivant : « Il serait bien désirable que
l'Ecole de la Paix sociale donnât une large publicité aux travaux de M. R.
Meyer dont M. Ardant a présenté dans la Revue un si intéressant résumé,
et qui traitent de la législation du domaine patrimonial aux Etats-Unis, au
Canada, en Russie, en-Chine, aux Indes, en Serbie, en Roumanie, eten Angle-
terre. Il y a là, ce me semble, un côté de la question que M. Le Play n'a pas
touché. Il a fait un expose des lois de succession, précisé le degré de
liberté qu'accordent au père de famille les différentes législations et coutu-
mes. Mais quelles mesures ont été adoptées par les divers États pour main-
tenir la stabilité des familles en interdisant le morcellement des unités
agricoles,M. Le Play nel'a qu'indiqué. C'est pourtant une question fort impor-
tante en économie sociale que celte intervention de l'Etat, et les consé-
quences en sont multiples : notamment la durée des familles et la prospérité
de l'agriculture. J'y trouve la reconnaissance par les gouvernements d'une
grande loi sociale, et d'un intérêt de premier ordre ; la durée des familles,
et par là l'accroissement et la transmission de tous ces biens de l'ordre mo-
ral qui s'élaborent au foyer. Aussi la connaissance précise de ces lois
d'Romestead serait-elle un complément très opportun, et je ne puis m'em-
pêcher de souhaiter vivement une traduction de l'ouvrage de M. Rudolph
Meyer. »
Nous nous associons à ce voeu ; nous croyons même pouvoir annoncer
UNIONS DE LA PAIX SOCIALE 333
déjà que MM. Meyer et Ardant préparent une édition abrégée, spéciale à
cette question et rédigée en vue du public français.
LES UNIONS ET LES MONOGRAPHIES DE FAMILLE.

Nous sommes heureux d'avoir
aujourd'hui à signaler à nos confrères la généreuse initiative prise par un de
nos anciens membres, professeur éminent, qui à bien des reprises déjà avait
donné la preuve d'un actif dévouement à nos Unions. Une somme de 500 fr.
vient d'être mise à la disposition de la Société d'économie sociale pour être
appliquée à la rédaction d'une monographie de famille indiquée par le dona-
teur. Il s'agit d'une très intéressante famille de métayers du centre de la France,
réunissant dans une sorte de communauté vingt-sept personnes et gouver-
née par une vénérable aïeule septuagénaire. Tous nos confrères s'uniront à
nous pour remercier l'auteur de ce don, et, quoiqu'il n'ait pas voulu être
nommé, nous espérons qu'il trouvera des imitateurs. Us voudront, comme
lui, répondre au dé«ir exprimé par M. Le Play lui-même dans les dernières
pages qu'il ait données à la Revue. Les monographies de familles sont, en
effet, on ne saurait trop le répéter, la base solide de la science sociale. Il
faut qu'en les lisant, chacun tour à tour, à l'exemple de notre Maître, s'ins-
truise à la lumière des faits, en formule lui-même les conclusions nécessai-
res, et surtout apprenne par là comment il faut présenter celles-ci pour les
faire accepter même aux esprits prévenus. Nous saisissons cette occasion
pour rappeler à tous nos amis combien il serait urgent de faire lire de tous
côtés les monographies des Ouvriers des Deux Mondes. La variété des types
et 1 extrême modicité du prix, tout concourt à en rendre la diffusion très
aisée. Nous prions donc instamment nos amis de les répandre dans le cercle
de leurs relations et de les faire connaître par la publicité de la presse
locale.
.

UNIONS DE FLANDRE, PICARDIE Le groupe de Lille ne reprendra


ET ARTOIS. —
ses séances mensuelles qu'en novembre. Dans sa dernière réunion, MM. H.
Delestré et Donat-Béchamp ont rendu compte des travaux et des visites de
l'assemblée de Paris. Par les soins du groupe, une circulaire envoyée à tous
les membres des Unions de Flandre, Picardie et Artois, les invite à prendre
une part active à la double enquête ouverte dans les Unions pour 4s84. —
H. DELESTRÉ.
UNIONS DE BRETAGNE.
— Notre
correspondant M. B. Pocquet, qui a souvent
consacré aux questions sociales des articles remarqués, nous adresse une
intéressante communication au sujet des organes de la presse locale qui
pourraient, en Bretagne, donner aux travaux de notre École le précieux con-
cours de leur publicité, notamment à Saint-Brieuc, Dinan, Morlaix, Vannes,
Brest, Quimper,Lorient et Nantes. Quelques tentatives ont déjà été faites et
toujours avec succès, à Lorient et à Brest par exemple. Nous supplions nos
amis dans toutes ces villes de seconder les efforts de M. B. Pocquet, afin d'ob-
tenir que partout quelque journal reproduise, autant que possible avec quel-
que régularité, des extraits bien choisis delà Réforme sociale.
UNIONS DU BOURBONNAIS —M. Gibon, dont le zèle ne se dément jamais, nous
donne encore aujourd'hui un exemple que nous recommandons à l'attention
de nos correspondants : « J'ai pensé, dit-il, au point de vue de la vulgari-
sation des principes de la réforme, à provoquer des abonnements destinés à
plusieurs personnes ; un premier groupe des employés de Commentry s'est
formé et voudrait être agréé comme associé. Je vous le présente aujour-
d'hui dans la personne de M. Planchet, chef de service aux forges de Com-
334 UA. HÉFOIiMB SOCIALE

raentry Il me semble que ce genre d'abonnements et d'associés peut être



conseillé dans les usines. »
UNIONS D'AUMS, ANGOUMOIS ET SAINTONGE.
~ « Je pense, nous écrit notre
confrère, M. Beauregard, qu'il serait très intéressant la plupart de
pour nos
confrères de pouvoir reconstituer la physionomie de leur localité à diverses
époques du passé. Us pourraient ainsi, selon leur zèle ou la mesure de leurs
forces, faire revivre à leurs yeux leur département, arrondissement, canton
ou commune, pendant les périodes qui leur paraîtraient les plus fécondes en
enseignements. Tous les membres des Unions entendent chaque jour, autour
d'eux, des hommes qui ne manquent ni d'intelligence, ni d'autorité, débiter
les erreurs les plus fantaisistes sur la dîme, la tyrannie des pères de famille
et autres abus de l'ancien régime. Mais faute d'instruction suffisante et de
preuves précises, ils sont incapables d'opposer à ces tirades creuses une
argumentation décisive ; et pourtant les preuves tirées de l'histoire locale
sont les plus convaincantes. Il est probable qu'un grand nombre de nos
confrères sont, comme moi, très embarrassés pour faire des études sérieuses,
pour se procurer les documents nécessaires ou pour fouiller les archives.
Quelques-uns se livreraient peut-être à des recherches, s'ils étaient guidés.
La. Réforme sociale leur rendrait donc un véritable service, si elle leur formu-
lait une règle, une marche à suivre. Il serait bon de descendre aux plus
petits détails. » — Beaucoup de travaux insérés ou analysées dans la
Revue peuvent déjà servir de modèles. Nous rappellerons notamment les
études de MM. de Ribbe et L. Guibert sur la famille et la vie rurale, de
MM. de Castelnau et Defourny sur les châtellenies, ou les communes, etc..
surtout les ouvrages de notre éminent collaborateur, M. Babeau, sur le
Village ou sur la Ville sous Vancien régime. Nous essaierons cependant de
réunir quelques indications précises qui puissent répondre au désir exprimé
par notre zélé confrère.
UNIONS DE PROVENCE.
— Un de nos correspondants, qui déjà a réuni de
nombreux documents pour l'enquête sur l'état des familles, nous écrit :
« Les articles de M. Ardant sur les paysans westphaliens et le Romestead
ont excité au plus haut point mon intérêt, et, en ma qualité de légiste, j'ad-
mire la lumineuse précision du beau rapport de M. Cl. Jannet (n° du
1or juillet). Quelle découverte heureuse que celle de ce mouvement né et se
développant si près de nous! C'est à mon humble avis une riche mine à
exploiter. Il n'y a pas de raisonnement et de théorie qui vaillent des faits et
des exemples, surtout quand ils sont empruntés à un peuple auquel sa puis-
sance a donné chez nous et à nos dépens un si grand prestige... Avec les
travaux sur le mouvement d'Allemagne et le Bomestead américain, la ques-
tion successorale fondamentale dans l'école, entre dans une phase excellente.
Il nous faut en effet du vieux neuf, comme vous le dites ; c'est en rajeunis-
sant le nom et l'apparence des choses anciennes qu'on les fait revivre, lors-
qu'elles sont les choses essentielles et nécessaires dans tous les temps... Je
réclame donc plus que jamais, pour aider à l'enquête sur l'effet des lois de
succession, une ou deux bonnes brochures, à la fois claires, simples et
précises, que nous puissions répandre,., Quant au
moyen de pourvoir à
ces dépenses, je vous indique un procédé que je crois bon. Proposez préala-
blement aux membres les plus zélés, aux correspondants et
aux groupes, la
souscription d'un certain nombre d'exemplaires. Je me rappelle
que pour
appuyer, à la réunion d'Avignon, la nouvelle édition du travail de M. de
Butenval sur le Testament et le Commerce, MM. Rostaing et de Pavin de
UNION DE LA PAIX SOCIALE 335
Lafarge avaient annoncé qu'ils souscrivaient chacun pour cent exemplaires.
Ici, nous souscrirons comme groupe et en particulier,et il en sera de même,
croyez-le, dans toutes nos Unions. »
UNIONS DE LYONNAIS, EOREZET BRESSE.—Notre éminent confrère, M. H- Beaune,
en nous annonçant qu'il met à profit les déplacements ordinaires de cette
saison pour jeter en Bourgogne « au moins quelques semences qui fructi-
fieront plus tard », veut bien en outre nous annoncer pour le mois d'octobre
un intéressant travail. Il résume pour nous un volumineux manuscrit qui est
consacré à décrire les humbles commencements d'une famille de vignerons
bourguignons à la fia du dix-huitième siècle. Cette étude rappelle heureu-
sement les livres de raison publiés par M. de Ribbe. « Je goûte de plus en
plus notre Revue, ajoute-t-il, et je comprends mieux que jamais le bien qu'elle
est appelée à faire. C'est une oeuvre de propagande à laquelle tous les gens
soucieux de l'avenir de leur pays doivent s'intéresser et qu'ils doivent servir
de tous leurs efforts. Mais que pouvons-nous faire, nous autres provinciaux,
à côté de ce que vous faites? » — Les éminents travaux de M. H. Beaune,
dont la Revue s'occupait encore tout récemment, sont la plus éloquente ré-
ponse à cette question; mais nous dirons en outre à nos confrères qu'au
coutraire ils peuvent faire bien plus que nous, parce qu'ils sont le nombre.
Que de toutes parts, dans chaque grande ville comme dans toute bourgade,
un ami de la Réforme saisisse toute occasion d'en affirmer la méthode et
d'en répandre la doctrine, et la propagande de la vérité sera bientôt irré-
sistible.
Par exemple, en ce qui touche la condition des ateliers et le régime du
travail, nous rappellerons encore que M. Eougerousse vient de faire, sous
les auspices de la Société d'Economie sociale et dans une salle de mairie, une
série de conférences très suivies aux élèves de l'Ecole centrale. Il a passé en
revue les divers types d'organisation du travail, étudiés dans des exemples
actuels, assez anciens déjà pour que leur examen fixe les idées sur la valeur
de chacun de ces régimes différents : la mine aux mineurs, l'association
coopérative, la participation aux bénéfices, le patronage industriel. Mais,
n'est-il pas évident que dans une grande ville comme Lyon, bien des
auditoires différents, cercles et sociétés savantes, jeunes gens et ouvriers,
pourraient profiter de conférences analogues ayant pour objet des faits
précis dans un cadre bien limité. Nos confrères en trouveraient aisément les
sujets dans les séances de la Société d'Economie sociale et pourraient, à
défaut d'études originales, reproduire tous ceux qui leur paraîtraient utiles
à faire connaître dans leur milieu. La propagande par la parole viendrait
ainsi en aide à la propagande par la presse locale qu'il est si important aussi
de développer de tous côtés. Il nous semble que nos amis de province
ont un bien large champ ouvert à leur activité et à leur dévouement.
UNIONS D'ALLEMAGNE. —Notre correspondant de Silésie, le D Chlapowski,
1'

ancien député au Reichstag, nous écrit de Kissingen : « Bien que j'aie fort
délaissé les questions sociales depuis que j'ai cessé d'être député pour m'a-
donner entièrement à la médecine, je suis toujours un lecteur assidu de la
Mforme sociale et un disciple reconnaissant de M. Le Play. J'aurais grand
plaisir à collaborer à votre iîeuwepar des informations sur diverses questions
soulevées eu Allemagne, surtout sur la question du socialisme d'Etat, mais le
temps me fait défaut. En attendant, je n'oublie pas la propagande des Unions.
Ici même, j'ai vu deux personnes de la Galicie qui, je l'espère, vous écriront
prochainement pour adhérer à notre programme : ce sont, M. Vivien de Chà-
336 LA RÉFORME SOCIALE

teaubrun et un éminent historien M. l'abbé Valérien Kalinka, directeur de


l'Institut pédagogique de Lemberg (rite grec uni). »
UNIONS D'ITALIE. — La Rassegna nationale de Florence continue la publi-
cation de ses suppléments consacrés aux questions sociales. Le fascicule n°3
est rempli par une remarquable étude de M. À. Ciaccheri intitulée : La con-
dition juridique des femmes et les idées de F. Le Play. L'auteur traite la ques-
tion avec une érudition variée ; il fait de larges citations de la Réforme sociale
en France, et trouve que « ce que Le Play dit de la France (notamment au
ch. âfi) peut aussi, en grande partie, se dire de l'Italie. »
Le fascicule se termine, comme d'ordinaire, par la reproduction des som-
maires de la Revue la Réforme sociale.
AFRIQUE. — « Ce que vous me dites du progrès des Unions,
écrit de Port-
Louis M. de Boucherville, correspond âmes propres espérances. Je crois
que vous réunissez les homme' de bonne volonté sur le terrain solide où
l'on pourra asseoir pour la Erance des institutions durables. Au milieu de
l'affolement des partis, les principes des Unions offrent à tous les esprits se
rieux, à tous les coeurs vraiment patriotes, un centre de ralliement. Le nombre
de ceux quiy adhèrent tacitement est, j'ensuis sûr, immense. Le bien nefait
pas de bruit et son silence est souvent plus puissant que les clameurs du mal,
En Erance surtout, la vertu n'aime pas à franchir le cercle de la vie privée
C'est un défaut, sans doute une des causes de la décadence apparente
notre beau pays. Mes compatriotes ont malheureusement conservé ce côté
du caractère français, et tel qui approuve sans réserve votre programme re-
culerait à l'idée d'y adhérer ouvertement. » M. de Boucherville termine en
nous promettant tout son concours pour trouver au Cap un correspondant
de la Réforme sociale .
MM. V. Brants.Fernand d'Orval, Paul Lefebvre, Le Vie. J. de Reyiers de
Mauny, Alfred Saglio, J. Henriet, L. Rostaing, Boutelant, P. Bizalion, Jour-
dan, Guido Allatini, Claudio Jannet, Henri Beaune, l'abbé Augier, Baretta,
Lequen d'Entremeuse, Puvis de Chavannes, Ad. Mathieu, F. du Laurent de
la Barre, de Mai^onfort, Paul de Rousiers, Jules Michel, Reynaud-Lacroze,
Emm. de Curzon, J. de la Bâtie, Roche, le comte Ed. Soderini, le P. Eavri-
chon, le Dr Chlapowski, B. Pocquet, A. Béchaux, le chanoine Mercier (de
Louvain), A. Barbier, le commandant de Masin, Georges Ville (de l'Institut),
Jabouley et Rat ont bien voulu nous écrire pour envoyer des communica-
tions, présenter de nouveaux confrères ou remercier de leur admission. Ne
pouvant leur répondre à tous, nous leur témoignons ici notre reconnaissance,
en les priant, ainsi que tous nos confrères, de servir avec tout leur dévoue-
ment la propagande des Unions.
A. DELAIRE.

Le Rédacteur en chef-Gérant : EDMOND DEMOLIHS.

Paris. — Imprimerie cle'lTitoilc, Boudet directeur, rue Cassette, 1.


^L'ASSURANCE DES OUVRIERS CONTRE LA MALADIE

' D'APRÈS LA NOUVELLE LOI ALLEMANDE

L'intérêt avec lequel l'Ecole de la Paix sociale suit partout les


institutions susceptibles d'améliorer la situation des populations
ouvrières m'encourage à venir rendre compte ici des projets de loi à
l'ordre du jour au Reichstagallemand sur les assurances ouvrières. Il
s'agit de tout un programme de mesures sociales dont le prince de
Bismarck a pris l'initiative, afin de donner satisfaction aux exigences
légitimes des populations ouvrières et pour enrayer, autant que possi-
ble, les progrès devenus inquiétants delà démocratie socialiste. Un
ministère spécial a été créé à l'office de la chancellerie impériale de
Berlin dans le but d'élaborer ces projets de loi pour l'exécution du
programme en question. Dans l'origine, le chancelier comptait réa-
liser son programme au moyen de caisses d'assurances subventionnées
par l'Etat et directement administrées par lui. Au socialisme par en bas,
ou substituait le socialisme par en haut. Toutefois cette tentative de
socialisme d'Etat n'a pas trouvé l'assentiment du parlement. Par
suite, il a fallu substituer aux projets primitifs de caisses d'assurances
placées entre les mains de l'Etat, l'assurance au moyen d'associations
syndicales formées par les intéressés administrant leurs affaires eux-
mêmes et en supportant les charges à eux seuls, sans autre influence
du gouvernement qu'un simple contrôle pour surveiller l'exécution
de la loi. C'est dans cet esprit et sons cette forme, particulièrement
recommandés par les députés de l'Alsace, que sont conçus les projets
sur l'assurance des ouvriers contre la maladie et contre les accidents
de fabriques, dont le Reichstag a déjà été saisi, et qui seront suivis
prochainement d'un troisième projet sur les pensions de retraite à
assurer aux invalides.
Le premier projet, touchant l'assurance des ouvriers contre la
maladie, a déjà été voté, tandis que le projet pour l'assurance contre
les accidents a été envoyé au gouvernement par la commission char-
gée de l'examiner. Ces deux projets se complètent l'un l'autre. Ce qui
les caractérise, c'est le principe de l'obligation de l'assurance pour les
ouvriers occupés clans les manufactures, dans les mines, clans les
entreprises de construction et de transport. Toutefois, tandis que l'as-
surance obligatoire contre les accidents ne s'appliquera pas aux arti-
sans et aux petits ateliers qui n'emploient pas de moteur mécanique,
l'assurance contre la maladie doit s'étendre aussi aux artisans ctpeut
être appliquée de plus, au gré des communes, aux ouvriers agricoles
et forestiers, aux apprentis et aux employés de commerce, aux
Liv. vu 2o
338 LA RÉFORME SOCIALE

maîtres travaillant chez eux pour compte d'autres industriels. Les


manoeuvres et les journaliers qui ne travaillent pas, d'une manière
suivie, dans le même établissement ou chez le même maître sont
exempts de l'assurance d'une manière générale, ainsi que les employés
de l'Etat et des communes touchant un traitement fixe. Un amende-
ment présenté à la commission du Reichstag, afin de placer les ouvriers
agricoles sous le régime de l'assurance obligatoire, a été repoussé à
cause des difficultés d'application, des embarras causés aux commu-
nes pour l'entretien de leurs caisses de malades et pour la perception
des contributions nécessaires pour couvrir les dépenses.
En principe et d'une manière générale, la loi adoptéeparle Reichstag
oblige les communes à fournir les secours nécessaires en cas de ma-
ladie aux personnes soumises à l'assurance, sauf à demander aux
associés une cotisation suffisante pour rentrer dans leurs avances et
couvrir les frais. C'est donc l'assurance communale, Gemeinde Kran-
kenversicherung,q\xiforme la règle et la base de l'institution autonome,
en vue des mêmes services. Plusieurs communes peuvent aussi se
réunir en association pour l'assurance en question. Si le nombre de
personnes soumises à l'assurance obligatoire atteint 400 tout au
moins, elles peuvent fonder une caisse de maladeslocale, Ortskrankcn*
liasse. Quand les intéressés en font la demande et représentent au
moins 100 participants pour une même branche d'industrie, l'auto-
rité administrative représentée parle préfet ou par le directeur d'ar-
rondissement est en droit d'ordonner pour eux la création d'une
caisse particulière. Peuvent être établies aussi des caisses de
malades de fabriques, quand un même établissement industriel
occupe au moins 100 ouvriers. Les ouvriers des mines, les entre-
preneurs de constructions et les corporations d'artisans sont égale-
ment en droit d'avoir leurs caisses de malades spéciales. Dans tous les'
cas, les secours consistent dans la gratuité pour les soins médicaux et
les médicaments, plus une indemnité de chômage égale à la moitié
du montant des salaires, pendant une durée de trois mois. La cotisation
à verser en retour, ou la prime d'assurance, due par les ouvriers
assurés, est fournie par les patrons ou les chefs d'établissement, qui
supportent un tiers de cette charge à titre de subvention et prélèvent
les deux autres tiers sur les ouvriers, lors du paiement des salaires.
Telles sont les dispositions générales de la loi sur l'assurance contre
la maladie.
Si nous examinons maintenant de plus près les détails de la loi, nous
voyons que chaque caisse spéciale a son conseil d'administration, ses
statuts propres. Les statuts sont fixés et les conseils d'administration
élus par les intéressés réunis en assemblée générale. Cette assemblée
générale se compose de l'ensemble des sociétaires assurés quand leur
L'ASSURANCE DES OUVRIERS CONTRE LA MALADIE 339
nombre ne dépasse pas 4 00 : au-dessus de 400, les sociétaires nom-
ment des délégués chargés de les représenter. L'assemblée générale
n'entend pas seulement chaque année le compte rendu sur la gestion
de la caisse : elle prend encore acte des observations faites sur l'admi-
nistration et peut modifier ses statuts sous réserve de l'approbation du
gouvernement ou de l'autorité compétente. Une autorité spéciale est
chargée par le gouvernement de la surveillance des caisses de malades,
avec ordre de veiller à l'observation des statuts, en dehors des autori-
tés administratives ordinaires, représentées par le préfet et par les
directeurs d'arrondissement. Toute plainte motivée contre le service
doit être adressée à cette autorité, dont le contrôle et l'intervention
deviennent inévitables, du moment où le principe de l'assurance obli-
gatoire est introduit. Aussi faut-il pourvoir cette autorité de contrôle
des moyens d'information nécessaires pour constater l'exécution régu-
lière des prescriptions légales. L'ingérence du fonctionnaire chargé
de la surveillance des caisses de malades, dans la comptabilité des
établissements particuliers, entre autres pour la constatation des sa-
laires et des payes faites aux ouvriers ne laisse pas de présenter cer-
tains inconvénients, comme tout contrôle quelconque. Pourtant ces
inconvénients pour les chefs d'industrie ne sont pas plus gênants que
la visite des inspecteurs de fabrique chargés de surveiller le travail des
enfants dans les ateliers.
D'ailleurs, l'application de la loi sur l'assurance contre la maladie
présentera moins de difficultés dans les grands établissements indus-
triels que pour les petites communes rurales. Peu de communes ru-
rales comptent, pour instituer une caisse de malades, un nombre
suffisant d'ouvriers soumis à l'assurance. Dans ce cas, la loi autorise
l'association de groupes de communes, formés, par exemple, par les
communes d'un même canton, de même que nous avons déjà la méde-
cine cantonale pour l'assistance des malades indigents. A quiconque
trouve que l'institution de ces caisses de malades communales ne
répond pas à un besoin urgent, en dehors des centres industriels, les
partisans du programme bismarckien répondent que du moment où
l'assurance devient obligatoire pour les ouvriers des grands centres
industriels, où personne ne conteste l'utilité de la mesure, on ne peut
en dispenser les campagnes à cause de la difficulté de tracer une
démarcation entre les petits ateliers des artisans et les grandes agglo-
mérations. Plus sérieuse est l'objection faite au sujet des ouvriers
valétudinaires ou atteints de maladies incurables, auxquels beaucoup
de patrons pourront refuser du travail, sous prétexte que l'assurance
obligatoire leur impose des sacrifices pour des sujets exposés à entrer
en traitement à tout moment. D'un autre cô té, onpeut se demander encore
pourquoi les journaliers et les ouvriers agricoles qui ne travaillent pas
340 IA RÉFORME SOCIALE
régulièrement chez le même patron méritent moins de sollicitude que
les artisans et les ouvriers de fabriques quand la maladie les atteint et
expose leur famille à la misère. Certaines communes d'Alsace ont
introduit depuis des années, de leur libr% mouvement, les caisses de
malades, auxquelles participe la population entière, riches et pauvres,
patrons et ouvriers, artisans, rentiers et cultivateurs, avec indemnité
de chômage et soins gratuits ou assurés au moyen de cotisations, les
mêmes pour tout le monde. Généraliser l'établissement de ces associa-
tions de secours, communes à tout ie monde, ce serait réaliser l'idéal
du programme social à l'ordre du jour du gouvernement allemand, si
tant est que la loi et la contrainte peuvent réaliser un idéal atteint sur
certains points de l'Alsace par la liberté et l'initiative privée.
\ L'assurance contre la maladie doit procurer aux assurés, sous le
régime de la loi nouvelle, outre les secours indiqués plus haut, une
indemnité égale au montant du salaire journalier moyen, pendant
trois semaines, aux femmes en couches, et une indemnité égale à vingt
journées de travail pour les sociétaires décédés. Par journée moyenne
de travail, la loi entend le salaire journalier payé dans la localité jus-
qu'à la concurrence de quatre marcs ou cinq francs par jour. Pour
l'assurance communale, l'exposé des motifs joint au projet de loi
estime à un et demi du salaire le montant des primes à payer comme
cotisation des assurés. Si cette prime de un et demi pour cent ne suffit
pas, elle peut être portée à deux pour cent. Dans les caisses de secours
libres de nos fabriques, les dépenses s'élèvent à trois pour cent envi-
ron des salaires et même plus. Certains établissements du rayon de
Mulhouse prélèvent sur leurs ouvriers une retenue de deux et demi,
tandis que d'autres maisons, plus larges, se contentent de demander
aux ouvriers une cotisation égale à la moitié des dépenses pour le fonc-
tionnement de la caisse des malades. Nombre de patrons ont même
pris à leur enarge personnelle la totalité des frais de cure et desindem-
nités de chômage, sans cotisation aucune des ouvriers. Dans les cas
où les dépenses pour les caisses de malades atteignent trois pour cent
des salaires, on peu compter à peu près un pour cent
pour honoraires
des médecins, un pour médicaments,
un pour indemnités de chômage
aux malades. Aux établissements du Logelbach, dont j'administre la
caisse de secours depuis des années,
avec 2,11S ouvriers sociétaires
pendant le dernier exercice annuel, les dépenses
se sont élevées à
36,416 fr. dont :
'13,456 fr. pour indemnités de chômages
au malades.
4 0,480 fr. pour honoraires des médecins,
dentistes, sages-femmes.
12,180 fr. pour médicaments et frais accessoires.
Ces dépensespourl'année 1882répondent à
une moyenne de 17 f. 03c.
par ouvrier sociétaire de la caisse, contre une cotisation de <î2fr. 05,
L ASSURANCE DES OUVRIERS CONTRE LA MALADIE 341
payée par le sociétaire sur son salaire, la différence entre cette cotisa-
tion et la dépense totale étant couverte par la subvention des patrons,
subvention qui permet de servir en outre des pensions de retraite,
pour une somme considérable, aux sociétaires devenus 'invalides. A
raison d'un montant de 13,456 fr. pour indemnités de chômage, il y a
eu 15,818 journées de maladie pour 621 sociétaires secourus pendant
l'année. La proportion des honoraires des médecins, dentisteset sages-
femmes équivaut à 4 fr. 95 c. par ouvrier sociétaire; celles des médica-
ments et accessoires à o fr. 75. Si ces dépenses paraissent fortes, c'est
que la caisse des secours des établissements HerzogauLogelbach
accordait ;i ses malades plus que les services obligatoires imposés par
la loi nouvelle. Au lieu d'un secours en argent égal à la moitié des
salaires, pendant une durée de treize semaines au plus, les indemnités
de chômage accordées par les statuts de la caisse, quand la maladie se
prolonge au delà de treize semaines, peuvent être continuées pendant
six mois à raison de 40 p. 100 du salaire, puis de 25 p. 100 du salaire
depuis le septième jusqu'à expiration du douzième mois. D'un autre
côté, les soins médicaux et les médicaments gratuits sont donnés non
seulement aux ouvriers sociétaires payant leur cotisation, mais aussi
à leurs femmes et à leurs enfants en bas âge, sans versement aucun
pour ceux-ci. Les invalides pensionnés par la maison participent éga-
lement, sans cotisation de leur part, aux secours médicaux et phar-
maceutiques.
On a affirmé, dans les débats du Reichstag, que l'assurance obliga-
toire contre la maladie est contraire aux intérêts des ouvriers et que
les caisses de fabrique tout particulièrement deviennent entre les
mains des patrons un moyen d'oppression. En Alsace, dans les établis-
sements industriels privés de caisse de malades,j'ai, au contraire, tou-
jours entendu les ouvriers exprimer le désir de l'introduction de caisses
de malades. Il ne peut d'ailleurs être question d'une oppression ou
d'une pression quelconque exercée par les patrons. La loi votée par le
parlement allemand à la date du 29 mai 1883 accorde bien aux chefs
d'établissement la faculté d'établir les statuts de leur caisse et de pré-
ciser, soit personnellement, soit par un délégué,les réunions du conseil
d'administration et des assemblées générales des sociétaires, auxquels
il faut rendre compte de la gestion de la caisse une fois par an tout au
moins; mais les ouvriers intéressés doivent être consultés, de leur côté,
sur la rédaction des statuts, dont l'adoption est soumise à l'approba-
tion des autorités administratives, préfets et directeurs de cercle,
auprès desquelles les sociétaires ont un recours assuré pour porter
plainte contre des abus possibles ou réels, commis à leur détriment.
Chaque caisse de malades aussi est tenue d'avoir un conseil d'adminis-
tration élu par les sociétaires réunis en assemblée générale, conseil
342 LA REFORME SOCIALE

clans lequel les ouvriers peuvent entrer clans la proportion de deux


tiers au moins. Du reste, l'administration et la gestion des caisses de
malades dans les fabriques se font gratuitement sous la responsabilité
du chef d'établissement. Tous les intérêts et les droits des ouvriers sont
bien sauvegardés par la loi.
Dans un prochain article, nous examinerons les projets sur l'assu-
rance contre les accidents de fabriques.
CHARLES GRAD,
correspondant de l'Institut,
i député de l'Alsace au Reichslag.

LES ARTISANS D'AUTREFOIS

ESQUISSES D'INTÉRIEURS BOURGEOIS

Les professions industrielles ont pour but l'alimentation, le vête-


ment, le mobilier et le logement de l'homme. Nous étudierons, dans les
monographies sommaires que nous présentons ici, la condition des
hommes qui gagnaient leur vie au dix-septième et au dix-huitième
siècle, en s'occupant de l'alimentation de leurs semblables. Ces
esquisses de monographies sont tirées d'inventaires qui sont conservés
aux archives de l'Aube, et .qui s'appliquent à des habitants de la ville
de Troyes (>!).

I. - LES BOULANGERS

En général, les boulangers ne sont pas pauvres; mais ils s'enrichis-


sent difficilement, parce que la taxe du pain ne leur laisse que des
bénéfices limités. Ceux-là seuls peuvent épargner, qui ont assez d'a-
vances pour acheter des grains, au moment où ils sont à bas prix.
D'un autre côté, leur vente est régulière, et s'ils vendent souvent à
crédit, ils peuvent toujours compter sur leur clientèle. Au dix-septième
siècle, ils avaient aussi quelque bénéfice sur la cuisson du pain, que
beaucoup de ménagères pétrissaient elles-mêmes et qu'elles envoyaient
à prix fixe au four du boulanger.
En 1533, on comptait quarante et un maîtres boulangers à Troyes:
il y en avait soixante-dix en 1765; et cependant la population passe

(11 Arches jwJiewrcs de VAuhc, n« 1210, lloo, 1169. 1175. 1163, 1105, ilSO.
H 76, 1077.
LES ARTISANS D'AUTREFOIS 343
pour avoir diminué dans cette ville dans le cours du dix-huitième
siècle.
sïeaa Caillât (163 8).
Jean Caillât et sa femme, Marguerite Finot, habitent rue de la Petite-
Tannerie, une petite maison qu'ils ont achetée 320 1. en 1625. La
chambre basse sur la rue leur sert de boutique. Us étalent leurs pains
sur une « monstre de bois » et le pèsent au moyen de trois pesons à
«
flèche de bois » ou d'une paire de balances. Dans le fond de la pièce
se trouvent deux grandes « maies de chêne à boulanger. » Cette
chambre sert aussi de cuisine. Dans les soirées d'hiver, un chandelier
de fil de fer sert à l'éclairer.
Le ménage et ses trois enfants logent dans une chambre basse, crui
correspond d'un côté avec la boutique, de l'autre, avec une petite
cour. Le lit est couvert de « serge riolJée » ou rayée de différentes cou-
leurs. Le linge de table, consistant en deux nappes et trois douzaines
de serviettes, est empilé dans un coffre de chêne. Le long des murs, sur
deux « vieux rasteliers à mettre armes », sont étalés « une arquebuse
à rouet, un vieil pistollet, deux épées, un épieu, un morion, un poi-
gnard et deux viels fornimentz. » Le boulanger fait partie de la milice
bourgeoise, comme son père et peut-être son aïeul, de qui proviennent
sans doute une grande partie de ces armes.
Le costume de la femme est simple. La serge noire est employée en
corsage et en garde-robe. Les jours de fête, elle met une cotte de drap
vert passementé ou de damas figuré, une chemisette de serge rose, un
devantier de serge noire et un chaperon de drap de même couleur.-
La famille couche dans la chambre basse sans doute humide et
obscure. La chambre haute sert de blutoir. Il s'y trouve « un moulin à
bluter garni de ses ustancilles. » Une chambre basse contient deux
petits saloirs et un cent et demi de fagots.

tïean Degris (1036).


Catherine Chenat, femme de Jean Degris, maître boulanger, rue de
laCorderie, a des beaux habits et des bijoux que n'a pas la boulangère
de la rue de la Petite-Tannerie. Elle pouvait étaler sur elle des orne-
ments de tout genre : une croix et un coeur de cristal, avec un carcan
de corail, « un petit chappeau de semences de perles garni de grains
jaulnes et marques rouges », sans compter des croix, des bagues d'argent
doré ou d'argent, des crochets et une clercellière d'argent, huit paires de
chapelets, l'un de grains de jayet noir, les autres de cristal et « naque
de perles. » Tous ces bijoux n'étaient pas réservés pour les jours de
fête; il est à supposer que Catherine Chenat en portait quelques-uns,
lorsqu'elle siégeait dans sa boutique, entre ses balances et ses cor-
344 LA .REFORME SOCIALE

beilles pleines de pains, et qu'en voyant ses bijoux, les chalands pou-
vaient être portés à dire, comme la chanson populaire : «La boulangère
a des écus. »
On l'aurait supposé également, à la voir, le dimanche, avec sa cotte
de. serge de Beauvais passementée de deux passements de velours noir
et doublée de serge bleue, avec son manchon de velours cramoisi à
ramages et son chaperon de serge noire à carreaux de velours. On
l'aurait cru surtout, à voir le « ceinturon à enfant couvert de velours
rouge, où il y a dix-huit coquilles d'argent, avec des agraph.es d'ar-
gent. » Ce luxueux ceinturon, destiné sans doute à soutenir des
lisières pour faire marcher un enfant de deux ans, ne devait-il pas
éblouir les passants et faire l'envie des voisines?
Catherine, quia quatre enfants, n'a rien épargné pour eux; elle
couvre le berceau de l'un d'eux d'un drap vert ; elle a deux « biberaux
à enfants », sans doute des biberons ; enfin, elle possède une «haulte
chaise à mettre enfant à. table. » Généralement, on ne fait pas, surtout
chez les artisans, de meubles spéciaux pour les enfants, et la présence
de cette « haute chaise » indique chez notre boulangère une sorte de
faiblesse maternelle qu'on ne rencontre guère de ce temps.
Ce ménage, qui jouit de quelque superflu, a du reste des goûts
relativement artistiques.La chambre de famille est garnie de tableaux,
d'images de bois et de plâtre, de gravures. A côté d'une croix de cuivre,
on peut remarquer un petit tableau « à huile » peint sur bois, entouré
d'un cadre de bois, et sur lequel « est représentée la Vierge tenant son
enfant. » Plus loin est un crucifix et un « Christ au jardin d'olives »,
peint à la destrempe; cinq autres petits tableaux à l'huile, dont l'un
a une chasse pour sujet, enfin « huit images en carton sur taille
dousse. » Sans cloute sur un dressoir, on peut aussi remarquer quatre
plats, deux petits vases et un « chandelier de fayance. »
Quant au mari, son orgueil était à coup sûr dans ses armes : une
arquebuse à mèche, un demi-mousquet et deux ôpées à fourreau de
cuir. Avec quelle fierté ne devai-il pas passer, par-dessus ses vêtements
de couleur sombre, son baudrier de cuir couvert de serge grise passe-
montée, auquel était suspendue une de ses épées! Ainsi équipé, un
bourgeois ne pouvait-il pas se croire l'égal d'un noble?
Les tableaux, les faïences indiquent une aisance relative. Le total de
l'inventaire du mobilier, qui fut fait à la mort de Catherine Ghenat,
s'élève à 739 l.-lo c, somme relativement importante pour les ménages
d'artisans de cette époque.
•Beau Boyvîn (1665).
Jean Boyvin, qui possède la maison dans laquelle il
exerce la pro-
fession de boulanger, est tout à fait h l'aise. Les coffres remplis de linge.
LES ARTISANS D'AUTREFOIS 345
les armoires où l'on enferme l'argent l'attestent; un de ces coffres contient
vingt-sept draps de toile et soixante-quinze serviettes.il a dansunbufïet
132 livresenécus et pièces detrente sous, 45 livres 16 s.en or; il a dans
une armoire troussée de bois de chêne, 12 écus blancs et pour 56 livres
de sous marqués. S'il doit encore 320 livres sur l'acquisition de sa
maison, s'il a emprunté 25 livres à un marchand, il a quelque argen-
terie : une tasse, une cuiller et une fourchette. Sa femme, Jeanne
Poinsot, possède une bague d'or garnie de neuf pierres bleues faisant
rose, une petite verge (1) et un chiffre d'or. Enfin, dans sa cave, il a
« deux muids de vin viel creu du bas païs. » Quand un artisan a dans
sa cave sa provision de vin assurée, on peut dire qu'il a des avances
ou du crédit.
La chambre de famille est garnie de deux lits, où ne font pas défaut
les matelas et les coussins de plumes. L'un de ces lits est entouré de
custodes et de manteiets de serge verte passementée et frangée. Le
mobilier est assez complet, et le râtelier garni d'armes y figure. Jean
Boyvin et sa femme, qui n'ont que deux enfants, ont pour servante
une nièce, à laquelle ils donnent 22 livres de gages par an.
Chose assez rare, Boyvin possède un livre de quelque valeur ; c'est
une Vie des saints de format in-folio, estimée 6 livres. Il doit y avoir
chez certains artisans des livres populaires, que les greffiers d'inven-
taire dédaignent à cause de leur prix minime, et qui devaient sortir
des presses des imprimeurs de Troyes. Cette Vie des saints devait
inspirer un certain respect, lorsque le père de famille en faisait lecture
à ses enfants, dans les longues soirées d;hiver.
La boutique de Boyvin est bien garnie d'ustensiles professionnels.Six
septiers, huit boisseaux de farine, valant 200 livres, sont conservés dans
des sacs de treillis. On peut remarquer dans cette boutique, outre
deux grandes maies de chêne, des paniers, des rouleaux, des claies,
des racles de fer, des pelles do bois, un écouvillon, des vanneaux, des
vannettes à mettre pain, des paires de balances à bassins de
cuivre, etc.Au premier étage,est placé dans une garde-robe « un mou-
lin servant à Testât de boulanger. »
Il n'estpas étonnant que tout ce mobilier, qui fut vendu aux enchères
après la mort de Boyvin, ait produit une somme de '1,380 1.

II. — LES BOUCHERS.


Comme partout, la corporation des bouchers de Troyes est plus
riche que celle des boulangers; comme presque partout, c'est une
espèce de caste, qui ne se recrute que parmi les fils de maîtres. A
Troyes, les bouchers qui sont au nombre de soixante, en 1765, ont des
(1) Anneau sans chaton, qui se donne ordinairement en se mariant (Furetière).
346 LA RÉFORME SOCIALE

avances ; ils se soutiennent les uns les autres pour faire le commerce
des bestiaux sur une large échelle. Il y a parmi eux des sortes de
dynasties. Le fils de Toussaint Gamusat, dont nous parlons ci-après,
meurt en 1718, laissant deux enfants. Les deux aînés sont bouchers;
deux fdles sont mariées à des bouchers. Deux autres sont restées dans
le célibat; une seule a épousé un tisserand. Un fils s'est fixé au loin, en
Bourgogne. Mais la majorité conserve la profession paternelle, qui lui
assure l'aisance, sinon la richesse. D'autres bouchers, dont nous avons
vu l'inventaire, ont une argenterie de table analogue à celle que pos-
sédaient les deux personnes dont nous esquissons les monographies.
Les bouchers, parfois logés près de la tuerie, ne vendaient pas de
viande chez eux; ils l'exposaient sur des étaux placés dans les bouche-
ries publiques, qui, à Troyes comme à Lyon, avaient le privilège de ne
pas être fréquentées par les mouches. C'était là que siégeait il y a
quarante ans encore la bouchère, avec ses bijoux au cou et aux doigts,
qu'elle étalait comme ses aïeules les avaient sans doute étalés au
dix-septième siècle.

Toussaint Camusat (1666).


Entrons chez Toussaint Camusat, boucher, rue de la Petite-Tannerie.
Rien ne révèle sa profession, dans sa demeure située loin de la tuerie
et des boucheries. La chambre basse sur la rue est garnie d'armoires
de noyer. Elle est décorée d'un bénitier d'argent, où sont ciselés les ins-
truments de la Passion, et d'un grand tableau à la détrempe représen-
tant le Jugement de Notre-Seigneur. Quatre plats de faïence sont sur
un dressoir. L'argenterie est assez considérable ; elle se compose d'un
bassin à cracher, de deux écuelles, d'un tâte-vin, d'une salière, d'un
coquetier, de dix cuillers, d'une petite cuiller à raclette, et de huit
fourchettes. Il se trouve aussi un lit dans cette chambre, qui sert de
cuisine.
Mais la chambre du boucher et de la bouchère, située au premier
étage, est autrement riche et bien garnie. Une tapisserie de Rouen en
couvre les murs. Le grand lit est recouvert de serge de couleur rose
sèche, ornée de broderies; sur les murs, au milieu de tableaux repré-
sentant la Résurrection de Lazare, un paysage et des « courtisanes », on
peut apercevoir un miroir entouré d'un cadre en écaille de tortue garnie
d'argent. Le linge est enfermé dans des coffres recouverts de tapisserie
ou de cuir rouge. Dans une chambre voisine, où se trouvent un lit
drapé de serge rouge, et trois tableaux à l'huile, il faut surtout remar-
quer un cabinet de bois de noyer fermant à clef, dans lequel sont
placés un bassin à laver, une aiguière couverte et deux flambeaux
d'argent, estimés 385 1. Bien peu de bourgeois, parmi les plus huppés,
auraient pu montrer de si riches ustensiles de toilette.
XES ARTISANS D'AUTREFOIS 347
La bouchère, Marie Picard, doit aimer la toilette et les bijoux. Les
vêtements sont de couleur voyante, enferrandine (1) rouge ou jaune,
en serge de Londres rouge. Elle a des bracelets de perles et d'agate,
des pendants d'oreilles, une petite chaîne d'or à mettre au cou, une
petite croix émaillée, une bague d'or émaillée à rose, quatre petites
verges d'or et un petit diamant.
Le boucher a de bons vêtements de drap ou de serge grise, avec un
chapeau de feutre à poil. Son luxe est dans ses armes. Il a dans son
allée deux râteliers et un petit trophée d'armes. Quatre petits fusils,
un mousquet et un mousqueton y sont rangés. Officier de la milice
bourgeoise, il laisse en outre à son fils une enseigne militaire de taffe-
tas blanc, rouge et bleu (les couleurs de la ville deTroyes), une pique,
un hausse-col d'argent et une épée à garde et à poignée d'argent.
Les deux seuls livres qu'il possède, la Vie des Saints et l'Histoire des
Francs, attestent ses sentiments religieux et patriotiques. Sa cave est
mieux garnie que sa bibliothèque ; à côté de deux muids de vin de
Laines-au-Bois, il a quatorze muids de vin de Crésantignes, estimés
4201. Dans une des deux cuves qu'il possède sont empilées trois cents
livres de lard.
Toussaint Camusat a des propriétés foncières et mobilières. Il a
reçu de ses parents ou il a acquis des terres et des vignes ; il a placé
son argent en constitutions de rentes et il possède des vaches à
cheptel.

Denis Camusat (lïOG).


Denis Camusat, dit le Capucin, demeure dans le quartier de la Tue-
rie. Il a une vaste installation. La cuisine est largement pourvue d'us-
tensiles de cuivre. Son argenterie se compose d'une écuelle, de quatre
tasses et de neuf couverts. Sa cave est garnie de quatre feuillettes de
vin de Lespine et de cinq muids de vin de « gois ». Il a pour 3601. de
lard et de jambons. Dans son écurie se trouvent un vieux cheval gris
et trois boeufs. C'est sur ce cheval gris qu'il monte, vêtu d'un justau-
corps à boutons d'argent et d'un manteau de drap, avec une paire de
pistolets dans ses fontes, pour aller faire des marchés de bestiaux
chez les paysans des environs. Le marché conclu, il les laisse à leur
propriétaire jusqu'au moment où il les fera venir à la tuerie. C'est
ainsi qu'il possède, dans les villages voisins, plus de quatre-vingt-dix
mères vaches et quelques boeufs, quatorze cent soixante-douzebrebis
et moutons, à 3 ou 4 livres pièce.
Un marchand de bestiaux comme Denis Camusat doit avoir beau-

(1) Etoffe légère dont toute la chaîne est de soie, mais qui est tramée de laine.
(Furetière.)
348 LA RÉFORME SOCIALE

coup d'avances. Il possède des terres ; il prête de l'argent aux particu-


liers et aux communes, et il ne se presse pas de recouvrer les créances
sûres. C'est ainsi que M. de Mesgrigny, seigneur de Souleaux, lui doit
pour '1,551 1. de viande, et que l'abbesse de Notre-Dame-des-Prés lui
est redevable, pour vente « de viande, lard et poisson, » de la somme
de 6,834 1., à raison de 1 ,200 1. environ par an.

III. — LES PATISSIERS ET LES CUISINIERS.

L'ambassadeur vénitien Jérôme Lippomano, qui séjourna en France


en 1577, s'extasie sur le nombre des bouchers, des rôtisseurs, des
pâtissiers, des cabaretiers que renfermait la ville de Paris. « Youlez-
vous, disait-il, votre provision toute prête, cuite ou crue; les rôtisseurs
et les pâtissiers, en moins d'une heure, vous arrangent un dîner, un
souper pour dix, pour vingt, pour cent personnes ; le rôtisseur vous
donne la viande ; le pâtissier les pâtés, les tourtes, les entrées, les
desserts; le cuisinier les gelées, les sauces, les ragoûts. » Il y avait
moins de pâtissiers et de cuisiniers à Troycs, toute proportion gardée ;
cependant le nombre en était encore respectable. En 1533, à l'entrée
d'Eléonore d'Autriche à Troyes, trente maîtres pâtissiers figurèrent,
en pourpoint de taffetas violet à bouffetures blanches ; il y avait encore
trente-cinq maîtres pâtissiers dans la même ville en 1765, époque à
laquelle la population avait singulièrement diminué. A la même
époque, on y comptait vingt maîtres cuisiniers, qui étaient en même
temps rôtisseurs.

Claude Thomas (16G5).


On aura peine a croire ce qu'un pâtissier, demeurant dans un fau-
bourg, pouvait posséder d'argenterie, à moins qu'on ne suppose que
ce pâtissier fit d'ordinaire « nopees et festins » pour les gens delà ville.
Claude Thomas n'avait pas seulement vingt-huit cuillers et vingt et
une fourchettes d'argent; il possédait deux aiguières, trois salières,
un vinaigrier, un sucrier, deux coquetiers, une tasse, une écuelle à
oreilles, une assiette, sans compter deux petits bassins à cracher et un
grand bassin à laver mains. Le tout valant 696 livres. La batterie de
cuisine était à l'avenant. Dans la salle basse servant de boutique, où
s'ouvrait
s le four, les poissonnières, les tourtières, les chaudières abon-
daient, et une quantité considérable d'étain, dont le poids atteignait
444 livres, était rangée sur les dressoirs ou contre les
murs.
Les gâteaux étaient étalés sur des « monstres » au devant de la bou-
tique, ou disposés sur des « champagnes d'osières ou des plateaux.
»
On apercevait çà et là les ustensiles servant à la profession tours
:
LES ARTISANS D'AUTREFOIS 349
de bois, « rouslots, » tourtières de enivre à pattes de cuivre, râpes,-mor-
tiers.
La femme de Claude Thomas siégeait devant ses balances, et les
jours de fête, on pouvait la voir en corps de damas, en cotte de serge
rose sèche, avec un tablier de damas noir garni de deux boutons d'ar-
gent. Elle a peu de bijoux ; à coup sûr, ce n'est pas par pénurie. Sa
maison est vaste ; le mobilier indique l'aisance ; la cave contient onze
muids et deux feuillettes de vin clairet, cru de Laines-au-Bois, esti-
més ensemble 432 1. ; les coffres renferment de nombreux contrats ou
constitutions de rentes, et le ménage conserve dans sa chambre de
famille, en or et en argent monnayé, une somme de <1,800 livres.

Pierre de Bart (lîia).


Pierre de Bart, dit Gratien, maître pâtissier, vis-à-vis les lisses de
l'église Saint-Jacques, a plus d'armes que d'écus clans sa maison. Ses
râteliers supportent deux fusils, deux mousquets, un mousqueton,
deux épées et deux ceinturons, dont l'un est garni de soie noire. Ce-
pendant, son mobilier indique qu'il est dans l'aisance. Sa femme lui
a apporté une dot de 500 1., ce qui est la dot moyenne des femmes
d'artisans. La boutique est bien garnie d'ustensiles professionnels,
parmi lesquels on peut remarquer des lettres de fer»blanc « à faire
biscuit. » La chambre de famille est décorée de statuettes ou « images
de pierre et de bois », de vingt-deux pièces de faïence servant de gar-
niture de cheminée, enfin de plusieurs tableaux, dont le plus grand,
placé au-dessus de la cheminée, représente le Sacrifice d'Abraham.
Dans une armoire, sans doute, sont rangés quatre livres; l'un de ces
livres est la Vie des Saints. Ces livres, comme les tableaux et les
images, attestent les sentiments pieux de la famille.

Nicolas CHevanee (1659).


Des statuettes de la Vierge, de saint Nicolas et de sainte Barbe, pla-
cées sur le buffet de la cuisine de Nicolas Chevance, maître cuisinier,
indiquent de même combien la piété est répandue chez les artisans.
Cette cuisine, attenante à la boutique, contient un foyer garni de trois
broches ; mais celui de la boutique a cinq broches avec deux contre-
hastiers et deux grandes lèchefrites. C'est là que rôtissent viandes et
volailles, qu'on place ensuite clans une montre de bois, à châssis de
verre. Le cuisinier, qui a deux filles, possède la moitié de la maison
qu'il habite ; mais il n'a pas d'argenterie, et son mobilier ne permet
pas de supposer une grande aisance. Son frère, Edme, exerçait
comme lui la profession de maître cuisinier.
350 LA RÉFORME SOCIALE

IV. — LES HOTELIERS

Les auberges d'autrefois étaient souvent mieux tenues que celles


d'aujourd'hui. Au dix-septième siècle, les plus grands personnages
voyageaient à petites journées, et passaient la nuit, soit dans des
petites villes, soit môme dans les villages. La plupart des voyageurs
étrangers font l'éloge des auberges de France. Celles dont nous pré-
sentons l'esquisse ne sauraient être regardées que comme des hôtelle-
ries de second ou de troisième ordre. Les grands seigneurs et les ma-
gistrats de haut rang ne descendaient ni à la Tète-Rouge, ni au Dau-
phin, ni à VImage Sainte-Anne ; mais ce n'est pas la qualité de la
clientèle qui fait la prospérité des aubergistes, si l'on en juge par
l'état de la fortune du propriétaire de YImage Sainte-Anne.
Xo'èl Himpe (1G8S).
La maison, où Noël Himpe tenait l'hôtellerie de la Tête Rouge, existe
encore aujourd'hui. Elle a même conservé son enseigne, qui sert
d'indication à un magasin de charbon de bois. Elle est située à l'entrée
de la rue de Jargondis, qui, à deux pas de la rue la plus marchande
et la plus animée de la ville, a gardé l'aspect sombre, et malheureu-
sement dénué de pittoresque, d'une ruelle du moyen âge. L'hôtellerie,
qui n'était pas des plus vastes, devait surtout être fréquentée par des
marchands. Sur la cour ouvrait une assez vaste cuisine, garnie de
nombreux ustensiles d'étain et de quatre douzaines de moules de fer-
blanc à biscuits. Peu d'argenterie : onze couverts et une écuelle. Les
chambres sont situées au rez-de-chausséeet au premier étage. Chacune
d'elles contient au moins deux lits; deux d'entre elles en ont trois.
Ces lits, bien garnis de matelas de laine et de plumes, sont entourés
de rideaux de serge verte ou jaune. Les murs sont couverts de tapis-
serie de Bergame. On frémit en pensant aux insectes auxquels ces
tapisseries pouvaient servir d'asile ! Il y a environ quatorze lits.
L'hôtelier n'en a pas moins de grandes provisions. Son grenier ren-
ferme trente-cinq voitures de foin, et sa cave onze muids et trois feuil-
lettes de vin des Riceys et du pays, à 25 francs le muid, l'un portant
«
l'autre. »
Noël Himpe a acheté une partie de la maison où est installée
son
auberge. Il paie 185 livres de « loyage
» pour la partie qu'il ne possède
pas. Son industrie ne paraît pas l'avoir enrichi; il a des dettes ; cepen-
dant il a établi plusieurs de ses enfants. L'aîné, qui s'appelle Noël,
comme lui, est chapelier; le second, Claude, a fait son cours de philo-
sophie, tant à Troyes qu'à Paris, et il exerce le métier de maître im-
primeur, métier alors beaucoup moins lucratif à Troyes
que celui de
LES ARTISANS D'AUTREFOIS 351
boucher ou de pâtissier. Himpe a en outre deux autres fils, encore sans
profession, et deux filles, dont l'une est religieuse au prieuré suburbain
de. Sainte-Scholastique.

Mcolas Dereims (1¥©8).


Nicolas Dereims, qui tient l'hôtellerie du Dauphin, près la porte
Saint-Jacques, est en même temps drapier-drapant. Il a, dans une
maison située en face de son hôtellerie, quatre métiers à draperie,
dont un grand ourdissoir.il avait hérité une autre maison de sa mère;
il en avait acheté une depuis son mariage, et sa femme, Edmée Mau-
gard, était propriétaire de son hôtellerie avec ses deux frères.
Dereims a donc une certaine aisance. A son auberge est annexé un
cabaret où l'on sert les chalands dans des ustensiles d'étain fin. Son
argenterie se compose de deux écuelles, dix-neuf fourchettes, treize
cuillers et quatre tasses. Dans ses armoires se trouvent vingt-cinq
paires de draps, et la maison du Dauphin contient plusieurs chambres
à deux ou trois lits, tendues en vieille tapisserie.
L'hôtelière, qui a cinq enfants, a une certaine recherché dans ses
vêtements ; elle possède une jupe et un manteau d'étamine de Reims
couleur musc, et même une jupe de gros de Tours rayé.

Slariïn JLécorcîier (l1?©»).


Les aubergistes des faubourgs peuvent être plus à l'aise que les hôte-
liers de la ville. Tel est Martin Lécorcher, à l'Image Sainte-Anne, au
faubourg Saint-Martin. Celui-là a quelques biens au soleil, et il les fait
valoir ; il a treize chevaux, qu'il fait labourer et que peut-être il loue.
Ces chevaux, qui ont leur nom comme des chevaux de grand sei-
gneur (1), valent de 150 à 220 livres. Sous ses hangars sont abrités
huit camions et cinq charrettes. Sa basse-cour renferme quatre-vingts
volailles, et dans ses caves sont empilés trente muids de vin de « gois »
des environs, à vingt-six livres le muid.
C'est à coup sûr une auberge plantureuse. Vingt-cinq plats de
faïence sont étalés dans une cuisine suffisamment garnie d'ustensiles
de tout genre. Il s'y trouve aussi vingt-quatre couverts d'argent. On
reçoit les hôtes dans quatre chambres à trois lits, deux à deux lits et
une à un lit. Les bois des lits sont en noyer, et quelques-uns ont des
colonnes torses. Ils sont garnis de serge rouge, de serge verte galonnée
ou d'indienne. Quelques chambres sont tendues de tapisserie de Ber-
game, et l'une d'elles est ornée de deux tableaux représentant saint
François et le Sacrifice d'Abraham.

(1) Le Turc, le Breton, le Picard, le Porc, le Hastoc, le Parisien, la Blonde, Charlotte,


Bacanal, Bégon, Louison, le Blanc, le Bonheur.
352 LA RÉFORME SOCIALE

On aurait peine à croire que cette auberge fût fréquentée d'ordinaire


par des voituriers ou par des rouliers. Martin Lécorcher, cependant,
prétait de l'argent à beaucoup d'entre eux, qui venaient de Chaumont,
de Langres, de Dijon et de localités plus voisines. Il pouvait en effet
faire des avances; il était entré en ménage avec 4,650 livres; sa femme
lui avait apporté 2,000 livres, et à la dissolution de la communauté,
l'inventaire constata un avoir de 39,573 livres.
ALBERT BABEAU.

LES SOCIALISTES CHRÉTIENS EN ANGLETERRE

D'APRÈS DES PUBLICATIONS ANGLAISES

The Christian Socialisl (juin cl juillet 1883). The Comini; Révolution in England. —
Th social Reconstruction of Emjlaml; by. II.-M. Hyndman. London, Yilliam Recves.

I
Nos lecteurs n'ont certainementpas oublié le très intéressant travail
de M. Claudio Jannet sur le socialisme scientifique aux Etats-Unis (1),
non plus que ses appréciations, de fond si. solide et de forme si nette,
sur un ouvrage, Progrès et pauvreté, dû à la plume d'un écrivain
californien. M. Henri George. La terre, avait dit Stuart Mill, est un
don de la nature, la source de tous nos moyens d'existence, le fonde-
ment de tout ce qui influence notre bien-être matériel; elle ne saurait
donc être l'objet d'une appropriation dans les mêmes conditions et au
même titre que les produits créés par le travail de l'homme. M. Henri
George s'est emparé de cette donnée, il l'a développée, amplifiée,
prodigieusement exagérée et en a tiré la conclusion que la propriété
foncière est illégitime et contraire à l'intérêt général. Le procédé qu'il
recommande, pour trancher cet abus dans sa racine, consiste à absorber
par l'impôt tout le revenu net (rent) de la propriété foncière ; grâce à
une opération aussi simple, le sol deviendrait rapidement une pro-
priété collective et le produit de la rente permettrait d'entretenir tous
les services publics et de constituer une sorte de caisse d'assurance
contre les risques de pauvreté.
Le système n'est pas nouveau, il a même été expérimenté, au
onzième siècle, par un homme d'Etat chinois d'une
rare intelligence,
(1) Réforme sociale, tome lit, page 268.
LES SOCIALISTES CHRÉTIENS EN (ANGLETERRE 353
appelé Wang-ngan-Ché, il a fait ses preuves pendant quinze ans,
et ces preuves ont été si désastreuses, que les Chinois se sont
dégoûtés du socialisme agraire (]). L'expérience, suivant un mot
célèbre, est une flamme qui n'éclaire que ceux qu'elle dévore; aussi
le mécompte des administrés de Wang-ngan-Ché n'a-t-il pas empêché
M. Henri George d'avoir de nombreuxlecteurs aux Etats-Unis et même
en Angleterre.
Les ouvriers anglais deviennentchaque jour plus attentifs aux discu-
sions qui agitent le continent; ils n'appartiennent plus à cette idée
unique, que l'ordre social en Angleterre est supérieur à celui de tout
autre pays et se sentent partagés entre le respect du passé et les
aspirations vers un avenir meilleur. Ils commencent à ressentir les
premières atteintes de ce malaise indéfinissable, qui caractérise les
époque de transition, si étrangement marquées d'incohérences et de
contradictions. Un fait assez significatif témoigne du travail sourd
et mystérieux qui s'opère dans leur esprit. En 1879, un serrurier de
Londres,M. Adam Weiler, avait proposé, au congrès des Jrades-Unions
de Manchester, une résolution en faveur de la nationalisation de la
terre, c'est-à-dire de la restitution du soi national à la communauté.
Non seulement sa proposition était restée sans écho, mais elle n'avait
pas obtenu d'autre suffrage que celui de son auteur. En 1882, à ce
même congrès, la même proposition, renouvelée par un membre de
la fédération démocratique, M. Rowland, a été votée par 49 voix
contre 29, malgré l'opposition des principaux organisateurs de la
réunion. Ce revirement ne prouve assurément pas l'existence d'un
large courant socialiste en Angleterre, il laisse seulement deviner des
fissures clans la pensée populaire.
Les idées nouvelles ont pénétré dans un autre milieu, celui des pas
teurs et des dissidents. Dans tout chrétien, nourri des enseignements
du Christ, la remarque est de M. de Laveleye, il y a quelques tendances
socialistes, et, clans tout socialiste, fut-il profondément irréligieux, il y
a une sorte de christianisme inconscient. Le christianisme est la
religion des déshérités: il a rassemblé sous son aile les pauvres et les
faibles, les femmes et les enfants et les a enveloppés, dans le cours des
siècles, d'une protection, qui n'a pas épuisé tous ses effets et n'a pas
dit son dernier mot. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que des chrétiens
de toute confession recherchent les moyens de mettreun terme à l'anta-
gonisme social et s'appliquent avec ardeur, avec passion même, a
restaurer un édifice qui leur semble menacer ruine; l'essentiel estdene
pas jeter à la tête du voisin les pierres amassées pour la consolidation

(i) Revue des Veux Mondes àa 45 février 1880. Un socialiste chinois au onzièmesiècle,
par C. de Varigny.
Liv. VII %i
354 LA RÉFORME SOCIALE

de la maison. Les socialistes chrétiens d'outre-Manche ont fait, à cet


égard, des déclarations rassurantes dans le premier numéro de leur
journal, le Christian Socialist, qui a paru au mois de juin dernier :
Nous serons probablement obligés, disaient-ils, de parler contre les
«
crimes et les folies de certaines couches de la société presque aussi
vigoureusement que les communistes chrétiens, il y a dix-huit siècles,
mais nous écarterons résolument toute arrière-pensée politique et
nous déclarons que les haines et les préjugés de classe seront rigoureu-
sement exclus de nos pages. » J'applaudis à cette résolution, mais j'y
aurais applaudi avec plus de sécurité, si je n'avais pas lu, deux pages
plus loin, les strophes enflammées du Chant du prolétaire, de Johann
Most « Qui frappe do son marteau le cuivre et la pierre : — qui
s'ensevelit dans les mines — qui tisse la laine et la soie et cultive le
Lié et le vin — qui peine et gérait pour nourrir les riches et vit lui-
môme dans le besoin. C'est,l'homme qui travaille, c'est toi, ô prolé-
taire?» etc. Jésus parlait un autre langage sur la montagne et conso-
lait la foule, émue et ravie, par ces paroles plus douces qu'un baiser
sur un front d'enfant : « Bienheureux ceux qui sont doux, bienheu-
reux les miséricordieux, bienheureux ceux qui ont faim et soif de la
justice. »
C'est surtout dans l'étude des questions sociales que l'esprit est
exposé à être la dupe du coeur; les recherches hâtives ne fournissent
aux esprits prévenus ou enthousiastes que des éléments d'appréciation
incomplets et les amènent à déplacer l'injustice sous prétexte de la
corriger. Lire Karl Marx est bien, le contrôler vaut mieux, car il n'est pas
commode de se dégager de la trame habilement tissée de ses ingé-
nieux sophismes. Quoi de plus spécieux que sa théorie de la valeur?
La valeur n'a pas d'autre source que le travail et se mesure par le
temps que consacre un ouvrier, d'une capacité moyenne, à fabriquer
un produit donné (-1). La formule est hautaine, dogmatique, tran-
chante, elle s'appuie sur Adam Smith, Iticardo etBastiat, et suggère
l'idée que les capitalistes sont des voleurs plus ou moins inconscients.
Un simple coup d'oeil jeté sur les procès-verbaux de l'enquête agri-
cole qui a eu lieu, en 1880, sous la présidence du duc de Richmond,
aurait suffi pour démontrer aux rédacteurs du Socialiste chrétien que
la valeur ne dérive pas uniquement du travail et les aurait mis en garde
contre la séduction des syllogismes trop subtils.
D'après la déposition de M. ûenton, ingénieur principal d'une grande
compagnie de drainage, les propriétaires anglais, gallois et écossais;

(1) Dans sa remarquable étude sur Karl Marx, M. de Lavcleyc a démontré, avec
aillant de précision que de justesse, que l'utililé et la rareté sont de3 éléments delà
valeur aussi bien que le travail.Voir la Revue des Deux Mondes du 1er septembre 4876.
LES SOCIALISTES CHRÉTIENS EN ANGLETERRE 355
ont emprunté, de 18/2 à 1879, une somme de 8,014,312 livres sterling
pour drainer le sol dans des domaines substitués et ont dépensé, en
moyenne, pour ces opérations, 6 1.10 sh. par acre; or clans les terrés,
ainsi drainées à beaux deniers comptant, l'effort de la main-d'oeuvre
est moindre et le rendement plus considérable que dans les terrains
numides ou inondés. Avant la crise, les propriétaires recouvraient une
partie des frais sur les fermiers; ils en ont maintenant la charge exclu-
sive. S'il faut s'en rapporter aux évaluations de M. Denton, dont les
calculs sont très précis, le drainage est indispensable sur une superficie
de quinze millions d'acres, en Angleterre et dans le pays de Galles, et
imposera aux landlords d'énormes sacrifices, auxquels il ieur sera
difficile de se dérober. La fortune vend ce qu'on croit qu'elle donne
et, dans ces dernières années, elle a infligé aux propriétaires et aux
fermiers des épreuves auxquellesles ouvriers ont échappé. Les fermiers
ont largement entamé leur capital et les propriétaires ont consenti
des remises de fermages, qui se sont élevées, en moyenne, à 20 et 25
pour 100(1).
Un des écrivains les plus distingués du nouveau groupe socialiste
chrétien, M. Hyndman, a pensé que, pour se rendre compte avec plus
d'exactitude des chances de la réforme projetée par ses amis et par
lui-même, il n'était pas inutile de suivre les faits dans leur enchaîne-
ment et leur filiation, et a esquissé un tableau plein de mouvement et
de vie des phénomènes d'évolution, qui se sont succédé depuis le
moyen âge jusqu'à nos jours et qui continueront à se développer jus-
qu'à la formation d'un ordre social régulier. « Au moyen âge (2),
dit M. Hyndman, les relations entre les différentes classes de la
hiérarchie féodale et les individus qui les composaient étaient
purement personnelles. Tous les paiements se faisaient en nature et
les services étaient rendus de part et d'autre en vertu d'obligations
personnelles... Les nobles n'étaient pas plus propriétaires de la terre
que le peuple ou le roi. Chaque classe avait des droits subordonnés à
l'accomplissement de certains devoirs... Les yeomen et les tenanciers
à vie produisaient pour les besoins de leur femme, de leurs enfants
et leurs serviteurs. Ces derniers eux-mêmes jouissaient d'un lopin de
terre. Les journaliers ne formaient qu'une partie insignifiante de
la population. La femme, les filles, les servantes tissaient la laine de
la ferme et confectionnaient de rustiques broderies pour leur toilette

(1) On trouvera la déposition de M. Denton dans les Minutes of évidence laken


iefore fier Majestys commisioners on agriculture, London. George Edward Eyre. -188!,
p. 162 et suiv.
(3) Le mot moyen âge désigne probablement la période postérieure à la fusion
des Anglo-Saxons et des Mormands, c'est-à-dire la fin du treizième siècle et le quator-
zième.
356 LA RÉFORME SOCIALE

particulière; on ne pensait à l'échange, que lorsque tous les besoins


de la famille étaient satisfaits et l'on ne portait au marché que le
superflu. Tout le monde, ou à peu près, dans la classe la pluspauvre,
était en possession de tous les instruments de production; l'aïeule
avait son rouet, le potier sou tour, le maréchal ferrant sa l'orge et le
savetier son échoppe. <>

L'auteur, on le voit, a suivi le précepte de Tite-Livc, il s'est fait


ancien pour comprendre et pour expliquer les choses anciennes et
reconnaît, après M. Littré, que le caractère particulier de la société
féodale a été la suppression du prolétariat et du paupérisme héré-
ditaire. Cet état de choses devait évidemment s'altérer et disparaître
progressivement avec la complication croissante des rapports sociaux.
Le premier symptôme d'ébranlement coïnciderait, d'après IL llynd-
man, avec la guerre des Deux Roses; en même temps que la classe
moyenne recueillait les dépouilles de la noblesse décimée et inaugurait
le mouvement commercial et industriel, le souci exclusif de l'intérêt
personnel grandissait clans les âmes et effaçait peu à peu l'idée de la
mutualité des services (1). Poursuivie pendant Je cours du seizième
siècle, cette transformation morale se serait achevée au siècle suivant.
A partir de celte époque, la terre et tous les instruments de produc-
tion sont dans un petit nombre de mains et l'ôgoïsme règne. Au dix-
huitième siècle, apparaissent les grandes usines et la division du travail,
l'ouvrier devient un outil, cl son salaire se réduit au strict nécessaire,
les bills d'Enclosure fonctionnent à outrance contre les communaux
et jettent l'Angleterre comme une proie à quelques milliers d'oisifs.
De nos jours enfin, ïa découverte de la vapeur, les chemins de fer,
le télégraphe, l'électricité, la concurrence illimitée accélèrent le mou-
vement de concentration des richesses mobilières et immobilières et.
malgré la piperie des institutions parlementaires, font de quelques-uns
les maîtres de tous. Le socialisme peut venir; sa besogne est amodié
faite.
A la différence de ses amis, M, Hyndman se prononce pour une
réforme d'ensemble : « Je suis convaincu, écrit-il, que la nationalisa-
tion de la terre, prise en elle-même et sans une complète réorganisa-
tion de la production dans toutes ses branches, ne serait pas d'une
grande utilité pour les travailleurs, si même elle avait une utilité
quelconque. » Jamais, d'après lui, les circonstances n'ont été plus
favorables : crise industrielle, crise agricole, crise dans les esprits, qui,
las du passé, se tournent sur l'avenir. Les ouvriers lisent les apologies
de la Révolution française, et quelques-uns se prennent d'admiration

\i) Ces symptùaies de désorganisation oui été bien faibles


au quinzième siècle,
qu'on a appelé l';li<e cl'or île l'agriculture britannique.
LES SOCIALISTES CHRÉTIENS EN ANGLETERRE 357
pour Robespierre, Gouthon, Saint-Just et mêmeMarat; les autres sui-
vront. Les tenants de l'ancien monde sont visiblement désorientés;
leur énergie est épuisée et leur intelligence sans vigueur. Les Robert
Cecil; les Peel, les Gathorne Hardy, les Disraeli sont morts et n'ont
pas été remplacés ; les Gladstone et les Bright vont disparaître.
Wliigs, tories et radicaux seront également impuissants contre les
révolutions prochaines et n'essaieront pas même de les détourner, ni
surtout do les diriger, comme Disraeli l'aurait peut-être tenté. La
vieille société se décompose et tombe en pourriture; déjà les prosti-
tuées et les vagabonds s'en disputent les débris, pendant que l'Irlande
s'agite et montre le chemin aux prolétaires anglais.

II

De ce tableau, qu'il me paraît superflu de ramener à d'exactes pro-


portions, je retiens seulement le dernier trait, celui qui est relatif à
l'Irlande, parce que la justesse n'en peut-être contestée. Il y a près
d'un quart de siècle, lord Palmcrston comparait le Danemark à une
allumette, qui mettrait le feu aux quatre coins de l'Europe; l'Irlande
est une autre allumette, qui pourrait bien mettre le feu aux quatre
coins do la Grande-Bretagne. Les haines traditionnelles sont aussi
vivaces que jamais et la misère continue à abattre sa lourde main sur
les populations de l'Ouest qui, môme clans les bonnes années, végètent
clans des tenures absurdement morcelées. Ces tenanciers lilliputiens
vivent dans des huttes sordides, ils empruntent à tout venant, aux
banquiers, aux boutiquiers, aux marchands de beurre surtout; ils
subissent des intérêts de 10, '12, 1o, 20 et même 25 p. 100, ne paient
pas à l'échéance et renouvellent leurs billets, Dieu sait à quel prix (1).
Leur passif représente trois ou quatre années de fermage, quel-
quefois huit ou dix. Ils récoltent un peu d'avoine, des pommes de
terre, y joignent quelques pâtures et ne parviennent à payer leurs fer-
mages, quand ils les paient, qu'aux dépens de leur estomac. M. Bakl-
win, inspecteur des écoles d'agriculture en Irlande, à qui j'emprunte
ces renseignements, accorde des éloges à la modération et à l'équité
des ancienspropriétaires et ne leur adresse qu'un reproche, c'est de ne
pas résider sur leurs terres et de dépenser au dehors plus du cinquième
du revenu foncier de l'Irlande.

('!) Par une singularité des pins bizarres, les petits fermiers empruntent parfois de
l'argent à 10 p. 100 alors qu'ils ont à la banque un dépôt rapportant -I et demi. Ce
dépôt représente la dot des filles et doit rester inviolable, parce qu'en Irlande, plus
qu'ailleurs encore, les filles ne se marient pas sans dot. Le mariage est une affaire
d'argent. Ri jc père touchait au dépôt, il y aurait au logis des pleurs et des grin-
cements de dents.
358 LA KÉFORME SOCIALE

Plus sévère est son jugement sur les nouveaux propriétaires, qui
appartiennent presque tous au petit commerce et à la petite industrie.
L'intérèl particulier est leur loi suprême et l'idée de la justice sociale
n'a pas pénétré dans leur esprit. M. Baldwin en cite un exemple frap-
pant. Un grand propriétaires du Donegal, M. Gonnolly, qui, pendant
le cours de sa longue carrière, n'avait jamais augmenté la rente fon-
cière, vient à mourir ; son domaine est vendu par petits lots à des
spéculateurs, qui s'empressent de tripler les fermages. Aussi les appelle-
t-on les requins de la terre; leur éducation est, je no dirai pas à
refaire, mais à faire de pied en cap. Leur cupidité a presque justifié
le Land'Act de 1881, qui a fait passer au laminoir le droit de pro-
priété, et avait causé, en Irlande, un mécontentement d'autant plus
profond; que, dans la plupart des cas, les tenanciers exécutent, à leurs
frais, toutes les améliorations permanentes, telles que constructions;
drainage, etc.
Les anciens propriétaires, de leur côté, doivent rentrer dans la
vérité de leur rôle et sont moralement tenus de renoncer à leurs habi-
tudes d'absentéisme. Quelques-uns d'entre eux l'ont fait et s'en sont
Lien trouvés: le dernier lord Bessborough, par exemple, visitait ses
tenanciers chaque année, il les connaissait personnellement, s'enqué-
rait de leurs besoins et avait gagné leur confiance et leur estime, mal-
gré la différence de race et de religion. « Si les propriétaires vivaient
en Irlande, disait le duc de Wellington, et y dépensaient leur revenu,
ils feraient plus pour la tranquillité du pays que toutes les mesures
que le gouvernement de Sa AJajesté pourrait prendre. »
La difficulté capitale qui résulte des abus du morcellement n'en
subsisterait pas moins, puisque 4 00,000 fermiers, ce sont les chiffres
de M. Baldsvin, sont incapables de vivre dans leurs exploitations trop
exigués. M. Baldwin propose, pour remédier au mal, d'offrir à 50,000
familles l'option entre l'émigration et le déplacement dans l'intérieur
de l'île, où les terres cultivables no manquent pas, et n'évalue pas à plus
de 2,500,000 1. st. la dépense qui incomberait, de ce chef, àl'ÉLatdont
la participation et même l'initiative seraient indispensables et se com-
bineraient avec l'action des landlords. Son plan est très ingénieusement
conçu; je ne puis l'exposer en détail dans cet article déjà trop long,
mais je crois que, dans l'intérêt même des propriétaires anglais, le
gouvernement de la Reine fera bien d'aviser.
L'antagonisme de classe n'existe pas, jusqu'à présent, en Angleterre
et,s'il venait à surgir dans le monde agricole, il serait la conséquence des
abus de la propriété limitée, qui restreignent outre mesure le nombre
des propriétaires et contiennent en germe de dangereux conflits (1).
(1) Von l'article snr la. Propriété anglaise cl les propriétaires anglais, Réforme

sociale du 15 mars dernier.
LES SOCIALISTES CHRÉTIENS EN ANGLETERRE 359
Pendant l'enquête agricole, le dialogue suivant s'est engagé entre
le duc de Richmond et un grand administrateur de domaines (land
agent), M. John Goleman : « Le présilent: Un changement dans les
lois qui régissent la terre vous paraîtrait-il nécessaire pour assurer
la prospérité de l'agriculture?—• Le déposant: Dois-je considérer la
question comme une allusion à la propriété limitée ? — Le président :
Oui. — Le déposant : Je pense qu'une chose est très nécessaire, c'est
que les propriétaires soient, d'une façon ou d'une autre, tenus de
remplir leurs devoirs envers leurs domaines comme envers leurs
tenanciers. — Le président: Avez-vous eu souvent de la peine à obte-
nir de l'argent dans les domaines substitués?—Le déposant-.Qnï, j'en ai
eu. »
Il est, en effet, extrêmement dur pour le propriétaire limité, comme
le fait remarquer M. Oûleman, d'emprunter de l'argent à 6 ou 7 p.100,
amortissement compris, pour améliorer un domaine qui rapporte 2 1/2.
et l'on s'explique que, dans certains cas, il hésite à faire ou ne puisse
pas faire un sacrifice aussi onéreux. Le bili, présenté par lord Gairns,
au mois de février 1880, autorisait le tenant for life à vendre une par-
tie du. domaine pour améliorer l'autre, mais il n'a malheureusement
pas obtenu la sanction du Parlement.
Les écarts de l'esprit de conservation ne sont pas moins à redouter
en Angleterre que les exagérations de l'esprit de nouveauté et l'art de
ménager les transitions est plus indispensable en politique qu'en litté-
rature. Dans son roman à'Endjjmion, lord Beaconsfield a consigné
cette impression grave et mélancolique : «Je ne puis me dérober au
sentiment que ce pays, et le monde en général, sont à la veille de
grands changements r, Un des signes du temps qui frappe l'observa-
.
teur en tout pays, c'est l'esprit d'égalité, dont les anciennes classes
dirigeantes, même en France, n'apprécient peut-être pas très exacte-
ment la véritable nature et la portée. Le peuple est défiant, ombra-
geux, irritable, à la façon des parents pauvres dans une famille de
parvenus, il cherche la considération et craint le dédain des nobles,
des bourgeois et des riches. En dépit des apparences, il est idéaliste et
sentimental, il tient peu à l'argent parce qu'il n'en a pas et ne sait
aucun gré de l'assistance matérielle, quand elle ne vient pas du coeur.
L'égalité politique n'est pour lui qu'un moyen d'arriver à l'égalité
morale et la hiérarchie ne lui est odieuse que parce qu'elle paraît
impliquer l'humiliation en permanence. Qui pourrait s'en étonner?
Mmc Roland n'a jamais pu digérer certain repas pris à l'office clans
une maison seigneuriale, et Barnave se serait probablement monlré
moins fougueux aux débuts de la Révolution, si, par les ordres d'un
gentilhomme, il. n'avait été brutalement expulsé d'une loge qu'il occu-
pait, avec sa mère, au théàtrede Grenoble, Le peuple souffre, dans son
3G0 LA RÉFORME SOCIALE

orgueil, de l'orgueil d'autrui et, comme il a conscience de sa force, il


se plaît à abaisser ceux qui s'élèvent. Peut-être
fmira-t-il un jour
par élever ceux qui s'abaissent. Il serait piquant et consolant tout à la
fois, que le dernier terme de tant d'évolutions et de révolutions fût la
glorification de l'humilité chrétienne, cette vertu mal comprise des
libres penseurs et malsonnante aux oreilles des pharisiens.
La genlry anglaise n'a perdu qu'une partie de son prestige et jouit
encore du respect des classes inférieures dans les comtés, parce qu'elle
remplit, en partie du moins, ses devoirs sociaux: elle met son honneur
à garder longtemps ses tenanciers, elle bâtit des cottages pour les
ouvriers, édifie des écoles, organise, à ses frais, l'assistance médicale,
souscrit largement à toutes les oeuvres de bienfaisance et fait cinquante
lieues pour assister à un meeting dans la paroisse. Excellentes prati-
ques qu'il faut conserver et amplifier! Le programme complémentaire
pourrait se ramener à quelques traits essentiels: résider plus habituel-
lement, dût-on sacrifier une partie delà saison de Londres et quelques
excursions sur le continent, se mettre en contact plus direct et plus
familier avec les paysans, établir un membre de la famille dans
chaque domaine, s'initier plus complètement aux méthodes cul turales('l),
multiplier les fermes modèles, distribuer des primes aux fermiers les
plus actifs et les plus habiles (3), créer des bibliothèques populaires en
vue de satisfaire la passion croissante pour l'instruction, enfin s'assurer
la double supériorité du savoir et de la vertu, celle de la vertu surtout.
En s'inspirant de ces idées, qui n'ont rien de radical ni de subversif,
l'aristocratie britannique aurait des chances sérieuses de conserver,
dans les affaires publiques, une influence, amoindrie peut-être, mais
suffisante encore. Les socialistes chrétiens auraient mauvaise grâce à
lui rappeler le précepte de saint Paul, que celui qui ne travaille pas
ne doit pas manger, et les masses, satisfaites de leurs autorités sociales,
prendraient sur les révolutions, l'opinion de Mme É. de Girardin:
«Nous ne voudrions pas, disait Mmc de Girardin, même d'une révolu-
lion qui serait faite par les anges; il y en a eu une autrefois : elle a
produit l'enfer. »
A. BOYENVAL.

(-1)Les grands propriétaires anglais abandonnent trop exelusivemnt le soin de


leurs affaires à des Lan cl Agents.
(2) Grâce à une dotation de lord Spencer, ce'système des petites primes est appli-
qué dans un des plus pauvres districts de l'Irlande et donne des résultais merveilleux.
LES ÉCOLES LIBRES, PAYANTES ET HIÉRARCHISÉES

DE LA VILLE DE BREST

Les lecteurs de la Réforme se rappellent que notre éminent confrère,


l'amiral comte de Gueydon a fait, à notre dernière Réunion annuelle, une
communication très applaudie sur les écoles libres, payantes et hiérarchisées
(voir le n° du <1or juillet). Après avoir insisté sur le devoir qui incombe aux
pères de famille en ce qui touche l'éducation de leurs enfants, l'honorable
amiral a raconté comment les écoles primaires ont été organisées sous son
gouvernement à la Martinique et en Algérie. Il a cité enfin l'exemple des
écoles de Brest. Nous sommes heureux de mettre sous les yeux de nos con-
frères une courte monographie qui expose les faits et qui confirme, par les
résultats acquis dans le Finistère, la conclusion de la remarquable étude de
M. Rostaing sur les écoles libres payantes d'Annonay (voir le n° du 45 août).
A. D.

En novembre 4 880, il s'est formé à Brest, sous la dénomination de Société


anonyme des intérêts catholiques du Finistère, une Société civile, composée de
douze membres, recrutés parmi les principales notabilités catholiques de la
ville et du département. D'après les statuts de cette Société, son objet im-
imédiat a été la fondation et l'exploitation à Brest d'écoles primaires libres
et catholiques, pour les enfants et les adultes des classes ouvrières, et, au
besoin, d'écoles professionnelles.
Le devoir essentiel de tout père de famille est de pourvoir aux besoins de
toute nature de ses enfants ; aux besoins de l'âme tout aussi bien qu'à ceux
du corps ; ce n'est pas assez de les nourrir et de les vêtir, ni même de leur
apprendre un métier manuel ; il doit encore former leur coeur, développer
leur intelligence, car à lui seul appartient la charge et la responsabilité de
l'avenir moral de ses enfants, devant ses concitoyens d'abord, et plus tard
devant Dieu.
Il importe au bon ordre social que les pères de famille ne soient jamais
totalement débarrassés de cette charge, car l'homme perd bien vite jusqu'à
la simple notion de ses devoirs, quand on commet l'imprudence de l'exonérer
des charges et des responsabilités qui en dérivent; et, lorsque la masse perd
la notion de ses devoirs, elle marche rapidement au bouleversement social.
Il faut donc que les pères de famille consacrent une partie du produit de
leurs labeurs à faire instruire leurs enfants.
Pendant de, nombreuses années, les rapports des inspecteurs de l'enseigne-
ment primaire ont toujours constaté que les écoles payantes étaient les mieux
tenues, que l'assiduité des enfants y était plus satisfaisante, leur zèle plus
soutenu et leurs progrès plus rapides; tous ont attribué cet heureux résultat
à l'action des familles, qui, lorsqu'elles ont fait quelques sacrifices pour en-
voyer leurs enfants à l'école, tiennent essentiellement à ce que ce ne soit pas
en pure perte. Cette action des parents sur l'école n'est-elle pas, en outre,
pour eux-mêmes un agent moralisateur?
Aux classes aisées et instruites qui devraient mériter la qualification de
362 LA REFORME SOCIALE

classes dirigeantes, de réunir les capitaux nécessaires pour ouvrir des écoles
que les classes ouvrières, livrées à elles-mêmes, seraient incapables de créer;
à elles de fonder sur des bases solides un enseignement libre et chrétien;
qui puisse rester, dans l'avenir, indépendant de toutes nos fluctuations poli-
tiques.
Mais les classes ouvrières doivent tout au moins pourvoir à l'entretien do.
ces écoles dont elles seules doivent profiter, car les classes aisées se lasse-
raient peut-être d'alimenter les écoles de leurs aumônes; et une oeuvre ne
peut être durable que si elle réussit à se créer des ressources qui lui soient
propres.
Les fondateurs de la Société civile des intérêts catholiques ont donc réso-
lument adopté le principe de l'école payante, et payante pour tous indistinc-
tement.
Cependant, on ne peut fermer les portes de l'école aux familles dont l'in-
fortune n'est le résultat ni de Pinconduite ni de l'imprévoyance; elle doit
rester ouverte à tous ceux dont la situation mérite égards et respects. La
Société civile a résolu cette difficulté en adoptant un principe que l'amiral
de Gueydon avait tenté de faire prévaloir dans les écoles municipales de
l'Algérie en '1872, le principe des bons d'écolage. La Société émet des bons
d'écolage dont la valeur représente la rétribution scolaire mensuelle ; les
pères de famille achètent directement ces bons, soit au bureau de la Société,
soit chez un libraire auquel ils s'adressent généralement pour les fournitures
scolaires et, sur la simple présentation du bon d'écolage au frère directeur,
tout enfant peut entrer à l'école.
Quant aux familles trop nécessiteuses pour subvenir par elles-mêmes aux
frais de l'éducation de leurs enfants, elles s'adressent aux sociétés de charité,
aux prêtres de leur paroisse et aux personnes charitables de leur connais-
sance, pour en obtenir, sous la forme de bons d'écolage, l'assistance scolaire,
comme elles en obtiennent depuis longtemps sous des formes variées, l'assis-
tance alimentaire. La Société de Saint-Vincent de Paul de la ville distribue
aujourd'hui des bons d'écolage, parallèlement aux bons de pain qu'elle a
toujours répandus avec largesse.
Ainsi la charge des frais d'éducation de leurs enfants se trouve remplacée,
pour ceux qui ne peuvent y satisfaire, par l'obligation de chercher une per-
sonne charitable qui veuille bien leur donner l'assistance scolaire, et pour
continuer à la mériter, ils veillent ta ce que leurs enfants soient assidus et
studieux à l'école. En même temps, les frères et les administrateurs de la
Société sont délivrés de tout souci, et des interprétations fâcheuses auxquelles
ils pourraient prêter le flanc, s'ils avaient à faire eux-mêmes la distinction
entre les élèves payants et les élèves gratuits. Tous les enfants entrent, à l'école
sur le pied de l'égalité la plus parfaite : la dignité du père de famille néces-
siteux ne peut jamais être compromise.
En principe un bon d'écolage peut être attribué chaque mois, |à titre de
récompense, à l'élève de chaque classe qui s'est le plus distingué par son
travail et sabonne conduite.
Ce système des bons d'écolage, qui est une idée
propre à l'amiral de Guey-
don, pourrait, en se généralisant, devenir fécond en heureux résultats pour
LES ÉCOLES LIBRES, PAYANTES ET HIÉRARCHISÉES 363
]e développement de l'enseignement libre ; il deviendra sans doute possible,
au moins dans les agglomérations d'une certaine importance, de décider les
municipalités à supprimer leurs écoles communales et à transformer leurs
subventions scolaires en bons d'écolage valables indistinctement pour toutes
les écoles de la ville, laïques ou congréganistes. Ces bons, délivrés gratuite-
ment par les bureaux de bienfaisance municipaux, à toutes les familles indi-
gentes, seraient payables à la caisse municipale, pour tous les instituteurs
qui les auraient reçus des enfants. Chaque école pourrait ainsi participer aux
subventions de la commune sans enchaîner sa liberté d'action, et les muni-
cipalités rempliraient leur devoir d'assistance scolaire, sans entraver en rien
la liberté des pères de famille quant au choix des maîtres qu'ils préféraient
pour leurs enfants.
De même que, pour toutes les professions manuelles, le prix de l'appren-
tissage augmente avec le niveau de l'artisan, de même aussi, dans les écoles
de la Société, le prix des bons d'écolage peut être variable d'une école à
une autre école, et dans une même école suivant la classe; mais ce prix est
toujours le môme pour tous les enfants d'une même classe.
En principe, le prix des bons d'écolage devrait être tel que la Société n'ait
à supporter aucune charge provenant, soit du salaire des maîtres, soit des
frais d'entretien de l'école, et qu'elle soit même remboursée de l'intérêt de
ses avances ; mais, en fait, les fondateurs ont admis que ce prix serait fixé
assez bas pour se trouver, dans chaque localité, à la portée du plus grand
nombre (1).
Les maîtres employés dans les écoles de la Société sont uniquement et
directement rétribués par elle ; un supplément proportionnel au nombre des
élèves peut, en principe, leur être attribué en sus du salaire fixé.
L'Ecole catholique de Brest, dirigée par les frères de la Doctrine chré-
tienne, a été ouverte au mois d'octobre 4 880, et 200 enfants y sont entrés dès
le premier mois. Peu à peu, cette école a conquis les sympathies de la popu-
lation, et elle est devenue l'école aristocratique de nos classes ouvrières;
850 enfants la fréquentent très régulièrement aujourd'hui, et le local devient
insuffisant pour répondre au désir de la population.
La Société des intérêts catholiques, ayant hérité d'une situation toute dif-
férente, créée par un comité préexistant, traîne encore à sa remorque une
lourde part du boulet de gratuité inaugurée par ce comité, la présente mo-
nographie n'est donc pas exactement conforme à ce qui existe, mais elle
représente le but dont les fondateurs cherchent à se rapprocher le plus pos-
sible, à mesure que le temps et les circonstances leur permettent de se dé-
barrasser des charges qui leur ont été léguées.
Dans une ville de -100,000 âmes comme Brest, où la population ouvrière
est proportionnellement plus nombreuse que dans toute autre ville, à cause
de l'importance de l'arsenal maritime, il faudrait pouvoir ouvrir trois écoles
du même genre, limiter à 350 ou 400 le nombre des enfants de chacune d'elles

(1) A l'école libre de Brest, le prix du bon d'écolage est de 2 !r. 50 pour la masse
des enfants; mais il y a des élèves à 4 fr., à H,50 et à 12 fr. par mois.
364 LA REFORME SOCIALE

et compléter l'oeuvre commencée, en adjoignant à chaque école primaire une


écolo professionnelle.
Malheureusement la situation financière de la Société est embarrassée,
parce qu'elle a hérité de l'obligation de subventions écrasantes à deux écoles
congrôganistes de filles qui sont libres et gratuites. Ces deux subventions,
jointes à un loyer de 5,500 fr. pour l'école payante des garçons, absorbent
chaque année tout le'produit des souscriptions qui ont été recueillies à
domicile. D'ailleurs ces souscriptions n'ont été faites que pour cinq ans, et
il est à craindre qu'elles ne se renouvellent que dans une faible mesure, car
on se lasse d'appliquer longtemps ses aumônes au même objet.
La Société civile n'entrevoit donc pas encore le moment où elle pourra, en
devenant propriétaire de sa première école, songer à en ouvrir une seconde,
et éprouver la satisfactiond'avoir fondé une oeuvre durable.
DF.LÉCLUSE.

UNE ÉCOLE PROFESSIONNELLE DE COLONISATION

EN ANGLETERRE

La livraison d'avril du Ninctecnlh Gentury contient un article fort intéres-


sant du major général, l'honorable YV. Feilding, qui nous signale par son
titre même (1) l'encombrement des carrières en Angleterre; l'auteur indique
à cette situation un certain nombre de causes parmi lesquelles nous citerons
la tendance des fils de familles commerçantes à peupler l'armée et la ma-
rine; enfin, il cherche les moyens de remédier à cet état de choses.
Le grand moyen employé par l'Angleterre pour établir une partie de ses
nombreux rejetons est la colonisation; nous savons par de cruelles expérien-
ces comment elle sait y réussir au détriment même des nations voisines.
Mais il paraît que le métier commence à paraître dur aux rejetons amollis
delà race anglo-saxonne. Telle est du moins l'opinion exprimée par l'auteur
de l'arlicle en question.
Assurément, le jeune Anglais que sa famille envoie en Australie ou on
Nouvelle Zélandc avec une somme d'argent généralement assez faible et un
bagage fort léger de connaissances acquises se trouve dans une situation
qui réclame de l'intelligence et de l'énergie; il n'en est pas moins certain
que la plupart du temps il réussit, grâce à un labeur persévérant, à fonder
des établissements prospères.
Quelle est donc la voie suivie par lui pour faire fructifier son capital et se
créer un home avec les faibles ressources dont il dispose? Arrivant dans
un pays neuf dont les procédés agricoles lui sont inconnus et dont les prati-
ques ont peu de rapport avec celles suivies en Angleterre, le jeune « gentle-
(1) Wltat shalir do Willi my Son? Que ferai-jc de mon fils?
UNE ÉCOLE PROFESSIONNELLE DE COLONISATION 365
man» a pour premier devoir de se placer dans une station comme ouvrier
salarié et d'y travailler pendant un certain temps sous la direction du pro-
priétaire; grâce à l'expérience qu'il acquiert chaque jour à cette école vrai-
ment pratique, il estbientôt en situation de faire de son argent un placement
judicieux, en achetant à l'office du gouvernement un terrain propre soit à la
culture, soit à la pâture.
Alors commence pour lui une nouvelle série d'épreuves; il faut se cons-
truire une hutte, clore la propriété, principalements'il s'agit de pâture ; cette
opération fort coûteuse exigera souvent que le jeune homme se procure par
son travail un supplément de capital; de môme, pour l'acquisition des trou-
peaux, il ne devra pas hésiter à louer ses services comme tondeur de mou-
tons par exemple, et je reconnais que si les gros profits peuvent arriver ainsi
après plusieurs années d'un travail incessant, il faut un caractère bien trem-
pé une volonté de fer pour dire adieu, d'une façon aussi absolue, aux
,
recherches et aux habitudes quisont, dans la mère patrie, l'accompagnement
obligé de la vie d'un gentleman.
C'est pour éviter aux fils de famille de longues et dures épreuves, pour
leur donner une connaissance succinte des principes de l'économie politique,
pour « les renvoyer d'Angleterre à l'âge de dix-sept ou dix-huit ans
complètement préparés à prendre place parmi les colons les plus éclairés, «
que va s'ouvrir bientôt pour les écoliers de quatorze ans un établis-
sement d'éducation coloniale. On a affermé à cet effet, dans le sud de
l'Angleterre, une quantité considérable de terre, convenablementaménagée
pour former la base d'un vaste enseignement agricole embrassant tout ce
qui est nécessaire pour préparer les- jeunes gens à leur entrée directe dans
la vie coloniale. Je ne doute pas que tout y soit prévu et organisé de la
façon la plus louable; je veux bien croire môme que ces institutions seront
conçues dans un esprit plus pratique que les écoles nationales d'agriculture
que nous possédons en France, mais l'expérience nous a mis trop eu mé-
fiance contre les écoles professionnelles pour qu'il nous soit possible d'ap-
prouver complètement une pareille entreprise.
« On a souvent signalé comme désirable, a dit Le Play, on a même tenté
do créer en France, sous le nom d'écoles professionnelles, un enseignement
qui n'est que l'exagération d'une idée juste et de quelques pratiques conve-
nant tout au plus à l'apprentissage de certaines-fonctions publiques
Un art usuel n'est bien connu que des praticiens éminents qui l'exercent
depuis longtemps avec succès... Quant à l'enseignement accessoire des
professeurs, il compense rarement la nullité de l'apprentissage ; et, trop
souvent, le résultat définitif est de fausser pour longtemps l'esprit de la jeu-
nesse engagé dans cette mauvaise direction... Les grades et les diplômes
arrachés aux maîtres, par l'importunité des familles et des protecteurs, ne
font qu'aggraver l'impuissance des élèves ; car, en exaltant leur vanité, ils les
détournent des travaux patients et modestes qui pourraient les ramener
dans la bonne voie. Ces savantes incapacités échouent le plus souvent dans
les entreprises qui leur sont personnellement confiées ('1 ).

(1) Le Play, Reforme sociale. 47. 20.


366 IA RÉFORME SOCIALE

La véritable école de colonisation n'est pas en Angleterre, elle est aux co-
lonies; elle n'est pas dans un établissement public, elle est dans l'industrie
privée. C'est au foyer du squatter que le jeune homme est toujours venu
chercher les connaissances spéciales qui lui sont nécessaires pour devenir
squatter à son tour. Il les a acquises dans ce milieu de la famille et de la sta-
tion où il aura lui-même aies appliquer un jour ; elles ont été complétées
et rendues efficaces par cette seule circonstance bien mieux que par une série
d'examens subis avec succès. Enfin ces épreuves qu'on veut lui éviter sont
pour lui l'apprentissage utile de la vie pénible et tourmentée qu'il aura à
subir pour mener à bien une entreprise coloniale quelconque.
Quant aux principes succincts d'économie politique qu'on lui inculquera en
Angleterre à un âge où l'esprit est naturellement absolu, je crains beaucoup
qu'ils ne soient plus tard, pour l'enfant devenu colon, une source de graves
erreurs. En tous cas, combien ne seront-ils pas inférieurs aux enseignements
de l'expérience péniblement mais sûrement acquis par la pratique de la vie?
Le jeune homme tout frais débarqué, en Australie par exemple, de son école
anglaise, couvert peut-être des palmes d'un concours, aura cependant une
tendance à mépriser les conseils éclairés des vieux éleveurs démoulons, il les
écrasera de tout le poids de son agriculture académique et, sans doute, il se
préparera bien des déceptions.
En somme, la vieille Angleterre paraît s'écarter, sur ce point, des traditions
d'énergie individuelle qui ont fait sa grandeur. Espérons d'ailleurs que,
grâce au bon sens anglais, l'école professionnelle de colonisation trouvera
peu de crédit auprès des pères de famille; ce serait, je crois, une chance de
réussite pour leur fils.
P. DE ROUSIERS.

LA SITUATION DES OUVRIERS

DANS UNE USINE DE SAINT-ÉTIENNE.

Les circonstances m'ayant mis en rapport avec


un industriel des envi-
rons cl eSaint-Etienne,il a bien voulu me donner desrenseignementsprécissur
l'établissement qu'il dirige. J'ose espérer qu'ils intéresseront les lecteurs de
la Réforme.
L'usine dont il s'agit n'est pas très considérable, puisqu'elle n'occupe guère
que vingt-cinq àtrente ouvriers,néanmoins la nature etleprixdes matériaux
mis en oeuvre dans cette industrie permettentaupropriétaired'éleverlechiffre
de ses affaires à un niveau qui n'est pas sans importance. Cependant, petit
ce
établissement confirme, par son exemple, plusieurs des conclusions formulées
par notre Maître regretté, particulièrement en ce qui concerne la question si
importante de la permanence des engagements.
La plupart des ouvriers occupés dans cette usine sont depuis fort long-
temps. Cette longue durée des rapports tient à deux y
causes : d'abord à
SITUATION DES OUVRIERS DANS UNE USINE DE SAINT-É TIENNE 367
l'esprit paternel des patrons, en second lieu, à la continuité et à la régularité
du travail.
Les ouvriers sont occupés toute l'année sans interruption. Pendant la belle
saison cependant l'activité de la production étant un peu plus forte, oblige
à prendre au dehors quatre ou cinq ouvriers supplémentaires, qui sont
toujours faciles à trouver parmi les journaliers de la localité. Pour préciser
davantage, sur les vingt-cinq ouvriers occupés dans l'usine, deux y travaillent
depuis vingt-sept ans, un depuis seize ans, un depuis douze ans ; les autres
depuis six ans environ.
Quand on connaît les habitudes des ouvriers, cette constance dans le tra-
vail peut être considérée comme un exemple assez rare de îa permanence
désengagements. Ajoutons que depuisdouzeans trois ouvrierssculementont
été congédiés : l'un parce qu'il avait cherché à provoquer une grève, un
autre pour immoralité, le dernier parce qu'il prétendait que le travail de
l'usine avait ruiné sa santé.
Mais voici qui est digne de remarquer.Les ouvriers,qui d'ailleurs gagnent
des journées suffisante3(3fr.20environenétépour douze heures de travail,et
3 fr. en hiver pour onze heures),touchentun salaire inférieur au taux moyen
des salaires dans la localité. Ils pourraient gagner ailleurs 10 p. 4 ûO déplus
aisément, ils préfèrent cependant rester dans l'usine, parce que le travail y
est régulier, sans interruption, sans chômages, et cela depuis un grand
nombre d'années.
Voilà qui confirme une idée fréquemment émise par M. Le Play et par tous
ceux qui ont observé les conditions d'existence des ouvriers : à savoir, qug
le taux élevé du salaire est moins avantageux pour le travailleur, que sa fixité
et sa régularité. Un gain modéré, mais assuré, oblige l'ouvrier à une vie
simple, rangée, à se préserver des écarts dans lesquels la possession tempo-
raire d'un haut salaire jette un grand nombre d'entre eux, et leur permet en
môme temps d'établir leurs dépenses sur des bases certaines, de mettre de
la suite et de l'ordre dans leur vie et dans leurs habitudes. La fixité d'un
salaire modéré est une des conditions qui contribuent le plus à donner à
l'ouvrier des habitudes de moralité et de conduite régulière.
Sur ces 25 ouvriers, 4 sont célibataires, 5 sont veufs, le reste est marie.—
Deux seulement sont propriétaires de la maison qu'ils habitent, les autres
sont locataires, mais la plupart ont la jouissance d'un petit jardin, auquel
ils ont fort peu de temps à consacrer, mais qui fournit cependant quelques
Subventions utiles au ménage.
Parmi les femmes de ces ouvriers, six seulement s'occupent à une industrie
spéciale, travaillant soit dans les usines de la localité, soit chez elles sur leurs
métiers; les autres sont absorbées par le soin du ménage et par quelques
menus travaux qui rapportent peu.
Les familles ne sont pas nombreuses, on y compte de un à quatre enfants.
Les ouvriers redoutent les enfants trop nombreux ; ils sont trop portés à n'y
voir qu'une charge sans compensation suffisante. Il est vrai que la nature du
travail dans l'usine est telle, qu'elle ne permet pas d'y occuper des enfants.
Ajoutons qu'il n'a jamais été sérieusement question de grève dans l'usine.
Une fois cependant, il y a douze ans, un meneur étranger au pays, excita les
3H8 LA KÉFORME SOCIALE

ouvriers à une tentative de ce genre. La grève ne dura que vingt-quatre
heures,et se termina par le renvoi de celui qui en avaitétél'instigateur.Depuis
lors, le travail n'a jamais été troublé.
Dans nos temps agités on arrête volontiers ses regards sur une usine
présentant un pareil exemple. La paix y règne, l'esprit de famille y prévaut ;
le mérite en revient incontestablement aux patrons qui ont su assurer la
régularité du travail et la fixité du salaire. Ils ont su, en outre, demeurer
fidèles à d'anciennes pratiques traditionnelles, telles que distributions de vin,
de pain et de fromage aux ouvriers, qui représentent un léger accroissement
du salaire, et sont une preuve de sollicitude. Et pourtant, il faut le dire, les
patrons n'habitant pas la localité n'ont que des rapports assez rares avec le
personnel de l'usine. Ils sont représentés par un contremaître, ancien
ouvrier lui-môme, qui mérite toute leur confiance et dont l'autorité est
acceptée par tous dans l'établissement; mais d'un autre côté les patrons, dans
les visites plus ou moins fréquentes qu'ils font à l'usine, ne se départissent
jamais de cet esprit de bienveillance et de justice que les ouvriers savent si
bien apprécier.
Il n'y apointjdansl'usine d'institutions de prévoyanceparticulières,mais pres-
que tous les ouvriers sont affiliés à une société de secours mutuels de la loca-
lité, qui existe depuis quarante ans,etassureà ses membres,outre les secours
en cas de maladie, une pension de 50 centimes par jour à partir de l'âge de
soixante ans.En cas de chômage d'un ouvrier par suite d'un accident,!'usine
lui alloue,parjour perdu, la moitié de son salaire ordinaire.Ainsi,les patrons
garantissent eux-mêmes leurs ouvriers contre les accidents. Cela ne vaut-il
pas mieux que ce système d'assurance obligatoire, qui est un acheminement
au socialisme d'Etat, et qui n'aurait d'autre résultat que de séparer davantage
les ouvriers des patrons? Ces derniers étant désintéressés des accidents qui
peuvent arriver à leurs ouvriers ne seraient plusportés à les prévenir par des
mesures de précaution.
Tels sont les traits principaux présentés par l'établissement qui fait l'objet
de cette courte étude et qui m'ont paru surtout faire ressortir les avantages
de la permanence des engagements.

A. G.
UNE PETITE INDUSTRIE A DOMICILE

LE CLOUTIER DE CERELLES

Il y a environ un an, la Réforme sociale demandait à ses lecteurs s'il


existait dans leur pays des industries s'exerçant au foyer et si elles étaient
prospères.
Je viens répondre brièvement à ces questions, en citant un fait bien mo-
deste, mais que je crois plein d'enseignements. J'en parle d'autant mieux
que j'ai pu l'observer pendant vingt-sept ans.
Nous sommes en Touraine, à Cerelles, canton de Neuillé-Pont-Pierre, à
douze kilomètres au nord de Tours. Peu de temps après mon arrivée dans la
commune, en '1855, un modeste cloutier vint s'y établir. Ses parents demeu-
raient au hameau delà Carte, situé sur la lisière des bois de Baudry.
Notre cloutier, âgé de trente ans environ, avait appris son état à Tours.
Après avoir fait ce que les ouvriers appellent le tour de France, il revint dans
cette ville et épousa une jeune lingère sans fortune, mais'qui lui apporta en
dot une bonne conduite, des goûts simples et l'amour du travail. Cette dot
en vaut bien une autre. Au bout d'un an, il eut une fille et son père vint à
mourir. En fils affectueux, il pensa à sa mère restée seule et vint s'établir
au domicile paternel, pour y exercer son industrie de cloutier. Il arriva avec
sa femme, son enfant et un bagage assez mince.
Nous admirâmes tous son bon coeur; mais nul ne comprenait comment il
parviendrait à monter son atelier et à gagner sa vie dans ce petit hameau de
la Carte.
La maison de ses parents se composait d'une chambre, d'un réduit pom-
peusement appelé grange, d'un autre réduit appelé boulangerie, parce qu'il
y avait un four, avec un petit jardin sur te devant. 11 convertit la boulangerie,
où il trouvait une cheminée toute faite, en atelier de clouterie, éleva son foyer
sous la cheminée, établit le soufflet de la forge à droite du fourneau et, en
face, il dressa son enclume. C'était fort bien. Mais le cloutier était
seul, sa femme étant occupée aux soins de sa petite fille et du ménage, et il se
demandait avec inquiétude : qui soufflera pour entretenir le feu?
Sa mère lui dit : « Mon ami, moi je soufflerai ; étant assise, tu verras, cela
ne sera pas au-dessus de mes forces. » Il accepta, bien décidé à ne pas laisser
pendant longtemps sa mère à ce travail ingrat; il n'était pas venu près d'elle
pour lui rendre la vie plus dure. Aussi songea-t-il â la remplacer par un
enfant. Il n'en trouva pas. Alors il se dit : un chien fera mon affaire. Il con-
struisit une roue à auge avec un double engrenage, pour en adoucir le mou-
vement et y placer son nouvel auxiliaire. Le chien trottina dans la roue, la
roue tourna à merveille et l'animal semblait se plaire à ce jeu d'écureuil. Le
problème était évidemment résolu ; il ne restait plus qu'à mettre en mouve-
ment le soufflet avec une bielle en fer. Ce fut bientôt fait, il alluma son four-
neau, commanda au chien de trotter et tout fonctionna à souhait, à la grande
joie delà famille et des voisins.
Il y avait cependant une lacune dans cette ingénieuse combinaison : c'est
Liv. vu 25
370 LA RÉFORME SOCIALE

que notre cloutier travaillant douze heures par jour ne pouvait demander
douze heures de travail à son chien. « J'en aurai deux, » se dit-il, et il en
chercha un second. L'ayant trouve, il les réunit, et, avec cette .bonne et douce
physionomie que je lui ai toujours connue, il leur parla ainsi en les caressant
de la main : « Mes bons amis, nous travaillerons ensemble, moi, pcndauL
douze heures tous les jours de la semaine, sauf le dimanche où vous viendrez
avec moi porter noire travail chez mes clients ; cela vous amusera, mais ÏOÎ/S,
vous ne travaillerez que six heures chacun, et vous vous relèverez toutes les
trois heures; ne vous inquiétez pas, j'aurai soin de vous. » Ce fut entendu,
j'allais dire compris, tant les chiens paraissaient flattés, et l'atelier retentit
joyeusement des chants du cloutier, de ses coups de marteau répétés, du
sifflement du soufflet et de l'aboiement des chiens.
Les choses en étaient là, quand notre cloutier reporLa sa pensée vers sa
vieille mère. « Mère, lui dit-il, le travail va bien; nous vivrons, je l'espère;
mais nous ne pouvons demeurer quatre dans la même chambre ; voulez-vous
que je vous en fasse une? — Bien volontiers, mon cher enfant, répondit la
mère attendrie; mais où la prendras-tu? — Sur la grange, » dit-il. Aussitôt
dit, aussitôt fait. 11 alla chercher le maçon, coupa la grange en deux et fit à
sa mère une chambre proprette, communiquant par une porte avec la sienne
et ayant une fenêtre au midi, sur le jardin. Il l'y installa joyeusement et c'est
là qu'elle est morte entre ses bras dans des sentiments religieux que je
n'oublierai jamais.
Deux ans après, la femme du cloutier mit au monde un fils. Un fils pour
l'ouvrier, c'est un trésor. 11 vintm'annoncer sa naissance avec la joie peinte
sur son visage. « Monsieur le cure, me dit-il, un fils m'est né. Je l'apporterai
à baptiser demain. Demandez à Dieu, qui me l'a donné, de me le conserver.
Quand il sera en âge, il travaillera avec moi, car il n'est pas bon que le fils
de l'ouvrier s'éloigne de son père. »
11 tint parole. De même que sa fille, après avoir fait sa seconde communion,
apprit l'état de lingère et resta près de sa mère, le fils apprit l'état de cloutier
et resta près de son père. Oh! quelle joie ce fut pour la famille, le jour où
le cloutier dressa pour son fils une enclume à côte de la sienne !
Les bénéfices réalisés au moyen de cette petite industrie ne sont assuré-
ment pas considérables, car l'ouvrier ne gagne, en moyenne, que 3 fr. 50 par
jour et il travaille douze heures en toute saison ; mais il ne chôme pas; il ne
fait pas le lundi ; il ne fréquente pas les cabarets. Il a pu ainsi élever ses deux
enfants et augmenter le petit bien que ses parents lui ont laissé. De bonne
heure, il a planté quelques ares de vigne derrière sa maison et à peu près
autant au bout de son jardin, et il s'est fait un cellier. Il a acheté ensuite
une vigne de 40 ou S0 ares, en plein rapport, et un hectare de terre labou-
rable; enfin, pour abriter ses céréales, il a construit, de ses propres mains
et de celles de son fils, un hangar, sauf la charpente, et, sans le secours du
couvreur, l'a couvert de feuilles de tôle.
Pendant plusieurs années, tout à fait au début de son installation à la Carte,
je le voyais porter sur son dos sa marchandise aux clients ; puis le chien la
roula dans une toute petite voiture ; mais sa clientèle n'ayant pas tardé à aug-
menter, pour diminuer la fatigue, aller plus loin et ne pas nuire à son travail
UNE PETITE INDUSTRIE A DOMICILE 371
du lendemain, il fit faire une voiture et acheta un âne. La partie de la
grange restée libre devint une remise pour la voiture et une écurie pour
l'âne.
De plus il a amélioré son atelier et voici comment. Pour fabriquer plus
vite ses clous à ferrer les chevaux, il a acheté, dans ces derniers temps, un
marteau mécanique, appelé rabatteur, au prix de 80 fr. Autrefois, pour donner
au clou la forme convenue, l'ouvrier était obligé de frapper cinq coups de
marteau. Aujourd'hui, le rabatteur, mû par une pédale et ayant à son centre
l'empreinte de la tête du clou, donne la forme d'un seul coup. C'est une
économie de temps, de peine, et un bénéfice sensible.
On le voit, cette petite industrie a prospéré ; elle a de plus résisté à la
concurrence delà grande industrie. Notre ouvrier achète son fer en barre à
Tours et vend les clous qu'il fabrique aux maréchaux ferrants, aux cordon-
niers des environs.
Malheureusement, il se croit obligé de faire ses courses le dimanche ; c'est
le seul reproche que j'aie à lui adresser. Il dessert ainsi une dizaine de
communes, et il vend ses clous à ferrer les chevaux et ses clous à gros sou-
liers plus cher qu'en fabrique, à Tours. Comment expliquer cela? Il n'y a
pas d'autre raison que celle qu'il m'a donnée. « Ma marchandise, m'a-t-il
dit, est meilleure qu'en fabrique et les maréchaux ferrants ainsi que les cor-
donniers n'ont pas besoin de se déplacer. »
En effet, s'il en était autrement, pour quiconque connaît l'ouvrier de cam-
pagne, il est évident que pas un d'eux, s'il y trouvait le moindre profit,
n'hésiterait à se fournir à Tours, les moyens de transports et les communi-
cations avec la ville étant faciles.
Au point de vue social, il n'est pas nécessaire d'insister sur les avantages
de cette petite industrie. Le père exerce son industrie au foyer d'une manière
continue avec sa femme et ses enfants; tous prennent leurs repas et travail-
lent ensemble -, ils couchent sous le même toit. Or, ce rapprochement, cette
vie en commun, cette union fait leur force et leur prospérité. Cet exemple
justifie donc l'intérêt que l'Ecole de la Paix sociale porte à la petite industrie
domestique.
J. PASQUIER.
L'INDUSTRIE DES DRAPS

ET LE SYSTÈME DES ADJUDICATIONS

Bien que je puisse paraître avoir écrit ces lignes pro domo, je n'hésite pas
de tous les
à les livrer à la publicité, convaincu que je traduis la pensée
industriels sérieux.
Les industries françaises, particulièrement celle des draps, que je connais
plus spécialement, ont à soutenir actuellement une concurrence difficile avec
les manufactures étrangères; mais les fabricants se font, en outre, entre eux,
concurrence malheureuse. Il s'ensuit qu'ils sont amenés, pour pouvoir
une
lutter, à diminuer le prix de la main-d'oeuvre.
Cependant, dans beaucoup d'industries, ce prix entre pour une faible part
dans la valeur totale. Si nous prenons, par exemple, le coût de la fabrication
d'une pièce de drap, nous reconnaîtrons que la main-d'oeuvre constitue à
peine un quart, dans le montant total de celte fabrication. Ainsi, sur une
étoffe de 8 à 9 fr. le mètre, la main-d'oeuvre n'entre que pour 4 fr. 50 à
2 fr. le mètre.
Une réduction d'un tiers, sur le travail de l'ouvrier, ne fera diminuer le
prix du drap que de cinquante centimes ; aussi dès qu'une pareille et exorbi-
tante réduction aura été faite sans succès, il ne restera plus d'autre res-
source au fabricant obligé de lutter quand même, sous peine de ruine, que
de diminuer successivement la qualité des matières premières.
Or, ces dernières entrent pour plus de la moitié et souvent pour les deux
tiers, dans la valeur des tissus. On comprend, dès lors, que la qualité
diminue d'autantplus que le fabricant abaissera, dans une plus forte propor-
tion, la valeur des matières employées.
Le fabricant, qui aura cru être très habile en diminuant la valeur des ma-
tières introduites dans la composition de son étoffe, sera souvent dépassé
par un concurrent, qui, poussé par la nécessité de la lutte, ne craindra pas
d'entrer, encore plus que le premier, dans la voie des économies mauvaises
et ruineuses, en définitive, pour tous.
En résumé, tous les fabricants ne pourront se soutenir que momentané-
ment, et quand ils auront épuisé toutes les ressources plus ou moins avoua-
bles qui peuvent amener le bon marché, ils seront forcés de fermer leurs
usines.
Une pareille conséquence sera aussi désastreuse pour les patrons que pour
lés ouvriers.
Hâtons-nous de dire que celui qui parle ainsi est un homme qui vit au
milieu des ouvriers et qui sait combienil est difficile de leur venir en aide,
non pas seulement quand le travail manque, mais même quand il diminue.
Depuis quelques mois, la France traverse malheureusement une crise
industrielle très grave. Le travail manque presque complètement dans la
plupart des centres industriels. Et, il faut avouer, que, par suite d'un chan-
gement dans'les saisons, la crise est plus forte dans les fabriques de draps
L'INDUSTRIE DES DRAPS 373
que dansées autres centres industriels. Le froid a fait presque complètement
défaut l'hiver dernier et les commandes de drap ont été presque nulles.
Déjà, depuis le traité de commerce avec les Anglais, il était bien difficile
à la plupart de nos fabricants de drap de soutenir une lutte avantageuse avec
les fabricants anglais.
Les causes principales de notre infériorité sont les suivantes: en France,
la houille est plus chère; les transports sont moins rapides et plus coûteux
qu'en Angleterre; nos relations avec les pays étrangers sont insignifiantes à
côté de celles que les Anglais possèdent dans tous les pays ; enfin, les Anglais
ont en général de très grandes fortunes, et ils n'entrent pas dans l'industrie
pour en sortir peu de temps après, ainsi que cela se pratique malheureuse-
ment en France, par suite de notre régime successoral.
Cependant, malgré leur supérioritéindustrielle, les Anglais ont été amenés
à faire entrer dans leurs étoffes, censées en laine, des matières courtes; peu
de temps après, les Français ont cru devoir les suivre dans cette voie. Mais,
aujourd'hui, ce procédé de fabrication n'est plus suffisant, et les Anglais sont
arrivés à mettre du coton dans les étoffes qui étaient autrefois entièrement
fabriquées avec de la laine. Là encore beaucoup de nos fabricants sont forcés
de les imiter. Il est facile de voir que le vainqueur dans celte lutte sera
celui qui aura le plus d'adresse et le moins de bonne foi.
Une autre cause d'infériorité pour nous est le système des adjudications.
Tandis que le gouvernementanglais traite toujours avec les mêmes fabricants
et continue ses marchés avec eux, tant qu'ils livrent do bons produits, le
gouvernement français met toutes ses commandes en adjudication.
Or, ce système, dont les conséquences sont déplorables, entraîne les fabri-
cants à livrer des produits de qualité inférieure afin de conserver les com-
mandes à des prix très réduits; de plus, ce système conduit les industriels à
se désintéresser du sort de leurs ouvriers, qu'ils exploitent le plus possible,
pour lutter contre leurs concurrents.
Dans certaines circonstances, un manufacturier, sans travail, sera amené
àaccepter, pour de petites quantités, un rabais qui l'oblige à produireà perte,
ce qu'il ne pourrait faire, s'il s'agissait d'une commande plus considérable.
On ne saurait en conclure que l'Etat a intérêt à mettre toutes les fournitures
en adjudication. En effet, d'une part, le système qui consiste à travailler à
perte ne peut se pratiquer indéfiniment; d'autre part, l'Etat, qui doit la sécu-
rité aux centres industriels et aux ouvriers, ne peut pas spéculer sur une
situation qui est déplorable pour les industriels, pour les ouvriers, et, en
définitive, pour lui-même.
En oulre, on doit comprendre que des marchandises livrées à trop bas
prix reviennent, en réalité, très cher, car elles ne peuvent pas faire un bon
usage.
Si donc, dans les circonstances actuelles, le travail est très rare chez les
fabricants de draps pour le commerce, ce n'est pas un motif pour exposer
les manufacturiers, qui se sont outillés à grands frais pour la fabrication des
draps de troupe, à toutes les chances d'une adjudication. Dans tous les cas,
si l'adjudication ne peut pas être évitée, il convient de leur assurer au moins
la priorité que doit avoir tout fournisseur dont on est satisfait.
374 LA RÉFORME SOCIALE

Ces garanties sérieuses que nous demandons pour les fournisseurs anciens,
peuvent pas être considérées comme une faveur, ou comme un privilège;
ne
elles ne sont qu'une juste compensation pour les dépenses considérables
qu'ils ont été amenés à faire, en vue de servir l'Etat, en temps de paix comme
temps de guerre. Nous oublions trop facilement que le fabricant de
en
draps de troupe, étant tenu de mettre constamment ses ateliers au service de
l'Etat, est dans l'impossibilité absolue de faire marcher parallèlement deux
fabrications; dès lors, il joue le tout pour le tout, quand vous le forcez à
entrer en lutte avec le fabricant de draps pour le commerce.
Si ce dernier est adjudicataire, il pourra faire son travail en sus du travail
ordinaire ; s'il ne l'est pas, rien ne sera changé dans la marche de sa manu-
facture; tandis qu'une simple diminution chez le fabricant titulaire va porter
.la perturbation chez lui ainsi que la ruine et la misère chez ses ouvriers.
En résumé, l'Etat ne doit pas, sous prétexte d'adjudication, remettre per-
pétuellement en question ses engagements antérieurs, quand il a lieu d'en
être satisfait. Il ne doit pas oublier que les fournisseurs sérieux ne consenti-
ront jamais à signer des engagements qu'ils ne pourraient pas tenir, sans
abaisser la qualité de leurs produits et sans compromettre l'honorabilité de
leur maison. Il s'expose, dès lors, à contracter des marchés dans des condi-
tions qui ne seront avantageuses ni pour l'industrie sérieuse, ni pour le
trésor public.
JDLES MAISTRE,
Manufacturier à Yillencuvette.

LES CONSTITUTIONS MODERNES

Voici un ouvrage (1) digne d'être bien accueilli de tous les hommes d'éludé
qai se préoccupent des questions politiques et sociales. Le travail considé-
rable de M. Fr. R. Dareste comble une lacune véritable. Il y avait déjà
plusieurs ouvrages qui étaient censés donner les mêmes documents. Mal
traduits, incomplets, ces ouvrages manquaient par l'exactitude et par la
richesse des textes, c'est-à-dire par les qualités essentielles dans de pareils
recueils.
M. François-Rodolphe Dareste, aidé, pour les Pays-Ras, la Hongrie et les
pays Scandinaves, de son cousin M. Pierre Dareste, a traduit lui-même les
constitutions de plus de quarante Etats qui figurent dans son recueil. Poly-
glotte comme il n'y en a guère en France, ayant maintes fois fait ses preuves
dans les publications de la Société de législation comparée, M. R. Dareste

(1) Les Constitutions modernes, recueil des constitutions actuellement en vigueur


dans les divers Etats d'Europe, d'Amérique et du monde civilisé, traduites sur les
textes et accompagnées de notices historiques et de notes explicatives, par J'r. R.
Dareste, ancien magistrat, avocat à la cour d'appel de Lyon, avec Ja collaboration de
/'. Harrslr, avocat au conseil d'HIat et à la Cour de cassation. — 2 vol. in-S°, Paris.
'1>'--:: (!:];al!::iiicl aîué, ii; rue Jacob).
LES CONSTITUTIONS MODERNES 375
est un savant jurisconsulte qui a su se diriger à travers les textes si nom-
breux, les recueils et les ouvrages à mettre en oeuvre ou à consulter pour
éclairer les constitutions qu'il traduisait.
Le plan de l'ouvrage est bien conçu et bien exécuté. Ces deux volumes
sont admirablement clairs et substantiels. On trouve facilement le texte que
l'on cherche, la question que l'on étudie.
Une notice historique, courte, mais nourrie de faits, précède la constitu-
tion de chaque pays, entait connaître les précédents, indique le milieu d'où
elle est sortie et prépare habilement l'intelligence du texte.
rLes articles sont fréquemment expliqués par des notes concises, exactes,
toujours au courant du dernier état de la législation. Ces notes servent assez
souvent à compléter les lacunes de la constitution. Cela s'applique particu-
lièrement aux lois électorales, qui n'entraient pas dans le plan de M. Dareste
et dont il se borne, avec raison, à indiquer les grandes lignes.
Une notice bibliographique suit chaque constitution et permet de trouver
vite les recueils et commentairesutiles à coasulter pour chaque pays.
M. Dareste s'est interdit toute appréciation critique : à notre sens, il a
bien fait. Cela aurait dénaturé son livre, dont il a voulu faire uniquement
un recueil de textes.
M. Dareste a voulu seulement, — et la tâche était plus que difficile, —
colligcr tous les textes constitutionnels, éviter les lacunes et les erreurs de
ses devanciers. Pour cela, il n'a négligé aucun effort. Il s'est procuré les
textes les plus récents, presque inédits, comme la constitution d'Egypte du
4el'mai I8S3. Il n'a accepté aucune traduction faite par d'autres. Bien plus,
il a corrigé les traductions officielles faites dans certains pays, comme la
Suède et les Pays-Bas, traductions assez inexactes.
Ce recueil, si consciencieusementfait,inspire ctmôritc la plus entière con-
fiance. Incomparablement supérieur à tous les ouvrages analogues, il pren-
dra place dans toutes les bibliothèques un peu sérieuses et il sera souvent et
toujours utilement consulté.
Une table analytique et un index géographique rendent les recherches
faciles et complètent un recueil qui deviendra rapidement classique.
M. Dareste mérite les remerciements de tous les hommes d'étude. Son
ouvrageVétaitni facile, ni agréable à faire. Il exigeait une grande science,
beaucoup de travail et un véritable désintéressement. Celui qui a le courage
de se borner à recueillir et traduire des textes travaille surtout pour les
autres. Il fournit la matière première que le jurisconsulte et l'historien vien-
dront mettre en oeuvre, en oubliant trop souvent celui qui aura facilite et
mèmepermis leur travail de philosophie critique.
M. Rod. Dareste et M. P. Dareste trouveront leur légitime récompense
dans la certitude d'avoir rendu un véritable service. Ils savent que le travail
intellectuel trouve en lui-même sa récompense. Et puis, le plaisir de se
sentir utile n'est-il pas l'un des plus sûrs moyens d'être heureux?
S.u.NT-GmoNS,
avocat à la Cour d'appel de Lyon,
professeur à la Faculté libre de droit.
CORRESPONDANCE

LE DÉCLASSEMENT SOCIAL
Yic-le-Comle, le US septembre 1883.
MONSIEUR LE RÉDACTEUR EN CHEF,

« J'ai lu avec le plus grand intérêt, dans la Réforme sociale, l'article de


M. Boissin sur le roman contemporain et je TOUS demande la permission de
vous faire part de mes impressions.
» Je m'associe pleinement aux
judicieuses observations que fait M. Boissin
à propos du roman de M. Anatole France: les désirs de Jean Servien. Il y a
en effet beaucoup trop de déclassés aujourd'hui, personne ne veut faire le
métier de son père, si ce métier n'est pas celui d'un homme de loisir bien
rente, et les inconvénients, les résultats déplorables de ce déclassement frap-
pent tellement l'observateur attentif qui suit les progrès de notre mouvement
social, qu'à chaque instant dans son propre entourage, on est tenté soi-
même de prévenir, par quelques conseils, les abus d'un tel état de choses ;
mais tout à coup on s'arrête au seuil de ces bonnes résolutions, parce qu'on
s'aperçoit que ces déviations des traditions de famille tiennent au moins
autant à l'empire des situations qu'aux suggestions de la vanité.
» Voici par exemple un petit cultivateur dont les propriétés rapportent bon
an, mal an, un revenu de 2,000 francs; il a doux enfants, une fille et un
garçon. La fille changera de nom en se mariant, le fils pourrait seul perpé-
tuer, en même temps que le nom, les traditions du loyer, le père tiendrait à
le garder près de lui pour l'aider dans ses travaux et faire prospérer après sa
mort une partie au moins du petit héritage qu'il a insensiblement agrandi à
la sueur de son front. Mais le garçon ne se sent aucune disposition pour
manier la herse ou la pioche; obéissant à l'impulsion générale qui pousse
aujourd'hui toute la jeunesse à l'école, ce père de famille a fait donner à son
enfant l'instruction que reçoivent tous ceux de sa condition jusqu'à l'âge où
ses forces lui ont permis de concourir aux travaux de la maison ; c'est à ce
moment que ce concours lui a été réclamé, mais l'enfant, qui se sent déplus
hautes aptitudes, fait la sourde oreille et, encouragé dans ses désirs par l'élé-
ment féminin de la famille, il porte ses vues d'un autre côté.
» Monsieur un tel, notaire, était le fils d'un paysan ; pourquoi ne serait-il
pas notaire aussi, lui? Ou bien percepteur? Que faut-il pour être percepteur?
Savoir compter. Mais il connaît ses quatre règles, voire même les règles de
proportion; il [est capable d'extraire la racine carrée d'un nombre et il a
même des notions d'algèbre. En demande-t-on autant à tous les employés des
finances? Si ces places sont encombrées, il y a aussi celles de conducteur
des ponts et chaussées ou d'agent voyer qu'il pourrait occuper, car il con-
naît la géométrie, l'arpentage et le dessin. Dès lors pourquoi ne feraiL-il pas
un monsieur aussi bien que n'importe qui?
» Nous avons vu tout à l'heure le côté du père, voici celui de la mère.
Mais ici le côté faible de la mère se trouve singulièrement renforcé par la
situation de fortune de notre père de famille, situation qui est, je crois, la
moyenne de celles de nos familles de cultivateurs. Celui qui nous occupe,
possède, avons-nous dit, en propriétés foncières un revenu de 2,000 francs et il
LE DÉCLASSEMENT SOCIAL 377
a deux enfants. A la mort des parents chaque enfant aura donc, de ce chet, en
partage la somme de 1,000 francs de revenu. Si chacun d'eux épouse une
personne ayant une fortune équivalente, la situation de chaque ménage sera
la même que celle qu'avaient les parents, augmentée, il est vrai, des acquêts,
fruits de leur travail et de leurs économies ; mais si l'on tient compte de l'état
compliqué de notre civilisation, il est probable que les besoins et les dépen-
ses se seront accrus en proportion et qu'au bout de trente ou quarante ans
cette situation n'aura pas beaucoup changé. Bien des gens pourraient s'en
contenter, mais il y aura cela de fâcheux, que les dépenses faites pour rece-
voir l'instruction qu'on leur adonnée auront été en grande partie inutiles,
car ce n'est pas dans la culture de cinq ou six parcelles de vignes et de champs
dispersées aux quatre coins de l'horizon que l'on peut trouver l'application
des notions de physique, de chimie, d'algèbre et de dessin que l'on a reçues.
De sorte que lorsque la mère dit: « Si mon fils reçoit l'instruction d'un mon-
sieur, je veux qu'il soit monsieur,» elle peut céder quelquefois à un mouve-
ment de vanité déplacée,mais au fond cependant on ne saurait s'en étonner,
car elle voit journellement des gens d'une position aussi modeste que la
sienne arriver dans le commerce, ou même dans les fonctions publiques à des
emplois lucratifs dont les traitements sont à l'abri de la grêle et delà gelée.
» Le déclassement se l'ait donc, dans ce cas. par la force même des choses,
car à une époque où les besoins de la vie sont aussi multipliés qu'à l'époque
où nous vivons, le côté lucratif des positions sera toujours pris avant tout eu
considération. Que faut-il doue faire pour retenir dans la voie tracée parles
parents les fils qui tendent de plus en plus à s'en écarter et pour modérer
l'afllux des candidats vers les fonctions publiques? La tâche est difficile, j'en
conviens, et, pour y parvenir, il faut autre chose que des exhortations sur le
mépris des richesses et les douceurs delà vie champêtre: de bonnes lois, de
fortes institutions seraient pour cela nécessaires ; je ne me charge pas de les
indiquer, mais je crois pouvoir dire qu'elles devront tendre surtout à com-
battre le goût du luxe désordonné qui est une des plaies de notre époque, à
enrayer le mouvement des populations rurales vers les grands centres où ce
goût du luxe et des jouissances matérielles prend naissance et se développe
et à mieux approprier aux conditions des familles l'instruction qui se do n
dans les écoles. Je crois qu'il faut laisser le fonctionnaire dans la spécialité de
ses fonctions, c'est-à-dire ne pas faire d'un agent institué pour un service
administralif un agent politique et ne plus récompenser par des situations
scandaleuses des services qui n'ont de commun avec la fonction que l'autoriLé
dont on s'est servi pour les rendre. Je crois qu'il faut surveiller déplus près,
dans le commerce, l'intermédiaire qui acquiert en quelques années par la
fraude et les sophistications ce que dans le travail des champs on a de la
peine à gagner honnêtement en quatre ou cinq générations. Enfin, j'estime
qu'il faut permettre au père de famille de partager comme il l'entendra sa
fortune à ses héritiers, sous certaines garanties pour les besoins alimentaires
et l'éducation.
» Veuillez agréer, etc.
» BELLIDENT. »
CHRONIQUE
DU MOUVEMENT SOCIAL

La colonie des Pauvres de Willernsoort. — Le legs Rampai. — ta presse corruptrice.


— Le
volontariat. — L'enquête sur la participation aux bénéfices.—Les forgerons
de Commcntry.

La colonie des Pauvres de Willemsoort (Hollande). --Notre nouveau confrère,


M. Hanzen, de Kiel, à son retour de France, a traversé la Hollande et,
parmi les différentes curiosités qu'il y a rencontrées, signale une de ces
colonies de pauvres très répandues dans ce pays. Il en a fait une des-
cription détaillée dans une revue hebdomadaire de Kiel, qu'il a bien voulu
nous envoyer et dont nous donnons les principaux passages. Nous lui
demandons pardon des quelques inexactitudes qui auraient pu se glisser, à
notre insu, dans cette traduction.
Un guide, dit-il, m'accompagnajusqu'à la colonie la plus rapprochée ; mais,
comme je l'appris plus tard, ce n'était pas la colonie principale de Frede-
riksoort, siège du directeur, mais celle de Willemsoort : la réception me
dédommagea de cette erreur. Une magnifique chaussée conduit de Steenvryk
à Willemsoort. La route est entièrement pavée en briques ; une allée d'arbres
luxuriants de verdure et une ligne de haies vives la bordent de chaque côté.
Le sol ne paraît pas partout très favorable, mais ce que la nature a négligé,
la main de l'homme l'a merveilleusement amélioré.
Après trois quarts d'heure de marche, nous arrivons aux premières mai-
sons de la colonie : elles s'élèvent des deux côtés de la route, espacées les
unes des autres de deux cents pieds environ. Peu après, nous rencontrons
successivement la petite église où le curé de Frcderiksoort vient prêcher tous
les quinze jours, puis l'école où bourdonne un essaim de jeunes enfants, plus
loin la fabrique de la colonie, la petite hôtellerie, et enfin, perdue dans un
bouquet de verdure, la demeure du sous-directeur.
L'association qui a fondé la colonie est propriétaire d'une surface consi-
dérable de terrain, destinée à ses colons. Chaque arrivant reçoit un lot de
deux hectares et demi, dont la moitié est déjà cultivée. En môme temps, on
lui donne une chèvre, un porc, deux moulons et quelques poules, et une
maison d'habitation construite au milieu du terrain. La récolte entière
appartient au colon, sauf les avances pour lcs^semences, le fumier, etc., qui
doivent être remboursées.
Les habitants de ces maisons se consacrent à leur culture, mais trouvent
à employer utilement tout le temps libre qui leur reste. L'association pos-
sède, en effet, six grandes fermes situées sur ses terrains, où elle occupe, à
lajournée ou à la tâche, les colons, pendant les loisirs que leur laissent leurs
propres travaux. L'ouvrage manquc-t-il dans ces fermes, les colons peuvent
travailler dans ics fabriques de l'association, où ils font des paniers, des pail-
lassons, des sacs tissés et même des chaises,
il? peuvent arriver b Hm propriétaires de leur petit domaine; leR
CHRONIQUE DU MOUVEMENT SOCIAL 379
conditions de eet achat sont des plus avantageuses, mais la moralité dont
les acquéreurs ont fait preuve pendant un certain temps de séjour dans la
colonie, pèse plus en leur faveur que 50 ou 100 florins de capital. Le nombre
des maisons est de 450 environ, abritant 1,800 personnes.
Les colons sont non seulement dirigés vers le travail et la moralité, mais
aussi vers les progrès de toute nature qui peuvent concourir au bien com-
mun. Ils reçoivent, par exemple, un enseignement très complet des procédés
de culture, des instruments d'agriculture et des connaissances sur le com-
merce, l'importation et l'exportation coopératives.
Cette description faite par notre ami nous fait désirer impatiemment de
visiter le Schleswig-Holstein où existent de puissantes associations rurales
qui ont donné aux travaux agricoles une activité et une prospérité remar-
quables. Dans peu de jours, nous serons auprès de lui, et, sous sa bienveil-
lante direction, nous recueillerons avec joie tous les faits d'organisation
rurale susceptibles d'application en France et dont il nous a promis une
ample et riche moisson. Dans la seule province du Schleswig, il existe,paraît-il,
plus de deux cents associations de culture et d'exploitation agricole.

Le legs Rampai. — Le 15'septcmbre, a expiré le délai pendant lequel les


associations ouvrières et sociétés coopératives de consommation, de crédit
ou de production, désireuses de bénéficier des dispositions testamentaires de
M. Benjamin Rampai, pouvaient demander à participer à la première répar-
tition. On connaît ces dispositions : « Ce qui restera de ma fortune, dit
M. Rampai dans son testament, est légué à la commune de Paris pour la
destination ci-après indiquée : La somme qui la représentera devra être
employée par une commission du Conseil municipal en prêts à intérêts, pour
le terme de neuf ans au plus, à diverses associations ouvrières ou sociétés
coopératives de consommation, de crédit, de production ou autres, lesquelles
devront, tous les trois mois, remettre à ladite commission un état de leur
situation. En cas de perte du fonds social pour un tiers, le capital prêté
deviendra immédiatement exigible, au gré delà commission. A défaut de
prorogation, les capitaux remboursés et les intérêts payés seront prêtes dans
les mêmes formes à de nouvelles sociétés coopératives. »
Le nombre des demandes adressées au Pavillon de Flore a été de,35,pour
une somme totale de 600,000 fr. Les fonds à répartir ne s'élevant qu'à
420,000 fr., ces demandes devront être réduites dans une forte proportion.
Que va être cette nouvelle tentative d'appui financier aux associations
ouvrières? L'exemple de -1848 n'est pas bien loin de nous et a déjà donné la
mesure de l'effet utile des prêts. Trente-cinq ans se sont écoulés, il est vrai,
depuis cette première épreuve, mais l'état économique et moral a-t-il telle-
ment change que les mêmes causes ne produisent plus les mômes effets? II
ne faut pas nier l'influence de l'instruction et de l'expérience ; sans doute,
les ouvriers sont plus instruits qu'ils ne l'étaient en 1848 et les leçons du
passé doivent avoir laissé quelques traces dans les esprits, mais les principes
essentiels restent toujours les mêmes; il n'y a que les efforts personnels, les
sacrifices et l'épargne, qui donnent des résultats solides. La dernière enquête
du ministère de l'Intérieur l'a démontré une fois de plus ; il n'y a que les
380 LA RÉFORME SOCIALE

associations qui ont trouvé leur capital dans leur sein, dans le concours per-
sonnel de leurs membres, qui se sont développées et qui prospèrent. 11 eu
sera longtemps encore comme cela, et l'argent qui ne coûte rien, qui u'a pas
été gagné laborieusement sera toujours moins fécond que l'argent dû à de
longs efforts et à une longue épargne. Nous en revenons toujours à l'exemple
de nos lunetiers, qui se sont faits d'eux-mêmes et qui, grâce surtout aux
efforts imposés par des débuts difficiles, ont fourni une si brillante carrière,
tandis que la majorité des associations fondées avec le concours de l'Etat
sombrait piteusement.
La presse corruptrice. — Il est difficile de s'imaginer l'ardeur infatigable
qu'une certaine presse dépense journellement en France pour chasser des
esprits les derniers vestiges de croyance et y ruiner jusqu'à l'idée des prin-
cipes sur lesquels repose toute société. On n'a peut-être jamais vu un achar-
nement pareil à démolir et à faire le vide. Qu'importe si ce vide est aussi-
tôt comblé par les passions les plus basses et si la patrie sombre dans le
naufrage de toutes ses forces morales! Y a-t-il une patrie pour ces sinistres
empoisonneurs de l'esprit et des moeurs?
On assistait depuis quelques années déjà aux cyniques ôlucubrations de la
littérature et de l'art pornographiques.L'excitationdes sens était alors l'élé-
ment de succès, et ce procédé donnait des résultats financiers et sociaux qui
encourageaient les imitaLeurs. La police finit, sous la pression de l'opinion
publique,par mettre un terme à ce honteux commerce.Mais la feuille porno-
graphique n'était pas la seule ressource de ces entrepreneurs féconds' de la
démoralisation publique. 11 restait le livre et les révélations obscènes sur les
personnages éminents du passé contemporain.Seulement,le livre n'arrive pas
tout seul sous les yeux : les réclames des journaux ne suffisent pas non plus
à le faire acheter : il faut affriander le lecteur par un avant-goût plus allé-
chant des jouissances qui l'attendent ; de là, l'emploi de l'affiche réclame qui
parle à l'esprit et aux yeux. Ce genre spécial d'attraction vient, selon nous, de
trouver sonexpressionlaplushonleusedans une image aux couleurs voyantes
et heurtées qui s'est étalée pendant plus d'un mois sur les murs de Paris.
Le nom du livre qu'elle portait, et le nom du personnage dont la vie intime
était jetée en pâture à la curiosité publique, importent peu : ce qui importe,
c'est l'idée traduite par la scène figurée. Au premier regard, c'était l'immora-
lité scandaleuse d'une famille; mais au second, c'étaient les bases de la so-
ciété la vieillesse, l'autorité etla religion vouées au mépris public. Les traits
.-

des personnages disparaissaient sous l'idée principale ; les allusions à des


racontars anciens, vrais ou faux, perdaient leur tatnsparcnce derrière la
signilication saillante de ces trois personnages symboliques. L'esprit ne voyait
plus dans ce groupement obscène que des cheveux blancs., un sceptre et une
robe noire couverts de boue et cloués au pilori.
Après avoir, pendant plus d'un mois, sali les murs delà ville, cette affiche
a fini par exciter les susceptibilités de la police,qui se décidait,en même temps,
à faire arrêter les colporteurs d'un placard intitulé : Les cent curés paillards.
Le volontariat d'un an. an est fortement discuté eu
— Le volontariat d'un
ce moment et semble exposé, sinon à disparaître, du moins à subir de violentes
CHRONIQUE DU MOUVEMENT SOCIAL 381
attaques. Il est, prétendent quelques-uns, la négation la plus scandaleuse du
principe égalitaire et du principe démocratique. Grâce à lui, objecte-t-on,
le service militaire frappe les divers citoyens delà manière la plus inégale
et, d'autre part, il écrase la démocratie du poids dont se décharge l'aristo-
cratie de l'argent ou du talent.
On ne peutnier que l'inégalité, entre le volontaire d'un an ctle soldat de
cinq ans, ne soit de nature, si l'on ne s'attache qu'au point de vue individuel,
à provoquer des plaintes amères et le sentiment d'une grande injustice.Non
seulement le volontaire ne subit que pendant un an la perte de liberté,
les fatigues et les dangers, tandis que l'autre soldat y est soumis pendant
cinq ans, mais encore, chose plus grave, celui qui ne peut subir l'examen ou
payer les '1,300 francs, c'est-à-dire, le moins instruit et le plus pauvre, celui
qui a le plus besoin de son travail pour vivre, est condamné à interrompre
pendant cinq ans l'exercice d'un métier, son gagne-pain, à perdre son
emploi, sou savoir et son talent professionnel. Une interruption d'un an est
aisément réparée et laisse peu de trace ; celle de cinq ans peut ruiner l'avenir
de l'ouvrier. D'autre part, l'oisiveté, l'ôloignement de la famille, le milieu,
font souvent naître chez le simple soldat des habitudes de paresse, d'ivro-
gnerie ou de débauche : soumis pendant cinq ans à celle influence, l'homme
ne peut moins faire que d'en être, plus profondément atteint que s'il ne la
subit que pendant un temps cinq fois plus court. En ne considérant que le
point de vue individuel, on ne peut donc pas refuser aux attaques contre le
volontariat leur caractère de réalité, ni méconnaître qu'il apporte, entre les
différents habitants d'un pays, une inégalité qui pèse durement sur le
malheureux.'
Mais les questions de cette nature ne touchent pas un seul ordre d'inté-
rêts : à côté de l'intérêt individuel, il y a l'intérêt national. Elles ne doivent
donc pas être traitées exclusivement au nom d'un principe abstrait, comme
ici l'égalité civile, mais au double point de vue de l'égalité d'une part et des
nécessités sociales de l'autre.
C'est ce qu'a fait, avec une très grande élévation de pensées, M. Beudan,
lors de la dernière distribution solennelle des prix du concours Rossi, à
l'École de droit. 11 a présenté d'abord cet argument bien connu de la diffé-
rence du temps nécessaire à l'éducation militaire, suivant l'état intellectuel
du jeune soldat. « Le service en temps de paix, a-l-il dit, est légitime et doit
être imposé dans la mesure que réclame l'éducation militaire telle que l'exige
l'état actuel des armées européennes, mais pas au delà. Or, tous leshommes
compétents reconnaissent que l'aptitude à faire la guerre, comme toute
autre d'ailleurs, s'acquiert à l'aide de deux éléments: les exercices du métier
et le travail intellectuel. Ces deux éléments se complètent, se suppléent l'un
l'autre. Là où l'intelligence de l'homme est moins développée, une place
plus grande doit être inévitablement faite aux exercices pratiques ; là où
l'instructeur peut faire appel aux facultés plus exercées de l'esprit, il devient
possible de réduire à son minimum la durée de l'apprentissage pratique.
Et alors, dès que, dans ce dernier cas, le résultat peut être obtenu plus
rapidement que dans le premier, n'est-il pas contraire au principe de justice
bien compris d'imposer une durée toujours égale d'exercice. D'un jeune
382 LA RÉFORME SOCIALE

homme instruit, discipliné, formé déjà par les exercices du collège, on peut
faire un soldat en un an, en combinant habilementl'apprentissage; la preuve
c'est que, de ceux que l'on prend dans cette même condition, on fait à Saint-
Cyr des officiers en deux ans. »
M. Beudan a relevé, en second lieu, un point important qui échappe à la
plupart des personnes qui discutent la question : c'est le petit nombre des
jeunes gens pour qui le volontariat réduit le service militaire à un an au lieu
de cinq. Le nombre des engagés conditionnels est de 5,000, généralement
même il est plus faible. Du reste, M. Beudan ne fait pas de difficulté à ce
qu'il soit encore réduit, en limitant l'admission aux jeunes gens « qui pro-
mettent d'être vraiment une force pour le pays,soit par les études qu'ils pour-
suivent, soit parce qu'ils se distinguent d'une manière particulière dans une
branche de la science, de l'art ou des travaux mécaniques. Combien ce
chiffre de 5,000 volontaires et le chiffre réduit que suppose M. Beudan
sont peu de chose auprès des énormes contingents calculés sur des classes
de plus de 300,000 hommes. » La réduction de service dont profitent ces
cinq mille volontaires n'allonge pas d'un mois le service des soldats de
cinq ans-.
« Et c'est pour un aussi mince résultat, continue M. Beudan, qu'on ris-
querait d'entraver le développement des connaissances scientifiques et pro-
fessionnelles, de compromettre le recrutement des carrières civiles, d'arrê-
ter l'essor de l'initiative intellectuelle où se mesure la force vitale d'un pays.
Car aucune illusion n'est possible : si le projet qu'on annonce vient à être
adopté, sans correctif ou atténuation, il entraînera la ruine des hautes
études et, à brève échéance, l'abaissement du niveau d'instruction delà jeu-
nesse française. » Sans accroître réellement les forces militaires du pays,
la réforme proposée affaiblirait les forces sociales et intellectuelles.
a.
Si l'intérêt des études condamne le projet, si l'intérêt militaire n'y est
pas sérieusement engagé, que reste-t-il qui l'explique? Il reste une idée
abstraite, une préoccupation quelque peu ombrageuse d'égalité et celle non
moins mesquine « de ce que l'on a nommé la péréquation du service mili-
taire. » Que sont ces soucis secondaires à côté du véritable côté de la ques-
tion qui est l'intérêt général et l'aménagement des forces sociales? « Il y a
en présence deux grands intérêts : celui de la défense du pays et de la supé-
riorité par les armes, celui de la civilisation et de la supériorité par la
science; ce n'est pas en les opposant, en les sacrifiant l'un à l'autre, qu'on
fera un pays puissant, c'est en les conciliant.
» Entre l'égalité morale et civile, fondée sur le respect dû à toute per-
sonne et à toute profession, et l'égalité sociale qui est le plus vain et le pire
de tous les rêves, il y a un abîme: car, à côté de la loi d'égalité, il y a une
autre loi, non moins impérieuse, celle de la hiérarchie des forces par les-
quelles les sociétés existent et prospèrent.
» Elevé parle désintéressement, éclairé par l'expérience, le patriotisme
doit comprendre qu'il faut tenir également compte des besoins divers et
complexes du pays ; que, si tous les Français se doivent à la patrie, tous
n'ont pas envers elle des devoirs identiques ; qu'un même régime, dès lors,
ne peut être imposé à tous sans péril. Voilà la vraie et féconde égalité,
CHRONIQUE DU MOUVEMENT SOCIAL 383
comme doit la pratiquer un grand peuple soucieux de son avenir: l'égalité
par la participation aux divers services que réclame le pays. »
On doit se réjouir lorsque des déclarations du genre de celles-ci, tombent
d'une bouche autorisée, au milieu d'une solennité officielle qui en rehausse
la valeur et en multiplie les échos.
L'enquête sur la participation aux bénéfices. — Nous venons de parcourir
avec un intérêt immense les épreuves du volume renfermant l'enquête du
ministère de l'Intérieur sur la participation aux bénéfices. Nous avons
étudié minutieusement les différentes organisations adoptées par les divers
patrons et nous avons été frappé \ par la variété des combinaisons et par
l'uniformité du résultat: bien-être, paix et prospérité. De là, cette conclu-
sion naturelle: c'est qu'il n'existe pas un type unique d'organisation possé-
dant le monopole de ce bien-être, de cette paix et de cette prospérité.
Cette conclusion, qui viendra à l'esprit de tout lecteur du volume, est une
affirmation nouvelle, ajoutée à tant d'autres, d'une grande vérité formulée par
Le Play : « Ces moyens employés pour assurer le salaire, dit-il, dans l'Organi-
sation du travail (p. 164), ont assurément leur importance, mais ce ne sont,
après tout, que des mécanismes, dont l'action bienfaisante dépend surtout
des forces morales qui sont inhérentes aux systèmes, ou propres aux inté-
ressés. Aussi, on a toujours fait fausse route quand on a voulu réorganiser
le travail à l'aide d'une formule générale fondée sur l'un de ces mécanismes
ou sur quelque combinaison financière. Sauf en certains cas particuliers, on
a échoué, parce qu'aucune formule de ce genre ne saurait s'adapter à la
diversité extrême des hommes et des industries. » On reconnaît bien aujour-
d'hui qu'il n'y a pas de formule unique, mais ce qu'on sait moins, c'est que
les diverses mécanismes n'ont guère d'action que par les forces mo-
rales qui y sont inhérentes. Cette vérité, si vivement mise en lumière par
Le Play, est la seconde conclusion qui ressort du volume de l'Enquête. Dans
les différentes maisons, en effet, sauf une ou deux tout au plus, on voit la
participation reposer sur trois forces morales puissantes : le sentiment du
devoir patronal, la permanence des engagements, et la hiérarchisation des
éléments sociaux.
Voici en quoi consiste cette hiérarchisation. La très grande majorité des
patrons a institué un stage d'un an, deux ans ou même cinq ans imposé aux
ouvriers avant d'être admis à participer. Ce stage a deux effets : le premier de
laisser à l'écart la masse des nomades, le second de rendre stables quelques-
uns de ces nomades; le résultat final est de ne composer le groupe des
participants que de la minorité d'élite du personnel de l'atelier. Ainsi,
M. Chaix compte 325 participants sur 1,250 ouvriers; M. Dorgé 30 sur
120; M. Goffmon 58 sur 125; M. Boucicaut 700 sur 2,000; M. Godin500 sur
1,500, et ainsi des autres.
Tous ces patrons ont ainsi hiérarchisé leur personnel; ils ont détaché de la
masse les éléments les plus méritants et leur ont fait une situation sociale
supérieure. On comprend alors sans peine comment s'exerce le perfection-
nement industriel obtenu parla participation. Encouragés par les avantages
qui leur sont attribués, les participants font deux choses : ils produi-
sent personnellement plus et mieux et, d'autre part, surveillent et stimu-
384 LA REFORME SOCIALE

lent les non-participants. Ces derniers, excités par l'espérance, font


peut-être aussi quelques efforts spontanés, mais ces efforts sont bien peu
de chose, cela résulte des dépositions et, en môme temps, du peu de sym-
pathie qu'on trouve le plus souvent dans les dernières classes pour la parti-
cipation. Ainsi donc, en résumé, l'effet utile de la participation consiste
surtout clans la sélection et l'utilisation des inégalités naturelles. La hiérar-
chisation de ces inégalités constitue des cadres et une sorte de prolonge-
ment jusqu'aux recoins les plus reculés, de la direction et de la surveil-
lance patronales. Les patrons se gardent bien de créer ou d'augmenter
ces inégalités, ils les emploient dans la mesure où elles existent et s'atta-
chent même à les diminuer en ouvrant toutes larges les portes des situa-
tions supérieures. Nous retrouvons ainsi dans l'atelier l'aménagement des
forces sociales identique à celui que M. Beudan déclarait nécessaire dans la
nation, et la contre-partie de la démonstration déjà fournie par les mines de
Rancié où l'application inexorable de l'égalité systématique et absolue
a engendré l'ignorance, la misère et la servitude .
Nous croyons que ce principe de la hiérarchisation n'avait pas encore été
signalé avant cette enquête ; il nous semble propre à expliquer comment les
dangers que beaucoup de personnes voyaient dans la participation ne se sont
pas réalisés dans les faits. Tous les patrons interrogés ont déclaré qu'ils
n'avaient été exposés à aucune tentative d'ingérence dans les affaires, ou de
blâme sur la conduite des opérations. Ces craintes, qui auraient pu être très
fondées, dans le cas où la participation se fût appliquée indistinctement à
toute la masse, sont, en réalité, illusoires, en présence d'une minorité d'élite.
Les forgerons de Gommentry. — Notre collègue et ami, M. Gibon, vient
de faire paraître en brochure son remarquable rapport sur la société coo-
pérative de consommation des forgerons de Gommentry (1).
Nous ne croyons pas qu'il y ait lieu de faire ressortir les mérites de ce
travail, qui est, non seulement une monographie, mais encore une étude
générale de la coopération et où notre collègue a mis son coeur, son savoir
et l'expérience que lui ont acquise seize ans de création, de direction et d'ob-
servation. Nous nous bornerons à dire que ce rapport, que les exigences du
tirage nous avaient forcés à réduire dans la Réforme, paraît aujourd'hui sous
sa tonne complète, avec des annexes d'une grande importance, le texte des
statuts et les résultats en chiffres du dernier exercice. Ainsi complétée, cette
étude constitue le guide le plus sur et le plus autorisé qui puisse être suivi
clans l'organisation des sociétés coopératives de consommation, auxiliaire
puissant du bien-être et de la paix dans les ateliers.
A. FOUGEROUSSE.

(1) Une brochure in-8° vendue dans les bureaux de la Réforme au prix de i fr. pour
les membres des Unions.

Le Rédacteur en chef-Gérant : EDMOND DEMOLINS.

Paris. — Imp. de l'Etoile, BOUDKT, directeur, rue Cassette, 1.


...L'ENQUÊTE SDR L'ÉTAT DES FAMILLES
"'""' ET.L'APPLICATION DES LOIS DE SUCCESSION

AUX' POPULATIONS OUVRIÈRES RURALES OU URBAINES.

Pour faciliter la tâche de tous ceux de nos confrères qui prennent part à
YEnquêté sW'l'état des familles, M. Claudio Jannet a bien voulu rédiger quel-

ques observations générales, accompagnées d'un Questionnaire. Ce double


document, dont l'utilité sera si appréciée, va être tiré à part et pourra être
adressé à tous les membres qui en feront la demande au Secrétariat. Nous
avons déjà lieu de compter sur bon nombre de rapports importants. Il appar-
tient tout particulièrement aux Réunions régionales de nos groupes de pro-
voquer dans leur contrée les travaux de l'enquête ou d'en encourager la
poursuite, de discuter et d'approfondir les résultats des recherches person-
nelles, et même d'en coordonner les éléments dans des rapports d'ensemble.
Nous espérons qu'aucune de nos Unions ne voudra rester en dehors d'un
mouvement d'études locales, qui réuniront, sur un des points principaux des
réformes sociales, des faits positifs, impartialement recueillis et méthodique-
ment constatés.
A. D.

I. — LA MÉTHODE DES TRAVAUX.

Dans la dernière réunion annuelle des Unions, il a été décidé que


deux enquêtes seraient proposées pour \ 884 à tous nos groupes. L'une,
la seule dont nous ayons à parler aujourd'hui, a pour objet l'état des
familles et Vapplication des lois de succession. Plusieurs de nos con-
frères m'ont fait l'honneur de me demander quelques renseignements
propres à guider leurs recherches. En 1868, en effet, sur les con-
seils de mon vénéré maître, M. Le Play, et sous les auspices de la
Société d'Economie sociale, j'ai entrepris moi-même une semblable
enquête pour la Provence. Le rapport que j'ai présenté à la Société
et la discussion à laquelle il a donné lieu, sont reproduits dans le
.Bulletin de ses séances (tome II, 1868). Mais je crois répondre au désir
qui m'a été exprimé en résumant ici quelques observations sur la
méthode que j'ai suivie pour la constatation des résultats de l'enquête.
I
Quand on cherche à se rendre compte de l'état des familles, on est
bientôt amené à déterminer deux ou trois types principaux auxquels
tous les régimes domestiques peuvent se rapporter, types que l'on
trouve à peu près identiquement les mêmes, malgré des différences
dans les formes extérieures et les appellations, dans tous les temps et
dans tous les pays, parce qu'ils expriment l'action des moeurs et des
Liv. vin 26
386 LA RÉFORME SOCIALE

lois humaines sur ce fond essentiel de rapports nécessaires à l'homme


que nous appelons du nom de famille.
Laissant de côté le type de la famille patriarcale, qui aujourd'hui a
disparu à peu près complètement de notre civilisation occidentale, et
qui, étendant l'autorité domestique et la communauté de vie sur un
nombre relativement considérable de générations et de ménages,
transformait la famille en un clan, nous trouvons deux types princi-
paux entre lesquels se partagent les tendances modernes.
La famille instable, dont le nom est assez expressif, et que nous
comprenons d'autant mieux que nous la pratiquons beaucoup trop, se
constitue uniquement par l'union des deux époux; elle s'accroît par
la naissance des enfants, puis s'amoindrit bientôt à mesure que ces
enfants, dégagés de toute obligation envers leurs parents et leurs
proches, s'établissent au dehors, en gardant le célibat ou en créant une
famille nouvelle. Elle se dissout, enfin, par la mort des parents ou, en
cas d'une mort prématurée de ceux-ci, par la dispersion des enfants
mineurs ; et il ne subsiste plus rien de cette famille, si ce n'est un sou-
venir qui ne tarde même pas à s'évanouir.
Mais cette famille éphémère et mutilée ne répond pas plus aux
nécessités permanentes de la société qu'aux besoins intimes de notre
nature. Nous avons dans la pensée un autre type, que nos pères pra-
tiquaient avec honneur, et que nous retrouvons parfois encore à cer-
tains foyers que leur force et leur dignité recommandent particulière-
ment à l'estime publique.
M. Le Play a proposé de nommer ce type la famille souche, et cette
dénomination est aujourd'hui acceptée dans la science sociale, car
elle exprime très bien la fécondité et la stabilité propres à ce régime
domestique.
La famille souche associe aux parents un seul enfant marié, elle
établit tous les autres, avec une dot, dans un état de parfaite indé-
pendance; elle perpétue au foyer paternel les habitudes de travail,
les moyens d'influence et l'ensemble des traditions utiles créées parles
aïeux; elle constitue un centre permanent de protection auquel tous
les membres de la famille peuvent recourir dans les épreuves de la
vie ; et elle donne ainsi aux individus une sécurité qu'ils ne sauraient
trouver dans la famille instable.
La famille souche suppose la transmissionintégrale du bienpatrimo-
nialpar succession. La famille instable, au contraire, est généralement
produite par l'application du partage égal et forcé entre tous les
enfants indistinctement.
L'état moral des familles et l'application des lois de succession ne
pouvaient donc être séparés dans ce travail d'enquête.
L'ENQUÊTE SUR L'ÉTAT DES FAMILLES 387

II
L'organisation des familles souches se prête au commerce et à
l'industrie aussi bien qu'à l'agriculture. Mais, comme les populations
de la Provence sont presque exclusivement agricoles, nous avons dû
étudier principalement les rapports qui existent entre, le régime de la
famille et les intérêts de l'agriculture. Même dans les provinces où l'on
pourra, plus que nous ne l'avons fait, se préoccuper de ce qui concerne
les populations adonnées à l'industrie ou au commerce, l'enquête
devra toujours faire la plus large place à ce qui regarde les popula-
tions rurales. Aussi croyons-nous devoir reproduire ici quelques
pages de la Réforme sociale en France (eh. 34) où M. Le Play a décrit
avec une remarquable précision les diverses formes que peut prendre
la constitution agricole d'un pays. Nous fournissons ainsi un moyen
facile de contrôler la méthode et la terminologie que nous avons
adoptées et que nous recommandons.
« Les paysans à famille souche ont créé une organisation agricole
toute spéciale, qui se représente à peu près avec les mêmes caractères
dans toutes les régions de l'Europe. Les terres du domaine forment un
ensemble bien aggloméré, au centre duquel sont établis l'habitation de
la famille ainsi que les bâtiments nécessaires au logement des ani-
maux et à la conservation des récoltes. Lorsque le climat se prêle à
la culture des arbres fruitiers, l'habitation est entourée d'un verger.
Cette disposition est particulièrement favorable à l'éducation physique
des jeune;) enfants de la famille... La terre arable, subdivisée selon le
régime d'assolement de la contrée, en deux, trois ou quatre champs,
fournit, sans intervention de jachères, les céréales, les fourrages arti-
ficiels, les racines, les graines oléagineuses, etc.. Le domaine d'un
paysan à famille souche n'est pas seulement un atelier agricole; on y
exécute toujours les travaux du ménage le blanchissage du linge et
l'entretien des vêtements; on y exerce diverses industries, telles que
le tissage des matières textiles, la confection des vêtements et des ou-
tils, etc.. »
Les familles instables ne peuvent pas conserver de domaines agglo-
mérés : leurs tendances sont toutes contraires. Aussi, là où le régime
du partage égal a prévalu depuis longtemps, trouve-t-on une organi-
sation agricole tout opposée, celle des villages à banlieue morcelée.
« Les populations soumises à ce régime agricole s'agglomèrent avec
leurs bestiaux dans une multitude de bâtiments, groupés en village au
centre du territoire... Les jeunes gens ne se marient jamais dans la
maison paternelle, et vont même de bonne heure chercher du travail
au dehors, en sorte que les habitations se réduisent aux proportions
strictement nécessaires pour loger deux époux et leurs jeunes enfants.
388 LA RÉFORME; SOCIALE

Le bétail, toujours rare, ne réclame que des étables de petite dimen-


sion. Ces étables ne sont point ordinairement une dépendance néces-
saire des habitations. Elles s'y réunissent cependant au moyen de rues
fort compliquées qui se prêtent, sous ce rapport, à toutes les combi-
naisons qu'exige la composition variable des domaines... Les simples
salariés, qui ne jouissent pas encore de leur lambeau d'héritage, occu-
pent, en qualité de locataires, les plus chétifs bâtiments. Ainsi enche-
vêtrées et réduites à ces proportions, les habitations d'hommes et
d'animaux se plient sans résistance à toutes les exigences du partage
forcé et de l'agiotage rural. Quant au territoire dépendant du village,
il se prête plus facilement encore à ces mêmes combinaisons. Lorsque
la nature du sol, du climat et des productions n'y résiste pas absolu-
ment, cette banlieue est débarrassée des plantations, des clôtures, des
fossés et, en général, de tout ce qui pourrait imprimer à un point
quelconque un caractère d'individualité; elle est alors subdivisée en
parcelles qui se comptentpar milliers. Celles-ci conservent dans le sens
de la longueur au moins cinquante mètres, car c'est seulement à cette
condition que le travail des animaux de labour reste plus économique
que l'emploi de la bêche. Mais le morcellement est pour ainsi dire sans
limites dans le sens de la largeur, qui se réduit parfois à quatre ou
cinq traits de charrue. Nécessairement rebelle à toute culture métho-
dique, cette organisation reste cependant soumise à un certain art...
Ainsi chaque propriétaire ne peut introduire de la régularité dans ses
travaux qu'en acquérant des surfaces à peu près égales dans les di-
verses régions d'assolement. Il résulte de là qu'à chaque licitation
nouvelle, toutes les sections d'un domaine doivent se diviser en autant
de parts qu'il y a d'héritiers. »

III
Entre ces deux types extrêmes des domaines agglomérés des familles
souches et des villages à banlieue morcelée des familles instables, se
placent des combinaisons fort diverses, que provoquent la nature des
lieux, les propensions naturelles des héritiers, et, en général, les moeurs
locales tendant à restreindre ou à accroître l'instabilité imposée aux
familles françaises par la loi actuelle de succession. M. Le Play a décrit
quatre cas principaux correspondant aux différentes manières dont les
domaines agglomérés des familles souches se décomposentsous l'action
du partage forcé.
Le premier cas, qui se présente dans les montagnes à pentes abrup-
tes, à champs enclos, et à cultures arborescentes, est presque la trans-
mission intégrale. D'accord avec tous les siens, le père donne de son
vivant à un enfant associé tout son domaine, à la charge de payer à
chacun des autres enfants sa part d'héritage. Pour faciliter cette com-
L'ENQUÊTE SUR L'ÉTAT DES FAMILLES 389
binaison, il attribue à l'héritier associé, à titre de préciput et hors
part, la quotité disponible; les autres enfants consentent généralement
à recevoir des dots inférieures à la valeur de leur part en nature.
Le second cas qui se retrouve dans des pays où les inconvénients
économiques du morcellement des domaines sont moindres, reste plus
loin de la transmission intégrale. Le partage égal est imposé par les
tribunaux et les hommes d'affaires ; mais les pères de famille l'éludent
souvent en se concertant avec leur héritier associé, et en employant des
manoeuvres frauduleuses qui tranchent singulièrement avec l'honora-
bilité de ceux qui les emploient. Cette réaction des moeurs, qui ne se
fonde plus, comme dans le cas précédent, sur des procédés avouables,
détruit souvent les bons rapports de parenté:bienfaisante au point de
vue de la culture du sol, elle tend, au point de vue moral, à désorga-
niser la petite propriété.
Dans le troisième cas, le partage en nature des domaines à habitation
centrale reste toujours impraticable ; mais les intéressés réalisent aisé-
ment leur héritage en se partageant le prix offert par des capitalistes
pour le domaine paternel. Sous cette influence, la population entière
finit par se plier au principe du partage égal. Mais comme les
nouveaux acquéreurs ne peuvent tirer parti de leu'.'s propriétés
qu'en les affermant, l'ancienne race des petits propriétaires se trouve
peu à peu remplacée par une race de petits fermiers.
Enfin le quatrième cas se rencontre clans les contrées éloignées des
foyers de commerce, où les populations, ayant adopté les idées éma-
nant de la loi, et ne trouvant point de capitalistes disposés à acquérir
les domaines, doivent, à l'ouverture de chaque succession, s'en parta-
ger les lambeaux. L'héritier auquel sont attribués les bâtiments en
peut à peine faire emploi dans une exploitation réduite, tandis que les
autres héritiers sont obligés d'élever sur leurs lots de nouvelles cons-
tructions.... Lorsque, pour éviter ces ruineuses constructions, ils se
partagent en nature l'habitation et ses dépendances, les familles se
trouvent condamnées à une sorte de prosmicuité, source permanente
de désordres et de conflits.

Nous avons observé presque tous ces types dans les différents dépar-
tements sur lesquels a porté notre enquête. Quand nous les retrouve-
rons dans le cours de notre travail, nous renverrons à la description
sommaire qui vient d'être donnée.
La distinction des familles en familles souches et en familles instables
présente de grandes difficultés, quand il s'agit non plus de caractériser
une famille déterminée, mais de préciser l'état général des moeurs
dans une région donnée de la France.
Effectivement la loi du partage égal et forcé, qui régit notre pays
390 LA REFORME SOCIALE

depuis quatre-vingt-dix ans, ne permet plus au régime de la famille


souche de se maintenir nulle part dans son intégrité ; en sorte que là où,
avant l'application des lois nouvelles, ce régime existait, il y a au-
jourd'hui lutte entre les moeurs et les lois, lutte qui est plus ou moins
accentuée selon les idées particulières qui prévalent dans telle ou telle
famille et selon les conditions économiques générales de la localité.
De là, des situations assez diverses, mais qui tendent toutes par des
dégradations successives à se rapprocher du régime de la famille
instable.
Un exemple frappant de ces dégradations est connu de nos lecteurs.
M. Le Play avait décrit, en I<s56, dans les Ouvriers des deux inondes et,
en 1870, dans YOrg misation de la famille un admirable type de famille
souche chez les paysans du Lavedan. Il signalait dès le premier jour
combien cette prospérité quatre fois séculaire du foyer des Mélouga
devenait précaire en face des prescriptions du Code civil. M. Cheysson
a raconté dans diverses publications de notre école les phases succes-
sives delà désorganisation que l'abandon de la cou'ume et la pratique
du partage ont imposée à ces familles dont la ruine est aujourd'hui
consommée (1).

IV

Les types ainsi déterminés, il fallait y rapporter les moeurs observées


dans chaque localité, difficulté sérieuse parfois en présence de la désor-
ganisation qui atteint aujourd'hui tous les éléments de la famille. La
transmission intégrale étant rendue impossible par la loi actuelle et
par la rigueur avec laquelle les tribunaux l'appliquent, le trait le plus
apparent de la famille souche disparaît forcément. Pour le reconnaître
j'ai dû interroger, en même temps que l'organisation agricole, le fond
des sentiments et des idées des populations. Je me suis surtout atta-
ché à la persistance des éléments moraux delà famille. Ainsi, j'ai con-
sidéré comme familles souches celles où l'autorité paternelle s'est
maintenue, où l'esprit de solidarité morale s'est conservé et où l'usage
du testament réagit dans une certaine mesure contre la dispersion de
la famille et la pulvérisation du sol. Par contre, j'ai rangé dans la
région des familles instables; des localités où l'usage du testament s'est
encore conservé, mais où il ne sert plus qu'à satisfaire des préfé-
rences personnelles plus ou moins justifiées, sans assurer la perpétua-
tion des traditions domestiques.

(1) Voir l'Organisation de la famille l" appendice (1" et 2»


édition) ; 3° édition sous
presse. — Annuaire des Unions, 1875. — Bulletin de la société d'économie sociale, t. V,
p. 303-352. V. enfin la Réforme sociale, du 15 septembre 1883, l'article de M. de la
Selle : Le dernier épisode de l'histoire des Mélouga.
L'ENQUÊTE SUR L'ÉTAT DES FAMILLES 391
C'est d'après ces considérations que j'ai classé comme familles
souches toute la population des côtes de la Provence adonnée à la
pêche et à la marine. Elle ne pratique guère, il est vrai, la transmis-
sion intégrale du patrimoine, transmission, du reste, peu nécessaire,
car la fortune des pêcheurs se compose uniquement de hateaux ou
d'engins que les enfants peuvent se partager également sans inconvé-
nients ; mais la profession se transmet de génération en génération,
les moeurs sont fortes et pures, le pouvoir du père respecté et le senti-
ment de la perpétuité et de l'honneur de la famille très répandu.—Voy.
aux Notices sur les différentes localités, département des Bouches-du-
Rhône, canton de Martigues,et Marseille. {Bulletin de la Société d'Eco-
nomie sociale, t. II, p. 368, 375.)
V
Un mot encore sur la méthode que j'ai suivie dans mon travail.
J'ai procédé par voie d'enquête et complété les connaissances per-
sonnelles que j'avais sur le pays, en interrogeant plus de cent cin-
quante personnes compétentes, notaires, juges de paix, grands pro-
priétaires, ecclésiastiques, etc., tous résidant à la campagne et vivant
en contact immédiat avec les populations. Après avoir dégagé les
principaux résultats constatés, j'ai rédigé, sur les différentes localités,
des Notices spéciales destinées à mettre en relief les traits principaux
de la constitution sociale et de l'organisation agricole. Quoique mon
enquête ait porté séparément sur chaque canton, quand la jDopulation
était assez homogène pour me le permettre, j'ai parfois fait porter ces
Notices sur un arrondissement ou même un département entier. Mais,
autant que possible, il faut spécialiser les résultats de l'enquête par
arrondissement ou groupes de cantons. Une observation attentive ne
peut manquer de faire ressortir des nuances tenant sinon à l'état rural
des populations, au moins à la nature des lieux. Enfin, j'ai employé,
pour solliciter et recueillir les renseignements,un questionnaire métho-
dique, que, dans un prochain article, je mettrai à la disposition de
nos confrères.
Pour réunir ainsi les faits avec précision, pour en bien apprécier la
juste portée et pour savoir clans quelles limites il est permis de les
généraliser, rien ne peut suppléer à l'observation directe et personnelle
des populations. « Jamais je n'ai mieux apprécié que dans le cours de
ce travail, disais-je en 1868, la valeur scientifique de la méthode à
laquelle la Société d'économie sociale doit l'importance et la fécondité
de ses études ; et mon sincère désir est que cet essai d'enquête décide
quelques-uns de mes compatriotes à lui offrir de nouvelles monogra-
phies sur les familles ou les communes de la Provence. » Aujourd'hui
je renouvelle ce voeu. sans le restreindre aux limites de quelques
392 LA RÉFORME SOCIALE

départements.Puissent, de tous côtés, les membres des Unions répondre


aux voeux du fondateur de la Société d'économie sociale et nous donner
de nombreuses monographies de familles. Ils réuniront ainsi des docu-
ments d'un haut intérêt pour la science sociale, et eux-mêmes gagne-
ront à ce contact intime avec les faits, des notions plus exactes et des
convictionsplus éclairées. Ceux que la longueur du travail effrayerait
trouveront encore un sujet d'études bien instructif dans la reprise et
îa vérification des monographies déjà anciennes. L'histoire des Pay-
sans du Lavedan, que nous rappelions tout à l'heure, prouve combien
ces monographies successives d'une même famille sont pleines d'en-
seignements.
Nous comptons surtout que, dans toutes nos Unions, des travailleurs
zélés vont se mettre à l'oeuvre, pour mener à bonne fin l'enquête sur
l'état des familles, et nous voudrions espérer que ce que nous avons
fait pourra les aider à faire plus et mieux. On ne peut aujourd'hui se
désintéresser de ces études. A plusieurs reprises (nos du 15 mai et du
1er juillet), la Bévue a raconté comment les paysans de l'Allemagne
du Nord viennent d obtenir une réforme successorale, qui reprenant
d'anciennes coutumes en les appropriant aux besoins nouveaux, ren-
d a possible la perpétuité de leurs modestes foyers. La démocratie
américaine nous offre des leçons du même genre (n° du 1er août),
par la législation du Eornestead, adoptée avec des nuances diverses
par de nombreux Etats, pour sauvegarder aussi les pelits domaines
patrimoniaux. N'est-il pas temps de demander à une étude impartiale
et scientifique des faits, si la France n'a pas à tirer quelque utilité
pratique pour elle-même, des exemples qui lui sont ainsi donnés dans
l'ancien et dans le nouveau monde ?
CLAUDIO JANNET.

Dans la prochaine livraison, nous publierons le Questionnait'e ré-


digé par M. Claudio Jannet. Ce sera un guide précieux
pour les per-
sonnes qui voudront bien prendre part à l'enquête sur l'état des
familles.
LES ANCIENNES CORPORATIONS DE MÉTIERS

EN LIMOUSIN

I. — PÉRIODE DE LIBERTÉ.

Une campagne, inspirée par les idées les plus généreuses, soutenue
par la foi ardente de ses promoteurs, conduite avec un zèle et une
persévérance au plus haut point dignes d'éloges, encouragée par
beaucoup d'hommes sincères, cherchant la solution du problème so-
cial ailleurs que dans d'absurdes utopies, a été entreprise depuis plu-
sieurs années en faveur du rétablissement des anciennes corporations
de métiers. Beaucoup d'esprits distingués croyant que l'avenir est là,
estiment qu'il suffirait, pour ramener sinon la paix, du moins l'entente
et instituer un modus vivendl tolérable entre patrons et ouvriers, de
reprendre la tradition du passé, violemment rompue, et de réorganiser
l'ancien système corporatif, en élargissant son cadre et en tenant
compte des changements survenus depuis un siècle dans notre état
civil et politique, dans les conditions de la vie matérielle, dans celles
de la production industrielle et des rapports commerciaux.
Il est certain que nous ne trouvons pas, dans le passé, la trace de
crises aiguës analogues à celles qui, de nos jours, éclatent à chaque
instant et révèlent la violence de l'antagonisme entre patrons et ou-
vriers; il est certain que, là où nous pouvons étudier avec un peu de
précision les rapports sociaux dans l'ancienne France, nous constatons
presque toujours qu'ils dénotent une union appréciable, des relations
plus suivies, plus étroites entre le patron et l'ouvrier; il est certain,
enfin, que ces observations nous révèlent, chez le premier, plus de sol-
licitude pour le second; chez celui-ci, plus de confiance dans celui-là,
de déférence pour lui et de dévouement à ses intérêts. En un mot, des
témoignages très précis, très sérieux et des exemples assez multipliés
prouvent que le passé a mieux compris que notre temps la solidarité
nécessaire créée entre le patron et l'ouvrier par le fait même de leur
association en vue du résultat industriel.
La raison de cet état de choses meilleur résiderait, dit-on, dans
l'influence des institutions corporatives, dans l'organisation même des
métiers... Fidèle à l'esprit du fondateur des Unions de la Paix sociale
et à sa méthode de libre et précise investigation, nous avons cherché,
— avec le plus grand désir de la trouver, nous l'avouons franchement—
la confirmation de l'exactitude de cette thèse dans les anciens statuts
des corporations d'une de nos provinces et dans les monuments de
son histoire qui peuvent jeter un peu de lumière sur ce sujet. C'est le
394 LA RÉFORME SOCIALE

résultat de cette étude que nous voudrions exposer sommairement


aux lecteurs de la Réforme sociale.
I
Nous n'avons pas à nous occuper ici des collèges de métiers dans
l'antiquité. A côté des traits frappants de ressemblance qu'on relève
entre l'organisation corporative sous les derniers empereurs et l'orga-
nisation corporative au moyen âge, des différences profondes appa-
raissent. L'artisan gallo-romain, quand il n'est pas esclave, vit dans un
état peu différent de l'esclavage. Un lien qu'il n'est pas en son pou-
voir de rompre, l'enchaîne au corps de métier. Au moyen âge, au
contraire, si nous trouvons des ateliers de serfs sur les grands domai-
nes des seigneurs ou des monastères, nous voyons aussi, dans les
villes, dès l'époque la plus reculée où puisse atteindre notre regard, des
travailleurs libres : romains, gaulois ou francs, soumis simplement
à des redevances diverses. Au douzième siècle, l'artisan paie au roi ou
au seigneur un droit déterminé pour acheter le métier, ou même peut,
en toute liberté, ouvrir boutique, fabriquer et vendre, moyennant une
redevance annuelle, une sorte d'abonnement. Cette liberté s'élargit,
s'affirme et acquiert de nouvelles garanties avec l'affranchissement des
communes, qui, tout semble l'indiquer, a été le fruit de la pratique
de plusieurs siècles, et non l'oeuvre d'un jour. Les chartes communales
portent une date relativement récente. Si elles ont été quelquefois con-
quises par une révolte victorieuse, elles semblent avoir été le plus
souvent données en pleine paix, après des négociations plus ou moins
longues, et du libre consentement de ceux qui les ont octroyées. Beau-
coup d'entre elles consacrent, il n'en faut pas douter, une possession
de fait et ne sont que la rédaction de coutumes séculaires, peu à peu
établies, modifiées, développées par le temps, les moeurs, les événe-
ments et auxquelles le seigneur accorde à la fois son homologation et
sa garantie, — au lieu de l'espèce de tolérance traditionelle sous la-
quelle elles avaient longtemps vécu.
Nous savons que beaucoup de personnes rejettent cette manière de
voir; mais, à mesure que les études se multiplient, elle s'impose à
notre conviction.
Entre le douzième siècle, époque à laquelle l'existence de fait, déjà
ancienne, des institutions municipales, est reconnue, consacrée en
droit, réglementée, par les chartes des seigneurs ou les privilèges des
rois, et la date de l'abolition définitive du système corporatif en France,
nous pouvons distinguer d'une façon assez nette, dans l'histoire du
travail en Limousin et spécialement à Limoges, deux périodes s'offrant
chacune à nos yeux avec des caractères différents. On voudra bien se
rappeler que nous n'avons nullement la prétention de généraliser, et
LES ANCIENNES CORPORATIONS DE MÉTIERS 395
de tirer de nos études des conclusions absolues*Nous voulons simple-
ment rechercher si les monuments du passé, dans notre pays, confir-
ment l'idée que beaucoup de nos amis se sont faite des bienfaits du
système corporatif au point de vue de la facilité des rapports entre
patrons et ouvriers, du maintien de la paix sociale, du bien-être et de
la sécurité de tous les travailleurs.

II
Au moment où des textes précis et assez nombreux nous donnent un
certain ensemble de renseignements sur l'organisation de la bourgeoi-
sie, sur les rapports sociaux au sein de la commune, sur les conditions
d'existence et de travail faites aux gens de métier dans nos villes du
Limousin et en particulier dans le Château de Limoges, c'est-à-dire
vers le milieu du treizième siècle, nous nous trouvons en présence
d'un état de choses ayant, assurément, quelques traits de ressemblance
avec l'institution corporative telle que se la représentent les promo-
teurs de la campagne dont nous parlions tout à l'heure.
Cet état de choses nous est fort imparfaitement connu ; mais il offre
de notables différences avec le régime corporatif des seizième, dix-
septième et dix-huitième siècles, ou, pour mieux dire, les principes
sur lesquels il a été établi sont absolument opposés à ceux qu'invo-
quent les adversaires de Turgot, en 4 776.
La réglementation du travail, à Limoges, n'est pas la même que celle
observée dans d'autres villes; celle que révèle, par exemple, le Livr'e
des métiers de Paris. Dans la capitale, certaines professions seulement
sont libres (celles d'orfèvre, de potier d'étain, de cordier, de fabri-
cant de manches de couteaux ou de peignes, etc.) ; les artisans des
autres corporations sont tenus d'acheter le métier du roi (1). A Li-
moges, dans le Château, du moins (2), cette distinction n'existe pas, et
l'industrie jouit de la liberté ia plus complète. Fait remarquable : ce
n'est pas seulement le bourgeois, le membre de l'association commu-
nale, le citoyen en possession de ses droits politiques, qui a la faculté
d'exercer la profession de son choix ou de s'adonner à un commerce
quelconque sans formalité gênante : la même liberté est acquise à
l'étranger qui habite dans les limites de la terre communale. Le texte
de nos coutumes qu'on lit au plus ancien des registres du Consulat,
affirme cette liberté en termes très explicites et très précis (3).

(l)Depping: Règlements des métiers. Paris. Crapclct, -1836.


(2) Il y a deux villes de Limoges absolument distinctes pendant huit ou neuf siècles :
la Cilé et lo Château.
(3) Tôt hom en gênerai (e chaeu en sintjuraï) deudich cliasleu, eyssamcnl Ucslranh, po-
den esser deu mestier, c chascu pot aprofechar en aquil qui may li playra, Heg. consu-
396 LA RÉFORME SOCIALE

Le marchand, bourgeois ou forain, peut vendre ce qu'il veut et


vendre de la façon et à la mesure qui lui convient, en gros ou en
détail, à son étalage ou en particulier, à l'aune, à la coudée ou à
toute autre mesure (1).Limoges a dû sans doute en partie à cette large
et hospitalière réglementation la prospérité de son commerce.
A côté de ces coutumes libérales, on rencontre un article restrictif;
mais il n'est nullement spécial à Limoges. C'est la prohibition de toute
ligue, de tout serment entre gens de métier. Si une association de ce
genre est formée au mépris de la loi, elle est nulle et nul aussi le
serment prononcé par ses membres (2). On peut attribuer à deux mo-
tifs d'ordres différents cette prohibition : elle avait sans doute pour
but d'abord d'empêcher la création, en dehors du cadre traditionnel
de la constitution municipale, de groupes qui auraient pu chercher à
exercer une influence politique, former des factions au sein du petit
état bourgeois et y être un sujet de troubles;— en second lieu, d'en-
traver l'établissement de sociétés industrielles ou commerciales de
nature à favoriser ou à établir certains monopoles.
De l'interdiction des ligues et serments entre hommes de métier, on
ne doit pas conclure que la corporation proprement dite, le groupe
professionnel, n'existât pas alors à Limoges. Si la constitution commu-
nale n'en faisait (il en était ainsi, du reste, dans la plupart des villes du
Midi, au contraire de ce qui existait dans le Nord), ni un pouvoir
politique, ni un collège électoral, elle la reconnaissait comme point
de départ de son organisation militaire. C'était par corps de métiers
qu'était ordonnée la petite armée municipale. Cela semble du moins
résulter d'un curieux document, qui nous montre le service du guet

laire A à l'hôtel de ville de Limoges. Les mots entre crochets ne se trouvent pas à la
plus ancienne version de ce texte.
On lit en tête du paragraphe (Beg. cons. A. fol. 125) : Cosduma cumli habitadors po-
den far lo meslicr que se volen.
Le texte des coutumes primitives est plus curieux et plus caractéristique : sabehan
sil qui son e qui son avenier que lo Cosolat deu chasleu de Lemotges e tôt lo cuminals
pobles de la vila se son acordat qne luicli li mestier sian cuminal, ses tôt saerament, e ses
tôt eovens, que noi deu hom far (fol. 78 v°). Ainsi, par le fait, la propriété du métier
avait passé du seigneur à la commune, qui avait abandonné ses droits à ses membres.
(1) Lhi mercheans, eychamen cytranh, que no son deudich chasleu, poden vendre lor
draps a talh o particularmen, a copdes o aimas, o en ç/ros o en qualque manieira que
lor plaira. E aychi de toias autres merchandaryas.
D'autres textes donnent, au lieu de a talh : a dclalh, etc., ce qui se comprend
mieux: a delalh se trouvant alors opposé à en yros.
(2) E sagramenù o alcuna convencio no deu essor entre aqueus que exercissen atjueus
mestiers; e si sayramen o convencio era fâcha, no val, de cosduma deudich chastcu.(\b\-
dem). Ailleurs, on défend tout banquet, toute association entre deux cantons (cir-
conscriptions électorales) : —Cosduma es en esta vila cuna charraira no deu manjar ah
a-'tra, eofrairia nicovent far. lbid fol. 7 verso.
LES ANCIENNES CORPORATIONS DE MÉTIERS 397
pour chacun des jours de la semaine, réparti entre les trente-trois
métiers ('I).
Chacun de ces groupes a dès lors ses règlements traditionnels que
nous ne connaissons pas, mais auxquels font allusion plusieurs textes.
Parmi les attributions principales des magistrats municipaux, on voit
figurer la surveillance et la police des métiers, la garde de leurs cou-
tumes, la répression des délits spéciaux commis par les artisans et
commerçants (2).
Le rôle des consuls ne se bornait pas à veiller aux conditions régu-
lières de la fabrication et à la loyauté de la vente : on les voit remplir,
en de certaines occasions, l'office déjuges de commerce, régler des
différends en matière de marché, apprécier la bonne exécution des
fournitures, décider du plus ou moins fondé des plaintes en mal façon ;
ils n'avaient pas seulement le droit de prohiber la vente d'une mar-
chandise défectueuse, la coutume leur donnait encore celui d'interdire
à un citoyen l'exercice du commerce dans la ville (3) et même de
l'exclure des caravanes qui allaient, au moyen âge, chercher un dé-
bouché aux produits de l'industrie locale dans les foires des parties
les plus éloignées du royaume, aux foires de Troyes et de Provins par
exemple, où les marchands de Limoges avaient leur «maison » spéciale,
leur halle de déballage dès le douzième siècle (4). Le plus ancien de
nos registres consulaires nous fournit un exemple de l'exercice de ce
droit. Il nous montre, en 1257, les consuls, assistés du conseil des
Prud'hommes de l'Hôpital,interdisant à Philippe Lenoir d'aller à aucune
foire ou marché, à peine de cent livres d'amende. Il lui est même
défendu d'y accompagner un autre commerçant. Cette interdiction
est prononcée pour un an (S).

(•1) Reg. cons. A. fol. 8G v0. Le nombre de 33 pourrait avoir été fixe par allusion
aux trente-trois ans que Jésus-Christ passa sur la terre. L'organisation militaire chan-
gea plus tard et la milice fut divisée en compagnies dont chacune avait sa circonscrip-
tion topographique.
(2) Lï dich cossols garden c fan garda)' los mestiers deus drapiers c deus sabatiers c
deus sartres e deus pelhiccirs c deus bochierse deus pesiors c de lotz autres, Hdich muti-
Icn [milicien) e punissen los falsificans lors mestiers e los defal'iens en aquestas chauzas
(lleg. cons. A).
(3) Âcordat fo per los Cossols c per mais proshomes, que W. Bolhaverl: no sia mais
corretiers eu chasteu de Lemolges per lo mesfaih que avia faih (Rcc. A. 32).
(4) Cartulaire de Saint-Etienne Je Troyes : manuscrit latin 17098 de la bibliothèque
nationale, fol. 3o et passim. — Bourquelot: Histoire de Provins, 1.1, p. 412.
(5) Acordat fo per los cossols deu Chaslcu de Lemotges e per cosseilh de prosomes
que si Felips Nègres deis aissi en an anava ni tramelia am geinh ni seis geinh a degutia
feira ni a degun merchat part lo defendement deus Cossols, lo çossolatz e lo éliminais,
deslavila en deu aver G Is seis marce,—ni anar a aquestas feiras no deu far companlaa
am degun home.Àctum mense augusli, anno Domini millcsimo ducenlcsimo quinquagesimo
septimo (fol. 54 recto).
398 LA RÉFORME SOCIALE

III
Quelle fut, durant cette période, la situation respective du patron et
de l'ouvrier? Grosse question, et à laquelle il n'est pas facile de
répondre.
Nous avons beaucoup de raisons de penser que, sous ce rapport,
l'état des choses, à Limoges> se rapprochait, à beaucoup d'égards, de
celui que nous constatons à la même époque à Paris, tout au moins
dans les corporations qui jouissent des coutumes les plus larges et les
plus libérales. Là comme ici, les ouvriers devaient tenir, dans l'organi-
sation corporative, à peu près autant de place que les maîtres et il est
vraisemblable, non seulement qu'ils prenaient part aux délibérations,
mais qu'une partie des bailes ou syndics du groupe étaient choisis
parmi eux. Nous en sommes, toutefois, sur ce point, réduits à des
conjectures.
Au surplus, il n'est pas absolument sûr que la maîtrise proprement
dite existât alors à Limoges. En étudiant nos documents limousins, on
est frappé d'une particularité bien remarquable. Jusqu'à la fin du
quatorzième siècle, on ne trouve jamais, ou du moins nous n'avons
jamais rencontré le titre de maître précédant l'énoncé de la profession.
Les habitants de Limoges sont dits fondeurs, fermaillers, orfèvres,
boulangers, et non maîtres fondeurs, maîtres orfèvres, maîtres bou-
langers. Nous ne savons trop s'il convient d'attribuer à ce détail une
grande importance; toutefois, lestextes de nos registres consulaires affir-
mant l'existence d'une coutume très différente, nous l'avons dit, de la
réglementation en vigueur ailleurs, et aucune ville au moyen âge
n'ayant offert aux commerçants olaux artisans une plus grande liberté,
il se peut fort bien qu'il n'y ait pas eu alors à Limoges de distinction
nette et permanente entre les artisans ayant accompli l'apprentissage
déterminé par l'usage du métier; que tous, au même titre, aient joui,
moyennant une déclaration faite aux syndics du corps ou aux consuls
et l'acquit d'une très modique somme à la caisse de la confrérie profes-
sionnelle, du droit d'exercer le métier en qualité de patron, de « lever
boutique » comme on disait jadis. Tous ne profitaient pas de ce droit;
beaucoup, dépourvus de fonds, ne voulant pas faire les frais d'une
installation ou trouvant leur avantage, pour une raison quelconque, à
n'avoir pas de boutique, travaillaient en chambre soit pour leur propre
compte soit pour celui d'un confrère, ou bien encore allaient travailler
dans l'atelier de celui-ci moyennant un prix convenu et durant une
période déterminée. L'ouvrier devenait patron avec la même facilité
que le patron redevenait ouvrier.Plusieurs passages du Livre des métiers
prouvent qu'àParis même, où la réglementation était pourtant plus sé-
vère, la maîtrisecertainement plus privilégiée etparsuite la distinction
LES ANCIENNES CORPORATIONS DE MÉTIERS 399
entrele maître et le valet plustranchée; où, de plus,la liberté du travail
n'existait pas, on passait aisément, suivant les circonstances, d'une
classe à l'autre. Une très curieuse disposition des statuts des chaus-
setiers reconnaît à des ouvriers depuis longtemps dansla corporation,
le droit d'être reçus maîtres sans « acheter le métier » du roi et même
sans lui payer aucune redevance à cette occasion. Le même règlement
prononce une exemption analogue en faveur d'anciens maîtres « qui
sont devenus valets par pauvreté ou par l'effet de leur volonté » : s'il
leur plaît de rechef de lever boutique, il ne leur sera réclamé aucun
des droits dus par les nouveaux maîtres (1).
Ainsi la distance du maître à l'ouvrier n'était pas aussi grande alors
qu'on l'imaginerait et la barrière qui les séparait pouvait être aisé-
ment franchie. Il faut noter que dans un grand nombre de corpora-
tions, le valet était autorisé comme le maître à recevoir des apprentis
chez lui et avait des représentants parmi les syndics ou jurés.
Ce qu'on peut affirmer, c'est que si la maîtrise a existé au treizième
siècle à Limoges, elle n'a eu ni la valeur sociale et industrielle ni le
caractère de privilège qu'elle possédait déjà ailleurs, dans une certaine
mesure tout au moins. Elle a dû être accessible à tous, sans grands
frais, et vraisemblablement sans chef-d'oeuvre, tandis qu'à Paris,
dans la plupart des métiers, le chef-d'oeuvre était exigé du postu-
lant à la maîtrise dès le temps de saint Louis. Cette période est par
excellence celle où prospère l'atelier domestique. Beaucoup de petits
industriels semblent alors travailler en chambre et vendre directement
leurs produits aux marchands ou même les portent à certains lieux
publics de vente.
En ce qui concerne les apprentis et les ouvriers vivant dans la
— il n'est pas impossible qu'à Limoges les deux
maison du patron
catégories aient formé des corporations spéciales (2) — leur condition
paraît avoir été à peu de chose près celle des domestiques, sauf en ce
qui a trait à la durée de l'engagement. Le domestique louait ses servi-
ces, comme aujourd'hui, pour une période indéterminée. Le valet de

(1) Et est ordené parles preudeshomes dudit mestier que les valiez dudit mestier
dont les nons sont ci desoz nommez, porront commencier ledit mestier quant ils
voudront, sans acheter le, ne rien paier au Roi, por ce que il ont esté grant tens au
mestier avanteest establissement et por ce que li pluseur d'aus ont este aucune fois
mestres et sont devenuz valiez parpoureté ou par leur volonté (Depping : Règlements
sur les arts ci, métiers, p. 140).
(2) Dans la liste des métiers de Limoges que nous donne Vestilgacha du vieux
registre du consulat, figurent les sirvens (servants, aides, valets) et les meschnas
(garçons) ? Quelle est l'exacte signification de ces deux mots et quelles catégories
d'artisans servent-ils à désigner ? Seraient-ce là les gens n'ayant fait l'apprentissage
d'aucune profession déterminée? Ne s'agirait-il pas plutôt des commensaux et des
apprentis de plus de quatorze ans?
400 LA RÉFORME SOCIALE

métier du treizième siècle louait son travail pour une durée certaine :
six mois ou un an, en général,— ce sont du moins les termes habi-
tuels des engagements que nous avons pu étudier aux siècles suivants.
Cette habitude de l'employeur et de l'employé de s'engager réci-
proquement pour un certain nombre de mois à des conditions déter-
minées parait avoir été, dès le moyen âge, générale en France : elle
existait encore au moment de la Révolution (-1), mais dans quelques
villes les ouvriers de plusieurs métiers s'y étaient soustraits aux deux
derniers siècles.C'est ainsi que les garçons boulangers de Paris, devan-
çant dès 1579 les plus désastreuses coutumes de l'industrie contem-
poraine, refusaient de prendre des engagements semestriels et travail-
laient à la journée (2). On avait du reste toujours employé, au moins
dans certains métiers, les plus importants, des ouvriers à la jour-
née (3).
Nous avons dit que nous ne connaissions pas les règlements anciens
des métiers limousins. En effet, il serait plus que téméraire d'étendre
aux groupes professionnels des petites villes et surtout des villes
du
Midi, c'est-à-dire d'une région qui appartient à une autre civilisation,
à un autre droit, à une autre langue, les renseignements fournis soit
parle monument législatif auquel saint Louis et Etienne Boileau ont
attaché leurs noms, soit par les anciens documents de toute espèce
relatifs aux corporations parisiennes. Avant le quinzième et surtout
avant le seizième siècle, chaque ville a ses coutumes et ses règlements
particuliers. A l'époque où les coutumes tombent en désuétude et où
la réglementation commence à s'uniformiser, les statuts se modèlent
sans doute sur ceux des corps de métiers de Paris ; mais à ce moment
la révolution dont nous parlerons plus loin s'est déjà produite: l'ou-
vrier a été évincé de la corporation ou du moins son rôle y est devenu
insignifiant, en sorte que l'application des règlements parisiens aux cor-
porations de province n'a d'autre effet que de confirmer les pouvoirs
du maître. Du reste, les faits vraiment remarquables qu'on relève dans
les textes relatifs à quelques corporations delà capitale et qui se rap-
portent à l'ordre d'idées dont nous nous occupons, n'ont, à Paris même,
rien de général. Tandis qu'on voit déjà percer dans l'interdiction
très fréquente d'avoir plus d'un ou de deux apprentis, la tendance
à restreindre la concurrence et à faire du métier un véritable mono-
pole ; qu'on constate que, dans plusieurs corporations, les syndics re-

(1) Ces engagements devaient être respectés non seulement par les parlins contrac-
tantes, mais par les autres membres de la corporation : « que nul du mestier ne
» puisse aloer l'ouvrier de l'autre jusques à tant que son terme soit fet et
acompli. »
Huchers, -1290 (Depping, Règlements sur les arts et métiers, p. 37o).
(2) Levasseur: Histoire des classes ouvrières en France, 1.11.
(3) Règlements sur les arts et métiers, Foulons, p. 131 et 132.
LES ANCIENNES CORPORATIONS DE MÉTIERS 40'I
çoivent des salaires d'une façon plus ou moins directe ; qu'on remar-
que une tendance dans diverses professions à exclure les femmes, sous
des prétextes qu'on pourrait qualifier d'hypocrites; qu'on relève des
mesures de défiance assez singulières à l'égard de l'ouvrier, on ne
trouve qu'à l'état d'exceptions certaines mesures favorables à celui-ci :
par exemple l'interdiction d'employer des valets étrangers tant que
des valets du métier, habitant la ville, se trouveront sans travail, ou
l'usage suivant lequel un patron ne peut congédier un ouvrier sans
l'assentiment de quatre maîtres et de deux valets.
Il faut remarquer que presque toutes les coutumes favorables à
l'ouvrier nous sont signalées par des documents appartenant aux
treizième ou quatorzième siècles, c'est-à-dire à la première des deux
périodes que nous avons indiquées : à celle où les partisans du réta-
blissement des corporations peuvent trouver quelques arguments en
faveur de leur thèse. A partir du quinzième siècle, ces usages dispa-
raissent ou changent de caractère.
En Limousin, les actes civils qui nous fournissent des renseigne-
ments sur la condition de l'ouvrier aux treizième et quatorzième siècles
nous le montrent n'ayant ni une existence différente, ni d'autres idées,
ni en somme, semble-t-il, beaucoup moins de ressources que la plu-
part des commerçants et propriétaires vivant à côté de lui. On le voit
faire les mêmes dépenses, vivre dans un milieu pareil, souvent pos-
séder des maisons, des cens, placer des capitaux à rente perpétuelle,
doter ses enfants et laisser à sa mort des legs à sa paroisse, à sa con-
frérie, aux couvents, aux hôpitaux. Nous l'avons déjà dit, nous le
répétons : rien ne révèle ni dans les faits, ni dans les textes, une
réglementation créant, dans la société industrielle, deux classes de
personnes. Le patron et l'ouvrier, surtout l'ouvrier chef de famille et
domicilié, semblent absolument égaux et leurs rapports, en dehors des
coutumes qui doivent en régler certains côtés, sont déterminées par
des conventions mutuelles, entièrement libres et d'un caractère tout
privé. Les vieux registres de notaires ne nous fournissent guère
pour cette période que le texte ou plutôt le dispositifd'engagements
d'apprentis et d'ouvriers vivant dans la maison du maître. Ces con-
trats ont aussi leur intérêt. En voici deux échantillons que nous
relevons dans les extraits des registres de Brousseaud copiés par le
savant bénédictin D. Col, pendant son séjour àLimoges; ils portent
l'un et l'autre la date de 1356 :
« Le mardi, veille de la fête de saint Mathieu apôtre (20 septem-
bre), Jean Ratier, cordier, a loué sa personne et son travail à Pierre
Procurand, cordier : il habitera chez ce dernier, le servira dans son
métier les jours ouvrables, de ce jour à la prochaine fête de la Na-
tivité de saint Jean-Baptiste (24 juin 1357), et recevra pour chaque
Liv. vin. 27
402 l'A. RÉFORME SOCIALE

jour de travail deux sols de monnaie courante (environ 84 centimes,


qui représenteraient à peu près 4 fr. 20 c. d'aujourd'hui). Ledit
Pierre a promis de lui payer cette somme chaque jour ouvrable,
pendant la durée de l'engagement. »
La même année, Pierre Bessaud, serrurier, qui a affirmé être âgé
«
de quinze ans accomplis, etc., (sic) a loué sa personne et son travail à
Jean Mercier; et ledit Jean a engagé ledit Pierre pour demeurer chez
lui, travailler avec lui et le servir dans son métier les jours ouvrables
pour la durée d'une année à partir de ce jour, au prix de douze deniers
de monnaie courante pour chaque jour de travail » — 42 centimes :
2 fr. 10 c. d'aujourd'hui (1).
Ces actes — il nous serait facile d'en citer d'autres d'une teneur
analogue,—méritent d'être étudiés avec soin. On n'y trouve ni la qua-
lification de maître donnée à l'employeur, ni une mention quelconque
relative à la catégorie professionnelle à laquelle appartient l'employé.
Ge sont des contrats libres entre deux travailleurs dont les droits sont,
semble-t-il, complètement égaux. Un corclier engage un autre cordier
n'en possède
parce qu'il a une clientèle, un atelier et que ce dernier
pas. Voilà tout. L'acte ne trahit pas une seule différence entre la con-
dition respective des contractants, et, dans le premier au moins de ces
actes, les rôles pourraient être intervertis, si la fortune ou les conve-
nances des deux cordiers se trouvaient modifiées.
Tel est le caractère que présente, à Limoges, l'organisation des
métiers, pendant cette première période. Mais, vers le milieu du quator-
zième siècle, apparaissent d'importantes modifications, que nous
examinerons dans un second article.
Louis GUÏEERT.

(1) Item, die martis m virjilia fesli Bcati Malhoe apostoli, anno proedicto, Joanius
Raterii, cordarius, locavil se et opéras suas cvm Pctro Procurandi, cordario, ad moran-
dum cvm codent et eidem serviendum in minislerio suo per dies operabilcs ex mine
usque ad ir.stans festum naliviùalis Bcati Jounnis Baptiste, precio cujus libet dici ope-
rabilis duorum solidorum monete currenlis, quos diclus Peints jjromillil diclo Johamn
solvere qualibet die operabili, durante diclo lomino.
Petrus Bessaudi, faber, qui asserens se complevisse decimum quintum annum inte-
grum, etc., locavit se et opéras suas, etc., cum Johanne Mercerii et idem Johannes ipsum
Petrum conduxit ad morandum et opcranclum cum ipso Johanne cl eidem serviendum in
minislerio ipsius per dies operabilcs usque ad unum annum die hodierna predicta
computandum, precio cujus libet diei operabilis duodecim denariorum, monete currenlis
(Bibl. nat. collection Moreau. t. 336, fol. 168 et 170).
LA PARTICIPATION AUX BÉNÉFICES

DANS UN ATELIER DE SERRURERIE

Notre confrère, M. Paul Moutier, qui dirige à Saint-Germain-eu-Laye une


importante et ancienne industrie de serrurerie, nous communique le compte
rendu qu'il vient de présenter à ses ouvriers au sujet de la participation aux
bénéfices établie dans ses ateliers. Il importe de faire connaître, par des
exemples de ce genre, les tentatives faites dans différentes industries, afin
de montrer, par la pratique, les résultats que l'on peut obtenir et les écueils
que l'on doit éviter. Il appartient ensuite à chaque chef d'industrie de décider
s'il doit introduire chez lui des institutions analogues et dans quelle mesure
il peut le faire.
E. D.
I
Je viens à vous, Messieurs, avec une bonne nouvelle, la participation aux
bénéfices est définitivement organisée dans la maison.
L'étude de cette question m'empêchait de croire aux résultats satisfaisants
d'une telle mesure appliquée du jour au lendemain, soit qu'elle fût la consé-
quence d'un excès de bonne volonté de ma part, soit qu'elle fut imposée au
cahier des charges des administrations pour lesquelles nous travaillons.
Aussi, depuis trois ans, par des améliorations successives apportées dans la
direction de l'atelier, j'ai rendu cette réforme possible, et,je l'espère, utile
et durable.
Dans les questions sociales, il faut repousser les théories dont le côté pra-
tique fait défaut. Sont-elles bien nécessaires, en effet, ces promesses tou-
jours renouvelées, sans cesse différées; ces combinaisons savantes dont le
mirage éveille des illusions et rend la réalité encore plus pénible?

Ce bloc enfariné ne me dit rien qui vaille!

s'écriait le vieux rat de la fable à ses compagnons entraînés vers l'appât


tentateur.
Permettez à votre jeune patron de remplir la mission du vieux rat et de
vous donner quelques conseils :
Nous sommes destinés à vivre ensemble et nous devons, pardonnez-moi
l'emploi d'une expression vulgaire, faire bon ménage, bien que le contraire
soit discuté tous les jours, quelquefois même très sérieusement. Faisons
mieux. Cherchons les moyens de développer entre nous le respect, la con-
fiance, l'estime ; sentiments vrais, ceux-là, dans la société desquels on respire
plus à l'aise, où l'on vit mieux. Laissons aux esprits mal équilibrés le triste
rôle de nous désunir et le soin de rechercher des améliorations en dehors
du travail et de l'épargne — moyens naïfs, disent les uns ; lents, disent les
autres. Eh oui, je l'admets, naïfs et lents ; mais vrais, mais assurés, donnant
surtout cette valeur morale indispensable à tout homme qui veut s'élever, à
toute loi sociale qui veut vivre et s'enraciner.
Vous connaissez mon origine ouvrière. Mon grand-père, habile forgeron,
404 LA REFORME SOCIALE

devient petit patron et laisse pour tout héritage son atelier de serrurerie. La
ténacité au travail dont mon père nous a donné le grand exemple, permet à
mes parents le commencement de petites épargnes ; bien modestes au début,
ces épargnes accumulées ont cependant produit un capital suffisant pour
contribuer à la prospérité de notre établissement.
Il me semble juste de vous faire participer aux mômes avantages que ceux
qui m'ont été offerts, à la condition toutefois de vous en rendre dignes.
Hâtons-nous d'ajouter qu'il faut mériter ce qu'on veut obtenir; le demander
ne suffit pas. Aussi, n'ai-je jamais compris le rôle du patron limité à la
direction plus ou moins intelligente du travail manuel.
L'année dernière, je vous parlais de vos devoirs; un patron réellement
digne de ce nom, ne peut se dérober aux siens. Il doit enseigner les grandes
vérités d'ordre et de travail qui lui ont permis de s'élever, faciliter à son
personnel les moyens d'améliorer sa situation. Épargner pour soi, c'est bien;
entraîner les autres à suivre ce salutaire exemple, c'est mieux.
II
Commençons par résumer les résultats de l'organisation du travail
adoptée depuis deux ans dans l'atelier; je vous dirai ensuite sous quelle
forme et dans quelles conditions la participation aux bénéfices fonctionne
dans la maison.
Vous le comprenez, avec des hommes dont l'habitude est de commencer la
semaine le mercredi ou le jeudi, il faut renoncer à toute idée de participa-
tion; une conduite régulière est le meilleur élément dans une oeuvre de lon-
gue haleine. Mon premier effort devait donc porter sur cette détestable
habitude du lundi.
Le repos du dimanche, le renvoi'de quelques incorrigibles, m'ont permis,
en 1881, de réduire, dans une moyenne de sept, les absences non justifiées,
moyenne descendue cette année à 4. Encore quelques efforts et nous aurons
fait comprendre à ceux qui se livrent à cet abus, combien il est indigne
d'un travailleur.
Pour s'entourer de travailleurs sérieux, il est bien évident qu'il appar-
tient au patron d'être le premier à faire quelques sacrifices. Vous le savez,
je n'ai pas hésité à renoncer aux offres des sociétés d'assurance et je me suis
imposé à moi seul l'obligation de vous donner les mêmes avantages.
N'est-ce pas pour vous un grand souci de moins, de songer qu'une ma-
ladie, un accident, ne viendront pas bouleverser entièrement l'équilibre de
votre petit budget? Cette tranquillité relative de la vie, je la voudrais pour
tous les travailleurs. Le développement des sociétés de secours mutuels de-
vrait largement contribuer à ce résultat, surtout si les liens entre elles étaient
assez puissants pour permettre à leurs membres de recevoir les secours,
quelle que soit la contrée où ils auront trouvé de l'occupation.
Pour alimenter ma caisse des accidents, je prélève sur mon compte
0 fr. 08 c. pour dix heures de travail de chacun de vous, somme égale à
celle versée autrefois entre les mains de la Société. Le produit s'élève cha-
que année à 4,700 francs, les frais n'ont pas encore dépassé 4,000 francs, il
reste donc un excédent de 700 francs répartis entre tous ceux qui aban-
LA PARTICIPATION AUX BENEFICES 405
donnent volontairement 5 centimes par dix heures de travail, sous la seule
réserve d'être attachés à la maison depuis un an. Celte petite épargne est
ensuite placée par moi à la caisse des retraites pour la vieillesse, garantie
par l'État.
Quelques personnes bienveillantes à notre organisation avaient soulevé
une. objection sérieuse : « Bien que vous fassiez preuve, me disaient-elles,
d'une graude largesse, en prenant à votre charge les honoraires du médecin,
les frais de médicaments, les indemnités, tout cela, nous en convenons, n'at-
teindra pas un chiffre très élevé quand il s'agira de soulager une indisposi-
tion ou une blessure légère. Ne craignez-vous pas d'être impuissant s'il
survenait un accident grave, entraînant l'incapacité au travail de trois ou
six de vos employés ? »
Cette objection était trop fondée pour ne pas avoir été prévue par moi dès
le début, et sa solution m'avait été offerte par la Caisse des accidents de
l'État, dans laquelle je verse annuellement une somme de 5 francs pour cha-
que ouvrier employé dans les ateliers. Ce qui me permet d'offrir, pour un
accident entraînant une incapacité absolue de travail, une rente viagère
variant de 200 à 341 francs, suivant l'âge du blessé ('17 à 60 ans) ; cette rente
est réduite de moitié pour une incapacité permanente du travail de notre
profession ; et enfin, en cas de décès, le secours alloué à la veuve, et, si l'ou-
vrier est célibataire ou veuf sans enfants, à son père ou à sa mère sexagé-
naire, est égal à deux années de la pension. L'enfant ou les enfants mineurs
reçoivent un secours équivalent à celui qui est attribué à la veuve.
Je ne connais rien de plus favorable au bien-être des classes laborieuses
que cette organisation des assurances garanties par l'État, dans lesquelles
on rencontre — tout à l'heure j'aurai à y revenir — une véritable sécurité
pour la vieillesse, une atténuation aux suites d'un accident, et où l'on peut,
pour une somme relativement légère, atténuer la gène résultant de la mort
du chef de famille. On ne peut s'empêcher de manifester son étonnement en
constatant combien cette caisse est peu connue de la petite épargne.
Le second résultat à conquérir après celui du lundi était la formation d'ou-
vriers instruits dans leur métier ; pour l'obtenir, je me suis appliqué à recon-
stituer l'apprentissage. Malgré les imperfections du début, les tâtonnements
du commencement, j'ai bon espoir dans la valeur des hommes dont l'enfance
sera bien dirigée et sur l'habileté des travailleurs qui auront bénéficié des
écoles professionnelles. Dans mes réunions hebdomadaires avec nos ap-
prentis, je me suis attaché à leur donner une idée de la métallurgie, du fer,
à leur enseigner les principes généraux de la construction, spécialement au
point de vue de notre métier, à leur énumérer, sous forme de dictionnaire,
les termes de la serrurerie, me servant de chaque mot pour leur fournir des
explications et terminant mes leçons par une lecture d'histoire de France ou
de littérature.
Nos petits cours se font dans une pièce spéciale convertie en salle d'étude,
en bibliothèque, bibliothèque bien modeste, il est vrai, mais la mienne,
mieux fournie, lui ouvre ses rayons et permet à quelques-uns d'entre vous
d'y puiser, à mon grand contentement.
Ce tableau encourageant de nos efforts ne m'empêche pas de vous dire qu'il
406 LA RÉFORME SOCIALE

y a encore beaucoup à travailler, si nous voulons continuer à mettre la maison


parmi les premières, pour la perfection du travail et le bon exemple qu'elle
doit donner. Il ne suffit pas d'être à peu près régulier et d'exécuter simple-
ment la besogne tracée, il faut y mettre un peu de nerf, ne pas laisser l'in-
telligence s'engourdir, s'efforcer au contraire de l'éveiller, en cherchant les
meilleurs moyens de produire les commandes confiées à l'atelier; enfin, je
voudrais voir chez tous un entraînement plus sincère pour la cause com-
mune.
Ce résultat, j'espère le développer en introduisant la participation.
Je vais être forcé d'entrer avec vous dans quelques explications économi-
ques, si je veux bien vous faire comprendre nos affaires industrielles, com-
plètement liées avec ces trois grandes forces, du capital, de la direction, du
travail. Il ne me sera pas difficile de montrer le rôle important rempli par
chacune d'elles, et vous conviendrez avec moi, qu'après avoir été unies pour
produire, elles doivent encore se retrouver solidaires, quand le bénéfice est
là pour récompenser les efforts et faire oublier les risques et le mal, qui sont
les conséquences de toute production.
III
L'industrie du bâtiment est certainement celle où le capital est le plus né-
cessaire. Le commerce et la fabrication ont depuis longtemps adopté des
conditions pour les paiements permettant de livrer les marchandises à petits
bénéfices, le capital étant renouvelé plusieurs fois dans le courant d'une
année. Notre industrie, fort arriérée sur ce point, est basée sur de longs
crédits; cette manière de comprendre les affaires me parait un des plus
grands obstacles devant lequel viendront échouer les associations ouvrières.
Il faut, dans nos métiers, disposer au moins de la moitié du chiffre des com-
mandes, ajoutez à cela un matériel fort coûteux, maintenu à la hauteur des
progrès de la mécanique, et vous comprendrez l'utilité du capital. Ces
rentrées incertaines, opposées à ces avances de fonds considérables, amènent
presque toujours aujourd'hui la ruine des petits patrons. Mais, si faible que
soit le capital engagé, aussi important qu'il puisse être, il est toujours à
même de subir les risques industriels et peut disparaître dans la liquidation
d'une affaire malheureuse, sans jamais rencontrer une société de secours
pour en atténuer les conséquences. Aussi, ne viendra-t-il pas s'offrir sans la
certitude de trouver une compensation dans les bénéfices qu'il aura favorisés
par sa présence.
I/argent n'est pas tout dans l'industrie. Avec raison, depuis quelques
années, des études sérieuses sont demandées ; il faut connaître les lois de la
construction, de la résistance des matériaux, et quand il s'agit d'un travail
d'art, ne pas confondre la Renaissance avec le style Louis XVI. Ces connais-
sances s'acquièrent par l'instruction, par des visites dans les musées, des
lectures, des voyages. Puis, à côté de ces connaissances techniques ou artis-
tiques, il y a encore le très important rôle de savoir administrer une maison,
de tenir une comptabilité régulière, de savoir traiter les affaires ou les acqui-
sitions quand les circonstances les rendent plus favorables, essayer de main-
tenir un ravail relativement constant pour amener la confiance du per-
LA PARTICIPATION AUX BÉNÉFICES 407
sonnel, accepter quelquefois un sacrifice pécuniaire dont les compensations
se feront sentir seulement après quelques années. Toutes ces facultés, Mes-
sieurs, sont nécessaires pour diriger une maison, c'est l'esprit de direction ;
vous en comprenez trop l'utilité dans nos relations de chaque jour, pour lui
refuser une part très légitime dans les bénéfices.
L'artisan habile, dont les efforts personnels sont si intéressants, et dont le
passé nous montre les chefs-d'oeuvre, restant isolé, est mal préparé à notre
époque pour soutenir la lutte. Mais j'avoue en toute sincérité que s'il apporte
à l'industrie son activité, son dévouement, sa force physique et cette adresse
de main parfois si étonnante, il doit, lui aussi, participer aux bénéfices.
Nous voilà donc en présence des trois grands moteurs, — le capital, — la
direction, — le travail; — chaque fois qu'ils feront cause commune, soyez-
en bien persuadés, ils entraîneront la prospérité autour d'eux.
Quand toutes les charges d'une industrie sont défalquées, c'est-à-dire les
frais généraux payés, un intérêt de 5 p. ;00 servi au capital engagé, des
prélèvements faits pour la direction en rapport avec le chiffre des affaires,
un traitement rémunérateur réservé pour le personnel, il doit rester, dans
les années heureuses, une différence, un bénéfice.
Ce bénéfice, Messieurs, j'ai décidé de le répartir ainsi : -1/2 pour le capi-
tal; 1/4 pour la direction; 1/4 pour le travail.
Je m'attends à de nombreuses critiques, et de suite je réponds aux plus sé-
rieuses : — «Les maisons industrielles ne sont pas toujours prospères, il y a
des crises à traverser, et quelquefois le résultat, au lieu d'être un bénéfice,
est une perte. Ferez-vous alors une répartition de bénéfices,» me disent en
riant mes contradicteurs?
Messieurs, je partage sur ce point l'avis de savants économistes ; le capital
et la direction doivent subir les pertes. C'est pour cela que leur part est
plus forte. Dans les mauvaises années, le travail, déjà rétribué par le salaire
quotidien, doit s'attendre à trouver diminuée sa part de l'épargne, mais non
pas supprimée. Il suffit, en sage administration, de faire dans les bonnes
années quelques réserves pour contrebalancer celles qui seront moins favo-
risées. Et puis, il faut bien admettre qu'une maison, dont le temps se passe-
rait à enregistrer des déficits annuels, ne résisterait pas longtemps à cette
singulière façon de conduire sa barque ; et, dans le cas où elle ne parvien-
drait pas à remédier aux causes vicieuses de son organisation, elle est des-
tinée à disparaître, comme toutes les combinaisons mal conçues.
« Cette maison qui sombre, me disent mes amis, faute de connaissances
économiques, soit, n'entraînera pas moins l'épargne des travailleurs; cela
ne doit pas être. » En effet, cela ne doit pas être. Si vous aviez lu, Messieurs,
les statuts régissant les administrations, les grandes maisons industrielles,
vous vous seriez rendu compte que toutes les mesures ont été prises pour
sauvegarder les économies du personnel. Les maisons de second ordre, je
l'admets sans aucune difficulté, ne sont pas à même d'offrir les mêmes ga-
ranties. Eh bien. Messieurs, pourquoi ces établissements secondaires ne
suivraient-ils pas notre ligne de conduite?
Au lieu de conserver chez eux l'argent des répartitions, n'est-il pas plus
simple de prendre individuellement, au nom de tous les participants, un
408 LA RÉFORME SOCIALE

livret à la Caisse des retraites pour la vieillesse, sur lequel, chaque année,
l'intérêt sera même rendu
sera inscrite la somme réservée à l'épargne, dont
incessible et insaisissable jusqu'à 360 francs. Remarquez, je vous prie, com-
bien ce mode de placement est sage.
Il supprime d'abord la difficulté d'une liquidation de compte, et vous laisse
toute votre liberté. Vous plaît-il de quitter l'atelier, le pays, de vous diriger
le Nord, le Midi? Muni de votre livret, vous trouverez dans chaque ville
vers
continuer à,
un guichet où, par l'entremise du percepteur, vous pouvez
bonne réso-
verser vos économies; et enfin, si vous ne poursuivez pas cette
lution, vous avez la certitude de toucher, à l'époque désignée, la rente des
versements déjà opérés. Un décès survient-il avant la date fixée, votre famille
reçoit le. montant des sommes déjà déposées.
Je manifestais tout à l'heure mon étonnement de voir si peu de travailleurs
spéculation qui,
se servir de cette caisse, elle est pourtant bien connue de la
dans la période des six dernières années, a versé 453 millions, tandis que la
petite épargne contribuait seulement pour 58 millions. C'est pourquoi
M. Maze, député, rapporteur de la commission chargée par la Chambre de
de préparer la loi sur les sociétés de secours, demande l'abaissement du
taux de l'intérêt à 4 0/0, afin d'empêcher les compagnies de repasser à cette
Caisse les polices de leurs clients, conservant toutefois le taux de 5 0/0 et
celui de 4 'I ji 0/u aux sociétés de secours mutuels et aux particuliers dont les
pensions n'excéderont pas 600 francs.
Vous connaissez déjà les avantages de la Caisse des retraites de la vieil-
lesse par mes entretiens précédents, il est toujours bonde vous les remettre
sous les yeux. Au taux actuel, il suffit, depuis l'âge de seize ans, de verser
'1 fr. 64 par semaine jusqu'à soixante ans, pour toucher à cet âge un revenu
de -1,500 francs, le plus élevé auquel on puisse prétendre.
Autre exemple : En plaçant à vingt ans une somme unique de 50 francs,
sans autre versement, vous touchez à soixante ans, jusqu'à votre mort, une
rente annuelle de 52 fr. 90.
Enfin, en versant tous les ans :
4 00 francs, depuis l'âge de 24 ans, vous touchez à 60 ans. Fr. 4.412 24
30 — 712 41
— —
— 40 — 296 38

50 — 93 50
— —
— - 60 — o »

Je crois avoir suffisamment insisté sur les avantages de cette institution


et vous m'approuverez, je n'en doute pas, d'en avoir fait la base de mon
organisation.
IV

Il reste à déterminer les formes de la participation.


De suite, cette question m'est posée : communiquerez-vous vos livres? —
Certainement oui, je ne vois aucun inconvénient à placer sous les yeux des
intéressés mon livre d'inventaire, une maison industrielle doit être de verre,
pour me servir de l'expression d'un des hommes les plus considérés de notre
LA PARTICIPATION AUX BÉNÉFICES 409
industrie. Il ne sera pas mauvais, à mon sens, de montrer que les bénéfices
loin d'être exagérés, sont, au contraire, à peine suffisants pour le capital
engagé et les risques à courir. Une maison réellement animée du désir d'in-
troduire chez elle la participation, ne peut invoquer une raison parfaitement
valable pour refuser cette communication, quand le motif qui entraine ce
désir est sérieux. De là, à supporter des observations, il y a une grande
différence. Je donne à mon capital, à mon atelier, la direction qui me con-
vient ; si elle no plaît pas à ceux qui sont attaches à la maison, ils n'ont
qu'une chose à faire, se retirer.
Je vous présentais, il y a quelques minutes, les avantages de versements
annuels de 1 00 francs ; mon désir serait de vous mettre à môme d'économiser
ces 100 francs. Aussi, toute répartition inférieure à cette somme sera versée
sur vos livrets ; je ne verrai aucun inconvénient ta vous remettre directement
le surplus d'une répartition assez favorable pour dépasser ce chiffre, libre à
vous de laisser l'excédent pour augmenter votre revenu, mais entière liberté
aussi, dans le cas où il vous conviendrait mieux de l'employer au bien-être
de votre famille.
Mes terribles interlocuteurs sont encore là, et prennent la parole : « Ainsi
placée, l'épargne est certainement dans les meilleures conditions comme rap-
port, seulement, le capital une fois versé dans la caisse de l'Etat ne peut plus
être retiré qu'au moment du décès, et dans la vie il se présente de nombreuses
circonstances, maladie, mariage, naissance, nécessité de se procurer un
meuble, où il est nécessaire d'avoir-devant soi une petite somme libre. » Cette
nouvelle objection est encore très juste.
Je vous le disais plus haut, il est utile de constituer un fonds de réserve
pour parfaire, dans les mauvaises années, une répartition par trop minime.
J'ai pris la résolution d'utiliser, au besoin, les sommes versées dans cette
caisse pour accorder de petites avances à ceux d'entre vous qui en auront un
besoin justifié. Ces avances, bien entendu, seront remboursées par des rete-
nues prélevées régulièrement à chaque paie.
Tel est, Messieurs, l'ensemble de mon organisation. Je me réserve le soin
de la modifier au fur et à mesure que des améliorations pourront se pro-
duire. Quelques difficultés surgiront bien, par-ci par-là, elles ne seront jamais
assez sérieuses pour me faire renoncer à cet essai de la participation dans
lequel j'ai la plus grande confiance. Il est conçu avec un esprit entièrement
libéral, ouvert au progrès, dévoué aux idées d'ordre et de famille, il ne veut
avoir d'autre effet que celui de vous unir à moi pour la prospérité de la
maison (1).
PAUL MOUTIER.

(1) Extrait du règlement: — « La répartition est faite proportionnellement aux ap-


pointements. — La somme à répartir est le résultat de l'inventaire annuel dressé par
les comptables. Cet inventaire sera communiqué à tous ceux qui en adresseront la
demande écrite au patron. — Toute répartition inférieure à 100 francs est versée
intégralement sur le livret nominal de la Caisse de retraites pour la vieillesse. Jusqu'à
200 francs, la différence est remise à l'intéressé. Toute répartition supérieure à 200 fr.
est divisée en deux parts, dont l'une reste à la disposition du participant et l'autre
portée sur son livret. — Le patron ne reconnaît à personne le droit de critiquer sa
OBSERVATIONS SOCIALES DES VOYAGEURS

LES INDIENS DE L'AMÉRIQUE DU SUD

Buenos-Ayres, la Pampa et la Patagonie, par E. DAIREAUX. Hachette.

On sait quel intérêt Le Play attachait à l'étude de ce qu'il a nommé « les


sociétés simples », parce qu'elles fondent principalement leur subsistance
sur l'exploitation des productions spontanées. Chez ces populations, l'obser-
vateur, peut saisir et analyser plus facilement le mécanisme fondamental des
sociétés humaines et il peut aborder ensuite, avec plus de certitude, l'étude
des « sociétés compliquées. »
Le volume de M. Daireaux, Buenos-Ayres, la Pampa et la Patagonie, nous
présente le tableau d'une population ce genre adonnée à la l'ois à la vie
pastorale, à la chasse, à la pêche et, nous la montre en contact avec les na-
tions « civilisées »; il mérite, à ce double titre, d'attirer particulièrement
notre attention.
I
Lorsque les Espagnols débarquèrent pour la première fois sur les rives de
la Plata, conduits par le célèbre Mendoza, l'accueil qu'ils reçurent des na-
turels du pays fut, d'après un témoin oculaire, bienveillant et amical;
pendant une quinzaine de jours, ils se nourrirent des vivres assez rudimen-
taires que leur fournirent ces honnêtes sauvages, puis, ayant rapidement
épuisé les ressources d'un pays où les productions spontanées pourvoyaient
seules à la nourriture des habitants, ils détruisirent le campement de leurs
bienfaiteurs et en mirent à mort un grand nombre.
C'était mal commencer l'oeuvre de la civilisation et, malheureusement, ce
ne fut pas la seule fois que les colons payèrent d'un retour semblable les
bonnes dispositions de ceux dont ils envahissaient le territoire. Nous n'avons
pas à renouveler ici les débats d'un procès dont l'Espagne est depuis long-
temps sortie avec une flétrissure indélébile; rappelons seulement que les
cruautés les plus indignes furent exercées sur la race indienne pour la faire
disparaître du sol conquis.

gestion, ceux qui ne l'approuveront pas étant libres de se retirer ou de ne pas entrer
chez lui. »
Résumé des sommes à répartir entre les ouvriers pour l'année 1882.
Le quart des bénéfices fr. 3.793,087 »
A déduire 10 0/0 pour la Caisse de réserve. 379,308 »
.
Reste à répartir IY. 3.413. 77
Kxcédent de la Caisse de secours 624 »
Montant des versements volontaires 626 s
Total Fr. 4.663 77
La maison compte 4a ouvriers.
LES INDIENS DE L'AMÉRIQUE DU SUD 411

Une ordonnance d'Isabelle la Catholique, rendue le 20 décembre 1503 afin


d'organiser dans les colonies une sorte de patronage au profit des familles
indiennes, servit de prétexte aux conquérants pour soumettre à la plus dure
servitude ceux qu'ils devaient protéger et instruire ; sous la protection de
cet acte faussement interprété, on put «se distribuer les Indiens, les employer
pour son compte aux travaux les plus rudes, les emmener à de grandes dis-
tances, séparant les individus unis par les liens du sang ou du mariage, les
traitant, en un mot, comme on fit plus tard des nègres de la Guinée (1). »
Aujourd'hui, après une conquête vieille de trois siècles, la population indienne
refoulée dans les territnires les plus éloignés des grands forts est un danger
perpétuel pour les colons européens des Pampas, dont elle saisit les convois
et vient piller les propriétés. « Les Epagnols n'ont pu parvenir à exterminer
cette race, ni même à l'empocher de partager leurs droits, double résultat
que les Américains du Nord ont atteint avec une merveilleuse facilité (2). »
L'obseivaLeur est donc en droit de conclure que le procédé des Espagnols,
condamnable au point de vue de la loi morale, a été maladroit dans ses con-
séquences politiques et sociales; mais là n'est pas évidemment la seule raison
de leur échec, car les Américains du Nord, qui voient les limites du territoire
indien reculer chaque jour devant eux, ont trop souvent employé, au moins
à l'origine, des procédés analogues. Il faut donc chercher ailleurs le secret de
cette impuissance des colons du sud-américain.
Nous le voyons quant à nous dans l'organisation différente des familles de
colons du Nord et du Sud. Je ne veux pas dire par là, que la famille espa-
gnole fût désorganisée au seizième et au dix-septièmesiècle. Je ne le crois pas;
maislesrejelons qu'elle envoyait aux colonies ne cherchèrentpas à y fonder de
nouvellesfamilles fortement enracinées dans le pays; leur activité ne s'exerça
qu'en vue de la spéculation, et le nouveau monde ne leur apparut jamais que
comme une mine de richesses qu'ils allaient recueillirpour venir les dépenser
dans la mère patrie.Toute la législation coloniale espagnole porte l'empreinte
de cette préoccupationunique. Les colons ainsi assiégés par l'idée d'un séjour
court et fructueux étaient mal préparés à exercer vis-à-vis des Indiens le rôle
qui incombe aux classes dirigeantes; loin de remplir leurs devoirs de patro-
nage, ils pervertirent souvent les populations dont ils avaient la charge, en
leur donnant les exemples les plus scandaleux. « Nous avons avili des êtres
d'une grande sagesse, écrit dans son testament un officier de Philippe 11 ;
quand ils virent que parmi nous il y avait des voleurs et des hommes qui
mettaient à mal leurs femmes et leurs filles, ils nous tinrent en grand mépris
et notre mauvais exemple a produit un si triste résultat sur ces naturels, que
l'ignorance du mal s'est chez eux convertie en oubli du bien. »
Tout autre fut la conduite des Américains du Nord. Partis de leur patrie
avec l'intention de créer aux colonies un établissement durable, la plupart
d'entre eux se mariaient avec les filles d'autres colons et formaient ainsi des
familles admirablement préparées à fonder de nouvelles exploitations ; la race
anglo-saxonne et la race française, auxquelles ils appartenaient pour la plu-
part, avaient conservé, à cette époque, les meilleures traditions de la famille
fi) E. Daireaux, p. 119.
(2) Id. ibid. p. 120.
41 "2 LA RÉFORME SOCIALE
.

souche et leurs colons avaient importé avec eux sur le sol d'Amérique les
saines coutumes que l'Espagnol laissait chez lui comme un bagage inutile
pour faire fortune.
Les Indiens se trouvaient donc dans le Sud eu présence d'individus épars;
dans le Nord en présence de familles fortement organisées. Leur résistance
inégale au Nord et au Sud a sa cause profonde dans ce seul fait, et ce n'est
là qu'une confirmation nouvelle de cette loi générale : quand deux peuples
se pénètrent, celui chez lequel la famille est le plus fortement constituée
arrive fatalement à absorber l'autre.

II

Ces considérations générales nous amènent naturellement à jeter un coup


d'oeil sur les familles indiennes de l'Amérique du Sud avant l'invasion des
soi-disant civilisés ; nous verrons ensuite ce que sont devenues celles que les
circonstances ont mélangées avec les Européens pour former la race amé-
ricaine.
Les Guaranis, partagés en tribus nombreuses, occupaient toute la partie est
du continent, depuis le 32° degré sud jusqu'aux. Antilles. Ce peuple paraît
avoir été constitué d'une façon très forte, car il étendit sa domination sur do
grands territoires, grâce à ses nombreuses émigrations. Une grande partie
des Guaranis s'adonnait à l'agriculture. D'un caractère humble et docile, ils
étaient prédisposés à se laisser conquérir par les armes des colons européens
et leur offrirent peu de résistance ; d'ailleurs, leur profession d'agriculteurs,
en les attachant à un espace de terre déterminé et en rendant nécessaires à
leur subsistance des travaux qui ne peuvent s'accomplir que durant la paix,
s'opposait à toute résistance excédant une certaine durée. Les traitements
révoltants auxquels ils furent soumis n'eurent donc pas le pouvoir de les sou-
lever contre l'envahisseur, et nous les retrouverons, au Brésil, soumis au plus
dur esclavage et vendus sur les marchés publics. La conquête eut donc pour
résultat d'entraver l'expansion de la race guaranie ; mais, en la réduisant sous
sa domination, l'Européen ne put la faire disparaître. Aujourd'hui, elle domine
au Paraguay, et, si elle n'absorbe pas les conquérants dans un délai plus ou
moins long, c'est qu'elle leur aura emprunté leurs vices.
.
« Sur la chaîne des Andes, la monarchie des Incas tenait assujettis tous
les peuples montagnards, depuis Quito jusqu'au royaume de Chili, où était
établi un rameau important de la race andine, les Araucans (1). »
Ces montagnards sont généralement désignés par les historiens et les
géographes sous le nom de Gukhas et ont été l'objet d'études particulières;
ils participaient avant la conquête à la civilisation avancée de l'empire des
Incas et possédaient une industrie florissante. Ceux d'entre eux qui vivaient
loin des centres avaient été constitués à l'état de pasteurs par la fertilité de
la région qu'ils habitaient et la présence d'animaux faciles à domestiquer, tels
que le lama, le guanaque et l'alpaca. Les Quichas étaient donc mieux en
mesure que les Guaranis de résister aux Espagnols; toutefois, après une ré-
(1) E. Diiii-eaux, p. 125.
LES INDIENS DE L'AMÉRIQUE DU SUD 413
sistance héroïque, ils subirent le sort commun, mais se vengèrent en absorbant
leurs vainqueurs, et ce sont eux qui forment aujourd'hui la race péruvienne.
Restent les Araucans, race guerrière, qui a su conserver son indépendance
et les peuples chasseurs et pêcheursdu sud, qui reculant devant l'envahisseur
troublent à chaque instant sa possession.
Ce n'est donc pas l'Espagnol qui occupe aujourd'hui les immenses domaines
acquis par l'esprit aventureux de ses navigateurs, mais que ses colons n'ont
pas su peupler. « Si en effet le sang européen domine dans les villes du
littoral, il n'en est pas de même dans celles de l'intérieur, et l'on peut
môme dire que ladiftérence du sang indien constitue les caractères distinctifs
des groupes sud-américains. Tocqueville, avec raison, indique en passant ce
caractère spécifique des races sud-américaines, en opposition en cela avec
celles du Nord,ou l'alliance avec l'Indien ne s'est pas faite. Dans le Sud,
partout le mélange des vainqueurs avec les vaincus s'est opéré : il y a du sa.ng
araucan. dans les veines du peuple chilien; du quicha, dans le sang péruvien ;
de l'indien pampéen, dans l'argentin. Au Chili et à la Plata, le sang indien
ne domine pas, mais il domine au Pérou, au Paraguay et dans tous les Etats
du Centre, où les races primitives ont subi à peine quelques modifications (1).»
Un des types les plus caractéristiques de ces contrées est le Gaucho, « être,
composite ayant emprunté aux Indiens leurs armes, le lasso et les bolas, à
l'Espagnol le cheval; sans être pasteur, vivant de la chasse des troupeaux, y
adonné au jeu et aux boissons alcooliques. Là encore nous retrouvons la
prédominance du sang barbare. « On ne saurait nier, dit M. Daireaux, que
ce type continue la race indienne trouvée au même lieu au seizième siècle,
beaucoup plus qu'il ne continue la race européenne (2). »

III

Toutefois, il revient aux Espagnols une large part d'influencé dans la con-
stitution politique et les croyances religieuses actuelles des Américains du
Sud. Il était plus facile à des aventuriers d'importer de l'ancien dans le nou-
veau continent quelqu'une des nombreuses constitutions enfantées par nos
cerveaux révolutionnaires, que de faire régner la paix sociale au milieu de
populations hybrides ; plus facile aussi de fouler aux pieds les préceptes de la
loi morale que d'ajouter l'autorité du bon exemple aux prédications des mis-
sionnaires.C'estcette voie qu'ont suivie notamment les Espagnols de la Plata.
Il est difficile d'imaginer un exemple plus remarquable de constitution a
-priori que celui de la République Argentine. Nous venons de voir comment
les populations qui la composent ont conservé leur caractère primitif, et il
semble qu'une organisation créée pour elles devrait avoir la simplicité comme
caractère dominant; mais les constituants argentins n'en ont pas jugé ainsi.
« La République se compose de quatorze provinces... elle est gouvernée
par un président assisté de ses ministres, dépositaire du pouvoir exécutif.
Le pouvoir législatif y est exercé par une chambre et un sénat, élus par les
quatorze provinces et se réunissant à Buenos-Ayres. Mais chaque province

(1) E. Daireaux, p. 132 etda3. —(2) P. loo.


414 LA RÉFORME SOCIALE

élit son gouverneur, sa chambre des députés et son sénat; elle a son
budget particulier et même sa constitution... Le jeu politique de ces insti-
tutions et très compliqué. Le remplacement annuel par tiers des députéss
et des sénateurs aux assemblées de chaque province et de la nation, l'élec-
tion de quatorze gouverneurs tous les trois ans et d'un président tous les
six ans mettent en éveil des compétitions nombreuses, soulèvent des jalou-
sies de partis et font de la politique une préoccupation de tous les instants,
qui distrait les citoyens de leurs affaires privées.
« De toutes ces élections, la plus grave par ses conséquences est l'élection
présidentielle, dont les autres ne sont du reste que la préparation ; mais c'est
aussi la plus périlleuse, en raison de la complication étrange de ses rouages
qui, amenant pendant une année à chaque trimestre une phase nouvelle,
constitue pour la production une année gaspillée, pour le commerce une
année d'inquiétudes journalières. »
Les artisans de discorde qui avaient accompli ce tour de force auraient pu
s'en tenir là, la désorganisation sociale serait venue probablement couronner
leur oeuvre; toutefois, non contents d'avoir donné à la vie publique le fonc-
tionnement que nous venons de décrire, ils crurent devoir établir sur de
nouvelles bases les règles de la vie privée, et un certain Dalmacio Velez-
Sarsfield fat chargé d'élaborer un code civil. « Seul, il résolut les questions
d'état civil, de mariage, de succession, de propriété, prenant dans les lois
de tous les peuples ce qui lui semblait applicable à Ja société américaine. »
On croit voir un médecin réunir dans une même fiole tous les médicaments
les plus efficaces connus dans le monde entier, pour les faire avaler d'un
seul trait à son malade.
Pour nous autres Français, ce spectacle inouï doit nous faire frapper la
poitrine; c'est là en effet le résultat des doctrines que notre littérature et
notre exemple ont répandues dans le monde entier et que M. Taine a si
nettement caractérisées du nom de « méthode jacobine ». C'est la folie du
raisonnement en révolte contre la raison, folie d'autant plus dangereuse
qu'elle est séduisante au premier aspect et d'une application facile. Combien
de fois ne nous surprenons-nous pas nous-mêmes à rêver dans des élans de
réforme quelque organisation modèle ! Combien de fois n'est-on pas tenié
de s'ériger en juge suprême pour distinguer, comme Dalmacio Vêlez, ce qui,
dans la législation de tel peuple, doit être applicable à tel autre ! Ce sont Fa,
cependant, les problèmes les plus ardus de la science sociale ; mais un de ses
principes élémentaires est de nous mettre en garde contre les constitutions
déduites d'une idée abstraite. L'expérience de la République Argentine vient
donner à ce principe une nouvelle confirmation par les guerres civiles conti-
nuelles qui ont ensanglanté son berceau et l'antagonisme qui paraît devoir
être l'apanage de son âge mûr.
P. DE ROUSIERS.
COURRIER DE SUISSE

La statistique des divorces. — Les progrès du vagabondage. — Etablissement et


fonctionnement des sociétés de tempérance.

Depuis que les remarquables études de M. Le Play sur la famille ont


appelé l'attention des « autorités sociales » sur ce fondement de la société,
l'esprit public suit avec plus d'intérêt le progrès ou la décadence de cette
grande institution qui s'appelle le foyer domestique. Sous ce rapport, les
observations faites en Suisse laissent une douloureuse impression. Le
divorce y devient de jour en jour plus fréquent et les moeurs baissent dans
d'effrayantes proportions. On sera sans doute surpris d'apprendre que si
l'on compare la statistique des divorces en Suisse avec celle des autres pays,
on arrive à ce triste résultat, qu'il n'existe pas en Europe un seul pays où la
moyenne des divorces soit aussi élevée. La Saxe même, placée cependant
dans des conditions exceptionnellement défavorables, présente deux fois
moins de divorces. Il n'y a que Berlin qui donne à peu près le même nombre
de divorces que la Suisse prise dans son ensemble; les cantons de Thur-
govie, d'Appenzel, de Genève, ont à enregistrer une moyenne plus forte
que la capitale de l'empire allemand.
En '1880, le divorce a été demandé dans 1.069 cas et prononcé pour 8S6.
L'année suivante, en 1881, il a été sollicité par 1 .ï 7-1 ménages et obtenu par
946. Le classement de ces divorces par cantons et par cultes, présente de
curieuses observations. Tout d'abord, une différence]esseatiellese manifeste
entre les cantons catholiques et les cantons protestants. Dans les cantons
entièrement catholiques, comme Uri, Obwald, Nidwald, Àppenzel (Rh. int.),
le divorce est inconnu. Dans les cantons mixtes, mais en grande majorité
catholiques, la proportion sur cent mariages est la suivante : Valais pré-
sente 0,18 divorces, Tessin, 0,27, Fribourg, 4 ,'12, Schwitz, 1,48, Lucerne,
1,48. Il en est tout autrement dans les cantons en tout ou en majeure partie
protestants. Appenzel (Rh. ext.j, présente le plus de cas de divorces :
13.48 sur cent mariages ; viennent ensuite Thurgovie avec 9.22, Genève, avec
8,79, Zurich avec 8,68, Bâle-Campagne, avec 6,04, Claris avec 5,6i, Berne
avec 5,04, S. Gallavec 4,74, Bâle-Ville avec 4,28.
La confession religieuse joue un grand rôle dans ces divorces. Sur cent
mariages dans lesquelsmari et femme sont catholiques, il se présente 0,7 cas
de divorces; lorsque les deux époux sont protestants, il s'en présente 2,8.
Les mariages mixtes fournissent plus de cas. Si le mari est catholique et la
femme protestante, la moyenne s'élève à 3,2 p- 400 et à 4,5 si le mari est
protestant et la femme catholique. Les conclusions se tirent d'elles-mêmes :
elles répondent tout à la fois aux conclusions que l'auteur de la Réforme
sociale a tracées dans ses ouvrages et aux doctrines de l'Eglise catholique.
Un fait douloureux ressort encore du tableau comparatif des divorces en
Suisse : les tribunaux d'appel sont en général disposés à prononcer la sépa-
ration. Ainsi, depuis la promulgation de la loi fédérale sur le divorce, il y a
416 LA RÉFORME SOCIALE

eu recours dans 782 cas; dans 56S, le jugement de première instance a été
maintenu; dans 136, le divorce a été prononcé contrairement à ce jugement,
et seulement pour 78 le tribunal supérieur a maintenu le mariage contraire-
ment à la sentence du tribunal inférieur. Dans ces conditions, la paix et
l'union du foyer domestique pourront difficilement se maintenir, et la
légèreté avec laquelle on a appliqué la loi du divorce dans les premières
années peut faire craindre la ruine totale de la famille.
A côté de cette plaie sociale s'en étale une autre, non moins hideuse, le
vagabondage. Si le vagabondage préoccupe avec raison les hommes d'Etat
de l'Allemagne, la Suisse ne peut rester indifférente aux progrès que ce
fléau a faits chez elle, surtout dans certains cantons. Des colonies agricoles
ont été fondées en Allemagne, pour offrir un lieu de refuge aux nombreux
déclassés saisis par la police ; il y a quelques semaines, une assemblée s'est
réunie à Berne pour s'occuper de la création d'un établissement agricole
destiné à fournir du travail aux vagabonds. Ces établissements semblent
devenir une véritabte nécessité. Dans le canton de Bâle-Ville, la police a
réprimé, pendant le cours de l'année dernière, 1,032 cas de vagabondage,
•1376 cas de mendicité, 4672 autres délits à la charge des vagabonds des
deux sexes, ce qui donne un total de 4133 cas. Dans le canton de Zurich,
en 1881, la police a puni 3421 vagabonds pour mendicité et vagabondage, et
4S53 pour d'autres délits. Dans ce triste état de choses, l'établissement des
colonies agricoles est sans doute un bienfait, mais ce n'est pas s'attaquer à
la racine du mal, ce n'est qu'en atténuer quelques effets au prix d'énormes
sacrifices. La réforme se trouve ailleurs: dans le respect de la loi de Dieu,
dans la pratique des vertus chrétiennes, dans la forte organisation de la
famille.
La même remarque s'applique à l'établissement des sociétés de tempé-
rance. Déjà en 4 835, la société bernoise d'utilité publique appelait l'atten-
tion de la société médicale du canton sur les proportions inquiétantes de
l'alcoolisme et sollicitait son concours pour réprimer le mal. En 1857, une
Société contre l'ivrognerie se fonda à Neufchâtel, mais uniquement pour un
cercle d'ouvriers. Un peu plus tard, on fonda au Val de Ruz une Association
contre l'eau-de-vie. Plusieurs fois par an, la société fait venir un chargement
de vin qui se débite le jour même et va remplacera la cave le tonneau d'eau-
de-vie. Ce fait seul, répété de temps en temps, en dit plus que d'éloquentes
conférences à l'esprit des agriculteurs. Ils finissent, même les adversaires
des premiers jours, par demander leur admission parmi les sociétaires.
En 4874, quelques patriotes de la Suisse romande s'étaient réunis pour
provoquer la fondation d'une Société de la Suisse romande contre les abus de
la boisson pour les cantons de Genève, Vaud, Neufchâtel et le Jura bernois.
La société ne dura pas, elle se fusionna en 4 874 avec la société vaudoise
d'utilité publique.
Enfin en 4 877, se fondait à Genève la première Société suisse de tempérance.
Cette société repose sur le principe de l'abstinence complète. En 4 881, malgré
la grande activité déployée par les fondateurs,elle ne comptait que 359 mem-
bres. La même année, la société suisse d'utilité publique mettait à son ordre
du jour la question de l'alcoolisme et les moyens d'en arrêter les progrès.
UNE FAMILLE D'INDUSTRIELS 417
La commission fédérale est occupée à une enquête sur le même sujet.
Il sera difficile d'enrayer le mouvement. Le gouvernement suisse, comme
la plupart des gouvernements d'Europe, a rompu avec les traditions qui,
dans le pas?é, avaient, affermi les moeurs publiques et assuré sa prospérité,
pour se laisser conduire par ce que M. Le Play appelle les faux principes.
La vie de famille a été viciée, l'existence des communes a été menacée,
l'indépendance môme des canlons a été plus ou moins sacrifiée. On pourra
essayer de faire des lois, mais il sera toujours vrai de dire : Quid leges sine
moribus ?
H. CETTY.

UNE FAMILLE D'INDUSTRIELS

A PROPOS DU CENTENAIRE DE L'INVENTION DES BALLONS

La ville d'Annonay en Vivarais vient de fêter avec solennité le centième


anniversaire d'une invention qui eut, il y a un siècle, un immense retentis-
sement en France et en Europe. Le première essai d'aérostation, en 1783,
fit connaître partout le nom des frères Montgolfier et celui d'Annonay,
leur ville natale, où l'on vit pour la première fois un ballon s'élever dans les
airs.
Les adeptes de l'aérostation ont célébré à l'envi dans ces jours de fête
les résultats obtenus depuis cette brillante découverte et plus encore les
espérances non réalisées jusqu'ici ; mais les disciples de la Réforme sociale
doivent retirer d'autres enseignements de celte solennité. Dans cette réu-
nion, ils ont vu d'une manière frappante, ce que peut, par ses seules
forces, indépendamment de l'appui des gouvernants, une famille restée
fidèle aux traditions de ses fondateurs, dont le nom illustre est comme le dra-
peau, comme le signe de ralliement auquel se rattachent tous ses membres
fussent-ils dispersés aux quatre points de l'horizon.
L'illustration qu'a value au nom de Montgolfier l'invention des ballons est
pour toute la famille un titre d'honneur, dont se réclament non seulement
les descendants directs, mais aussi les nombreux parents par alliance : car
entre autres privilèges que possède la famille Montgolfier, il faut mentionner
une remarquable fécondité. Les membres unis par les liens d'une cordiale
affection formaient à la fête d'Annonay un véritable clan autour du doyen de
la famille, M. Laurent de Montgolfier.
Ce qui, d'autre part, a distingué les Montgolfier, c'est l'esprit d'initiative,
c'est l'esprit d'invention qui semble héréditaire dans leur famille. Adonnés
de temps immémorial à la fabrication du papier, ils ont toujours marché
en avant dans la voie du progrès, et il suffit de parcourir l'histoire de celte
importante industrie pour s'en convaincre.
Des Montgolfier étaient papetiers en Auvergne, dès le quinzième siècle; puis
Liv. vin 28
418 LA RÉFORME SOCIALE

plus tard, eu Beaujolais, au seizième siècle; puis enfin à Vidalon-les-Annonay,


au dix-septième siècle. C'est à celte dernière résidence que la famille a fixé
définitivement son foyer.
Dès le début du dix-huitième siècle, la manufacture qu'elle y possède
acquiert une véritable célébrité, pendant que la famille elle-même jette dans
le pays de profondes et solides racines.
Raymond a dix-huit enfants, son fils Pierre en inscrit seize sur des notes,
dont la forme et les pensées rappellent exactement les livres de raison, el
le petit-fils de Pierre, Marc Seguin, décédé récemment à l'âge de quatre-vingt-
huit ans a laissé, lui aussi, dix-huit enfants.
Au siècle dernier, les fils de Pierre s'adonnèrent tous à la fabrication du
papier, et comme la manufacture paternelle n'était point assez vaste pour
utiliser tant de bonnes volontés, les plus jeunes allèrent fonder des usines
bien connues depuis, à Rives et à Voiron, enDauphiné; plusieurs d'entre eux
rendirent à l'industrie de la papeterie des services signalés.
Grâce à cet esprit d'initiative que rien n'abat, grâce à la recherche incessante,
du progrès en toutes choses, qui est de tradition chez eux, la plupart des mem-
bres de lafamille sont-arrivés à des positions éminentes dans l'industrie. Aussi
nos contemporains ne laissent-ils pas de s'étonner que, malgré leur fortune,en
dépit des encouragementssympathiques, des honneurs et des litres accordes
par le roi Louis XVI, aucun des membres cette famile n'ait brigué de fonctions
publiques salariées. Nés industriels, ils demeurent industriels quand même,
et ils le sont encore aujourd'hui.
Ils ne demandent rien autre chose aux gouvernements qui se succèdent
que de ne pas entraver leur industrie. La manie du fonctionnarisme leur est,
inconnue. On dirait une de ces familles anglaises qui se perpétuent dans
les fabriques ou comptoirs que leur ont légués leurs fondateurs, et qui élè-
vent les jeunes générations dans la pensée que leur devoir strict est de con-
tinuer l'oeuvre des ancêtres.
Sur un autre point encore, les descendants de Montgolfier sont fidèles à la
tradition du chef de la famille. Dès l'origine, à Vidalon, celui-ci se fit remar-
quer par sa sollicitude éclairée pour ses ouvriers, par ses efforts pour amé-
liorer leur situation morale et pour augmenter leur bien-être. Les travaux
publiés dans les comptes rendus de notre Société d'Economie sociale sur les
usines de Vidalon-les-Annonay prouvent que les représentants actuels de la
famille n'ont pas oublié ces enseignements salutaires.
Ceux qui ont été appelés à quitter le berceau de la famille, pour diriger
d'autres entreprises, ont emporté avec eux le dévouement àla classe ouvrière,
le principe de la permanence des engagements demeuré en vigueur à la
maison mère de Vidalon ; et, à fèus les titres de gloire de leur famille,
peuvent ajouter, avec un légitime orgueil, l'honneur d'avoir fait progresser
leur industrie sans faire naître autour d'eux le moindre symptôme d'antago-
nisme de la part de leurs ouvriers.
L'histoire des Montgolfier répandus dans plusieurs régions de la France,
mais sachant où retrouver le foyer de leurs ancêtres, se sentant obligés do
respecter un nom dont ils sont fiers, montre bien quelle force sociale présente
la vigoureuse constitution de la famille ; d'autant plus forte qu'elle est plus
LA DIMINUTION DU BÉTAIL 419
nombreuse, d'autant plus unie qu'elle est soutenue par la possession d'un
patrimoine commun.
Ici c'est l'illustration de l'un des ancêtres de la famille qui est le foyer où
tout se réchauffe, le centre auquel chacun se rattache, la garantie contre
les défaillances.
Que les membres de la famille Montgolfier restent unis entre eux, qu'ils
restent fidèles à la tradition de leurs devanciers, et, en dépit des conditions
sociales actuelles, si peu favorables à la conservation des familles, on peut
leur prédire de longues années de prospérité, on peut attendre d'eux une
heureuse influence sur les populations qui les entourent.
J. M.

LÀ DIMINUTION DU BÉTAIL

DANS LA VALLÉE DE L'AUTHIE (PAS-DE-CALAIS)

Je suis frappé des plaintes de tous les cultivateurs qui m'entourent


au sujet de la réduction forcée de leurs étables. J'ai voulu m'assurer sur
preuves authentiques de la réalité de cette nouvelle misère. Je n'avais ni le
temps, nilapossibilitéd'étcndre mes recherches bien loin, mais, dans les quel-
ques villages où j'ai pu les faire, j'ai contrôlé minutieusement tous les
chiffres sur les rôles de taxe. J'ai pensé que cette observation pouvait avoir
quelque intérêt pour les lecteurs de la Réforme et je viens en présenter un
court résumé.
La crise qui sévit sur notre agriculture remonte à de longues années déjà.
Bien des causes l'ont préparée, et, parmi elles, l'amour du bien-être et des
plaisirs, qui pousse vers les villes l'élite de nos campagnes, doit être placé au
premier rang (1). Nous devons signaler aussi notre instabilité gouvernemen-
tale, le désordre de nos finances, le poids des impôts et les excès de la con-
currence. Chaque Français paie actuellement I09fr., c'est-à-dire le double de
ce que supportent en moyenne les membres des autres grandes nations. Aussi
la crise, d'abord latente, a-t-elle fait, en ces derniers temps, d'effroyables
progrès. Chaque année voit s'accroître la détresse du laboureur.
Comme l'observation attentive des faits est la loi absolue de notre Ecole,
nous avons pensé qu'il y aurait peut-être quelque intérêt à signaler cette
marche progressive de la misère dans plusieurs villages de la petite vallée
de l'Authie. La population de ces villages est exclusivement agricole. Des pâ-
turages étendus, sinon très riches, sont mis, par les communes, à la dispo-
sition des habitants {t). Au prix d'une faible redevance, chaque chef de fa-

(1) Nous avons, après tant d'autres, signalé ce triste fait du dépeuplement des
campagnes. Réforme du 15 mars 1882.
(2) Voir les marais communaux de l'Authie. Réforme du 15 septembre 1881.
420 LA REFORME SOCIALE

mille peut y conduire un nombre indéterminé d'animaux. Cette facilité a,


jusqu'à présent, ménagé quelques ressources aux cultivateurs et mainteaula
possibilité de la petite culture.
Mais voici que cette dernière source d'aisance paraît tarie et l'année 4 883
est marquée par une diminution désastreuse du nombre des têtes de bétail.
Le fait est, dit-on, général; mais nous nous arrêterons à la situation des cinq
communes au milieu desquelles nous habitons, et c'est sur des chiffres of-
ficiels que nous baserons nos observations. Le tableau ci-dessous résume la
situation d'une manière trop évidente
Nombre de bestiaux mis aux pâturages communaux.
1882 4 883 Différence en moins Soit.

Maintenay. 291 249 42 4/7


Saulchoy. 457 432 25 4/6
Roussent. 248 495 23 4/9
Argoules. 448 74 44 3/8
Dominois. 443 76 37 4/3
La moyenne du déficit, pour les cinq communes, est 4 /5 ; pour les trois
premières 4/7; pour les deux dernières 2/5.
Il convient d'ajouter, qu'en ce qui concerne Argoules et Dominois, aux
causes sociales de diminution est venu se joindre, pour une faible part, le
mauvais état des pâturage endommagés par l'inondation. Quelques cultiva-
teurs, craignant qu'il ne devinssent nuisibles à leurs bestiaux, ont gardé ceux-
ci chez eux. La réduction, dans les écuries de ces deux communes, n'est donc
pas aussi grande que celle qui est signalée aux herbages. Elle est cependant
incontestable. Là aussi tous les esprits sérieux l'attribuent à la désertion des
campagnes et aux charges excessives de l'agriculture.
Quant à Maintenay, Saulchoy et Roussent, aucune cause locale et parti-
culière n'explique cette décroissance d'environ 4 /7, survenue en une seule
année. L'abondance des fourrages de la dernière récolte aurait même dû
faciliter aux cultivateurs la conservation de leurs troupeaux, si, devant
l'impossibilité de vendre leurs céréales à un prix rémunérateur, par suite
de la concurrence de l'Amérique et de l'Inde, ils ne s'étaient vus contraints
de sacrifier leurs vaches pour faire face à leurs obligations et payer le per-
cepteur.
Hélas ! il n'est pas de moyen plus désastreux de se procurer des ressour-
ces, et c'est absolument tuer la poule aux oeufs d'or. Non seulement, l'an
prochain, les étaules dépeuplées ne pourront plus combler les vides, mais les
champs dépourvus d'engrais verront diminuer leurs récoltes et le nombre des
terres en friche ira toujours croissant. Les grandes exploitations résisteront
quelque temps, mais la petite culture paraît irrémissiblement condamnée.
Baron RENÉ DE FRANCE.
ESQUISSE D'UNE FAMILLE DE « CONTÀDINO »

DE L'OMBRIE.

Assise, le 18 septembre -1883.


J'ose espérer que ce petit précis de monographie de famille intéressera les
lecteurs de la Réforme ; ils y verront un de ces excellents types de paysans,
que Le Play a souvent décrits dans les Ouvriers européens et qu'il signale,
comme des modèles, à l'attention de tous les observateurs.
A trois lieues de Pérouse, vers le nord-est, dans les montagnes, à égale
distance à peu près de Gubbio, se trouve le domaine de Saint-Nicolas de la
Pieve,quiaune étendue de 150 modioli. Lemodiolo est de 4 0,000 pieds carrés;
100 pieds font un pugillo; 10 pugilli, un stare; 10 stares, un modiolo.
De ces 154 mesures de terrain, 12 sont en champs; 10 en champs et
vignes ; deux ou trois en prés ; 87 en pâturages, c'est-à-dire en pentes assez
abruptes, où croissent les chênes, les genévriers, les broussailles et quelques
mauvaises herbes. Le terrain de ces pâturages est tourmenté par les courants
d'eau qui s'établissent les jours d'orage et le sillonnent, en entraînant de
fortes alluvions. Le sol est tantôt argileux, tantôt schisteux, mêlé de cailloux,
rarement sablonneux. Les terres arables sont généralement fortes et un peu
argileuses. Autour de l'habitation se trouvent deux prés et un assez joli jar-
din clos de murs.
L'habitation est à mi-côte,au pied des pâturages. Au fond, coule un torrent
formé de deux affluents qui font angle et dont l'un sert d'abreuvoir. L'en-
semble est tourné vers le nord-est. Aucun chemin carrossable n'y aborde. Le
plus rapproché pour se rendre à Pérouse, ou à Assise, est à une lieue. Il faut
tout transporter à dos d'âne ou de cheval, par un sentier à peine praticable,
qui, en deux heures et demie, débouche dans une vallée en dessous d'Assise.
Cependant, avec un peu d'initiative et le concours des contadini voisins qui
pourraient faire des corvées, il y aurait moyen de construire un chemin
carrossable le long du torrent pour rejoindre la route. Ce travail donnerait
une valeur bien plus considérable à ces domaines, en rendant plus facile
l'écoulement des produits.
On trouve dans le pays un grand nombre de chênes, qui pourraient être
exploités pour les chemins de fer; mais ces arbres ont l'immense avantage de
protéger un sol exposé à être emporté par les pluies diluviennes qui tombent
dans ces contrées; et le gland est d'une très grande utilité pour l'entretien
des porcs qui sont la grande ressource des paysans montagnards. Si l'exploi-
tation prenait un développement excessif, il en résulterait deux grands dom-
mages : l'un pour le sol, l'autre pour l'alimentation des intéressants pachy-
dermes qui fournissent le précieux presciato (jambon).
La famille est fixée dans ce domaine depuis plus de trente ans. Mlle se com-
pose du père, de la mère, de dix enfants, dont trois filles et sept garçons
avec les femmes des deux aînés et les petits-enfants. Le père Joachin R..., qui
approche de la soixantaine, est un homme bien constitué commençant à plier
sous le poids des fatigues, intelligent, affable, au commandement bref et
lucide.
422 LA RÉFORME SOCIALE

La mère de famille, Anne-Marie, du même âge, est encore robuste, pleine


d'entrain, alerte et gaie. Elle porte bien étalés sur ses tempes ses beaux che-
veux noirs comme l'ébène, et noués derrière la tète de manière à former
une jolie coiffure. Elle est toujours habillée très proprement dans sa robe
d'indienne.
L'aîné des fils est marié, et a pour département le gouvernement des boeufs
et des vaches, avec pleine autorité, sauf l'avis de ses parents, pour les ventes
et les achats.
Il a trois fils, dont l'aîné a environ huit ans. Sa' femme fait le ménage et,
dans les loisirs que lui laissent les soins domestiques, elle soigne les enfants
et se livre au tissage de l'étoffe pour l'habillement des hommes. Ainsi nous
voyons l'aîné former déjà une famille souche au sein de sa propre famille.
Le second fils, marié depuis peu, est fermier d'uu domaine voisin, appar-
tenant au même propriétaire. Les deux filles aînées sont mariées hors de la
maison. Les autres garçons ont chacun leur occupation: l'un garde les boeufs
et les vaches aux champs; deux autres sont commis à la garde des porcs; la
fille cadette, qui a dix-huit ans, reste à la maison, a soin des brebis et des
chèvres.
Ainsi l'ordre, la paix, la joie et le bien-êlre régnent dans la famille. Cette
belle génération florissante de santé et d'intelligence est profondément chré-
tienne. Le respect et l'affection y sont profonds, et relevés par une touchante
déférence envers les parents. En un mot, le Décalogue est en honneur. Les
parents sont bons et fermes,et jamais on n'entend le moindre murmure contre
leur autorité.
Se trouvant à une distance de plus d'une lieue de toute école, les enfants
aînés ont été instruits par le père et les plus jeunes par les filles aînées, ce
qui est très remarquable pour une famille de simples paysans. Tous savent
lire et écrire, excepté la fille qui reste à la maison. Une chapelle attenante est
particulièrement l'objet des soins du père de famille, qui sert la messe à la-
quelle toute la famille assiste, quand, à certains'jours, un prêtre vient la célé-
brer. Ce dernier trouve ensuite un repas convenable au sein de cette famille
modèle.1

L'habitation consiste en une cuisine assez vaste avec un âtre spacieux, où


1 on consume des troncs d'arbres entiers. Devant le foyer sont deux fauteuils

creusés dans de grands troncs d'arbres et particulièrement réservés aux


parents; au coin à droite, sont disposés des bancs où la famille, en cercle
autour du feu, devise gaiement pendant que les enfants vont de l'un à l'autre
et animent cette demeure du travail et de la vertu. Quand le repas est prêt,
la famille n'a qu'à faire une volte-face et elle se trouve rangée autour de la
table où chacun s'asseoit après le Benedicite.
De l'autre côté de la porte se trouve le métier à tisser les étoffes pour les
hommes. Ces étoffes sont en laine et en fil produits sur le domaine. Au fond
s'ouvrent deux chambres; trois autres chambres sont au-dessus. Ces diverses
pièces sont simples et blanchies à la chaux.
La nourriture de la famille consiste principalement en blé de Turquie (po-
lenta), dont on confectionne une pâte soir et matin et qu'on fait cuire ensuite
sur des pierres chauffées, en la recouvrant de cendres et de braises. Quand
ESQUISSÉ D UNE FAMILLE DE CONTADINO 423
« la tourte », comme ils l'appellent, a pris la consistance d'un pain mollet de
deux doigts d'épaisseur et d'environ vingt centimètres de diamètre, elle est
livrée à la consommation. Les légumes, choux, fèves, haricots et les oeufs font
l'objet principal de l'alimentation. Le rôti d'agneau ou de quelques pièces
de gibier se fait toujours à la broche dans les rares occasions où la famille
mange de la viande. Aux jours de fête, la viande de porc, de brebis et de
chèvre que l'on fait fumer pour la conserver et quelques pièces' de gibier
varient l'ordinaire. Les jambons noircis suspendus aux murs de la cuisine
seront probablement vendus à la ville, à moins qu'une noce ou une visite
viennent exiger un repas plus copieux.
Les bâtiments, qui forment un carré avec une cour ouverte par deux
portes voûtées, comprennent à la suite les uns des autres, une ancienne
église, les étables séparées pour les chevaux, pour les vaches, pour les brebis
et les porcs, un four et divers locaux pour les provisions. Un peu plus loin
se trouve une habitation pour le régisseur et les propriétaires, quand ils
viennent pour affaire; car c'est ici un centre où les colons des domaines
voisins vont rendre leurs comptes.
Les conditions du bail sont celles du métayage. Le propriétaire fournit le
bétail nécessaire qui est taxé; le produit des ventes des récoltes, les frais de
vétérinaire et les impôts sont partagés par moitié, mais les pertes sont à la
charge du propriétaire, ainsi que les impôts fonciers, pour le domaine de
Saint-Nicolas.
Le cheptel livré par le propriétaire a été taxé à 4,075 fr.; la plus-value
actuelle au mois de janvier -1883 est de 1500 à 2000 fr. L'exploitation com-
prend 4 boeufs, 4 vaches, 2 juments, dont l'une à la disposition du régisseur,
31 porcs (leur nombre s'élevait en automne à plus de 80), 33 chèvres, 1 fi brebis.
En hiver, le cheptel est plus réduit à cause des ventes. De plus, une basse-
cour nombreuse et quantité de pigeons sont la propriété exclusive du
fermier.
Le profit net du fermier sur le bétail vendu a été, durant l'année 1 SS2, de
380 fr., et une plus-value de 1500 fr. sur le reste, lui fait
un gain d'environ
2000 fr. Les boeufs valent 1100 fr. la paire; les vaches environ 300 francs par
tête ; les porcs, en moyenne 50 fr.; les brebis, de 12 à 15 fr.; les chèvres de
5 à 6 fr. La vente du bétail, pendant l'année et
sans compter les porcs a été
de 896 fr. Les porcs, qui sont la principale ressource, ont rapporté 903 fr.
La récolte se compose de froment, fèves, haricots, vin et chanvre.
Notre famille exploite ce domaine depuis plus de trente ans. Elle doit son
bien-être à la bonne éducation donnée aux enfants, à l'intelligence, à l'acti-
vité du père, à son savoir-faire et à son économie. Celui-ci est d'ailleurs
parfaitement secondé par sa femme qui rivalise avec lui d'intelligence, d'ac-
tivité et d'économie. C'est ainsi qu'ils réalisent chaque année des économies
nouvelles qui encouragent les enfants à continuer les traditions.
Mais tous les fermiers n'ont pas les mêmes qualités : au lieu de maintenir
leur cheptel et de le faire multiplier et prospérer, ils le laissent souvent
dépérir, et se mettent en retard avec le propriétaire, soit par les avances que
celui-ci a faites sur les récoltes pour entretenir la famille dont la quote-part
est insuffisante ; soit par la moins-value du bétail. De sorte qu'au bout de
424 LA RÉFORME SOCIALE

quelques années la dette croissante oblige le patron à les congédier sans


compensation pour lui.
Les frais d'ensemencement étant à la charge du fermier, si celui-ci n'apas
les semences nécessaires et les ressources pour les acheter, le propriétaire
se voit dans la nécessité de venir à son aide pour ne pas laisser les terres en
friches.
Les impôts fonciers à la charge du propriétaire sont, sur ce domaine,
d'environ 4 000 fr., qu'il faut déduire de la quote-part du bétail et des
récoltes. On voit que, tout compte réglé, le profit n'est pas considérable
pour le propriétaire. L'impôt sur le bétail varie d'une commune à l'autre. Il
y a des communes franches. En d'autres, il s'élève à 4 ou 5 francs par tète
pour le gros bétail, et à franc pour le petit : de sorte que cette charge
'1

monte facilement de 50 à 100 fr.


Le métayage est une nécessité, car aucun propriétaire ne trouverait des
colons en mesure de se procurer les moyens d'exploitation et de payer un
fermage. Le métayage d'ailleurs est plus paternel, et a l'avantage, au point
de vue social, de retenir plus longtemps le propriétaire dans ses terres et de
l'attacher plus étroitement à la population rurale.
Dans la S|ilendide plaine avoisinante les conditions sont différentes. On
trouve des fermiers à l'aise et même riches. L'un d'eux, tenancier de trois
domaines, a pu, en une seule année, exceptionnelle il est vrai, payer le
fermage des trois domaines, avec le seul produit des oliviers.
Pour compléter ce tableau, je dois citer encore un autre exemple. Une
famille de cultivateurs laborieux était depuis plus de cent ans fermière
d'un domaine à une demi-lieue d'Assise; elle commença par acheter un are
de terrain. Le fils devint propriétaire de ce même domaine et les pelits-
enfantsen possèdent maintenant huit attenants et indivis. Ils conservent, dans
cet état de richesse considérable pour des paysans, l'heureuse simplicité qui
a été le principe de leur fortune etqui est une tradition de leur famille.
P. C. BOVET.

CORRESPONDANCE

IMPRESSIONS DE VOYAGE
En mer, sur les côtes de Colombie, le 29 septembre 1883.
Monsieur Edmond Demolins.
CHER MONSIEUR,

« Mon second voyage autour du monde s'effectue jusqu'ici très heureuse-


ment; j'ai déjà parcouru l'Amérique du Sud et partout sur mon passage,
je me suis fait le propagateur des doctrioes de l'Ecole.
» J'ai vu bien des hommes et des choses pendant mon séjour au Brésil,
et
je me propose de faire part aux lecteurs de la Réforme de mes observations
sur les questions de la colonisation, de l'esclavage, elc. Je n'ai pas oublié
vos recommandations de propagande, et la chose m'a paru d'autant
IMPRESSIONS DE VOYAGE 425
plus nécessaire que nos gravures lascives, notre théâtre licencieux et notre
littérature légère sont importés et goûtés ici; nos mauvaises doctrines y
prennent pied. Notre législation révolutionnaire a été aussi en bonne partie
copiée au Brésil, et on commence à voir que, comme chez nous, elle produit
des fruits désastreux.
Près de Rio-Janeiro, j'ai visité une usine de coton dirigée par M. Bon-
jean. M. Bonjcan est d'origine française et parent du président Bonjean
fusillé pendant la Commune ; il a fait ses études à l'école centrale à Paris.
La fabrique qu'il dirige est la plus importante du Brésil : elle emploie
460 ouvriers, possède 450 métiers et produit 15,000 mètres de toile do coton
par jour. M. Bonjean se préoccupe de ses devoirs de patronage et a fait adopter
par la direction la décision de donner aux familles employées à l'usine un
lot de terrain aux environs où elles élèvent leur maison et ont des fruits et
des légumes; il a aussi construit une chapelle où le vicaire vient célébrer
pour les ouvriers la messe deux fois par mois.
» La question sociale, entant que lutte entre le capital et l'ouvrier, n'existe
pas encore dans l'Amérique du Sud; la main-d'oeuvre est bien rétribuée;
mais si la population a conservé une certaine apparence religieuse, trop sou-
vent le fond n'est pas assez solide et la franc-maçonnerie en profite pour dé-
molir les croyances. Il importe donc à présent plus que jamais, que les gens
de bien se mettent à Fétude afin de combattre l'erreur par des preuves scien-
tifiques et surtout afin de relever les moeurs, au niveau qui est nécessaire
pour assurer le bonheur des peuples.
» J'ai assisté à Buenos-Ayres à une séance de la Chambre des députés :
on y discutait la question de l'enseignement laïque et obligatoire ; j'y ai en-
tendu la traduction de tous les sophismes énoncés dans les Chambres fran-
çaises. Vous voyez qu'on nous copie partout pour le mal; faisons donc des
efforts pour qu'on nous copie aussi un peu pour le bien.
» Ce n'est pas sans un grand étonnement que j'ai vu à Montevideo un
jeune Parisien de vingtet unans qui venait dans cescontrées pours'occuper de
l'élevage du bétail. Il est vrai qu'il avait vécu en Angleterre et s'était inspiré
de l'exemple des Anglais. Eu ce moment, ils accaparent dans la République
argentine d'immenses et fertiles terrains qu'ils payent à raison de 1 fr. l'hec-
tare, et qu'ils revendront plus tard 50 fr. après y avoir amassé de belles
fortunes, par le bétail. Une grande source de profit pour eux est aussi l'im-
portation des rails, locomotives et machines diverses. Nos maisons de
France ne sont pas organisées pour fournir à ces nombreuses demandes.
Le Creusot, m'a-t-on dit ici, ne peut plus accepter de commandes livrables
avant 885. Que sera-ce alors, lorsque l'Asie aura établi les chemins de
<t

fer? Nos pauvres jeunes gens courent encore après un baccalauréat qui les
laissera dans la misère, pendant que chez nos voisins, dans l'étude prati-
que et les emplois des compagnies, ils trouvent un travail mieux rému-
néré et plus libre.
» Au Chili et au Pérou, je n'ai pas oublié nos associations de l'Union de
la Paix sociale ; j'en ai même parlé en Araucanie où j'ai passé trois jours
chez les Indiens. J'ai été reçu au fort de Chiguaihuô par M. Charles Mackan
qui emploie 200 Indiens; il m'a fait visiler leurs cases et j'ai pu voir ces
426 LA RÉFORME SOCIALE

braves gens chez eux dans leur vie simple et primitive,observer leur manière
de préparer la nourriture, de faire les vêtements et les divers ustensiles de
bois et de terre. Je les ai longuement interrogés sur leurs moeurs et coutu-
mes, et, à mon retour, j'espère leur consacrer dans la Revue un article spécial.
M. Charles Mackan désire faire partie de nos Unions. Au Chili et au Pérou,
j'ai pu recruter également pour nos Unions plusieurs nouveaux adhérents,
dont vous trouverez les noms ci-joints. (Voir aux présentations.)
» Presque tous les codes des républiques
indo-américaines ont été calqués
sur le code français avec plus ou moins de variantes. Ainsi le code civil
chilien porte en tout cas à la moitié la quotité disponible, et donne à
l'époux survivant une portion égale à celle des enfants; mais il reproduit
notre code dans la disposition qui interdit la recherche de la paternité, lais-
sant à la fille séduite le remède dérisoire de déférer serment au séducteur
pour dire s'il se croit le père de l'enfant. Les conséquences que nous
déplorons chez nous par suite de cet abandon de la femme se manifestent
également au Chili.
» Un jeune avocat, parmi nos confrères, ferait bien de réunir les divers
codes du monde, et de les comparer sur les questions capitales se rapportant
aux sujets qui nous occupent. En ajoutant les résultats de l'enquête sur
es mêmes sujets dans tous les pays, on aurait un travail qui jetterait beau-
coup de lumière.
» Le Pérou, actuellement occupé par le Chili, donne une leçon au monde,
et confirme une fois de plus les doctrines de M. Le Play. Soudainement
enrichi par le guano et le salpêtre, il s'était endormi dans le luxe et l'oisi-
veté. Le clergé était corrompu, les hautes classes s'emparaient du pouvoir
pour disposer du budget dont tout le monde voulait vivre ; la justice était
vénale, le peuple courait après les jeux sauvages des combats de taureaux
et des combats de coqs. Ce peuple était mûr* pour la domination étrangère.
On continue à parler de paix, mais des personnes sérieuses pensent que le
Chili prolonge l'occupation avec l'arrière-pensée d'arriver à l'annexion. Le
canal de Panama faisant délaisser le détroit de Magellan, le Chili se trouverait
au bout du monde s'il ne se transportait à Callao.
» J'ai non seulement visité partout les villes, et interrogé les principaux
habitants, mais j'ai visité aussi les fermes et recueilli beaucoup de données
sur l'agriculture, le commerce, l'industrie....
» Nos idées révolutionnaires ont fait tant de mal à l'étranger qu'on nous
appelle partout les empoisonneursdu monde-, il importe donc aussi, soit par
les étrangers qui viennent à Paris, soit par les groupes que nous créerons
àl'étranger, que nous colportions partout le contrepoison : c'est un devoir
de réparation.
» Demain, j'espère arriver à Panama où je compte visiter les travaux du
canal, et combiner la seconde partie de mon voyage, comprenant la
Jamaïque, Fort-de-France, Cuba, Mexico, la Nouvelle-Orléans, San Francisco,
l'Australie etlesîles environnantes.
» Agréez, etc. »
ERNEST MICHEL.
UNIONS DE LA PAIX SOCIALE
PRÉSENTATIONS. personnes dontles noms suivent ont été admises
— Les
comme membres TITULAIRES OU comme associés, et inscrites du n" 2,6 ;3 au
n" 2,652.
CALVADOS. — Duparc (Ctc Attale), propriétaire à St-Aubin-sur-Mer et à
Paris, rue du Ranelagh, 4 '17, prés, par M. Charles Fauvel.
CHARENTE. — BEAUREGARD (André), ancien officier, à Larochefoucauld, déjà
associé ; Ducoudert (Jules), notaire à Chabanais, prés, par M. de la Bastide.
CREUSE. — Brugiére (Alexis de la), propriétaire, à Beaumont, près Bonnat,
prés, par M. André Beauregard.
FINISTÈRE.—Beaudiez (Paul du),à Landerneau;etO'JScill(Auguste), capitaine
de vaisseau à Brest, prés, par MM. l'amiral comte de Gueydon et A. Delaire.
HAUTE-GARONNE.—Decom6/p(Charles), ancien sous-préfet, allée desZépbyrs, 'i,
à Toulouse, prés, par M. Joseph Moulas.
GIROXDE. — MONTCABRIER (Femaud de), ancien magistrat, avocat à Bazas,
prés, par M. Daniel Touzaud.
ISÈRE. —Martin (Albert), directeur du Crédit Lyonnais, à Voiron, prés, par
MU" E. Gillet.
JURA.— Benoit (Paul), avocat au tribunal, à Arbois, prés, par M. G. Nivet.
LANDES.
— Brousse (l'abbé), vicaire à. Roquefort, prés, par MM. Dupont et
Delaire.
NIÈVRE, — DAMAS D'ANLEZY (0-e de), château d'Anlezy, par Ànlezy, prés.
par M. Flamen-d'Assigny.
NORD. — BRABANT (Jules), ancien député, manufacturier à Cambrai; prés,
par M. Gibon.
PUY-DE-DÔME. — Viallefond(Emile), avocat, rue Chabrol, 9, à Riom, prés,
par M. Félix Laville.
RHÔNE. — Peillon (Alfred), docteur en droit, rue Ste-Hélône, 30, à Lyon,
prés, par M. Marc-Burty.
SEINE. GROUPE DE PARIS. — Delepouve (Henri), avoué près le tribunal de la
Seine, rue Joubert, 47, prés, par MM. l'abbé de Tourville et Ed. Demolins;
Maissin (Eugène), avocat à la cour d'appel, rue Cassette, 22 prés, par M. G.
,
Vallois ; RANSE (Félix- Henri de), docteur en médecine, rédacteur en chef de la
Gazette médicale, place St-Michel, 4, prés, par M. A. Gibon.
SEINE-ET-OISE.— Cochin \Henri), au château de Mousseaux, par Evry-Petit-
Bourg, prés, par M. L. Arnaud Jeanti.
TARN. — Massagvel (Florentin Fabre de), au château de Massaguel, par
Dourgne, prés. parM. l'abbé Bosc.
BELGIQUE.
— Pirard (l'abbé),propriétaire et directeur d'oeuvres de patronage
à Nivelles, prés, par M. A. Lagasse.
ESPAGNE. — Puig y Subirana (don Pedro de Aicta), avocat, Calle del
Duque de la Victoria, n° 3, p« 2, à Barcelone ; Quintana (Antonio) libraire-
éditeur, callc de la Paja, 31, à Barcelone, prés, par M. L. Oliver.
DIVISION NAVALE nu LEVANT. — PORTJEGOUX (Colin), lieutenant de vaisseau, à
bord de la Vénus, prés, par M. H. Suisse.
428 LA RÉFORME SOCIALE

AMÉRIQUE. — Garcia (José Grégorio), calle délia Coea, 92, à Lima (Pérou):
Mackan (Charles),au fort de Chiguaihue, par Augol, Araucanie (Chili) ;Maria-
no de Sarratea (E.), ministre plénipotentiaire de la République Argentine, à
Valparaiso (Chili); Marlinez (Walter), avocat, ancien député, à Santiago
(Chili) ; Risopretron, avocat, à Santiago (Chili) ; Schmid, consul de France, à
Valparaiso (Chili), présentés par M.Ernest Michel.
NÉCROLOGIE. —La Société d'Economie sociale et les Unions viennent de
faire une perte bien douloureuse : notre vénérable confrère, M. Le Serurier,
ancien directeur des douanes, s'est éteint le mois dernier dans sa
9oe année. Au Lcrme d'une carrière dont il avait rempli tous les grades avec
distinction, au milieu d'une famille éminente que des deuils récents ont
cruellement éprouvée, M. Le Serurier avait conservé cette paternelle bien-
veillance et cette résignation sereine qui font de la vieillesse le couronnement
d'une belle vie et la préparation des suprêmes destinées. Il s'était attaché à
la cause de la réforme avant même de venir parmi nous, car il avait institué,
par acte authentique, une donation importante en faveur de celui de ses
petits-fils qui, parvenu à l'âge d'homme, montrerait la connaissance la plus
éclairée de la réforme sociale.11 honorait souvent de sa présence nos réunions
du jour et assistait encore en mai dernier aux séances de notre assemblée
annuelle. Sa mémoire nous restera chère, et son souvenir sera parmi nous
un exemple et un encouragement.
Nous avons encore une autre perte à déplorer : notre confrère M. Thi-
baut, de Troyes, vient de succomber bien avant l'heure. Dévoué au bien,
il avait su réaliser, depuis bientôt deux ans, une reforme importante dans
son usine : nos lecteurs se rappellent que malgré les difficultés inhérentes
au travail delà fabrication du papier, M. Thibaut a pu assurer, à la satis-
faction de tous, l'observation du repos dominical. Les exemples de patro-
nage paternel qu'il a donnés resteront une tradition vivante parmi les siens,
et parmi nous un honneur pour sa mémoire.
L'ENQUÊTE SUR L'ÉTAT DES FAMILLES.
— Indépendamment des con-
seils si précieux (accompagnés d'un questionnaire pratique) que M. Claudio
Jannct a bien voulu tracer avec autant d'expérience que d'autorité pour
diriger les recherches de nos confrères, beaucoup d'observations intéres-
santes nous sont journellement adressées par ceux de nos amis qui sont
déjà à l'oeuvre. En voici quelques-unes que nous reproduisons parce que
l'utilité nous en paraît générale. — « Me voici moi-même, écrit un de nos
collègues du Midi, me voici pour quelques jours de repos dans les monta-
gnes du "haut Vivarais. La vigne expire ici; les châtaigniers, les noyers, les
pins, les prairies rendent le pays riant et vert. Dans les sites les plus pitto-
resques et les plus variés se voient une foule de fermes, centres de domaines
agglomérés, appartenant pour la plupart à des paysans propriétaires qui se
les transmettent de père en fils depuis un temps immémorial. On est en plein
pays de famillesouche et de transmission intégrale. L'éloignement des voies
ferrées etla dispersion des familles ont conservé,dans une mesuretrèsgrande
encore,les traditions du passé..le ne perdrai pas cette occasion d'étudier un
pays aussi intéressant et je me suis déjà mis à l'oeuvre. Ce serait de nouveaux
faits à ajouter à ceux que je recueille depuis deux ans dans les diverses ré-
gions du Gard et qui me permettront d'apporter mon humble tribut à
l'enquête de 4 884 sur la situation et le régime de la famille en France. Ici
encore, — et je crois que la marche est bonne et pourrait être suivie par-
UNIONS DE LA PAIX SOCIALE 429
tout, — mon premier chapitre est une description exacte et précise du passé.
Tous les travaux qui nous viendront des diverses province» devraient débuter
par ce tableau des institutions si diverses en France, qui régissaient légale-
ment la famille, et du type familial qui en était résulté. L'étude du droit
romain dans le Mfli, des coutumes au delà de la Loire, ferait connaître le
régime légal; la lecture des actes de notaires et des recueils d'arrêts, com-
plétée par ce qui s'est perpétué du passé, ferait voir comment dans la
pratique les populations appliquaient le droit à leurs besoins particuliers.
Ce tableau, s'il était complet pour toute la France, offrirait le plus vif
intérêt et, par sa précision et son exactitude puisées aux sources, serait vrai-
ment digue de l'Ecole de la Paix sociale. »
Nous espérons que nos confrères mettront à profit les excellents conseils de
notre correspondant qui joint l'exemple au précepte: ils auront grand soin
notamment de ne point se borner à enregistrer le régime légal, mais de
chercher surtout quelle était, en fait, la pratique suivie. La judicieuse distinc-
tion indiquée à cet égard par notre confrère est un point sur lequel l'auteur
des Ouvriers européens a bien souvent insisté. (V. Réforme sociale, 1. II,
ch. xvn, §5).

LA BIBLIOTHÈQUE DE LA PAIX SOCIALE. — Beaucoup de nos confrères


comprenant l'importance extrême de propager, à côté de la Revue, les
oeuvres fondamentales de notre bibliothèque, voudraient que des indications
plus précises et plus développées fussent données à cet égard, notamment
en ce qui concerne le catalogue des ouvrages, les demandes et les envois, le
mode de paiement... Tantôt on nous demande si nous avons des librairis
correspondants et si c'est à eux que Ton doit s'adresser, surtout pour les
publications de la bibliothèque annexée. Tantôt aussi nos confrères nous
signalent eux-mêmes des libraires de leur localité qui veulent bien donner
leur concours à notre propagande. Nous chercherons, suivant les désirs ainsi
exprimés, à réaliser les améliorations indiquées par le développement même
de nos Unions, et, en attendant, nous nous efforcerons de satisfaire le mieux
possible à toutes les demandes qui seront directement adressées au secréta-
riat, qu'elles concernent d'ailleurs soit les oeuvres deE. Le Play, soit les
publications de la Société d'Economie sociale, soit la bibliothèque annexée ou
la Revue elle-même. Nous prions déjà nos confrères de vouloir bien faciliter
une partie de notre tâche, en nous indiquant dans leur voisinage quelque
libraire, bien posé, prêt à concourir à la diffusion de notre bibliothèque. Il
s'agit surtout de maintenir quelques-uns de nos livres dans les vitrines,
de tenir à la disposition du public les principaux ouvrages, en renouvelant
l'approvisionnement au fur et à mesure des ventes, enfin de recevoir les
abonnements à laEuuwe, ou les souscriptions aux Ouvriers des Deux Mondes.
Dès que nous aurons réuni un nombre suffisant de ces libraires correspon-
dants, nous indiqueronsleurs noms dans une liste insérée sur la couverture
de la Réforme sociale.

CORRESPONDANCE. — UNIONS DE NORMANDIE. — Le ch. Robert, notre


éminent correspondant, qui fut le condisciple de M. Le Play à l'Ecole poly-
technique et plus tard ingénieur aux constructions maritimes, a traité plu-
sieurs fois dans nos Annuaires les questions coloniales (Annuaire de 4 876,
La loi des successions et le développement des colonies; 1878, La liberté tes-
tamentaire au Canada). De récents événements, en ramenant la pensée pu-
blique vers le problème de la colonisation, ont singulièrementjustiflétoutes
430 LA REFORME SOCIALE

ses appréciations qu'on aura grand profit à relire. « Jusques à quand, nous
écrit-il encore, répétera-t-on en air de complainte : La France se dépeuple,
la France est envahie par des étrangers, tandis que le Canada par exemple
est d'une étonnante fécondité? Quand voudra-t-on remonter aux causes de
cette fécondité qui sont l'observation de la loi divine et de la liberté testa-
mentaire. »
M. Ch. Fauvel, de Darnétal, veut bien nous envoyer une note substan-
tielle sur une réforme relative à l'observation du dimanche. Il signale, en le
déplorant, l'usage, trop général de procéder exclusivement le dimanche aux
ventes de bois et de récoltes. C'est une violation en quelque sorte gratuite du
troisième commandement, car rien, si ce n'est la routine, n'empêche de choisir
un autre jour pour les ventes aux enchères. Depuis plusieurs années,
M. Fauvel, dans ses propriétés, a changé sur ce point les habitudes locales;
secondé par un huissier, respectueux comme lui de la loi du dimanche, il a
obtenu un plein succès. Nul doute que cet exemple ne puisse être suivi dans
un grand nombre de localités. Ce sera un avantage pour tous les intéressés
qui recouvreront la liberté du repos hebdomadaire, et un hommage rendu
à l'observation du Décalogue (La note de M. Fauvel est transmise à notre
commission du dimanche).
UNIONS D'AUVERGNE, ROUSSILLON ET QUERCY.
— Ainsi que nous l'avions
annoncé déjà, nos confrères d'Auvergne ont pensé que leurrégion, qui con-
serve encore de si nombreuses familles souches, prendrait intérêt à la Mono-
graphie des paysans du Lavedan.
Ils viennent de commencer en feuilleton dans l'Impartial du Cantal la
reproduction de la dramatique histoire des Mélouga dont le dernier épisode
était raconté ici même tout récemment par notre confrère M. de la Selle
(n° du 15 septembre). Ils en ont emprunté le récit au premier appendice de
l'Organisation de la famille, dont la 3e édition fort augmentée est maintenani
sous presse. C'est un exemple qui, croyons-nous, pourrait être suivi ail-
leurs avec succès.
UNIONS DE LIMOUSIN ET MARCHE. —En adressant à ]& Revue un travail des plus
instructifs sur les corporations, notre érudit collègue,M. Louis Guibert, ajoute
une indication que nous recommandons spécialement à nos confrères du
Roussillon : « Dans l'une des dernières séances de la Société d'Economie
sociale, — celle où M. Demolins a présenté l'intéressante monographie du
Huttier des Marais de la Sèvre — on a beaucoup parlé des syndicats créés
sur plusieurs points de la France en vue de divers résultats à obtenir. On a
omis de signaler un ensemble d'institutions de ce genre qui joue un rôle
considérable dans l'économie agricole d'un des pays les plus riches de la
France, le Roussillon. J'ai habité deux ans les Pyrénées-Orientales où, la
plus grande partie de l'année, les cours d'eau sont à sec. L'eau nécessaire
aux cultures est amenée de la montagne par des canaux dont un syndicat
fait les frais (avec des subventions et sous la surveillance de l'Etat, à ce que
je crois me rappeler). Ce syndicat, qui souvent comprend un très grand
nombre de propriétaires et étend ses services à un parcours fort long, règle
la distribution de l'eau entre les associés, de façon à ce que chaque propriété
soit convenablement arrosée, et que pas une goutte de cette eau précieuse ne
se perde. Vous auriez certainement, en les demandant soit à un membre
de nos- Unions, soit à un ingénieur des ponts et chaussées des Pyrénées-
Orientales, des renseignements précis sur l'organisation et le fonctionne-
ment de ces syndicats, l'étendue des terres arrosées, les dépenses, etc. Les
UNIONS DE LA PAIX SOCIALE 431
monographies de deux ou trois de ces associations seraient on ne peut plus
intéressantes. Il paraît que l'établissement des syndicats d'arrosage remon-
terait à l'occupation des Maures, d'autres disent des Visigolhs, mais la pre-
mière tradition semble bien plus probable.»—Ces Iravaux et ces institutions
se sont surtout perpétués en Espagne. Nos confrères trouveront de curieux
renseignements sur le Tribunal des eaux de Valence dans une communi-
cation de M. Cheysson à la Société d'économie sociale. (Bulletin, t. VII,
p. 33.)

— L'initiative dévouée de notre


UNIONS D'ANGOUJIOIS, SAINTONGE ET 'AUNIS.
correspondant M. P. de Rousiers, bien secondé par M. D. Touzaud,a profité
d'un court séjour de M. Demolins en Angoumois pour donner une activité
nouvelle à nos Unions. La réunion régionale aura lieu à Angoulôme à la fin
d'octobre et nous pouvons déjà indiquer une partie de son ordre du jour. Elle
comprendra: une curieuse monographie de la Papeterie coopérative de M. La-
roche-Joubert, par M. D. Touzaud; le tableau social d'un canton de la Cha-
rente, par M. de Housiers ; un exposé sur la part que les Unions d'Angoumois
peuvent prendre à l'enquête sur l'état des familles ; enfin quelques mots sur
la méthode d'observation sur laquelle repose notre Ecole. Nous espérons
que le concours actif de nombreux confrères assurera à cette réunion régio-
nale un plein succès, qui profitera largement au recrutement de nos groupes
et à la diffusion de nos idées.
UNIONS DE PROVENCE.—A la suite du passage de M. Demolins et d'une réunion
préparatoire qui a eu lieu à cette occasion, nos confrères de Marseille orga-
nisent une conférence dont M. Claudio Jannet a bien voulu se charger. C'est
une heureuse initiative d ait nous les remercions. Nous nesaurions oublier, en
effet, que grâce à l'apostolat dévoué de M. Ch. deRibbe, la Provence et surtout
la ville de Marseille ont donné dès la première heure un nombreux contin-
gent à nos Unions. Tous ces « vieux amis » amèneront dans nos rangs, nous
l'espérons, de nouvelles recrues, dont la parole chaude et éloquente de l'é-
minent orateur fera des adeptes convaincus et des apôtres zélés de la Paix
sociale.
UNIONS DE LYONNAIS, FOREZ ET BRESSE.— Notre correspondant si zélé, M. Aymé
Foray, avec le concours de plusieurs de nos confrères, se prépare à pour-
suivre et à étendre ses efforts pour la propagande par la presse locale qui
avait été heureusement commencée dans la région avant l'interruption des
vacances. Tout récemment encore le Salut public a donné à nos travaux
une précieuse publicité dont nous le remercions. M. l'abbé More], qui dirige
à Lyon les Hissions catholiques dont la place est faite aujourd'hui parmi les
recueils géographiques,nous écrit: « Je serai heureux d'entrer en relations
plus suivies avec vous et de vous communiquer quelques-uns des travaux
scientifiques de nos missionnaires. Ce sont, en effet, les observateurs les plus
sérieux et, s'ils en avaient et le temps et le courage, ils pourraient enrichir
la science- de découvertes précieuses. Je ne manquerai jamais de leur re-
commander votre Société qui a reçu en héritage des principes si sérieux et
des traditions si chrétiennes. »
ALSACE-LORRAINE.
— C'est en revenant
d'un voyage en Laponie que notre
honorable confrère, M. Ch. Grad, nous adressait dernièrement son intéres-
sant travail sur les assurances ouvrières. 11 nous écrit de nouveau, au retour
d'une excursion dans les districts miniers de la Haute-Silésie, pour nous an-
noncer un second article sur l'assurance contre les accidents de fabrique.
432 LA BÉFORME SOCIALE
RUSSIE. -« Ea quittant Marienbad pour retourner à Varsovie, écrit notre
zélé correspondant Fudakowski, je
M. envoie plusieurs numéros du
vous
Slowo (La Parole), dans lequel j'ai rendu compte de la dernière réunion an-
nuelle des Unions. Vous n'y comprendrez rien, je le sais; mais cela vous
prouvera du moins que j'emploie autant qu'il est en moi mes loisirs — et je
n'en ai guère — à servir la cause que.vous servez et qui me pIaiL tant. » Nous
remercions tout particulièrement notre sympathique ami dont le court séjour
à Paris nous a laissé de si bons souvenirs et qui travaille si el'ficacemeut à
faire connaître en Pologne l'Ecole de la Paix sociale.
' AMÉRIQUE MÉRIDIONALE. — Notre confrère M. Ernest Michel, qui a déjà fait le
Tour du monde et en a donné un piquant récit (Le tour du monde en 240
jours), est reparti pour l'Amérique du Sud, l'Australie, et l'Asie méridionale,
Il nous adresse quelques observations intéressantes, en nous présentant eu
même temps, pour les Unions, de nouveaux confrères (voir le n° du 15 sep-
tembre et celui-ci). La lettre de II. Ernest Michel est reproduite plus haut
à l'article Correspondance.
Nous remercions notre confrère qui nous envoie de Villefranche-sur-Saône
un article intéressant, mais beaucoup trop politique dans sa forme pour que
nous puissions en donner même un extrait.
MM. André Beauregard, le comte Bardi, L. Arnaud Jeanti, l'abbé Rebord,
Laville, P. de Rousiers, Mme la marquise de Saint-Vallier, M"0 Gillet. MM. H.
Suisse, FI. d'Assigny, A de Boucherviile, D. Touzaud. le chanoine Grimault,
Rabatel, Cl. Jannet, Michel Sevin-Reybert, E Cheysson, Fernand Hamoir,
Ch. Grad, Fougerousse, le baron d'Artigues, Aymé Foray, Vie de la
Celle, Fernand d'Orval, Félix Julien, le comle de la Celle, Fournier, l'abbé
Pasquier, L. Guibert, A. Chevalier, l'amiral comle de Gueydon, J. Michel,
A. Nogues, J. Henriet, Hansen, Ch. Lagasse, Perreau de Beauvais, l'abbé
Brousse, H. Francotte, L. Desgrand, Roederer, A. Gibon, G. de Vallois,
Dastarac, Moulas, H. Beaune, Marc Burty, l'abbé Bosc, G. Nivet, J. Maislre,
Chauffard, Brants, Dejace, E. Rameau, Ernest Michel et Charles Fauvel
écrivent pour présenter de nouveaux membres, remercier de leur admis-
sion, ou envoyer des renseignements dont nous les remercions. Nous leur
demandons instamment de seconder par leurs efforts continus l'heureux dé-
veloppement que prennent de toutes parts nos Unions.
A. DELAIRE.

Le Rédacteur en chef-Gérant : EDMOND DEMOLINS.

Paris. — Imprimerie de l'Étoile, Boudet directeur, rue Cassette, 1.


L'ENSEIGNEMENT DE IA SCIENCE SOCIALE
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li'ÉÔOLE DES VOYAGES

C'est le'$1 H0,yeml^re;;pr,ochain. que reprennent les cours de science


sociale de n6h:&È'çgj£-dés Voyages.
Nous croyons que le moment est venu de faire connaître à nos lec-
teurs l'origine, l'organisation et les résultats de cet enseignement, qui
a eu lieu, jusqu'à ce jour, en dehors de toute publicité.
I
Une des plus constantes préoccupations de Le Playjusqu'à ses der-
niers moments fut de constituer, sur des bases solides, l'enseignement
de la science sociale et de la méthode d'observation, qui en est le
fondement.
Dans le tome I des Ouvriers européens, il retraçait l'historique et les
grandes lignes de cet enseignement qui commençait à naître sous ses
yeux :
« Un enseignement spécial, disait-il, s'est organisé peu à peu à
Paris, grâce à l'initiative d'un homme qui se dévoue au bien public et
considère la méthode comme un puissant moyen de réforme. Un maître
formé par quarante années de travaux enseigne à la fois la méthode,
les résultats qu'elle a produits et les moyens pratiques d'application.
Dans la direction qu'il imprime à ses élèves, le fondateur de l'oeuvre
s'inspire d'une pensée principale : il veut former des hommes qu
continueront les travaux commencés par l'auteur des Ouvriers européens
et par la Société d'économie sociale. Dans ce but, il les dresse à l'art de
trouver eux-mêmes, dans le cours de « voyages méthodiques, » les
vérités sociales (1). »
Revenant sur le même sujet, dans son dernier ouvrage : La consti-
tution essentielle de Vhumanité, Le Play écrivait encore : « Il faut créer
une nouvelle Université,, fondée exclusivement sur l'emploi de la
méthode d'observation. Cet enseignement nouveau mènera de front
l'observation méthodique du monde matériel et celle des sociétés
humaines qui sont le siège du monde moral... L'université de la
Réforme sociale enseignera toutes les sciences qui peuvent être consti-
tuées pari'observation directe du monde physique et des sociétés humai-
nes L'observation des peuples étrangers n'est donc pas seulement
nécessaire à la constitution de l'enseignement nouveau; elle est indis-

(1) Ouvriers européens, 1, p. 597.


Liv. ix 29
434 LA REFOKME SOCIALE
pensable à la création de l'établissement même où il sera donné. L'éta-
blissement formé dans ces conditions pourra être justement nommé
Y Université sociale (1), »
En traçant ces dernières lignes, Le Play voulait nous indiquer le
but éloigné auquel nous devons tendre, mais il nous recommandaiten
même temps de marcher lentement et avec prudence, de ne pas
tomber dans l'erreur de nos contemporains qui créent de toutes pièces
des institutionsbrillantes mais éphémères.
Le temps en effet ne consacre que ce qui se fait avec son concours.
On ne doit jamais précéder le succès; il faut que le succès marche
devant vous.
Fidèle à ces conseils dictés par la sagesse et par l'expérience, ren-
seignement de la science sociale est né et a grandi en dehors du bruit,
dans le cercle restreint d'une jeunesse d'élite, attirée uniquement par
l'attrait de la science.
Au début, l'enseignement comprenait seulement une conférence
far semaine, faite devant un auditoire de gens du monde. C'était la
période de formation. Il s'agissait en effet de préparer d'abord des
professeurs et des auditeurs.
Après trois années de cet enseignement général, l'homme éminent
et dévoué qui en avait pris l'initiative jugea le moment venu d'adopter
un cadre plus méthodique et plus scientifique et d'appeler exclusive-
ment autour du professeur un public spécial composé principalement
de jeunes gens désireux de s'initier méthodiquement aux conclusions
de la science sociale.
Dès ce moment, les conférences furent transformées en véritables
cours. Le conférencier devint un professeur et les auditeurs, choisis
parmi les membres les mieux préparés de l'ancien auditoire, devinrent
des élèveg. Ce jour-là l'enseignement était réellement fondé.
Ce premier enseignement de science sociale a pris naissance,
grâce à l'initiative d'un de ces hommes tenaces et généreux,qui savent,
malgré tous les obstacles, marcher vers un but et l'atteindre. Esprit
essentiellement exact et précis, formé à une méthode rigoureuse
par l'enseignementde VEco le des chartes, M. l'abbé de Tourville avait
été attiré vers Le Play par le côté scientifique de la méthode, bien plus
que par le caractère séduisant des conclusions. Il comprit que toute
l'oeuvre du maître résidait surtout dans cette méthode, dont la con-
séquence était d'exclure absolument l'arbitraire du domaine des doc-
trines sociales ; dès lors, il n'eut plus qu'une pensée : en assurer la tra-
dition intégrale au moyen d'un enseignement régulier. En un mot,
apprendre la science sociale comme le chimiste apprend la chimie.

(1) Constitution essentielle, eh. vi, § 70.


L'ENSEIGNEMENT DE LA SCIENCE SOCIALE 435
Il sentait que ce rigoureux instrument d'étude allait enfin donner la
mesure de tant d'opinions de droite et de gauche sur les lois de la
société humaine et faire la lumière dans ce chaos de doctrines, inéga-
lement erronées, également peu scientifiques.
Plein de cette idée, il chercha parmi les disciples de Le Play celui
qui pourrait être le créateur de cet enseignement. C'est ainsi qu'il s'a-
dressa au professeur éminent, rattaché à notre Maître par les liens de
la parenté et par une collaboration de trente années. Ancien profes-
seur au Collège de France, auteur d'ouvrages remarquables sur l'his-
toire naturelle, et sur diverses branches des sciences, président de
la. Société d'Economie sociale,M.Focillondemeure, parmi nous, le repré-
sentant le plus autorisé de la méthode et de la doctrine sociale, le con-
tinuateur du Maître illustre, qui, du moins, n'estpoint mort tout entier.
Ceux qui ont suivi ses admirables leçons savent quelle rigueur et quel
esprit scientifique il apporte à l'exposition des lois qui régissent les so-
ciétés humaines, comment il sait tirer des faits tous les enseignements
qu'ils renferment, sans jamais les plier à une théorie préconçue.
M. de Tourville alla trouver M. Focillon et lui dit : « Vous êtes un
des plus anciens disciples de M. Le Play, vous avez collaboré à ses
travaux et acquis, soit auprès de lui, soit dans vos études de natura-
liste, unelongue pratique de la méthoded'observation. Voulez-vous être
le professeur de la science sociale? Je ne puis, pour le moment, vous
promettre qu'un seul élève, mais celui-là je vous le garantis; c'est
moi. »
Une fut pas seul; le jour où s'ouvrit le premier cours, nous étions
six élèves assis autour du maître. Tels furent, en l'année '1876, les
débuts de VEcole des voyages.
C'était assurément un spectacle digne d'attention de voir ces jeunes
gens de vingt à trente ans trouver, au milieu des nombreuses occu-
pations de leur profession usuelle ou de leurs études spéciales, le temps
nécessaire pour suivre un enseignement scientifique, qui, en apparence
du moins, ne leur ouvrait la porte d'aucune carrière. Et cependant ce
spectacle ils l'ont donné et ils le donnent encore avec une persévérance
admirable; non seulement ils sont assidus à ces leçons, mais c'est par
leur seule initiative que s'est opéré, d'année en année, le recrutement
des nouveaux élèves.
Il faut conclure de ce fait qu'un pareil enseignementdoit présenter,
par lui-même, un bien vif intérêt, qu'il saisit fortement les esprits e
qu'il leur donne l'impression de la vérité rigoureusement démontrée.
Le caractère propre des institutions grandes et durables est de naître
obscurément, de ne se développer que lentement, mais de grandir
sans discontinuité et par la seule force qu'elles trouvent en elles-
mêmes.
436 £A RÉFORME SOCïALK

G'est ce qui arriva pour notre petite école, qui, outre les anciens^
compte actuellement une quinzaine d'élèves.
L'année dernière marqua une étape nouvelle dans son développe-
ment. Deux des auditeurs qui avaient suivi les cours dès l'origine,
prirent l'initiative d'un enseignement complémentaire portant, d'une
part, sur le mécanisme des monographies de famille et la méthode
d'observation ; de l'autre, sur la critique des faits déjà observés.
Ainsi se dessinait insensiblement un programme complet d'enseigne-
ment comprenant trois degrés : 1° un cours de méthode ; 2o un cours
de doctrine ; 3° un cours de antique.
Chacun de ces cours a lieu une fois par semaine ; les deux premiers
peuvent être suivis simultanément; le troisième, le cours de critique,
exigeant une connaissance assez complète de la science sociale, n'est
accessible qu'aux personnes qui ont terminé les deux premiers cours.

II

Si Ton doit juger les institutions d'après leursrésultats, il faut recon-


naître que cette petite école présente tous les caractères de la fécondité.
G'est de son sein que sont sortis ces «voyageurs de la science sociale ».
qui, pendant ces dernières années, ont continué glorieusement, dans
les Ouvriers des Deux Mondes, la tradition des monographies de famille,
commencée par l'auteur des Ouvriers européens.
C'est ainsi qu'ont pu être décrits, d'après le cadre complet des mo-
nographies : l'ouvrier cordonnier de Malakoff, par M. Urbain Guérin ;
le chiffonnier de Paris, par MM. Edmond Demolins et B. Pocquet; le
serrurier forgeron de Paris, par M. le Vl° J. de Reviers de Mauny; le
monteur en bronze, par M. Joseph Bith; le brigadier de la garde répu-
blicaine, par M. Joseph Paviez ; le paysan-propriétaire des marais de la
Sèvre, par M. E. Demolins ; le pêcheur des Martigues, par M. F. Escard;
le paysan des Landes, par M. Urbain Guérin; le métayer de la Gascogne,
par M. le baron d'Artigues ; le paysan de Schwitz, par MM. Urbain
Guérin et le vicomte J. de Reviers de Mauny; le paludier du bourg de
Batz, par M. A. Delaire; le paysan pasteur du Valais (Suisse), par
M. Edmond Demolins.
Enfin, au moment où nous écrivons ces lignes, plusieurs de nos
amis sont en voyage d'observation : M. Urbain Guérin au val d'Andorre
et en Catalogne; M. Fougerousse (t), à Kiel, dans le Schleswig-Hols-
tein; M. Geoffroy, dans le Sud algérien; M. le baron d'Artigues dans

(4) Nous recevons une lettre de M. Fougerousse qui nous fait espérer les plus heu-
reux résultats.
L'ENSEIGNEMENT DE LA SCIENCE SOCIALE 437
Je centre de la France, où il doit étudier une famille de métayers vi-
vant sous le régime de la communauté (1).
Nous pourrions mentionner encore plusieurs monographies de so-
ciétés dues également à l'enseignement de notre Ecole : La constitution
d'Unterwald, par M. A. Béchaux ; Les constitutions de Schwitz et d'Uri,
par M. M. Urbain Guérin et le vicomte J. de Reviers de Mauny; La
constitution de l'île d'Boedic, par M. P. Escard; La constitution du Va-
lais,par M. Edmond Demolins; La constitution de la Nouvelle-Zélande,
par M. P. de Rousiers, etc.
On le voit, si, jusqu'ici, VEcole des voyages n'a pas fait parler
d'elle, ce n'est pas à cause de son inaction, mais uniquement pour se
conformer à la tradition de toutes les grandes institutions qui forcent
le respect et l'attention publique, non par des programmes brillants,
trop souvent signe d'impuissance, mais par des résultats féconds.
III
Ces résultatssont dus aux observations nombreuses et aux voyages
méthodiques, entrepris par les membres de l'Ecole.
« Les voyages, dit Le Play, sont à la science des sociétés ce que
l'analyse chimique est à la science des minéraux, ce que l'herborisation
est à la science des plantes, en termes plus généraux ce que l'observa-
tion des faits est à toutes les sciences de la nature. Les classes diri-
geantes des grandes races complètent par des voyages d'études l'éduca-
tion de leurs enfants et elles les dressent ainsi à remplir les devoirs de
leur condition. Sur ce point comme sur beaucoup d'autres, les Fran-
çais ont perdu leur tradition nationale; et c'est une.des causes de leur
décadence actuelle (2). »
Nous trouvons, sous une forme bien dure pour notre honneur na-
tional, la confirmation de cette opinion, dans un des derniers numéros
d'un journal espagnol, La Epoca : « Le peuple français, dit-il, par son
ignorance des pays étrangers, a mérité le titre de « Chinois de l'Occi-
dent. »
L'utilité des voyages d'études a été signalée par les esprits les plus
éminents. Ainsi, par exemple, à une époque où la vie intellectuelle et
morale était profondément troublée chez les Athéniens, Platon leur
recommandait d'aller, « par terre et par mer, » chercher la vertu chez
« les hommes divins » de tous les pays.

(1) Nous ne saurions trop engager nos lecteurs à recevoir régulièrement les fasci-
cules des Ouvriers des Deux Mondes, qui reproduisent ces monographies et qui for-
ment, avec les Ouvriers européens, la base scientifique des doctrines de notre école.
11 paraît, en moyenne, quatre fascicules par an. Pris de chaque fascicule 4 fr.
pour
les personnes qui s'abonnent à la collection. Un fascicule isolé 1 fr. 50.
(2) La méthode sociale. Avertissement, p. v.
438 LA RÉFORME SOCIALE

Montaigne considérait les voyages comme nécessaires à l'éducation


d'une noblesse digne de ce nom ; mais il reprochait à celle que les
derniers Valois avaient corrompue d'appliquer ce moyen de perfec-
tionnement à des observations futiles (I).
Après la perturbation introduite par deux révolutions dans les
moeurs et les idées de l'Angleterre, Locke signalait l'étude d'une langue
étrangère et la conversation des hommes qui la parlent, comme un
moyen de ramener les jeunes gens à la sagesse et à la prudence ((2).
En 1787, Thomas Jeiïerson reproduisait le même conseil et décrivait
comment il faut aller « dénicher les habitants dans leurs chaumières,
regarder dans leur pot-au-feu, manger leur pain, se coucher sur leur
lit, sous prétexte de se reposer, mais en réalité pour s'assurer s'il est
doux (3). »
Après avoir cité ces témoignages pour montrer l'utilité des voyages
accomplis méthodiquement, Le Play ajoute : « C'est en faisant moi-
même de longs voyages pendant trente-cinq années avec une méthode
sûre que j'ai trouvé le complément nécessaire aux leçons de mes maî-
tres. Enfin, ce sont les convictions énergiques acquises à la vue de
tant d'hommes et de lieux qui me donnent aujourd'hui la force dont
j'ai besoin pour enseigner, à mon tour, au milieu des aberrations con-
temporaines, les lois de la Paix sociale, symptôme éternel du bon-
heur (4). »
On voit maintenant pourquoi Le Play voulut donner à cet ensei-
gnement le nom à'Ecole des voyages, afin de mieux accentuer le ca-
ractère de sa méthode.
Mais on doit comprendre, sans qu'il soit nécessaire d'insister, que
les voyages d'études, dont quelques-uns ont lieu dans des pays éloignés,
ne peuvent s'accomplir sans des dépenses assez fortes. Jusqu'ici, des
donations généreuses et spontanées nous ont permis de faciliter ces
voyages aux jeunes gens. Mais aujourd'hui, en présence du développe-
ment de l'Ecole et de son succès même, on a pensé qu'il était nécessaire
d'imprimer à ces donations le caractère d'une institution permanente
et régulière, à l'exemple de ce qui existe déjà pour le développement
des sciences, de l'industrie ou du commerce.
C'est dans ce but qu'a été décidée la création d'une Société des
voyages pour l'encouragement aux études sociales.
Les membres de cette société seront, en quelque sorte, des patrons-
fondateurs de l'Ecole des voyages. Ils rempliront un des rôles les plus

Ki) Essais, I, 2S.


Ci) De l'éducation des enfant,?,. Paris, Didot, 1821, in-S.
(o) Lettre à La Fayette.
(4) Les Ouvriers européens, t. [er, U méthode d'observation, ch.
xvn, p. S99-6ÛÛ.
L'ENSEIGNEMENT DE LA SCIENCE SOCIALE 439
élevés et les plus utiles des classes dirigeantes, qui consiste à couvrir
de leur patronage les institutions de bien public. C'est assurément un
glorieux privilège des hommes qui possèdent la richesse, et qui occu-
pent dans la société une situation éminente, d'encourager dans de
pareilles études une jeunesse studieuse. Par là, ils attachent leur nom
à un patronage fécond et concourent à préparer à la patrie un avenir
de grandeur et de prospérité.
Les Français sont trop portés à tout attendre de l'Etat ; ils ne savent
plus, comme les Anglais, les Américains et tous les peuples libres, se
suffire à eux-mêmes et créer par leur seule initiative des institutions
de bien public.
Nous le disons donc à nos amis, c'est à eux qu'il appartient de
prendre sous leur patronage une école, qui est déjà une réalité vivante,
qui a donné des résultats importants, et qui peut, grâce à eux,
grandir encore et donner des résultats plus considérables.
On fera connaître ultérieurement l'organisation et le fonctionnement
de la Société des voyages (1 ).
Disons seulement qu'à la fin de chaque année, l'Ecole attribue des
bourses de voyage aux élèves les plus dignes,
avec mission d'entre-
prendre, pendant les vacances, des monographies de famille et des
enquêtes en France et à l'étranger. Cinq bourses de voyage, de 500 francs
chacune, sont actuellement constituées et nous ne doutons pas que
d'autres donations ne viennent augmenter ce premier fonds.

IV

On a vu plus-haut que Le Play avait conçu l'enseignement delà


science sociale comme un ensemble tellement complet qu'il devrait
constituer un jour l'Université sociale.
En effet, toute introduction de la méthode scientifique dans une des
branches des connaissances humaines a amené une époque nouvelle
dans l'histoire des Universités ; ainsi, au moyen âge, la méthode scien-
tifique de déduction, observée dans l'esprit humain par Aristote, et
appliquée aux idées fournies par la Révélation chrétienne, a créé le
fameux mouvement universitaire de cette époque ; dans les temps
modernes, la méthode d'observation introduite par Bacon dans l'étude
de la nature physique, a bouleversé l'enseignement du moyen âge et
porté toute l'activité universitaire vers les sciences naturelles ; à une
époque plus rapprochée de nous, l'introduction de la critique histo-
rique et linguistique, créée aux dix-septième et dix-huitième siècles par
les Bénédictins et les Bollandistes, a donné une vie nouvelle aux uni-

(1) Ceux de nos amis qui seraient disposés à faire partie de la Société des voyagei
sont priés d'envoyer leurs noms aux bureaux de la Bévue.
440 LA REFORME SOCIALE

versités anglaises et allemandes ; enfin, aujourd'hui, l'observation


méthodique des faits sociaux commencée par le Play, ouvre la série
des sciences, qui ont pour objet Faction humaine, laforce la plus prodi-
gieuse du globe, celle à laquelle la création terrestre doit son inces-
sante transformation : une nouvelle époque universitaire est donc
ouverte.
Ce qui constitue essentiellement une université,ce qui en est le prin-
cipe informant et l'âme organisatrice et vivifiante, c'est précisément
l'introduction d'une méthode. Un ensemble de cours qui ne se groupe
pas autour d'une idée maîtresse de méthode, n'a jamais formé une
véritable université.
Tous ceux qui ont embrassé l'ensemble des travaux de Le Play ont pu
se convaincre qu'ils ont pour conséquence de renouveler le point
de vue des différentes sciences. Ces dernières ne seront complètes que
le jour où elles tiendront compte de l'influence exercée sur l'homme,
sur la famille, sur la société. Ce jour-là, elles jetteront véritablement
des lumières nouvelles.
La géographie,par exemple, ne se bornera plus à nous décrire l'état
du sol; elle nous montrera comment et pourquoi l'habitant de la steppe
s'adonne, nécessairement, à la vie pastorale et nomade et pourquoi il se
constitue, non moins nécessairement, en familles patriarcales. Elle nous
dira pourquoi les pêcheurs côtiers s'organisent en familles souches,
tandis que les sauvages, habitants des sols forestiers, ne parviennent à
fonder que des familles instables. Elle nous signalera l'influence dif-
férente qu'exercent sur les idées, les moeurs, les institutions, l'organi-
sation du travail, les sols montagneux ou les sols de plaines, les pays
traversés par des cours d'eau navigables ou les pays dépourvus de ce
moyen naturel de transport, les villes ou les campagnes. En un mot,
elle signalera l'importance sociale du relief du sol, et montrera, qu'à
la seule inspection des lieux, on peut déterminer les conditions du
travail, et, comme conséquence, l'organisation générale de la famille.
Ce jour-là la géographie sera devenue autre chose qu'une sèche no-
menclature de lieux, elle sera une science véritablement humaine.
On pourrait en dire autant de la géologie, de la météorologie, de
la botanique, de la zoologie, de l'ethnographie, et des diverses sciences
industrielle, commerciale, politique, administrative, législative, his-
torique, économique, etc.
Les populations, en effet, se modifient d'après des lois régulières, sui-
vant qu'elles habitent un sol livré à la culture ou un sol livré aux
exploitations minières, des pays froids ou des pays chauds, au milieu
d'une végétation luxuriante ou sur un terrain stérile, suivant qu'elles
ont à leur disposition telles ou telles espèces animales,suivant qu'elles
sont adonnées à l'industrie ou au commerce, etc.
L'ENSEIGNEMENT DE LA SCIENCE SOCIALE 441
La science politique et administrative tiendra plus de compte des
constitutions naturelles que des constitutions votées; elle enseignera
que l'on ne modifie pas un peuple suivant la volonté ou le caprice des
gouvernants.
La science législative accordera à la coutume, oeuvre du temps, des
moeurs, des besoins réels et de tout le monde, l'influence qu'elle
accorde trop exclusivement aujourd'hui à la loi écrite; elle apprendra
qu'au-dessus des lois faites par les hommes, il y a les lois créées par
les faits, par le milieu social, lois bien plus impérieuses, bien plus
réelles et que l'on ne viole jamais impunément. Elle fera dériver les
prescriptions du Code, non plus do certains principes abstraits, mais
de l'histoire positive et des moeurs du pays.
L'histoire sera également transformée. Les batailles, les révolutions
de palais, les détails de la vie du souverain, tous ces mille petits faits
accidentels et factices qui encombrent les histoires et en altèrent la
vérité, passeront au second plan. On verra apparaître au premier les
faitsde la vie privée, de l'organisation sociables moeurs,les coutumes,
et les institutions fondamentales des sociétés humaines, qui forment
la constitution essentielle de Vhumanité. L'histoire deviendra alors un
grand enseignement et mettra en lumière le magnifique enchaînement
des affaires humaines.
L'économie politique, enfin, cessera de procéder par déduction et re-
noncera aux abstractions dans lesquelles elle se complaît. Au lieu d'é-
tudier-la richesse, le travail, la valeur, la production la consomma-
tion, l'échange, etc., qui sont des termes vagues et généraux, elle por-
tera ses investigations sur des êtres bien définis et bien vivants ; elle les
étudiera, non plus théoriquement, mais réellement, en tenant compte
du milieu clans lequel ils vivent, du sol, du climat, des moeurs, des
coutumes, des institutions.
Telle est, en résumé, l'influence qu'exercera la science sociale sur
toutes les autres sciences et qui justifiera un jour la création entrevue
par notre Maître d'une « Université sociale. >>

Ainsi envisagée, cette science dont le génie puissant de Le Play a


posé les fondements et établi les premières classifications, prend une
ampleur majestueuse; elle devient véritablement la reine et le centre
des sciences, parce qu'elle a pour objet principal l'homme qui est le
roi et le centre de la création.

Mais arrivé à ce point, j'entends poser une objection.


« A quoi bon, dira-t-on peut-être, se livrer à des études aussi longues
et aussi difficiles ; le moment est-il bien choisi? Toutes les institutions
fondamentales sont ébranlées; il faut courir au plus pressé ; or,le plus
442 LA RÉFORME SOCIALE

pressé est de propager les vérités acquises par les observations anté-
rieures, d'agir sur l'opinion pour lui faire accepter les réformes
sociales. »
Assurément, répondrons-nous, rien n'est plus louable que de faire
delà propagande et de la diffusion ; c'est précisément dans ce but que
nos Unions, que cette Revue elle-même ont été fondées.

Mais s'il est utile de faire de la propagande, il est encore plus
indispensable de savoir ce que l'on veut propager et pourquoi on le
propage. « Ils ne savent pas ce qu'ils veulent, mais ils le veulent éner-
giquement, » a-t-on dit de certains hommes. Eh bien I je n'hésite pas
à le dire, si nous laissions éteindre parmi nous la tradition scientifique
et les études sociales, nous ne tarderions pas à mériter le même
reproche, à être réduits à la même impuissance.
Nous pourrions bien continuer à crier sur les toits que nous voulons
des réformes, mais on nous fermerait bientôt la bouche : nous serions
incapables de répondre à la première objection. Il ne suffirait pas de
dire à nos adversaires : « Il existe des ouvrages très remarquables où
sont exposées, avec preuves à l'appui, toutes ces réformes que nous
demandons... sans les connaître. Allez les étudier et vous serez con-
vaincus. »
Commençons par les étudier nous-mêmes, répondrons-nous. Lors-
qu'on a la prétention, assez peu justifiée d'ailleurs à l'heure actuelle,
d'être une classe dirigeante, il faut d'abord se mettre en état de diriger.
Et quand une classe a perdu la direction d'une société, par sa faute,
car cela n'arrive jamais autrement, la première chose à faire c'est de
reconnaître humblement que l'on s'est trompé ; la seconde chose, c'est
d'aller s'instruire auprès des peuples qui ont su conserver la stabilité
et la paix sociale.
Voilà pourquoi nous travaillons à constituer, au centre de l'Ecole
de la Paix sociale, un groupe de savants, ayant étudié méthodique-
ment, capables de défendre par eux-mêmes les vérités déjà démontrées
et d'agrandir, au besoin, le cadre actuel de la science sociale.
Assurément, tous nos amis n'ont pas le loisir de se livrer à de
pareilles études, mais tous sont appelés à en bénéficier : ils puise-
ront dans les travaux de l'Ecole une connaissance plus complète et
plus raisonnée de la science sociale ; en outre, lorsqu'ils sauront que
derrière eux se trouvent des hommes capables de démontrer scienti-
fiquement toutes les doctrines qu'ils propagent, ils acquerront cette
confiance, qui constitue déjà la moitié du succès.
Enfin, ceux qui pourraient faire l'objection à laquelle je viens de
répondre sembleraient ignorer que notre Ecole est avant tout une école
scientifique, qu'avant d'avoir une doctrine, nous avons une méthode,
que notre rôle ne se borne pas à remédier aux maux actuels de la
L'ENSEIGNEMENT DE LA SCIENCE SOCIALE 443
société française, mais que Le Play a jeté les bases d'une science nou-
velle, aussi rigoureuse que toutes les autres sciences d'observation,
aussi vraie sous le pôle que sous l'équateur, aujourd'hui qu'hier ou
que demain. Or, il n'y a qu'un moyen de posséder une science, c'est
de l'étudier et de la pratiquer.

VI

Nous croyons en avoir dit assez pour démontrer l'utilité de l'ensei-


gnement de la science sociale et de VEcole des voyages. Cette institu-
tion est la plus capable de ramener les classes riches et lettrées à la
connaissance des devoirs éternels qui leur incombent, si elles veulent
conserver la direction de la société. C'est une véritable école de gou-
vernement social.
Cet enseignement doit fournir, en effet, le complément naturel et
nécessaire de toute éducation libérale. En apparence, il n'ouvre aux
élèves aucune carrière particulière ; en réalité, il les ouvre toutes,
puisqu'il forme, par excellence, des hommes pratiques, préparés à la
gestion des affaires privées et des affaires publiques, ayant acquis
de bonne heure et par l'observation cette expérience que tant d'hom-
mes n'acquièrent que très tard et au détriment de leur intérêt per-
sonnel ou de l'intérêt public.
On se plaint souvent que les Français ignorent ce qui se passe à
l'étranger, qu'ils ne voyagent pas, qu'il ne colonisent pas, qu'ils per-
dent enfin l'influence qu'ils exerçaient autrefois sur les autres peuples.
L'Ecole des voyages contribuera à leur rendre ces habitudes et cette
influence.
Elle est, en outre, d'une utilité pratique évidente pour les jeunes
gens qui se destinent au commerce, àl'industrie, à l'agriculture,ou aux
professions libérales, car elle les initie aux pratiques des autres peu-
ples ; par les voyages, elle les met en contact avec les représentants, à
l'étranger, de ces diverses professions, leur fait connaître leurs pro-
cédés et leurs méthodes et leur crée des relations personnelles dont ils
apprécierontbientôt l'importance.
Au moment, ou, par suite des circonstances, beaucoup de jeunes
gens se voient fermer les carrières administratives, ils ne sauraient
mieux faire que de venir s'instruire de cette « science du monde » qui
peut leur ouvrir plus de carrières que le gouvernement ne sau-
rait leur en fermer. Ils apprendront à imiter Texemple de cette jeu-
nesse anglaise et américaine qui sait se créer des situations par ses
seules forces et sans le concours de l'Etat ; ils apprendront à être
véritablement indépendants du pouvoir,ce qui est une condition essen-
tielle pour être une classe dirigeante,
444 LA RÉFORME SOCIALE

" En terminant, nous nous adressons particulièrement aux pères de


famille. C'est à eux de diriger leurs fils vers un enseignement dont
ceux-ci sentiront chaque jour l'heureuse influence, qui les initiera à la
connaissance des hommes et des choses, en fera véritablement des
hommes de gouvernement, et leur ouvrira la grande carrière de la
vie (4).
EDMOND DEMOLINS.

(1) Les cours de science sociale ouvriront le mercredi 21 novembre. On peut se


faire inscrire, pour y assister, aux bureaux de la Revue, où l'on trouvera les renseigne-
ments nécessaires.

Nous publions plus loin le programme du cours de méthode des


voyages (1re partie), qui doit s'ouvrir le 21 novembre, et le Question-
naire de M. Claudio Jannet, pour l'Enquête sur l'état des familles.

Nous rappelons aux membres des Unions la décision prise par l'As-
semblée générale annuelle et, d'après laquelle, ils sont invités à pré-
senter ou moins un nouveau membre, dans l'année de leur admission.
Ceux qui n'ont pas encore rempli cette obligation morale voudront
bien s'y conformer, avant la fin de ]a présente année, et tous sont, en
outre, invités à coopérer au recrutement dans la plus large mesure
possible.
LES ANCIENNES CORPORATIONS DE MÉTIERS

EN LIMOUSIN

II. — PÉRIODE DE RÉGLEMENTATION


Dans un premier article (1). nous avons établi qu'on ne trouvait àLi-
moges, jusqu'au quatorzième siècle, aucune réglementation écrite des
rapports entre patrons et ouvriers. Nous allons voir, dans celui-ci, une
transformation complète s'opérer, à ce point de vue, dans l'organisa-
tion industrielle.
I

Du milieu du quatorzième au commencement du quinzième siècle,


l'organisation et le caractère même de la corporation se modifient
profondément à Limoges. Sous quelle influence a lieu ce changement?
Est-il dû à l'action des ordonnances du roi Jean et de ses successeurs
et, en particulier, aux idées et auxmesures qui présidèrent àlareconsti-
tutiondes communautés de Paris, abolies avec les maîtrises, le 27 jan-
vier 1382 après de graves désordres—le mouvement desMaillotins?—
S'opère-t-il par une évolution lente ou par une soudaine transforma-
tion? Il nous est impossible de le dire. Nous ne possédons pas un règle-
ment de métier à date certaine antérieur à 1395. Or, à cette date, la
métamorphose n'est pas accomplie encore à ce qu'il semble; mais elle
l'est dix ans plus tard.
La commune du Château de Limoges avait été, après Brétigny, remise
par Edouard III d'Angleterre en possession de ses anciennes libertés
dont elle était restée privée près de cent ans. Les bourgeois se don-
nèrent à la France, en 1371, mais seulemeut après avoir obtenu de
Charles V l'engagement formel qu'il maintiendrait leurs privilèges. De
1365 à 154-4, les magistrats municipaux furent les véritables seigneurs de
la ville, plusieurs ordonnances concernant les métiers ont été rendues
par eux entre 1395 et 1530. — Une seule est antérieure à la première
de ces dates, mais pas de beaucoup à ce qu'il semble. — Ces règle-
ments méritent d'être étudiés de près.
La qualification d'ordonnances —ordennamsas—que leur appliquent
nos registres consulaires, pourrait, prise au sens moderne, tromper
sur la nature de ces statuts. Sans doute, c'est en vertu de leur autorité
sur les métiers que les consuls les édicteut; mais ils ne les arrêtent pas
d'une façon arbitraire. S'ils formulent des règlements, c'est pour rap-
peler la coutume oubliée, les « formes et modes » que détermine la
tradition et que les artisans laissent tomber en désuétude « au grand
(1) Voir la livraison précédente.
446 LA RÉFORME SOCIALE

préjudice du public » (1). L'oeuvre des magistrats municipaux ne


diffère guère de celle accomplie par le prévôt des marchands sous
saint Louis.
Le rôle des chefs de la commune se borne donc à promulguer à nou-
veau les anciens statuts, quelquefois sur la demande des membres de
la corporation qui les affirment et les font rédiger par des notaires.
Ainsi les ordonnances des chaussetiers de laine (2) sont édictées en \ 397
« par la volonté » des bailes et gens du métier. Mais il n'y a pas, aux
quatorzième et quinzième siècles, comme on pourrait l'imaginer et
comme nous l'avions cru d'abord, une revision et une publication gé-
nérale des règlements corporatifs. Une partie de ces statuts reste à
l'état de coutume non écrite, et chaque métier semble avoir gardé la
liberté ou de demeurer soumis aux simples usages traditionnels, ou
d'accepter une charte visée par le Consulat. On trouve encore au sei-
zième siècle, à Limoges et dans d'autres villes de la province, plusieurs
corps professionnels sans statuts et sans organisation syndicale offi-
ciellement reconnue, sans jurande comme on disait autrefois, et qui
sollicitent de l'autorité royale la faveur d'une reconnaissance légale et
d'une autorisation, c'est-à-dire à ce moment la consécration du mo-
nopole et des privilèges de la maîtrise.
Les traits principaux de la réglementation promulguée par le Con-
sulat peuvent aisément être notés. La ville a grandi; son industrie s'est
développée. Les pouvoirs des syndics et bailes des métiers que nous
trouvons à peine mentionnés avant \ 350, sont mieux définis et vrai-
semblablement se sont accrus. Les consuls ont délégué aux chefs élus
des corps de métiers jouissant d'une organisation régulière une partie
de leurs propres droits en matière de police industrielle et commer-
ciale, mais ils n'ont pas renoncé à leur prérogative et ils l'affirment
dans certaines occasions importantes. Ainsi les syndics ne peuvent
dans des cas déterminés saisir et confisquer, rompre ou brûler les mar-
chandises mal fabriquées qu'avec l'assistance d'un officier des con-
suls; ces derniers interviennent eux-mêmes dans quelques cas aux
différends qui surgissent entre les syndics et les membres de la cor-
poration ou les marchands forains, et jouent alors le rôle déjuges d'ap-

(1) Cum debeamus... insudare labore sollicita ut minisleria quibus habitalorcs injuris-
diclione nostra uluntur sub ordinations reganlur et gubernentur... invesligantes quoniam
,
predeccssores noslri... ut ipsi habilatores et incole opérantes, quilibet inarte sua, sub ordi-
nacione opéra faecrent limilata... lice t. relroaclis temporibus quibus operariiin artc pin~
tcrie subcertis formis et nwdis opus suum in aile predicla volèrent operari; nunc vero
in artc predicta quilibet. operatur prolibilo volunlutis, quod cadil in totius reipublicc
prainiicium (Préambule des ordonnances
(2) l'csem ordenenssa de Jas chaussas et mitas de lana per voluntat deits bayles e g<m
deud meslier (Reg. Cons. fol. 59.)
LES ANCIENNES CORPORATIONS DE MÉTIERS 447
pel. Ils donnent enfin une sorte d'investiture aux bailes élus et leur
remettent la marque dont l'apposition constate la qualité irréprocha-
ble du produit.
Les statuts de cette période multiplient les mesures et les précau-
tions qui ont pour but d'assurer la bonne fabrication, l'emploi de ma-
tières irréprochables, la mise en vente des marchandises dans les
conditions les plus propres à prévenir la fraude. Il y a, à cela, un dou-
ble intérêt : celui du consommateur d'abord, puis celui de l'industrie
locale dont il faut maintenir l'excellente renommée.
La surveillance s'exerce d'une façon si rigoureuse que les syndics
de certains métiers, ceux des orfèvres, par exemple, ont le droit de
faire, dans tous les ateliers, des visites de jour et de nuit('l).
Les règlements minutieux et étroits des métiers ont pour résultat de
renfermer chaque profession dans un cercle infranchissable et de pros-
crire tous procédés inusités: toutefois une certaine latitude est laissée
à la fabrication. Ainsi les selliers ont la faculté de se conformer aux
« modes nouvelles » et de travailler à leur fantaisie et à celle de leurs
clients, à la condition qu'ils n'emploient que de bonnes matières,
préparées conformément aux usages (2).
On ne voit nulle part, dans les statuts du quatorzième siècle, que les
maîtres forment dans le corps de métier une catégorie absolument
distincte, qu'ils jouissent de privilèges particuliers et que leur nom-
bre soit limité. Le mot même de maître, chose bien remarquable!
n'est prononcé dans aucun de ces règlements. Ceux des argentiers
(1395) et ceux des pintiers (anciens statuts rappelés
en \ 395) se servent,
pour désigner les personnes appartenant au groupe professionnel, d'ex-
pressions générales et qui semblent s'appliquer aux ouvriers comme
aux patrons: ce sont les « hommes du métier, »—« aucuns du métier»
— les «orfèvres, argentiers et artistes ou ouvriers du métier,» ceux
« qui sont et pourront venir pour exercer ledit métier ,» « les habitants
du château qui vivent de l'industrie de la pinterie (3). » Une mention
de \ 397 relative aux chaussetiers de laine ne désigne que les « bailes
et gens » du métier.
La maîtrise pourtant semble exister à cette époque, et le petit nom-
bre d'argentiers et de pintiers nommés à ces deux ordonnances prouve

(1) E que li bailes puissan e decjan e lor sia leyut e pennes visilar de noch c de jour
los dauradiers, argentiers, e obricrs deudich meslicr, f. S6 vecto.
(2) Per nouvelas yuisas que venent de jorn en jorn que li mcslre pueyssant obrar
segon las devisas que voudrait am lou coyran que y sira ncccssari, mas que lai coyran
sio de Iroya ho de courdouan, de vacha o de vwlou, etc. {ibid), fol. 94.
(3) Cn home du meslicr... alcus deud,meslicr.,. los dauradiers, argentiers et artificos
deudmestier... toz aqueus qui i son et poiran venir per obrar lodich meslicr... quos-
eunque habitatores caslri viventts de arte predicta, ect.
448 M KÉFORME SOCIALE
bien que les patrons seuls figurent à l'acte ; il est du reste impossi-
ble que l'état de choses que révèle, dix ans après, l'ordonnance des
selliers se soit établi dans un laps de temps aussi court. Néanmoins il
paraît évident que le titre de maître n'a pas encore l'importance que
nous allons lui voir attribuer.
II
Le quinzième siècle nous montre la corporation limousine transfor-
mée : dans les statuts des selliers (1404) ellenous apparaîtsous un jour
tout différent de celui sous lequel nous avons pu jusqu'ici l'observer.
Le titre de maître est mentionné dans cette ordonnance, et il y a toute
la valeur qui va lui être attribuée désormais. Ce titre ne s'acquiert
qu'après que l'ouvrier a justifié d'un apprentissage d'une durée déter-
minée — six ans pour les selliers, — qu'il a exécuté son chef-d'oeuvre
et qu'il a payé les droits d'entrée fixés par les statuts et applicables
d'ordinaire aux dépenses de la confrérie. Dans d'autres corporations,
indépendamment de l'acquit de ce droit, le récipiendaire doit faire
les frais d'un dîner auquel il convie les bailes (tanneurs et cordon-
niers, 1488). Ceux-ci donnent, ce jour-là, lecture au nouveau maître
de tous les règlements concernant le métier et le conduisent devant
les consuls, pour qu'il prête le serment d'observer les statuts de la
corporation.
Déjà tout fils de maître jouit de privilèges considérables: la durée
de son apprentissage est réduite; les frais sont diminués. Il semble
que pour lui la réception ne soit qu'une simple formalité, car l'inter-
diction formelle d'ouvrir un atelier sans avoir le titre de maître ne
s'étend pas à lui :
« Que nul désormais, est-il dit à l'ordonnance de 1404, ne fasse ou-
vrage appartenant au métier de sellier s'il n'est maître, à moins
toutefois qu'il soit fils de maître ; et s'il se trouve des ouvriers
contrevenant à cette interdiction, que les bailes, après avoir appelé
pour les assister un sergent des seigneurs (consuls), puissent saisir
l'ouvrage. »
Voilà donc le monopole des corporations, ou pour mieux dire le
monopole des patrons,établi et consacré à Limoges tout au moins dans
certains métiers; car il semble peu probable que, dans toutes les cor-
porations, les coutumes se soient simultanément modifiées. Nous
sommes loin du temps où toute personne habitant le Château, bour-
geois ou étranger, pouvait se livrer à l'industrie de son choix. Il faut
être reçu maître pour ouvrir boutique, pour vendre sa marchandise,
et la confiscation et l'amende, en attendant des peines plus sévères
encore, sont déjà prononcées contre le délinquant.
Il est donc constant, qu'au moins dans certaines corporations, les
LES ANCIENNES CORPORATIONS DE MÉTIERS 449
patrons ont, dès 1404, éliminé les ouvriers de l'association ; il est cons-
tant que, dès cette époque, on trouve le cercle du corps de métier rétréci
et que cet état de choses s'est assez rapidement généralisé. A la faveur
de quels événements les maîtres se sont-ils approprié tous les avanta-
ges qu'avait pu jadis offrir à ses membres l'ancienne corporation en y
ajoutant des privilèges nouveaux, presque tous obtenus au détriment
des membres exclus du corps, c'est-à-dire des ouvriers? Doit-on attri-
buer, au moins en partie, cette usurpation aux mesures fiscales provo-
quées par les embarras du trésor pendant la guerre de Cent ans (1) ?
Les maîtres possédaient déjà certains privilèges; à prix d'argent, en
récompense de contributions extraordinaires, d'importants sacrifices,
s'en firent-ils attribuer de nouveaux par les rois ou leurs officiers?
Toujours est-il qu'ils arrivèrent peu à peu à former au sein du
groupe professionnel une aristocratie dont l'influence resta sans contre-
poids et qu'il ne leur fut pas difficile alors d'évincer les ouvriers aux-
quels l'organisation corporative ne donnait plus ni avantage ni garantie
et qui ne jouaient plus aucun rôle dans le gouvernement du groupe.
— De plus larges recherches, entreprises dans les autres provinces
de la France, montreront si les choses se sont passées comme nous
venons de l'indiquer. Nous avons en vain demandé quelques rensei-
gnements sur cette grande révolution sociale aux livres des historiens
les plus justement célèbres.
Au seizième siècle, le monopole corporatif se fortifie avec l'appui de
la royauté: la réglementation des métiers devient plus sévère, plus
minutieuse; le privilège se rétrécit; l'accès de la maîtrise est de plus
en plus difficile. Bientôt le nombre des membres de la corporation
sera irrévocablement fixé; il ne sera créé de places [supplémentaires
que par des ordonnances royales: libéralités de favoritisme ou expé-
dients de fiscalité.
Les vieilles coutumes de la corporation sont encore respectées, dans
une certaine mesure, par les autorités locales ; mais les groupes pro-
fessionnels s'empressent de solliciter directement de la royauté cer-
tains privilèges qu'en général les maîtres, dont ils confirment le.s usur-
pations, n'hésitent pas à payer fort cher. En 1544, du reste; la police
des métiers échappe, à Limoges, aux magistrats municipaux. L'arrêt
du parlement de Bordeaux (5 sept.) qui reconnaît et proclame les droits
des vicomtes, depuis deux cents ans méconnus par les bourgeois,
attribue aux officiers de ces seigneurs la réception des maîtres et jurés
des corps de métiers. Ceux-ci, y est-il dit, « exerceront les dits métiers

(1) Peut-être l'ordonnance de 1382, qui supprima à Paris les communautés et les
maîtrises, fut-elle dans une certaine mesure étendue à la province et eut-elle pour
conséquence ultérieure une transformation de la corporation, lorsqu'elle se réorganisa.
Liv. ix 30
450 LA RÉFORME SOCIALE

» soubz l'autorité du viconte ou ses officiers, auquel appartiendra la cor-


» rection des faultes et abbus, s'aucun en y a. » Les consuls ne pour-
ront « entreprandre court, jurisdiction ne congnoissance sur les var-
» lets, chamberieres, nourrices, faire arrêter marchandises, ou, pour
» raisons d'iceulx faire aucun acte ou exercice de justice... Pourront
» adviser sur le faict de la police des mestiers avec
les officiers dudit
«viconte ;mais ne pourront faire statuz concernant lesd. mestiers (1). »
Au surplus, le monopole s'était déjà affermi à Limoges. Dès 1535 nul
ne pouvait être maître boucher, s'il n'était « natif de la ville et fils de
» maître né en loyal mariage » (2).
Bientôt de nouvelles corporations s'établirent, celle notamment des
fourbisseurs (157-;) et celle des fondeurs (1593) (3), toutes deuxinsli-
tuées par lettres royales, sur la demande des intéressés et sous pré-
texte de l'utilité du public. Les maîtres fourbisseurs seuls eurent le
droit de vendre des armes neuves. Quant aux fondeurs, leurs statuts
disposent que « ne pourra aucun homme d'illec estât faire aucuns
fourneaux pour fondre en l'art dudit mestier, qui ne soitreceu maître,
à la peine de dix livres et arrazement de fourneau, — et ce a cause que
la divinité, la majesté et le public en pourroienl être offensés. » — La for-
mule mérite d'être notée...
Il faut reconnaître que les nouveaux règlements s'occupaient avec
une réelle sollicitude de l'intérêt du public. Parmi les statuts des
seizième et dix-septième siècles, ceux des chirurgiens et barbiers de
Saint-Junien ('1621 et I623J, et ceux des apothicaires de la même ville
sont dignes d'une attention particulière. Le chirurgien ne sera reçu
qu'après avoir justifié de ses bonnes vie et moeurs, et passé devant un
médecin et deux des bailes de la corporation, un examen sur « l'ana-
thomie, phlebostomie, playes, ulcères, fractures, dislocations » et
autres maladies pour lesquelles on a recours aux chirurgiens. Il devra
aussi savoir préparer un médicament. Les maîtres s'assembleront tous
les dimanches, de la Toussaint à Pâques, « pour disputer sur des
choses qui seront présentées par un chacun d'eux, par manière d'exer-
cice »,'et ils fourniront chaque année, à tour de rôle, un sujet pour
servir aux études anatomiques. Les serviteurs et'apprentis ne visite-
ront pas plus de deux fois un malade sans le faire savoir à leur pa-
tron (4). Les apothicaires devront avoir fait un apprentissage de deux
ans et un séjour de sept ans au moins, y compris la durée de l'appren-
tissage,' « es bonnes villes fameuses ». Leur chef-d'oeuvrefait, ils pour-
ront lever boutique »; mais dans le mois leur officine sera visitée
(1) Registres consulaires de Limoges, en cours de publication, t. Ier, p, 384.
(-2) Ici. t. ]", p. 269.
(3) Il faut noter qu'il y avait, à Limoges, des fondeurs dès le treizième siècle.
(4) A. Leymarie et ïi. Arnoul : Le Limousin historique, t. Ier, p. 89 et suiv.

/
LES ANCIENNES CORPORATIONS DE MÉTIERS 451

par les syndics. Ceux-ci procèdent deux fois par an à une visite géné-
rale de toutes les pharmacies. Les apothicaires doivent écrire sur
chaque pot non seulement l'indication exacte de son contenu, mais
les « jour, mois et an » où aura été préparé chaque médicament ; ils
ne pourront délivrer « sublimé, arsenic et argent vif » qu'aux chirur-
giens, orfèvres et maréchaux, encore ceux-ci jureront-ils sur l'Evan-
gile « qu'ils n'en veulent pour faire mal » et inscriront-ils de leur
propre main leur demande sur le « papier journalier » (1).
Partout, nous l'avons dit, les conditions d'apprentissage deviennent
de plus en plus rigoureuses. L'apprenti ne peut quitter son maître
avant la fin de son engagement, et s'il sort de la maison où il a com-
mencé son instruction professionnelle, aucun autre patron ne doit le
recevoir. On ne voit pas qu'aucune condition particulière soit imposée
au maître, qu'il soit tenu à aucun devoir spécial vis-à-vis de l'apprenti.
Il ne peut, dans certains métiers, prendre qu'un seul apprenti; mais
n'est-ce point Jà une mesure propre à retenir le monopole dans un petit
nombre de mains ?Les maîtres, en possession du privilège, l'exploitent
à leur profit et n'ouvrent leurs rangs qu'à de rares élus. Us cherchent,
par tous les moyens, à rendre plus difficile l'accès de la maîtrise. Le
chef-d'oeuvre est de plus en plus coûteux et compliqué ; les droits
d'entrée s'élèvent à ce point que beaucoup d'artisans habiles vont
s'établir dans de petites villes et s'y font une clientèle sans solliciter
des lettres de maîtrise. Un document officiel de iQï9 mentionne un
balancier de Limoges réunissant toutes les conditions pour être maître,
mais qui n'a pas voulu se faire recevoir, à cause de la dépense, et qui
préfère travailler pour les autres balanciers (2). Un commissaire royal
l'oblige à acheter la maîtrise.
Les cahiers des diverses corporations de Limoges signalent l'éléva-
tion croissante du droit de maîtrise; pour les menuisiers il a doublé en
peu de temps ; pour les cordonniers, il a quadruplé en moins d'un
demi-siècle (3).
Ce que nous ne trouvons pas dans la corporation elle-même et dans
son organisation professionnelle, ne pourrait-on le rencontrer dans son
organisation religieuse? En d'autres termes, le lien entre patrons et
ouvriers, au lieu de résulter des institutions corporatives proprement
dites, aurait-il son origine dans la confrérie qui vit à côté de lacor-
' poration et qui est comme son annexe ou, si on le préfère, sa forme
religieuse?
Nous ne le croyons pas. Nous voyons bien, en effet, que certains

(1) Limousin historique, p. 92, 93. Ces statuts sont donnés par le parlement de
Bordeaux.
(2) Archives nationales, ZiB, n° G77.
(3) Arch. de l'hôtel de ville de Limoges, AA. 6, 7, 8, 9.
"452 T'A RÉFORME SOCIALE

droits, certaines amendes, payés par les apprentis ou les ouvriers,


sont versés dans la caisse de la confrérie; nous voyons môme que,
dans deux ou trois corporations, « l'argent de la boîte » peut être
affecté à secourir les ouvriers indigents, au même titre que les patrons,
ou les enfants de patrons tombés dans la misère. Mais tout donne à
penser que, si, au treizième siècle, l'ouvrier a participé, comme le
maître, aux cérémonies de la fête religieuse du groupe professionnel,
il n'y est plus convié dès le quinzième siècle. La confrérie de saint-
Eloi par exemple,est dite : confrérie des maîtres-selliers de Limoges (I);
l'église de la Courtine reçoit, en '1338, celle des maîtres-ceinturiers. Et
si les statuts des chirurgiens et barbiers de Saint-Juniers font un devoir
aux maîtres d'assister à la messe de la corporation le jour des saints
Gosme et Damien, ils n'y obligent nullement les ouvriers, à qui sans
aucun doute cette obligation serait étendue s'ils étaient membres de
la confrérie. Ils peuvent y venir, si bon leur semble, et pendre le
« chapeau de fleurs a
traditionnel ou l'enseigne enguirlandée devant la
porte du patron. Ils n'ont pas leur place marquée à la fête. Ils ne s'as-
seoient pas au banquet dont ils ne pourraient du reste faire les frais
à leur tour, comme c'est l'usage. Ils sont en dehors de la confrérie
corporative, comme en dehors de la corporation elle-même. Aussi
voit-on les compagnonnages d'ouvriers essayer d'avoir leurs confré-
ries spéciales; mais de tels désordres les signalent, que l'autorité
civile et l'autorité religieuse s'accordent pour les prohiber (2).
III
Ainsi,à partir du quinzième siècle, nous ne rencontrons, dans aucun
monument des institutions corporatives limousines qui nous ont été
conservés, le caractère qu'on attribue volontiers aujourd'hui à ces
institutions. Pas un article, pas un mot de leurs statuts ne nous les
montrent comme une société presque familiale, où, à côté du patron,
un peu au-dessous si l'on veut, l'ouvrier a- sa place, ses droits, ses
garanties, ses avantages particuliers. L'ouvrier, — il faut ne pas
craindre de le dire, puisque c'est la vérité — l'ouvrier, au moins dans
la période qui précède '1789, reste en dehors de la corporation. Celle-
ci n'est plus qu'un syndicat de patrons exploitant un monopole.
Cela est tellement exact que, dès le seizième siècle, en face de ces
syndicats de patrons, on trouve des syndicats d'ouvriers organisés.
Est ce autre chose en effet, ces compagnonnages (3) qui, à Paris, à
Lyon et dans quelques grandes villes, fournissent aux imprimeurs,
(1) Limousin historique, passim.
(2) La confrérie des garçons cordonniers existait pourtant peu de temps avant ia
Révolution, à Limoges; elle se tenait aux grands Carmes.
(3) Nous n'ignorons pas que les compagnonnages avaient leur côté utile et leur
LES ANCIENNES CORPORATIONS DE MÉTIERS 453
aux boulangers, aux chapeliers, des ressources pour résister aux
maîtres, font« bourse commune,» élisent des chefs,ont des assemblées,
hors des maisons des maîtres? qui, à Lyon, lancent un mot d'ordre
sur lequel tous les typographes abandonnent leur case et la page à
moitié composée? qui, à Darnelal, excluent des ateliers de tissage tout
ouvrier n'appartenant pas à l'association (I) ?
Ainsi, sous l'ancien régime, sous le régime corporatif, apparaît déjà
l'antagonisme entre patrons et ouvriers, et les institutions corpo-
ratives n'ont rien qui puisse arrêter l'éciosion de ce germe. Nous le
répétons, tous ces ouvriers sont en dehors de la corporation : ils oppo-
sent organisation à organisation et bloquent déjà la citadelle d'où les
maîtres se défendent, avec l'appui des tribunaux et des ordonnances
royales, contre les hardis assauts des uns, contre les timides revendi-
cations des autres.
Les désordres se sont assurément localisés dans un petit nombre de
grandes villes et de centres manufacturiers ; mais il ne faut pas moins
en tenir compte, et les renseignements que nous donnent, sur les
débuts de l'organisation ouvrière, opposée à l'organisation patronale,
quelques documents par malheur trop rares, doivent être recueillis et
étudiés avec le plus grand soin.
Les compagnonnages ont laissé peu de traces de leur existence en
Limousin et rien ne révèle qu'ils aient, même à Limoges, exercé une
action sensible sur les rapports entre les ouvriers et les maîtres. Les
dissentiments qui purent s'élever entre patrons et employés ne furent
à aucune époque, dans notre province, l'occasion de crises graves.
Les désordres qui se produisirent dans la rue semblent avoir toujours
eu pour cause unique la misère générale, la famine, la peste, les ap-
préhensions causées par un de ces fléaux ou bien encore les dissenti-
ments religieux.
Mais si.dans notre pays,la bonne intelligence s'est maintenuejusqu'à
la fin de l'ancien régime entre patrons et ouvriers, il ne nous est pas
possible d'en rapporter le mérite à l'organisation corporative qui,
tutélaire peut-être à l'origine et avantageuse pour tous, avait depuis
longtemps dévié et était devenue dès le quinzième siècle, on l'a vu
dans les pages précédentes, un abus, un monopole et une tyrannie. A
cet égard, nous n'avons pas,des maîtrises et jurandes, une opinion plus

raison d'être; qu'ils rendaient notamment de très grands services aux ouvriers étran-
gers à la localité et qu'ils avaient été institués à l'origine pour que les artisans
éloignés du foyer retrouvassent partout l'image de la famille et les bienfaits de cor-
poration primitive; mais comme la corporation elle-même ils s'étaient écartés de
leur but originel.
(1) Ouïr. Lacroix: Histoire des corporations de Rouen, p. 1o; Levasseur, Histoire des
classes ouvrières en France, t. II, p. 89 et ss.
454 LA RÉFORME SOCIALE

favorable que celle exprimée par Turgot au préambule du fameux


éditde suppression, édit qui, ou ne le sait pas assez, ne reçut pas son
exécution en Limousin : le parlement de Bordeaux ayant refusé de
l'enregistrer (1). Aussi, bien que certains usages fussent tombés en
désuétude depuis longtemps, la vieille organisation corporative était-
elle dans toutes nos contrées restée debout quand la révolution éclata.
Plusieurs communautés en demandèrent la suppression dans leurs
cahiers : les cabaretiers de Limoges notamment, réclamèrent l'abro-
gation des jurandes, «les seules maîtrises de chirurgiens, apothicaires
et collèges de médecine conservés (2). »
Il faut donc chercher ailleurs que dans les institutions corporatives,
depuis longtemps sorties de la voie traditionnelle, et en complète oppo-
sition avec la coutume, l'origine du lien qui unissait le patron et l'ou-
vrier, le riche et le pauvre. —Ce qui créait et assurait la paix sociale,
ce qui adoucissait les rapports, atténuait les chocs, ménageait les
contrastes, ce ne pouvait être une organisation étroite, toute artifi-
cielle, contraire même à l'intérêt public : c'étaient les moeurs, c'était
la pratique de la religion, l'obéissance plus facile, l'existence plus
modeste,l'atelier moins vaste, le travail plus directement, plus visible-
ment partagé. C'était la simplicité plus grande du patron, sa vie plus
sérieuse, sa sollicitude plus éveillée, sa charité s'exerçant d'une façon
plus continue, plus personnelle et son influence plus sensible appuyée
sur le bon exemple; c'était aussi le coeur plus calme, l'esprit moins
excité, la raison plus solide, la conscience plus sévère, les intentions
plus droites de l'ouvrier. Une partie des résultats que nous avons
constatés étaient dus sans nul doute, en Limousin tout au moins, à
l'égalité véritable, à la sincère et cordiale fraternité de la confrérie de
charité ou de pure dévotion, dont les liens unissaient presque tous
les habitants d'une même ville et qui établissait entre eux des rela-
tions fréquentes et des devoirs réciproques. Les rapports de l'atelier
comme tous les autres contacts sociaux devaient se ressentir de la
prière et de la pratique des bonnes oeuvres en commun.
C'est de ce côté, croyons-nous, qu'il faut nous tourner pour con-
naître les véritables causes, les solides garanties de la paix dontjouis-
saient nos pères. C'est aux idées morales et religieuses qu'il convient
d'en faire honneur. C'est à elles, non à la restauration d'un idéal his-
torique en partie imaginaire, qu'on doit demander l'atténuation des
crises du présent, et le remède, s'il en est, aux maux d'un prochain
avenir. Louis GUIBERT.
(1) Plusieurs autres parlements, dont le ressort formait plus du tiers du royaume,
avaient également refusé leur sanction à I'édit do 4776.
Arc'h. hôtel do ville
(2) A A 6, 7, 8.
L'INSTRUCTION PUBLIQUE EN FRANCE
LES RÉFORMES NÉCESSAIRES

L'instruction publique en France, par M. Cucheval-CIarigny,ancien élève de l'école


normale, agrégé des classes d'histoire de Paris. —Hachette, ! vol. in-8, 1883.

I
C'est à l'occasion d'un concours ouvert par M. Isaac Péreire sur le
meilleur mode d'instruction publique que M. Cucheval-CIarigny a
écrit cette étude où nous avons été heureux de retrouver la plupart
des doctrines de notre école.
«Nous croyons à la liberté, dit l'auteur. Elle n'est nulle part plus
nécessaire que dans l'éducation. La famille est le fondement de la
société, la réunion des familles constitue la commune et l'Etat. L'Etat
n'existe donc pas par lui-même en dehors de la famille. Il n'a, à
proprement parler, ni droits,ni pouvoirs intrinsèques, il est uniquement
institué pour le bien et la protection de tous, il a des devoirs et des
charges, ce doit être un tuteur bienveillant et jamais un despote. »
Il est particulièrement utile de proclamer aujourd'hui de tels prin-
cipes et d'affirmer hautement les droits des pères de famille. C'est
surtout dans les questions d'enseignement que ces droits ont été
méconnus. La loi qui laisse encore au père, jusqu'à ce que son fils ait
atteint l'âge de vingt-cinq ans, la faculté de lui interdire le mariage,
celte loi lui enlève, dans la majorité des cas, le moyen de présidera
l'éducation de son enfant.
Le monopole de l'enseignement et la fréquentation obligatoire de
l'école sont incompatibles avec la liberté nécessaire du père de
famille. Le Play a signalé les dangers de l'instruction obligatoire : a II
importe, dit-il, de ne pas prendre le change à la vue des pratiques
adoptées en cette matière par certains peuples queje cite souvent
comme des modèles (1).»
Si l'obligation existe dans la Nouvelle Angleterre, ce système y a été
établi au dix-septième siècle, à une époque où la loi civile prescrivait
également la pratique du Décalogue et la fréquentation du service
divin. Elle a été conservée par un respect profond pour toutes les cou-
tumes,mais, bien loin de favoriser le scepticisme, elle s'appuie sur la loi
divine. D'ailleurs les communes jouissent d'une autorité souveraine qui
leur a toujours permis de modifier ce régime de contrainte selon le
voeu des chefs de famille.
Dans l'Amérique du Nord, les fonctions d'instituteurs des deux sexes
sont exercées à titre passager par des jeunes gens qui ne les considè-

(1) Réforme sociale. Tome III. p. 81 et suivantes.


456 LA RÉFORME SOCIALE

rent que comme un stage les préparant à d'autres positions. On ne


trouve donc pas là ce corps de fonctionnaires permanents organisés en
hiérarchie, sous la main du pouvoir central, et prêts à enseigner une
doctrine d'Etat.
Le libre choix des écoles inscrit dans la loi n'est qu'un leurre, dit
avec raison M. Cucheval-Clarigny. Souvent une administration intolé-
rante place de modestes employés entrel'école officielle etlarévocation;
elle fait dépendre de la présence de l'enfant chez le maître laïque le
morceau de pain qu'elle distribue aux familles pauvres, mais plus
souvent encore, dans la généralité des communes rurales, il n'existe
qu'une école.
« Je suis israélite et mon fils lira à toutes les pages de l'Ancien Tes-
tament que le sabbat est d'institution divine; je suis protestant, ou
catholique, et le pasteur dans le temple, le prêtre à l'église, recom-
manderont à mon enfant le respect du dimanche et l'assistance régu-
lière au service ou à la messe, et je pourrais être contraint de confier
l'instruction de mon enfant à un maître dont la conduite et l'exemple
seront un continuel démenti à mes croyances, qui fera voir par son
abstention de toute pratique religieuse quelconque qu'il n'appartient
à aucun culte et ne professe aucune religion, et qui pourra, ne fût-ce
que par des imprudences de langage, saper dans de jeunes esprits
la foi en Dieu, en la vie future et en l'éternelle harmonie des peines et
des récompenses ('!).»
L'instruction doit-elle être gratuite?
« Oui, sans aucun doute; mais en ce sens que nul enfant ne doit être
privé des bienfaits de l'instruction parce que sa famille serait trop
pauvre pour payer la rétribution scolaire (2). »
Rien de plus juste assurément. C'est ce qui se pratiquait en France
depuis longtemps etla suppression absolue de la rétribution scolaire
n'est pas un soulagement pour le riche, mais elle devint une charge nou-
velle pour le pauvre. Si les écoles étaient rendues gratuites par l'appli-
cation de ressources qui leurfussent propres, il n'y aurait rien à dire. Ce
qui est inexact c'est d'appeler gratuit un service rétribué par l'impôt.
Qu'on encourage les donations et les fondations de toutes sortes, nous
verrons surgir ungrandnombred'écoles où l'instruction sera réellement
donnée pour rien. Ces écoles ne seront pas gouvernementales; elles
n'enseigneront pas une doctrine d'État. Elles seront véritablement
libres etgratuites. Mais on ne doit pas permettre que le pauvre, toujours
atteint en quelque point par le fisc, contribue malgré lui aux frais de
l'instruction du riche.
Ce système constitue une iniquité plus flagrante encore pour ceux
f1) L'instruction publique en France, p. 6.
(2) id. p. 8.
L'INSTRUCTION PUBLIQUE EN FRANCE 457
dont les enfants fréquentent les écoles libres ou reçoivent l'instruction
secondaire. Ces familles pourvoient seules à l'éducation deleurs enfants
et l'impôt vient encore leur réclamer une quote-part dans les dépenses
de l'enseignement public. Elles paient deux fois la liberté de choisir les
maîtres ou de donner une instruction plus complète à leurs enfants.
M. Gucheval-Glarigny établit que cette prétendue gratuité n'existe
nulle part en Europe.
L'Angleterre en particulier conserve la rétribution scolaire, et les
administrateurs des fonds des pauvres (poor laiu guardians) acquit-
tent cette redevance pour les enfants qui sont hors d'état de faire face
à la dépense.
Les autres ressources sont : 1° le produit d'un certain nombre de
pences ajoutés aux taxes municipales, ce qui correspond exactement
à ce qu'on appellerait en France des centimes spéciaux; 2° une sub-
vention de l'Etat, proportionnelle à la dépense de premier établisse-
ment et au nombre des écoliers qui fréquententchaque école.
Ces deux subventions r.e viennent que comme appoint, et bien que
l'esprit public demande l'abaissement du taux de la rétribution, on
reproche fréquemment aux comités spéciaux de le fixer trop bas, ce
qui charge outre mesure les contribuables et pourrait mettre en péril
l'existence des écoles privées qui ne demandent rien à l'impôt.
Les écoles privées ont droit, comme les autres, à la subvention. Il
suffit que les maîtres justifient d'un certificat de capacité et qu'ils
acceptent la visite d'inspecteurs, chargés simplement de constater la
salubrité du local et la moralité de l'enseignement. Les établissements
qui ne réclament aucun subside conservent une indépendance
absolue.
Enfin, il est prouvé, que jusqu'au jour où la gratuité est devenue une
loi générale, c'est parmi les enfants qui en jouissaient déjà qu'on re-
marquait le plus de manquements à l'école. Les parents se soucient
peu d'une instruction qui ne leur coûte rien, et l'homme apprécie
toujours les choses à proportion de l'effort qu'elles ont exigé. Depuis la
publication de l'ouvrage de M. Cucheval-Clarigny, la loi a supprimé
d'une façon absolue toute rétribution, mais elle a dû, en même temps,
décréter l'obligation.
A la suite de la guerre de sécession, les hommes du Nord établirent
la gratuité dans les écoles des Etats-Unis. La conséquence fut une
augmentation immédiate de la capitation, mais il est au moin» dou-
teux que l'instruction se soit depuis, et à cause de cela, répandue da-
vantage. Aujourd'hui encore vingt enfants sur cent ne fréquentent
aucune école. Là du moins cette gratuité n'est pas devenue un instru-
ment de monopole pour le gouvernement, qui n'exerce pas de surveil-
lance sur les écoles.
458 LA RÉFORME SOCIALE

L'auteur, étudiant les moyens à employer pour généraliser l'instruc-


tion, pose en principe que le peuple, à la campagne comme en ville,
est toujours avide d'enseignement. Cette assertion nous parait exces-
sive; sans doute le paysan apprécie assez généralement les bienfaits de
l'école, mais ce n'est pas par un amour platonique de la science, c'est
à cause des avantages matériels que ses enfants pourront en retirer.
Dans les pays industriels, lorsque les travaux usuels profitent surtout
aux ouvriers qui savent lire, écrire et compter, l'enseignement pri-
maire est en honneur. Mais, en dépit de tous les encouragements et
même des menaces de la loi, il n'aura jamais une grande importance
dans les régions où, faute d'industrie, il n'assurera pas une sorte de
prime au travail de ceux qui l'auront acquis. Là où l'ouvrier illettré
pourra gagner le même salaire que son camarade plus instruit, on
n'attachera jamais à l'école qu'un intérêt secondaire.
Nous trouvons la confirmation de cette opinion dans la remarque
faite par M.Gucheval-Glarigny que, parmi les jeunes gens illettrés qui
arrivent au régiment, il s'en rencontre beaucoup qui ont fréquenté
l'école. Si on les interroge, on en trouve un bon nombre qui ont su lire
et même quelque peu écrire. Mais, absorbés bientôt par un travail sans
relâche, n'ayant aucune occasion d'exercer leur courte science, ils
l'ont rapidement perdue.
Nous le disions en commençant: pour se développer, l'instruction a
besoin de liberté. Il faudrait avant tout briser, ou du moins assouplir,
le moule inflexible qui l'emprisonne en France. Notre esprit centrali-
sateur et bureaucratique enveloppe tout le pays d'un réseau. On ne
tient aucun cas du caractère, du climat, du genre de travail ou d'in-
dustrie. On veut que, par toute la France, dans les plaines de la Beauce
comme sur les bords de l'Océan, dans les villages perdus de la mon-
tagne comme dans les cités les plus populeuses, des maîtres imbus du
même esprit, dociles au même mot d'ordre, donnent, aux mêmes
heures et selon les mêmes méthodes, un enseignement identique. On
fait de l'école un véritable lit de Procuste.
Il est d'ailleurs des familles trop nombreuses pour lesquelles le tra-
vail desenfants est un appoint indispensable. Nous ne parlerons pas des
ouvriers delindustrie; ils ont une législation spéciale plus ou moins
heureuse : mais ce sont les marins chez qui, dès l'âge de dix ans, le petit
mousse trouve un emploi sur le bateau, ce sont les ouvriers agricoles
qui utilisent leurs enfants à la garde des bestiaux et à de menus tra-
vaux. Pour tous ces déshérités de la fortune, les dures nécessités de
la vie passeront toujours avant les bienfaits de l'instruction. Si donc
on ne veut pas que celle-ci soit complètement nulle, il faut savoir la
mettre à leur portée. Au lieu des programmes surchargés qu'impose
l'Université, qu'on se contente d'utiliser les longs mois de l'hiver,comme
L'INSTRUCTION PUBLIQUE EN FRANCE 459

en Suisse, les époques où la pêche et les champs réclament moins de


bras pour inculquer aux enfants Jes leçons les plus élémentaires. Un
cours régulièrement suivi pendant trois mois en apprendrait certaine-
ment plus qu'une année stérilisée par de perpétuelles absences.
Qu'on n'oblige pas le montagnard à faire franchir d'énormes dis-
tances à ses enfants pour aller recueillir les leçons d'un maître patenté,
mais qu'on fasse appel à toutes les bonnes volontés, au dévouement
du clergé comme à la bienveillance des notabilités locales. Qu'on laisse
qui le veut bien ouvrir une école et répandre autour de lui une instruc-
tion rudimentaire. Que l'Etat se borne à surveiller la moralité de
l'enseignement et la salubrité des locaux.
Mais en ce dernier point encore, qu'on se garde d'un formalisme
ridicule et d'un luxe dangereux. Qu'on prodigue les fenêtres, et qu'on
demande pour les jeunes poitrines le plus d'air possible, c'est assuré-
ment très bien ; mais qu'un métrage officiel ne vienne pas empêcher
l'ouverture d'une école, éteindre un foyer d'instruction, parce que les
dimensions de la salle ne seront pas exactement celles que réclame
l'hygiène administrative. Un peu moins de réglementation,un peu plus
de sens pratique, et les choses n'en iront que mieux. Qu'on se garde
surtout de ce luxe de construction qui veut que l'école du village soit
un palais destiné à éclipser le presbytère et le château. Les Américains
de l'Ouest, quand ils veulent ouvrir une école, n'ont pas besoin d'ar-
chitecte départemental ou d'inspecteur d'académie. Les intéressés réu-
nissent leurs bonnes volontés ; quelques madriers et quelques planches
suffisent à construire une baraque plus ou moins provisoire; on traite
avec une famille pour le logement et la pension d'une jeune fille à
laquelle on confie l'enseignement, et l'école de la section s'ouvre
immédiatement.
Il est inutile d'ajouter qu'elle coûte dix fois moins. La bureaucratie
seule n'y trouve pas son compte.
Ceux qui ont souci de la diffusion de l'instruction ne doivent jamais
perdre de vue ce double principe : 1° mettre l'école à la portée du plus
grand nombre de familles possible; 2° ne pas se laisser séduire par
des programmes pompeux et se contenter d'obtenir l'instruction élé-
mentaire, pourvu que l'enfant sache bien ce qu'il sait.
Pour arriver à ce résultat, l'initiative individuelle, le dévouement et
le zèle des intéressés ne doivent jamais être paralysés par le formalisme
administratif.
II
L'instruction primaire s'adressant au plus grand nombre des enfants
pour lesquels elle constitue le summum de la science nécessaire est
assurémentiaplus importante, celle dont la diffusion est la plus désira-
460 LA RÉFORME SOCIALE

ble. Mais, dans tontes les nations, il existe une élite qui doit viser plus
haut, à laquelle il faut des études plus approfondies, des cours plus
complets, désignés sous le nom d'enseignement secondaire et d'ensei-
gnement supérieur.
Le besoin de se hâter et aussi les progrès de la science ont obligé de
nos jours à modifiernotre ancienne organisation sage, puissante, mais
un peu lente. Il a fallu surtout donner dans les programmes scolaires
une place plus importante à l'enseignement scientifique, dont les
applications se multiplient. L'ensemble a perdu de sa force, mais il est
devenu plus pratique. Néanmoins cet enseignement a besoin d'impor-
tantes réformes.
Les exigences de la science et de l'industrie ayant réclamé une large
part dans les programmes, ceux-ci se sont trouvés surchargés d'études
nouvelles, et cependant le temps est limité, l'intelligence de l'écolier
l'est également ; il en résulte que les malheureux jeunes gens se pré-
sentent à l'épreuve du baccalauréat, l'esprit fatigué par une multitude
de travaux, mais ne possédant rien à fond et tout disposés à oublier
en quelques mois les connaissances péniblement acquises.
« Le gouvernement a aggravé le mal en subordonnant à
l'examen
du baccalauréat l'entrée de toutes les carrières administratives. Il a
fallu alors que toute la jeunesse française fût jetée dans ce moule
unique: aussitôt, toutes les professions ont voulu que la spécialité dont
elles s'occupent fût représentée dans cet enseignement qui était censé
préparer à tout, l'enseignement est devenu de plus en plus encyclo-
pédique et le baccalauréat a donné des résultats de moins en moins
satisfaisants. Les plaintes ont redoublé : on a de nouveau remanié
l'enseignement sans plus de succès, et l'on tourne de plus en plus dans
un cercle vicieux (1). »
Où trouver le remède? Dans une division raisonnée des études.Il faut
admettre que la plupart des élèves de nos collèges ne sont pas des
génies universels, capables de disserter de omni re scibili et quibusdam
aliis. Qu'on ne leur impose donc plus un labeur impossible et unique-
ment propre à les décourager.
Pour les mieux doués, pour ceux qui peuvent consacrer à leur
instruction un temps considérable, gardons le vieux plan d'études qui
a fait la force de l'enseignement en France. Donnons-y une place un
peu plus large à l'enseignement scientifique, mais que les humanités
ne leur soient pas sacrifiées.
D'autre part, on peut créer des écoles spéciales où les études usuelles
et scientifiques prendront le pas sur les études littéraires. Imitons le
real Sehule des Allemands,qui n'existe chez nous qu'à l'état rudimen-

(1) L'instructionpublique, page 80.


L INSTRUCTION PUBLIQUE EN FRANCE 461
taire. Multiplions les établissements de ce genre ; qu'on y distribue un
enseignement d'un emploi direct et immédiat ; qu'on y enseigne la
langue maternelle, les langues étrangères, l'histoire et les sciences
usuelles. Depuis longtemps la nécessité de cet enseignement a frappé
tous ceux qui se sont occupés de l'instruction publique, mais les essais
ont été peu nombreux et incomplets.
Enfin, « si le collège peut donner J/instruction, l'éducation ne se
donne que dans la famille. » L'évidence de cet axiome fait regretter à
M. Gucheval-Clarigny l'importance accordée à l'internat dans l'ensei-
gnement de la jeunesse française. Il voudrait qu'à l'exemple de ce qui
se passe en Angleterre et ailleurs le gouvernement favorisât, par
l'abaissement du prix de l'externat, la création de pensions particu-
lières qui mèneraient leurs enfants aux cours des lycées. Ce qui est
aujourd'hui une rare exception deviendrait l'usage habituel.
Notre illustre Maître ne cessait de protester contre les inconvénients
de l'internat et contre l'intervention de l'Etat. La suppression de ces
deux abus devait, selon lui, être le point de départ de toute réforme
de l'enseignement.
S'il se trouvait encore parmi nous, avec quelle énergie Le Play s'élè-
verait aussi contre l'étrange direction donnée à l'éducation des filles.
Une voulait pour elles que la maison maternelle, et avec une sévé-
rité un peu rude, mais profondémentvraie, il allait jusqu'à s'exprimer
ainsi :
« Les classes riches en particulier n'ont pas d'excuse
lorsqu'elles
manquent à ce devoir. Parmi les plus fâcheux symptômes de corrup-
tion, on doit signaler le funeste travers qui les porte depuis deux siècles
à confier l'éducation de leurs filles aux couvents et aux pensionnats
laïques. Ceux qui voudront bien recommencer les recherches que j'ai
faites sur ce point, constateront que les familles, qui, depuis cette
époque, représentent le mieux notre nationalité, ont toujours élevé
leurs filles au foyer doixestique... Ce qu'on peut dire de mieux des
couvents et des pensionnats de filles, c'est qu'ils permettent aux mères
de manquer, sans scandale, à leurs devoirs (i). »
Que penserait-il donc de ces lycées où on prétend enfermer les
jeunes filles au grand détriment de leur santé physique et intellec-
tuelle? Elles y trouveront quelques notions superficielles sur les scien-
ces les plus diverses, mais ce léger bagage ne remplacera pas la forte
et saine éducation morale qu'une mère seule sait donner. Nous aurons
un plus grandnombre de bachelières: nous aimerions mieux quelques
femmes fortes de plus.En Amérique,les filles apprennent tout ce qu'on

(1) Réforme sociale, tome III, p. 121.


462 LA REFORME SOCIALE

enseigne aux garçons,mais elles ne savent ni coudre, ni raccommoder;


ce résultat n'a rien de bien encourageant.
Pour se rendre capables de gouverner un jour leur propre foyer,
les filles doivent, dès le plus jeune âge et à mesure que leurs facultés
se développent, seconder leur mère dans tout ce qui regarde l'admi-
nistration intérieure. C'est à son école qu'elles apprendront le dévoue-
ment, l'ordre, l'activité, toutes ces vertus et ces qualités charmantes
qui font de la femme la providence vivante de la famille. Qu'on orne
leur esprit, rien de mieux assurément; mais qu'avant tout on forme
leur raison et leur coeur. Si la mère ne peut donner elle-même toute
l'instruction désirable, qu'elle se fasse aider dans cette partie de sa
tâche. Une institutrice, les cours organisés dans les grandes villes et
aussi les écoles publiques peuvent, suivant sa position, lui prêter un
utile concours, mais qu'elle éloigne le moins possible ses filles du foyer
domestique, et seulement lorsque des circonstances spéciales lui en
feront une nécessité.
M. Gucheval-Glarigny voudrait que l'enseignement professionnel
reçût un développement considérable. Sur ce point, nous croyons,
comme Le Play, que cet enseignement doit avoir pour base la pratique.
L'enseignement professionnel, souvent fort savant, a un caractère
trop général, trop éloigné de la spécialité, et les connaissances théori-
ques qu'il peut donner compensent mal la nullité de l'apprentissage.Il
produit trop d'incapacités prétentieuses. Il serait autrement utile et
fécond, si, au lieu de former un tout absolument distinct, il n'était que
le complément de l'apprentissage donné à l'atelier.
L'agriculture ne se professe pas, dit M. Gucheval-Glarigny; elle
s'apprend par cet enseignement mutuel qui découle des expériences
que chacun voit faire à son voisin. Aussi peut-on discuter l'utilité d'un
institut agronomique, placé au coeur de Paris, dans les bâtiments du
conservatoire des Arts et Métiers. Les écoles du genre de celle de
Grignon sont plus pratiques, comme champs d'expériences et
d'acclimatation.
III
C'est surtout quand il. s'agit de l'enseignement supérieur que la
question de liberté, si grave déjà aux premiers degrés de l'instruction,
s'impose avec une puissance inéluctable. Cet enseignement doit être
libre pour demeurer fécond. « Si l'instruction est un bien, permettez
aux institutions qui ont pour objet de la répandre, de croître et de se
multiplier en toute liberté. » Nous savons le mal que fait en France le
monopole universitaire. « Partout autour de nous, nous voyons la
liberté à l'oeuvre, et nous n'apercevons nulle part les inconvénients
qu'elle aurait produits. » La Belgique, l'Angleterre et les Etats-Unis
LINSTRUCTION PUBLIQUE EN FRANCE 463
doivent à la concurrence un ensemble d'universités et d'établissements
de haut enseignement qui multiplient et grandissent tous les jours. La
liberté provoque les libéralités particulières, et cette grande diffusion
des sciences les plus diverses ne coûte rien à l'Etat.
On objecte que la liberté de l'enseignement ne peut exister qu'avec
la libre collation des grades,etque si les vieilles universités d'Angleterre
ont su conserver une haute valeur à leurs diplômes, il n'en est pas
partout de même. L'Amérique surtout n'a pas à s'applaudir des litres
délivrés trop légèrement par des universités complaisantes. Nous ne
croyons pas que le péril soit bien grand, et nous pensons que l'intérêt
privé saurait bientôt attribuer aux diplômes des diverses facultés la va-
leur que mériterait la portée de leur enseignement. Mais,en admettant
que nous ne puissions supporter une complète liberté, il semble que
tous les corps enseignants ont droit à être représentés dans la colla-
tion des grades et les jurys mixtes, institués en même temps que la
liberté de l'enseignement n'auraient pas produit chez, nous le mau-
vais effet que M. Cucheval-Clarigny leur attribue en Belgique.
Il préférerait un corps d'examinateurs spéciaux, nommés par l'Etat.
Tout au plus les corps savants auraient-ils un droit de présentation.
On obtiendrait ainsi, afiirme-t-il, un jury compétent, impartial et
désintéressé. Cette confiance nous paraît bien optimiste, malgré l'in-
dépendance que l'inamovibilité également proposée pourrait donner
aux. examinateurs.
Il est certain que ces fonctions assureraient une retraite utile et hono-
rable aux professeurs fatigués et cependant encore en possession de
toutes les facultés de leur intelligence; mais pourquoi les réserver aux
seuls fonctionnaires de l'Etat et ne pas admettre les vétérans de l'en-
seignement libre aux mêmes honneurs et aux mêmes avantages? Ils y
trouveraient une juste récompense de travaux utiles au pays et les
•candidats se croiraient plus sûrs de l'impartialité du jury, si une partie
de leurs anciens maîtres n'en étaient pas systématiquement exclus.
M. Cucheval. Clarigny termine son intéressante étude par les lignes
suivantes auxquelles nous applaudissons sans réserve:
« Nous aurons atteint le but que nous nous sommes proposé si nous
avons réussi à montrer que l'oeuvre qui est à accomplir en France
n'est pas de (aire table rase pour édifier à nouveau, mais au contraire
de coordonner et de compléter les bons éléments qui existent, de façon
à en faire un tout harmonieux; mais nous désirons par-dessus tout faire
partager la conviction dont nous sommes pénétré, c'est qu'il faut, en
faitd'enseignement, faire très large la part de la liberté.Nullepart l'em-
pire de la routine n'estplus à redouter carie progrès ne s'obtient que
par le continuel renouvellement des méthodes. Nous ne sommes que
trop habitués à nous reposer de tout sur le gouvernement. L'humanité
164 LA RÉFORME SOCIALE

marche et chaque jour des forces ignorées se révèlent, des industries


naissentetdesbesoinsnouveaux se manifestent. L'intérêt privé,toujours
en éveil, s'aperçoit le premier qu'un besoin est à satisfaire, et, pour
trouver et appliquer la solution nécessaire, aucune action ne saurait
être plus prompte que celle de l'initiative individuelle ; mais cette
initiative ne peut s'exercer qu'à la condition d'être libre. Ne l'enchaî-
nons pas par des règlements trop restrictifs, et surtout ne l'étouffons
pas sous l'action absorbante de l'Etat (1).»
Baron RENÉ DE FRANCE.

L'ENQUÊTE SUR L'ÉTAT DES FAMILLES

ET L'APPLICATION DES LOIS DE SUCCESSION

AUX POPULATIONS OUVRIÈRES RURALES OU URRAINES (2).

II. — LE QUESTIONNAIRE.

Le questionnaire ci-dessous n'a aucune prétention scientifique. Il


n'a d'autre but que de mettre à la portée des personnes auxquelles nos
correspondants s'adresseront eux-mêmes les principaux points qui se
dégagent de l'étude d'une monographie de famille. C'est toujours au
type de la monographie que doivent se reporter ceux de nos amis, qui
résumeront leurs observations dans un travail suivi: ils auront seule-
ment à appliquer ce cadre à un groupe déterminé de population.
Ce questionnaire n'est donc qu'un simple mémento. Nos expériences
personnelles nous ont démontré la supériorité des interrogations orales,
qui généralement révèlent des faits sur lesquels l'attention de l'obser-
vateur ne se serait pas portée d'elle-même. Dans ces entretiens, il est
important de laisser d'abord se produire dans leur originalité et dans
leur spontanéité les constatations et les appréciations des personnes
qui vivent en contactjournalier avec les populations. On est toujours
à temps de ramener la conversation sur les points qui forment l'objet
essentiel de l'enquête.
Dans certains cas cependant l'on est obligé de recourir à des inter-
rogations écrites. Même alors il sera sage de rédiger ce questionnaire

(1) L'instruction publique, page 175.


(2) Voir dans la livraison précédente, l'article sur la méthode des travaux pour l'en-
quête.
L'ENQUÊTE SUR L ÉTAT DES FAMILLES 465
en se servant des expressions usitées dans la localité et de poser à
chaque persoune seule.nent les que tions sur lesquelles sa profession
et ses aptitudes peuvent lui permettre de répondre avec compétence et
sans fatigue.
C'est par cette individualisation du questionnaire et ce travail per-
sonnel de l'interrogateur, que nos enquêtes privées peuvent échapper
aux défauts, qui trop souvent faussent les résultats des enquêtes offi-
cielles, et compenser les désavantages incontestables de nos moyens
d'action par rapport à celles-ci.
Une fois leurs interrogations finies, nos correspondants pourront
compléter utilement leur travail et en contrôler les résultats en se
servant judicieusement des tableaux du mouvement de la population
et des recensements dans les différentes communes, des travaux des
sociétés locales d'agr,culture, des rapports qui sont faits à 1 occasion
des concours régionaux, et autres travaux du même genre.
Enfin il sera extrêmement important, toutes les fois qu'on le pourra
faire, de comparer avec les faits actuellement constatés par l'enquête,
les anciens usages et l'organisation sociale qu'ils avaient créée, il ne
faudra pas se borner dans cette étude à compulser les textes qui nous
conservent les lois et les coutumes : il faudra recourir aux pièces et
aux actes qui nous montrent quelle en était l'application réelle et
pratique.
En complétant pour la nouvelle enquête le questionnaire qui nous
avait servi en 1868 dans un travail analogue sur la Provence et le Dau-
phiné 1), nous avons surtout en vue Jes populations ouvrières rurales.
Ce sont elles, en effet, qu'intéresse immédiatement la constitution
de la propriété immobilière et sur lesquelles le régime des succes-
sions exerce l'action la plus directe. Nous avons cherché cependant à
comprendre dans les énoncés les questions qui concernent, au point de
vue de l'enquête, les populations manufacturières, ou les intérêts géné-
raux de l'industrie, du commerce et de la colonisation.
CLAUDIO JANNET.

4. Préciser la localité (commune, canton, arrondissement) à laquelle s'ap-


pliquent les réponses aux questions suivantes.
2. Indiquer la configurai ion géographique de la localité, le régime des
eaux, le système orographique, l'altitude, la température.
3. Quels sont les principaux produits agricoles et quels sont les assolements
suivis généralement?

(1) Bulletin de la Société d'économie sociale, t. II, p. 321-396. Quelques exemplaires


du tirage à part sont à la disposition des membres qui en feraient la demande (1 fr
en timbres poste). —N. d. 1. R.
Liv. ix. 31
466 LA RÉFORME SOCIALE

La jachère est-elle encore pratiquée ? Y a-t-il des terres vagues ; ces


,erres sont-elles susceptibles de défrichement ?
Quelles sont les ressources des populations au point de vue du chauffage
(bois de futaie, taillis et haies, tourbières, houillères)?
De quels matériaux se sert-on pour la construction des habitations et
quelles sont les ressources des populations sous ce rapport ?
4. Les exploitations rurales appartiennent-elles à la grande, à la moyenne
ou à la petite culture ?
Dans quelle proportion se trouvent les exploitations de ces trois catégories?
Quelle étendue est attribuée dans le pays à ces trois types d'exploitation ?
5. Le sol est-il possédé exclusivement par les cultivateurs ou bien compte-
t-on dans la localité un certain nombre de grands propriétaires affermant
leurs domaines ou les faisant valoir ?
Ces grands propriétaires résident-ils habituellement?
6. Signaler les établissements industriels existant dans la localité.
Quelle est la proportion par rapport à la population rurale des familles
employées d'une manière constante par ces établissements ?
Ces établissements sont-ils concentrés dans des agglomérations urbaines
ou disséminés dans les campagnes ?
Dans ce dernier cas, indiquer si les ouvriers de ces établissements possè-
dent leur habitation et se livrent accessoirement à des travaux agricoles.
7. À-t-il été fait des efforts particuliers,soit parles patrons, soit par des
sociétés spéciales, pour rendre les ouvriers des établissements industriels
propriétaires de leur foyer? Quel en a été le résultat ?
A la mort de l'ouvrier propriétaire, l'habitation est-elle ordinairement
transmise à l'un des enfants ou est-elle licitée ?
Quels sont pour les héritiers les conséquences de cette licitation, et quelles
précautions a-t-on jugé à propos de prendre pour empêcher la spéculation de
s'emparer de ces immeubles ?
8. Les familles de cultivateurs se livrent-elles accessoirement à quelques
travaux industriels exercés à leur foyer ?
9. Les propriétaires cultivateurs habitent-ils dans des villages et les terres
qu'ils exploitent sont-elles disséminées dans la banlieue et morcelées en
nombreuses parcelles enchevêtrées les unes dans les autres ?
Ou bien chaque famille a-t-elle son habitation au centre de son exploita-
tion et les domaines sont-ils généralement d'un seul tènement ?
Dans le cas où les deux types d'organisation de la propriété coexistent dans
la localité, indiquer la proportion de la population habitant le village par
rapport à la population disséminée dans le territoire.
40. Les enfants embrassent-ilsgénéralement la profession de leurs parents
et restent-ils à la tête des mêmes exploitations ?
Voit-on un des fils se marier dans la maison et faire ménage commun avec
ses parents (famille souche) ?
Les célibataires âgés vivent-ils généralement isolés ou bien demeurent-ils
avec leur frère ou soeur, leur neveu ou nièce chef de la maison ?
Y a-t-il quelques' exemples de plusieurs ménages de frères ou soeurs vi-
vant ensemble en communauté ?
LENQUÊTE SUR L ÉTAT DES FAMILLES 467
44. Les pères de famille de la classe des propriétaires cultivateurs cher-
chent-ils à prévenir le morcellement de leurs domaines, qui serait la consé-
quence d'un partage égal et en nature opéré entre tous leurs enfants ?
Dans ce but font-ils au profit de l'enfant, qui consent à se marier chez
eux et à s'associer à leur exploitation, tous les avantages permis par la loi,
en les complétant au besoin par d'autres combinaisons ?
Ou bien, au contraire, les pères de famille meurent-ils sans se préoccuper
de ce qu'il adviendra après eux de leur patrimoine, en sorte qu'il y a lieu
après leur mort à un partage égal et en nature entre tous les enfants indis-
tinctement ?
4 2. Dans le cas où existe chez les pères de famille le désir de conserver ia

terre patrimoniale, au moins l'habitation et le corps principal du domaine,


entre les mains d'un héritier unique chargé de maintenir la position de la
famille dans la localité, quels sont les moyens employés pour atteindre ce
résultat, en outre de l'attribution par préciput de la quotité disponible per-
misepar le Code (art. 94 3)?
A. — Les pères de famille emploient-ils des ventes simulées, des donations
de la main à la main pour augmenter cette quotité?
B. — Cherchent-ils à désintéresser à l'avance les filles et ceux de leurs
garçons, qui sont mariés hors de la maison, par des lots en argent ou par
l'attribution de pièces de terre détachées du principal corps de domaine ?
G. — Voit-on des familles de même condition conclure entre leurs enfants
des mariages réciproques, de manière à ce que les droits de l'enfant qu
sort de la maison et celui de la bru ou du gendre qui y entre se compen-
sent? [mariages par échange).
D. — Voit-on dans les partages l'héritier principal se charger de l'intégra-
lité du domaine moyennant des soultes en argent qu'il promet à ses cohéri-
tiers de leur payer et qui sont garanties par un privilège hypothécaire?
L'opinion publique i'uvoiïse-t-elle assez ces combinaisons pour que les
cohéritiers accordent des délais de paiement échelonnés sur un assez long
temps comme cela est nécessaire dans cette combinaison ?
43. Dans quelle nature d'acte l'attribution delà quotité disponible est-elle
faite par le père (testament, partage d'ascendants entre vifs, institution con-
tractuelle au profit de l'enfant qui se marie dans la maison lors de son con-
trat de mariage) ?
44. Arrivés à un certain âge, les parents sont-ils obligés pour assurer leur
vieillesse de faire à leurs enfants un abandon de biens dans ia forme d'un
partage d'ascendants entre vifs (art. 4073 G. civ.) moyennant une pension
viagère?
Ou bien celui de leurs enfants, qui s'est fixé dans la maison, continue-t-i.
l'exploitation et les garde-l-il auprès de lui, en comptant sur une disposition
faite par testament en sa faveur ?
45. Dans les partages d'ascendants entre vifs, les enfants consentent-ils
à ce qu'un d'entre eux soit avantagé?
46. Quand il n'y a eu de la part des parents aucun acte d'attribution
les partages se font-ils en justice ou à l'amiable, si l'absence de mineurs le
rend possible ?
468 LA RÉFORME SOCIALE


Dans le cas de partage à l'amiable, quel esprit préside à l'attribution des
différents lots? divise-t-on chaque terre en différentes parcelles de manière
à ce que chaun des cohéritiers ait une part dans les différentes terres ou
bien s'efforce-t on de l'aire des lots d'un seul tenant?
Recourt-on sans répugnance à la licitation des biens successoraux avec
admission d'étrangers?
'17. Qr.el est le taux de capitalisation du revenu foncier pratiqué dans les
partages et dans les ventes ? En d'autres termes par quel chiffre multiplic-
t-on le revenu net annuel pour obtenir la valeur estimative des terres ?
Ce chiffre est-il le même quand il s'agit de domaines étendus ou de
petites parcelles?
Le taux de capitalisation s'est-il élevé ou abaissé depuis trente ans?
18. Existe-t-il dans la lo> alité des individus faisant métier d'acheter et de
revendre des terres (n.archani de biens) ?
•19. Les familles de propriétaires cultivateurs possèdent-elles souvent des
valeurs mobilières (titres de rente, obligations de chemins de fer, elc.)?
20. L'usage des assurances sur la vie pénètre-t-il dans la localités
21. Quelle est la situation faite à la mère de famille dans son ménage .'
Parlage-t-elle l'autorité du père sur ses enfants et l'exerce-t-elle d'une ma-
nière incontestée après sa mort ?
22. Quel est le régime matrimonial adopté généralement pour leurs biens
par les propriétaires cultivateurs (communauté ou régime datai) 1
23. Le conjoint survivant est-il habituellement avantagé de la moitié eu
jouissance conformément à l'art. 1(194?
24. La mère fait-elle le partage de ses biens conjointement avec le père
par acte entre vifs?
28. I es vieux parents sont-ils respectés et bien traités par leurs enfants?
26. Quelle impulsion les familles reçoivent-elles des notaires dans le rè-
glement des successions?
Quelles pratiques suivent elles-mêmes les familles des notaires et autres
officiers minist riels pour la transmission de leurs charges?
%1. Les lamilles de fermiers ou de métayers se perpétuent-elles sur les
mêmes domaines par des baux à long terme ou des renouvellements suc-
cessifs?
28. Le droit au bail, dans le cas de baux à long terme, est-il compté dans
la succession comme une valeur?
29. Les familles de fermiers ou de métayers offrent-elles plus ou moins
de stabilité que les familles de propriétaires cultivateurs de la même localité?
3!. Dans le cas d engagements permanents des familles de fermiers ou de
métayers, quelle est l'influence exercée par les grands propriétaires sur le
choix de l'enfant qui continuera le bail ?
34. Quels sont les effets généraux au point de vue de l'organisation agri-
cole et de la conservation des familles des pratiques suivies dans la localité
pour la dévolution et le partage des successions?
32. La dette hypothécaire qui grève la propriété rurale est-elle considé-
rable? Quelle part doit être faite dans sa quotité aux soultes dues à l'oc-
casion des partages?
L'ENQUÊTE SUR L'ÉTAT DES FAMILLES 469
33. Quel est le taux courant des prêts hypothécaires et pour quelle
durée sont-ils généralement consentis, quand il s'agit de prêts faits à des
cultivateurs?
34. Constate-t-on dans la localité la disparition d'anciennes familles de
propriétaires cultivateurs et l'achat de leurs domaines par des bourgeois
des villes voisines?
3b. Quel est le prélèvement opéré sur le revenu des terres par l'impôt
foncier dû à l'État et parles centimes additiunnels du département et de la
commune ?
Apprécier le prélèvement qu'opère dans une certaine période sur la
valeur des domaines le paiement des droits de mutation en cas de décès ou
de donation en avancement d'hoirie et en cas de vente?
36. Existe-t-il dans la localité des biens communaux? Ces biens sont-ils
affermés à plus ou moins long terme au profit de la commune ou bien sont-
ils abandonnés aux usages des habitants pour le pâturage, les affouages, la
glandée?
Quelle est l'importance des subventions que les familles retirent de ces
biens communaux, quelle en est l'influence au point de vue du bien-être
et de la production agricole?
Dans le cas où il aurait été procédé depuis trente ans à l'aliénation ou au
partage de biens communaux, quels ont été les effets de ces opérations sur
la production agricole, sur l'accroissement de la population, sur le régime
de la famille et sur les moeurs publiques?
37. Les grands propriétaires accordent-ils spontanément sur leurs terres
aux populations environnantes des droits de glanage, de grapillage, de glan-
dée, de dépaissance sur les haies, de cueillette de bois morts et de mort-
bois? Quelle est l'importance de ces subventions pour les familles pauvres?
35. Existe-t-il dans la commune des institutions fondé-s sur le principe de
la mutualité ayant pour objet de garantir les populations contre les atteintes
de la misère, telles que confréries, sociétés de secours mutuels, sociétés
d'assurance mutuelle?
Signaler soigneusement toutes les institulions de ce genre, préciser leur
origine, leur fonctionnement actuel, l'esprit qui les anime, leurs résultats
effectifs sur le bien-être des populations ?
39. Existe-t-il des fondations charitables au profit des habitants des cam-
pagnes ?
Quel développement a l'assistance publique ?
41). Existe-t-il dans la localité un paupérisme rural, c'est-à-dire des famil-
les agricoles dans un état permanent et héréditaire de misère, qui entraine
leur dégradation morale?
41. Les manouvriers agricoles sont-ils généralement propriétaires de leur
habitation et d'un champ attenant?
Vivent-ils disséminés dans le territoire ou concentrés dans le village ?
Le système des borderics existe-t-il dans la localité? (on entend proprement
par borderie une exploitation ne comportant pas l'entretien de bêtes de
trait, attribuée à un manouvrier moyennant des journées de travail qu'il
470 LA RÉFORME SOCIALE

fait sur une exploitation voisine plus considérable laquelle lui fournit à son
tour les labours.)
42. Quelle a été depuis trente ans l'augmentation des salaires agricoles?
Cette augmentation de salaires a-t-elle abouti à développer la propriété
dans la classe des manouvriers, ou bien a-t-elle été absorbée par l'augmen-
tation des consommations de cette classe ?
43. Quelles sont les habitudes religieuses delà population?
44.Les moeurs sont-elles bonnes?Les faits de séduction sont-ils fréquents?
Quel est le sentiment public à cet égard ?
45. Les familles sont-elles nombreuses et les mariages féconds ? Quelle est
la moyenne des enfants par ménage ?
46. La population est-elle en voie d'accroissement ou de diminution ?
47. Dans le cas où la population serait en voie de diminution, à quelles
causes faut-il l'attribuer? à la stérilité systématique des mariages ou à l'émi-
gration ?
48. Quelles sont les motifs qui pousseraient les familles rurales à la sté-
rilité systématique? Depuis quelle époque constaterait-on un pareil fait ?
49. Indiquer si l'émigration constatée se porte vers les centres industriels
voisins ou vers les pays étrangers.
Cette émigration est-elle régulière, c'est-à-dire les émigrants sont-ils des
jeunes gens qui se sont de bonne heure destinés à s'expatrier pour s'assurer
une meilleure position, tandis qu'un de leurs frères conserve le foyer domes-
tique, ou bien l'émigration est-elle le fait de familles appauvries qui abandon-
nent complètement la vie rurale?
Dans le cas d'une émigration périodique et temporaire des adultes pen-
dant certaines saisons de l'année, décrire les conditions dans lesquelles elle
s'opère.
50. La main-d'oeuvre dans les campagnes est-elle difficile à trouver?
Quelle influence attribuez-vous à la cherté et à la rareté de la main-
d'oeuvre sur la situation difficile que traverse Fagriculture française?
54. La population rurale fournit-elle en nombre des prêtres et des reli-
gieuses?
52. Quels sont les sentiments de la population vis-à-vis des grands pro-
priétaires et des patrons?
53. Existe-t-il dans la localité un idiome différent de la langue française?
54. S'il existe dans la localité une population ayant d'autres occupations
que la population rurale (pêcheurs, ouvriers d'usines rurales, ouvriers des
fabrique collectives), indiquer en quoi leurs moeurs et leurs coutumes,
principalement en matière de successions, diffèrent de celles des cultiva-
teurs.
55. En ce qui concerne l'industrie manufacturière et le commerce, indi-
quer notamment quelle est dans la localité et par rapport à la population ou-
vrière employée la proportion entre la petite et la grande industrie, entre
le petit et le grand commerce, et quels changements cette proportion a
pu subir depuis un demi-siècle.
56. Comment se règle l'héritage dans la petite industrie ou le petit com-
merce?
L'ENQUÊTE SUR L'ÉTAT DES FAMILLES 471
La maison est-elle continuée par l'un des enfants, et quels arrangements
ont lieu dans ce cas ?
Les mutations sont-elles au contraire fréquentes, et si les parents se reti-
rent des affaires, dans quelles conditions se fait leur retraite?
Quels sont les usages en ce qui touche surtout le régime des successions,
les contrats de mariage et les partages entre vifs ?
Est-il survenu à cet égard des changements depuis un certain temps, et
quels avantages ou quels inconvénients peut-on signaler ? (Voir ci-dessus les
§§40 à 26.)
57. Pour la grande industrie et le grand commerce, existe-t-il dans la
localité des maisons anciennes, et dans ce cas par quels arrangements ont-
elles pu se perpétuer, en évitant les licitations?
Les chefs de maison se sont-ils de leur vivant associé un ou plusieurs
enfants en formant avec eux une société en nom collectif?
Les entreprises ont-elles été mises en société, par action? Ces sociétés ont-
elles pris la forme anonyme? Quelle a pu être sous ce rapport l'influence
exercée par la loi du 27 juillet 4867.
58. Au point de vue des entreprises coloniales et du commerce d'exporta-
tion, quel rôle le régime des successions peut-il avoir joué dans la localité
ou le voisinage ?
La jeunesse a-t-elle plus ou moins qu'autrefois le goût des entreprises
lointaines ?
Remarque-t-on que la certitude d'un héritage à recueillir retienne les
jeunes gens dans l'oisiveté en France ou qu'au contraire le partage égal
favorise leur établissement dans les colonies par les ressources qu'il leur
fournit à tous?
59. Existait-il autrefois des habitudes d'émigration ou des courants de
colonisation qui ont cessé ? Préciser la date et indiquer les causes qui ont
fait disparaître ces habitudes.
60. Depuis un certain nombre d'années les idées, les moeurs, les coutumes
sur les divers points qui ont fait l'objet de cette enquête sont-elles en voie
de modification?
Indiquer les causes et les agents de cette modification ?
61. Signaler enfin, s'il y a lieu, les voeux de réforme et tous les faits so-
ciaux propres à la localité, se rattachant au régime de la famille ou à la
constitution de la propriété, et non indiqués dans les questions précédentes.
COURRIER DE L'AMERIQUE CENTRALE

LES TRAVAUX DU CANAL DE PANAMA

ET LA SITUATION DES OUVRIERS

Mer des Antilles, en face de Cuba, le 13 octobre 1883.

Je pense que les lecteurs de notre Revue apprendront volontiers quelques


détails sur les grands travaux qui s'exécutent en ce moment à Panama; mais,
pour entier plus spécialement dans le but que poursuit la Réforme sociale, je
m'étendrai moins sur les travaux proprement dits que sur les devoirs de
patronage, que j'ai vu pratiquer par la Compagnie, en faveur de ses ouvriers
et employés.
Ma première visite, en débarquant à Panama, a été pour les bureaux de la
Compagnie; elle s'intitule : Compagnie universelle du Canal interocéanique.
L'univers est, en effet, intéressé à ce grand travail. M. le commandant Richier,
agent général de la Compagnie, et M. Dumarteau, directeur des travaux,
m'ont accueilli avec beaucoup de bonié et m'ont fourni tous les renseigne-
ments nécessaires. M le comte de Keroman, inspecteur des travaux, m'a
expliqué, sur les lieux, le fonctionnement des machines, et le médecin en chef
avec la soeur supérieure de l'hôpital central m'ont renseigné sur la quantité
et la qualité des maladies et, en général, sur l'état sanitaire.
L'isthme de Panama, qu'il s'agit de percer, a une largeur d'environ
80 kilomètres; mais le pays étant en grande partie couvert de collines, qui
atteignent jusqu'à 100 mètres de hauteur, le canal fait plusieurs courbes pour
les éviter; mais il doit, quand même., en rencontrer quelques-unes et les tailler,
en formant des talus en terrasse. Le canal aura '00 mètres de large et 8m 50
de profondeur au-dessous des plus basses eaux. Les déblais atteindront envi-
ron '100 millions de mètres cubes, les trois quarts en terre et un quart en
roche dure ou demi-dure. Le coût moyen est d'environ 5 fr. le mètre cube.
En ce moment, dix mille ouvriers travaillent à achever les travaux prépara-
toires, abatage de la forêt vierge, construction des chalets pour le persounel
et des chemins de 1er de déchage pour les déblais. Une seule section sur
quatorze, celle d'Imperador, a déjà creusé le canal proprement dit jusqu'à
environ un mètre au-dessous des futures eaux. De nombreux contrats sont
déjà signés avec des entrepreneurs de toute nationalité pour attaquer vigou-
reusement le creusement du canal sur toutes les sections, à la prochaine
saison sèche. Vingt-cinq excavaleurs français et américains fonctionnent
déjà, et enlèvent chacun de 50 à 800 mètres cubes de terre par jour. Un

beaucoup plus grand nombre d'excavateurs viennent d'arriver et ou travaille


à les monter. A Colon,les dragues creusent le port, et on comble des marais,
pour acquérir le terrain nécessaire aux quais et entrepôts.
Le travail le plus colossal sera le déplacement du Chagres. Cette rivière,
LES TRAVAUX DU CANAL DE PANAMA 4^3

au moment des fortes pluies qui durent ici plusieurs mois, élève son niveau
de dix-huit à vingt pieds eD quelques heures ; elle se jeté en ce moment dans
le port de Colon, et il s'agit de la diriger, au moyeu d'un immense barrage,
du côté de Panama, à une lieue de l'endroit où débouchera le canal dans le
Pacifique.
La Compagnie espère achever son travail en 1888 ; les Américains, toujours
jaloux, prétendaient qu'il faudrait plus de temps, mais après avoir vu le per-
sonnel à l'oeuvre, ils commencent à croire que cette limite n'est pas trop
rapprochée. Ayant à travailler dans un terrain couvert de forêts vierges et de
marais, le personnel ouvrier et le personnel dirigeant ont et auront certaine-
ment beaucoup à souffrir; mais la Compagnie a fait et fait tout son possible
pour atténuer les effets de la malaria et conserver la santé de son personnel.
Les employés reçoivent comme traitement de début 120 piastres par mois
(la piastre vaut, ici environ 4 fr. 50); et les ingénieurs de section,477 piastres
par mois. Après deux ans, ils ont droit à trois mois de congé pour venir en
Europe, et le traitement court en entier durant ce temps. S'ils sont malades
ils ont un pavillon spécial à l'hôpital, et vont passer au sanitarium de l'île
de Taboga, près Panama, leur temps de convalescence. Les ouvriers appar-
tiennent à tous les pays, italiens, espagnols, anglais, français, chiliens,
américains ; mais le plus grand nombre sont des noirs du pays ou des Antilles,
et spécialement de la Jamaïque. Ils travaillent presque tous à la tâche et se
fournissent à des cantines surveillées par la Compagnie; celle-ci importe
elle-même de France le vin et l'eau de Saint-Galmier, et les cède à prix coû-
tant à son personnel.
Malgré toutes ces précautions, il y a certainement bien des cas de fièvres
puludéennes et quelques-uns de fièvre jaune, mais on en guérit le plus
grand nombre. La mortalité a été de 5 p. <li>0. Sur les sept cents employés
la fièvre jaune en a enleva encore une vingtaine cette année, mais elle a
été à l'état endémique, et on remarque tous les ans que ceux qui en sont
pris sont ordinairement les buveurs et les gens de mauvaise vie.
La Compagnie a établi à Panama un cercle où les employés trouvent des
billards et divers jeux; par intervalle, ils sont conduits aux îles des Perles
ou ailleurs. Il va sans dire que le travail du dimanche est suppriment que
le service du culte est assuré aussi bien aux catholiques qu'aux protes-
tants.
J'ai visité l'hôpital central : il est situé à quelques kilomètres de Panama,
sur le penchant d'une colline. On a abandonné la vieille routine des gran-
des constructions et des vastes salles. Douze pavillons séparés et espacés
dans un parc contiennent chacun une salle de vingt-quatre lits. On peut
ain.-i séparer les malades suivant le genre et le degré des maladies. Les
ouvriers qui résistent le mieux sont les nègres; mais ils ont souvent aux
jambes des plaies d'une nature assez grave. L'administration de l'hô-
pital est confiée h une commission de bienfaisance composée du principal
négociant français de Panama, du principal négociant indigène, et de
l'évoque de Panama, homme intelligent et actif. Chacun de ces trois mem-
bres préside les séances pour un mois à tour de rôle ; en cas de division, la
voix du président est prépondérante.
474 LA RÉFORME SOCIALE

La Compagnie, pour faciliter le transport de son personnel et de son


matériel, a acheté les neuf dixièmes des actions de l'ancien chemin de 1er :
mais là encore, elle a évité de faire de la centralisation et laisse gérer la
ligne par l'ancienne Compagnie.
Avec un si grand bon sens dans la direction, on peut facilement prévoir
que l'oeuvre aboutira, et montrera une fois de plus que l'esprit sociable
et enjoué du caractère français n'est pas incompatible avec l'esprit sérieux
et pratique de la race anglo-saxonne. M. Ferdinand de Lesseps donne un
grand exemple, dont notre nation, particulièrement nos jeunes gens,
devraient profiter.
A mon arrivée à Panama, j'ai trouvé à la poste plusieurs livraisons de la
Revue et j'y ai lu avec plaisir le compte rendu de notre dernière assemblée
générale. Je me réjouis du succès qu'elle a eu et, de plus en plus, j'ai con-
fiance dans le retour du bon sens dans notre pays.
Je fais lire la Revue aux divers passagers que je rencontre sur les stea-
mers: les étrangers, trop habitués à nous entendre déraisonner, sont un peu
étonnés à la lecture de ces articles marqués au coin du sens commun; mais
ils applaudissent d'autant plus qu'ils savent que c'est nous qui avons
répandu dans le monde les erreurs sociales des philosophes du siècle der-
nier, et ils sont bien aises de nous voir faire réparation.
Courage donc, notre oeuvre est bonne et son succès est certain. Après-
domain je serai à la Havane d'où je passerai à Mexico, puis à la Nouvelle
Orléans pour gagner San-Francisco par terre. De là, je compte aller en
Australie et revenir par Suez.
ERNEST MICHEL.

ECOLE DES VOYAGES

PROGRAMME DU COURS DE MÉTHODE

L'enseignement de l'Ecole des voyoges comprendactuellement trois cours :


4° le Cours de méthode, par MM. Edmond Demolins, Urbain Guérin et d'Arti-
gues; 2° le Cours de doctrine, par M. Alexis Delaire; 3° le Cours de critique,
par MM. A. Focillon et H. de Tourville.
Les deux premiers cours peuvent être suivis pendant la même année; le
troisième, le Cours de critique, constitue un enseignement supérieur acces-
sible seulement aux élèves de seconde année.
Le cours de méthode des voyages d'observation sociale, qui s'ouvrira le
premier, le 21 novembre prochain, comprendra trois parties :
1° Partie sociale, embrassant toutes les notions élémentaires relatives au
lieu, à la famille et au patronage.
2° Partie politique, ayant pour objet l'examen des combinaisons sociales
les plus remarquables réalisées actuellement chez divers peuples.
3° Partie économique comprenant l'explication du cadre des budgets do-
PROGRAMME DU COURS DE MÉTHODE 475

mestiques qui permettent à l'observateur d'analyser les diverses combinai-


sons sociales et de dresser le tableau de la situation économique des familles.
La partie sociale, qui sera exposée par M.Edmond Demoiins, occupera
seule le premier trimestre. En voici le programme :
Préliminaires : Exposé de la méthode d'observation sociale; utilité des
enquêtes directes au moyen des monographies de famille. — Plan général
du cours rapproché du cadre de la monographie.
4° LA NATURE DES LIEUX. — Notions sociales de géographie physique, géolo-
gique, météorologique, botanique, zoologique, industrielle et commerciale,
ethnographique, politique et administrative comprenant : 4 ° les sols à l'état
primitif: steppes, rivages maritimes,forêts et sols variés; 2° les sols transfor-
més par le travail : agriculture, art forestier, art des mines, manufactures,
commerce.
Définition des trois âges du travail, au point de vue de la transformation
des lieux.
2° LA FAMILLE. — Les trois types de la famille, famille patriarcale, famille
souche, famille instable, étudiés dans la condition comparative de chacun
de leurs membres : le foyer de la famille constitué d'après l'état des lieux;
le père et la tradition des ancêtres; la mère, les fiançailles, le mariage et le
ménage domestique; les enfants et l'éducation; les vieillards; les célibataires,
les infirmes; l'héritier; les émigrants et leurs rapports avec le foyer.
3° LE PATRONAGE. — Sa nécessité pour l'existence de la famille ouvrière.
Les sept rangs occupés par les ouvriers dans la hiérarchie du travail et vis-à-
vis du patron : 4° domestiques; 2° journaliers; 3° tâcherons; 4° tenanciers;
&o ouvriers-propriétaires; 6° propriétaires-ouvriers; 7° chefs de métiers.

Les trois modes d'engagements qui lient l'ouvrier au patron : 4° engage-


ments permanents forcés; 2° engagements permanents volontaires; 3° en-
gagements momentanés. — Leur influence sur la situation de l'ouvrier.
Phases principales de l'existence de la famille, au point de vue de l'action
du patronage : origines du père et de la mère; naissances, instruction des
enfants; solennités, établissements et entreprises]; alliances et noces; insti-
tution de l'héritier; émigration à l'intérieur et à l'extérieur; adoptions, do-
nations et héritages; accidents et maladies; retraites; désordres atmosphé-
riques; chômages; dettes; calamités sociales; décès.
.Moeurs et institutions assurant par le patronage le bien-être physique et
moral de la famille. — Les six coutumes des ateliers: 4° permanence des
engagements; 2° entente touchant le salaire; 3° alliance des travaux de l'ate.
lier et des industries domestiques; 4° habitudes d'épargne; 5° union indis-
soluble de la famille et du foyer; 6° respect de la femme.
Institutions auxiliaires du patronage : 4 o dans la vie privée : cultures intel-
lectuelles, religion, associations, voisinage ; 2° dans la vie publique :
commune, unions de communes, cité, pays membres de la province, pro-
vince; État.
En résumé, après avoir montre comment l'état du sol influe sur l'organi-
sation extérieure de la famille, on décrira le fonctionnement intime de cette
dernière, d'après ses divers types, et d'après la situation respective de cha-
cun de ses membres. Puis, on indiquera dans quelle mesure la famille ou-
476 LA RÉFORME SOCIALE

vrière est capable de se suffire à elle-même, et, enfin, quelles sont les per-
sonnes et les institutions qui suppléent à son insuffisance. — Toutes ces
notions seront données au point de vue de l'application de la méthode.
Ce cours commencera le 21 novembre et aura lieu tous les mercredis à
quatre heures et demie dans le local de la Ee'/'orme.soe!afc)bouIevardSaint-Ger-
main, 174. Les personnes qui désireraient y assister sont priées de se faire
inscrire avant cette date. (11 n'est prélevé aucun droit d'inscription.)
À la fin de chaque année, des bourses de voyage sont attribuées aux audi-
teurs qui en ont été jugés les plus dignes.
En outre, la Société d'Economie sociale donne une allocation de 500 fr. à
l'auteur de toute monographie assez complète pour être insérée dans les
Ouvriers des deux Mondes.

LA SCIENCE SOCIALE
AU PROCHAIN CONGRÈS DES SOCIÉTÉS SAVANTES

On se souvient que notre Société d'Economie sociale a accepté l'invitation


qui lui avait été adressée officiellement de prendre part à la réunion des
sociétés savantes qui a lieu, chaque année, à la Sorbonne et où l'on vient de
créer une nouvelle section des sciences économiques et sociales.
Nos amis ont vu, dans cette invitation, une occasion de faire pénétrer dans
un milieu nouveau notre méthode et les conclusions scientifiquementdémon-
trées par l'ob-ervation des faits. D'ailleurs, la création même d'une section
spécialement consacrée à l'étude de la science sociale dénotait une tendance
qu'il importait d'encourager.
À la dernière réunion des sociétés savantes, notre Société, on s'en souvient,
a désigné officiellementdeux de ses membres les plus distingués, MM. Edmond
Rameau et Alfred de Courcy, dont les communications ont été très remar-
quées.
Nous venons de recevoir l'Instruction rédigée par la section des sciences
économiques et sociales pour la réunion de 1884, et nous sommes heureux
d'y voir affirmer notre méthode comme la règle à suivre dans les travaux.
On en jugera par le passage suivant :
« La section considère les dissertations théoriques comme étant beaucoup
moins de son ressort que Us faits. Elle s'attachera surtout à la publication des
textes, à la connaissance des actes, aux statistiques, qui, si elles peuvent
égarer le jugement lorsqu'elles sont mal établies ou mal interprétées, sont
un puissant instrument d'investigation dans les sciences sociales lorsqu'elles
sont birn faites, aux monographies, qui peuvent égarer aussi si le type est
mal choisi, mais qui, composées avec méthode et discernement, sont aussi un
moyen efficace pour pénétrer dans le détail de la vie économique et sociale d'un
peuple...
La section croit utile, au début de ses travaux, de signaler aux sociétés
savantes et aux correspondants les principaux sujets dont elle partagera
l'étude avec la section d'histoire et de philologie pour les siècles passés et
LA SCIENCE SOCIALE 477
dont elle traitera spéeialement, pour la fin du dix huitième siècle et pour le
temps présent.
« 4° La population, état numérique aux diverses époques de notre his-
toire, nombre des feux ou des habitants, changements économiques qui ont
exercé une influence sur la population, constatations relatives à l'état moral
et matériel de la population française.
» i" La condition des personnes et des terres, droit privé, propriété
foncière et mobilière, amodiation des terres, nature et rendement des
cultures.
» 3° Le commerce et l'industrie, foires et marchés, péages, tarifs de
douanes, routes et voies navigables, corps de métiers et liberté du travail,
manufactures royales, règlements de fabrication et d'atelier, résultats de la
production industrielle.
» 4° Les prix, valeur des marchandises, valeur de la terre, salaires, circu-
lation des monnaies.
» ô° Le système financier, impôts, comptes de finances, projets financiers,
administration des impôts.
» 6° ta pédagogie, petites écoles, collèges et universités, plans de réformes,
enseignement primaire, secondaire, supérieur, technique.
• » 7° L'organisation judiciaire, justices royales et seigneuriales, officia-
ntes, tribunaux, coutumes et lois, réformes introduites dans le droit p;ir les
ordonnances royales, par les lois et règlements de la période contem-
poraine.
» 8° L'organisation administrative, conseils, intendances, élections, pays
d'Etat, districts, départements, municipalités. »
D'ailleurs la section indique par ces exemple? la nature des travaux qui
rentrent dans ses attributions et sur lesquels elle pense que les recherches
des savants avec lesquels elle se trouvera en relation peuvent se porter avec
fruit; mais elle ne prétend ni déterminer les frontières d'un domaine, ni
circonscrire sesétudesaux sujets qui viennent d'être énumérés.EUe rappelle
même que l'investigation des temps passés lui est en partie commune avec la
section d'histoire et de philologie, que chaque section prendra dans les
documents qui parviendront au Ministère ce qui est de son ressort, et que
les mêmes matières fourniront ainsi plus d'une fois l'objet de deux études
spéciales.
Parmi les sujets mis à l'étude par la section d'histoire et qui pourront
également, ainsi qu'on vient de le voir, être traités à la section des sciences
sociales, nous devons mentionner : Les anciens livres de raison et journaux de
famille. L'importance d'une pareille question n'échappera à aucun de nos
lecteurs. C'est notre Ecole, par l'organe de notre ami, M. Charles de Ribbe,
qui, la première, a mis en lumière les livres de raison et qui a montré tout
ce que l'on pouvait en tirer pour l'étude de la famille et de la société.
C'est donc avec plaisir que nous voyons la nouvelle section entrer dans
une voie où nous marchons nous-mêmes et qui peut seule la conduire à
des résultats sérieux et scientifiques.
R.
CHRONIQUE
DU MOUVEMENT SOCIAL

En voyage.
Par suite d'un retard inexplicable de la poste, la Chronique de M. Fouge-
rousse ne nous est pas parvenue à temps pour être publiée dans ce numéro.
Elle était consacrée aux observations sociales que notre collaborateur a l'oc-
casion de faire, en ce moment, pendant le cours de son voyage d'étude dans
l'Allemagne du Nord. Du moins, nos lecteurs liront avec intérêt les extraits
de la lettre suivante qu'il nous adresse de Kiel, où il est actuellement.
E. D.
Monsieur Edmond Demolins.
Kiel, le 24 octobre 1S83.
Mon cher ami,
Le Schleswig-Holstein est un des pays les plus curieux et les plus ins-
...
tructifs. Aussi ai-je l'intention d'y décrire deux types d'ouvriers différents :
un ouvrier urbain et un ouvrier rural. La première de ces deux monogra-
phies est presque terminée, grâce au concours que me prête notre dévoué
confrère, M. Ilansen, secrétaire de la chambre de commerce de Kiel.
Les deux traits saillants du Sch.les'wig-Holstem sont l'esprit d'association
et la coutume successorale. Ces deux particularités doivent avoir constitué le
pays tel qu'il est et lui avoir imprimé sa physionomie propre. En étudiant
les statistiques, j'ai constaté que cette province occupe une situation à part,
au point de vue de l'instruction, de la probité, des légitimités des naissances.
J'espère rapporter une étude importante en ce qui concerne les successions,
qui présentent ici un champ d'observation plus étendu encore qu'en West-
phalie. La conquête prussienne n'a rien modifié à la tradition ancienne, en
sorte que la coutume a conservé une puissance qui dépasse tout ce qu'on a
pu voir ailleurs. Je suis en rapport ici avec les gens les plus distingués et
ils semblent ne pas se douter qu'il puisse y avoir sur ce point une législa-
tion.
Dans une brochure due à la plume d'un des écrivains les plus compétents
du pays en matière rurale, on lit le passage suivant : « Les lois sucessorales
sont très différentes en Schleswig à cause des nombreuses divisions terri-
toriales qui existaient autrefois et à cause des progrès différents qu'ont faits le
droit romain d'une part et le droit allemand de l'autre. Toutes ces lois abou-
tissent au même but : conserver intégralement dans les mains d'un des fils la
propriété tout entière avec les dispositions les plus variées pour la constitution
de soultes aux autres enfants. »
Le fait dominant, universel aujourd'hui comme il y a cent ans, c'est la
conservation intégrale du patrimoine dans la famille, et l'exploitation par Je
paysan lui-même, sans métayer ni fermier, du moins dans la moyenne
propriété qui est ici de 50 hectares. Pour mieux m'en rendre compte, je vais
entreprendre la monographie d'une propriété ; cela me permettra d'étudier
en détail deux coutumes importantes; '1° l'institution de l'héritier du vi-
vant du père et par un contrat spécial (j'ai entre les mains un de ces contrats
dont je rapporte la traduction) ; 2° la part des ancêtres qu'on appelle « Alten-
theil. » Cette part comprend, outre des redevances mobilières payées par le
CHRONIQUE DU MOUVEMENT SOCIAL 479
fils, une maison située dans l'enceinte du domaine de la famille et générale-
ment à une place d'honneur, ainsi que l'indique la disposition ci-dessous :

Cour d'entrée
pavée et en
très bon état.

C'est là que le.père et la mère vont habiter et vivre, d'une manière com-
plètement indépendante, quoique porte à porte avec le fils. Chez les gens
moins riches, cet altenlheil est sous le même toit, mais également indépen-
dant du jeune ménage.
Nous avons dîné hier avec un professeur du Gymnase qui m'a mis au cou-
rant des méthodes d'enseignement. Je me borne à vous citer un fait : l'Etat
ne fait pas construire de lycée, il n'existe même que trois ou quatre établisse-
ments de fondation ancienne où Ton prenne des pensionnaires. Tous les
autres enfants sont en pension dans des familles, suivant l'ancien usage
européen.
Le Play l'a dit avec raison, nous avons beaucoup à apprendre des autres
peuples, nous qui avons perdu le secret du bonheur et de la paix sociale.
Ici d'ailleurs rien n'est plus facile; tout le monde veut bien se mettre à ma
disposition avec une complaisance que je ne saurais trop reconnaître...
Un trait de moeurs caractéristique : depuis mon arrivée à Kiel, je n'ai ren-
contré qu'un civil et cinq militaires portant des décorations. Il est d'usage
de n'arborer ces insignes que dans des circonstances exceptionnelles, par
exemple à l'occasion d'un voyage de l'empereur.
Pour donner une idée de la puissance de l'esprit d'association, il me suffira
de dire qu'il existe ici une s Société d'embellissement » dont les membres
paient des cotisations, se réunissent, étudient pour le simple plaisir de faire
des plantations, des allées, placer des bancs dans les promenades, chercher
les sites pittoresques, et les disposer le plus avantageusement, etc.
Je vais entreprendre une tournée dans les campagnes voisines pour y étu-
dier la question des successions ; j'ai déjà réuni beaucoup de documents,
mais je voudrais, en outre, pouvoir répondre au questionnaire rédigé par
M. Claudio Janmst pour notre Enquête.
Je vais voir, dans quelques jours, le député de Kiel au Landtag prussien ;
je compte lui demander des renseignements sur l'organisation communale
qui me paraît très remarquable. L'extrême importance attribuée ici à la vie
communale a pour conséquence naturellede rendre l'aptitude à l'électoral très
difficile. On n'est électeur qu'à vingt-cinq ans; on demande même que cet âge
soit reculé à trente ; de plus, on exige, je crois, la qualité de propriétaire
foncier. Chaque commune, du reste, est maîtresse de voter ses conditions
480 y'A RÉFORME SOCIALE

d'éligibilité. En retour, on se préoccupe médiocrement des élections politi-


ques°qui
tienn nt peu de place dans les intérêts ; on a môme de la peine à
trouver des candidats au Parlement, Hambourg, ville absolument libre, a
410,000 électeurs pour le Parlement et seulement 18,000 pour les fonctions
communales.
Dans le Schleswig-Holstein les moeurs revêtent un'caractère familial très
élevé et, en même temps, un esprit pratique des plus remarquables. Ainsi,
j'ai visité, ces jours derniers, une école de cuisine, dans laquelle les jeunes
filles des meilleures familles de la ville vont, pendant trou mois et pour le
prix de 90 fr., apprendre tous les détails de la cuisine, pâtisserie, fabrication
de confilures, etc. Cette école est située dans le sous-sol d'un hôtel; c'est là
que, sous la direction de la miîtresse d'IiôLel, les jeunes élèves préparent la
cuisine de l'établissement et reçoivent des leçons de physique et de chimie
culinaire. J'ai vu, dans cette école, la fille d'un député au Reichstag.
Voici un second trait, qui est le corollaire du premier : ici, les jeunes filles
font tout le travail intérieur de la maison : chambre, cuisine et service de
table. Je suis allé dans une famille où il y a cinq domestiques sans en voir un
seul; ils étaient employés exclusivement au travail des champs, tandis que
les jeunes filles de la famille faisaient tout le service de la maison. Je puis
affirmer que l'instruction des femmes n'en souffre pas; elle est même fort
développée, grâce aux lectures qui se font, le soir, en famille. Je dois ajouter
que le .-ervice de la table est très simplifié, car, dès le début du repas, on
apporte tous les plats à la fois.
Le foyer domestique est bien réellement le centre des affections et des pré-
occupations de tous; chacun travaille à l'orner et à l'embellir le plus possi-
ble. Les intérieurs d'ouvriers, comme ceux des autres classes, brillent par
une propreté éblouissante et dénotent un bien-être remarquable. J'ai vu des
maisons d'ouvriers d'une propreté minutieuse. Les meubles y sont peu nom-
breux, mais dans un excellent état; les parquets sont frottés et polis comme
une glace, et cependant dans l'une de ces maisons d'ouvriers, il y avait six
enfants joufflus, roses et blonds.
J'ai reçu une lettre d'un de nos confrères de Hambourg qui m'engage à
m'arrêter dans cette ville. Il a même eu l'amabilité excessive de faire an-
noncer dans un journal de la localité l'arrivée d'un représentant de la
Société d'Economie sociale et de l'Ecole de M Le Play. J'ai remercié notre
confrère et je compte me rendre à son aimable invitation.
M.Hansen abieu voulu mepromettre, pour la Reforme, l'envoi d'un Courrier
régulier du Danemark et de l'Allemagne du Nord. J'ai également l'adhésion
d'un professseur très distingué pour un autre Courrier.
J'ai reçu une lettre de M. de Schorlemer Alts, l'émment fondateur de l'As-
sociation des paysans Westphaliens, pour la liberté de tester; il m'invite à
aller le voir, ce que j'ai l'intention de faire à mon retour...
Agréez, etc.
A. FOUGEROUSSE,

Le Rédacteur en chef-Gérant : EDMOND DEMOUNS.


Paris. — Imprimerie de l'Étoile, Boudet directeur, rue Cassette, 1.
^I^SSURAÎf^ES OUVRIERS CONTRE LES ACCIDENTS
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La loi sur l'assurance obligatoire des ouvriers contre la maladie


dont nous avons exposé les conditions, dans la Réforme sociale du
1er octobre dernier, entrera en vigueur le 1or décembre '1883. Un autre
projet de loi soumis au Reichstag allemand sur l'assurance contre les
accidents de fabriques, comme complément de l'assurance contre la
maladie a été renvoyé au gouvernement, sur la proposition de la com-
mission parlementaire chargée de son examen, afin d'être présenté à
nouveau, avec certaines modifications, lors de la prochaine session.
Adversaire décidé du socialiasme d'Etat, nous avons bien admis le
principe de l'obligation pour les institutions d'assurance à introduire,
mais en leur donnant la forme d'associations administrées par les
intéressés, sans autre intervention du gouvernement qu'un simple
contrôle pour constater l'exécution de la loi. Ces vues exposées au
sein de la commission et fondées sur l'expérience que nous avons ac-
quise en Alsace ont trouvé l'assentiment du Reichstag. La majorité du
parlement allemand, formée par la puissante fraction du centre, veut
que les chefs d'établissements supportent tous les risques d'accidents
dans leur exploitation, tandis que pour l'assurance contre la maladie
les charges sont partagées entre patrons- et ouvriers, pour les manu-
factures du moins.
Dans l'état actuel des choses, le droit français, comme le droit alle-
mand, rend le chef d'industrie responsable des accidents de fabriques.
Seulement, tandis que le législateur allemand oblige l'ouvrier victime
d'un accident à prouver que cet accident ne provient pas de sa faute, la
législation française admet, a priori, la faute du patron, à moins qu'il
ne prouve le contraire.L'article 381 du code civil dit en effet : « Onest
responsable non seulement du dommage que l'on cause par son propre
fait, mais aussi de celui qui est causé par le fait des personnes dont
on doit répondre, ou de choses que l'on a sous sa garde. Le père et la
mère, après le décès du mari, sont responsables du dommage causé
par leurs enfants mineurs habitant avec eux. Les maîtres et les com-
mettants, du dommage causé par leurs élèves et apprentis pendant le
temps qu'ils sont sous leur surveillance. La responsabilité ci-dessus a
lieu, à moins que les père et mère, instituteurs ou artisans prouvent
qu'ils n'ont pu empêcher le fait qui donne lieu à cette responsabilité. »
De son côté, la loi allemande du 7 juin 1871 s'exprime ainsi : « § 1. Si
un homme est tué ou lésé corporellement dans l'exploitation d'un che-
min de fer, l'entrepreneur de l'exploitation est responsable du dom-
Liv. x. 32
482 LA RÉFORME SOCIALE

nmge subi, à moins de prouver que l'accident provient d'une force


majeure ou de la faute de la personne tuée ou blessée. — § 2. Quicon-
que exploite une mine, une carrière ou une fabrique est responsable
du dommage, quand un gérant, un représentant ou une personne
employée pour la surveillance de l'exploitation ou des ouvriers déter-
mine dans l'exécution de son service et par sa faute un accident qui
cause la mort d'un homme ou lui attire une lésion corporelle. »
La différence entre la loi allemande et le code français est essen-
tielle. D'une part,l'ouvrier atteint par un accident est tenu de prouver
au juge, devant lequel il porte plainte, que l'accident provient de la
faute du patron. Au contraire, de l'autre côté, le patron doit fournir lu
preuve qu'il n'a pu empêcher le fait qui engage sa responsabilité. En
Allemagne, on veut introduire maintenant le système appliqué en
France sous le régime du code civil, puis régler en même temps, d'u-
près des dispositions fixes, le montant de l'indemnité et son mode do
paiement, au moyen d'une institution d'assurance obligatoire pour les
chefs d'industrie, tandis que la jurisprudence abandonne au juge le
droit d'évaluer, dans chaque cas particulier, le montant des dommages,
intérêts, sans se préoccuper de la manière dont cette indemnité e.S[
couverte. On allègue en faveur de l'assurance obligatoire, proposée
par le gouvernement de l'Empire allemand, comme avantage, la sup-
pression des procès engagés entre ouvriers et chefs d'établissements a
propos des demandes d'indemnité. On soutient de plus que l'institution
d'assurance, tout en garantissant à l'ouvrier victime d'un accident les
dommages-intérêts auxquels il a droit, impose une moindre charge an
patron dans l'établissement duquel un accident se produit. Deux asser-
tions dont l'exactitude absolue reste à prouver et qui soulèvent diverses
objections que nous signalerons tout à l'heure.
Dans la pensée de ses promoteurs, la loi sur l'assurance obligatoire
contre les accidents de fabrique doit être le complément nécessaire de
l'assurance des ouvriers contre la maladie. Un premier projet adopté'
par le Reichstag en 4 881 avec des modifications dans les 'propositions
du gouvernement a été rejeté par le Bundesrath, parce queces modi-
fications ne convenaient pas au chancelier. Ainsi que nous l'avons dit
déjà, le prince de Bismarck, dans son programme primitif, entendait
organiser les assurances ouvrières comme une institution de l'Etai
subventionnée et administrée par lui directement. Adopter le pro-
gramme sous cette forme, c'était inaugurer bel et bien un système de
socialisme d'Etat, dpnt le Parlement ne voulait pas. Au lieu du socia-
lisme par en bas, que le gouvernement combat de toutes ses forces, il
nous conduisait au socialisme par en haut, non pas latent et inavoué,
mais proclamé ouvertement comme une mesure de salut public. Avec
sa franchise dédaigneuse, le prince de Bismarck signifiait aux représen.
L'ASSURANCE DES OUVRIERS CONTRE LES ACCIDENTS 483
lants élus de la nation qu'il ne songeait nullement à s'excuser d'infuser
dans son système gouvernemental quelques gouttes de sang socialiste.
Seulement, en dépit de ses prodigieux succès, le grand homme d'Etat
dut apprendre que sa volonté ne fait pas toujours loi, surtout dans le
domaine de la politique intérieure. Fatigué de se voir traité avec un
sans façon excessif, le Reichstag ne veut plus se plier sans restriction
aux ordres de son ci-devant maître et lui demande à modifier ses exi-
gences.
Suivant les termes du premier projet, en date du 8 mars 1881, tous
les ouvriers occupés dans les fabriques, ou dans une exploitation
industrielle, employant des moteurs mécaniques, devaient être assurés
à une caisse instituée par l'Empire et exploitée à son compte. Le
Reichstag, tout en acceptant le principe de l'assurance obligatoire,
rejeta la subvention de l'Etat et décida d'établir,au lieu d'une institution
d'assurance commune à tout l'Empire, la fondation de caisses parti-
culières dans les différents pays de la confédération. Dans chaque pays,
les établissements induslriels de son ressort devaient assurer leurs
ouvriers à une caisse d'assurance propre à ce pays. Un amende-
ment, introduit dans la loi, réserva pour les gouvernements particu-
liers la faculté d'autoriser les chefs d'établissements soumis à l'assu-
rance à se réunir en associations mutuelles, sous la condition de
verser à la caisse d'assurance officielle le montant des sommes dues
pour indemniser les victimes des accidenta survenus dans leurs fabri-
ques. En outre, les gouvernements particuliers étaient en droit, con-
formément à un autre amendement voté par le Reichstag, d'assi-
miler aux associations d'assurance mutuelle les établissements isolés
présentant les garanties voulues pour se constituer leurs propres
assureurs sans risque pour les intérêts des ouvriers assurés. Au lieu
de payer la prime d'assurance ordinaire, ces établissements et les asso-
ciations mutuelles auraient eu à verser seulement le montant du
capital nécessaire pour le paiement des indemnités dues pour les
accidents survenus chez eux. Grâce à cette clause, ceux qui n'éprou-
vaient pas d'accidents, ou qui réduiraient les accidents au minimum
sous l'effet de mesures de prévention bien comprises, auraient supporté
une moindre charge qu'en restant associés ou assurés dans la crise
commune, dont les partenaires pouvaient être trop négligents et
avoir une plus forte proportion d'accidents. Une pareille disposition
convenait particulièrement à beaucoup de nos grandes maisons
d'Alsace, qui pratiquent pour leurs ouvriers l'assurance autonome,
sans recours à des compagnies financières spéciales.
A part ces exceptions, subordonnées à l'appréciation du gouverne-
ment particulier de chaque pays de l'Empire allemand, les établisse-
ments industriels en général avaient à payer à la caisse d'assurance
484 LA RÉFORME SOCIALE

du pays une prime annuelle fixe pour tous leurs ouvriers gagnant
2,000 marks et moins par année. L'assurance était collective pour
l'ensemble du personnel des exploitations désignées par la loi.
Le montant des primes anuelles était à fixer par le Bundesrath,
enproportion des risques, avec une revision des taxesà opérer tous les
cinq ans. En cas d'accident,- suivi d'incapacité de travail totale ou
partielle pendant plus de quatre semaines, la caisse officielle du pays,
gérée au nom de l'Etat, remboursait aux assurés ou aux ayants droit
les frais de traitement et de guérison, plus une indemnité, sous forme
de rente, fixée sur la base du salaire gagné par la victime. Y avait-il
incapacité de travail complète, l'indemnité pouvait atteindre 50 p. 100
du salaire au maximum. Si l'accident causait la mort, les ayants
droit touchaient 60 marks pour frais funéraires : la veuve obtenait
une rente annuelle, égale à 20 p. 100 du gain du défunt et payable sa
vie durant ou jusqu'à son remariage; les enfants chacun 10 p. 100 ;
les ascendants 20 p. 1o0 au plus, s'ils étaient sans ressources. Jamais
les rentesréunies detous lesayants droit ne pouvaient dépasser ensem-
ble 50 p. 100 du gain delà victime, et les ascendants ne pouvaientnon
plus faire valoir leurs prétentions, quant les prélèvements réunis de la
veuve et des orphelins ne restaient pas au-dessous de 50 p. \ 00. Quant
aux primes d'assurance, les chefs d'établissements, les patrons
devaient en supporter la charge jusqu'à concurrence des deux tiers
et les ouvriers le troisième tiers. Dans la proposition du chancelier de
l'Empire, c'est la caisse de l'Empire qui acquilait un tiers de la prime
lorsque le salaire ou le gain moyen des ouvriers assurés- ne dépassait
pas 750 marks par an : ce gain s'élevàit-il de 750 à 1,000 m., l'ouvrier
acquittait un tiers de la primé; la moitié delà prime était à supporter
par l'ouvrier quand le gain s'élevait de 1,000. à 2,000 m.
En pratique, on peut déterminer sans trop de peine la somme des
salaires gagnés par les ouvriers des différentes branches d'industrie ;
mais il est moins aisé de fixer, même approximativement,le montant
des indemnités à payer pour les accidents. Par suite, le taux des pri-
mes d'assurance pour les diverses classes de risques ne se laissent pas
évaluer non plus avec toute la précision désirable, à défaut de relevés
statistiques assez complets. L'exposé des motifs du premier projet de
loi s'est borné à affirmer, enfermes généraux, que pour aucuneclasse
de risques la prime d'assurance ne dépassera 3 p. 100 des salaires. De-
puis, le gouvernement de l'Empire a fait dresser une statistique des acci-
dents survenus dans touteslesexploitationsindustriellesderAllemagne,
dans l'espace du 1er août au 30 novembre 1881, soit pendant une durée
de quatre mois. Cette statistique porte sur un ensemble de 93,554 éta-
blissements occupant 1,957,548 ouvriers. Pendant la durée de l'expé-
rience ou plutôt des relevés officiels, il y a eu, dans l'espace de quatre
L'ASSURANCE DES OUVRIERS CONTRE LES ACCIDENTS 485
mois et sur 1,957,548 ouvriers occupés, 662 accidents suivis de mort,
560 cas d'accidents suivis d'incapacité de travail permanente, complète
ou partielle ; 28,332 cas d'accidents suivis d'incapacité de travail tem-
poraire seulement et de courte durée. Sur la base de cette statistique,
le gouvernement a cherché à établir un classement de risques, d'après
lequel toutes les industries existantes sont réparties entre dix classes
de risques pour le paiement des primes ou des taxes d'assurance en
proportion du nombre d'accidents constaté pour chaque branche par
rapport au nombre d'ouvriers occupés. Ce classement provisoire devait
être revisé et précisé à mesure que la statistique des accidents,fournie
par suite et sous l'effet de l'application de la loi, donnerait des élé-
ments d'appréciation plus complets.
En vertu de l'article 16 du premier projet d'assurance par l'Etat,
tous les établissements soumis à la loi étaient obligés de fournir à la
police,pour chaque trimestre, en double exemplaire, un tableau indi-
quant, avec l'objet et l'organisation de l'établissement, Je nombre des
personnes à assurer, le montant de leurs salaires. Des agents spéciaux
auraient eu à contrôler l'exactitude de ces déclarations. Sur la requête
de l'administration tous les ateliers devaient être ouverts à ces agents,
ainsi que les feuilles de paie et les livres de comptes. Une amende
de 1,000 marks et plus punissait les contrevenants en cas de déclara-
tion inexacte. Chaque accident était à déclarer à la police dans un
délai de deux jours par le chef d'industrie. Suivait ensuite une enquête
pour déterminer la cause et l'espèce de l'accident, la nature des
lésions, l'état de fortune de la personne tuée ou blessée, ainsi que de
ses ayants droit. Si l'accident était suivi de mort, l'administration
de la caisse d'assurance fixait immédiatement le montant de l'indem-
nité due aux assurés. Dans le cas où les lésions causées par l'accident
restaient sans issue mortelle, Hndemnité ne pouvait être déterminée
que dans un délai de quatre semaines, limitées à la durée du traitement
et de la convalescence, quand il n'y avait pas incapacité de travail
persistante. La fixation de l'indemnité ne se faisait-elle pas d'office
par voie administrative, les intéressés avaient un délai d'un an pour
la réclamer, soit moitié moins du temps accordé pour porter plainte
devant les tribunaux en vertu de la loi du 7 juin 1871 sur la responsa-
bilité des patrons. Toute plainte contre la fixation de l'indemnité était
à soumettre par les assurés à l'administration de la caisse d'assurance
et pouvait être portée devant les tribunaux ordinaires. D'ailleurs, les
rentes allouées étaient susceptibles d'augmentation ou de diminution,
suivant les changements survenus dans la condition des intéressés.
Jamais, en aucun cas, les indemnités payées par la caisse d'assurance
du pays ne préjudiciaient aux droits desdits intéressés, victimes d'un
accident de fabrique, auprès d'autres institutions de secours. Enfiu,
486 LA RÉFORME SOCIALE

une dernière disposition stipulait au paragraphe 58 que les contrats


d'assurance contre les accidents conclus avec des sociétés financières spé-
ciales seraient résiliées aubénéfice de la caisse d'assurance du pays.

II

Telles étaient,en résumé, les clauses du projet de loi adopté par le


Reichstag le 15 juin 4881. Le parlement avait rejeté la subvention de
l'Empire et substitué à la caisse d'assurance commune pour tout
l'Empire allemand, des caisses particulières administrées pour chaque
pays de l'Allemagne par le gouvernement local. Cette concession
faite aux aspirations particularistes, en opposition aux tendances uni-
taires et centralisatrises du chancelier de l'Empire, laissait, quoique sous
une antre forme, l'administration des caisses d'assurance sous' la dé-
pendance de l'Etat. Que l'Etat soit représenté par le gouvernement de
l'Empire ou parles gouvernements des pays particuliers, la chose est
la même au fond, abstraction faite des différences de particularisme
ou d'unitarisme propres à l'Allemagne, car c'est toujours l'Etat qui
administre l'institution, perçoit les contributions d'assurance et sert les
indemnités aux assurés.
Avec ce système, l'influence de l'Etat restait prépondérante et nous
étions loin de l'assurance sur le pied de la mutualité avec administra-
tion autonome des intéressés. Pourtant la loi votée par le Reichstag,
qui n'admettait pas les syndicats d'assurance mutuelle, à l'exclusion
de l'assurance par l'Etat, ne satisfit pas davantage le chancelier de
l'Empire et les modifications introduits par le parlement dans le projet
du gouvernement impérial n'obtinrent pas la sanction du Bundesrath.
Un projet nouveau fut élaboré et revint devant le Reichtag le 8 mai
4882, avec un plus grand nombre d'articles et en rétablissant le prin-
cipe de la subvention de l'Empire.
Au lieu de 58 articles que renfermait le premier projet, le projet
remanié revenait avec un contingent de 428 paragraphes sans présenter
pour cela plus de clarté ! La casuistique compliquée dans laquelle
s'engageaient les nouvelles propositions du prince de Bismarck ne
contribuait en aucune façon à faciliter l'application de h loi. Enlisant
ce nouveau projet sorti de l'office de l'intérieur, involontairement le
mot de Henri Heine vous revient en mémoire, quand le grand écrivain
affirme que pour comprendre les traités de philosophie écrits en
Allemagne, il lui fallait attendre leur traduction en français. Or, il
nous serait bien difficile de rendre sous une forme intelligible pour
tout le monde le texte de cette loi, avec ses interminables paragraphes,
à propos desquels tel vieux parlementaire bavarois, juriste de pro-
fession, s'est demandé, au sein de la commission du Reichstag chargée
L ASSURANCE DES OUVRIERS CONTRE LES ACCIDENTS 487
du rapport sur le projet gouvernemental, si les rédacteurs de certains
paragraphes ont bien eux-mêmes le sens des idées qu'ils ont voulu
exprimer! À part des obscurités et des longueurs, il fa.it néanmoins
reconnaître dans les dispositions du second projet des améliorations
notables par rapport au projet primitif. En politique pratique, le
prince de Bismarck a tenu compte des voeux émis en faveur de l'assu-
rance par des syndicats formés par les établissementsintéressés et admi-
nistrant l'institution eux-mêmes. Donc, plus de caisses d'assurances
gérées par les Etats particuliers. Si le principe de la subvention de
l'Empire était conservé dans le projet remanié, le chancelier le sacri-
fierait, à condition que les patrons supportent toute la charge de l'as-
surance. Le gouvernement se contenterait d'intervenir comme autorité
de contrôle pour veiller à l'application de la loi et pour le paiement
des indemités aux assurés par l'intermédiaire de l'administration des
postes de l'Empire. Sur l'ensemble des frais d'assurance contre les
accidents, l'Empire aurait pris à sa charge une part de 25 p. 100,
tandis que 60 p. 100 incombaient aux établissements de la même
classe de risques dans tout l'Empire et 15 p. 100 aux associations ou
aux syndicats régionaux. Ces groupes régionaux, syndicats ou asso-
ciations, étaient chargés de leur administration intérieure et de la per-
ception des cotisations de leurs membres. Tous les établissements
d'une même branche d'industrie dans un ressort administratif déter-
miné, province, département ou district, formaient entre eux un syn-
dicat d'assurance ou Betriehsgenossenschaft, tandis que les établisse-
ments de branches d'industries diverses du même ressort non réunis en
syndicat se groupaient en association ou Betriebverband. Une admi-
nistration centrale, commune à tout l'Empire, recueillait la statistique
des accidents et réglait la répartition des primes d'assurance ou des
sommes à prélever et à verser par les groupes régionaux afin de cou-
vrir les avances de l'Empire faites par l'administration des postes, pour
le service des rentes payées aux assurés.
En somme, le Reichstag se montre disposé à accepter l'assurance
obligatoire contre les accidents de fabrique, au même titre qu'il a vote
la loi pour l'assurance des ouvriers contre la maladie. Prenant toute-
fois en considération la complication du projet et l'impossibilité de
résoudre avant la clôture de la dernière session les difficultés que pré-
sente son application sous sa forme actuelle, la commission parlemen-
taire chargée de l'examiner a proposé de le renvoyer au gouverne-
ment pour être présenté à nouveau lors de la session prochaine avec
certaines modifications. Ces modifications indiquées dans une résolu-
tion dont l'assemblée plénière a approuvé les conclusions impliquent
une extension de l'administration autonome des syndicats d'assurance,
l'exclusion définitive de la subvention de l'Empire, l'application aux
488 LA REFORME SOCIALE

patrons de la totalité des primes et des contributions nécessaires pour


le fonctionnement des caisses. Afin de réduireau minimum la fréquence
des accidents et,par conséquence montant des charges, il importe do
restreindre les syndicats à des districts pas trop étendus pour permettre
aux établissements associés et supportant entre eux toutes les charges
de l'institution dans leur ressort, sans participer aux risques d'assu-
rance sur tout le terriloire de l'Empire, de se surveiller entre eux,
d'appliquer tous les moyens susceptibles de prévenir les accidents.
Sous ce dernier rapport, il y a de grands risques de négligence et par-
tant des charges plus lourdes, dans le cas où l'association embrasse
pour le paiement en commun, ne fût-ce que d'une partie seulement,des
indemnités pour les accidents survenus sur toute l'étendue de l'Em-
pire. Qu'on nous laisse administrer nous-mêmes nos institutions d'as-
surance, sans autre immixtion du gouvernementqu'un simple contrôle
sans nous faire participer non plus aux risques des établissements
saxons ou poméraniens. Désireux d'améliorer dans la plus large mesure
possible la position des ouvriers, nous avons été heureux de gagner
l'assentiment de la commission pour les mesures que nous avons expo-
sées au nom des chefs d'industrie de l'Alsace, en nous fondant sur
les résultats de l'expérience acquise. Le puissant chancelier de l'Em-
pire allemand a bien voulu nous déclarer qu'il sera toujours disposé à
prendre en considération toute proposition susceptible d'améliorer ou
de faciliter l'application de ses premiers projets.
En attendant que le Reichstag soit saisi à nouveau des projets re-
maniés, nous examinerons, dans un prochain article, la proportion des
charges imposées à l'industrie par l'assurance contre les accidents
dans les diverses classes de risques.
CHARLES GRAD.
Député de V'Alsace au Reichslag
Membre de la Commission des Assurances ouvrières.

Il vient deparaître une seconde édition de la brochure : Le Play et sonoeuvre


de Réforme sociale, par M. Edmond Demolins. Cetle brochure reproduit, en
appendice, de nombreux extraits des articles publiés dans la presse au len-
demain de la mort de Le Play. Nous engagerons nos lecteurs à lire et à
répandre autour d'eux une oeuvre qui résume, sous une forme claire et sai-
sissante, la vie et les travaux de notre maître. (Prix 60 cent.; pour les mem-
bres des Unions, 50 cent.)
LA RÉFORME DES LOIS DE SUCCESSION

EN FRANCE

Les motifs qui la rendent nécessaire


et la mesure dans laquelle on doit la réclamer

Le rapport magistral sur la réforme des lois de succession en Alle-


magne présenté par M. Claudio Jannet à la Réunion annuelle des
Unions, au mois de mai dernier, a fait ressortir un argument de la
plus haute importance à l'appui de la principale réforme dont VEcole
de la Paix sociale poursuit la réalisation.
Nous réclamons en effet, conformément aux enseignements fournis
par l'observation et mis en lumière par M. Le Play, la liberté pour le
père de famille d'attribuer exclusivement à l'un de ses enfants le
domaine rural ou l'établissement manufacturier créé par ses soins.
Nous disons que le foyer paternel ne doit pas être vendu à la mort
du père, et cela dans l'intérêt de la société, non moins que clans l'in-
.
térêt de la famille. Nous ajoutons que, pour réaliser ce desideratum
social, il est indispensable que l'héritier auquel est attribué le do-
maine reçoive hors part une quotité disponible assez considérable pour
lui permettre de suffire à sa lourde tâche.
Mais alors tous les jurisconsultes imbus des dogmes de l'égalité
absolue, si fort en faveur depuis la fin du dix-huitième siècle, protes-
tent contre l'odieuse inégalité de traitement qui, suivant eux, serait
infligée aux enfants par une pareille latitude laissée au père de fa-
mille. On crie à l'injustice, à la spoliation.
M. Glaudio Jannet a fort justement fait remarquer que l'inégalité
n'est qu'apparente. Elle repose sur une confusion, ou plutôt sur une
erreur consistant à prendre pour l'évaluation des immeubles d'une
succession leur valeur vénale, au lieu de prendre le revenu foncier net
dont ils sont susceptibles.
Il me paraît opportun-d'insister sur ce point de vue et je voudrais
présenter à ce sujet quelques considérations appuyées par des calculs
très simples, destinés à bien fixer les idées. Pour me faire pardonner
d'introduire ici des hypothèses et des chiffres, j'invoquerai l'autorité
de M. Le Play à qui j'ai eu autrefois occasion de les soumettre. Cette
étude lui semblait résumer essentiellement ce qu'il appelait de ses
voeux comme la pratique de la liberté de tester.
Ne l'oublions pas, en effet : M. Le Play, qui a si fort réagi contre
190 LA RÉFORME SOCIALE

l'abus des mots (4), n'a pas revendiqué le dr-ut de tester au nom d'un
principe abstrait de liberté. Il aimait à montrer par les faits comment
la liberté absolue du testament, dirigée par une coutume séculaire
universellement respectée, a fait grandir les fortes races qui semblent
à la veille de dominer le monde civilisé : les Anglais et les Amé-
ricains (2). Il opposait cette prospérité croissante à la désorganisation
fatale provoquée en France par l'application du Code civil (3). Mais il
ne contestait pas que chez nous le brusque retour d'une liberté illi-
mitée dont l'absence a fait oublier le but et l'usage, pouvait paraître
inutile ou dangereux et devait être préparé dans une certaine mesure
par la loi (i).
Peu soucieux d'ailleurs des discussions de principes où les meilleurs
risquent de s'égarer, prenant pour guide l'observation des faits, il
envisageait surtout le résultat social à obtenir (5). Ce résultat, c'est la
transmission intégrale du foyer et de l'atelier. A ce prix sont évitées
ces licitations périodiques qui, en détruisant la propriété ou l'usine
naissante, obligent la famille à de perpétuels recommencements ; ainsi
surtout se maintient cette stabilité du foyer paternel qui est le vrai
fondement de la prospérité. Or la discussion du budget d'un grand

[i) L'organisation du travail; la corruption du langage, § Sfi et suiv., notamment


l'abus du mol liberté.
(2) La Constitution de VAngleterre, liy. II, eh. vu ; et liv. V.
(3) Vorganisation de la famille, i"' appendice; la Réforme sociale, ch. xx.
(i) La Réforme sociale, liv. II, et notamment ch. xxn : principes de la succession àb
intestat.
(5) Récemment, sous le titre de Liberté testamentaire, d'excellents travaux, dus à la
plume de deux de nos collègues des Unions, ont été insérés dans la Revue catholique
des institutions cl du droit.Lcs deux auteurs,MM. d'Anthenaise et Donat Béchamp, sont
d'accord pour bien définir le but qu'il s'agit d'atteindre par la réforme de nos lois
sur les successions. Il s'agit en effet de conserver les propriétés rurales créées par
le labeur et l'épargne de nos paysans, ainsi que les établissements industriels ou com-
merciaux dus à l'iniiiativo et à l'énergie du père de famille. Il s'agit de conserver
autant que possible la durée des familles et les services qu'elles peuvent rendre,
en les attachant au sol et à l'usine par le lien le plus puissant, par les souvenirs
d'enfance puisés au foyer paternel.
M. d'Anthenaise et M. Béchamp se réclament des doctrines de la Réforme sociale et
(le l'autorité du maître qui a si vivement battu en brèche le partage forcé lel qu'il
est imposé par le Code civil français. Ils constatent que le partage forcé désorganise
Ja petite propriété rurale, détruit les liens de la famille; ils le rendent responsable
de la diminution du nombre des naissances dans certaines régions do la France. Mais
il estutile d'ajouter au mot liberté testamentaire quelques indications complémentai-
res. M. le Play développait volontiers un argument en faveur do la liberté illimitée
de tester. C'était le seul moyen, disait-il, d'éviter l'immixtion désastreuse des offi-
ciers ministériels ou des gens de loi dans le règlement des partages de famille après
le décès des parents. Les malheurs de la famille Mclouga de Cautercts (voir L'or-
ganisation de la famille) l'avaient rendu à juste litre défiant au sujet de l'interprélalion
légale des testaments sous le régime de la quotité disponible limitée.
LA RÉFORME DES LOIS DE SUCCESSION 491
nombre de familles, de paysans notamment, a montré que les épargnes
d'une génération peuvent s'élever à la moitié de la valeur du domaine.
Une quotité disponible de moitié,quel que soit le nombre des enfants,
permet donc la transmission intégrale du foyer et de l'atelier, à la
condition que le père ait le droit souverain de constituer les lots à
attribuer à chacun de ses enfants. Voilà pourquoi, au milieu d'une si
grande variété de régimes successoraux, M. Le Play groupe sous le
nom de liberté testamentaire tous ceux « dans lesquels le propriétaire
ayant de nombreux enfants dispose librement au moins de la moitié
de ses biens ('!). »
Cette conclusion est conforme à l'enseignement de l'histoire, et je
voudrais démontrer par des chiffres indiscutables que si cette faculté
est suffisante, elle est nécessaire aussi, dans les conditions où se fait,
cnez nous, l'évaluation de l'actif d'une succession, si l'on veut assu-
rer la conservation du domaine paternel dans les familles de modestes
propriétaires ruraux ou de riches commerçants. J'ajouterai même que
c'est le véritable moyen d'établir l'égalité entre les enfants du père de
famille, quand on se préoccupe de sauvegarder le grand intérêt social
de la transmission du foyer paternel chez les pajrsans.
On serait ainsi conduit à modifier la rédaction de quelques articles
du code, plutôt que les principes sur lesquels il repose. Ceux qui l'ont
rédigé ont eu en effet le tort de réduire outre mesure la quotité dis-
ponible quand il y a plusieurs enfants, alors qu'au contraire il serait
plus nécessaire de l'augmenter ; ils ont en outre commis une grave
erreur en ne laissant pas au père la liberté de constituer lui-même des
lots divers en nature. La modification de nos lois de succession consiste
donc essentiellement dans le redressement de ce tort et dans la sup-
pression de cette erreur. Réduite à ces termes, la réforme réclamée
aurait quelque chance d'être acceptée, sans soulever contre elle des
préjugés enracinés qui n'admettent aucune discussion et qui consi-
dèrent la liberté de tester comme un moyen détourné de faire revivre
le droit d'aînesse avec ses abus. On reviendrait ainsi à la.pratique du
droit de tester tel qu'il a fonctionné pendant plusieurs siècles à la
grande satisfaction des intéressés (2).

(i ) La Réforme sociale ch. xxi, I. Ainsi comprise, la liberté testamentaire existe en


Prusse, en Autriche, en Italie (1860; elle est absolue en Angleterre eten Amérique.
(2) L'article 013 du Code est ainsi conçu: « Les libéralités soit par actes entre vifs
soit par testaments, ne pourront excéder la -moitié des biens du disposant, s'il ne laisse
à sou décès qit'un enfant légitime; le tiers s'il laisse deux enfants, le quart s'il en laisse
trois ou un plus grand nombre. »
Joignez à cela les prohibitions de l'art. SIS : « Nul ne peut cire contraint à demeurer
dans l'indivision » et vous aurez l'explication de l'instabilité des familles dans nos
villes et dans nos campagnes. La conservation de la maison ou du domaine paternel
492 LA. REFORME SOCIALE

IL

L'ancienne coutume, appelée improprement droit d'aînesse, fondée


sur la liberté du père de famille, consistait en ceci :
Le propriétaire rural ayant plusieurs enfants gardait près de lui l'an
d'eux, ordinairement l'aîné, pour l'aider dans l'exploitation de son
domaine (1). Il établissait au dehors les autres comme cultivateurs,
artisans, marchands, ou bien il les poussait dans une des carrières dites
libérales : il mariait ses filles, en leur assurant une dot en argent.
Mais le fils associé, même marié, demeurait avec son père et tous ses
profits restaient acquis à la communauté, parce qu'ils devaient lui
revenir sans conteste, après la mort de son père. Les autres enfants au
contraire pouvaient profiter de leurs économies pour améliorer leur
position.
A sa mort, le père de famille instituait propriétaire du domaine
celui de ses fils qui lui était resté associé, maisàla condition de payera
ses cohéritiers, dans un délai assez long, des sommes égales à la moitié
de la valeur vénale de ce domaine.
Telle était la coutume. Elle paraît au premier abord consacrer une
inégalité dans le traitement réservé aux différents enfants. Cependant
il est facile de prouver qu'elle assurait au contraire l'égalité de situa-
tion de fortune entre les enfants et entre les petits-enfants, aussi bien,
mieux même, que ne le fait le partage égal de nos jours, et elle avait
de plus le grand avantage de conserver la race des paysans proprié-
taires, se perpétuant de père en fils sur le même domaine.
C'était la garantie de la stabilité de la famille et par suite la garan-
tie de la stabilité de l'Etat. C'était l'école du vrai patriotisme, fondé
sur le maintien de la famille dans la maison où s'étaient écoulées les
aimées d'enfance, de cette époque à laquelle se rattachent les souve-
nirs les plus puissants sur le coeur humain, si bien que je définirais
volontiers le patriotisme: la résultante des souvenirs d'enfance.
Que sont à côté de ces familles stables, les familles nomades des
journaliers de la campagne et des ouvriers industriels dans les villes?
Il n'est pas nécessaire d'insister pour faire comprendre les différences.
Yoici maintenant comment peut se démontrer l'égalité de traitement

pondant plusieurs générations clans une même famille, si elle est peu.favorisée de la
fortune, devient une exception, alors qu'elle devrait être la règle.
(I) La coutume d'instituer l'aîné des fils héritier n'était pas générale. Montesquieu
nous dit : « On trouve la coutume de faire hériter le dernier des mâles qui reste avec
» le père, en Bretagne où elle a lieu pour les rotures.» — (Esprit des lois XV1II-2Î). M.
Claudio Janneta relevé une coutume analogue dans une grande partie de l'Allemagne,
Voir le rapport cité plus haut. Réforme sociale, juillet 1883, pages G8 et 73.
LA RÉFORME DES LOIS DE SUCCESSION 493
que la coutume assurait aux enfants par le moyen de l'attribution
hors part à l'un d'eux de la moitié de Ja valeur du domaine pater-
nel.
Je prends un propriétaire rural dans une situation moyenne de
fortune et de famille. Pour des situations différentes les chiffres seraient
proportionnels, et le résultat resterait le même. Ce propriétaire possède
un domaine rural d'une valeur de 100.000 francs, qu'il exploite avec
son fils aîné. Il a cinq enfants. Le père meurt à soixante-dix ans, le
fils aîné est alors âgé, je suppose, de quarante ans; les autres ont de
vingt-cinq à trente-cinq ans.
Chacun de ceux-ci est pourvu, depuis l'âge de dix-huit à vingt ans,
d*un métier où il gagne au moins de 1,300 à 2,500 francs, et, si nous
admettons qu'ils soient rangés et laborieux,ils économisent en moyenne
300 francs par an, et les placent à intérêts.
L'aîné, depuis l'âge de vingt ans, aurait dû économiser, lui aussi,
trois cents francs par an, ce qui, avec les intérêts composés, lui aurait
constitué un capital de 10,000 francs, au moment de la mort de son
père (4). Mais la coutume veut qu'il ne se réserve rien, et que tous
ses profits reviennent à son père pour l'aider à se libérer de ses dettes,
ou pour améliorer le domaine.
Donc, au moment où s'ouvre la succession, il y aurait, en toute
justice, à rembourser 4 0,000 francs, ou à donner hors part une rente
de 500 francs à l'aîné.
Qu'arrive-t-il dans l'état actuel de la législation, si l'on ne veut pas
vendre le domaine paternel? 11 faut l'affermer et on sait qu'on en reti-
rera dans cecas un revenu de 3,000 francs (à 3 pour 0/0 de sa valeur). Si
l'on prélève 500 francs pour restitution à l'aîné, il reste 2,500 francs
de rente à partager entre cinq enfants, soit 500 francs pour chacun,
et l'on dit alors que le traitement est bien le même pour tous les en-
fants : on estime que le principe de l'égalité est sauf, que la justice
n'est pas violée.

(1) Les calculs du produit des sommes placées à intérêts composés, et des sommes
à payer annuellement pour amortir une créance dans un nombre d'années déterminé,
ont été faits à l'aide des tables qui se trouvent clans l'annuaire du bureau des longi-
tudes en supposant le taux de l'intérêt à 3 p. 100. Ce taux répond assez bien en
France au revenu des propriétés foncières évalué à 3 pour 100 du prix de revient,
ainsi qu'on l'admet plus loin.
Lorsque le revenu des propriétés foncières s'élève plus haut dans un pays, c'est
qu'en général les capitaux sont rares et le taux de l'intérêt s'élève aussi en proportion.
Inversement, dans les pays riches où le taux de l'intérêt s'abaisse à 4 pour 100 et au-
dessous, le revenu de la propriété foncière diminue dans le même rapport.
Nos conclusions prises pour une situation moyenne seront par conséquent applica^
blés encore pour des situations différentes qu'on pourrait avoir en vue.
494 LA RÉFORME SOCIALE

Or que fait le père de familleagissant suivant la coutume.Par son tes-


tament il dit : Le fils aîné jouira du domaine estimé '100,000 francs,
valeur vénale. Il le cultivera et le gardera pour le transmettre à ses
enfants, et il aura à tenir compte à ses frères et soeurs d'une somme
de 40,000 francs. Il devra payer '10,000 francs à chacun d'eux. Cette
somme ne sera pas exigible immédiatement, mais elle sera productive
d'intérêts à 5 pour 100. De plus, le fils aîné aura toutes les charges
d'aile et d'assistance que la coutume lui impose à l'égard de ses frères
et soeurs et de leur famille.
D'après ces dispositions, l'aîné a pour lui seul 60,000 fr., soit les six
dixièmes de la fortune paternelle. La part de chacun de ses quatre
cohéritiers n'est que de 10,000 francs, soit un dixième seulement. Cela
paraît monstrueux aux partisans de l'égalité quand même, laquelle
souvent n'est autre chose que la plus flagrante inégalité. Car il y a,
comme dit Bastiat, ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas. Dans l'hypo-
thèse où je me suis placé, on va crier à l'injustice parce qu'on oppose
six dixièmes d'un côté à un dixième de l'autre, et cependant est-ce que
chacun des quatre enfants n'a pas exactement les 500 francs de rente
que lui assure le partage égal du revenu du domaine conservé indivis?
Que veut-on de plus? "
En fait, c'est comme si la loi disait aux héritiers du père de famille:
le domaine patrimonial ne doit pas se vendre, l'intérêt social l'exige.
Le fils aîné en sera le fermier, à la mort du père, et il paiera le fermage
qui sera partagé entre tous les héritiers par parties égales, après pré-
lèvement, au profit de l'aîné, du revenu des économies qu'il a aban
données à son père pendant les années de gestion commune.
Qui donc est frustré par cet arrangement? personne assurément, et
le principe de l'égalité lui-même est sauf, car chaque enfant a sa part,
part égale à celle de l'aîné, si le domaine était affermé par indivis et
non vendu.
L'intérêt social, nous le répétons, s'oppose à la vente des domaines
ruraux agglomérés. C'est ce qu'enseigne l'étude des familles décrites
dans les diverses monographies des Ouvriers européens ou des Ouvriers
des Deux-Mondes.C'est ce qu'enseigne l'histoire économique des nations
européennes, ce qu'affirme d'ailleurs le simple bon sens. Dès lors ne
vaut-il pas mieux que le soin de cultiver, de faire valoir le domaine
paternel, soit confié à l'un des enfants plutôt qu'à un étranger ?
Quant à l'aîné, à l'héritier soi-disant avantagé, aux yeux des esprits
superficiels, qui se contentent de juger d'après ce qu'on voit, quelle
sera sa situation durant sa vie, quelle fortune à sa mort Iaissera-t-
il à ses enfants ?
Une fois investi de sa propriété, la faisant valoir lui-même, il pourra,
grâce à son travail, en tirer un produit équivalent au double du taux
LA RÉFORME DES LOIS DE SUCCESSION 495
ordinaire de fermage (1), soit quelque chose comme 6,000 francs par
an, produit sur lequel il doit prélever sa subsistance et les moyens
d'élever ses enfants, suivant sa condition. Mais il n'est pas l'unique
propriétaire : il doit 40,000 francs à ses cohéritiers au moment où il
prend possession du domaine. Pour se libérer de cette dette en trente
ans, il faut qu'il paie 7,5 pour cent, soit 3,000 francs par an,pour l'in-
térêt et l'amortissement. Il lui reste donc seulement 3.000 francs pour
vivre et pour entretenir la maison paternelle. Et notez bien que dans
ces 3,000 fr. qui lui restent figure la rente de la somme de 10,000 IV.
qu'il aurait dû posséder en propre, s'il avait placé à son profit ses
épargnes depuis l'âge de vingt ans jusqu'à quarante ans, comme le
font ses frères. Il ne tire donc que 2,500 francs par an de son travail
ou de son industrie dans tout le cours de sa vie, c'est moins que ce que.
ses frères arriveront sans doute à gagner, en ne se donnant pas plus du
peine que lui.
Au moment de sa mort, si elle survient à l'âge de soixante-dix ans,
il laissera à ses enfants le domaine paternel libre de toute dette, mais
sans accroissement. Ils auront, eux aussi, à se partager un revenu de
3,000 francs.
Pendant ce temps, qu'advient-il des autres enfants du père de famille?
Je prends pour exemple celui qui avait trente ans à la mort de sou
père : quelle sera sa situation trente ans après, quand son frère aîné
viendra à mourir?
Les 750 francs qu'il reçoit annuellement pour sa part d'héritage, lui
vaudront 50,000 francs au bout de trente ans : nous avons admis qu'à.
l'âge de quarante ans il aurait économisé '10,000 francs; supposons
qu'à dater de cette époque les charges de famille ne lui permettent plus
de rien prélever sur son salaire annuel, du moins ces 10,000 francs en
vingt ans lui produiront 16,500 francs. De sorte qu'à l'âge de soixante
ans, au moment de la mort de son frère aîné, il. se trouvera posséder
un capital de 76,500 francs et un revenu de 3,825 francs, plus considé-
rable, on le voit, que celui de son aîné.
Si alors, artisan ou marchand, il se retire des affaires et s'il vit de
ses rentes jusqu'à soixante-dix ans, à ce moment ses enfants auront à
se partager un revenu de 3,825 francs, tandis que les enfants de l'aîné,
qui n'aura pas cessé un instant de travailler, n'auront que 3,000 francs,
si le domaine paternel ne doit pas être vendu, comme le veut la cou-
tume. Les petits-enfants du père de famille que j'ai pris pour exemple,
en supposant à leurs pères la môme application au travail, le même

(1) Si l'on suppose l'héritier simple métayer, la moitié des profits lui appartient,
l'autre revient au propriétaire ; et si on estime à 3,000 francs la part du propriétaire,
le produit total doit s'élever à C,000 francs environ.
496 LA RÉFORME SOCIALE

esprit d'épargne, se trouveront ainsi débuter dans la vie avec la même


situation les uns que les autres, et dans la même situation que leurs
parents. Ils vivront dans le même milieu social, et s'il y a un avantage
matériel pour quelques-uns d'entre eux, ce n'est assurément pas pour
les enfants de l'aîné, de l'héritier du domaine paternel, de celui que
poursuivent comme spoliateur les implacables partisans de l'égalité.
Si, au lieu d'appliquer la coutume, nous retombons dans les pres-
criptions du Code civil pour le partage forcé, si, comme je le suppose,
le domaine rural avec ses bâtiments et dépendances,prés, vergers, terres
labourables ou vignes, forme un tout qu'on ne peut partager sans
dommage évident, il faut l'affermer ou le vendre.
En l'affermant 3,000 francs, la part de chacun des enfants est de
500 francs, comme on l'a vu, l'aîné reprenant sa créance de 10,000 fr.
La situation, au point de vue matériel, n'est pas meilleure pour eux
qu'avec la coutume, mais combien elle est inférieure au point de vue
moral.Ils n'ont plus la jouissance du foyer paternel, le lieu de réunion,
le drapeau et le lien de la famille.
Si le domaine est vendu, l'un des enfants peut-il l'acheter? Oui, il le
pourra, mais à la condition d'emprunter au moins 90,000 francs, puis-
qu'aucun ne possède en propre plus de 10,000 francs. Il lui faudra
payer 4,500 francs d'intérêt annuel, ou plutôt 6,750 francs, car il faut
bien songer à amortir la dette, alors qu'il tirera à grand'peine 6,000 fr.,
en y consacrant tout son temps et toutes ses forces : ce serait la ruine
à courte échéance, ce serait une folie, aussi qu'arrive-t-il? On se décide
à vendre la maison paternelle et les terres qui en dépendent. Elles
passent entre les mains de nouveaux propriétaires, le plus souvent
étrangers au pays, indifférents aux coutumes, aux habitudes locales.
Que deviennent dans ces conditions les bonnes relations de voisinage,
qui sont la source de la paix et du bien-être dans les campagnes ?
Les enfants, désormais sans attache au lieu natal, se dispersent, en
possession, jeunes encore, de leur part d'héritage, des 20,000 francs
qu'a donnés la vente du domaine paternel, quelque peu écornés cepen-
dant par les exigences du fisc et l'intervention des officiers ministériels.
Quel usage en feront-ils?
Les uns les engloutiront sans doute dans des entreprises hasardées;
les autres au contraire, mieux doués ou plus intelligents, réussiront à
faire fructifier leurs capitaux, et voilà l'inégalité introduite dans les
conditions d'existence de cette famille; que dis-je, il n'y a plus de
famille, chacun en refait une pour son compte, et les petits-enfants
n'ayant plus le foyer paternel pour se retrouver ne se connaîtront
même pas. C'est le règne de l'individu substitué au règne de la famille.
Est-ce un progrès ? j'en doute. Est-ce le but qu'on poursuit ? c'est peu
probable.
LA RÉFORME DES LOIS DE SUCCESSION 497

En résumé,la conservation des domaines ruraux dans les familles des


petits propriétaires exige que l'un des enfants soit mis en possession du
domaine paternel, à condition de payer à ses cohéritiers des soultes
en argent représentant la moitié de la valeur vénale du domaine, dans
un délai assez long, vingt ans et plus s'il le faut, de manière à ce qu'il
ne soit pas obligé de recourir à des emprunts pour se libérer.
Une quotité disponible de moitié de la valeur de l'héritage est ainsi
attribuée au détenteur du domaine paternel. Elle est nécessaire, comme
nous venons de le voir, mais elle est suffisante cependant pour la
garantie de l'intérêt social que nous avons en vue.
J'ai établi les calculs qui précèdent sur un nombre de cinq enfants,
s'il y en a moins la situation de l'aîné est moins bonne que celle de ses
cohéritiers. C'est donc à tort que le Gode civil augmente dans ce cas
la quotité disponible; au contraire, s'il y a plus de cinq enfants, la
situation de l'héritier peut paraître relativement plus favorisée, mais
à combien de charges n'est pas exposé, en présence d'une famille
nombreuse, celui auquel incombe le devoir devenir en aide aux mem-
bres souffrants ou tombés dans la gêne. On oublie trop aujourd'hui
qu'il y a des charges de ce genre attachées à la possession du foyer
paternel.
Qu'on ne vienne donc plus, à propos de la réforme des lois de suc-
cession, parler de droit d'aînesse, d'avantage fait à l'aîné, ou d'injustice
à l'égard des autres enfants. Je maintiens que s'il s'agit d'une fortune
immobilière modeste (1 ), quand on ne veut pas contraindre les enfants à
une licitation fâcheuse à tous les points de vue, le seul moyen d'établir
(1) Yeut-on un exemple plus modeste encore ? Prenons une famille de paysans
dont le domaine ne vaut pas plus de 30,000 fr. -valeur vénale et qui pourrait s'affer-
mer 900 francs. L'éducation donnée aux enfants ne leur permettra pas de gagner plus
de 1200 à 1300 fr. par an sur lesquels ils pourront cependant économiser 1S0 fr.
par an. Sur cette base, l'aîné à quarante ans devrait posséder un capital de S000 fl-
ou 230 fr. de rente. A la mort du père qu'arrive-t-il? Ou bien on reste dans l'indivi-
sion et sur le produit des 900 fr. de fermage il reste, après prélèvement de 360 fr. à
l'aîné, une somme de 650 fr. à partager soit 130 fr. pour chacun. Trente ans plus tard
chacun possédera le capital de 5000 fr. avec intérêts. . 13,250
le produit des annuités de 130 fr 9,100
Enfin, la part de capital correspondant à cette annuité de 130 fr 2,600
Total 24,950 fr.
Si, au contraire, on fait le partage suivant la coutume chacun des enfants aura un
capital correspondant aux économies annuelles de 150 fr. comme ci-
dessus 13,500
Le produit des annuités de 187.50 payées pendant 30 ans par l'aîné.. 13,200
.
Total 26,700 f
.
tandis que l'aîné tirera de sa propriété 1800 fr. par an sur lesquels il devra payera
ses cohéritiers une annuité de 750 fr. Il ne lui restera que 1130 pour vivre.
Liv. x 33
498 IA RÉFORME SOCIALE

à peu près l'égalité entre l'héritier du domaine et ses frères et soeurs,


c'est de lui attribuer hors part la moitié de la valeur de ce do-
maine.
S'il s'agit d'une usine, d'une maison de commerce, les mêmes prin-
cipes doivent guider dans l'appréciation de la valeur à attribuer à
l'établissement paternel. L'essentiel est de le maintenir dans la
famille et de ne pas exposer le fils qui en hérite à recourir à des em-
prunts toujours dangereux pour se libérer vis-à-vis de ses cohéritiers.
III
Pour terminer par des faits, suivan t la méthode d'observation, voici
deux exemples de la manière dont sont envisagés les droits résultant
de l'ancienne coutume par les aînés d'une part, et par les cadets de
l'autre.
Je suis lié depuis longtemps avec un médecin distingué qui habite
dans le Languedoc une ville éloignée de 60 kilomètres de la vallée des
Cêvennes où se trouve la propriété de la famille, propriété dont la
valeur est de 100,000 francs. Il est l'aîné de neuf enfants. Il m'a ra-
conté plusieurs fois que son père, fidèle à la coutume du pays, voulait
faire de lui un héritier, et avait insisté longtemps pour que son fils
revînt à la maison paternelle, aussitôt ses études médicales terminées.
Mais le fils avait toujours résisté à ses instances et, en me disant cela,
il ajoutait : Il est bien connu chez nous que toujours les héritiers se
ruinent.
Et en effet une quotité disponible du quart, soit 25,000 francs dans
la circonstance, ajoutée au neuvième qui lui revient, ne peut suffire
pour permettre au propriétaire de se tirer d'affaires, si son domaine
est grevé de 66,600 francs de soultes à payer; il est obligé de fom'nir
des annuités de 5000 francs pendant 30 ans, alors que le produit brut
qu'il obtient d'un travail opiniâtre ne dépasse pas 6,000 francs
par an.
Telle est, de la part des aînés, la manière d'apprécier la situation
soi-disant privilégiée qu'on veut leur faire. Ils fuient l'avantage dont
ils sont menacés. Avec les dispositions permises par le Code civil, ils
se ruinent, tandis qu'avec les dispositions établies par la coutume, ils
pouvaient vivre à force de labeur et d'économie sans faire de dettes,
Ils n'arrivaient pas, il est vrai, aux situations plus brillantes, accessi-
bles aux cadets intelligents et instruits, mais ils s'y résignaient
volontiers par respect pour la coutume et par attachement au foyer
paternel (1).
(!) Parmi l'es frères du médecin dont je viens de parler j'ai connu deux mililaires,
un prêtre et un notaire.
LA RÉFORME DES LOIS DE SUCCESSION 499
Voyons maintenant comment les cadets acceptent de pareilles dis-
positions testamentaires, qui,dit-on, les frustrent de leurs droits ou de
leurs espérances, en avantageant le fils aîné.
Un jour je consultais un de mes amis, avocat dans le canton de
Vaud, sur les usages en vigueur dans son pays en matière de
succession.
Le Gode civil du canton de Vaud, me dit-il, admet une quotité dis-
ponible égale à la moitié de l'héritage, quel que soit le nombre des
enfants. Les propriétaires ruraux ont conservé l'usage d'attribuer cette
quotité disponible à l'ainé et l'habitude de faire des testaments est
générale. Les filles sont d'ordinaire exclues de tout partage dans les
biens immeubles. Elles reçoivent une dot en argent, et s'obligent par
leur contrat de mariage à ne réclamer aucune part des propriétés à la
mort de leur père.
Je demandai alors comment les cadets acceptaient ces dispositions
testamentaires. Pour toute réponse mon ami fit venir sa cuisinière,
sortie d'une famille de cultivateurs propriétaires habitant un village
du canton de Vaud, afin que je pusse l'interroger moi-même.
Elle me confirma l'exactitude de ces renseignements : c'était ainsi
que les choses s'étaient passées dans sa famille, et elle ajouta : «Il est
bien juste que l'aîné qui est toujours resté à la maison avec les parents,
qui les a aidés à travailler les champs, qui les a soignés jusqu'à leur
mort, il est bien juste qu'il hérite de la maison et de la plus forte part
des propriétés. »
Tels sont les usages, tels sont les sentiments conservés dans de
modestes familles rurales après un siècle de régime d'un Gode civil
dont nous voudrions voir revivre les principales dispositions dans le
nôtre. Sous l'influence de ces usages et de ces sentiments une aisance
remarquable, telle que je n'en ai vu nulle part en Europe de sem-
blable, s'est développée dans les campagnes du canton de Vaud.
Chacun est content de son sort; des familles riches déjà continuent à
cultiver de leurs mains leurs propriétés, et allient une existence con-
' fortable à
des habitudes extrêmement simples. C'est une situation qui
mérite d'appeler l'attention des économistes.
En prenant ce dernier exemple dans un milieu des plus modestes,
j'ai voulu répondre aux critiques adressées quelquefois à tort à M. Le
Play, qui n'aurait eu en vue dans ses travaux et dans ses conclusions
de réforme sociale que la reconstitution des familles riches et d'une
aristocratie territoriale. C'est une erreur, il s'agit uniquement de
sauvegarder la durée des familles des paysans, des petits propriétaires.
Les riches et les puissants sauront toujours se tirer d'aHaires. C'est
l'intérêt des petites gens qui est en cause et avec lui c'est le salut de
la France.
500 LA RÉFORME SOCIALE

Que l'on joigne à ce que je viens de dire l'exemple cité dans une
lettre publiée par la Réforme sociale du 31 mai 1883; il donne une idée
nette de l'influence morale de la propriété de famille et des regrets
que la vente de la maison paternelle inspire aux cadets, et alors on
comprendra sans peine pourquoi nous déplorons que les dispositiens
du Gode civil en France aient contribué à ruiner de pareilles forces
sociales.
IV.

11 nous sera permis.en nous appuyant sur des exemples de ce genre,


de réclamer dans la rédaction de nos codes des modifications telles
qu'ils n'empêchent pas de conserver de si bonnes coutumes là où elles
existent encore, et je crois qu'on obtiendra facilement gain de cause
en posant la question sur ce terrain. Mais ce n'est pas tout. Il faudrait
quelque chose de plus, il faudrait que la loi ab intestat fût inspirée
par les mêmes sentiments, et qu'elle donnât au juge ou au conseil de
famille la mission de conserver le domaine paternel dans les familles.
La loi corrigerait ainsi le mal qu'elle a fait depuis un siècle, en
laissant croire que la justice veut le partage égal entre tous les
enfants, d'une manière absolue. Elle a faussé l'esprit public, comme
l'ont très bien fait remarquer M. Claudio Jannet et M. Donat Bô-
champ. Il faut revenir là-dessus, il faut faire comprendre à tous les
Français que l'égalité est mieux consacrée par l'ancienne coutume
successorale que par le Gode civil.
Je n'ai pas besoin de rappeler que dans tout ce qui précède il ne
s'agit point des fortunes mobilières, des valeurs ou des capitaux dont
le partage ou la conservation dans une même main ne met enjeu
aucun intérêt social. Ce serait aller à l'encontre du but que nous pour-
suivons, et donner raison à ceux qui parlent d'inégalité non justifiée
entre les enfants, que de réclamer en pareils cas une attribution hors
part à l'aîné. Il ne s'agit que des fortunes immobilières, des pro-
priétés qui forment un tout aggloméré, comme une usine ou un do-
maine rural analogue au kof des Allemands, tel que l'a défini M. Clau-
dio Jannet.
Il faut bien préciser vis-à-vis du public,peu attentif ou prévenu, la
portée des réformes indispensables dans nos lois de succession.
Il faut surtout faire comprendre que le désaccord provient de ce
qu'on commet une erreur en établissant l'actif des successions sur la
valeur vénale des immeubles et non sur leur revenu net.
Aussi on ne saurait trop recommander l'étude des dispositions légis-
latives qui viennent d'être adoptées en Allemagne et que M. Claudio
Jannet nous a fait connaître. L'établissement du registre pour l'ins-
cription des Bauerhof qui doivent bénéficier d'un régime spécial de
APERÇU SOCIAL SUR LE SCIILESWIG-UOLSTEIN 501
transmission est particulièrement à remarquer. Cette institution sem-
blerait de nature à écarter toutes les objections qu'on pourrait faire
contre les réformes que nous demandons. Elle laisse toute liberté aux
pères de famille qui croient ne pas devoir user de la faculté que leur
laisse la loi pour transmettre leur propriété à un héritier unique, mais
elle aaussi l'immense avantage d'appeler sur le grand intérêt social qui
est en jea, l'attention de ceux qui veulent bien réfléchir. Enfin, elle
a l'avantage de faciliter la tâche à ceux qui désirent perpétuer l'oeuvre
à laquelle ils ont consacré leur vie.
N'est-ce pas là tout ce que nous désirons? Ce que nous demandons
n'est-ce pas, comme l'a dit M.Claudio Jannet, la liberté pour la con-
servation de la famille et du foyer, au lieu de l'égalité pour leur des-
truction?
JULES MICHEL,
ingénieur en chef des Ponls et Chaussées.

NOTES DE VOYAGE

APERÇU SOCIAL SUR LE SCHLESWIG-H0LSTEI1N

Nous pensons que ces simples notes de voyage, écrites sans prétention
scientifique, peuvent présenter quelque intérêt; elles ne sont qu'une sorte
de préface aux documents plus importants que nous communiquerons à la
Société d'Économie sociale, et à une monographie de famille destinée aux
Ouvriers des Deux Mondes. Nous serions heureux si cet exemple pouvait
montrer à nos concitoyens l'utilité des voyages d'étude à l'étranger.

I
Trente heures de voyage, dont quatre d'arrêt à Cologne, séparent Kiel de
Paris. Pendant ce rapide trajet, nous avons été frappé de la complète
liberté dont jouissent les voyageurs dans toutes les gares de chemins de
fer, dès qu'on a franchi la frontière française. On va, on vient, on entre, on
sort, dans les salles d'attente, sur les quais des gares ; on accompagne, on
va recevoir un ami jusqu'au wagon sans être arrêté par personne, à aucune
porte, sans avoir à montrer aucun billet ni à solliciter aucune faveur. Nous
avions déjà remarqué la même liberté à Londres ; nous la retrouvons en
Belgique et en Allemagne. Serait-il donc absolument vrai que la France est
le pays où on parle le plus de liberté et où on la prat'f ue le moins?
A Kicl, nous avons trouvé à la gare notre confrèie et ami M. Hansen
impatient de nous révéler toutes les richesses de sa province qu'il connaît
merveilleusement. On conçoit sans peine que notre première journée devait
502 LA RÉFORME SOCIALE

être consacrée à la reconnaissance générale du pays et à toutes ses curiosités


extérieures. Le Schleswig-Holstein est à peu près la province la plus septen-
trionale de l'Allemagne ; elle forme la base delà presqu'île du Jutland et
occupe une surface d'environ 4-8,844 kilomètres carrés, baignée par deux
mers, la Baltique et la mer du Nord, et compte 4,427,4 49 habitants. Cette
population est particulièrement rurale, les villes n'ont en effet, que
396,74 3 âmes. La Tille de 'Kiel où nous sommes est la seconde comme
nombre d'habitants, mais la première par son importance sociale, militaire
et commerciale. Elle possède4S,000Jiabitants et Altona 92,000. Elle est bàtic
au fond d'un golfe magnifique qui la relie à la Baltique et, en raison des
qualités très remarquables de ce golfe, est devenue le second port militaire
de l'Allemagne; le premier est Wilhemshafen, sur la mer du Nord.
En passant de Paris à Kiel, nous nous étions élevé de plus de 6 degrés
vers le Nord, la latitude de cette ville étant de 63°49'23". Nous avions
donc le droit de penser que la température devait s'abaisser brusque-
ment et que nous allions trouver la campagne dépouillée de ses dernières
parures. Première surprise, nous avons eu 18<> centigrades pendant les quinze
jours qui ont suivi notre arrivée, et les jardins si nombreux dans certains
quartiers de la ville, la splendide promenade de "Wasserallée plantée par
Catherine II et les magnifiques ombrages de hêtres de Duesternbroock qui
côtoient le bord de la mer présentaient encore un épais feuillage.
Le fait n'a rien d'extraordinaireet il faut en attribuer la cause à l'influence
du gulf-stream, ainsi que Le Play l'a fort bien mis en lumière. Cette douceur
de la température explique l'excellent entretien des promenades et des
jardins, la coquetterie des façades des maisons tapissées, pour la plupart, de
plantes grimpantes et la multiplicité des gracieuses galeries de verdure
faites, comme en Italie, de piliers, carrés et de poutrelles horizontales, sur
lesquels s'enroulent les festons capricieux de la glycine, de la vigne vierge
et du chèvrefeuille. L'automne, qui semble ici plus riche en couleurs que
partout ailleurs, jette, en ce moment, sur toute cette verdure les nuances
les plus délicates et les plus variées. L'effet est fort agréable à la vue et
prévient favorablement l'étranger, d'autant plus que ces maisons entourées
de jardins n'ont pas de murs de clôture mais sont séparées de la rue par
une simple petite barrière de bois qui, du reste, est toujours ouverte,
même pendant la nuit. Ce premier regard sur la vie de Kiel donne l'im-
pression d'une existence aisée et simple.
La douceur de la température est-elle la cause de la singulière mode
qu'ont ici les servantes d'aller et venir dans les rues les bras entièrement
nus, même pendant la saison la plus dure et de n'avoir, en guise de
coiffure, qu'un petit flocon de mousse blanche sur le sommet de la tête?
Leur robe n'a pas de manches, mais une simple épaulette. La véritable
cause serait, paraît-il, une question de propreté ; les bras se lavent plus
facilement que la manche d'une robe. Les servantes sont,pour la plupart,des
jeunes filles de moins de vingt-cinq ans, car ici les domestiques se marient
toutes, elles rentrent dans la vie normale et rendent à la société toutes les
forces vives'et morales qui, si souvent, se stérilisent ou se corrompent dans
notre domesticité célibataire» Nous avons également pu constater, surtout à
APERÇU SOCIAL SUR IE SCULESWIG-1IOLSTEIN 503
la campagne, la vivacité d'allure et la bonne volonté au travail de ces jeunes
servantes, et, d'une façon générale, l'activité habituelle de la vie en Schles-
wig-Holstein. T«ut le monde ici marche vite et d'un pas ferme. C'est sans
doute l'influence du climat qui pendant l'hiver est assez rude. Ajoutons que
nous n'avons vu ici aucun oisif et que, tous renseignements pris, il ne s'y
trouve surtout pas déjeunes gens inoccupés.
Dès notre arrivée, nous avons pu également constater l'extrême propreté
qui brille dans tous les détails de la vie. Les maisons sont généralement
propres à l'extérieur, souvent même élégantes; dans les quartiers neufs, elles
ont de jolies façades, qui, malgré l'absence totale de pierres, présentent des
corniches très ouvragées, de fortes saillies dans les frontons, appuis de
fenêtres ou entablements et même des avant-corps en corbellement. Mais
ce qui contribue le plus à leur cachet de propreté ce sont leurs fenêtres
encadrées de blanc tranchant vivement sur la brique coupées aux deux tiers
' par des meneaux de même couleur, leurs vitres sans rideaux, polies et bril-
lantes, et derrière., l'éternel double rideau de guipure d'une blancheur irré-
prochable, et les deux pots en porcelaine blanche garnis d'arbustes ou de
fleurs. Tout cela est éclatant de propreté. Quand on pénètre à l'intérieur,
l'impression est peut-être encore plus vive : le parquet ciré et frotté, le mo-
bilier, de composition presque toujours et partout identique, brillent comme
une glace, et cet aspect remarquable se reproduit à peu près dans les
maisons les plus riches, comme dans les ménages ouvriers les plus modestes.
Autres détails de la vie extérieure; dans la ville et surtout dans la cam-
pagne, les chiens sont fréquemment employés à traîner de petites charrettes ;
clans les rues principales de Kiel, toutes les caves sont des magasins ou
des restaurants auxquels on descend par de petits escaliers découpés dans
le trottoir, ce qui est fort gênant et fort dangereux; le gaz coûte 0 fr. 25 le
mètre cube bien que le charbon qui est entièrement importé ici d'Angleterre
ne vaille que '16 ou M francs la tonne ; l'eau dans les maisons ne coûte que
0 fr. 085 le mètre cube, et les habitants en ont,en ce moment,65 litres par tête ;
ces deux services sont dans les mains de la municipalité et non dans celles
d'une compagnie ; il n'y a pas d'octroi, mais les impôts sont très lourds ;
les ouvriers payent leur logement presque aussi cher qu'à Paris, M marks
par mois en moyenne, c'est-à-dire 210 francs par an, et en plus environ
48 francs d'impôts. La vie animale est également fort chère : ainsi par exem-
ple, le beurre, élément universel de la nourriture, coûte en ce moment
3 francs [le kilo, le sucre 1 fr. 20, le pain blanc 0 fr. 44. En revanche le
café, on en prend beaucoup, mais sans sucre, coûte 1 franc la livre et la
pomme de terre, base de la nourriture, 0 fr. 625 le décalitre. Les salaires
sont en moyenne de 2 marks 80 pfennigs soit 3 fr. 50 par jour ; les grèves
sont inconnues depuis 4 873, par suite des lois sur les socialistes; l'obser-
vation du repos dominical est absolue dans les usines. Nous voudrions encore
citer ce fait curieux d'une église militaire où l'on dit la messe à huit
heures et demie le dimanche et qui se transforme, une heure après, en temple
protestant, par le seul fait de la suppression des quelques ornements de
l'autel.
Après ce premi.er inventaire de la vie extérieure, nous avons, grâce à
504 LA RÉFORME SOCIALE

notre guide si empressé, pénétré dans la vie intérieure. Là, nous avons
recueilli les observations les plus intéressantes que nous reproduisons, bien
que quelques-unes aient déjà été signalées par notre dernière lettre (livr. du
4cr novembre). Nous avons appris que l'internat, si justement condamné par
notre Maître, est absolument banni de l'éducation à tous ses degrés, que
tous les élèves du lycée ou des écoles de la ville sont loges dans des
familles, quand ils sont de l'extérieur ; qu'ils y sont, en général, traités
comme des enfants de la maison; que les étudiants ne sont que très rare-
ment logés à l'hôtel, mais le plus souvent dans des familles où ils sont
naturellement tenus aune régularité de conduite que la vie d'hôtel n'exige
pas,quand elle ne l'empêche pas absolument. Nous avons appris que
l'homme est condamné à fournir des aliments à l'enfant, quand il est dé-
montré que celui-ci est le fruit de ses oeuvres; que la transmission intégrale
des biens est le fait constant et universel; que l'Allgemeines l.andrecht
prussien n'est pas appliqué dans le Schleswig-Holstein et que l'hérédité con-
tinue dans cette province à être réglée en toute liberté par la coutume.
Dans certaines parties de la province, le père vend généralement par con-
trat, à un certain âge de sa vie, la propriété à son fils, ordinairementl'aîné,
et se retire dans une maison spéciale existant à côté de la maison d'exploi-
tation qui constitue, avec des redevances en nature, l'AUeniheil, ou part des
ancêtres. Quand la fortune ne permet pas que cette maison soit distincte,
elle est très nettement indépendante de l'habitation générale.
On voit combien l'état social est ici conforme aux principes de la Referme
sociale. Quand on étudie les conséquences de cette situation dans les statis-
tiques officielles, on y constate que le. Schleswig-Holstein est la portion de
l'Allemagne où le sentiment de l'association est le plus actif, la vie commu-
nale la plus libre, l'éducation la plus répandue, la criminalité la plus
faible et les crimes ou délits commis par des femmes, les moins nombreux.
Nous énonçons ces faits d'une manière absolue, bien que nous n'ayons pu
les constater nous-même, mais ils résultent de statistiques officielles du
royaume de Prusse qui ne sauraient être mises en doute.

II
Voilà pour le côté moral du Schleswig-Holstein. Voici maintenant
quelques données sur l'état économique de la province. Le faille plus
saillant dans cet ordre d'idées est l'existence d'une activité et d'une prospé-
rité industrielle et commerciale surprenantes. Ainsi la ville de Kielpossédait,
en 4863, pour 25,000 francs de navires à vapeur, en 1870, cette valeur est
montée à 437,500 francs)!; en 1875, à T,900,000 francs, en 1880 à 3,050,000;
elle était, au milieu de l'anné actuelle, de 7 millions de francs. Cet accrois-
sement n'est pas absolument spécial à Kiel : la ville de Flensburg possédait
en 1861, 3 navires à vapeur jaugeant 411 tonneaux; elle en a 30 aujourd'hui
d'un tonnage de 47,23o tonnes. Nous avons visité un atelier de construction
de navires fondé en 1877 ;11 comptait alors 95 ouvriers, il en a 1,900 aujour-
d'hui, il vient de mettre à la mer son centième navire, le cent vingtième est
en chantier. A côté de cet atelier situé à Ellerbeck, nous avons visité les
APERÇU SOCIAL SUR LE SCHLES'WIG-lJOLSTEIN 505
Neuemùhlen, ou nouveaux moulins. Cet, établissement a quinze ans de date, il
moût chaque jour 3,000 sacs de blé de '100 kilos et exporte la quantité de
farine correspondante en Angleterre. Il n'a pas de rival en Europe et
constitue la seule concurrence des minoteries américaines. Nous avons
visité hier une maison de construction de machines créée en 1S83; elle
avait alors 6 ouvriers, elle en compte aujourd'hui 65, et fait des affaires
très importantes. Citons enfin une petite industrie toute locale : le fumage
des harengs. Il a déjà un certain nombre d'années d'existence, mais depuis
dix ans il a pris une extension extraordinaire : l'an passé, il a exporté
450,000 petites caisses de harengs fumés de S kilos; le poisson péché par
ses barques ne lui suffit plus et, ce matin encore, nous voyons sur le port
des caisses de poissons frais expédiés de Copenhague pour alimenter les
petites fumeries de Gaarden. Signalons enfin ce fait, très minime assuré-
ment mais éloquent, à savoir que les petits cultivateurs, qui étaient embar-
rassés autrefois pour vendre leur beurre, l'exportent aujourd'hui en Angle-
terre et en Amérique. Nous ne voulons pas multiplier ces exemples qui
touchent de si près notre pays; il nous suffit de les avoir signalés.
Les causes de ce développement industriel et commercial sont multiples;
la prospérité des fumeries de poissons, par exemple, tient à ce que l'admi-
nistration des postes a baissé, depuis quelques années, à 0 fr. 62S le transport
du colis postal de 5 kilos expédié au point le plus éloigné de l'empire alle-
mand. Les progrès de l'industrie agricole tiennent à l'esprit d'association; les
progrès de l'exportation viennent des efforts inouïs faits pour développer
l'habitude des voyages à l'étranger et la connaissance des langues vivantes.
Mais les causes sont surtout morales. En premier lieu, nous placerons la vie
de famille portée ici à son suprême degré; la stabilité des familles consi-
dérablement favorisée par la coutume de la transmission intégrale ;
d'autre part, l'impulsion intelligente donnée à l'instruction classique et
professionnelle; en troisième lieu, l'activité extraordinaire qui entraîne
tout le monde.
Enfin, la paix règne ici, au point de vue social comme au point de vue
politique. Certes, le socialisme allemand n'est point un mythe; il a un de
ses foyers principaux à deux pas de nous, à Altona et à Hambourg, mais
depuis 4 873, depuis les lois spéciales faites contre lui, il ne se traduit guère
que par des succès électoraux dus, en grande partie, â l'abstentionisme des
bourgeois de Hambourg, Mais ici, en Schleswig-Holstein, quand nous
avons demandé aux patrons : Avez-vous des grèves'? vos ouvriers sont-ils
hostiles? on nous a toujours répondu : depuis 1S73, la paix est complète.
Mais c'est surtout sur le terrain politique, que cette paix est profonde et
universelle. Il y a assurément des partis ; des conservateurs, des libéraux,
des progressistes et, au Reichstag, quelques socialistes. Mais à part ces
derniers, ils sont douze à peu près, tous les autres luttent entre eux, tout en
étant absolument d'accord sur deux points ; la forme du gouvernement et la
personne du souverain. Ce matin même, le journal le plus avancé de
KM, parlait du cinquante-deuxième anniversaire du prince héréditaire.
« Le peuple allemand, disait-il, nepeut laisser passer ce jour sans le bénir.
Lorsque nous, Allemands, jetons un regard vers l'avenir, nous y voyons non
50G LA RÉl'OHME SOCIALE

seulement l'espérance que notre Empereur Guillaume tiendra encore


pendant une longue suite d'années le gouvernail, mais nous avons aussi la
certitude que son successeur est justement l'homme qui convenait pour
recueillir un pareil héritage et tenir l'empire d'une main ferme et juste. »
Voilà le langage des journaux les plus avancés. La politique intérieure ne
divise donc pas et ses ardeurs ne consument pas en efforts stériles les
forces nationales. Toute l'activité et toute la puissance du pays sont libres et
s'appliquent à des entreprises fécondes. Quel pénible contraste pour nous
quand nous entendons venir du côté de la France l'écho navrant de nos
querelles intestines? Comme nous comprenons bien, par l'opposition des
deux états de choses, la gravité du mal qui nous ronge et les obstacles qui
rendront si long le retour de cette paix bienfaisante, qui est le symptôme
le plus manifeste de la prospérité.
A. FOUGEROUSSE.

LA COLONISATION FRANÇAISE

DANS L'ANNAM ET LE CAMBODGE

Au moment où la France a les yeux tournés vers le Tong-King, il paraîtra


sans doute intéressant aux lecteurs de la Réforme de connaître quelques
détails sur l'organisation sociale des peuples qui habitent la presqu'île indo-
chinoise. D'autre part, la domination française s'exerçant déjà sur une parlie
de la Cochinchine, nous pourrons recueillir les appréciations dont elle est
l'objet de la part de ceux de nos compatriotes qui en ont observé les ell'els.
Si le tableau n'est pas flatteur pour notre orgueil national, il faut en cher-
cher la raison en nous-mêmes, plutôt, je crois, que dans les combinaisons
diplomatiques qui ont pu être contraires à l'extension de notre influence ; nous
apportons toujours avec nous, dans les pays où nous voulons nous établir,
un certain nombre de préjugés qui nuisent beaucoup à la stabilité de nos
conquêtes. Les peuples soi-disant « civilisés » ne sont pas nécessairement,
et sur tous les points, supérieurs à ceux qui nous sembleut indignes de ce
titre, et bien que ni les Annamites ni surtout les Cambodgiens ne nous offrent
le tableau d'une constitution sociale modèle, cependant il y avait encore
chez eux certains éléments à utiliser, certaines institutions dont il eût mieux
valu ne pas faire table rase.
En adressant ce reproche à l'administration française, je vise principale-
ment les libertés locales, qui, par un phénomène assez fréquent, je crois, en
Orient, se concilient assez bien encore, dans l'Annam indépendant, avec le
despotisme du pouvoir central. Ce despotisme, en effet, dont je ne cherche
pas à faire l'éloge, a du moins le mérite de ne pas s'étendre d'une façon
absolue à toutes choses ; il laisse de côté les questions purement locales, et
de petites bourgades annamites pourvoient elles-mêmes à leur police, sans
LA COLONISATION FRANÇAISE 507
aucune intervention du gouvernement ; le service est pourtant assez chargé,
par suite du grand nombre de vagabonds qui infestent le pays ; aussiya-t-il
ordinairement dans chaque village des corps de garde, composés des habi-
tants eux-mêmes, qui veillent pendant la nuit au maintien de la sûreté.
En dehors de la police, un certain nombre d'attributions sont absolument
abandonnées à des autorités locales qui ne tiennent aucunement leurs pou-
voirs de la cour de Hué : nous trouvons notamment, à la tête de chaque
canton ou réunion de communes, une sorte de magistrat nommé ông-iàng,
ou chef de canton, qui rappelle beaucoup le justice of peace anglais dont il
cumule les fonctions administratives et judiciaires : « Choisi parmi les anciens
ông-xa (maires) ou parmi les notables les plus capables de la circonscription,
il a la haute surveillance sur différentes communes et juge beaucoup de
petites affaires litigieuses (1). »
Dans les communes, certains notables appelés ông-huong forment un con-
seil où se traitent les affaires municipales ; ce conseil paraît jouir d'une grande
autorité dans l'Annam proprement dit, mais, dans la colonie française, « c'est
la volonté de MM. les inspecteurs qui décide tout (2). » Il s'ensuit que le
Cochinchinois soumis à notre domination souffrira directement d'une révo-
lution faite à Paris et qui changera les inspecteurs coloniaux ou tout au moins
leur donnera des instructions nouvelles. Au contraire, l'Annamite ne s'aper-
çoit pas des troubles très fréquents de la cour de Hué, pourvu toutefois
qu'il ne soit ni fonctionnaire, ni favori.
Quant au Cambodge, c'est un pays dont la décadence s'accentue tous les
jours. « Cet empire a dû certainement ôtre autrefois très important, très riche,
très avancé dans la civilisation, les monuments d'Angcor et des environs eu
sont la preuve. » — Depuis le treizième siècle, « à la suite des guerres avec
Siam et la Cochinchine, il a perdu environ les deux tiers de son territoire »
qui s'étendait à celte époque de S0 50 à environ 45° (latitude nord) et de
'l 00° à •106° (longitude est,!. La partie sud-est a été conquise par les Cochin-
chinois, le nord et le nord-ouest par les Siamois. — Aujourd'hui le royaume
de Cambodge compte à peine un million d'habitants et la population est eu
constante décroissance.
Cet état de choses paraît inexplicable et, de fait, au premier abord, il con-
tredit absolument la prétendue loi économique en vertu de laquelle la popu-
lation est toujours en rapport avec les subsistauces. Le Cambodge se fait
remarquer en effet par l'abondance de ses productions spontanées: dans les
provinces fertiles la vie est facile et le moindre travail suffit à se procurer le
nécessaire. Les rivières, et principalement le Grand Lac, offrent d'immenses
ressources aux indigènes. « On trouve quelquefois dans celui-ci des bancs
de petits poissons à huile qui permettent à peine d'enfoncer la rame dans
l'eau. Le marsouin, le poisson à scie, le poisson royal, le poisson tigre,
peuplent un vaste espace qui, durant la saison sèche, en février et en mars,
n'est couvert que de deux ou trois pieds d'eau. Alors, les Cambodgiens, les
Chinois et les Annamites arrivent en foule sur les bords du lac où ils campent

(1) L'Annam et le Cambodge, par C.-E. Bouillcvaux. V. Palmé, Paris,


(2) Ibid., p. 433.
508 LA RÉFORME SOCIALE

pendant plusieurs mois. Ces nombreux pêcheurs prennent une énorme quan-
tité de poissons qu'ils font sécher ; ils fabriquent de l'huile avec le poisson
de qualité inférieure ('.). »
Une grande partie du pays est couverte de forêts magnifiques qui recèlent
une quantité considérable d'oiseaux et d'animaux sauvages ; c'est pour les
Cambodgiens une autre ressource et ils ne demandent guère autre chose à
la terre. Leur seule agriculture consiste à la remuer légèrement avec l'aide
d'une mauvaise charrue et de deux buffles, pour lui faire produire le pou de
riz nécessaire à leur consommation.
Le climat chaud excitant peu l'appétit, d'une part, et d'autre part, le sol
produisant spontanément une partie des substances alimentaires, le travail ne
s'impose pas au Cambodgien qui, avec un naturel doux et assez bienveillant,
est extrêmement paresseux et se laisse exploiter par les étrangers. « 11 y a
au Cambodge une colonie assez considérable de Malais. Les Chinois y sont
aussi fort nombreux. Les Chans, descendants des anciens maîtres de Ciampa,
habitent plusieurs villages à l'est du grand fleuve... Beaucoup plus actifs,
beaucoup plus intrigants que les Cambodgiens, les Annamites envahissent
peu à peu ce royaume. »
Voilà donc une population à laquelle le pain quotidien est assuré avec un
très petit effort et qui, au lieu de prospérer, grâce à cette excellente condi-
tion matérielle, tend à disparaître et se laisse absorber par les pays
voisins. L'étonnement augmente lorsque l'on voit les Cambodgiens mendier
les faveurs gouvernementales, le titre de mandarin, et chercher à se faire des
rentes grâce à leur position officielle. Ce pays est, en effet, livré à tous les
excès de la bureaucratie et les nombreux mandarins, divisés en dix classes,
sont de véritables vampires administratifs. Ils ne reçoivent d'ailleurs aucun
traitement du gouvernement central ; c'est à eux de prélever directement
leurs salaires sur leurs subordonnés et ils n'ont garde d'y manquer.
Cette complication des rouages gouvernementaux si naturellement opposée
à la simplicité de vie et d'organisation que comporte un peuple adonné à la
récolte des productions spontanées, ruine ce malheureux pays, et l'amènera
sans doute à disparaître complètement dans un avenir peu éloigné. Déjà toute
la partie méridionale appelée Basse-Cochinchine se trouvé au pouvoir des
Français et, malheureusement, notre exemple et nos procédés de colonisa-
tion ne sont guère faits pour ramener les Cambodgiens dans les voies de la
prospérité.
« Une colonie française est un placement avantageux pour un certain nombre
d'heureux mortels qui touchent là de beaux traitements, soupirant après le
jour du retour en France (2). » Telle est la définition qu'un homme conscien-
cieux croit pouvoir signer après plusieurs années de séjour en Cochinchine.
L'aveu est fâcheux pour notre pays, j'en conviens, mais les faits cités à l'ap-
pui ne justifient que trop cette assertion. Quoi d'étonnant, d'ailleurs, à ce
que les habitudes de fonctionnarisme que nous avons en France nous suivent
dans nos colonies? Les Anglais n'envoient de bons colons dans le nouveau
monde que parce qu'ils ont chez eux des propriétaires intelligents et dévoués,

(1) M., ib. (2) Ibîd., p. 90.


LA COLONISATION FRANÇAISE 509
formés au sein de familles-souches, habitués à la gestion de leurs intérêts et
à l'exercice des devoirs du patronage. Ils connaissent par conséquent le secret
de s'attacher à la terre dont ils dirigent la culture, ils se font un « home » à
plusieurs milliers de lieues du pays natal. Ils sont en cela plus patriotes que
nous, car ils portent au loin la renommée de l'Angleterre. Au lieu de cel ,
.

le jeune Français, qui attend du gouvernement ses moyens d'existence, n'ac-


cepte un poste si éloigné qu'à son corps défendant, ou pour avancer plus,
rapidement dans la carrière qu'il a choisie; que le poste dont il a la charge
à un point de vue quelconque soit bien ou mal administré, cela est secondaire,
ce qui est important pour lui c'est d'être noté comme un fonctionnaire zélé,
de ne pas prendre parti trop souvent pour les indigènes et de répondre
exactement aux communicationsde son supérieur hiérarchique.
On comprend facilement quels maux peut engendrer une pareille manière
de concevoir le gouvernement d'une colonie : sous prétexte d'avoir une
administration financière bien réglée, on établit le cadastre avec beaucoup
de soin, mais les impôts devenant plus lourds, les indigènes se demandent,
avec quelque raison, si ces merveilles de la bureaucratie, ces cotes soi-disant
équitables, constituent pour eux un progrès. Sous le gouvernement cochin-
chinois « la cour de Hué dépensait très peu de chose; ses employés ne rece-
vaient que de très maigres appointements, tandis que maintenant le gouver-
nement colonial l'ait des frais considérables, surtout pour son personnel. On
disait en '1873, à Saigon, que le traitement du personnel absorbait près de la
moitié des revenus de la colonie (4). »
Tous les services en effet sont nécessairement rémunérés dans un pays où
personne ne consacre au bien public une partie de son temps et de sa
fortune. Là ori des colons sérieux conquièrent par leur industrie privée une
aisance honorable, ils peuvent mettre une partie de leur activité au service
du gouvernement de leur pays, si les moeurs de la mère patrie leur en ont
donne l'habitude. Mais si l'on se trouve seulement en face de quelques aven-
turiers, il faut.au contraire, que le gouvernement colonial fasse des sacrifices
pour amener à lui des administrateurs salariés.
Pour faire face à ces dépenses, la France adopte parfois certains expé-
dients inavouables : c'est ainsi que la ferme de l'opium et celle des jeux nous
donnent en Cochinchine des revenus considérables, tandis que le gouverne-
ment annamite, reculant devant l'immoralité de pareils moyens, « prohibait
la vente de l'opium et défendait de jouer, excepté aux fêtes du commencement
de l'année.(2)».De semblables pratiques nous paraissent peu propres àfortifier
notre puissance dans l'Indo-Chine, et le sang de nos compatriotes qui se
verse au Tong-King ne suffira pas à rendre cette terre française. La guerre
peut servir tout au plus à protéger des colons jaloux d'occuper de nouveaux
territoires, mais elle est absolument stérile au point de vue de la puissance
d'une nation, quand l'organisation vicieuse de la famille arrêtant l'émigration
normale rend toute tentative de colonisation impossible.
P. DE ROOSIERS.
(1) Ibid., p. 490.' (2) Ibid., p. 513.
UNE BANQUE D'EPARGNE POUR LES ENFANTS

A SAN FRANCISCO

Il existe à San Francisco une société de secours et une banque d'épargne


pour les enfants.Le bat de cette oeuvre charitable est de propager l'industrie,
la tempérance, la propreté, la frugalité, de cultiver l'intelligence et la mora-
lité. Les enfants abandonnés sont fournis gratuitement de bains, logement,
livres, salles de lecture, école de couture, gymnases, jeux, musique, et enfin
une banque d'épargne a été organisée, le 27 juillet 187S.
Cette banque consiste en une grande caisse avec un double couvercle ;
le couvercle extérieur est percé de petites l'entes qui correspondent à des
compartiments intérieurs ; il est solidement fermé par des serrures ; chaque
fente est numérotée ; chaque déposant a son nom et son numéro inscrit sur
le registre de la banque. Ce coffre-fort est construit de manière que les enfants
peuvent déposer à volonté, mais ne peuvent retirer qu'un fois par mois au
jour fixé, lorsque ce coffre est ouvert par les directeurs, et le contenu de
chaque compartiment compté en présence des déposants, qui ont alors le
droit de retirer leur argent,en donnant au secrétaire un reçu, S'ils le désirent,
cet argent est déposé entre les mains du trésorier de la société, qui ouvre un
compte au déposant et lui remet un livret. Les règlements de la société ac-
cordent à chaque déposant cinq sous de prime par chaque dollar épargné, et
un intérêt de 4 0 p. 100 par an sur toute somme restant trois mois ou plus
entre les mains du trésorier.
Ces ouvertures mensuelles de la caisse sont très intéressantes; elles réunis-
sent une foule de déposants dontles occupations sont très variées; des enfants
d'école, des vendeurs de journaux, de fruits, de bois, de savon, d'allumettes,
des garçons de tous métiers, depuis cinq ans jusqu'à dix-huit ans. C'est
l'occasion de leur parler, de leur donner des avis d'économie et de bons
conseils. Ils en sortent convaincus de l'utilité de l'épargne, même pour celui
qui ne gagne que quelques sous par jour. Cet établissement fonctionne de-
puis plusieurs années et rend les plus grands services. Les enfants sans
asile y sont recueillis, nourris, logés, habillés, jusqu'à ce qu'on puisse les
placer dans une famille.
Beaucoup d'enfants ont accumulédans la caisse assez d'argent pour acheter
un habillement complet neuf. Un petit garçoD, employé dans une boutique à
20 fr. par semaine, économisa, par cinq et par dix sous, pendant deux ans,
une somme de S00 francs qu'il retira alors en disant : « Ma mère et moi avons
toujours été en garni, mais à présent nous allons tenir maison. » Un autre
garçon commença à n'avoir que dix sous à la première ouverture de la caisse;
à présent, il a acheté un terrain ; il en a le titre en son nom et en paye la
taxe; il est devenu propriétaire. Depuis l'ouverture de cette banque d'épar-
gne de sous, une moyenne de 1S déposants par mois ont économisé un total
de 4,605 dollars (environ 8,000 fr.), soit 30 dollars par mois.
X.
NÉCROLOGIE

LE CARDINAL DE BONNECHOSE
Les Unions de la Paix sociale ont à déplorer une perte cruelle. Le véné-
rable cardinal de Bonnechose, archevêque de Rouen, a succombé aux suites
d'un accident, alors qu'il venait d'entrer dans sa quatre-vingt-quatrième
année, encore plein de vigueur et de santé. Avocat général, il abandonna
en 4 830 une carrière brillamment ouverte et se donna au service de Dieu.
Mais ses qualités éminentes l'appelaient partout à de hautes destinées.
Evêque de Carcassonne en 1847, il passa en 4 854' à Evreux, et bientôt après
fut appelé à diriger ce diocèse de Rouen qui célébrait tout récemment avec
tant de pompe le vingt-cinquième anniversaire de cet avènement. Cardinal
depuis 1863, il sut toujours faire entendre avec indépendance et modération
les avis les plus éclairés, à la tribune du Sénat comme dans les conseils de
l'empereur, qu'il s'agît de la dignité de l'enseignement supérieur ou de la
liberté des consciences religieuses. Quand vint le temps des catastrophes, il
montra dans les crises les plus critiques de l'invasion étrangère comme
dans les négociations les plus délicates des affaires de l'Eglise, tout ce
que peuvent l'autorité du caractère, le calme de la raison et la prudence
du jugement. Son influence avait été prépondérante lors du dernier con-
clave : elle était restée grande à Paris comme à Rouen, et sa mort porte un
grave préjudice aux intérêts dé la France chrétienne.
Le cardinal de Bonnechose avait bien voulu, presque dès la première heure,
s'inscrire parmi les membres fondateurs des Unions, et il suivait avec solli-
citude les progrès de leur développement. Il avait largement encouragé de
ses dons notre Ecole des Voyages. Lui-même avait daigné dans une retraite
pastorale engager son clergé à étudier les livres de M. Le Play et à partici-
per aux travaux d'économie sociale. En toute circonstance, il aimait à redire
que la réforme sociale est, dans l'ordre des choses humaines, le meilleur
espoir pour le relèvement de la patrie.
C'est à Rome même où son souvenir est partout si vivant que nous est
parvenue la nouvelle de sa fin soudaine. En lui adressant ce dernier adieu,
nous ne pouvons oublier combien, personnellement, nous avons éprouvé les
effets de sa bonté paternelle ; et c'est avec autant de filiale reconnaissance
que de vénération profonde que nous rendons un suprême hommage à cette
grande et chère mémoire.
A. DELAIRJE.

Dans une lettre adressée à M. Demolins, M. l'abbé de Tourville rappelle


l'intérêt que le cardinal de Bonnechose prenait au développement de notre
école des voyages. Nous en détachons le passage suivant:
Tourville, le 6 novembre 1883.
MON CHER AMI,
Je considère que la mort du cardinal de Bonnechose doit être entourée de
regrets comme celle de nos hommes publics, très rares, qui se sont trouvés
à la hauteur de leur tâche malgré' la difficulté des temps.
512 LA RÉFORME SOCIALE

11 était véritablement des nôtres. Vous savez, peut-être mieux que moi, ses
rapports avec Le Play. Je vous rappelle seulement quelques traits.
MGR de Bonnechose a été un des auditeurs de nos conférences, faites dès
lors par M. Focillon. Il a même voulu y prendre la parole pour confirmer par
ses observations personnelles les faits qui venaient d'être développés. Il s'a-
gissait des notables propriétaires se perpétuant d'âge en âge sur le même
domaine et constituant traditionnellement en eux le vrai gouvernement du
lieu, à la condition essentielle de résider. Il exprima à merveille la double
physionomie des pays qu'il parcourait dans ses tournées pastorales, suivant
que cet élément s'y trouvait ou y manquait. Les sympathies du cardinal pour
nous étaient si vraies qu'il a été un des quatre premiers donateurs des
bourses de voyages à l'aide desquelles a débuté notre Ecole: il avait souscrit
pour 300 francs. Vous vous rappelez aussi qu'il a voulu, dans un de ses
récents mandements, faire figurer nominalement le témoignage de Le Play.
Un jour que j'allais le voir à son retour de Rome, il me dit spontanément :
«J'ai parlé dé ma propre initiative,et sans être provoqué par aucun de vous
des travaux et des réformes que vous poursuivez, à S.S. Léon XIII; j'ai
surtout attiré son attention sur un fait moral qui me frappe beaucoup : c'est
l'absence de toute ambition et de toute prétention personnelle chez tous
ceux qui appartiennentvéritablement à votre Ecole de la Réforme sociale.»
Enfin, je ne pouvais m'empêcher d'admirer comment cet ancien magis-
trat, qui se retrouvait si sensiblement sous le prélat, et qui n'avait pu, au
milieu de si grandes occupations, s'adonner intimement à nos études,
avait nettement et pleinement conçu le vice radical de notre fameux Code
sur les successions et testaments, et avec quelle autorité claire il en par-
lait. C'était véritablement un grand esprit et un haut caractère....
Votre ami tout dévoué,
HENRI DE TOURVILLE
.

UNIONS DE LA PAIX SOCIALE


PRÉSENTATIONS. —Les personnes dont les noms suivent ont été admises
comme membres TITULAIRES ou comme associés, et inscrites du n° 2,683 au
n° 2,680.
ALLIER. — MAZERON(Louis), avocat, à Montluçon, prés, par MM. Fayolle et
A. Gibon. LARMINAT (L. de), propriétaire, président honoraire du Comice
agricole de Moulins, au château de Pannessière, par Saint-Ennemont, prés.
par MM. A. Gibon et A. Delaire. SawZraef (Maurice), propriétaire, au château
de Bellecour par Saint-Pourçain, prés, par M. A. Hervet.
ARIÉGE. — Humons (L.), ingénieur des arts et manufactures, à Lavelanet,
prés, par M. Ch. de Chalonge.
BOUCHES-DU-RHÔNE. —Borrelli (Barthélémy), rue de la Darse, n° 7, à Mar-
seille, prés, par M A. Delaire. Bupri (Jules), ancien juge au tribunal de
commerce, cours Pierre-Puget, 83, à Marseille, prés, par M. P. Gueyraud.
CHARENTE.— Labrousse (l'abbé), curé de Sainl-Ausone, à.Angoulême, prés.
UNIONS DK LA PAIX SOCIALE 5'13

par M. A. du Chambon. Geoffroy de Lenchères, au château de Bonneuil par


Châteauneuf-sur-Charente, prés, par MM. de la Bastide et André de Beaure-
gard.
CHER. — Achet (Louis), avocat, rue Saint-Médard 7, à Bourges, prés.par
M. A. Hervet.
FINISTÈRE. — LANLAY (Bahezrede), lieutenant de vaisseau, rue Voltaire, 29,
à Brest, prés, par MM. Brear de Boisauger et H. Bonnaire. Le Glech (Made-
moiselle), quai Saint-Houardon, 6, à Landerneau, prés, par MM. l'amiral
comte de Gueydon et H. Bonnaire.
HAUTE-GARONKE. — Grandou, architecte-entrepreneur, place Dupuy, à Tou-
louse, prés, par M. P. Gueyraud.
HÉRAULT. — Teisserenc(Victor), propriétaire à Montpellier, prés, par M.
Jules Maistre.
NORD. —Beaugrand (Augustin), ancien magistrat, rue de Berry, à Avesnes,
prés, par M. A. Vautier.
ORNE. — Besdouits (l'abbé), curé de Longuenoë, par Carrouges, prés, par
M. Emile Lemesle.
PUY-DE-DÔME.— Salvy (Charles), docteur en droit, avocat àla cour d'appel,
rue de l'Hôtel-de-Ville. 20, à Riom, prés, par MM. Paul Govare et Paul
Beck.
RHÔNE. — Estragnat (Amédée), tanneur, quai Jayr, 43, à Lyon, prés, par
M. P. Margery.
SAONE-ET-LOIRE. — Martin (il'abbé), chanoine honoraire, rue Chaffaud, àÀu-
tun, prés, par M. Rodary.
SARTIIE.— Gamos (L.), propriétaire, rue Flore, 59, au Mans, prés, par
M. Courdoux.
SEINE. GROUPE DE PARIS : Goubertin (Pierre de), rue Oudinot, 20, prés, par
M. le comte de Damas. Guillonnet, avocat, rue Bonaparte, 24, prés, par M.
Bordet. Massé (Emile dej, docteur en droit, rue de Vienne, 21, prés, par
M. A. Beauregard. Prache (Laurent), avocat, rue Jacob, 20, prés, par M.
Griffaton.
VAR.
— Surville (Pierre de), ancien magistrat, villa du Cap-Brun, près
Toulon, prés, par M. F. de Laurensde la Barre.
VAULUSE.
— Marcellin, receveur de l'enregistrement, en
retraite, à La-
palud, prés par M. Reynaud Lacroze.
ALLEMAGNE.—Meyer (docteur H.-A.), Hans-Forsteck à Kiel. Niepa (Alexan-
der), chef-rédacteurder Kieler Zeitung, à Kiel, présentés parMM.Fougerousse
et Hansen.
AUTRICHE-HONGRIE.
— MaryanMoranski (le N. P.), rue
Copernic, 26, à Cra-
covie, prés, par M. E. Demolins.
BELGIQUE.
— Temmerman (l'abbé), secrétaire de la Fédération'de l'ensei-
gnement libre catholique, rue de Namur, 50, à Louvain, prés, par MM. Brants
et le chanoine Mercier.

LA SESSION DE 1883-1884. — La reprise des dîners mensuels de l'Ecole


de la Paix sociale aura Jieu le lundi 26 novembre. Nous souhaitons que nos
confrères viennent nombreux à cette réunion : ceux de nos collègues que
« l'Ecole des voyages » a envoyés en
mission seront de retour, et la variété
des communications à l'ordre du jour en augmentera l'intérêt (6 heures 3/4,
restaurant du Café Riche). — La Société d'Economie sociale reprendra ses
séances, pour la session 1883-84, le mardiH décembre et les continuera ainsi
le deuxième mardi de chaque mois (à 8 heures 1/2 du soir, à l'hôtel de la
Liv. x 34
514 LA RÉFORME SOCIALE

Société de Géographie, '184, boulevard Saint-Germain). — L'ouverture des


cours de l'Ecole des voyages a été annoncée dans la dernière livraison de la
Revue: elle aura lieu le mercredis-! novembre, à quatre heures et demie, dans
le local de la Reforme sociale. Les personnes qui désireraient y assister sont
priées de se faire inscrire le plus tôt possible.
Nous espérons que deux nouvelles réunions, ayant pour objet d'étudier
pratiquement les questions sociales, vont pouvoir s'organiser : l'une grou-
pant surtout des jeunes gens voués aux carrières libérales; l'autre se donnant
l'utile mission d'agir principalement sur les employés de commerce. Enfin la
conférence que dirigeait, avec un dévouement si éclairé, notre confrère le
R. P. Hubin, bien que cruellement frappée par la' mort prématurée de son
directeur, survivra à cette épreuve, et va continuer à marcher dans la voie
d'études sérieuses qu'il lui avait tracée.
L'ENQUÊTE SDR L'ÉTAT DES FAMILLES. — Un de nos confrères, qui
poursuit activement son travail d'enquête dans le Languedoc, nous écrit des
Cévennes : « Au point de vue des documents, je ne regrette pas la peine que
j'ai dû prendre. Trois volumes d'actes de notaires rédigés à des époques et
dans des localités différentes, soigneusement analysés, m'ont donné entière-
ment la clef de l'organisation de la famille et de la propriétérurale aux deux
derniers siècles dans cette partie du Languedoc. C'est la famille souche, dans
tonte sa pureté, mais avec la liberté testamentaire pour pivot (telle du moins
que l'accordait le droit romain en usage dans nos régions). Pour les six
diocèses qui formaient la partie orientale de notre immense province de
Languedoc, j'espère être à même bientôt de tracer un tableau complet du
régime légal et des coutumes avant la Révolution... S'il ne me manquait pas
des observations précises sur le Velayet le Gévaudan, où je n'ai pu aller cette
année, je vous proposerais de publier dans laUeuue cette première partie de
mon travail dans l'espérance de diriger de ce côté les investigations de quel-
ques-uns de nos amis des autres provinces. »
Nous sommes heureux d'annoncer, en outre, que plusieurs de nos confrères
sont à l'oeuvre de divers côtés : M. Etcheverry, dans le pays basque, pour
lequel il a déjà réuni d'intéressants matériaux; MM. Paul de Rousiers et
D. Touzaud, dans l'Angoumois; M. Cfa. Yasseur, dans le Pçrigord. Nous
espérons que de tous «ôtês nous viendront des observations prises sur le vif
et dont la comparaison sera des plus instructives. M. Fougeroasse, dans le
Schîeswig-Holstein,vient de faire,ainsi qu'on l'a vu dans la dernière livraison,
une étude semblable sur le plan tracé par il. Claudio Jan.net.
CORRESPONDANCE. — BKIOKS DE FLANDRE, ARTOIS ET PICARDIE. Nos col-

lègues, MM... Paul Govare et Paul Beck s'occupent avec zèle du recrutement.
dans les environs de Dunkerquej avec le concours de M. Béeaaux, de Lille,
notre correspondantrégional, et de cens de nos confrères qui habitent l'ar-
rondissement; ils. espèrent arriver promptement à. organiser pour Dunkerque
un. groupe actif de. nos Unions.
(Mo* UE PARIS. — Noire confrère M. le Cte de Cieszkowsfci, membre de
l'Académie des sciences de Cracovie et fixé actuellement à Paris, -rient de pu-
blier chez Gtiillaiiinin, la troisième édition beaucoup augmentée de son im-
portant ouvrage du Crédit et de la eircitlalion. Nous signalons, comme se rap-
porlantplns particulièrement à. nos études, la partie concernant l'extinction
progressive de l'agiotage sur les fonds publics, et la réduction des dettes
publiques. Ces deux questions, d'une actualité incontestable, s'imposent à
l'attention de tous les esprits sérieux.
UNIONS DE LA PAIX SOCIALE 515
UNIONS DE BRETAGNE. — Un des plus anciens membres de nos Unions,
M. Félix Julien, ancien officier de marine, vient d'écrire une touchante biogra-
phie de notre regretté confrère l'amiral Grivel. Il s'estattaché surtout à mon-
trer combien cet esprit élevé et généreux s'intéressait aux questions sociales,
envisagées au point de vue du bien-être moral et matériel du marin. « Faut-
il donc renoncer, disait-il, à entraîner cette vaillante population maritime
dans des voies de prévoyance, d'épargne et de bon ordre physique et moral?
Et convient-il de reléguer cette aspiration au nombre des plus irréalisables
utopies? — Si, selon le témoignage de M. Le Play, « la prévoyance est la
vertu qui, par l'épargne, achemine le mieux les classes inférieures vers la
dignité et l'indépendance, » armateurs, clergé, notables habitants du lit-
toral, officiers et administrateurs de la marine, nous avons tous, plus ou
moins, charge d'âmes, — A proportion de ses fonctions, de son grade ou de
son influence, il faut que chacun se dise qu'il a une mission à remplir vis-à-
vis de ces braves gens. » M. Julien raconte comment cette paternelle solli-
citude s'était manifestée en faveur des veuves et des orphelins par la création
d'une caisse d'assurance en cas d'accident ou de décès. Ce petit livre met en
relief une noble figure et de beaux exemples.
UNIONS D'ANJOU, MAINE ET TOURAINE.
— Un de ces «lamis inconnus » que la
cause de la réforme rencontre un peu partout, nous écrit du Mans : « Per-
mettez-moi de vous parler dès aujourd'hui d'une petite, ville où les idées
soutenues par la Réforme trouveraient, ce me semble, un terrain tout pré-
paré. Au nord de notre département, se trouve le riche canton de Fres-
nay-sur-Sarthe, au milieu duquel est située la petite ville du même nom,
centre d'un commerce de toile autrefois étendu. Ici point de manufactures;
les ouvriers travaillent chez eux, et c'est grâce à ce régime que l'esprit de
famille s'est conservé. Avant les récents événements, on aurait pu ajouter
que la religion, les bonnes moeurs et tout ce qui en découle étaient en hon-
. neur;
mais il y a décroissance à cet égard, sans que cependant tout soit
perdu. » En remerciant notre correspondant, nous l'avons prié de compléter
ces renseignements et de nous envoyer une monographie de la ville de Fres-
nay-sur-Sarthe.
UNIONS DE L'ORLÉANAIS.— « Je suis toujours avec la plus grande assiduité
les travaux de l'Ecole dans la Réforme sociale, dit M. Rameau. J'ai lu avec
un intérêt tout particulier l'article de M. Ardant sur le Ilomestead américain
et celui de M. le baron d'Artigues sur la Seigneurie de Couey. — Ce dernier
a trait à une question d'une importance capitale, en produisant un document
des pins curieux et très positif sur la transition qui s'opéra aux onzième et
douzième siècles entre le régime de la glèbe et l'institution de la propriété
foncière sous la forme des tenances censitaires. C'est certainement un des
points historiques les plus importants dans l'histoire de France. Les articles
sur le gagnage et sur la femme célibataire de Normandie m'ont aussi très
vivement intéressé. Je connais l'histoire de deux vieillards qui feraient un
digne pendant à celle de la célibataire de Normandie ! — J'ai vu enfin avec
unbien vif plaisir la mise en oeuvre, à Brest, des idées que l'amiral de Gueydon
nous avait exposées, avec une verve humoristique à notre banquet, et j'ai
été tout surpris de trouver dans les artisans de Troyes, décrits par M. Babeau,
des figures de connaissance. »
UNIONS DE BOURGOGNE. — Un ami de la Réforme nous écrit de Dijon : « J'ai
l'honneur de vous adresser trois numéros du Franc Bourguignon, qui rendent
compte de plusieurs articles de la Réforme (l'alcoolisme en Alsace, par M. D. Bé-
champ; le mouvement de la population, par M. Cheysson;les réformes suc-
516 LA 11£L''01«1E SOCIALE

cessorales en Allemagne, par M. C. Jannet). M'autorisaiit des désirs plusieurs


l'ois exprimés dans les pages de laflm<e, j'ai cru faire oeuvre utile en faisant
contribuer la presse locale à la diffusion des idées de F. Le Play et de ses
fidèles disciples. C'est dans le même but que j'ai obtenu un abonnement à la
Revue de la part de notre Société de lecture très fréquentée par tout le pu-
blic éclairé. » — Nous ne saurions trop remercier M. G. Roy, et nous espé-
rons que le double exemple qu'il a donné trouvera beaucoup d'imitateurs.
UNIONS DE DATJPIIINÉ. — Notre confrère, M. Rabatel,prend pour sujet du
discours de rentrée à la conférence des avocats de Grenoble : Frëd. Le Play,
sa vie et ses travaux.
UNIONS D'ALLEMAGNE. — Notre savant confrère M. Hansen, secrétaire de la
chambre de commerce de Kiel, avait bien voulu souhaiter à l'avance la bien-
venue à M. Fougerousse dans le Landivirthschaftliches Wochenblatt, et annoncer
avec détail la mission d'étude qu'il venait remplir au nom de la Société d'Eco-
nomie sociale, dans le Schleswig-Holstein. En outre,M. Hansen écrit à ]& Revue
pour promettre un résumé d'une publication très intéressante qui vient de
paraître: La statistique des associations ouvrières en Allemagne 'pour h883.
Ce travail comprendra une introduction sur la coopération en général, et
ensuite l'examen des six catégories suivantes : 4° banques populaires; 2° as-
sociations relatives aux matières premières (pour l'industrie et l'agriculture' ;
3° association d'achat en commun pour l'agriculture; 4o associations de
vente dans des magasins communs; 5° sociétés de production (industrie et
agriculture) ; 6° sociétés de consommation. Nous remercions.par avance, notre
dévoué confrère pour cette étude d'un si haut intérêt.
UNIONS D'ALSACE. — Un envoyant l'article publié plus haut, notre confrère
M. Charles Grad a écrit à M. Demolins : « Je me ferai un plaisir de vous
adresser, dans le courant de l'hiver, un autre article sur les classes de risques
dans les diverses branches d'industrie... —J'ai beaucoup voyagé cette année
et partout j'ai constaté une vive sympathie pour les institutions suscep-
tibles d'améliorer la condition des ouvriers. En Norwège et en Suède, j'ai,
trouvé, dans la plupart des villes de quelque importance,des cuisines écono-
miques fournissant des aliments à bon marché et des cercles ouvriers avec des
bibliothèques parfaitement tenues. En Allemagne, où le socialisme révolu-
tionnaire a fait de si grands progrès dans ces derniers temps, les popula-
tions ouvrières catholiques restent jusqu'à présent à l'abri de ce mal et four-
nissent peu d'adhérents aux associations socialistes. Cette circonstance m'a
particulièrement frappé dans les centres miniers de la Haute-Sitésie que je
viens de parcourir. J'espère trouver l'occasion de vous donner plus de dé-
tails sur ces observations. »
UNIONS DE BELGIQUE. =- Les lettres que nous recevons de MM. V. Brants.
Gh. Dejace et IL Francotte, nous montrent que nos collègues vont reprendre
activement les travaux de la Société belge d'Economie sociale, et poursuivre
« en faveur des Unions cette propagande qui, pour être féconde, ne doit con-
naître ni lassitude, ni découragement. » — « M. Francotte, nous écrit M. De-
jace, s'occupe activement des associations des paysans sur le modèle des
associations westplialiennes, du baron Schorlemer-Alst. L'idée n'est pas
encore passée du domaine de la théorie sur le terrain pratique ; mais elle
rencontre partout l'accueil le plus sympathique et nous ne doutons pas delà
prompte réussite. M. Francotte aura, d'ailleurs, l'honneur de vous tenir lui-
même au courant de ce qui a été entrepris dans ce sens. Je lis toujours avec
le plus vif intérêt lalïeiw, et j'admire l'abondance, l'heureuse concision et
l'étonnante variété des articles. Il est peu de livraisons o« l'on ne trouve
UNIONS DE LA PAIX SOCIALE 517
confirmés par des laits nombreux, précis et intéressants, les principes de
l'Ecole de la Paix sociale. Ces procédés scientifiques de discussion font la
force de la Revue et finiront par ramener à la cause de la Réforme toutes les
intelligences droites. »
UNIONS D'ITALIE. —M. le comte Bardi nous écrit de Florence que les mé-
moires présentés pour le prix Ravizza (Réforme sociale, n° du 4cr septembre)
doivent être écrits en italien et par un Italien. Il espère décider quelqu'un de
nos amis des Unions italiennes à traiter le sujet proposé : « La famille consi-
dérée comme la base et la règle de la société civile. » — Notre collègue nous
signale, en outre, les derniers suppléments consacrés aux questions sociales
par la Rasser/na nationale; ftfer A. Giovannini vient d'y montrer, avec beau-
coup de force et d'élévation dans la pensée, que l'Ecole de la Paix sociale est
« scientifique » et non « positiviste » (Voir sur le même sujet la belle lettre
de S. E. le cardinal Lavigerie à M. Le Play, dans la Réforme sociale du
1"' mai 1882).
UNIONS DE RUSSIE.
— Notre confrère M. B.
Jarotzki, écrit de Saint-Péters-
bourg à M. Demolins pour s'excuser de n'avoir pu encore envoyer de tra-
vaux à la Revue. Il vient d'être nommé professeur d'économie politique et
de finances au Lycée impérial. Il a pris part aux travaux législatifs du
ministère des finances pour l'élaboration d'une loi sur la responsabilité des
patrons en cas d'accidents dans les fabriques. Il était membre aussi d'une
commission qui préparait le projet d'une caisse gouvernementale d'assu-
rances obligatoires pour les ouvriers. « Mais, dit-il, on a pensé qu'il fallait
d'abord avoir une loi sur ce sujet et introduire ensuite l'assurance comme un
moyen de rendre la charge moins lourde pour chacune des deux parties in-
téressées. » Notre confrère termine en nous faisant espérer à bref délai une
étude sur ces importantes mesures législatives.
— Les lecteurs de la Bévue ont déjà plusieurs fois apprécié les
AFRIQUE.
intéressantes correspondances de M. A. de Boucherville, de l'île Maurice,
qui avait donné à l'Annuaire dès 1880 un excellent travail sur l'erreur anti-
sociale. Nous lui avions demandé de se charger du Courrier de l'Afrique
australe. Craignant de ne pas être assez « personnellementrenseigné, » il écrit
à M. Demolins: « Pour rester fidèle à la méthode positive de l'Ecole à laquelle
je me fais un honneur d'appartenir, je devrai donc donner un titre moins
ambitieux à la correspondance que je pourrai de temps à autre vous adres-
ser, ce sera, si vous le voulez bien, un « Courrier de l'île Maurice. » Je m'y
occuperai principalement du mouvement social que j'ai sous les yeux, tout en
le rattachant, à l'occasion, aux faits concernant Madagascar, Bourbon, le Cap
et les autres pays voisins. J'attends, pour vous envoyer mon premier courrier,
que la nouvelle loi sur les successions, actuellement discutée devant le con-
seil législatif, ait été votée ; cela sera fait probablement d'ici un mois. »
MM. B.A.Borelli, A. Beauregard, Tillard de Tigny, E.Bordet,H.Francotte,
Jules Maistre, D. Touzaud, A. Gibon, Vautier, Rostaing, J. Ferrand, Paul Go-
vare, de la Bastide, R. Stourm, Sedley Taylor, J. Michel, B. Saint-Marc-Gi-
rardin, Ed. Soderini, le chanoineMercier, Ch. de Ribbe, Feyeux, de Chalonge,
F. Boisain, Ch. Grad, le comte de Damas, Lacroze, du Laurens de la Barre,
l'abbé Brousse, V. Brants, E. Rostand, Benoît, J. le Picard envoient des ren-
seignements ou des présentations dont nous les remercions vivement, en les
priant de continuer aux Unions leur actif dévouement.
A. DELAIRE.
SOCIÉTÉ D'ÉCONOMIE SOCIALE

Séance du iO avril 4883.

LES FRANCS AYANT CLOVIS

LEUR ORGANISATION SOCIALE

SOMMAIRE. — Hommage à la mémoire de 31. le comte de Butenval. —Les Francs avant


Clovis. Rapport par M. le général Fa\'é, membre de l'Institut. — Discussion à la-
quelleont pris part MM. Lacointa et Edmond Demolins.

M. CHETSSON,président. — Je dois l'honneur de vous présider ce soir


à la maladie qui retient M. Focillon loin de ce fauteuil,où l'ont appelé
vos suffrages et qu'il occupe si dignement. Grâce au ciel, il est en
voie de rétablissement, et j'espère bien que notre prochaine séance
aura lieu sous la conduite de notre cher Président, auquel nous en-
voyons tous ce soir une pensée d'affectueux regret. [Assentiment général.)
J'ai à vous entretenir d'un vide douloureux que la mort a fait dans
nos rangs depuis la dernière séance. Nous avons perdu un de nos
meilleurs et plus anciens collègues, M. le Comte de Butenval. 11 avait
rempli avec distinction les plus hautes fonctions diplomatiques. I]
avait ensuite siégé dans nos grandes assemblées et s"était retiré de la
vie politique depuis la chute de l'Empire.
Ses études s'étaient principalement tournées vers l'Economie poli-
tique, et il a fait sur M. de Yergennes et les traités de commerce de
1776 un livre qui restera. Mais il a également abordé avec succès
les questions sociales, et il a donné à l'Annuaire des Unions de 4 875,
un remarquable travail sur « la liberté du testament et la 'prospérité du
Commerce. » Je n'en saurais mieux faire l'éloge qu'en disant que la
réimpression en est demandée de toutes parts, et j'espère bien qu'elle
ne se fera pas attendre, tant à cause de son utilité intrinsèque
que pour rendre hommage à la mémoire de notre éminent collègtie('l).
Si, depuis quelque temps, sa santé l'éloignait de nos séances, il y
était assidu autrefois, et quand il prenait part à nos discours, c'était
avec cette haute courtoisie, cette possession de soi-même, ce souci de
toutes les convenances, cette gravité et cette mesure, qui étaient la
tradition de la grande diplomatie, et dont le secret se perd de plus
en plus aujourd'hui.
M. de Butenval était un vieil ami et, je puis le dire, un admirateur

(1) Nous pouvons annoncer que cette étude paraîtra dans quelques jours.
LES FRANCS AVANT CLOYIS 519
déterminé de M. Le Play. Dans les derniers temps de sa vie, il lisait
Plutarque avec un enthousiasme juvénile, et y découvrait à chaque
pas la confirmation des conclusions émises par son illustre ami. Il
quittait volontiers le présent pour se réfugier dans le passé, et y con-
verser avec les plus nobles esprits de l'antiquité.
Diplomate, sénateur, économiste, M. deButenval a apporté dans tout
ce qu'il a fait, la conscience, la dignité, la tenue, l'élévation de l'esprit
et du coeur. C'est donc une de ces figures devant lesquelles il faut
s'incliner avec émotion et respect, lorsqu'ellesdisparaissent de la scène.
Tous ceux d'entre, vous qui ont eu l'honneur de connaître M. de Bu-
tenval éprouveront ce sentiment, et s'associeront, j'en suis sûr, au
deuil de sa digne et dévouée compagne, de sa famille et de ses amis,
f Vifs applaudissements.)
Après ces communications du Président, sont nommés membres de
la Société:
Sur la présentation de MM. Cheysson et Pougerousse : M. Ernest Bre-
lay, ancien membre du Conseil municipal, membre de la Société
d'Economiepolitique.
Sur la présentation de MM. Pocillon et Pougerousse, MM. Ernest
Hauet, architecte, Tommy Martin, avocat à la Cour d'appel.
La parole est ensuite donnée à M. le général Favé, membre de
l'Institut, pour son étude sur les Francs avant Clovis.
M. LE GÉNÉRAL FAVÉ, Rapporteur]:

MESDAMES, MESSIEURS,

Je commencerai par m'excuser d'aborder un sujet très éloigné de


nous. Cependant, tout bien considéré, il n'est pas aussi étranger qu'il
le paraît à l'économie sociale. F. Le Play, en inaugurant une nouvelle
science, a compris que sa méthode d'observation pourrait s'appliquer
à l'histoire, et que l'étude du rôle joué par la famille jetterait une
vive lumière sur les événements qui la composent.

Caractère général des Francs. — Une petite nation, un nombre



très restreint d'hommes, peu avancés en civilisation, ont eu des des-
tinées assez hautes pour arriver non seulement à gouverner les
Gaules, mais à posséder,sous Charlemagne,un des plus grands empires
du monde, comprenant, avec les Gaules, une grande partie de l'Espa-
gne, de l'Italie et de la Germanie. Il y a là un des plus importants
problèmes que la science historique puisse nous offrir ; sa solution
repose sur l'étude de l'état social des Francs avant l'époque où Clovis
a conquis la Gaule.
:Comment se rendre compte de l'état social d'un peuple si éloigné
520 LA REFORME SOCIALE

de nous? Par un document essentiel qui nous est resté, la loi salique.
C'est le code de lois qui a régi les Francs pendant cinq siècles, non
sans se modifier ; mais dont le texte primitif, antérieur à Clovis, est
venu jusqu'à nous. Cet important document donne le moyen de
reconstituer par la pensée la société des Francs Saliens.
Dans quelle contrée ces Francs habitaient-ils ? Dans la Belgique
actuelle en s'étendant jusqu'à la Somme.
Les Francs étaient agriculteurs ; chacun d'eux possédait une mai-
son, demeure peu luxueuse quin'avait qu'une pièce non planchéiée, au
rez-de-chaussée, pour l'habitation du maître, avec une salle souter-
raine pour le travail des femmes et les bâtiments accessoires d'une
exploitation agricole, le tout entouré par une haie de clôture. Une
agglomération de ces habitations présentait un aspect très différent
de celui de nos villes et de nos villages qui ont leurs maisons con-
tiguës ; on lui avait donné en latin le nom de villa.
Le travail agricole était en honneur chez les Francs, qui avaient
réalisé un progrès des plus essentiels, en adoptant la propriété indi-
viduelle de la terre, à l'encontre des Germains qui avaient pratiqué
la propriété collective. Les Francs avaient établi pour toute pro-
priété une protection efBcace, et le moindre bris d'un support ou
d'une clôture donnait lieu au paiement d'une valeur, estimée en
argent, qui dépassait de beaucoup l'indemnité du dommage.
Nous avons, grâce au document dont j'ai parlé, le détail de toutes
les cultures auxquelles ils se livraient et qui comprenaient des
légumes et des fruits, ainsi que la vigne dont les-produits considé-
rables étaient employés à faire du vin.
Les soins des troupeaux de porcs, de brebis, de chèvres, de vaches,
de juments constituaient des occupations pastorales qui tenaient une
place importante, mais sans avoir fait abandonner la chasse et la
pêche. Certains détails de la loi salique témoignent de l'habileté des
Francs à la chasse des bêtes fauves pour laquelle des cerfs étaient
dressés.La loi soumet à une indemnité très forte l'homme qui a dérobé
un cerf ayant servi à tuer trois bêtes fauves.
Si nous passons à la condition des personnes nous distinguerons :
1» l'homme libre ; 2° le lète qui pouvait posséder mais qui avait un
maître ; 3° l'esclave qui n'a rien et qui ne peut rien posséder.
Les Romains, habitants du territoire des Francs, étaient comme eux
partagés en trois classes: \° le Romain propriétaire ; 2° le colon;
3° l'esclave.
Les Francs n'avaient point de classe noble, d'où l'on peut déjà con-
clure que le régime féodal ne provient point d'eux.

2° Institutions judiciaires.— Quelles sont les institutions judiciaires


LES FRANCS AVANT CLOVIS 521
contenues dans la loi salique ? Elles diffèrent du tout au tout de celles
du temps présent.
Au début d'un certain nombre des peuples de l'antiquité, chez ceux
qui ont été préoccupés de conserver l'indépendance individuelle, il
n'y eut point de pouvoir public chargé de châtier les coupables.
L'homme qui avait éprouvé un tort, étant réduit à se faire justice,
cherchait à en tirer vengeance par lui-même ou par le concours de
ses parents et amis. Les guerres privées étaient de droit et elles
duraient jusqu'à ce qu'elles fussent terminées par une convention qui
était un véritable traité de paix. Pour rendre l'apaisement plus facile,
les moeurs avaient déterminé d'avance les réparations à donner poul-
ies crimes, les délits ou les injures. Les réparations qui consistaient
en objets de valeurs déterminées ont reçu le nom de composition.
La loi salique fit un pas de plus : lorsqu'un Franc avait causé un
dommage à un autre Franc, celui-ci était en droit de traduire le
délinquant devant un tribunal qui condamnait suivant la loi dont les
prescriptions étaient d'une précision parfaite. La composition variait
non seulement d'après le délit mais suivant les circonstances de ce
délit. Ainsi l'homme qui avait pris vingt-cinq porcs constituant tout le
troupeau, avait à payer une composition plus forte que s'il eût pris
vingt-cinq porcs d'un troupeau contenant un plus grand nombre
d'animaux. Le vol d'une barque donnait lieu à une composition plus
forte quand il s'était fait avec effraction.
La loi s'efforçait de proportionner la punition à toutes les circon-
stances même morales qui caractérisaient le délit etonyremarque une
grande délicatesse dans l'appréciation de la faute. Le Franc lésé avait
intérêt à s'adresser à la justice au lieu de se venger par lui-même,
et c'est ainsi que les institutions judiciaires fonctionnaient régulière-
ment sans agents de la force publique, sans moyens de détention,
autrement dit sans gendarmes et sans prisons.
Mais si nous passons à un autre genre de fautes, nos idées se révol-
tent contre le mode de répression. Pour les meurtres, les mutilations,
les-actesde cruauté, nous ne pouvons nous faire à l'idée d'uu tarif tel
qu'il était établi. Il y avait une somme déterminée pour un coup de
bâton; une autre pour un coup de poing ; une pour le nez coupé;
une pour les yeux crevés. La composition était plus forte pour la perte
du premier doigt de la main droite, le doigt sagittaire, que pour un
autre.
Le meurtre aussi était payé. Mais avant de condamner absolument
ces moeurs il faut se rendre compte de tout ; il faut savoir que la
peine était plus grave qu'on ne le croirait de prime abord. La mon-
naie n'était point répandue et le coupable payait avec les valeurs
qu'il possédait. On saisissait donc ses récoltes ou ses troupeaux, mais
532 LA RÉFORME SOCIALE

comme la composition du meurtre était énorme pour le temps, la


valeur des biens du coupable était souvent insuffisante, et alors la
responsabilité de la composition retombait sur les parents les plus
proches suivant un ordre déterminé.
Il y avait à cette occasion un cérémonial fixé. Le coupable insol-
vable étant dans sa maison entouré de sa double parenté, l'une du
côté de sa mère, l'autre du côté de son père, ramassait une poignée
de terre qu'il jetait sur ses parents par-dessus ses épaules; après
quoi, pieds nus, un bâton à la main, il franchissait la haie de son
enclos et quittait la maison qu'il ne possédait plus, Ses parents étaient
tenus de payer ce qui manquait et, s'ils ne satisfaisaient pas à celte
obligation, il demeurait à la discrétion de la famille adverse tenue de
le présenter à trois assemblées successives. Si après cela personne ne
s'était décidé à racheter le meurtrier en payant ce qui était encore
dû, il pouvait être mis à mort impunément. Ainsi un meurtre avait
pour conséquence possible, la ruine du meurtrier, celle de ses parents
et sa mort. La solidarité établie ainsi dans la famille intéressait tous
ses membres à empêcher l'un des siens de commettre des actes
de violences; de même, en cas d'un tort éprouvé, le partage fait
entre les parents d'une partie de la composition à recevoir, leur
donnait intérêt à abandonner la vengeance pour recourir à la voie
légale.
Au reste, dans les idées des Francs, l'homicide n'était pas un acte
déshonorant. Il y avait une certaine hardiesse à l'accomplir malgré
tous ses risques, dans ces temps de force brutale, et la considération
publique n'abandonnait pas le coupable. Enfin le droit de vengeance
était admis pom*vu que ce fût au grand jour, sans traîtrise ni lâcheté.
Mais le meurtrier qui cachait le cadavre de sa victime était condamné
à une composition trois fois plus forte p'our avoir voulu dissimuler
son action.
Un épisode qu'Augustin Thierry a rendu célèbre s'est trouvé faussé
par cet habile écrivain pour avoir ignoré cette disposition de la loi.
Il a rapporté avec un. sentiment d'horreur une circonstance dans
laquelle un meurtrier avait attaché le corps de sa victime à un pieu de
la haie de sa maison, faute de savoir que le coupable ne cherchait
point, en agissant ainsi, à faire parade de cruauté, mais à éviter
l'accusation d'avoir voulu dissimuler son homicide.
A côté d'une cruauté qui nous étonne et nous inspire de la répul-
sion quand il s'agit de la vie humaine, nous trouvons dans le code des
Francs des prescriptions d'une délicatesse surprenante. Le meurtre
d'un enfant est puni par une composition trois plus forte que pour un
homme fait. Celui qui s'était permis de serrer la main ou seulement
LES FRANCS AVANT CLOVIS 523
le doigt d'une femme, avait à payer, pour cela seul, une composition
assez forte.
Comment les tribunaux étaient-il s formés ?
Il y avait trois juridictions : la première était un tribunal de pre-
mière instance ; la seconde un tribunal plus élevé ; la troisième le
tribunal suprême.
Le premier tribunal fonctionnait dans une petite circonscription
dite centenie. Il était institué par les thunginus et formé de sept juges
qui prononçaient sur la question de fait et qui devenaient experts
pour apprécier la valeur des objets servant de paiement.
La deuxième juridiction était celle du grafio ou comte nommé par
le roi pour exercer des attributions judiciaires dans une circonscrip-
tion beaucoup plus grande que la centenie. Le tribunal suprême était
tenu par le roi qui était le grand juge. Ainsi il y avait trois autorités
judiciaires : le thunginus, le grafio, le roi.
Comme il n'y avait point de juridiction compétente pour juger le
roi, il était légalement irresponsable. Il disposait, pour donner force à
la justice, d'un certain nombre d'hommes attachés volontairement à
lui par un engagement de fidélité et d'obéissance sans limites. Les
fidèles du roi connus sous le titre d'antrustions recevaient delà loi une
protection spéciale en ce que leur vie était tarifée à une composition
triple de celle des autres Francs. Un antrustion était d'ailleurs irres-
ponsable de tout ce qu'il exécutait par ordre du roi.

3° La famille. — L'indépendance des Francs à l'égard du pouvoir


social était si grande que la loi n'intervenait en rien dans la famille,
entre le mari et la femme, entre le père, la mère et les enfants, entre
le maître et l'esclave. La loi avait pourtant établi, dans l'intérêt mili-
taire de la force nationale, que la possession de la terre serait réservée
à l'homme; elle en avait exclu la femme.
La responsabilité que la loi faisait retomber sur les deux parentés,
celle du père et celle delà mère d'un coupable, notamment en cas de
meurtre, avait amené l'usage de ne procéder à des fiançailles qu'avec
l'assentiment des deux familles et d'en faire l'objet d'une cérémonie
solennelle. La fiancée recevait de sa famille un lit et des sièges; le
mari lui donnait une dot dont elle conservait la propriété, si elle lui
survivait.
Les enfants héritaient du père et de la mère. A défaut d'enfants, la
mère du défunt héritait de préférence au père, mais toujours les
femmes étaient exclues de toute propriété terrienne.

4° La religion.^-hes Francs n'avaient point de culte religieux ni par


conséquent de prêtres ; ils croyaient néanmoins à une autre vie et à
0<2i " LA REFORME SOCIALH

des puissances surnaturelles, car non seulement ils ensevelissaient les


morts avec le plus grand soin,mais leur loi punissait la violation d'un
tombeau comme le plus grand des crimes.L'homme qui, pour dépouil-
ler un mort des objets de prix ensevelis avec lui avait ouvert un tom-
beau, était condamné à devenir ivai'gus,c'est-à-dire à errer comme un
loup. Défense était faite à tous, môme à sa mère, à sa fille, à sa femme
de lui fournir un abri, ou de la nourriture. Il en était réduit à se ca-
cher sans cesse, car l'homme qui le rencontrait était autorisé à le tuer
comme une bête féroce.
Les Francs croyaient d'autre part à des pouvoirs surnaturels d'une
nature malfaisante, car il y avait chez eux des sorcières faisant cuire
et manger de la chair humaine pour obtenir des maléfices. Cette sor-
cellerie était aussi redoutée qu'odieuse.

5° Institutions militaires.—L'indépendance dont les Francs jouissaient


n'était point incompatible avec la subordination nécessaire aux guer-
res nationales. On peut même dire que la grande destinée des Francs
fut due particulièrement à la puissance de leurs institutions militaires.
Il est vrai toutefois que ces institutions ayant pour but l'organisation
des armées qu'ils levaient temporairement, reposait sur la sécurité
que l'organisation sociale donnait aux propriétés et aux personnes;
mais, d'autre part, le courage entretenu et fortifié par les moeurs était
une qualité si dominante, que la formation des troupes s'effectuait
avec facilité.
La plus petite des circonscriptions territoriales fournissait une cen-
taine de soldats commandée parle thunginus. Au-dessus de lui était le
grafio qui avait sous ses ordres une dizaine de centenies, et au-dessus
de tous les grafio était placé le roi comme général en chef. Ainsi les
trois degrés de la hiérarchie militaire étaient occupés par des person-
nages qui exerçaient déjà l'autorité pendant la paix, ce qui rendait la
formation très prompte et donnait à la discipline un appui très
solide.
Le roi n'avait point à sa disposition les ressources nécessaires pour
fournir à l'armée sa subsistance au nom du pouvoir public. Chaque
Franc devait se pourvoir d'armes, de vêtements, de nourriture pour
une durée déterminée d'après la nature de l'expédition. Chaque cen-
tenie était donc accompagnée d'un convoi nécessaire pour que les
troupes pussent faire la guerre, sans se livrer à la déprédation et au
pillage. On voit ici pourquoi la propriété de la terre était réservée aux
hommes, puisque des Francs dépourvus de cette propriété n'auraient
pu faire des soldats,n'ayant pas le moyen de s'approvisionnerdes objets
nécessaires à leur entretien et à leur subsistance pendant la campagne.
Une armée de Francs pouvait ainsi éviter de s'aliéner les popula-
LES FRANCS AVANT CLOVIS 525
tions du pays où elle faisait la guerre, mais si sa bonne discipline et sa
bonne organisation la dispensaient de recourir au pillage, elle n'en
était pas moins avide de butin, car c'était le désir d'augmenter leur
richesse qui leur mettait, le plus souvent, les armes à la main.Gomme
tous lès guerriers avaient part à la distribution du butin qui compre-
nait souvent des bestiaux et des esclaves, la guerre donnait des pro-
duits beaucoup plus prompts que ceux du travail.
Une guerre ne s'entreprenait pas sans que les Francs y eussent donné
leur assentiment. Ils avaient au reste des moeurs si belliqueuses qu'un
homme ne devait pas supporter non seulement qu'un autre eût dit
qu'il avait abandonné son bouclier, mais qu'il l'eût traité de lièvre ou
même de renard. La loi salique avait déterminé des compositions pour
ces injures.

6° Institutions politiques. —• Si les moeurs et les institutions militaires


des Francs ont amené leurs fréquents succès à la guerre, ce sont leurs
institutions politiques qui ont affermi leurs conquêtes.
Même avant le règne de Clovis, la loi salique avait adopté, pour
gouverner des populations d'autre race, le principe le plus sage. Les
Gallo-Romains établis sur le territoire où dominaient les Francs étaient
soumis a la loi salique dans leurs contestations avec les Francs, mais
pour tout le reste ils étaient régis par leurs propres lois. Rien n'était
donc changé pour eux en ce qui concernai?; les liens de la famille, les
droits de propriété, les coutumes et les administrationslocales.
Les Francs n'avaient ni la prétention ni le désir d'imposer leurs lois
et leurs moeurs aux populations soumises à leur empire. La règle de
conduite adoptée par eux, rendant leu.r domination tolérable ou même
douce, affermit leurs conquêtes et en favorisa l'extension. [Applau-
dissements.)

M. LACOINTA. — M. le général Favé a cité, comme un fait nouveau


importé en Gaule par les Francs, la réunion des pouvoirs militaires et
judiciaires dans une seule main, celle du thonginus qui rendait la jus-
tice et exerçait un commandement. Or, pendant longtemps, à Rome,
avant la conquête des Gaules, ces deux pouvoirs furent également
réunis en la personne des consuls.
M. LE GÉNÉRAL FAVÉ. — Il faut cependant observer une différence :
c'est que le consul romain était nommé pour un an, tandis que la
charge de thonginus était permanente.
M. LACOINTA. —Notre honorable rapporteur nous a indiqué, au cours
de son intéressant exposé, dans quels détails minutieux entrait la loi
salique. Il y avait là une tendance excessive en vue de déterminer le
châtiment d'après toutes les circonstances matérielles ou morales qui
826 LA RÉFORME SOCIALE

pouvaient influer sur le fait. Les législations rudimentaires témoignent


toutes de cette préoccupation ; à mesure qu'elles se perfectionnent,
elles laissent au juge plus d'initiative et de liberté d'ans l'appréciation
des faits. Encore aujourd'hui, la législation russe n'épargne pas les
détails, les prévisions exagérées; on en a souvent signalé les inconvé-
nients. Le principe du dol intentionnel, emprunté aux lois romaines,
et l'idée canonique de l'expiation, ontélargile droit pénal, en l'élevant
bien au-dessus des efforts tentés vers la réparation proportionnelle du
dommage.
M. DEMOLIKS. — En écoutant l'exposé que vient de nous faire avec
tant d'érudition et d'intérêt notre éminent confrère le général Favé,
je ne pouvais m'empêcher de penser que ces mêmes Francs,si éloignés
de ce que nous appelons la civilisation et qui nous paraissent si bar-
bares, ont été cependant les vainqueurs et les successeurs de l'empire
romain. Nous sommes là en présence d'un problème social de la plus
haute importance. Comment une société, en apparence si faible, si peu
organisée d'après nos idées modernes, a-t-elle pu triompher de cette
société romaine en apparence si forte et si puissamment constituée?
Permettez-moi d'essayer en quelques mots une explication de ce pro-
blème que la science sociale peut éclairer d'une vive lumière. La ques-
tion est plus actuelle qu'il ne paraît au premier abord, et nous touche
de très près.
Qu'était en réalité le colosse romain au moment de l'invasion des
Barbares? Une vaste bureaucratie savamment centralisée ; l'Etat est
tout, le citoyen, la famille, le muniçipe, les curiales ne sont plus rien ;
en un mot, la vie publique a absorbé la vie privée. H y a une tête dé-
mesurément grosse et des membres prodigieusement grêles. C'est le
triomphe de la centralisation administrative. Dans les livres, un pareil
système est admirable d'ordre, de régularité, de précision; clans la
réalité, c'est un corps sans âme, une puissante machine à broyer toutes
les initiatives. Que la machine se détraque au centre, et le mouvement
s'arrêtera partout. Or c'est précisément ce qui arrive, Rome est deve-
nue impuissante à distribuer la vie dans toutes les parties de son vaste-
empire.
C'est alors qu'apparaissent les Barbares. Chez eux, au contraire, la
vie publique est à l'état rudimentaire ; c'est à peine si l'historien peut
en retrouver la trace. Mais, en revanche, le cercle de la vie privée et
de la famille est prodigieusement étendu. Les individus ne sont pas à
l'état de poussière ; ils nous apparaissent fortement groupés autour du
foyer domestique. Le général Favé nous a montré ces familles res-
ponsables collectivement des crimes de chacun de leurs membres et
.
ayant une véritable existence sociale. Dans de pareilles conditions,une
famille est un petit monde s'administrant lui-même, ayant mission de
LES FRANCS AVANT CLOVIS 527
maintenir dans son sein Tordre et la paix; son chef est un magistrat.
Nous voyons là un lointain souvenir de ces patriarches dont les Bar-
bares, à travers leur long pèlerinage d'Orient en Occident, ont conservé
la tradition.
Or, la force d'une société se mesure à l'intensité de sa vie privée,
au degré de vitalité de la famille et de l'autorité paternelle. Mettez
deux sociétés en présence, celle dont la famille est le plus fortement
constituée vaincra et absorbera nécessairement l'autre. Tous les faits
remués par la science sociale démontrent cette vérité.
Et voilà précisémentpourquoi la société romaine a été vaincue par
la société barbare.
Mais alors un second phénomène se produit, non moins curieux que
le premier. Après avoir vaincu le monde romain en dissolution, la
société barbare va reconstituer sur ses ruines une société nouvelle
singulièrement vivace. Comment s'opérera cette transformation?
C'est ici que le spectacle devient particulièrement instructif, car il
nous livre le secret de la génération des sociétés humaines et par
conséquent de leur force.
Les Barbares sont incapables de faire fonctionner le mécanisme
compliqué créé par les Romains. Les Mérovingiensséduits par le pres-
tige de la grandeur de Rome l'ont essayé ; ils ont succombé à la tâche.
Aussi voyons-nous bientôt une multitude de petites sociétés se re-
constituer sur les ruines de la société romaine. La vie sociale, jadis
ramenée au centre, reflue violemment vers tous les points de la cir-
conférence.
L'histoire nous en a laissé un exemple curieux. Sous Charles le
Chauve, les populations effrayées par l'invasion des Normands appellent
le roi à leur secours. Celui-ci leur répond « qu'il n'a pas à s'occuper
de ces déprédations et de ces rapines et que chacun doit se défendre
comme il pourra. » C'est la doctrine de l'initiative privée, de la décen-
tralisation comme nous dirions aujourd'hui, poussée à ses consé-
quences les plus extrêmes. Que font alors les populations? Sous les
Romains,elles auraient courbé la tète ayant perdu toute habitude d'ini-
tiative et de résistance, mais au neuvième siècle, il n'en est plus ainsi.
« Alors, dit l'annaliste de Saint-Bertin que je cite de mémoire, le
commun peuple d'entre Seine et Loire se conjura contre les Normands
établis sur la Seine et leur résista vaillamment. » En même temps on
voit ce commun peuple se grouper spontanément autour des grands
propriétaires de chaque localité et constituer ainsi un ordre social
nouveau, la féodalité. A ses origines, dit avec raison M. Littré, la féo-
dalité fut populaire et tutélaire. M. Taine a constaté le même fait.
Ainsi les Francs, par leur prestige et par leur exemple, restaurent
deux traditions étouffées par la centralisation romaine: l'esprit d'indé-
§38 IA. KBFOKME-SOCIALE
pendance personnelle et d'initiative individuelle, fondés sur une forte
organisation de la famille. En même temps, méprisant, selon la cou-
lame de leur race, le séjour des villes, centre habituel des Romains, ils
reconstituent la "vie rurale abandonnée jusqu'alors' aux esclaves et aux
colons. Or, c'est dans les campagnes que se forment les sociétés; c'est
dans les villes qu'elles se corrompent.
Grâce à ces institutions fondamentales, le christianisme put faire
sentir son action sociale, tandis qu'il n'avait exercé snr la société
romaine qu'une action individuelle,impuissante à empêcher sa chute.
Si maintenant nous reportons les yeux sur notre société contempo-
raine, nous voyons qu'elle est revenue, par l'action lente dn temps, an
point où en était le monde romain à la veille de l'invasion des Barbares.
Aujourd'hui comme alors, la vie publique a absorbé la vie privée ;
partout l'Etat se substitue à la famille et à Fïnitiairve personnelle.
Comme Rome, Paris est tout, la province, la famille ne sont riem.
A «ne pareille situation il n'y a qu'un remède : la reconstitution de
la famille, de la vie privée et de la vie locale, c'est-à-dire la réforme
morale, la referme sociale. Si ©m ne, vent pas s'y r&oudre,il n'y a qu'à
«direl'histoire de la décadence romaine et à attendre que de non-
veamx. barbares viennent renouvelerau dix-menviènie sièelel'oeuvre «pe
leurs pères ont si complètement accomplie an dmqraième. {Apphtudia-

La «ëaumee: est levés à onze heures.

Mm MikmitmivrSêfwitâc tew» JDMaaaMs.,


Ssïfe. — fctip, <to WSMfltei ©Oîsoeir:, <Sknfifts»u, m» (GaaMJlttt,, II-,
I

« Les légistes et les fonctionnaires, a dit Le Play dans l'Organi-


sation du travail (1), ont un rôle important dans une bonne constitu-
tion sociale, ils ont rendu de grands services à notre pays lorsqu'ils
sont restés dans les limites naturelles de leurs professions. Malheureu-
sement, ils en sont souvent sortis, en France plus qu'ailleurs, en
s'écartant des anciennes traditions et de la pratique actuelle des
peuples prospères et libres. Ils ont beaucoup aidé à l'invasion du
mal; et, de nos jours encore, ils combattent plus qu'ils ne servent la
cause de la réforme. »
Ce jugement nous a été remis en mémoire, par la multiplicité tou-
jours croissante de nos écoles de droit et par l'ardeur avec laquelle la
jeunesse actuelle se porte vers l'étude de la jurisprudence.
En 1870, il existait en France dix facultés de droit (2); depuis cette
époque, l'Etat en a créé trois nouvelles (3); il a, en outre, organisé
l'enseignement du droit,par voie de délégation'permanente,à Marseille,
et comme branche des études instituées à l'école supérieure d'Alger.
Déplus,six facultés libres ont été érigées,en vertu delà loide 1875 (4).
Au total, vingt et une écoles, dont plus de la moitié créées depuis
douze ans.
Aussi peut-on constater la pléthore dont souffrent tous les barreaux :
si. l'on jette les yeux sur les tableaux de l'ordre dans les grandes
villes, à Toulouse ou Bordeaux, comme à Paris, on voit une foule de
stagiaires s'y presser. Encore n'est-ce que le petit nombre qui porte le
titre d'avocats. — Les licenciés en droit sont innombrables.
Aujourd'hui, il est d'usage de faire son droit, comme déjà,il y a vingt
ou trente ans, il était convenable d'être reçu bachelier. L'accroisse-
ment du nombre des écoles a, du reste, favorisé cette tendance, dont
il était lui-même le résultat.
La cause première qui a engendré cette situation est l'idée d'égalité
absolue. Cette règle de justice sociale, que chacun est également
« admissible » à tous les emplois, est entendue en ce sens que tout

(1) Ch. vi. § 84.


(2) Paris, Caen, Douai, Bennes, Nancy, Dijon, Grenoble, Aix, Toulouse, Poitiers
(3) Bordeaux, Lyon, Montpellier.
(4) Paris, Lille, Angers, Lyon, Toulouse, Marseille.
Liv. XI 3;j
530 LA RÉFORME SOCIALE

homme quelque peu intelligent devra être effectivement admis aux


premiers emplois. Pour assurer ce résultat, chimérique à tous égards,
il faut bien que chacun ait les titres universitaires, en un mot le bagage
nécessaire à la course sans limite offerte à tous.
De telle sorte qu'on engage « la lutte pour la vie », en attaquant la
place forte par en haut, au lieu de s'élever par degrés jusqu'au som-
met. Aussi, combien restent en route à jamais « déclassés! »
De là est sortie l'instabilité dans la famille, par l'abandon de la
tradition domestiqueet professionnelle. Parents et enfants condamnent
également la carrière paternelle pour viser plus haut, toujours plus
haut.On veut s'élever dans l'échelle sociale,au risque de compromettre
le repos et la sécurité acquis par les longs efforts de la génération pré-
rédenlé. Du reste, les parents eux-mêmes, pressés de jouir, n'ont pas
toujours la constance de continuer l'entreprise assez longtemps pour
la laisser à leurs fils. De là, cette transmission incessante des charges,
des fonctions et des industries.
De là, cette expression nouvelle « se retirer », que nospèresne con-
naissaient pas, parce que les générations étant fortement soudées les
unes aux autres, il n'y avait pas entre elles de solution de continuité.
II
Cette destruction de 1' « atelier domestique. » est incontestablement
un mal en soi. Le Play a fait cette démonstration et nous n'avons pas
à y revenir ({). Toutefois, on nous permettra de développer cette idée
en l'appliquant à notre sujet.
Voici le fils du banquier: n'est-il pas regrettable, et pour lui-même
et pour la société, qu'il abandonne l'oeuvre paternelle pour se mettre
à la. poursuite d'une profession libérale ? Nous avons vu, dans une des
villes où se trouve l'une des facultés que l'État a créées récemment,
ira jeune homme, appartenant à une grande maison de banque, faire
d'excellentes études de droit, et aussitôt s'entendre solliciter avec
instance d'abandonner la maison de son père, pour courir on ne sait
quelles aventures présentées sous les couleurs d'un « brillant avenir» :
ce jeune homme a eu la sagesse de résister aux séductions que des
personnes graves et de bonne foi faisaient miroiter devant ses yeux.
Ecoutons, maintenant, ce témoignage d'un homme très compétent
en matière de finances {'2) : « Bienheureux sont les fils de banquiers
déjà connus par leur richesse, honorés pour leur probité et pourvus

(f) Le Play va même pins loin en établissant la supériorité sociale des mis usuels
soi' les arts lïbêrmtx (La Réforme sociale en France, ci. xxxn.)
(2) M. A. Baillenx de Marisy, Moeurs financières de la Frimee: les banquiers
cl les
banques (Rev ne des Deux if ondes, *lo août 1883).
LES ABUS DE L'ENSEIGNEMENT DU DROIT 531
de la science acquise du prix des signatures! Si l'hérédité produit de
bons résultats, si le mérite des pères procure certains droits et certains
profits à leurs enfants, assurément c'est en banque que s'exerce cette
vertu de la tradition et ce privilège de la naissance. Le lieu où la
maison est établie importe au moins autant; les premières places,
c'est-à-dire les grandes villes et principalement les capitales, sont
seules susceptibles de procurer aux banquiers une clientèle assez nom-
breuse, des opérations assez multipliées pour qu'ils aient des chances
sérieuses de bénéfices en raison de la quantité et de la qualité des
affaires, malgré le faible prix de chacune. »
Et l'auteur de ces conclusions les assortit de faits empruntés à l'his-
toire et à l'état actuel des principales banques françaises. On y voit
comment ont commencé à une époque relativement récente les Roth-
schild, si puissants aujourd'hui par leur union de famille à travers
l'Europe; comment, lesMallet, plus anciens et toujours également
unis et continuateurs de la vieille et forte maison ; comment, cette
a aristocratie provinciale » des Galline, des Morin-Pons, à Lyon;
des Samazeuilh, des Piganeau fils, à Bordeaux, prêtent la main à ces
« transactions faciles (avec les commerçants) et d'autant plus profi-
tables qu'elles ont pour base des traditions de famille et un passé ir-
réprochable. »
L'auteur de ces lignes se voit obligé d'ajouter avec tristesse : « Mal-
heureusement les rangs de cette aristocratie provinciale tendent à
s'éclaircir, le nombre des fils qui continuent le travail paternel dimi-
nue de jour en jour, et il faut le regretter, parce que ni les banquiers
que nous appellerons cosmopolites, ni les banques (sociétés anonymes)
ne peuvent remplacer ces correspondants, qu'inspirait non seulement
l'amour du profit légitime mais qu'animaient aussi des sentiments de
confiance mutuelle et d'affection. »
Si chacun gardait la place où il .est né et s'y établissait fortement
tout d'abord, les espérances que le coeur de l'homme aime à jeter sur
l'avenir, seraient d'autant légitimées par l'épreuve des premiers efforts
et d'autant rapprochées du succès.(
L'exemple, que nous venons de citer peut s'appliquer également à
toutes les situations. Voici le fils du notaire. S'il avait été élevé dans
la pensée de recueillirl'héritage professionnel de ses ancêtres, il serait
sûr d'avance de réussir, et, ajoutons-le, puisqu'il n'y a plus de réserve
à garder ici, sûr aussi de ne pas aller s'asseoir sur les bancs de la
cour d'assises ! Il n'aurait, pour cela, connaissant d'avance jusqu'où
peut aller son revenu et jusqu'où ses dépenses, qu'à établir, son exis-
tence entre ces deux termes précis ; plus simplement encore, il n'au-
rait qu'à vivre comme il a vu vivre son père.
Ainsi encore ferait le fils du propriétaire agriculteur, qui, prenant à
532 LÀ RÉFORME SOCIALE

eoeur sa fonction sociale ne s'entendrait plus tenir ce langage aussi


erroné qu'universellement admis ; « Yous habitez la campagne ? vous
ne faites donc rien. » Spécialement, en ce qui concerne ce dernier, il
est juste de considérer que le régime des successions semble fait exprès
pour l'empêcher de continuer l'oeuvre paternelle. Le partage forcé et
en nature, imposé par le législateur moderne, est essentiellement des-
tructif de l'atelier domestique. Pans l'état actuel de la science sociale,
c'est là une vérité démontrée (1).
Notre régime successoral n'est, du reste, qu'une application légale
du principe d'égalité absolue.
Nous devons même reconnaître que l'état de la législation sur la
transmission des biens occasionne, pour une large part, dans toutes
les régions sociales, les faits anormaux que nous examinons. Souvent
le fils du banquier renonce à succéder à son père parce que le capital
se réduit en poussière : il recourt à une profession libérale; le fils du
notaire ne peut retenir l'étude à lui seul : il prend un grade pour
compenser par des garanties intellectuelles ce qui lui manque de forces
pécuniaires.
Tout cela est incontestablement vrai. Cependant, nous n'avons pas
cru pouvoir rattacher la situation que nous envisageons ici à cette
cause dominante. Où le partage égal est particulièrement un élément
destructeur, c'est chez les familles de petite fortune (2): les moeurs ne
peuvent lutter contre la loi quand les ressources sont trop étroites ;
dans le milieu où nous sommes placés, l'effet de la loi serait partielle-
ment atténué, si les esprits n'étaient eux-mêmes imbus du principe qui
l'a inspirée. Donc, sans omettre de signaler, ici aussi, le vice profond
qui entache notre loi successorale, nous devons nous en prendre
directement aux moeurs, c'est-à-dire à l'idée d'égalité absolue dans la
répartition des fonctions sociales.
Mais cet état de choses a deux conséquences très graves, d'abord
sur l'enseignementlui-même, ensuite sur les esprits.Nous allons les in-
diquer brièvement.

III

La licence en droit est devenue chez nous une sorte de baccalauréat


du degré supérieur. On la poursuit, pour arriver à tout, comme sans
ntention d'arriver à rien; pour les uns, c'est une porte ouverte sur
"avenir, pour les autres, c'est un complément d'instruction. Le nombre

(1) La Réforme sociale en France, eh. xxxrr, etc. L'Organiiation de la famille et ses
appendices.
(2) La Réforme saâale en France, ch. xxxif, § 4.
LES ABUS DE L'ENSEIGNEMENT DU DROIT 533
des étudiants en droit estdonc très considérable, et leurs vues sont très
diverses. De là, un enseignement sans caractère pratique, et un abais-
sement inévitable dans le niveau des études juridiques.
Il est curieux de voir les professeurs de droit au dix-neuvième siècle
enseigner à la façon du moyen âge. Avant la découverte de l'imprimerie,
les élèves ne pouvaient avoir en main des livres élémentaires; d'autre
part, le seul moyen de recueillir la doctrine des maîtres était de suivre
leur enseignement.
Cette tradition s'est conservée en France, bien que la cause ait dis-
paru. Les ouvrages élémentaires de jurisprudence sont demeurés assez
rares jusqu'à ce siècle. Les Institules de Loysel étaient, en somme, un
ouvrage de doctrine et ne répondaient nullement à nos manuels. La
diversité des coutumes maintenait la nécessité de l'enseignementoral.
Un manuel est aussi difficile à rédiger qu'ensuite il est facile à plagier.
Quand Pothier en écrivait un, ce n'était que YIntroduction à la coutume
d'Orléans ; il n'y avait pas un Potbier dans cbâque province. Or, un
professeur médiocre peut arriver à faire entendre les éléments de la
science, qu'il ne serait pas en état de disposer dans un ouvrage.
Aujourd'hui, nos codes ont fixé et unifié la législation; les commen-
taires abondent et d'excellents manuels sont à la portée des étudiants.
Qu'on le remarque, nous ne voulons pas médire des expositionsorales ;
elles seront toujours nécessaires, mais elles devraient être réduites ou
tranformées en commentaires des textes : la parole du maître devrait
tomber de moins haut et de moins loin; l'élève devrait être en com-
munication étroite avec son professeur, il devrait parler et écrire sons
sa direction.
Nous sommes [convaincu que l'usage a une part importante dans
l'état de choses actuel. C'est ainsi que les autres Facultés, spécialement
les Facultés des lettres ont, jusqu'à ces dernières années, suivi le même
procédé. Des cours d'apparat, et peu de travaux pratiques; les Fa-
cultés de médecine seules unissaient à l'enseignement de la chaire un
enseignement appliqué : l'Ecole pratique à côté de la Faculté, plus la
visite aux hôpitaux. Depuis peu d'années, cinq ans à peine, les cours
publics des Facultés des lettres sont réduits en nombre, tandis que les
conférences avec travaux écrits sont multipliées : c'est une réforme
d'une grande portée.
Cet exemple serait à imiter dans nos Facultés de droit. Il est remar-
quable que les Facultés des lettres et des sciences, avec l'ancienne
méthode, périssaient 'faute d'élèves ; tandis que les Facultés de droit
souffrent pour en avoir trop. La situation n'est donc pas la même.
Toutefois, cette observation ne nous paraît point décisive : s'il était
fâcheux que les professeurs des lettres restassent sans auditeurs, il
n'est peut-être pas moins fâcheux que les professeurs de droit voient
g34 IA RÉFORME SOCHAIB

leur auditoire eHcouabré d'élèves dépourvus de goût pour la science


qu'on expose devant eus.
L'enseignement est inévitablement énervé ~par l'absence de toute
..étude pratique; professeurs et élèves sont en quelque sorte séquestrés
dans la théorie abstraite. Le droit, qui vise les faits et les transactions
de la vie pour les ramener aux règles de la justice, est enseigné sans
qu'il soit jamais tenu compte des faits qui en sont l'objet. Qu'en iésnlte-
t-il? C'est qne cet enseignement devient de plus en plus exégétique et
littéral. Le Fameux adage dura lex sed lex retentit dans les chaires de
nos Facultés ; il est deTenu le dernier mot de l'interprétation doctri-
uaiie.
Les jurisconsultes romains, procédaientautrement. Continuellement,
ils rapprochaient la loi. des faits sociaux, et s'il m'j avait pins concor-
dance entre les deux éléments, ils modifiaient l'application de la loi an
profit do droit. Sons verrons tout à l'heure les suites de cette exégèse
littérale, sans philosophie, sans caractère scientifique.
Les professeurs sentent si bien, les vices de leur en.seigmeiii.eiit, qu'on
les voit s'efforcer de se rapprocher des faits, autant que le leur permet
la méthode â laquelle ils sont assujettis. PJmsiears d'entre eux rédi-
gent les moles si utiles et souvent si remarquables de nos recueils
d'arrêts; ils sentent le besoin, en quelque sorte, de se faire arrêtâtes.
D'autres collaborent activement à la Revue critique, où se publient ré-
goliêment des « Examens de la jurisprudence » en tontes matières.
-D'autres enfin recherchent les faits dans l'histoire, et font aux insti-
tutions juridiques une place importante dans le grand mouvement de
notre époque vers les études .historiques.
Ce n'est donc pas la science qui baisse, ce ne sont pas nos professeurs
qui faiblissent, c'est l'enseignement qni .fléchit et le système d'inter-
prétation des lois qui se vicie à raison d'une méthode mauvaise,
IV
L'influence exercée sur les esprits par le développement exagéré des
études juridiques n'est pas moins grave. En effet, la manière de rai-
sonner des jurisconsultes est aujourd'hui dominante, puisque la ma-
jeure partie des hommes instruits a passé sur les bancs des Facultés de
-droit-. Or, c'est là incontestablement un mal'.
Le mode de raisonnement employé par la science juridique est le
même que celui de la géométrie, lin certain nombre d'axiomes, prin-
cipes ou textes sont pris pour point de départ, lont le reste en dé-
coule par la seule force de la logique dédnctive. C'est une méthode
à priori, c'est-à-dire en dehors ou au-dessus des faits contingents.
Lïngénïeur devra dans la disposition de ses travaux, tenir compte des
temps et des lienx; maïs, à l'école, rien ne peut faire que « la ligne
LES ABUS DE L ENSEIGNEMENT DU DROIT 53J!
droite ne soit le plus court chemin d'un point àun autre. » De même,
l'homme d'affaires cherchera mille moyens pour que le créancier
exerce les droits de son débiteur autrement et mieux que ne le fait
celui-ci; mais, à l'école, il demeurera hors de tout examen que « nul
ne peut avoir plus de droits que son auteur. » Sans doute, les prin-
cipes enseignés sont certains et nécessaires à connaître; c'est leur
combinaison que la science abstraite est impuissante à opérer.
Ce système de logique absolue n'est que trop conforme aux ten-
dances de l'esprit français et spécialement de l'esprit moderne. Aussi,
la méthode juridique trouve-t-elle des esprits bien préparés. Tout le
monde connaît la psychologie du jacobin, tracée par un historien qui
s'appuie, dans l'étude du passé, sur les procédés d'enquête et l'obser-
vation des faits. La méthode juridique adaptée à toutes les investiga-
tions de l'esprit n'est autre que le jacobinisme élevé à la hauteur
d'une institution nationale.
Cette méthode a priori est, en effet, appliquée à tout en France.
L'éducation est dirigée suivant ce procédé : on fait ses études, secon-
daires et supérieures, sans se demander où l'on va, quel but on
poursuit, dans quel milieu on devra vivre. L'enseignement, à son tour,
est inévitablement tout à priori; qu'il s'agisse du latin et du grec que
doivent absorber à hautes doses comme tous autres, les esprits aptes à
la finance ou à l'industrie; qu'il s'agisse de la jurisprudence, à laquelle
de futurs agriculteurs doivent sacrifier ieurs meilleures années. Il y a
entre les moeurs et les méthodes d'enseignement un échange d'in-
fluences néfastes qui se multiplient, par voie de réciprocité.
Nous avons vu que cet enseignement tout théorique et étranger aux
faits, spécialement dans la branche trop développée du droit, deve-
nait purement exégétique et littéral. Le système de la logique absolue
se combine volontiers avec ce mode d'interprétation des textes. On en
arrive à ne plus connaître d'autre raison que celle tirée du texte ex-
près. Aussi rédige-t-on lois sur lois, constitutions sur constitutions.
Mais voici le résultat final : les textes, quelque répétés qu'ils soient,
quelque soin qu'on puisse prendre à les refondre, ne peuvent prévoir
toutes les hypothèses, alors surtout que les circonstances extérieures
se modifient continuellement. Qu'arrive-t-il? C'est que le texte, Yulti-
ma ratio venant à manquer, il ne reste plus rien, si ce n'est le scepti-
cisme qui engendre l'arbitraire.
Tels sont les fruits de l'éducation distribuée aujourd'hui à la jeu-
nesse éclairée. On se précipite vers les « professions libérales, » on
s'imprègne de la méthode a priori des juristes. Résultat : des déclassés
ou des sceptiques..
DANIEL TOUZAUD,
Docteur en droit, ancien magistrat.
SCENES DE LA VIE DOMESTIQUE

UNE FAMILLE BOURGUIGNONNE


PENDANT LA RÉVOLUTION

{Premier article)
Les lecteurs de la Réforme sociale, les membres des Unions, les
disciples de M. Le Play ont tous présentes à la mémoire les ravissantes
études de M. Ch. de Ribbe sur la vie de famille dans l'ancienne France,
et les curieuses monographies publiées naguère ici même par plusieurs
de nos confrères, comme M. Albert Babeau, à l'imitation de ces fortes
et mâles gravures sorties du ferme burin de l'illustre auteur des
Ouvriers européens. Nul n'a oublié les livres de raison exlmmés des
pieuses archives de nos vieilles familles et qui ont fait revivre d'une
manière si naïve, mais si fidèle, avec le souvenir de la foi des aïeux,
celui de leur éducation, de leurs moeurs, de leur existence patriarcale,
de leurs vertus, de leur décence modeste dans la prospérité ou de leur
sereine vaillance dans les tribulations domestiques. Ces tableaux,
peints d'une main discrète, parfois malhabile, mais toujours sincère,
ont resplendi d'un éclat inattendu, dès qu'un rayon lumineux les a
détachés de l'ombre pour laquelle ils avaient été faits : ils ont étonné
et surtout attendri nos regards déshabitués des scènes touchantes qu'ils
iious offraient; ils ont été non seulementune révélation du passé, mais
encore un reconfort pour le présent, un enseignement, sinon une pro-
messe et une espérance pour l'avenir. Sans eux, l'histoire intime de
notre race et de notre société n'eût été, pour ainsi dire, qu'une lettre
close, au moins une lettre morte; nous eussions à peine deviné ce que
les générations, dont notre pied foule aujourd'hui dédaigneusement la
poussière, possédaient d'énergie, de constance, de piété robuste, d'hon-
neur, d'esprit de suite, de solidarité et de liens étroits entre elles ; nous
ignorerions encore par quel puissant labeur une famille pouvait alors
grandir et de quel prix elle achetait sa lente maturité ; venus enfin en
des temps mauvais, où les vertus sont si économes, même chez les
meilleurs, et les vices si prodigues, nous serions tentés de nous alarmer
des jours prochains, si nos pères, dont la vie troublée se reflète dans
leurs mémoires domestiques, n'en avaient traversé de pires, et s'ils ne
nous apprenaient à dire à leur exemple, comme Enée à ses compagnons
découragés : Nous avons passé par trop d'épreuves pour ne point
attendre de Dieu la fin de celle-ci.
0 passi graviora, dabit Deus his quoque flnem.
Les pages qui vont suivre sont extraites d'un de ces 'mémoriaux de
UNE FAMILLE BOURGUIGNONNE 537
famille, écrit dans le silence et le recueillement du foyer par un père
pour ses descendants seuls, qui ne devait avoir nul autre public, et
que nous ne livrons au nôtre qu'en faisant une véritable violence à son
auteur, dont la réserve le tenait caché sous une triple serrure. On ne
saurait appliquer à celui-ci le mot légèrement malicieux de Fontenelle:
« Quoiqu'on n'écrive que pour soi, on écrit aussi un peu pour les
autres, sans s'en douter. » Il savait fort bien que son oeuvre pieuse ne
devait pas sortir de la maison.
a Je me propose, dit-il dans son avant-propos, de recueillir pour
moi-même et pour mes enfants les souvenirs et les leçons que je tiens
de mon père: leçons et souvenirs qui sont la vie et le charme de mon
âme. Il m'en eût coûté de laisser périr ces beaux exemples dont j'ai
gardé la tradition. Je les dépose donc ici dans la simplicité de mon
coeur. C'est tout d'abord un hommage de gratitude que je veux rendre
à Dieu; mes enfantsjugeront de quelle voies paternelles a usé la Pro-
vidence envers leurs parents : ils verront la ligne de conduite, toujours
semblable à elle-même, qu'ils ont tenue pendant plus d'un siècle.
Peut-être y trouveront-ils, à leur tour, quelque lumière et quelque
force. »
Nous éprouvons une véritable joie en faisant part de notre bonne
fortune à nos lecteurs. Dans ces lignes émues, ils ne goûteront pas seu-
lement la tendresse filiale qui les a dictées ou la mémoire d'une de ces
familles bourgeoises, honnêtes et chrétiennes, telles qu'à travers la
dépravation de nos moeurs publiques la province en recèle tant encore
aujourd'hui; ils n'y rechercheront uniquement, ni la description de
l'une de ces modestes demeures qui se plaisent à se dérober au
regard et que trahit seul le parfum délicat des vertus de leurs habitants,
ni même, derrière le portrait de l'aïeul, le souvenir vénéré du père de
l'auteur, d'un homme de foi robuste, de générosité, de savoir et de
caractère, qu'une scène plus large eût fait illustre,parce qu'il n'ignorait
rien de son siècle, mais qui, ce nous semble, eût été peut-être moins
grand, s'il n'eût obstinément voué sa vie à la défense du bien sur la terre
natale dont nulle séduction ne put jamais le détacher. Ils y trouveront
aussi, ils y reconnaîtront avant tout la méthode d'observation que re-
commandait notre maître, M. Le Play, celle qui est vraiment la base de
la science sociale, celle qu'il a conçue et enseignée,celle que ses disci-
ples fidèles s'efforcent de propager à leur tour. Et, comme pour mieux
nous familiariser avec elle, pour mieux nous en révéler les avantages
présents et la pratique facile, les fragments qu'on va lire nous retra-
cent les débuts d'une famille et d'un homme, non pas au seizième ou
au dix-septième siècle, comme les livres de raison, si heureusement dé-
couverts par M. de Ribbe, mais en notre temps même, ou, si l'on veut
S38 LA RÉFORME SOCIALE

plus d'exactitude, à la veille et au lendemain de la naissance de l'ara


mil huit cent.
On regrettera sans doute que d'honorables scrupules nous aient
imposé une rigoureuse discrétion et, tout en nous permettant d'em-
prunter quelques fragments à ce livre exclusivement écrit pour le foyer
de la maison, nous aient interdit de livrer à la publicité le nom de la
famille, ] respectable entre toutes, dont il nous retrace l'origine.
Ces fragments ne se rapportent en effet qu'à l'un de ses membres,
au fondateur et au premier artisan de son aisance, qui a su fidèlement
transmettre à sa descendance, avec une jeune fortune, tout un vieil
héritage de vertus et d'honneur. Ils s'arrêtent à la première généra-
tion, à l'aïeul et ne font pas même allusion à son fils, à celui auquel
nous faisons allusion plus haut, à celui dont, pour l'instruction comme
pour l'édification de nos lecteurs, nous aurions souhaité d'esquisser au
moins la physionomie, à l'homme qui, mêlé aux grandes luttes soute-
nues par les catholiques dans le milieu, de notre siècle pour la liberté
d'enseignement et la restauration des idées religieuses, a illustré son
nom plus encore par l'énergie de son caractère et de sa foi que par la
vigueur et la trempe de sa plume.
Peut-être unjour viendra-t-il où nous pourrons mettre en pleine lu-
mière la vie de ce vaillant champion de l'Eglise et de la liberté; alors,
les souvenirs pieusement recueillis par son propre fils, auquel nous
empruntons ce qu'on va lire, fourniront la plus solide trame et le meil-
leur canevas à ce travail. Mais, si cette noble figure doit encore quel-
que temps demeurer sous le voile dont la modestie filiale la recouvre,
il n'y a nul péril,il y a au contraire mi grand profit,intellectuel et moral,
à retrouver dans les extraits qui vont suivre comme un écho de la sim-
ple et forte existence des familles bourgeoises de province, aux appro-
ches ou au cours de la Révolution. On y verra, que, si celle-ci fit
beaucoup de ruines, elle laissa 'debout, parmi les générations même au
sein desquelles elle se flattait de mieux s'implanter, des fidélités aussi
vivaces, des âmes aussi robustes, des caractères aussi résistants que
dans les classes dites supérieures. C'est que les moeurs privées sont
presque toujours la mesure des moeurs publiques. On ne saurait trop
le répéter :sans les mâles vertus de ses aïeux qui lui servirent d'anti-
dote, la bourgeoisie émancipée, mais corrompue par la Révolution, ne
serait jamais devenue la classe dirigeante de 1814 à 1870.
Un mot encore, pour la pleine intelligence des lignes qui suivent :
en faisant la biographie de son père, leur auteur anonyme a été amené
à jeter un coup d'oeil sur son aïeul, et c'est à ce dernier seul que se
rapporte- le récit actuel.
HENRI BEAUHE,
ancien Procureur général à la Cour d'appel fie Lyon.
UNE FAMILLE BOURGUIGNONNE 839

I. — LE PAYS BÉQUIN.

Au sortir de Beaune (Côte-d'Or), si l'on veut pénétrer jusqu'au


coeur des montagnes dont les vignobles bourguignons tapissent le
premier gradin, une interminable montée conduit le voyageur sur un
théâtre tout nouveau. A la plaine luxuriante, mais monotone, à des
coteaux d'or, mais sa/is aspect, succèdent un horizon varié, un sol
pauvre, une population dure à elle-même.
Après avoir franchi les brumes de La Balance, après avoir salué en
passant Lusigny, vallon charmant que parent les sources de l'Ouche,
on arrive enfin au plateau âpre et bossue, sans charme ni grandeur,qui
est le pays où vécut la famille dont nous allons décrire l'origine.
Assurément cette région n'est point sans beauté, mais c'est une
beauté d'un ordre sévère; celle qui résulte d'un solide accord entre la
nature et l'homme, l'une domptée plutôt qu'assouplie, l'autre satis-
fait de sa victoire.
Terrain grossier, mélangé de cailloux, chemins bourbeux et pierreux
tout ensemble, dont l'alignement exempt d'étude est tout primitif :
haies vives, véritables taillis renforcés d'arbres rabougris ; carrefours
vastes et informes que domine une croix de bois penchée, noircie;
rongée par le temps; pentes raides et non rectifiées, et au bas de ces
pentes, un ruisseau s'épanchant au travers du chemin, où des pierres
brutes émergeant oà et là tiennent lieu de passerelles.
Le mouvement et le bruit semblent sortir de cette nature pour en
animer le rustique tableau. Ce sont de longs attelages de boeufs se
hâtant lentement sous la voix et l'aiguillon ; ce sont, errant sur des
sombres (1) immenses,des troupeaux de moutons conduits par des vieil-
lards, et des troupeaux d'oies gardés par des enfants. Ce sont encore,
dans les prés clos, des bandes de chevaux ou de bètes à cornes qui se
gardent toutes seules.
Des bois pleins de gibier, des étangs d'eau vive regorgeant de pois-
sons, complètent le site où l'on ne rencontre ni rochers abruptes, ni
torrent, ni cascade.
Les arts, depuis de longs siècles, sont venus mêler leurs oeuvres à ce
rude paysage et en relever sans éclat la morne physionomie.Là,les Ro-
mains plantèrent, on ne saurajamais pourquoi, une haute et riche colon-

(i) Mot employépour jachère. On laissait doue la terre se reposer un an sur trois,
système qui n'est point abandonné. Par une entente générale, dans une région, tous
les champs en jachère se trouvaient réunis; de infime pour ceux en blés, de même
pour ceux en légumes, de sorte que l'aspect du territoire d'un village présentait ici une
grande surface en nombres, et là une pareille étendue en culture de blé, etc.
340 LA RÉFORME SOCIALE

ne (-1) égarée dans un bas-fond, loin de tout autre vestige du passé, et


qui, depuis Auguste peut-être, communique aux paysans d'alentour
quelque idée d'architecture et de sculpture. Là, le génie chrétien
depuis sept cents ans élève des églises empreintes d'un vrai sentiment
religieux dans leur sombre et mâle construction ; leurs robustes clo-
chers dominant les chaumières sans les écraser semblent s'associer à
elles comme Dieu à l'homme. Pas de monastère ; seulement, sur les
sommets, des manoirs ruinés à demi, masses antiques et si imposantes
encore, qui rappellent l'ancien pouvoir, la défense, la guerre, et conser-
vent à ce pays un aspect historique que ne connaît plus la plaine.
Telle est la contrée où se mouvait, il y a un demi-siècle, loin de la
ville, la race dure et laborieusement active des Béguins.
Les Béquins ! c'était le sobriquet générique des paysans des bords de
l'Ouche et de l'Armançon, et en particulier de ceux qui occupaient
une partie des cantons actuels d'Arnay, de Pouilly et de Bligny-sur-
Ouche.Peut-être ce nom,dont les gens de la plaine les avaient gratinés,
leur venait-il de ce qu'aux marchés de Beaune, où ils descendaient, on
avait remarqué', à l'âpreté qu'ils mettaient à débattre leurs intérêts,
qu'ils avaient becs et ongles; de bec on fit béquin. Cette race était hon-
nête cependant, et il ne faudrait pas la confondre avec celle du paysan
morvandeau, descendant des mêmes hauteurs, mais de plus loin,
qui, disait-on, trompait à l'habitude et passait pour avoir maint autre
défaut, d'où est venu le dicton : « il n'arriva du Morvan ni bon vent
ni bonnes gens. »
Les jours de marché, le maître est debout à deux heures de la nuit,
même au coeur de l'hiver ; il donne le foin à ses bêtes, les attelle à la
voiture chargée de la veille. La ménagère est à son poste. L'homme
mange la soupe et part, la tête doublement abritée sous le bonnet de
laine et sous le chapeau à larges bords. Ainsi préparé, il va lutter quatre
et six heures durant, battu par la pluie, la neige' et le vent ; il arrivera
cependant de bon matin à la ville. L'attelage, alors, ne quittait pas la
rue. Les boeufs consommaient sur place la provende apportée pour
eux, et le conducteur ne faisait guère autrement que ses bêtes. Le four-
rage ou le grain vendu, il fallait se hâter de regagner le village, car
malheur à celui qui buvait au cabaret et s'attardait le dernier sur la
montagne ; le froid, cela ne s'est que trop vu, le saisissait à La Balance,
et le lendemain on y relevait un cadavre.
Juge-t-ou de la fatigue d'une telle journée ? Sait-on bien toute la
douce joie de ce mari, de ce père, se retrouvant, le soir enfin, rendu
sous son propre toit enfumé, peu importe, mais brillant d'affection
pure, de la déférence sincère et de tendres soins ? Heureux qu'il était,
(1) La colonne de Cussy.
UNE FAMILLE BOURGUIGNONNE 541
eût dit le poète, de ne devoir à pas un domestique les prévenances
empressées et joyeuses dont il était l'objet vénéré!
Justement le lendemain du marché, c'est le dimanche ! Jour complet
de répit, où la société du village, j'entends tout le village, se fréquente
du matin au soir, chacun de ses habitants vêtu d'habits propres et
décents. On se voit à la messe, aux vêpres, où tout le monde chante.
Des causeries interminables s'engagent devant l'église, à la porte des
maisons. Dans le particulier chacun a ses visites. Pas de danse, ou
quelques danses en plein air et en plein jour. La gaieté est partout,
sans cabaret, sans vin au logis ; mais pour souverain plaisir, après six
longs jours sans repos, le repos sous l'oeil de Dieu : seule chose que
l'homme ait pu garder du Paradis terrestre !
En voilà assez pour faire connaître le cadre où vécurent, jusqu'à la
fin du dernier siècle, les ancêtres de celui qui est le sujet de ces frag-
ments.
II. — LA FAMILLE.
Le berceau même de la famille X... semble être Longecourt-les-
Culêtre, où, dès le dix-septième siècle, ses membres étaient les fer-
miers delà terre seigneuriale. On y rencontre aujourd'hui des propri-
étaires cultivateurs qui portent leur nom. Le grand-père de celui qui
fait l'objet principal de ce récit, laissa à l'aîné de ses fils la ferme de
Longecourt et vint à quelques lieues de là, reprendre de V
, son
beau-père, la direction de la terre d'Ecutigny. Les V..., dès ce temps, très
considérables dans le pays, étaient cousins du célèbre avocat Ranfer,
l'aïeul du baron de Bretennières actuel,dont le domaine patrimonial de
Montceau touchait à Ecutigny.
Il est curieux d'assister à l'élévation lente, mais sûre, des familles
agricoles au siècle dernier. A la génération suivante, nous verrons
Jean X... avoir des bâtiments, une ferme à lui, et amodier le tout pour
continuer son bail chez le seigneur, et c'est la fille d'un fermier de
terre noble qu'il épousera. Enfin, quel que soit le rameau de notre
famille vers lequel on jette sa vue, on y retrouve toujours cette situa-
tion, prééminente au village, de fermier seigneurial, avec le titre de
marchand fermier et d'honorable homme, qui caractérisait une sorte
d'aristocratie rurale dont les enfants ne se mariaient qu'entre eux.
Quant au titre de marchand fermier, il avait je ne sais quelle saveur
de bourgeoisie; les gros cultivateurs s'intitulaient ainsi, parce qu'ils
faisaient le commerce des bois et du bétail, auquel ne pouvaient se
livrer les simples laboureurs.
Ces familles, de moeurs éminemment patriarcales, étaient très fécon-
des. Les naissances s'y succédaient presque régulièrement de deux en
deux années, et la mère n'eût demandé à personne le soin de la sup-
S42 LA RÉFOKME SOCIALE

pléer dans l'allaitement de ses nouveau-nés. Lorsqu'on avait douze


enfants, ce chiffre donnait droit à une remise sur l'impôt. Mais pour
cela, il fallait se rendre au chef-lieu de la recette et présenter au com-
plet sa progéniture à l'officier du fisc. C'est ce qu'entreprit un jour
l'un des membres de la famille X... Le montagnard mit bien ses douze
enfants sur sa charrette, mais, arrivé à Beaune devant la porte du
magistrat, ce fut en vain que l'on compta; il ne s'en trouva plus que
onze : le bonhomme ne s'était pas aperçu que l'un des marmots s'était
égaré en chemin. Il n'était pas rare de compter pour une seule union
quatorze naissances,que les accidents divers du jeune âge réduisaient
trop souvent à sept ou huit adultes. Sur ce nombre, une fille, au moins,
embrassait la vie religieuse, appelée par une parente déjà fixée dans
le cloître. Moins facile était-il de diriger un garçon vers les saints
ordres, en raison de la longue et coûteuse préparation exigée pour
l'état ecclésiastique.
Si la richesse était toujours absente.de ces rudes ménages, la dé-
tresse ou seulement le besoin n'y pénétrait jamais. Qu'on suive, par
exemple, les diverses branches de la famille qui nous occupe, on y
rencontrera partout un modeste, mais suffisant bien-être, auquel
s'allient tout naturellement la gaieté franche et Je gros sel du paysan
bourguignon, le tout dominé par beaucoup de religion et de probité.
III. — LE CHEF DE LA FAMILLE.
Jean X... qui nous occupera spécialement ici, était loin d'être un
homme vulgaire. Né à Ecutigny en 4752, il perdait son père à l'âge
de sept ans. Veuve avec huit enfants, dont le dernier à la mamelle, sa
mère s'empara vaillamment de la lourde exploitation de son mari,
bien que la maladresse d'un chirurgien l'eût rendue boiteuse. Cette
maîtresse femme devina que le second de ses fils la tirerait d'embar-
ras, et elle vit juste. A douze ans, le petit Jean primait son aîné qui
en avait dix-huit; il était déjà de toutes les affaires. A la différence
de son frère, on lui avait fait commencer ses études de latinité à
Beaune, où les risées de ses condisciples au sujet de ses allures de
montagnard, de Béquin, comme ils disaient, ne l'intimidaient guère. A
ses succès précoces, ses parents déjà voyaient en lui un futur avocat.
La mort de son père renversa tous ces projets.
A vingt-trois ans, il part bravement, seul, pour Nancy, afin d'y
sou-
tenir au parlement de Lorraine une contestation avec le seigneur (1),
dont sa mère et lui étaient les fermiers. Il arrive dans la grande ville
où il ne connaît âme qui vive. A l'auberge, il s'informe de l'avocat en
renom. On le raille : cet avocat-là n'écoute point les manants de sa

(1) M. de Maletesle, conseiller au parlement de Dijon.


UNE FAMILLE BOURGUIGNONNE 543
sorte. Il insiste, il apprend que celui qui tient la tète du barreau porte
le même nom de famille que lui, la lettre finale seule différait. Il veut
le voir. Il le voit; justement l'autre tenait ses ascendants pour Béquins;
on était parent, c'était sûr. Puis la mine haute et pourtant naïve du
campagnard charme l'avocat qui prend en main le procès et le gagne.
Cette sympathie à première vue, Jean X... la rencontrait toujours :
aussi portait-il dans toute sa personne' cet aplomb qui est à lui seul
souvent une force. Il faut dire qu'il tranchait absolument sur tous ses
pareils, tout en restant des leurs. Haut de taille, carré d'épaules, souple
de tout le corps, le jarret d'acier, le pied ferme et délié, il était né
athlète. Passionné dans sa jeunesse pour les exercices violents auxquels
il excellaitnaturellement,il s'était fait un renom dans toute la contrée.
Le paysan idolâtre encore la force physique, mais combien plus l'ido-
lâtrait-il alors que les divertissements des jeunes campagnards consis-
taient presque uniquement dans des jeux corporels et des défis lacé-
démoniens? La tête ronde, le teint chaud,les cheveux d'une abondance
et d'une longueur extraordinaires que retenait difficilement la coiffure
à queue de l'époque,la voix forte,le ton et le regard impérieux et bons,
l'humeur toujours joviale, des mots pour tout le monde, la répartie
pi'ompte, spirituelle et juste, serviable au delà des limites de la pru-
dence,il était redouté de la canaille et adoré de tous les autres.Ajoutons
qu'il arrêtait net un taureau furieux en le saisissant prestement par
les cornes, qu'il empoignait son adversaire par la ceinture et le lançait
au delà des barrières, qu'il sautait à pieds joints, sans se reprendre,
dans douze tonneaux de Bourgogne défoncés et rangés à la file ; on
pourrait citer de lui mille traits de même sorte.
Enfin, dans les ressources que lui fournissait sa belle humeur, Jean
chantait de verve mille chansons au gros sel bourguignon, plaisan-
tait tout venant, sans jamais blesser personne, et entraînait dans sa
franche gaieté toute la compagnie.
Ceci n'est que l'une des faces de cette attachante physionomie,
qui ferait relief dans un tableau des moeurs rurales à la fin de l'ancien
régime. C'est le côté le plus extérieur, le plus en vue que nousvenons
de peindre; mais il y avait tout autre chose dans la personne de
Jean. Cette rustique enveloppe cachait un esprit élevé, une âme de
feu. Aussi son'langage, tout libre qu'il fût, n'était jamais indécent ni
bas. Simple, mais clairvoyant, audacieux dans le besoin, mais sagace,
il fut par la trempe de l'âme et la vigueur du tempérament un
homme complet et, à sa manière, un rude champion. Ses actes vont
bientôt le révéler.
En 1783, Jean épousait la nièce de l'abbé Bailly, théologien déjà
renommé. Marguerite M... était de la plaine beaunoise; son marine
la laissa pas longtemps exilée sur le plateau d'Arnay. Il quitta en
544 LA RÉFORME SOCIALE

1786 son pays natal pour louer à une lieue de Beaune, à Neuvelle-
les-Serrigny, une grosse ferme de la terre du marquis de Glermont-
Montoison. C'est là que la Révolution le surprit.
M. de Tocqueville, dans son admirable livre, Y Ancien régime et la
Révolution, ouvrage malheureusement inachevé, dont le vaste sujet
devait passionner vingt ans plus tard M. Taine, M. de Tocqueville fait
cette remarque curieuse que le règne de Louis XVI fut l'époque la plus
prospère de l'ancienne monarchie, même pour l'agriculture. Jean
aurait pu servir d'exemple au grand philosophe : après huit ans de
mariage, il trouvait le moyen d'acheter un petit domaine de bonnes vignes
a Auxey (1). Le même auteur ajoute que les points de la France
alors les plus riches étaient en même temps les plus affranchis des
entraves féodales, et que néanmoins ce sont ceux-là mêmes sur lesquels
laRévolution eut le plus de prise. En cela encore, la Bourgogne semble
donner raison à M. de Tocqueville. Cette province était heureuse ; elle
avait ses Etats, son parlement, et il suffit de jeter les yeux sur les
plans terriers de cette époque pour se convaincre de l'état de morcel-
lement où se trouvait dès lors la propriété foncière dans beaucoup de
villages. Cependant, le mouvement révolutionnairey fut plus particuliè-
rement violent. C'est quand les entraves se rompent que l'on songe à
les briser tout à fait.
Laissantlà ces considérations, constatons que le fermier de Neuvelle
avait toutes les aspirations du tiers état au moment de la convocation
des Etats généraux;; mais il n'en rejeta pas avec une moindre indigna-
tion les excès vexatoires, sanguinaires et sacrilèges des hommes de la
Révolution. Royaliste dans l'âme, il ne lui vint jamais la pensée de
rendre la royauté responsable des vices d'une constitution vieillie. Jean
demandait l'égalité des droits entre citoyens sous la protection de cette
monarchie traditionnelle, qui restait pour lui l'égide indiscutable de la
France. Son honnête instinct ne lui montrait pas dans cette égalité
autre chose, sinon la sauvegarde de la dignité de tout homme, qui,
entré en possession de soi-même, ayant conscience de ses forces et de
ses droits, entend les défendre comme un bien intime et inséparable
de sa personne.

(1) Veut-on avoir une idée de la fortune de Jean au moment de,son mariage? Le
contrat lui attribue 42,000 livres d'économies, c'est-à-dire son gain depuis qu'il dirige
la ferme de M. de Maleteste en compte à demi avec sa mère ; plus le domaine d'Kcu-
tigny estimé 18,000 livres. Il est vrai que c'est là le plus clair du patrimoine, car il
prend avec lui sa mère et doit donner à ses quatre soeurs, au décès de celle-ci,
une somme d'ensemble 10,000 livres. Il n'aura donc en réalité qu'une valeur de
20,000 livres. Son frère, qui était l'aîné, avait été pourvu d'autre part. Jean jouit, il
est vrai, de la ferme du château à Ecutigny et de tout son train. Sa femme, Margue-
rite H..., lui apportait un peu d'argent et moitié d'un domaine à Corcelles-les-ArU,
ce qui la faisait aussi riche que son mari.
LES SALONS AU. DIX-HUITIEME SIECLE S4o
1789 trouva Jean en possession'd'un ascendant considérable sur les
habitants de son canton. Dans les communes voisines de la sienne,
tous les paysans acceptaient entièrement sa domination,sans qu'il cher-
chât à l'exercer. Maire de Serrigny, électeur du tiers-état, son atti-
tude à Dijon impressionna tellement le collège électoral qu'on voulut
l'envoyer à Versailles. Le désespoir qu'en ressentit sa femme le con-
traignit à décliner un honneur que, certainement, il aurait payé
cher.
D'ailleurs, il avait à remplir auprès des siens un rôle considérable
.
au milieu des événements dramatiques qu'il nous reste à raconter.
{La fin au prochain numéro).

LES SALONS AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE


ET LEUR INFLUENCE SOCIALE

À PROPOS D'UNE PUBLICATION RÉCENTE (-1)


.

t
« Celui qui n'a pas vécu avant \ 789 ne connaît pas la douceur de
vivre. » Je ne souscrirais pas, sans réserves, à ce jugement, que Tal-
leyrànd a exprimé, avec une émotion contenue, qui ne lui est pas
habituelle; mais, après avoir analysé le livre instructif et piquant de
M. Feuillet de Conches, je comprends la séduction exercée sur les con-
temporains par cette brillante époque, trop vantée par les uns, trop
sommairement jugée par les autres.
Quand nous arrêtons une attention superficielle sur l'immense bagage
d'erreurs, de sophismes, d'excès de tout genre, que les peu fidèles
sujets de LouisXV traînent après eux, nous sommes tentés de crier à la
décadence, et nous croyons surprendre dans la succession des faits des
traces irrécusables de sénilité et de décrépitude; unexamen plus réfléchi,
sans infirmer de légitimes sévérités, conduit peut-être à des conclusions
différentes. Envisagé dans ses types originaux ou secondaires, le dix-
huitième siècle n'a point l'aspect de la caducité; il réunit, au contraire,
tous les traits caractéristiques de la jeunesse : générosité du coeur et
enthousiasme, ardeurs sensuelles et passion de l'idéal, dédain de l'ex-
périence et outrecuidance fanfaronne. Rien n'y manque, pas même
l'optimisme imperturbable, que rien ne déconcerte et qui interprète

(1) Les Saloiis de conversation au (lia-huitième siècle, par M. Feuillet de Conches.


Charavay, Paris 1882).
Liv. xi 36
546 LA RÉFORME SOCIALE

tout au gré de ses désirs. Sur un fond d'utopie court une grâce incom-
parable, et l'esprit garde tout son prestige, où la morale perd le sien.
On rit de lout'pour le plaisir d'en rire, et l'on aurait pu prendre pour
devise les vers si connus :
Le monde est plein de fous, et qui n'en veut point voir
Doit rester clans sa chambre et casser son miroir.

La Fronde irréligieuse a commencé de très bonne heure : le siècle


au berceau bégayait des impiétés et daubait sur ce qu'il appelait la
superstition. La Fronde politique n'a fait son apparition que vers '1750,
mais elle a rattrapé le temps perdu et cueilli dans le champ de la
science, suivant le mot que Henri Heine appliquait àTieck, des branches
légères pour régaler le dos de ses adversaires et des roses pour réga-
ler le nez de ses amis. M. Feuillet de Conches n'a pas fait cette distinc-
tion qui, au fond, importe peu; il n'a pas dîné avec ces éblouissants
convives et ne pouvait pas les suivre dans le développement chronolo-
gique de leurs agapes intellectuelles. Il a cherché et trouvé quelques
miettes de leurs entretiens dans les correspondances du temps ; ces
miettes suffisent pour donner une idée de la cuisine et des cuisiniers.
On se mettait à table à deux heures et l'on y restait jusqu'à sept; que
disait-on et surtout que ne disait-on pas dans ce laps de temps? On
causait de tout un peu et l'on passait d'un sujet à l'autre avec une
prestesse d'écureuil, du siècle d'Auguste au siècle de Louis XIV, du
Tasse à Boiieau, de l'empire d'Orient à l'empire d'Occident, de l'im-
pératrice Catherine à la liberté de conscience, des acteurs aux actrices (1).
Tragédie, comédie, poésie, littérature, histoire, chroniques scanda-
leuses, sciences, beaux-arts, économie politique, réformes sociales,
obscénités, bons mots, saillies, formaient des rondes échevelées, s'agi-
taient et se trémoussaient, dans une confusion qui ne manquait pas
d'harmonie, avec un entrain et un mouvement à donner le vertige aux
cerveaux les mieux équilibrés. Souvent la religion était sur la sellette
et le Christ recevait plus de soufflets, qu'il n'en reçut jadis dans la
maison de Gaïphe. Les étrangers, les moins suspects de rigorisme et
de dévotion, s'en indignaient et ne dissimulaient pas un dégoût qui
allait jusqu'à la nausée. « J'ai dîné aujourd'hui, écrit Horace Walpole,
avec une douzaine de savants et, quoique tous les domestiques fussent
là pour le service, la conversation a été beaucoup moins réservée, même
sur l'Ancien Testament, que je ne l'aurais soufferte une table en Angle-
terre, ne fût-ce qu'en présence d'un seul laquais (2). »
La philosophie était cependant d'origine anglaise, mais elle avait

(1) Voir l'Homme aux quarante écus.


(2) Lettre d'Horace Walpole, édition du comte de Bâillon, p. 31.
LES SALONS AD DIX-HUITIÈME SIÈCLE 547
été éliminée par l'aristocratie britannique comme une drogue compro-
mettante et malsaine. La noblesse française, moins prudente et moins
sage, avait acheté la précieuse denrée et en avait composé une mix-
ture aussi favorable à ses intérêts et à son développement moral, que
peut l'être l'opium à laprospérité et à la vertu des Chinois. Les Anglais
excellent à se réformer eux-mêmes et n'aspirent pas du tout à réfor-
mer les autres; je ne dirai pas, ce serait les calomnier, qu'ils sont
heureux des folies de leurs rivaux; ils se bornent à s'en consoler et à
prendre le mal d'autrui en patience.
Walpole s'impatiente quelquefois ; on le soupçonne d'être un jésuite,
parce qu'il croit en Dieu, et on le lui fait sentir. Cet outrage à l'évidence
et au sens commun le met hors des gonds et détermine une brusque
riposte de son esprit froid et clair comme l'acier : « Les savants, je leur
demande pardon, les philosophes sont insupportables, superficiels,
arrogants et fanatiques : ils ne font que prêcher, et leur doctrine avé-
rée est l'athéisme. Vous ne pouvez croire à quel point ils se gênent
peu. Ne vous étonnez pas si je reviens tout à fait jésuite. Voltaire lui-
même ne les satisfait point. Une de leurs dévotes disait de lui : // est
bigot, c'est un déiste (1). » Voltaire bigot! Après tout, on est toujours
le bigot ou le réactionnaire de quelqu'un. Les petites-filles des grandes
dames trop émancipées du siècle dernier n'adresseraient pas le même
reproche à Voltaire; elles ne lisent point Candide et préfèrent à la
Pucelle la Prière pour tous :
Comme une aumône, enfant, donne donc ta prière
A ton père, à ta mère, aux pères de ton père ;
Donne au riche à qui Dieu refuse le bonheur ;
Donne au pauvre, à la veuve, au crime, an vice immonde.
Fais en priant le tour des misères du monde.
Donne à tous ! donne aux morts! enfin donne au Seigneur!

Les écrivains de notre temps qui combattent les croyances tradi-


tionnelles se montrent généralement respectueux, parfois même sym-
pathiques ; leurs objections n'ébranlent guère la foi des fidèles et leurs
louanges révèlent aux indifférents quelque chose du charme et de la
grandeur divine de Jésus. S'il y a des pitres en goguette, qui salissent
les kiosques de leurs écrits et de leurs enluminures, il y en avait, sous
Louis XV, de plus dangereux, dont le cynisme n'était pas moindre et
dont l'esprit était supérieur. Quelque faibles que paraissent nos progrès,
il serait équitable de ne les point méconnaître, ne fût-ce que pour ne
pas décourager les bonnes volontés hésitantes. La morale contempo-
raine n'est point rigide et l'adultère masculin bénéficie trop souvent
d'une regrettable indulgence : absolument parlant, nous sommes peut-

(4) Lettre d'Horace Walpole, p. 76-77.


§48 Ï-A RÉFORME SOCIALE

être au-dessous dumôdiocre,mais, par comparaison avec les courtisansde


Louis XV, nous sommes au-dessus. Je ne veux point chercher les élé-
ments du rapprochement dans les quatrains des viveurs illustres, jeles
prendrai dans le journal de Barbier.
Barbier n'est pas un homme de cour ; il est avocat, c'est dire qu'il
a de la correction et de la tenue; il figure parmi les trente-deux élec-
teurs qui nomment les échevins de la bonne ville de Paris, c'est dire
qu'il n'est pas le premier venu et qu'il forme une sorte de trait d'u-
nion entre la haute société et la bourgeoisie. Son opinion s'inspire évi-
demment des idées reçues dans l'une et l'autre classe et doit repré-
senter une sorte demoyenne.il s'agit d'un refus d'absolution: Louis XV
a une maîtresse, la comtesse de Mailly, et se voit exclu de la commu-
nion pascale. Rien de plus naturel; c'est l'application stricte des lois
de Dieu etde l'Eglise. Barbier ne l'entend pas de cette oreille,il est scan-
dalisé jusqu'au fond de l'âme : « Nous sommes assez bien avec le
pape, s'écrie-t-il, pour que le fils aîné de l'église ait une dispense pour
faire ses pâques, en quelque état qu'il fût, sans sacrilège et en sûreté de
conscience. » Dieu me garde même de faire une supposition irré-
vérencieuse pour le Président de la République, mais, si le rappro-
chement des situations pouvait être admis à titre d'hypothèse,
l'opinion publique se prononcerait certainement pour le confesseur.
Elle lui était contraire dans les salons du dix-huitième siècle.
Les courtisans n'avaient pas perdu la mémoire de la fameuse lettre
de Louis XIV à Colbert : « Monsieur Golbert, il me revient que Mon-
tespan se permet des propos indiscrets ; c'est un fou que vous me ferez
le plaisir de suivre de près... Je sais qu'il a menacé de voir sa femme
et, comme il en est capable, je me repose sur vous pour qu'il ne
parle pas (4). » >
Plus les rois sont puissants et populaires, plus ils sont coupables de
donner de mauvais exemples. L'imitation est trop séduisante, elle se
propage, discrètement d'abord, ouvertement ensuite, et ne tarde pas
à rencontrer des justifications, qui peu à peu deviennent des apologies.
Les adultères publics du grand roi et les désordres de Louis XV ont
frappé à leur effigie courtisans et grandes dames et préparé les intel-
ligences aux paradoxes de Rousseau et de Diderot, que la société avait
préalablement modelés à son image et à sa ressemblance. Si ce que
l'Ecriture appelle le démon du midi n'était pas descendu du palais des
rois, Mm0 de Boufflers, qui n'était pas née pour certaines déchéances,
ne serait pas devenue la maîtresse du prince de Gonti, concurremment
avec une danseuse, Mllc Auguste, et n'aurait pas été cinglée de plein
fouet parla sifflante réponse de son amie, la maréchale de Mirepoix.

(1) Cité par M. Despois dans son livre sur les Lettres ci la Liberlc,p, 371.
LES SALONS AU DIX-IlUI'l'IÈHE SIÈCLE 549
Oublieuse de sa situation, elle avait appliqué à Mme dePompad our la
qualification de première fille du royaume. « Ne me forcez pas de
compter jusqu'à trois, «riposta la maréchale. La seconde était M"e Mar
quise, la maîtresse du duc d'Orléans.
La société du dix-huitième siècle manquait de sérieux, comme son
souverain; elle ne manquait pas de coeur et s'élevait à un certain idéal,
qui n'était pas sans noblesse ni sans grandeur. Mais ses vertus étaient
incomplètes et mutilées, comme la Vénus de Milo, et "inspirent tout à
la fois des sentiments de sympathie et de tristesse. Dans le tome IY de
ses Nouveaux Lundis, Sainte-Beuve a publié un code de sagesse mon-
daine, que Mme de Boufflers avait rédigé pour son propre usage. Ces
quelques ligues ont une fière allure et, avec plusieurs additions, ne
seraient pas indignes des plus distinguées parmi nos contemporaines.
On me pardonnera de reproduire une partie de ce règlement : « Dans
la conduite, simplicité et raison. Dans l'extérieur, propreté et décence.
Dans les procédés, justice et générosité. Dans l'usage des biens, éco-
nomie et libéralité. Dans les discours, clarté, vérité, précision. Dans
l'adversité, courage et fierté. Dans la prospérité, modestie et modéra-
tion. Dans la société, aménité, obligeance, facilité. Dans la vie domes-
tique, rectitude et bonté sans familiarité.»Et plus loin: «Ne s'accorder
à soi-même que ce qui vous serait accordé parmi tiers éclairé et im-
partial. Lorsqu'il s'agit de remplir un devoir important, ne considérer
les périls et la mort même que comme des inconvénients et non des
obstacles. Tout sacrifier pour la paix de l'âme, etc. »
Que ces règles de conduite aient été pratiquées de point en point, il
serait téméraire de le soutenir, puisque la liaison avec le prince de
Conti a survécu même à l'amour. On a bien de la peine à rompre, quand
on ne s'aime plus, a dit La Bochefoucault. Mais, toutes critiques et
toutes réserves faites, l'idole du Temple n'a jamais perdu de vue son
idéal trop exclusivementphilosophique et païen et s'estrelevée à demi
vers ce Dieu que sa plume ne nomme point.
Une autre pécheresse, la maréchale de Luxembourg, a été moins
timide. Des irrégularités de sa vie, je ne veux rien dire : elles ont été
popularisées par le fameux quatrain du comte de Tressan, et par les
deux vigoureux soufflets que le caustique gentilhomme a recueillis
pour ses droits d'auteur. En se rapprochant del'arrière-saison, la ma-
réchale s'était apaisée, elle avait ressaisi les rênes de sa volonté et avait
transformé son salon en un conservatoire de belles manières et de bon
goût. Avait-elle fait la paix avec Dieu, je ne sais, mais elle avait fait
tout au moins une trêve, et, comme une de ses amies, M"10 de Maucon-
seil, était dangereusement malade, elle s'était engagée par un voeu à
délivrer dix prisonniers pour dettes, si la maladie avait un dénouement
favorable. Voilà de la dévotion fructueuse, ajoute Sainte-Beuve à qui
550 Î-A REFORME SOCIALE

j'empruntele fond de ces détails. L'observation est vraie. Dans ces âmes
dévoyées, sur ces instruments désaccordés, le sentiment religieux,
caché dans un repli mystérieux des fibres les plus intimes, émet parfois
de ces notes d'une pureté exquise et soupire comme un chant du cygne.
Les poètes, pris de désespoir amoureux, se plaisent à appeler les
femmes un sexe exécrable et charmant; la première épithète, j'aime à
le croire, est injuste, quandil s'agit des femmes en général, mais l'une
et l'autre conviennentparfaitement aux hôtes des salons, dont j'ébauche
le croquis.
C'est un lieu commun de répéter que l'homme est un être ondoyant
et divers, mais, de tous les hommes, les plus ondoyants et les plus di-
vers, sont naturellement les jeunes gens et les femmes, surtout aux
époques intermédiaires entre un état de choses qui finit et un autre qui
commence. Le désir de penser par soi-même, de ne pas accepter sans
contrôle des opinions toutes faites, qui, antérieurement, était le partage
d'une petite minorité, s'était généralisé au dix-huitièmesiècle, et grisait
les intelligences mal préparées, comme il grise encore aujourd'hui les
esprits juvéniles.
Un écrivain, souvent ingénieux et parfois profond, le Père Gratry, a
très finement analysé cet état mental qui, d'après lui, se rencontre
dans une grande partie de la jeunesse contemporaine et qui, selon moi,
a caractérisé plus spécialement les générations que j'essaie de com-
prendre et d'expliquer. « Voyez, dit le Père Gratry, ces écoliers qui
n'ont pu entendre une langue en dix ans, et qui, du reste, n'entendent
point consumer leur vie dans l'exercice de la pensée, voyez-les, s'il
s'agit de Dieu, déclarer que chacun, seul, en suivant sa conscience, doit
pouvoir parvenir à tout ce qu'il en faut connaître. C'est le mot d'ordre.
Il faut avancer seul, sans l'intermédiaire d'aucun homme, individu ou
société. »
N'est-ce pas l'histoire prise sur le vif, du grand monde, sous le gou-
vernement de Louis XV? Les sciences venaient de prendre un prodi-
gieux essor et ouvraient devant l'imagination des perspectives sans
fin (1); le passé semblait bien terne et la tradition était bien démodée.
On ne se proposait pas d'inventer la poudre, et pour cause, mais on
croyait avoir la certitude de découvrir dans le monde moral des terres
inconnues. La raison raisonnante sortait audacieusement du nid tra-
ditionnel et rêvait de lointains voyages, sans mesurer la force de ses
ailes. La confiance en soi était universelle et sans mesure comme l'es-
pérance. « Tenez, mon enfant, disait naïvement la duchesse de la Fer-
té à Mme de Staal, il n'y a que moi qui aie toujours raison. » Chacun

(1) M. Taine a fait du progrès des sciences un tableau aussi achevé dans le fond
que dans la forme. Voir Les origines delà France contemporaine; YAncien régime.
LES SALONS AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE 551
pensait de soi comme Mme de la Ferté et mettait en quarantaine une
religion, dont les préceptes n'étaient pas en harmonie avec les maxi-
mes du beau monde : « Un homme qui voudrait seul posséder sa
femme, écrivait Montesquieu dans les Lettrés, persanes, serait consi-
déré comme un perturbateur de la joie publique. » A ces considérations
égoïstes s'en mêlaient d'autres, qui provenaient tout à la fois d'un
sentiment louable et d'un jugement défectueux. La révocation de
l'édit de Nantes, comme toutes les armes à deux tranchants, avait
lésé matériellement les protestants et atteint moralement le catholi-
cisme. La pitié pour les victimes s'était transformée en aversion pour
les persécuteurs et le blâme, porté contre Louis XIV et son temps,
avait rejailli sur les croyances héréditaires, par une conséquence
aussi injuste qu'inévitable.
Une autre cause de défaveur grossissait le nombre des adversaires.
Le docteur Burnet, à son retour à Londres, s'exprimait ainsi : « Je
ne connais point d'hommes qui fassent plus d'honneur à l'huma-
nité que les curés de Paris (1). » Malheureusement certains membres
de l'épiscopat ne méritaient pas cet éloge et formaient un étrange con-
traste avec leurs subordonnés. La religion en souffrait : « La haine
contre les prêtres va au dernier excès, disait d'Argenson en 1753. A
peine osent-ils se montrer dans les rues sans être hués (2). »
En nous débarrassant des fausses vocations ecclésiastiques, la Révo-
lution, sans le vouloir et sans le savoir, a guéri une plaie profonde,
qui paraissait incurable et a purifié l'épiscopat des incapables et
des indignes. De ces fausses vocations, la noblesse était responsable,
et, moins que personne, avait qualité pour s"ériger en juge inexorable.
N'importe, displicuit nasus. Ecrasons l'infâme!
La réforme du gouvernement n'était pas poursuivie avec plus de
discernement. Quand j'étais au collège, il y a longtemps, je me sou-
viens que mes camarades et moi, nous devenions accidentellement des
généraux ou des hommes d'Etat, César, Annibal, Alexandre, etc., et
que nous étions chargés de haranguer les légions romaines ou carthagi-
noises et la cohorte Macédonienne. Certain discours de Yercingétorix
aux Arvernes est resté présent à ma mémoire. Il n'y avait rien de
remarquable pourtant dans ce discours ; les généralités se profilaient
dans des attitudes héroïques et se drapaient dans des phrases voyantes
comme un manteau de théâtre. S'ils nous avaient entendus, Yercin-
gétorix et les Arvernes auraient été bien étonnés : le premier ne se
serait pas reconnu dans notre prose et les autres n'y auraient rien
compris. Les réformateurs de salon connaissaient les Français à peu

(i) Cité par Sénac de Meilhan. Le gouvernement de France, p. 103.


(2) Pour plus amples détails, voir l'Ancien régime, passim.
552 LA RÉFORME SOCIALE

près autant que nous les Arvernes, et leurs réformes étaient aussi per-
tinentes que nos ordres du jour aux Gaulois. Sismondi, lorsqu'il était
écolier, a eu la pensée (c'était dans l'air) d'élaborer une constitution
et me parait avoir résumé, avec un rare bonheur, les idées domi-
nantes. Son projet de constitution était court, imperatoria brevitas, et,
par-dessus le marché, il était clair, ce qui n'arrive pas à toutes les
constitutions : Article premier : Tous les hommes seront vertueux.
Article deux : Tous les hommes seront heureux. C'est parfait d'inten-
tion, de générosité, de candeur et d'optimisme, mais ce n'est pas plus
concluant que le discours 'de Yercingétorix.
« La liberté, quel que fût son langage, dit M. de Ségur, nous plaisait
par son courage; l'égalité par sa commodité. On trouve du plaisir à
descendre, tant qu'on croit pouvoir remonter dès qu'on veut; et, sans
prévoyance, nous soûlions à la fois les avantages du patriciat et les
douceurs a'une philosophie plébéienne. Ce n'étaient que combats de
plume et de paroles, qui ne nous paraissaient devoir faire aucun
dommage à la supériorité d'existence dout nous jouissions... » Habe-
mus confitentem revm.
Ces discussions de omni re scibili, n'étaient que des récréations intel-
lectuelles et fournissaient un canevas, sur lequel les saillies entre-
croisées s'allumaient, comme les vers luisants dans l'herbe des prai-
ries. A cette brillante société, la "Providence avait tout prodigué, le
charme et la beauté, l'esprit et l'éloquence, le désir du mieux et
l'espoir de le réaliser. Tous, gentilshommes et grandes dames, avaient
les grâces d'une jeunesse qui,semblait-il, ne devait jamais finir ; ils en
avaient aussil'inexpérience et la folie. Ils voyaient le bonheur partout
dans le plaisir qui passe et le propos qui vole, dans la danse de Jélyotte
et le clavecin de Mozart, dans la verve de Yoltaire et la poésie de
Rousseau. Du bonheur, il y en avait pour tout le monde, il y en avait
pour toujours!... Il n'y en avait pour personne, et déjà se préparait le
lugubre panier, qui allait remplacer les corbeilles de roses. La mort
planait sur leurs fêtes enchantées, et attendait, ironique et grave,
l'heure de Dieu raillé ou méconnu.
A. BOYENVAL.

Le secrétaire général des Unions rappelle à nos confrères que la Liste gé-
nérale des membres, qui doit être publiée le •!a' janvier, est en préparation.
Tous ceux qui ont des présentations à nous adresser voudront bien le faire
daus le plus bref délai, afin que les nouveaux adhérenls puissent figurer
sur cette liste.
Sauf avis spécial, la cotisation des membres admis à partir du <!<"' dé-
cembre, sera inscrite pour 1884, mais les deux livraisons de ce mois leur
seront servies, en prime gratuite.
Prière de nous laire parvenir, sans retard, toute rectification de noms,
qualités ou adresses.
LA YIE RURALE

DANS LE ROMAN CONTEMPORAIN

Il faut se méfier des «paysanneries» à la mode: elles ne sont géné-


ralement pas vraies. Les romanciers contemporains qui ont pris le
paysan pour sujet de leurs études ne le connaissent point. C'est mi
«paysan» à leur façon qu'ils inventent pour les besoins d'une cause,
et qui sort, factice ou ridicule, de leur imagination surchauffée. Pre-
nons seulement pour exemples (car parler de tous les disciples de ces
deux chefs d'école nous entraînerait trop loin) les «paysans» de Balzac
et les «paysans» de George Sand. Balzac place ses «paysans» en Tou-
raine; mais on dirait plutôt des «poseurs de lapins» de Bougival ou du
Bas-Meudon. En dehors de l'âprelé au gain, de la ruse en affaires,
delà couardise et d'un penchant irrésistible à tromper les bourgeois,
les «paysans» de Balzac ne sont pas des hommes: ce sont des êtres
hybrides et sans nom qui ne vivent que pour le mal et n'ont même
pas l'esprit de famille. George Sand nous présente les paysans du
Berri sous des couleurs tout à fait opposées, mais aussi fausses. Les
paysans berrichons de George Sand font les petits-maîtres, les raison-
neurs, les philosophes et marivaudeurs. Ils ressemblent aux vrais
paysans du centre de la France comme les Bergers enrubannés et
mièvres de Florian ressemblent aux pâtres taciturnes et rudes des âpres
Gévennes. Or, le paysan, en général, n'est pas plus la bêle brute que
nous décrivent les réalistes, qu'il n'est l'être sentimental, adonisé et
compassé des peintres de l'école de Florian. Il reste homme, avec les
défauts et les qualités de sa position sociale, et, en lui, comme dans
l'habitant des villes, mais sous des formes différentes, le bien et le mal
s'entremêlent. Voilà pour la vérité des faits.
Au point de vue moral et social, c'est bien pis encore. Les roman-
ciers contemporains. —je parle de ceux qui repoussent l'inspiration
chrétienne — n'ont pas l'observation désintéressée.
Lisez leurs livres : vous n'y trouverez que le mépris de la vie rurale.
On y fait détester les champs; on y ravale avec cynisme, la noble
profession agricole. Tristes enseignements dont les désastreuses consé-
quences ne sont pas un des moindres périls de nos sociétés décadentes!
I
Cette année, marchant sur les traces de ses devanciers, M. Yictor
Gherbuliez, de l'Académie française, a voulu, lui aussi, essayer de
peindre la « vie rurale » dans la Ferme du Choquard (!). A-t-il pleine-

Mi Paris, Hachette, i vol. ij]-12.


554 IA RÉFORME SOCIALE

ment et infailliblement réussi ? Ce n'est point notre avis. On va, du


reste, en juger.
Je ne m'étendrai pas sur l'action elle-même du roman : elle est peu
morale. Il s'agit d'un fils qui épouse, malgré sa mère, une fille de rien,
une demi-demoiselle, dépravée, vicieuse, élevée à la Paul Bert, et qui
introduit dans une maison jusque-là respectée et bien tenue, le trou-
ble, la discorde, le désordre et pis encore, l'adultère. Je n'insisterai
pas non plus sur la déplorable habitude dont M. Cherbuliez paraît
être coutumier, et qui est de ne voir dans les gentilshommes de la
campagne que de « pieux crétins » ou «d'infâmes débauchés». Je pas-
serai enfin sous silence les singulières idées que M. Cherbuliez se fait
de Dieu, de la providence et de la religion. Je ne veux examiner ici que
la partie rurale de son oeuvre. Et, je le dis à l'éloge de l'auteur,c'est ce
qu'il y a de mieux et de plus intéressant dans la Ferme du Choquard.
Le Choquard était une ancienne abbaye de bénédictins transformée
en ferme par la Révolution. L'auteur la place à Brie-Comte-Robert:
c'est une exploitation en grand, ce qu'on appelle un domaine de
«grande culture». Il possède 250hectares de terres cultivées, 12 char-
rues, 19 chevaux normands, 33 vaches flamandes ou bretonnes, 450
moutons. Colombier, basse-cour, puits à purin, remises, étables, lai-
terie, hangars pour les chariots, jardin potager, domestiques, manou-
vriers, garçons de ferme,rien n'y manque,et chaque chose est détaillée
avec une précision à faire croire que M. Cherbuliez a copié la Maison
rustique.
Le docteur Larrazet, un bon type de médecin de campagne, a rai-
son de dire qu'il y a des royaumes qui ne valent pas celui dont Mme
Paluel est la reine mère.
Mme veuve Paluel gouverne,en effet, ce petit royaume qu'on appelle
la «Ferme du Choquard». C'est une maîtresse femme, qui a l'oeil sur
tout et dirige tout. Voici le portrait qu'en donne M, Cherbuliez:
Chaussée de galoches, coiffée d'un bonnet tuyauté, dont l'irréprochable
blancheur faisait ressortir le hâle de son cou maigre et de sa nuque couleur
de pain d'cpices, paysanne et bourgeoise, toute grisonnante, Mme Paluel
portait par-dessus sa robe de coutil un grand'tablier de toile grise, que
boursouflait près des hanches un épais ; trousseau de clefs qui ne la
quittait jamais. A l'annulaire de sa main droite, aussi brune que son
cou, brillait un anneau d'or massif avec lequel on en eût fait cinq. Toujours
alerte, toujours allante, un peu anguleuse des épaules, le menton pointu,
l'humeur vive, le sang aduste, de petits yeux luisants comme braise, une
voix qui martelait le mot, faite pour le commandement, telle était Mmc Pa-
luel, considérée par toute la grande culture des environs comme le modèle
des impeccables ménagères (p. 3).

Evidemment ce portrait est vivant—' et on voit pour ainsi dire cir-


LA VIE RURALE S55
culer parmisesgens cette brave et sympathique Mme Paluel.Dansl'idée
de M. Victor Cherbuliéz elle représente la bonne ménagère d'autrefois.
C'est la femme forte et sage dont parlent les Proverbes : elle pousse la
passion de l'ordre et de la propreté « jusqu'à la fureur». Une tache de
rouille., une casserole qui n'avait pas tout son brillant, un balai qui
n'était pas à sa place, un grain de poussière sur une table, une toile
d'araignée dans la laiterie, suffisaient pour lui donner de l'humeur
toute une journée. Grâce à l'ordre qu'elle faisait régner autour d'elle,
grâce à l'attention avec laquelle notre fermière réprimait tout gaspil-
lage, le domaine du Choquart rapportait gros.
A eux deux, la mère Paluel. et le docteur Larrazet représentent le
véritable esprit rural, la tradition et le bon sens. Quand le docteur
vient à la ferme, Mme Paluel lui confie ses peines et ses ennuis. Elle se
plaint surtout des domestiques de la «nouvelle fournée», qui «veulent
gagner gros et ne rien faire» :
— Cela rêve, dit-elle, d'aller dans les villes pour y avoir ses aises et y
vivre de raccroc. Acheter des nuages et vendre du vent, voilà leur affaire !
— Que
voulez-vous? répond philosophiquement le docteur Larrazet. Ce
n'est pas pour rien que nous sommes en République. Autrefois, on désirait
passer sa vie dans la maison où l'on était né : c'est un genre de bonheur
que nous n'apprécions plus guère; nous estimons qu'il sent un peu le moisi.
La terre circule de mains en mains et l'homme circule comme la terre. On
se déplace, on se transplante, selon que le vent ou l'espérance vous pousse.
Les uns s'en trouvent bien, les autres s'en mordent les doigts. Sur dix
hommes qui se transplantent, il en est au moins huit qui végètent. On se
prend à regretter le clocher de son village ; mais l'amour-propre est là : on
se butte, on s'entête, et cela fait des déclassés, et les déclassés ne sont
jamais heureux. On ne l'est qu'à la condition de s'adapter à son milieu
(P. 11).

Ne trouvez-vous pas, lecteurs, que ce brave docteur Larrazet parle


d'or et qu'il met précisément le doigt sur une des plus grandes plaies
du corps rural: l'absentéisme? Aussi avons-nous tenu à citer cette belle
page, dont nous faisons complimenta M. Victor Cherbuliéz.
Dansla Ferme du Choquard,Mma Paluel mère représente donc lepassé,
les traditions, l'amour du sol.
Tout autre est le fils Paluel, Celui-ci se croit homme de progrès et
d'avenir, et se moque secrètement des idées « surannées » de sa mère.
Il est fat, orgueilleux, présomptueux et fier. Il aime à innover en
tout. La mère dit: « C'est lacoutume,il faut s'y tenir.» Le fils répond :
« Il faut marcher avec son siècle. » Sans être « bigote » (nous nous
servons des expressions de M. Cherbuliéz), la mère Paluel « pratiquait
très exactement sa religion»,et,chaque dimanche, son livre d'heures à
lamain, «elleassistait à la messe de sa paroisse.» Le fils Paluel au
C56 LA KÉFORME SOCIALE

contraire, pose en esprit fort et en libre-penseur. Il se moque de la


religion, et trouve qu'elle n'est bonne que pour « les femmes».
Voilà bien l'agriculteur, sceptique et voitairien, qui a du bien au
soleil. D'un côté, le passé; de l'autre, le présent.
A voir le soin complaisant avec lequel M. Cherbuliez trace le por-
trait de MVPaluel mère, on est d'abord tenté de croire qu'il restera
fidèle à ses prémisses, que le passé ne sera point sacrifié au présent et
que la « Ferme du Ghoquard » se maintiendra dans sa grandeur tradi-
tionnelle. Il n'en est rien — et la seconde partie du roman dément
toutes les intentions de la première.
Le fils Paluel, nous l'avons dit, s'amourache de la fille d'un auber-
giste, Aleth Guépie. Le père de cette fille est un scélérat, la mère une
souillon et le frère un communard. Joli monde ! Aleth n'en arrive pas
moins à entrer un jour en maîtresse dans la ferme du Choquard. Cette
ambitieuse de village, qui joue plus tard à la madame Bovary, devient
Sime Paluel jeune. Certes, ce ne fut ni sans résistance ni sans protesta-
tion de la part de Mme Paluel mère. Quel calice amer pour elle! Quelle
humiliation! Une Guépie, une aventurière, une fille de rien, s'allier
avec les Paluel ! L'acte pourtant s'accomplit — et M. Cherbuliez nous
fait assister à ce triste spectacle d'un fils, foulant aux pieds les tradi-
tions de sa famille, brisant le coeur de sa mère, pour une femme qui,
deux mois après le mariage, trompera son mari et cherchera à l'em-
poisonner. Robert Paluel est puni de sa désobéissance ; mais, combien
l'oeuvre eût été plus belle, plus morale, plus fortifiante et plus saine,
si l'auteur, au lieu du triomphe d'un fils ingrat et sans coeur, nous eût
fait assister à la victoire de la mère !
On eût vu alors cette ferme du Choquard, que les premières pages
du livre nous montrent tout imprégnée des souvenirs de travail et de
probité qui sont l'honneur du paysan, se maintenir de père en fils
calme, honnête et prospère ; tandis qu'elle est envahiesubitementparun
coup de vent de zizanie, de paresse,de honte—et même bientôt de ruine
— si l'auteur ne supprimait pas à temps la cause du mal. Au dénoue-
ment, la jeune fermière du Choquard se noie, et Robert Paluel épouse
en secondes noces la douce et humble Mariette Sorris. Mais c'est à
contre-coeur et pour continuer la race. Le réalisme outré de la seconde
partie de la Ferme du Choquard, les conclusions douteuses et boiteuses
du roman, l'ironie sceptique qui en imprègne les dernières pages, tout
cela fait oublier la fraîcheur, la sincérité, le souffle sain et salubre du
début. Au début, en effet, que voyons-^nous? L'autorité du chef de la
famille incontestée et respectée. Puis, par une de ces contradictions
dont l'écrivain qui veut flatter « chèvre et chou » est coutumier,cette
même autorité, il la laisse amoindrir et vilipender par le caprice, la
passion et le vice. Et la chose est d'autant plus triste que cette fois le
LA VIE RURALE 357
chef de famille est une mère. Et, tout compte fait, on s'aperçoit que
le romancier est aussi de ceux pour qui la « vie rurale » n'est qu'un
canevas fertile en fantaisies plus ou moins brillantes.
II
En dehors de la Ferme du Choquard, il a paru également, cette
année, quelques autres romans dont le « paysan » est le sujet. En
voici les titres : la Fille aux oies, par Jean Rolland (1); Y Idiot, par
Paria Korrigan (2) ; Rosaïk, par MmQ André Mouëzy (3) ; le cousin
César, par Armand Lapointe (4); Rose-de-Noel, par Charles d'Héri-
cauit(5). Nous croyons devoir tirer, en passant, la leçon qui se dégage
de chacune de ces oeuvres, dont deux seulement [Rosaïk et Rose-de-
Noel) ne donnent pas dans les travers et les excès du réalisme qu'il

faut bien se garder de confondre avec la sincérité d'observation et le
rendu vrai des choses naturelles.
La « Fille aux oies » est une orpheline recueillie dans la ferme de
Vincent Jacotot, rustre brutal et sans coeur. Il fait d'abord de Jacque-
line son souffre-douleur. Puis, à mesure que l'enfant grandit et devient
femme, cet être vicieux essaie de la séduire, mais en vain! Alors appa-
raît le père de Vincent, le vieux Jacotot. C'est un vieillard presque
tombé en enfance, à qui l'ignominie de son fils rend pour un instant
son ancienne vigueur. Le vieillard protège Jacqueline. La guerre de
1870 éclate, Vincent est fusillé par les uhlans, et Jacqueline épouse un
jeune paysan du voisinage.
Il y a, dans ce roman, quelques tableaux rustiques bien venus; mais
l'auteur appartient à l'école de l'art pour l'art. Il décrit pour décrire,
et ne tire de sa fable aucune moralité.
On peut cependant le louer d'avoir dépeint sous les couleurs les plus
repoussantes le suborneur de village, dans la personne de Vincent
Jacotot. Cet homme, en effet, sous la blouse sue la luxure et la cupi-
dité. Son vieux père a commis la sottise de se déposséder de tout à son
profit. Il est traité par ce fils ingrat comme un cheval fourbu, hors de
service, qui a le tort de trop durer, comme une bouche inutile qui dé-
pense et ne produit rien. Veuf,sensuel, dépravé jusqu'aux moelles,Vin-
cent aie mépris de la femme — et pour cette brute, elle n'est qu'une
machine à plaisir. Tel est le portrait : on voit qu'il n'est pas flatté.
Ajoutons que les Vincent Jacotot ne sont, à notre époque de matéria-
lisme et de scepticisme, malheureusement que trop nombreux. On

(1) Paris, Paul OUendorff, 1 vol. in-12.


(2) Havard, 1 vol. in-18 j.
(3) Firmin-Didot, i vol, in-12.
(4) E. Pion, 1 vol. in-18.
(5) Didier et C\ 1 vol. in-12.
558 LA RÉFORME SOCIALE

peut regretter que l'auteur de la Fille aux oies se soit simplement


contenté d'un portrait,et n'en ait pas pris texte pour flétrir, comme il
se doit, un des plus graves fléaux et des plus grands crimes de la
société rurale déchristianisée : nous voulons parler de la séduction
des jeunes paysannes pauvres ou en domesticité dans les fermes, et de
leur abandon, après la faute, par des Lovelaces en casque-à-mèche,
qui ont induit ces malheureuses filles à mal en leur promettant
mariage.
L'Idiot, de Paria Korrigan, est pareillement l'histoire d'une pauvre
orpheline, laide de corps, belle de coeur et d'âme, que tout le monde
méconnaît, méprise et calomnie — et qui ne trouve sur cette terre
d'autre affection que celle d'un « innocent. » Nous ne saurions approu-
ver le dénouement de ce livre — qui se termine par un suicide. Il s'y
manifeste aussi, par-ci par-là, des tendances à flatter les goûts du
jour, qui ne sauraient plaire aux lecteurs sérieux. Tout ce qu'on peut
dire de cette étude, c'est que les moeurs des paysans de la Basse-Bre-
tagne y sont exposées avec beaucoup de relief et de couleur locale.
Mêmes qualités, mais avec une préoccupation plus idéale et plus
pure, dans Rosaïk, de Mme André Mouëzy. L'action, cette fois, se passe
dans le Morbihan : les moeurs rustiques n'y sont que l'accessoire et
c'est un acte de dévouement qui forme le noeud et l'intrigue de ce
petit drame.
Il y a dans l'oeuvre de Mme Mouëzy une charmante page : c'est celle
où l'auteur raconte comme quoi Pierre Yann, le fiancé de Rosaïk, fut
recueilli et adopté par Guilliou Kerlick et sa femme Ninorc'h.On nous
permettra de la citer en entier, ne fût-ce que pour montrer à ceux qui
médisent de l'influence du christianisme de quels actes sont capables
les natures chrétiennes même les plus primitives :

Un soir du mois de la « grande blancheur » (janvier), Kerlick, revenant


au logis, passa au pied d'une croix de granit, sur laquelle on racontait de
mauvaises histoires. Il neigeait très fort, et, au milieu des flocons qui
tourbillonnaient sans relâche, le fermier ne voyait ni le ciel ni la terre ; il
trébucha contre un obstacle caché et faillit tomber de son haut, remué
qu'il fut jusqu'aux entrailles par le faible cri poussé sous son pied même.
Cela ressemblait à la plainte d'un enfant... et c'était, en vérité, un tout
petit enfant, roulé dans une couverture de laine brune, usée jusqu'à la
corde.
Guilliou ôta son chapeau et se signa^ devant cette pauvre créature à
peine sortie du néant, et livrée déjà à trois épouvantables fléaux : la faim,
le froid et l'abandon. Si les dures nécessités de la vie avaient creusé des
rides sur le front du Breton, et multiplié les angles de sa nature foncière-
ment bonne, le coeur n'était pas atteint, et il se réveillait devant ce malheur
précoce et complet; seulement, le secourir était chanceux, car les fées des
LA VIE RURALE 559
poulpicans (ceci est connu!) sont rarement des mères sérieuses et tendres;
elles se débarrassent sans scrupule de leur progéniture au profit des chré-
tiens charitables, et le méchant petit gnome ainsi délaissé apporte le trouble
et la zizanie au foyer hospitalier près duquel il est abandonné. C'est bien
arrivé à Catherine Cloar, dont le fils devint noir et malin comme un singe,
pour avoir été changé dans son berceau, un soir de fête qu'il dormait sans
sa mère!...
Ce 'genre d'adoption ne tentait pas Guilliou : cependant, l'enfant ne
s'envolait pas comme une fumée sentant le soufre sous le signe du salut ; il
gémissait et devenait bleu, et cela n'avait rien de surnaturel, du froid qu'il
faisait! Le fermier se décida sans plus tarder. Emportant le marmot roulé
dans son vieux lange, il arriva chez lui, grommelant et essoufflé, et posa sa
trouvaille dans le giron de la ménagère où dormait déjà sa fille, la petite
Rosaïk.
— Regarde! cria-t-il tout en colère; regarde ce petit que je viens de
Irouver dans la neige! Est-ce de la malechance, dis? et faite exprès pour
nous?— Pauvre malheureux orphelin! dit lanière prise de compassion.
— Faut-il pas être indigne du nom d'homme pour renier ainsi sa chair et
son sang! Enfin, ce n'est pas notre affaire, nous avons assez des nôtres!
Ninorc'h connaissait son homme depuis vingt ans : elle ne répondait
pas, et ce n'était pas l'affaire de Guilliou, qui aimait surtout à se décharger
de son ennui sur cette inaltérable patience. — Tu n'as pas idée de le garder,
au moins? fit-il très haut; c'est que je t'en connais capable! — Non, bien
sûr, dit-elle tranquillement. — Bon; mais qu'en faire alors? c'est encore
une fille, je parie? — Il avançait la tête, pris d'une curiosité involontaire.
— C'est un garçon, ditNinorc'h avec indifférence. Il faut le reporter dans
la neige où tu l'as pris; nous sommes trop besogneux pour nourrir les
enfants perdus. — Ça, c'est sûr ; mais il fait rudement froid.
Il ouvrit la fenêtre, regarda le ciel gris et bas, et sur la terre l'épaisse
couche de ouate glacée. — Si tu le chauffais un peu avant ? dit-il avec hési-
tation. — Ce n'est pas la peine, reprit Ninorc'h, toujours calme, puisqu'il
doit mourir de froid, à moins que les loups ne le mangent. — C'est vrai, il
y a des loups; tu n'as pas le coeur ouvert aujourd'hui, femme!
Un soupçon lui vint ; tournant autour de la chaise, il vit sur les genoux
de la brave créature sa petite fille qui dormait, rongeant son poing à la
façon des tout petits, tandis que l'abandonné, sa bouche avide collée au
sein, avalait la vie à grandes gorgées. — J'en étais sûr, murmura-t-il tout
attendri. Ninorc'h lui tendit l'enfant bien repu. — Porte-le dans la neige,
dit-elle. Il le porta au pied de son grand lit, sur un matelas de paille
d'avoine ; et les pauvres gens relevèrent à leurs risques et périls.

MmeMouëzy nous présente despaysans vraiment chrétiens. Cen'estpas


Le casde M.Armand Lapointe.Ses paysans normands n'ont aucune idée
religieuse. Ils sont tout à la motte de terre et de la pièce de cent sous.
Aussi n'est-il guère possible de voir des gens plus désagréables, plus
insupportables, plus odieux et plus vils que les Canteloup,les Talvande
560 LA RÉFORME SOCIALE

et les Chenollé des environs de Vire en Calvados. Ils n'ont qu'un but,
qu'une pensée, qu'un rêve : gruger, dépouiller, voler le cousin César,
brave mercier parisien qui s'est retiré au village, espérant y trouver
la paix, le repos et la sécurité. Il y a, dans le roman de M. Lapointe,
une leçon que celui-ci n'a certes pas songé à y mettre. C'est celle-ci :
si vous enlevez aux paysans l'idée de Dieu, qui donc les élèvera au-
dessus de la matière et réfrénera leurs basses convoitises?
Une excellente leçon, mais voulue cette fois, se dégage aussi de la
Rose-de-Noel de M. Charles d'Héricault. Rose-de-Noel est dédiée à
Mmo Aubry-Yitet. Ce roman, d'un intérêt puissamment soutenu, se
divise en deux parties. Première partie : comment les paysans sortent
du village et de leur province (le Boulonnais) ; deuxième partie : ce
qu'ils deviennent dans la grande ville (ParisJ. Les paysans de M.d'Hé-
ricault n'y deviennent pas tous millionnaires : quelques-uns restent
balayeurs. Mais tous y perdent peu ou prou de leur honnêteté native.
Et le vieux père Bélenclos qui ne quitte pas les champs, s'il est le plus
pauvre d'entre eux, meurt du moins le plus riche en vertus et en
probité. Bref, M. d'Héricault a tenu à démontrer que le paysan par-
venu (dans le mauvais sens du mot) devient en général un paysan
perverti. C'était vrai du temps de Restif de la Bretonne : c'est encore
plus vrai aujourd'hui.
Mais cette thèse n'est qu'un côté spécial du problème qui nous oc-
cupe, et, en résumé, nonobstant quelques tentatives plus ou moins
louables, le roman de la vraie « vie rurale » reste encore à écrire.
J'estime même qu'on ne l'écrira pas de longtemps. Il y faut un talent
réel, sinon du génie, l'amour des champs, une grande sincérité d'ob-
servation, le sens chrétien, de la probité littéraire, la connaissance
parfaite des moeurs du paysan et une large compréhension de son rôle
social : toutes qualités dont nos romanciers les plus réputés sont loin
d'offrir le précieux, mais difficile assemblage !
FIRMIN BOISSIN.

L'ouverture du cours de méthode sociale de M. Edmond Demolins a eu lieu,


lé mercredi 21 novembre, à 4 h. -)/-, devant cinquante auditeurs inscrits.
Nous en donnerons un compte rendu dans notre prochaine livraison.
Le cours continuera tous les mercredis à la même heure.
COURRIER DES ETATS-UNIS

LÀ QUESTION SOCIALE AUX ÉTATS-UNIS,(I)

Boston, le 10 novembre 1883


I
Depuis la guerre de sécession, de nouveaux éléments sont venus modifier
les conditions de la vie sociale des Etats-Unis. Quelques-unes des traditions
qui faisaient autrefois notre force ont été remplacées par de nouvelles idées.
Des problèmes et des dangers que nos institutions semblaient devoir écarter
à jamais de nos préoccupations, se sont tout à coup dressés devant nous.
Non seulement nous nous étions habitués à regarder notre organisation
politique comme supérieure à celle de tous les autres peuples, mais, comp-
tant surtout sur la vitalité de notre race, nous vantions bien haut la facilite
avec laquelle des populations hétérogènes venues de tous les points du
monde s'assimilaientà nous, et participaient à tous les bienfaits de la civi-
lisation d'un grand peuple.
Nous n'étions nullement préparés, avant la guerre, à remplir les devoirs et
à résoudre les difficultés qui s'imposent à nous aujourd'hui. Le paupérisme,
la question ouvrière étaient alors bien peu connus. Peu familiers avec l'éco-
nomie sociale, la plupart de nos hommes d'Etat dédaignaient une science
qui ne pouvait être d'aucune utilité aux Etats-Unis; aussi aimaient-ils à
répéter que l'histoire du monde ne nous intéressait point et que l'expérience
des autres peuples ne pouvait servir de guide au peuple américain. En un
mot, nous nous flattions d'être à jamais exempts des dangers et des maux
des sociétés européennes.
L'émotion que causa la question de l'esclavage devint bientôt si profonde
et l'opinion publique prit une telle direction qu'on ne songea nulle part à
étudier la science du gouvernement. L'effet naturel de cette agitation fut
d'exagérer cette politique de sentiments qui formait déjà un des traits de
notre caractère national. Ce fut alors comme un élan nouveau vers ces idées
humanitaires et absolues dont l'influence se fait encore sentir de nos jours.
La guerre fit perdre au pays des centaines de millions de dollars. Voulant
continuer la lutte et maintenir l'existence de la nation, le gouvernement dut
faire un emprunt qui s'éleva à deux milliards de dollars. Pour quiconque
étudie notre histoire contemporaine,ces deux faits ressortent comme les traits
significatifs et les résultats immédiats de la guerre de sécession. Les événe-
ments dramatiques qui l'ont accompagnée, l'émancipation des esclaves et le
rétablissement de l'ordre dans les Etats révoltés ont eu beaucoup moins
d'influence sur les idées et les moeurs de notre société. L'immense réduction

(1) Nous n'avons pas besoin de signaler à l'attention de nos lecteurs cette correspon-
dance, qui est due à la plume d'un des écrivains les plus distingués des Etats-Unis.
Liv. xt. 37
562 LA REFORME SOCIALE
de la richesse publique et le fardeau écrasant d'un emprunt énorme met-
taient en péril notre existence nationale.
Pour conjurer ce danger, la sagesse nous conseillait la plus stricte éco-
nomie. Malheureusement,l'abondance du papier-monnaie produisit le résultat
contraire. Au lieu de regarder chaque greenbaclt comme un titre de la dette
nationale, nos concitoyens s'imaginèrent que ce papier avait une valeur
réelle, augmentant d'autant la fortune publique. Trompés par cette erreur
grossière, peuple et gouvernement se livrèrent bientôt à toutes les extrava-
gances. On oublia bien vite les cruelles leçons de la guerre. A Yashington,
comme dans tous les Etats, ce ne fut partout qu'emprunts ; chaque ville,
chaque village voulut entreprendre des projets de travaux publics.On aurait
dit que la plupart des hommes agissaient sans discernement. Une sorte de
vertige s'était emparé des esprits et il semblait que le congrès pût augmenter
indéfiniment la richesse en décrétant de nouvelles émissions de papiei'-
monnaie.
Ajoutons à cela l'amour du luxe, la prodigalité que l'on remarquait dans
toutes les classes de la société. Voici un homme qui, possesseur de cinquante
mille dollars,achète un terrain pour lequel il paie 8,000 dollars. Il y bâtit une
maison qui lui coûte presque le reste de sa fortune.Aussitôt il s'imagine que
l'argent qu'il a converti en moellons, en sculptures et en ameublement
somptueux continuera à produire un revenu suffisant. Ayant ainsi amélioré
sa propriété (c'est l'expression consacrée), cet homme l'évalue à 60,000 dol-
lars au moins; en d'autres termes, après avoir dépensé presque tout son
avoir, il prétend s'être enrichi. Il a, il est vrai, dans ses salons, de belles
peintures achetées en Europe ; mais ces tableaux ne donnent pas de quoi
manger à ses enfants ; le voilà donc conduit à désirer la vente de sa propriété,
il en demande au moins 50,000 dollars, mais personne ne voudrait en faire
l'acquisition pour plus d'un tiers de cette somme.
Tel est, entre mille cas du même genre, le raisonnement suivi par la
plupart des capitalistes d'alors. Une grande partie de nos richesses se compose
de maisons d'habitation, d'effets mobiliers, de manufactures, d'outillage
mécanique et de chemins de fer qui ne produisent rien par eux-mêmes et
que l'on ne peut pas vendre. Une forte' proportion des capitaux placés dans
ces entreprises est donc perdue sans retour ; il vaudrait mieux que nous
fussions dès aujourd'hui convaincus de cette désagréable vérité.
Ces extravagances et les illusions qui en furent la cause ne tardèrent pas
à produire de profonds changements dans la morale publique. On en vint à
considérer le travail manuel comme une marque d'infériorité sociale. Une
multitude de citoyens qui, jusqn'alors, avaient honnêtement gagné leur vie
par le travail de leurs mains, se mirent h vivre d'expédients, tantôt se mettant
à la tête d'entreprises commerciales alimentées par l'argent des autres,
tantôt se faisant les fournisseurs des services publics ou entrepreneurs de
travaux dans les grandes villes. Le redoublement d'improbilé qui, depuis
lors, a été le fléau de nos moeurs sociales, la banqueroute de plusieurs Etats
et de plusieurs villes quront répudié leurs dettesja tendance alarmante des
fonctionnaires à s'approprier les fonds commis à leur charge et tant d'autres
influences malsaines qui corrompent notre société américaine, ont eu leurs
LA QUESTION SOCIALE AUX ÉTATS-UNIS 563
sources dans les erreurs économiques et les extravagances engendrées par la
guerre.
La passion de l'or étant devenue générale, nos concitoyens, au lieu de
régler leur conduite d'après les réalités de la vie, se repaissaient d'illusions
et d'utopies dangereuses.
C'était le temps des considérations philosophiques sur les aspirations des
masses à un avenir meilleur; on souhaitait une plus grande culture intellec-
tuelle, en un mot, une civilisation plus parfaite. Au nom du patriotisme, la
presse excitait le peuple à se livrer à toutes les extravagances. On proclamait
que la dette publique était un bienfait national.
On ne devait pas s'attendre à ce que les ouvriers se montrassent plus sages
que leurs guides. Les salaires avaient été considérablement augmentés, cela
n'empêcha point que bien peu firent des économies. La prodigalité des patrons
leur servit d'exemple. Aux yeux de ses camarades, l'ouvrier économe était un
être stupide et méprisable. A mesure que l'esprit de prévoyance et de sim-
plicité disparaissait des moeurs, il fallut inventer de nouveaux besoins à
satisfaire; aussi avons-nous vu se développer parmi les ouvriers des habitudes
et des idées nouvelles qui ont changé profondément leur caractère. S'il était
possible de se représenter à quel point le gaspillage fut poussé à cette épo-
que, tous ceux qui n'en ont pas été témoins en seraient effrayés. N'est-ce pas
aussi un signe du temps que cette aberration générale, ce spectacle de toute
une multitude d'hommes aveuglés par.une prospérité imaginaire,dont pas un
ne prévoyait la fin prochaine. Telles furent cependant les conditions dans
lesquelles se trouvèrent subitement placées des populations abandonnées à
leurs propres forces, sans qu'aucun frein moral pût réagir sur cet entraîne-
ment. Peu à peu, la corruption s'était propagée de classe en classe et bientôt
elle avait envahi tout le corps social.

Il
Pendant un séjour dans deux des principaux Etats de la Nouvelle-Angle-
terre, j'ai eu de fréquents entretiens avec des hommes de différentes condi-
tions, je les ai trouvés plus ou moins imbus des idées socialistes et des doc-
trines révolutionnaires, ainsi que le témoignent les extraits suivants de mes
conversations.

Question. — « La condition du pays vous paraît-elle prospère et


satisfaisante? »
Réponse. — Non, du moins pas pour la masse du peuple. Tant que
«
l'ouvrier ne sera pas mieux traité, le pays ne sera pas véritablement
prospère. »
Question. —« Quels sont, selon vous, les principaux dangers de notre
organisation sociale? »
Réponse. — « Ils sont de deux sortes. Le premier consiste dans le mono-
pole de la richesse, surtout dans celui des grandes entreprises industrielles
dirigées par des hommes ambitieux et sans scrupules qui se servent de leurs
capitaux pour corrompre les législatures et empêcher le peuple d'exprimer
librement ses opinions. Les grandes sociétés industrielles, ou, du moins,
564 1A. RÉFORME SOCIALE

quelques-uns de leurs plus riches actionnaires, sont propriétaires des jour-


naux les plus influents et aucune opinion contraire aux leurs ou à leurs inté-
rêts n'est tolérée dans cette presse. Personne ne peut exposer les vrais inté-
rêts du peuple, si ce n'est dans un petit nombre de journaux obscurs et sans
influence. Le contrôle exercé par les grandes compagnies industrielles sur les
législatures de notre pays est presque absolu.
» Un autre danger, non moins grand que le premier,
provient de l'opinion
que professe aujourd'hui un très grand nombre de citoyens sur la néces-
sité d'un gouvernement fort. Même dans l'esprit des honnêtes gens, on dé-
couvre une certaine méfiance vis-à-vis du peuple. On va même jusqu'à
déclarer qu'il faut restreindre le droit de vote. Il semble que parmi les lettrés,
il y ait une tendance à considérer le suffrage universel comme une entreprise
manquée (failure). On voudrait avoir des électeurs de choix. Beaucoup sont
d'avis que les tentativesfaites pour fonder des républiques ont toujours abouti
à l'aristocratie et que notre démocratie ne fera pas exception à la règle. Il
s'est fait déjà quelques changements dans cette direction. On crie partout
que les populations des villes ne sont point faites pour le self-government.
» Les lois récentes dénotent une tendance bien marquée vers la restriction
de l'électorat, sous le prétexte de purifier la politique.
» Nos deux plus grands dangers sont la corruption provenant de l'accu-
mulation de la richesse et cette tendance à vouloir écarter la masse du peu-
ple du gouvernement du pays. De tous les Etats-Unis, le Massachusetts est
peut-être celui où l'on trouve le plus d'illusions de toutes sortes, précisé-
ment parce que la culture intellectuelle y est plus développée que partout
ailleurs. »
Q. — « Que peut-on faire pour restreindre ou empêcher l'accumulation des
capitaux entre les mains de quelques spéculateursou des actionnaires indus-
triels? »
R. — s Lorsque Washington et ses collaborateurs fondèrent la constitution
américaine, ils ne pouvaient prévoir que de pareils abus pussent se commet-
tre. Ce qu'il nous faut aujourd'hui c'est une législation ordonnant le partage
égal des biens entre tous les enfants, à la mort de leurs parents (I). Il faut
aussi adopter des mesures;tendant à l'abolition des associations de capitalistes.
Toutes les sociétés par actions devraientêtre dissoutes, et à l'expiration d'un
délai préalablement fixé, leurschartes annulées. La Constitution des Etats-Unis
devrait prohiber rigoureusement toute corporation nationale.
« Quant au suffrage universel, le peuple devrait exiger l'abrogation des
lois
destinées à en limiter l'exercice; le vote doit avoir lieu au scrutin secret,
tout homme, quel qu'il soit, doit être électeur. Aucun Etat n'a le pouvoir de
restreindre le libre exercice de ce droit sacré. Sur les questions de gouverne-
ment et d'administration, la masse du peuple en saura toujours plus long que

(d) On voit qu'aux Etats-Unis les révolutionnaires les


plus avancés réclamentle par-
tage forcé que tant de conservateurs français considèrent encore comme la plus
haute expression de la sagesse. Ils. ne se trompent pas, en pensant que le meilleur
moyen dû détruire la propriété et de désorganiser la famille est d'établir ce partage.
Aucune nation ne saurait résister à un pareil régime. (N. de la R.)
LA QUESTION SOCIALE AUX ÉTATS-UNIS 565
quelques hommes isolés. Dix mille hommes ont plus d'intelligence qu'un
seul. »
Q. — « Approuvez-vous la liberté complète d'immigration aux Etats"
Unis? »
R. — « Oui; qu'on laisse venir en Amérique tous ceux qui croient y trou-
ver leur avantage. Toutes les difficultés que nous avons eues sur cette ques-
tion proviennent de l'introduction parmi nous des travailleurs de race nègre
ou chinoise; mais les émigrants qui viennent ici librement avec leurs enfants
pour améliorer leur condition ne peuvent faire que du bien au pays. »
Q. — « N'est-il pas à craindre que l'Amérique ne soit bientôt trop peu-
plée? »
R. — « Non, il y a ici assez d'espace et de ressources pour permettre à
500 millions d'habitants de gagner leur vie. C'est surtout en nous assimilant
tant de races différentes que nous avons conquis notre supériorité sur tous
les autres peuples du monde. »
Q.
— « Vous croyez donc les Américains supérieurs à tous les autres
peuples? »
R. — « Sans aucun doute. L'humanitéatteindra ici un type plus élevé qu'on
n'en a jamais vu ailleurs. Le peuple américain est plus consciencieux que
tous les autres. La masse du peuple est beaucoup plus intelligente et bien
meilleure qu'il y a cent ans. Il y a progrès dans la moralité publique. »
Q. — « Quel serait, selon vous, le meilleur système à adopter pour l'ad-
ministration des chemins de fer? »
R. — » Les Compagnies doivent être dissoutes et les chemins de fer doi-
vent devenir la propriété du gouvernement. Chaque ligne constitue une
grande route à l'usage du public. Que chacun soit libre d'y mettre un
wagon et d'entreprendre le transport des voyageurs et des marchandises,
pourvu toutefois qu'un règlement convenable soit adopté. Quanta l'entretien
du matériel on pourrait y pourvoir, au besoin, par des impôts spéciaux.
N'est-il pas absurde de dire que telle rivière navigable est une voie publique
appartenant au peuple, tandis qu'un chemin de fer qui suit d'un bout à
l'autre le cours de cette même rivière est la propriété exclusive de quelques
capitalistes ?»
Q. — « Dites-moi ce qu'il faudrait enseigner au peuple sous le rapport de
ses obligations morales. »
R. — La tempérance, l'industrie et la probité constituent toute la moralité
d'un citoyen américain. »
Q. — « Le mensonge peut-il être de quelque avantage à un homme
public ou à un parti politique? i>
R. — « Le mensonge ne réussit jamais à personne. Celui qui y a recours
finit toujours par tomber. Une fois convaincu de mensonge, tout homme et
tout parti politique sont ruinés. Dire la vérité toute franche, voilà ce qui
' constitue la force et la sagesse .Toute dissimulation n'est que folie et faiblesse.
On n'a jamais vu une cause assez forte et assez juste pour résister aux
mensonges et à la malhonnêteté de ceux qui la soutenaient. »
Q. — « Quelles sont vos vues sur notre système d'instruction publique? »
R. — « Il y aurait peu de choses à y changer. Nous voudrions que chaque
566 LA RÉFORME SOCIALE
enfant pût aller à l'école, mais non pour y apprendre un peu de tout, comme
c'est l'usage aujourd'hui. Il nous faut un enseignement plus pratique et plus
complet des sciences qui sont utiles à la masse du peuple. »
Q. — « Vos amis sont-ils généralement optimistes? Avez-vous confiance
dans l'avenir du pays? »
R. — « Par rapport à l'appauvrissement du peuple, la situation est pire
qu'autrefois. Le nombre des hommes jouissant d'une immense fortune est
plus grand qu'à aucune autre époque.Cette accumulation de richesses a pour
conséquencefatale de réduire la masse du peuple à une extrême misère.
Nous ne pensons pas que la réforme puisse se faire rapidement. Peut-être
verrons-nous le peuple se lever en masse pour exiger le redressement de ses
griefs. En Amérique, le suffrage universel est le remède à tous les maux, et,
si le peuple est libre de voter, il peut faire triompher ses droits.Mais si on lui
retire le bulletin de vote, alors il est possible qu'il se charge lui-même
d'obtenir justice. Dans tous les cas, soyez certain que- d'une manière ou de
l'autre le peuple saura maintenir ses droits. »
Q. — « Quel genre d'impôt sur le revenu approuveriez-vous ? »
R. — « Tous les revenus, grands ou petits, doivent être taxés au même
taux, mais il faut distinguer ici entre les profits du négociant et les salaires
de l'ouvrier d'une part, et les capitaux engagés dans les grandes entreprises
financières et industrielles. Les premiers ne sont pas un revenu proprement
dit et ne doivent pas être taxés; les seconds, au contraire, qui rapportent
des dividendes à des gens oisifs doivent payer l'impôt. Il faudrait aussi que
les dons et legs fussent soumis à des droits élevés, ce qui permettrait
d'étendre la taxe sur le revenu aux titres de rente et aux bons de toutes
catégories.
y> La concentration des richesses a causé la perte de l'empire romain, le

même fléau sévit de nos jours en Angleterre. Dans combien d'années, le


peuple sera-t-il prêt à affirmer ses droits ? Nul ne peut le dire, mais ce qui
est certain, c'est que toutes ces réformes viendront avec le temps. De grands
malheurs arriveront probablement avant que le peuple soit suffisamment
éclairé pour prendre possession de ses droits. Nous n'avons actuellement
aucun système rationnel de gouvernement, nous trébuchons, nous nous
heurtons sans cesse à de nouveaux obstacles, ou nous nous tramons pénible-
ment dans l'ornière. Voilà simplement où nous en sommes aujourd'hui. »
Q. — « Avez-vous rencontré d'honnêtes citoyens qui repoussent vos
doctrines? »
R. — « Oh, certainement. Les lettrés n'ont pas foi dans le peuple. Quant
à nous, c'est différent. Nous avons confiance en lui, nous croyons que
l'Amérique appartient au peuple et qu'il a le droit de la gouverner. Les gen-
tlemen de l'Université Harvard sont d'avis que nous ruinerions le pays, mais
tout ce que nous demandons c'est qu'on laisse au peuple ce qui lui
appartient. »
Q. — a Mais ne craignez-vous pas que vos doctrines donnent libre carrière
à des mesures radicales tendant à modifier profondément notre constitution
et à mettre en péril l'essence même de nos libres institutions et de notre
existence nationale ? »
CONGRÈS DES SOURDS-MUETS DE BRUXELLES 567
R. — « L'essence même et le but de notre organisation politique, telle
que l'avaient conçue nos pères, est de donner au peuple le droit de gou-
verner. Il nous appartient donc de faire tous les changements dont l'expé-
rience nous aura fait reconnaître la nécessité. »

Les idées dont nous venons de rapporter l'expression se développent


chaque jour parmi le peuple. Elles sont le symptôme d'un ébranlement
profond et témoignent du chemin que nous avons parcouru dans la voie de
l'instabilité et de la désorganisation sociale.
R. H.

LE CONGRÈS DES SOURDS-MUETS DE BRUXELLES

ET LES CONCLUSIONS DE LA STATISTIQUE

Au mois d'août dernier, se réunissait à Bruxelles le troisème congrès des


sourds-muets destiné à plaider devant l'Europe la cause de ces malheureux.
On se proposait de choisir une commission de quatre membres pour chaque
État représenté au congrès. Chacune de ces commissions devait être chargée
de transmettre au gouvernement de son pays les décisions de l'assemblée et
de faire connaître à l'opinion publique les efforts et les résultats de ses
membres. Il n'entre pas dans le cadre de cette note de donner une vue
d'ensemble des travaux de ce congrès;il serait, du reste, assez difficile de se
prononcer en présence des contradictions qui se sont élevées sur les questions
les plus importantes et les plus délicates. Nous voudrions plutôt, à cette
occasion, appeler l'attention sur la statistique des institutions des sourds-
muets, telle que nous la présente M. Th. Mettenet, l'un des membres les
plus distingués et les plus intelligents du congrès.
' Le premier congrès international pour l'amélioration de la condition des
sourds-muets a eu lieu à Paris en 1878, grâce aux soins de MM. Magnat, direc-
teur de l'école Péreire, à Paris, Félix Hément, inspecteur primaire, à Paris,
Léon Vaïsse, directeur honoraire de l'école nationale des sourds-muets, et
Auguste Houdin fondateur d'une école de sourds-muets, à Passy. Le
deuxième congrès international s'est réuni à Milan ; des professeurs en grand
nombre y étaient venus: l'Italie, la Suisse, l'Amérique, l'Angleterre, la
Suède, la Belgique, l'Allemagne, la France, etc... y avaient envoyé des
représentants. Le troisième congrès a eu lieu à Bruxelles, du 13 au 21 août
dernier, sous la présidence de Mgr de Haerne, prélat du pape et membre de
la Chambre belge. Pendant la durée du congrès, une exposition d'objets
relatifs à l'instruction des sourds-muets s'est tenue au Palais des Beaux-Arts.
Quand on songe aux 600.000 sourds-muets qui se trouvent dans le monde
entier et qu'on se dit qu'il n'y a que 27.416 de ces malheureux qui jouissent
du bénéfice de l'instruction, on ne peut qu'applaudir aux efforts tentés par
des coeurs généreux pour étendre l'activité de la charité chrétienne et du
patriotisme. Il y a, en ce moment, dans les différentes parties du globe 412
568 LA RÉFORME SOCIALE

institutions de sourds-muets dirigées par 3147 professeurs. Dans 248 de ces


établissements, on suit la méthode orale pure;; dans les autres, les méthodes
sont diverses et variées. La France compte 67 institutions avec 3.868 sourds-
muets soignés par 364 professeurs. Les institutions privées sont les plus
nombreuses, et, dans le plus grand nombre des institutions, on a adopté la
méthode orale pure ; la plupart aussi sont dirigées par des prêtres ou des reli-
gieux. L'Allemagne possède 96 institutions avec 5892 élèves et 595 maîtres :
toutes suivent la méthode orale pure. L'enseignement qui s'y donne varie
surtout pour la durée et comprend de 2 à 8 années d'instruction. La Belgique
distribue l'enseignement dans 11 institutions à 931 enfants, dont 508 sourds-
muets et 423 sourdes-muettes. Les institutions religieuses sont au nombre
de 8 avec 648 élèves et les institutions laïques au nombre de 2 avec
283 élèves. Mgr de Haerne, le président du comité local de Bruxelles, a éten-
du sa sollicitude à l'Angleterre et aux Indes. Sous sa puissante impulsion,
des écoles vont s'ouvrir à Calcutta et à Madras, sous le patronage de lord
Ripon, vice-roi des Indes. L'Italie arrive avec un chiffre de 35 institutions et
4491 sourds-muets, la Suisse avec 15 établissements et 395 élèves, la Suède
avec 47 et 680 enfants. L'Angleterre et l'Autriche possèdent, la première
46 institutions avec 2.674 élèves, la seconde, 18 écoles avec 1.Î60 sourds-
muets
.
L'Amérique a fondé 55 institutions pour 7,155 sourds-muets ; et ces établis-
sements se sont répandus jusque dans la Nouvelle-Zélande, au Canada, au
Mexique, au Brésil et au Japon. Mgr Meurin, vicaire apostolique de Bombay,
a ouvert une école de sourds-muets en cette ville.
Le mouvement provoqué par les congrès internationaux donnera une nou-
velle impulsion à cette oeuvre de charité et contribuera puissamment à
répandre davantage les institutions, pour les ouvrir à un nombre plus consi-
dérable de malheureux.
Le tableau proportionnel des sourds-muets établi pour les différents pays
du monde civilisé, constate que la Suisse a le plus de sourds-mnets et la
Belgique et la Hollande le moins. La Suisse compte \ sourd-muet sur 503
habitants, la Belgique, 1 sur 2.324, la Hollande, 4 sur 2204. D'après le
statisticien suisse, M. Francini, les cantons delà Suisse présentent des écarts
frappants. Le canton des Grisons aurait sous ce rapport la situation la plus
favorable de l'Europe, puisqu'il ne compte que 4 sourd-muet sur 2.800 habi-
tants, tandis que le canton de Berne paraît être au bas de l'échelle avec
1 sourd-muet sur 208 habitants, y compris sans doute les crétins qui sont
souvent sourds-muets. Les Etats-Unis n'ont que 1 sourd-muet pour 2.085 ha-
bitants, la France 1 sur 1.260, la Prusse, 1 sur 1.341, l'Italie, 1 sur 1.585,
la Russie, 1 sur 1580, le Danemark, 1 sur 1,714.
Les causes du surdi-mutisme sont nombreuses ; il serait difficile de les
énumérer toutes. La transmission de la vie est soumise à des lois mystérieuses.
qui resteront toujours inconnues.Cependant, de toutes les causes signalées par
l'observation et l'expérience, les mariages entre parents forment l'une des
plus évidentes. Tous les auteurs sont d'accord à ce sujet.. Les empêchements
de l'Eglise catholique entre consanguins, en dehors du côté religieux, ont
donc une portée sociale qu'il importe de remarquer. Les gouvernements
CONGRÈS DES SOURDS-MUETS DE BRUXELLES 569
auraient bien fait, dans l'intérêt de l'humanité, de ne pas modifier leur
législation contrairement à la discipline de l'Eglise.
M. Baudin présentait, en 4 863, à l'Académie des sciences de Paris, un
mémoire intitulé : Dangers des mariages consanguins, leur influence sur la
surdi-mutité. Il constatait qu'en France sur -100 mariages on en compte 2
entre proches consanguins. Mais le nombre des sourds-muets nés de ces
unions est dans une proportion considérablement supérieure à celui des
sourds-muets en général. À Lyon, sur 100 enfants, sourds de naissance, il
y en a au moins 25 qui proviennent de mariages entre consanguins à des
degrés rapprochés: à Paris, on en trouve 28, à Bordeaux, 30 p. 100. La
proportion des enfants nés sourds-muets s'accroît avec le degré de parenté.
Si on représente par 4 le danger de la naissance d'un enfant sourd-muet dans
les mariages ordinaires, ce danger atteint le chiffre de 18 dans les unions
eutre germains, de 37 dans celles entre oncle et nièce, de 70 dans celles
entre tante et neveu. Dans l'espace de 15 ans, 55 sourds-muets furent reçus
à l'institution de Nogent-le-Rotrou, et sur ce nombre 43 provenaient de
mariages entre germains.
La Clinique allemande écrivait en '1861 ce qui suit: « A Berlin, chez les
Israélites, parmi lesquels les mariages consanguins sont très fréquents, les
sourds-muets se rencontrent dans la plus grande proportion et dans la plus
petite chez les catholiques, chez lesquels les mariages entre proches parents
sont prohibés. Cette proportion est,dans cette ville,pour les israélites : comme
1 ; 673, pour les évangéliques, comme 1 : 2.173, pour les catholiques comme

1 : 3.173.

Dans quelques contrées de l'Amérique du Nord, on rencontre parmi les


enfants des nègres, un sourd-muet sur 47, parce que les unions entre parents
sont très fréquentes. En Chine, au contraire, où les mariages entre parents
sont entièrement prohibés, on ne rencontre presque pas de sourds-muets.
Les prescriplions de l'Eglise catholique contre les mariages consanguins
3e trouvent donc justifiées par les faits, et quand sa voix n'a pas été écoutée,
tlle se venge sur les tristes victimes de cette désobéissance, en leur ouvrant
tous les trésors de son inépuisable charité.
H. CETTY.

a Société d'économie sociale reprendra ses séances, pour la session 883-4


48Ê4, le mardi 41 décembre et les continuera ainsi le deuxième mardi de
chaque mois, à huit heures et demie du soir, à l'hôtel de la Société de géo-
graphie, boulevard Saint-Germain, 184.
Dais la première séance qui aura lieu le 14 décembre, M. Kemaury,
ingéiieur civil des mines, ancien Directeur des mines et usines d'Ars-sur-
Mosele près Metz et de Pompey près Nancy, fera connaître l'état des ouvriers
des Mnes de fers de Lorraine.
LE REPOS DU DIMANCHE

SUR LES CHEMINS DE FER DES PAYS-BAS

M. Tak van Poortvliet, ancien ministre, et sept de ses collègues ont


déposé sur le bureau de la Chambre des députés des Pays-Bas un projet
de résolution ainsi conçu :
« Les soussignés proposent d'ouvrir une enquête sur la question suivante:
» Comment doit être organisée l'exploitation des chemins defer Néerlandais
pour donner, autant que possible, satisfaction aux besoins du commerce? »
Le texte de ce projet,adopté d'abord par la commission nommée parla
Chambre, fut ensuite soumis à l'examen d'une commission d'enquête qui
déposa son rapport le 4 0 octobre \ 882.
Ce document comprenait trois parties:
« 4o Une brève description du réseau Néerlandais, de son établissement,
des ressources qu'il présente et du mode d'exploitation;
» 2° Un aperçu de l'utilité que le chemin de fer peut offrir pour le trans-
port et des réclamations formulées par le commerce et l'industrie;
» 3» Les considérations de la Commission sur ce qu'il conviendrait défaire
pour utiliser le mieux possible le réseau des chemins de fer, en vue du déve-
loppement de la prospérité nationale. »
Le § 7 de cette troisième partie est de nature à intéresser nos lecteurs; il
est intitulé Etat social du personnel inférieur. En voici le texte:
« Les directeurs et agents supérieurs des compagnies de chemins de fer,
déclarent qu'en général l'état social du personnel est bon; par contre, d'au-
tres déposants prétendent que le personnel inférieur est trop peu payé pour
le travail qu'il doit fournir; entre ces deux assertions contradictoires, la com-
mission ne se prononce pas; elle se borne à demander que le personne!
soit toujours mis largement en état de remplir, le dimanche, ses devoirs reli-
gieux, et que le contrôle de l'Etat y tienne fermement la main. Elle estima,
en outre, qu'un jour de repos régulier doit, autant que possible, être assuré
au personnel, sauf à augmenter l'effectif si cela est nécessaire. Les bureaux
d'expédition de grande vitesse doivent être fermés le dimanche; il doit <tre
interdit démettre régulièrement en marche ce jour-là des trains supplémen-
taires à prix réduits pour le transport des voyageurs. Un membre vouirait
même aller plus loin dans cette voie: interdire le service des marchandises
le dimanche, et, à l'exemple de l'Angleterre et de l'Amérique du Vord,
réduire le nombre des trains de voyageurs. »
CHRONIQUE
OU MOUVEMENT SOCIAL

L'enseignement primaire. — Les livrets d'ouvriers. — La caisse des retraites. — Le


commerce extérieur de la France. — L'école des apprentis de la maison Cliak. —
L'impôt sur les loyers à Paris. — Les concours de l'académie des sciences morales
et politiques.
L'enseignement primaire. — La question de l'enseignement primaire est,en
Belgique comme en France, un sujet de luttes ardentes, qui ont pour prin-
cipaux aliments les programmes et les conditions d'inégalité entre l'école
libre, à la charge des particuliers, et l'école officielle, entretenue par les
ressources publiques. Dans les deux pays aussi, un grand nombre de bons
esprits cherchent un terrain de conciliation, favorable â la liberté de l'en-
seignement. Celle-ci n'est qu'un mot en effet, lorsque les faveurs du
trésor public entravent la concurrence. Sous le titre de « une solution
de la question scolaire en Belgique » une tentative très impartiale de conci-
liation vient d'être essayée, par le secrétaire d'un comité directeur d'écoles
catholiques.
Dans la préface de cette brochure (1) l'auteur anonyme déclare qu'il dis-
tingue dans l'enseignement deux parties : celle qu'il appelle purement scien-
tifique et celle qui tient au caractère confessionnel, neutre ou irréligieux.
Pour la dernière, il estime que « l'Etat neutre n'a nulle compétence pour en
juger et, par conséquent, n'a pas à s'y ingérer. » Il ne veut traiter que « la
seule part regardant l'Etat et tombant sous son contrôle. » L'auteur place à
la base de son projet deux principes : 1o les faveurs publiques doivent être
le partage de tous et de chacun « en proportion des services rendus à la
chose publique » ; 2° le père de famille a le droit de vouloir que l'éducation
de ses enfants a se fasse d'après ses sentiments, ses convictions, ses principes
à lui.» En conséquence de ces prémisses, l'auteur propose (art. \ar) la création
de bons d'enseignement d'une valeur de 4 fr. 50 par mois, accordés à tous
les enfants de quatre à douze ans dont les parents seront inscrits au bureau
de bienfaisance delà commune; aux mêmes enfants de plus de douze ans
si les parents ou tuteurs en font la demande; aux enfants de toute per-
sonne ne payant pas dix francs de contributions directes à l'état; enfin,'
à tous les autres enfants habitant la commune et absolument dénués de
protecteurs et de ressources.
Art. 2. Ces bons seront à la charge de l'Etat, de la province, du bureau
de bienfaisance et de la commune,
Art. 3. Tout directeur d'école pourra percevoir les bons d'enseignement
provenant de n'importe quelle commune sous une série de conditions rela-
tives à l'hygiène, au programme, au mobilier, au nombre des leçons, à l'in-
spection et à la déclaration du nombre de bons présentés par les élèves.

(1) Typographie da Ch. Peeters, rue de Namur, 22, Louvain.


572 LA RÉFORME SOCIALE

Art. 4. Il est expressément interdit, sous peine d'amende, à toute admi-


nistration d'assistance publique de prendre n'importe quelle mesure limitant
le choix des parents en fait d'écoles, pourvu que ces écoles réunissent les
conditions fixées à l'art. 3.
Art. \^. Il sera accordé à toute personne qui en fera la demande, par
l'administration communale de son domicile, un bon d'enseignement pour
suivre un cours d'adultes. Ce bon sera de 2 fr. par mois.
Art. '13. La surveillance des écoles fondées par les communes ou perce-
vant des bons d'enseignement est confiée aux inspecteurs du gouvernement.
Art. 20. Les peines suivantes peuvent être prononcées contre l'institution
percevant des bons d'enseignement: 1° la réprimande; 2° la suspension de
quinze jours de lajouissan.ee des bons; 3° la privation de tout droit de
percevoir des bons.
kvï. 23. Chaque année, le gouvernementinstituera, pour chaque province,
un jury d'examen pour la collation du diplôme d'instituteur primaire. Le
jury sera composé de sept membres : le président sera choisi parmi les juges
de première instance de l'arrondissement, trois membres au moins dans le
personnel enseignant des écoles libres, les autres membres restent au choix
dn gouvernement.

Les livrets d'ouvriers.—Le Sénat a terminé la première délibération sur les


livrets d'ouvriers.Il maintient, comme la Chambre des députés,la suppression
du livret obligatoire; cette suppression regrettable, si l'obligation eût été prati-
que, devient très logique du moment que le livret est tombé de Iui-même]en
pleine désuétude.Pénétré de l'utilité que pourrait cependant avoir l'usage du
livret, le Sénat a admis un livret facultatif et imposé aux patrons l'obligation
d'y constater,s'ils en sont priés, les nom, prénoms, demeure, date d'entrée et
desortie des ouvriers. Cette obligation, qui ne peut rien avoir de vexatoirc
pour les patrocs, est une protection contre des mauvaises volontés possibles.
L'ouvrier qui voudra un livret, et le nombre en est grand, sera donc tou-
jours assuré que les inscriptions nécessaires y seront portées. C'est très bien,
mais si le Sénat tient à ce que le livret soit réclamé et utilisé par les ou-
vriers, pourquoi en rabaisser la valeur morale, en l'assimilant, comme le fait
l'article 4, à K un certificat ou un carnet »? On sait le peu de casqu'onfait,en
général et avec raison, du certificat. La loi belge du 18 juillet 1883 s'est
bien donné garde de commettre cette erreur,- elle a tenu à donner au livret
facultatif le caractère le plus sérieux, en le rattachant à l'administration
communale, en le revêtant de la signature du bourgmestre et en l'inscrivant
sur un registre spécial. Affaire de préjugé, diront les émancipateurs du
peuple; le livret belge ne tire aucune valeur légale particulière de son ori-
gine et de ses formalités. Pour nous, il nous semble que le livret belge sera
l'objet de plus d'affection et de plus de respect que le certificat ou le carnet
visé par la loi française. Il y a lieu, du reste, de penser que la seconde dé-
libération modifiera les choses, car un amendement renforçant la valeur du
livret semble appelé à remplacer l'article voté en première lecture.

Caisse des retraites.— La caisse des retraites pour la vieillesse a reçu, dans
CHRONIQUE DU MOUVEMENT SOCIAL 573
le deuxième trimestre! 883, la sommede 10,722,277fr.54, en 123,516 versements,
sur lesquels 77,180 faits à Paris, d'une valeur de 4,412,150 fr.54 et 46,336
dansles départements,s'élevant à 6,610,124 fr.Les versements de Paris se divi-
sent en 22,523 à capitaux aliénés et 54,657 à capitaux réservés, et ceux de pro-
vince, en 35,812 du premier genre contre10,524 seulementdu second. Ces chif-
fres semblent, à première vue, fournir de singulières conclusions. Le nombre
total des versements de Paris est en effet, beaucoup plus élevé que ceux de
province, mais le montant en est d'un tiers plus faible et, d'autre part, les
versements à capitaux réservés, à Paris, dépassent considérablement en
nombre ceux à capitaux aliénés, tandis que le contraire se produit dans les
départements; mais, en échange, le montant des sommes versées à capitaux
réservés est double, en province, de celui des sommes versées à capitaux alié-
nés, lorsque à Paris il est seulement d'un tiers plus élevé. On pourrait en
conclure: 1° que les personnes prévoyantes sont en beaucoup plus grand
nombre à Paris; 2° que le souci de la famille est dans cette ville énormément
plus développé ; 3° enfin, que les clients provinciaux de la caisse des re-
traites qui songent à laisser un patrimoine à leurs enfants, ne sont qu'une
minorité très petite mais très aisée. Devant un examen plus approfondi, ces
conclusions s'évanouissent en grande partie. Si les versements sont beau-
coup plus nombreux à Paris qu'en province,cela est uniquement dû à ce que
diverses grandes administrations, la Compagnie de l'Ouest, d'Orléans, de
l'Est, etc., dont le personnel est en partie en province, et certaines autres qui
n'ont même d'employés que dans les départements, comme le Creusot, Saint-
Gobain. etc., font à Paris les versements pour tout leur personnel. En second
lieu, la préférence qui semble très accusée à Paris, pour les capitaux réser-
vés, provient, en grandemajorité, des versements intermédiaires, c'est-à-dire
de ceux faits par les Compagnies ou des patrons, au compte de leurs ou-
vriers, tandis que les versements directs, c'est-à-dire ceux faits par les titu-
laires des livrets, sont, pour la plupart, à capital aliéné. Ainsi, en 1880, les
versements directs à capitauxaliénés ont été à Paris, de 6 millions contre
4 millions à capitauxréservés et,dans l'un des trimestres de 1883,de 2,150,000
contre 1,155,000.11 faut dire que ces versements directs sont faits,en général,
par des petites ménages sans enfants,ou des célibataires.Maisil faut bien noter
aussi que si les versements intermédiaires sont faits particulièrement à ca-
pitaux réservés, cela ne tient pas à ce que les Compaguies ou les patrons im-
posent ce régime à leurs ouvriers; ils les laissent, au contraire, le plus sou-
vent, libres de choisir, et c'est de son propre mouvement que le personnel
de ces grandes administrations opte pour le système qui assure un patri-
moine aux enfants.
En province, il n'en va pas de même: les cantonniers forment la grande
majorité des 35,812 versements à capital aliéné. Or, pour eux, dont la solde
est très petite, le versement à capital réservé donnerait de trop faibles ré-
sultats. L'administration verse donc pour eux, à capital obligatoirement
aliéné. Mais si on passe de là aux versementsdirects, on trouve, au contraire,
que le capital réservé y est très en faveur. Ces versements sont faits assuré-
ment par des personnes aisées, puisqu'ils sont en moyenne de 430 fr. tandis
qu'à Paris ils n'atteignent pas 45 francs.
574 LA RÉFORME SOCIALE

Sans vouloir se permettre, dans une matière si complexe, des conclusions


trop absolues, on est peut-être en droit de penser,d'après les chiffres précé-
dents, que les grandes administrations, lorsqu'elles se préoccupent aussi sé-
rieusement que l'Orléans,pairexemple,du sort de leurs employés, réussissent,
non seulement à leur créer des ressources matérielles, mais encore à déve-
lopper chez eux les qualités sociales les plus fécondes.

La distribution des prix dé l'école professionnnelle de l'imprimerie Chaix. —


Le Play a montré dans la Reforme sociale, chap. 47,§ xx et suivants,que l'ap-
prentissage direct dans l'atelier est bien plus fécond que celui qui s'effectue
dans une école spéciale. Cette proposition a pour corollaire, d'une part, la
protection des enfants contre le langage, les exemples et les conseils si sou-
vent pervers à dessein des personnes adultes de l'atelier, et, d'autre part,
des efforts sérieux pour le développement de l'instruction. Conformément à
ces règles, diverses maisons industrielles des plus importantes ont organisé
chez elles l'apprentissage direct uni à l'enseignement classique et au sein do
la moralité, de la prévoyance et de l'épargne.
L'imprimerie Chaix est incontestablement une de celles qui ont apporté
le plus de soin à perfectionner cet apprentissage direct. La récente distri-
bution des prix aux apprentis de cette maison a permis d'en juger.
Les discours prononcés ont montré combien l'esprit général y est pratique
et judicieux : « La revanche à laquelle nous devons songer pour le moment,
a dit M. Ch. Robert, est une revanche pacifique.par la supériorité commer-
ciale et industrielle.»—«Ce qui a assuréle succès de ces anciens, que je vous
présente comme modèles, a dit M. Noblet, c'est qu'ils avaient un but déter-
miné, que ce but a été la règle de leur vie : ils ne s'en sont pas laissé détour-
ner par les bruits de la rue, ils ont fermé l'oreille à la politique, cette
viande creuse du travailleur qui n'a de sucs que pour les intrigants. » Le
discours de M. d'Henouville a fait connaître les diverses branches d'ensei-
gnement et les progrès qu'y ont faits les élèves.
Il ressort de ce discours ce fait curieux, que les apprentis ont une ten-
dance naturelle vers la lecture, la grammaire, l'orthographe, la littérature,
l'histoire de l'imprimerie et l'économie industrielle, beaucoup plus marquée
que vers l'arithmétique, la géométrie et les sciences usuelles. Le même
discours a révélé la multiplicité des efforts faits pour encourager les enfants
au travail et assurer leur situation matérielle. '12,819 jetons de présence de
0 fr. 10 ont été distribués dans l'année aux plus méritants: 9 apprentis
compositeurs et 4 0 apprentis margeurs ont été nommés sergents et, pour
récompense de leur zèle, ont reçu, les uns une douzaine d'exemplaires de
leur photographie, les autres, une demi-douzaine; 270 cachets de bains ont
été donnés ; 20 élèves ont été assurés contre les accidents ; il a été versé à
<]

la caisse des dépôts et consignations 637 francs pour assurer aux parents de
96 élèves un capital de 600 francs en cas de décès de leur enfant. Une somme
de 757 fr. a été déposée à la caisse des pensions de retraite pour la vieillesse,
au nom de 150 apprentis, et à la caisse commune, <l,S00 francs, ce qui porte
le montant actuel, au bout de quatre ans,de cette caisse destinée à être répartie
tous les cinq ans entre les élèves restés fidèles à la maison, à 4,497 fr.75.Une
CnRONIQDE DU MOUVEMENT;SOCIAL 575
part dans les bénéfices de l'école professionnelle est attribuée chaque année
aux élèves les plus studieux, elle a été de 611 fr. 50 c, 11 a été versé comme
récompense 100 francs à la caisse d'épargne, sur 30 livrets dont les titu-
laires avaient épargné 2 fr. chacun. Les petites économies personnelles des
élèves versées à la caisse d'épargne scolaire ont été de 832 fr., et celles des
anciens apprentis de 6,326 fr. répartis en 2,165 fr. à la caisse d'épargne et
3,590 fr.à la caisse des retraites.Ces chiffres sont en progression marquée sur
ceux de l'année dernière qui étaient de 1,796 fr.pour la caisse d'épargne et de
3,050 fr. pour la caisse des retraites, et l'année dernière elle-même était en
progression sur la précédente.
On voit que la sollicitude de la maison s'étend sur les intérêts les plus
divers des élèves, elle leur garantit le présent et les met à même d'assurer
leur avenir par l'éducation morale, intellectuelle et professionnelle.

L'impôt sur les loyers à Paris. — Le conseil municipal de Paris vient de


prendre une délibération par laquelle l'exonération de la contribution person-
nelle et mobilière qui no profitait jusqu'ici qu'aux loyers inférieurs à 400 fr.
doit être étendue à ceux deSOO fr., tandis que les taxes des appartements de
1,500 fr. à 5,000 fr. sont fortement augmentées et croissent suivant une pro-
gression très rapide.Le nombre des appartementsentièrementdégrevés serait
élevé ainsi à568,986 surun nombre total de731,382 locaux d'habitation.Cette
délibération constitue une première, violation de la loi, en ce que le montant
de l'exonération aurait dû être reporté sur l'octroi; et une seconde, en ce que,
par la taxation nouvelle, le centime normal pour les grosses locations serait
dépassé.
Certes; le fait du mépris de la loi n'a rien de bien nouveau dans les habi-
tudes du conseil municipal de Paris. Aujourd'hui, du reste, il s'affirme, non
plus comme un accident mais comme un principe. « Nous avons toujours
réservé notre droit, » a dit un conseiller.Mais on est en droit de s'étonner de
la singulière conception économique que traduit la délibération nouvelle .11
existe une crise incontestable sur les gros loyers ; pour la conjurer, les édiles
de Paris frappent sur les gros loyers. Vit-on jamais remède plus opportun?
D'autre part, s'il est vrai, comme l'a dit Le Play, que la majorité imprévoyante
et pauvre ne prospère que par le concours de la minorité riche et dévouée,
on comprend avec peine que les soi-disant défenseurs de cette majorité s'ap-
pliquent, par tous les moyens, à ruiner ou à chasser de Paris la minorité
riche, si nécessaire cependant à la prospérité générale.

Lss concours de l'Académie des sciences morales. — Cette académie a tenu, le


10 novembre sa séance publique annuelle dans laquelle son président, M.Paul
Pont, a proclamé les résultats des divers concours ouverts devant elle. Le
lauréat de l'un de ces concours est un membre de notre Société d'Économie
sociale, M. Joseph Ferrand. La question était l'exposé des traits principaux
des différents systèmes d'organisation municipale et départementale en
France depuis 17S9 et la comparaison avec les institutions analogues à
l'étranger. La Réforme a déjà fait connaître à ses lecteurs cette bonne
576 LA RÉFORME SOCIALE

nouvelle, dans son numére du 1er juin, mais elle se plaît à la répéter et à
rendre un nouvel hommage à notre collègue.
Un autre concours portait sur la question des associations coopératives.Le
jugement porté par M. Paul Pont sur le travail de l'un des concurrents,
M. C. Renaud, mérite d'être cité ici, car il apporte une nouvellejustification
à la méthode que la Société d'Economie sociale a prise pour instrument de
ses observations. La première des règles de cette méthode est de se dépouiller
de l'idée préconçue et de l'idéal personnel. L'auteur du mémoire avait négligé
cette salutaire précaution; aussi, sous l'empire de la conception que « c'est
par l'association seulement que l'ouvrier peut espérer arriver à la suppres-
sion du patronat et à l'indépendance absolue vis-à-vis du capitaliste, » n'a-t-il
tenu aucun compte des résultats médiocres obtenus jusqu'ici par les associa-
tions, et surtout, bien que ce fût là la condition essentielle de l'utilité de ces
recherches, oublié de définir les causes des insuccès passés. En signalant
ces incorrections du travail de M. Renaud, M. Paul Pont a rendu hommage à
notre méthode et nous ne devons pas laisser passer sans le signaler un pareil
témoignage.
Un troisième concours portait sur les assurances.Le lauréat, M. Chaufton,
avocat au conseil d'Etat et à la Cour de cassation, a présenté, a dit M. Paul
Pont, un ouvrage considérable et du plus haut mérite. L'assurance, selon
M. Chaufton, est un mécanisme à l'aide duquel s'opère le partage des pertes
de diverse nature que peut subir le patrimoine de l'homme. La solidarité
humaine, sous la forme de la mutualité, met ce mécanisme en mouvement et
la statistique règle les rapports de ses organes. Le principal de ces rapports,
c'est la proportionnalité de la peine et du risque. L'organisation scienti-
fique de la mutualité est une idée essentiellement moderne.
L'assurance appliquée au patrimoine du pauvre, c'est-à-dire à sa capacité
de travail, peut atténuer, dans une large mesure, le fléau du paupérisme,
mais, selon l'auteur, les sociétés actuelles de secours mutuels ne sont qu'un
moyen très imparfaitement tenté dans ce sens, car elles ne sont pas consti-
tuées conformémentaux principes rationnels de l'assurance.
D'autre part, l'auteur déclare que l'assurance doit agir librement sous
l'impulsion des intérêts privés, et que l'Etat ne doit ni la confisquer, ni s'en
réserver l'exploitation exclusive. L'assurance par l'Etat est, en effet, en dé-
saccord avec le principe essentiel de l'assurance, la classification et la sélec-
tion des risques. Le véritable rôle de l'Etat consiste : à faire de l'assu-
<1<>

rance préventive, c'est-à-dire à prévenir les sinistres, par des lois ou des
mesures réglementaires ; 2° à contrôler les entreprises privées d'assurance
réparatrice et notamment les entreprises d'assurances sur la vie, parce
qu'elles reposent sur des contrats à longue échéance.
A. FOUGEROUSSE.

Le Directeur-Gérant : EDMOND DEMOLINS.

Paris —Imprimerie de l'Etoile, BOUDET directeur, rueCassellc, 1.


L'ANTAGONISME
élI/StSTÊME
ADMINISTRATIF ET DU SYSTÈME POLITIQUE

Il '
i; EN FRANCE DEPUIS LA RESTAURATION
;
.„

\',Noii'e éminent confrère et collaborateur, M. Joseph Ferrand, vient de re-


; !

Tëv'ôir de l'Académie des sciences morales et 'politiques une distinction très


méritée.
L'Académie avait mis au concours pour le prix Odilon Barrot une étude
sur les différents systèmes d'organisation municipale et départementale en
France, depuis '1789, comparativement aux institutions analogues de l'é-
tranger.
Le mémoire de M. Joseph Ferrand a obtenu le prix.
Notre confrère veut bien nous communiquer lé texte de son importante
étude qui doit être publiée prochainement ('1).
Nous en détachons le chapitre consacré à l'exposé de notre situation ad-
ministrative, depuis la Restauration jusqu'en 1870. On y verra, ainsi que
nous l'écrit M. Ferrand, « qu'avec les idées dominantes elles moeurs publi-
ques issues de nos divers systèmes, il est impossible que nous établissions
aujourd'hui un gouvernement sage et bien ordonné. » E. D.

La Restauration eut la sagesse de vouloir rompre avec le césarisme


et d'apporter au pays les libertés constitutionnelles ; mais elle enten-
dait en même temps réagir contre la Révolution et remettre en hon-
neur la royauté de droit divin. Elle crut atteindre ces deux fins, en
octroyant la charte du 4 juin 1814, sans changer la législation ad-
ministrative de l'an VIII.
En vertu de la charte, la nation obtint une Chambre des députés et
une Chambre des pairs, un corps électoral de quatre-vingt à cent
mille contribuables, la séparation des pouvoirs, la responsabilité mi-
nistérielle, la liberté de la presse, tandis que, en vertu de la législa-
tion administrative de l'an VIII, le souverain et ses délégués conser-
vèrent le droit de dispenser tous les emplois, de composer à leur gré
les conseils généraux, les conseils d'arrondissement, les conseils muni-
cipaux, d'approuver ou d'annuler la plupart des actes des communes
et des départements, de subventionner la plupart aussi des services
de ces circonscriptions. En d'autres termes, on émancipa l'Etat, on
abandonna les intérêts généraux aux discussions et aux compétitions;

(1) Elle paraîtra à la librairie GoLillon sous ce titre: La pays libres. Leur organi-
sation, et leur éducation d'après la législation comparée.
Liv. XII 38
578 LA RÉFORME SOCIALE

et, au contraire, on retint sous la sujétion du prince, la commune, le


département, les intérêts locaux, c'est-à-dire ceux dont la propriété
spéciale est d'émouvoir l'universalité des habitants, de les policer, de
les mettre en contact, de les dresser à la vie publique. Constatons
également que, si le pouvoir personnel cessa d'exister quant aux
affaires d'un ordre supérieur qui relevaient du Parlement, l'adage
consacré: « Délibérer est le fait de plusieurs, agir est le fait cl un
seul, » lui laissa le plus vaste champ en lui réservant toutes celles
que le roi, les ministres, les préfets, les maires, gardaient le droit de
régler eux-mêmes, de sorte qu'à ce point de vue encore, les idées do-
minantes et les pratiques du passé se modifièrent peu. Enfin, on ne
s'aperçut pas davantage que l'extrême division du territoire et l'exi-
guïté de la plupart de nos communes allaient, elles, aussi, empêcher
l'initiation et l'apprentissage civiques, inutiles au régime précédent,
indispensables au nouveau.
Cette ébauche de gouvernement constitutionnel qui mettait en com-
plète discordance le système politique et le système administratif, et
négligeait les fondements de l'édifice, eût dû n'être qu'accidentelle et
passagère, comme l'était en 4 814 et 1815 la situation à laquelle elle
répondait. Loin de là; on se persuada qu'elle était spécialement adap-
tée à notre génie national,'et qu'elle n'avait rien d'incorrect: elle
s'établit peu à peu dans les esprits, comme dans les moeurs, et finale-
ment, depuis, elle est restée hors de conteste, acceptée, louée même
par tous les partis.
Aucune des erreurs contemporaines ne nous a été plus funeste.
Faussé par le vice radical de son organisation, le régime nouveau
ne fonctionna qu'artificiellement. L'exécutif, aux mains duquel étaient
toutes les nominations, toutes les subventions, toutes les faveurs, crut
légitime d'user des unes et des autres pour se défendre au sein du
Parlement et du corps électoral. A chaque renouvellement de la
Chambre des députés, la candidature ministérielle subordonna et mit
en tutelle, pour ainsi dire, une fraction importante, sinon ia majorité
de ceux qui, d'après la charte, devaient voter l'impôt, par conséquent
contrôler et diriger. Le roi, à qui cette même charte attribuait l'irres-
ponsabilité et l'inviolabilité, se trouva, au contraire, engagé dans tous
les débats ayant pour objet, non seulement la politique, mais encore
l'administration. Ses conseillers, qu'absorbait, à peine arrivés au pou-
voir, la tâche déjà surhumaine, à cette époque, de concilier l'oeuvre
parlementaire avec la double gestion des intérêts généraux et des
intérêts locaux, se virent dans l'impossibilité de donner leurs soins aux
réformes les plus nécessaires. Une infime minorité de la nation, les
quatre-vingts ou cent mille électeurs ou éligibles, et les délégués du
Prince, concoururent seuls à lachosepubiique. Le surplus delà popu-
L'ANTAGONISME ADMINISTRATIF ET POLITIQUE 579
lation, la plupart des sujets d'autrefois, qui étaient cependant
devenus des citoyens, exclus du vote par la charte, exclus des magis-
tratures et des conseils locaux par la législation de l'an VIII, restèrent
aussi étrangers que précédemment aux nouveaux devoirs et au nou-
veau rôle qui leur étaient échus. La monarchie constitutionnelle ne
put donc pas faire pénétrer ses racines jusqu'aux entrailles du pays
ni développer au dehors d'abondants et vigoureux feuillages.
Des voix très autorisées signalèrent les périls inséparables d'un tel
mode de gouvernement et d'administration. En 1824, M. Royer-Col-
lard s'écriait à la tribune : « Nous avons passé en un jour de la servi-
« tude à la liberté, et faute de temps et de prévoyance, nous avons
« laissé subsister au milieu de nous tous les instruments du despo-
« tisme
« ..... Le mal vient du pouvoir monstrueux et déréglé qui s'est
" élevé sur la ruine de toutes les institutions. Une société sans insti-
« tutionsne peut être que la propriété de son gouvernement. En vain
« lui écrira-t-on quelque part des droits ; elle ne saura pas les exercer,
« et elle ne pourra pas les conserver !..... » La même année, dans les
premiers chapitres de son livre sur le Pouvoir municipal, M. Henrion de
Pansey, après avoir décrit la contradiction existant ent re le système
administratif et les libertés octroyées par la charte, ajoutait : « Quelle
« serait l'issue de cette lutte si elle se prolongeait?... Le doute seul
«. fait reculer d'effroi !... » Plusieurs des serviteurs les plus distingués
delà Restauration, et à leur tête M. de Villèle, désiraient qu'on eût
égard â ces avertissements. Deux années avant la révolution de 1830,
M. de Marlignac présenta à la Chambre des députés un projet de loi
qui attribuait aux conseils généraux et aux conseils municipaux une
organisation empreinte d'un véritable esprit de progrès. Mais jugé
dangereux par la droite et insuffisant par la gauche, ce projet resta
sans suite.
Bientôt, l'étrange rapidité avec laquelle s'écroula le trône de nos
anciens rois ne prouvait que trop à quel point, en i 8-14 et 1815, on
l'avait mal assis.
II
Les causes premières de la crise qui venait d'éclater ne furent pas
plus aperçues le lendemain, qu'elles ne l'avaient été la veille. De toutes
parts à peu près, on ne l'imputa qu'aux fautes de la cour et des mi-
' nistres, aux ordonnances du 23 juillet. L'effet de ce courant fut qu'on
ne se préoccupa aucunement de remédier au vice mortel de l'orga-
nisme constitutionnel établi. Par une conduite opposée à celle que les
Belges allaient suivre presque au même moment et dans les mêmes
circonstances, on ne chercha pas à adopter un plan d'ensemble propre
580 LA RÉFORME SOCIALE

à réaliser d'une manière effective le gouvernement du pays par le


pays; on crut suffisant d'accorder des satisfactions partielles, de
changer les personnes et de rétablir fermement l'ordre.
Pour ce qui avait trait à la charte et à la législation politique, le
roi de France devint le roi des Français ; la religion catholique, qua-
lifiée antérieurement de religion de l'Etat, ne fut plus que la religion
professée par la majorité de la nation. Le souverain perdit le pouvoir
d'édicter des ordonnances pour la sûreté en général. La censure fut
abolie. Les deux Chambres acquirent le droit d'initiative en matière
de propositions de lois. La Chambre des pairs cessa d'être héréditaire
etses séances furent rendues publiques. Aux attributions de la Chambre
des députés vint s'ajouter celle de nommer son bureau. Le cens de
l'éligibilité fut abaissé de 1 ,000 à 300 fr., celui de ^électorat de 300 à
200 fr. Enfin, on réduisit de quarante à trente ans l'âge voulu pour'
pouvoir être investi du mandat de député. Aucune autre innovation ne
fut apportée à l'appareil du gouvernement.
Les lois du 21 mars 1831, du 22 juin 1833, du 18 juillet 1837 et du
10 mai 1838 sur le système administratif s'inspirèrent, elles aussi, des
vues un peu étroites et timorées qui animaient, à ces diverses
époques, la classe dirigeante. Dans cette branche encore du ser-
vice public, on désira moins parer à certaines nécessités, cependant
pressantes déjà, qu'être prudent et rassurer. Un seul des change-
ments introduits, celui qui restaura, l'électivité des conseils munici-
paux, des conseils d'arrondissement et des conseils généraux était
considérable et eût pu agir sérieusement sur les moeurs. Mais l'en-
semble des dispositions dans lesquelles il prenait place lui enleva
beaucoup de son efficacité. Les électeurs auxquels fut confié le soin
de recruter ces assemblées durent appartenir à certaines fractions de
contribuables et de notables qui ne représentaient pas plus du quart
des Français parvenus à leur majorité et assujettis.à l'impôt; de ma-
nière que la partie de la population dite les couches nouvelles, déjà et
comme sous la Restauration, repoussée de la politique, fut aussi, par
continuation, tenue à l'écart des affaires administratives. On aggrava
son état d'isolement, en obligeant les électeurs à emprunter les deux
tiers des conseillers municipaux aux plus imposés des communes, et
les conseillers soit d'arrondissement, soit de département, à des caté-
gories d'éligibles également très restreintes. Le nombre maximum de
membres attribué aux conseils municipaux, aux conseils d'arrondis-
sement et aux conseils généraux (36, 12, 30) fut trop parcimonieuse-
ment limité pour ouvrir à l'activité locale une sphère assez étendue
d'examen, de discussion, de contact. Le long terme de six et neuf ans
qu'on assigna à la durée des mandats fut un nouvel obstacle au déve-
loppement de l'éducation civique. Les conseils municipauxobtinrent,
L ANTAGONISME ADMINISTRATIF ET POLITIQUE 581
il est vrai, quatre sessions ordinaires par an au lieu d'une seule; mais
toute séance extraordinaire dut être autorisée par le préfet ou le
sous-préfet et n'avoir qu'un objet expressément spécifié. Les procès-
verbaux des débats ne purent être publiés qu'en vertu d'une autre
autorisation d'en haut. Les conseils d'arrondissement ne durent se
réunir que pendant quelques heures chaque année, et les conseils
généraux que pendant quelques jours. Quant aux attributions des
trois conseils et à celles des maires, des sous-préfets et des préfets,
quoique définies avec beaucoup plus de méthode qu'elles ne l'avaient
été jusqu'alors, elles restèrent au fond telles à peu près que les avaient
établies les lois de l'an YIII et la maxime « délibérer est le fait de plu-
sieurs, agir est le fait d'un seul. » En dehors de quelques cas nou-
veaux à l'égard desquels ils reçurent la faculté de décider, les conseils
demeurèrent réduits à l'unique rôle de proposer, d'émettre des avis
et de contrôler. Le droit d'approbation et d'annulation, ainsi que
l'administration quotidienne tout entière, furent, comme par le passé,
remis au gouvernement et à ses délégués. Lui seul continua à régler
souverainement la plupart des intérêts usuels, à dispenser, sans aucune
entrave, les emplois et les faveurs, à subventionner à sa guise tous les
budgets locaux. En un mot, le pouvoir personnel ne cessa pas de
régir une très grande quantité d'affaires.
L'organisation spéciale dont Paris fut pourvu (loi du 30 avril 1834)
ne différa pas de celle des autres centres de population. Des délégués
de l'État, le préfet de la Seine et le préfet de police, conservèrent, en
dehors de leurs prérogatives d'ordre général, la gestion journalière du
département et de la ville, tandis que trente-six notables élus repré-
sentèrent seuls ces deux grandes agglomérations, dans les conditions
modestes, intermittentes et subordonnées que nous venons d'analyser,
à propos des autres assemblées locales.
On pressent déjà ce que furent les fruits de cette conception, encore
une fois si incomplète, des institutions libres. Le gouvernement main*
tenu en possession de moyens d'influence innombrables, fut de nou-
veau entraîné à s'en servir pour s'assurer la majorité dans le Parle-
ment. De nouveau aussi, par contre, recherché et mis en cause en
toute occasion, sur le terrain politique comme sur le terrain adminis-
tratif,il ne bénéficia nullement de lïmnunité constitutionnelle. D'autre
part, la commune, le canton, l'arrondissement, le département ne
s'ouvrirent, ne s'animèrent pas suffisamment pour communiquer à la
nation les nouvelles dispositions d'esprit et les nouvelles habitudes
de conduite qui lui étaient devenues plus que jamais nécessaires, à
savoir : le sentiment de sa responsabilité propre,l'esprit d'observation,
le discernement, l'expérience, la pratique des contacts en matière
d'affaires publiques. Les élargissements accordés, très utiles sous beau-
582 LA RÉFORME SOCIALE

coup de rapports, n'avaient guère dans leur ensemble et à un point de


vue supérieur, servi qu'à rendre l'exercice du pouvoir plus difficile et
son existence plus précaire.
En 1834, un grand écrivain, M. de Tocqueville, fit voir avec une
clarté lumineuse (1) que ce système général, resté dans certaines de
ses parties essentielles, à peu près le même qu'avant 1789, était inap-
plicable à notre société nouvelle, démocratique et libre, qu'il la con- -

damnait indirectement à l'inaptitude et à la passivité, et la mettait à


la merci des fauteurs de révolution. Ses avis ne furent pas plus en-
tendus que ne l'avaient été, en 1824, ceux de M. Royer-Gollard et de
M. Henrion de Pansey.
Comme en 1830, les événements que préparaient la législation et
les moeurs éclatèrent soudain. Le 24 février 1848, avec la complicité
de l'indifférence et de l'inertie générales, Paris disposait des destinées
de la France; et précipitait du trône le roi Louis-Philippe, contre le-
quel n'existait aucun grief d'une portée grave.

111

Les quelques hommes qui, le lendemain de l'insurrection, s'étaient


spontanément réunis pour former le gouvernement provisoire, insti-
tuèrent, de leur autorité privée, le suffrage universel et la République.
Pénétrés à leur insu, comme tous les Français, de la tradition autori-
taire et centraliste,ils ne se demandèrent ni quelles étaient le vues du
pays sur ces questions vitales, ni comment allait user de ses droits le
plus grand nombre des nouveaux électeurs, tout à fait illettré. A
l'exemple de leurs devanciers, ils crurent que le mécanisme officiel
établi suffirait à tout, et qu'en particulier,il réussirait à dominer le vote
universel encore plus aisément qu'il n'avait réussi à dominer le vote
restreint.
Le 8 mars 1848, quelques jours avant les élections à l'Assemblée
constituante, le ministre de l'Intérieur, M. Ledru-Rollin, écrivait aux
commissaires du gouvernement : « Placez à la tête de chaque munici-
« palité des hommes sympathiques et résolus, ne leur ménagez pas les
« instructions, animez leur zèle... Parles élections qui vont s'accomplir,
« ils tiennent en leurs mains les destinées de la France. Quils nous don-
« nent une assemblée nationale capable de comprendre et d'achever
« l'oeuvre du peuple, en un mot tous hommes de la veille et pas du
« lendemain. » Dans une autre circulaire du 18 mars, le ministre ajou-
tait: « Les élections sont votre grande oeuvre... examinez sévèrement les
« titres des candidats... Arrêtez-vous à ceux qui présenteront le plus de

[{) De la démocratie en Amérique.


L'ANTAGONISME ADMINISTRATIF ET POLITIQUE 583
« garanties à l'opinion républicaine, le plus de chances de succès.
«Pas de transactions, pas de complaisances!...(1).»
Ces prescriptions abusives d'un pouvoir né la veille, considéré déjà
comme sans lendemain, n'eurent que peu de prise sur les esprits et
sur les intérêts. L'assemblée issue des élections du 9 avril1848 refléta
donc moins les préférences systématiques de M. Ledru-Rollin que les
inquiétudes et les discordes auxquelles la nation était en proie. Quel-
ques mois après, le 4 novembre, parut une nouvelle constitution qui
laissait debout la République ainsi que le suffrage universel et créait
an président élu pour quatre ans, une asssemblée législative unique
élue pour trois ans, un conseil d'État, un tribunal des conflits, une
haute cour de justice. Mais comme par le passé, le législateur ne
s'était pas préoccupé de l'écart, qui allait de plus en plus s'accentuer,
entre les droits concédés d'une part, les facultés et les moeurs exis-
tantes de l'autre. Personne ne se faisait illusion sur l'inaptitude ab-
solue de la majorité des électeurs (2); cependant, aucune précaution
n'était prise, aucune garantie n'était édictée pour sauvegarder les
intérêts publics contre ce frappant et suprême danger.En ce qui touche
notamment les institutions locales, le seul décret-loi auquel elles
donnèrent lieu se borna à remettre aux conseils municipaux la nomi-
nation delà plupart des maires. On portait ainsi au pouvoir établi,
déjà si chancelant, uneoupgrave, et, en même temps, on ne fournissait
aux citoyens aucun moyen nouveau de s'éclairer, de se modérer
eux-mêmes.
Sans se rendre compte suffisamment des éventualités dont nous
menaçait l'état intellectuel et moral du suffrage universel, l'Assemblée
législative, élue le 12 mai 1849, comprit du moins qu'il fallait se hâter
d'introduire une certaine éducation civique et politique. Dans ce but,
un de ses premiers actes fut de décider qu'elle réviserait notre système
administratif et le décentraliserait. Les projets de lois communales et
départementales qu'élabora sa commission spéciale (3), tout en témoi-
gnant d'une étude encore incomplète du problème, proposèrent de
nombreuses améliorations et mirent en relief certaines vérités essen-
tielles. « Les lois que nous réclamons, écrivait un des rapporteurs, ont
i.< pour objet d'initier plus largement le pays à la gestion de ses pro-
« près affaires
« Les citoyens habitués aux soins des intérêts communs,
« aguerris par une pratique constante
des devoirs de la vie publique,

(1) Voir le Journal officiel, aux dates indiquées.


(%) En 1848, les deux tiers au. moins des électeurs ne savaient pas écrire ni peut-
êlre même lire.
(3) Les rapporteurs de ces projets de loi furent MM.- Vivien, Vuitryj Tburàrigin et
Boulatignier.
584 .« RÉFORME SOCIALE

« deviennent, à l'heure du péril, des défenseurs de l'ordre social plus


« habiles et plus vaillants que
les sujets oisifs d'un pouvoir dont la
« prétention a toujours été de faire tout par lui-même Nous
« avons cherché à augmenter dans notre patrie le nombre de ces ma-
ie
gistratures indépendantes, destinées à soulager le pouvoir, à le for-
« tifier par cela même, et qui servent de garanties à la fois aux intérêts
«
privés et à la société tout entière. »
Mais aucun des deux projets de lois communales et départementales
ne put être discuté. Le moment était arrivé, où, encore une fois, l'in-
flexible logique des faits allait se produire à la lumière et déconcerter
tous les calculs. Ceux-là mêmes qui s'étaient livrés à l'imprévoyance
inouïe d'instituer si prématurément le suffrage universel et la Répu-
blique, avaient déblayé le terrain et disposé la place pour un second
Empire.

IV

Il a été expliqué, dans les pages qui précèdent, qu'en 1848 une infime
minorité du nouveau corps électoral avait seule, depuis 18(4, connu
et pratiqué le régime parlementaire, et qu'au contraire la généralité
de la population avait entièrement conservé, en matière d'affaires
publiques, les idées, les goûts et les habitudes de l'Empire. D'un autre
côté, à l'époque que nous rappelons, l'épopée napoléonienne formait
à peu près le seul idéal des masses populaires ; on s'exaltait encore
dans les veillées aux récits des vieux soldats ; Touvrier et même le
bourgeois libéral n'avaient guère d'autres chansons favorites que Les
souvenirs du peuple, L*e champ d'asile, Le cinq mai de Béranger ; l'image
du héros martyr de Sainte-Hélène était appendue au foyer de la plupart
des chaumières ; on était encore presque au lendemain du retour de
ses cendres à Paris. L'institution du suffrage universel ayant rendu
la foule souveraine, l'Empire devait nécessairement renaître de cet
ensemble d'antécédents et de circonstances.
Le 10 décembre 4848, sur 8,424,673 électeurs, 6,434,236 avaient
écarté de la présidence le général Cavaignac qui personnifiait la Répu-
blique, et y avaient appelé l'héritier de Napoléon h", le prince Louis-
Napoléon. Le 20 et le '21 décembre 1851, 7,439,816 adhésions contre
640,737 refus, ratifièrent le coup d'Etat et déléguèrent au prince-pré-
sident la mission d'élaborer une nouvelle constitution. Enfin, le 21 et
le 29 novembre 18S2, 7,824,189 voix acclamèrent l'Empire. Une frac-
tion très restreinte du pays manifesta de l'inquiétude ou du méconten-
tement ; la très grande majorité, qui n'avait aucune notion de gouver-
nement ni d'administration, fut confiante et satisfaite.
Le second Empire ne se départit pas des errements du passé, et, à
L'ANTAGONISME ADMINISTRATIF ET POLITIQUE 585
son tour, il arriva moins à s'établir d'une manière d urable qu'à s'installer
momentanément.
Les monarchies de 1814 et de 1830 avaient, jusqu'à un certain point,
préparé elles-mêmes leur chute en s'obstinant à concilier le parle-
mentarisme avec l'organisation unitaire et absolutiste de l'an VIII (1);
l'Empire de 1852 entreprit de réaliser une antinomie encore plus
périlleuse : il prétendit faire coexister le vote universel et direct ainsi
qu'une certaine liberté de presse avec le gouvernement d'un seul. Immé-
diatement il fut permis de prévoir que les électeurs improvisés de
1848 et, tout au plus, la génération suivante resteraient dans l'état
intellectuel et psychologique voulu pour qu'une telle combinaison fût
praticable.
Plus encore que sous les régimes antérieurs, il devjnt nécessaire que
la commune et le département, tous les agents administratifs et tous
les intérêts confiés aux soins de ces agents fussent employés à domi-
ner le vote. Le corps électoral, appelé à recruter l'une des deux
assemblées législatives, ne se composait plus, comme de 1814 à 1848,
de quatre-vingt mille ou de deux cent mille notables, relativement
aisés et instruits, mais de huit à neuf millions de citoyens, dont la
majorité était illettrée et soumise à des conditions d'existence qui la
rendaient accessible à toutes les captations. Comment le nouveau
pouvoir se serait-il défendu contre ses ennemis; comment même
aurait-il assuré la bonne gestion des affaires, s'il n'eût, lui aussi, dirigé
le vote et mis en oeuvre la candidature officielle? Plus le nombre et
l'inexpérience des électeurs avaient augmenté, plus il allait falloir
malheureusement que cette candidature pénétrât partout et s'exerçât
avec énergie.
La constitution de 1852, les décrets-lois, les lois organiques et les
lois de finances qui en furent les corollaires, pourvurent à cette exi-
gence fatale.
On imposa silence aux personnes réputées trop hostiles au nouveau
gouvernement en les éloignant du territoire. Les ministres cessèrent
d'être responsables devant les Chambres; celles ci, le Corps législatif
et le Sénat, n'eurent plus à peu i>rès qu'un rôle consultatif. La presse,
sans disparaître, fut contenue par des rigueurs spéciales. Le chef de
l'État et les préfets recouvrèrent le droit de nommer les maires et de
les choisir même en dehors des conseils municipaux. Ils purent dis-
soudre ces conseils et les remplacer par des commissions provisoires.
Les conseillers généraux perdirent la faculté de former leurs bureaux.
Paris, qui depuis le décret du 4 juillet 1818 ne jouissait déjà plus d'une

(1) Il importe-de ne pas oublier qu'au moins le parlementarisme de 1814 et de 1830


s'appuyait sur le cens.
386 LA RÉFORME SOCIALE

représentation locale élue, fut définitivement réduit à n'avoir que des


commissions municipales et départementales instituées par décret.
D'un autre côté, les lois annuelles de finances accrurent très notable-
ment les crédits destinés à favoriser la construction des voies ferrées,
des routes, des chemins vicinaux, des écoles, des églises, des presby-
tères, de sorte que le pouvoir fut encore plus en mesure que par le
passé d'attirer journellement et de retenir sous sa dépendance d'in-
nombrables agrégations de-personnes et d'intérêts. La population de
la capitale trouva elle-même des dérivatifs et des sujets d'apaisement
dans les travaux gigantesques qui s'exécutèrent à son profit.
Grâce à toutes ces mesures, le nouvel Empire, pendant dix ans, ne
rencontra pas de,contradiction sérieuse, restaura entièrement l'ordre
et imprima un très vif essor à la prospérité matérielle. Par contre, il
n'acquit aucune garantie de durée autre que la faveur populaire et
l'action officielle. Lepays« simple spectateur de son gouvernement»('l),
devint de plus en plus inhabile à comprendre et à remplir les devoirs
inhérents au système électif.
Mais bientôt et par l'effet ordinaire du temps, les ressorts qu'on
croyait avoir si solidement ajustés en 1852 commencèrent à se déten-
dre. La nouvelle génération qui avait surgi se montrait moins docile.
Nous venions d'apporter nous-mêmes en Italie et indirectement en
Autriche les idées d'émancipation et de progrès. L'empereur Napo-
léon III jugea devoir tenir compte de cet état des esprits et des faits.
Déjà le décret du '16 août 1859 avait accordé l'amnistie. Celui du
1! décembre 1860 et le séoatus-consulte du 2 février 1861 élargirent
les attributions du Corps législatif et du Sénat. La loi du 8 juillet 1861
affranchit la presse de la tutelle de l'administration. Dans la session
législative de 1865, les ministres prirent l'engagement conditionnel de
ne plus choisir les maires en dehors des conseils municipaux. Enfin,
les lois du 18 juillet 1866 sur les conseils généraux et du 24 juillet
1867 sur les conseils municipaux augmentèrent, au préjudice des
agents officiels, les pouvoirs de ces assemblées, remirent aux pre-
mières le droit de statuer définitivement sur la plupart des. matières
d'intérêt exclusivement départemental, et aux secondes à peu près le
même droit pour beaucoup d'affaires exclusivement communales.
Ces concessions avaient clos la période autoritaire de l'Empire. Celles
non moins décisives de 1869 et de 1870 ramenèrent à peu près toutes
les libertés de discussion et de contradiction qiii avaient existé de
1814 à 1852.
Dès ce moment, une nouvelle révolution était inévitable.

(1) Paroles que prononçai assure-t-on, le prince Albert* après qu'il eut pris con-
naissance de la constitution de 1832.
L'ANTAGONISME ADMINISTRATIF ET POLITIQUE 587
Aux termes des changements effectués, l'empereur, ou par lui-même
ou par ses délégués, était demeuré responsable et partie prépondé-
rante dans la plupart des débats auxquels donnaient lieu les affaires
locales et générales. En même temps, il avait cessé d'être garanti
contre les conséquences attachées à ce rôle; avec les libertésnouvelles,
le mauvaisvouloir et lapassion avaient obtenu le droit de lejuger et de
le critiquer sans merci. On conçoit que son autorité et son prestige ne
pouvaient survivre longtemps àuntelrégime.D'un autrecôté, et en rai-
sou des mêmes changements, l'efficacité de la candidature officielle dé-
croissait de jour en jour (1), et il n'avait été pris aucune disposition ni
d'ordre législatif, ni d'ordre éducatif, qui pût y suppléer. De ce chef
encore, le gouvernement allait être impuissant à préserver le vote des
entreprises de ses adversaires et des entraînements de l'ignorance.
Dans les Etals constitutionnels, la portion du pays favorable à l'ordre
de choses existant veille et combat pour lui, et lui sert de rempart.
Chez nous, depuis '1852, la population, nous venons de l'expliquer,
s'était plus que jamais déshabituée de toute initiative, de toute respon-
sabilité, de toute entente commune, et elle se trouvait manifestement
hors d'état de s'acquitter des obligations qui lui avaient été tout à coup
départies. L'opposition, au contraire, ou plutôt le parti républicain,
n'avait pas cessé, depuis i8b2, de mener la lutte et spécialement de
se tenir en contact avec les masses ouvrières de Paris et des grandes
villes. Dans cette position respective de l'Empire et de ses adversaires,
ne devait-on pas s'attendre à ce que ceux-ci bénéficieraient seuls des
'franchises accordées ? L'occasion survenant, ne mettraient-ils pas à
profit le relâchement des ressorts officiels ainsi que l'état de passivité
de la nation, et n'arriveraient-ils pas tout naturellement au pouvoir?
Nul doute que la prescience de cet avenir n'ait beaucoup contribué
à précipiter l'empereur Napoléon III, déjà affaibli par l'âge et par la
maladie, dans la guerre à jamais néfaste de 1870.
La prostration des esprits qui suivit le désastre de Sedan et, aussitôt
après ce désastre, la révolution du quatre septembre, ne furent que les
conséquences toutes naturelles de la situation générale que nous ve-
nons de décrire. Comme on l'avait déjà vu tant de fois depuis 1789,
les moeurs issues de la centralisation laissèrent renverser l'édifice de
1852, avec la même facilité qu'elles l'avaient laissé construire.
JOSEPH FERRAND,
ancien préfet.

(1) Aux élections législatives de 1869 le nombre des candidats d'opposition (;ni
l'emportèrent fut de 100; en 1863, il n'avait été que de 34, en -I8S7 que de 7.
SCÈNES DE LA VIE DOMESTIQUE

UNE FAMILLE BOURGUIGNONNE


PENDANT LA RÉVOLUTION

{Deuxième article.)

Dans un premier article, nous avons fait connaître le pays et le


caractère de l'auteur de la famille X...; il nous reste à raconter le rôle
joué par ce dernier pendant la période révolutionnaire. On verra ce
que peut, dans le cercle de la vie privée et de la vie locale, la vo-
lonté d'un homme de bien énergique et dévoué.

1Y. — LES APPROCHES DE LA TERREUR.

Nous touchons à la catastrophe qui devait tout briser en France.


L'année 1789 était écoulée et 1790 s'avançait, plus gros encore de me-
naces et de périls. Plus d'un esprit clairvoyant put dès lors entre-
voir l'abîme, et l'oncle de Jean (l'abbé Bailly, dont nous passons la
biographie) fut de ce nombre.
Cet abbé touchait de si près au peuple qu'il en sentait pour ainsi
dire l'haleine, et il avait trop pratiqué les nobles, clercs ou laïques,
pour avoir grande foi dans leur force de insistance. Vivant à l'écart
et pourtant au milieu de tous, il vit venir l'orage et, précaution
bien légitime, il songea à s'en garantir. Ses soixante ans d'âge, dont
vingt-sept passés au service du collège Godran, où il professait la
théologie, lui donnaient des droits au repos. Le 3 mai '1790, il dé-
posa sa démission, sauf à conserver ses fonctions jusqu'à la fin
de Tannée scolaire. Baillv avait résigné sa charge le 3 mai; le
12 juillet, la constitution civile du clergé était décidée en principe,
et le 26 décembre, le serment imposé à tout prêtre attaché à un
service public. On le voit, il s'était retiré à temps.
L'abbé Bailly, prêt à tout événement, vivait, depuis neuf mois, sans
bruit, dans la i'erme de son neveu au milieu de l'isolement des champs,
quand, le 1er avril 1793, il apprend que son nom figure dans la dé-
nonciation qui atteint le clergé de Beaune. Trois jours après, grâce
aux démarches actives de Jean, des passeports étaient au mo-
ment de leur être délivrés à l'un et à l'autre, et tous deux allaient se
trouver ainsi en mesure, autant qu'on pouvait l'être, de prendre le
chemin de la Suisse. Mais telle était la fourbe de ce temps, que banni
UNE FAMILLE BOURGUIGNONNE 389
et muni d'un sauf-conduit pour quitter la France, on n'en était pas
moins poursuivi dans la retraite, ramené et impitoyablement jugé.
Ainsi le dilemme était celui-ci : le banni qui. reste mérite la mort, et
le banni qui s'exile la mérite également. Cette impasse, Jean l'avait
pressentie. Bien qu'ils fassent en règle du côté des passeports, il ne
s'agissait pas moins pour eux de s'évader de France, comme des hom-
mes coupables de quelque mauvais coup. C'est pourquoi Jean, au
risque de se perdre lui-même, avait résolu d'accompagner son oncle et
de l'aider à tromper la vigilance de ceux qui gardaient les chemins.
Comme maire de Serrigny, il lui était facile de délivrer à d'autres un
passeport, mais il ne pouvait s'en donner un à lui-même. Aussi, dût-il
faire pour sa personne la demande d'un sauf-conduit. Il porta
cette demande à Beaune, donnant comme prétexte le dessein d'aller
vendre ses vins à la frontière suisse ; mais, par là, l'éveil fut donné.
Cependant trois prêtres du pays, MM. Guillemot, chanoine de la
collégiale de Beaune, Virely, curé de Meloisey et Groselier, chanoine
de Saulieu, obtinrent de se joindre à l'abbé Bailly et à son guide pour
courir la même fortune.
Les détails dramatiques de cette fuite appartiennent surtout à
l'histoire de Jean qui en fut le héros : ils sont curieux et glorieux.
Leur place est ici.
V. — EVASION EN SUISSE.

Qu'on se rappelle d'abord l'homme qu'était Jean, et qu'on se le re-


présente, le jour du départ, arrivant sur le soir à la ville pour retirer
son passeport. Son bel air, ferme et dégagé, se soutient avec peine,
1

car, pour la première fois de sa vie, Jean dissimule, disposé à toutes


les ruses pour tirer ces prêtres des griffes des scélérats. Il gravit rapi-
dement les degrés en fer à cheval qui, du parvis de Notre-Dame, con-
duisent à la salle du bailliage, où siège en permanence le directoire
du district, quand un inconnu l'accoste et lui dit vite et bas: « Citoyen,
ton nom est surla liste desémigrés. » C'était dire : « Tu es perdu, toi et
tes biens.» A pareille révélation, tout autre que Jean eût certainement
fui. Pour lui, il bondit jusqu'au prétoire, atteint l'estrade où les direc-
teurs trônaient et, étreignant de l'une de ses puissantes mains le pré-
sident, il désigne de l'autre la liste fatale et s'écrie d'une voix de
tonnerre : « Raye mon nom, tout de suite, ou je te jette par cette fenê-
tre, et jeté fais rentrer de cinquante pieds sous le pavé ! » L'agression
fut si soudaine, la force musculaire de Jean était si connue que son
nom est aussitôt rayé, la liste close et scellée sous ses yeux.
Mais après une telle audace, il n'y avait plus qu'à se hâter pour se
dérober à la poursuite des gendarmes. On part la nuit même, on
quitte Neuvelle par les bois La grande préoccupation fut d'abord le
590 LA RÉFORME SOCIALE

passage de la Saône. Gomment affronter le pont et la ville de Seurre,


alors qu'on redoutait le grand chemin? A Corberon, une personne
connue indique à Labergement un homme auquel on pourrait se fier.
Labergement est proche de la Saône et du pont de Seurre.
Cet homme confirme nos gens clans leur pensée d'éviter la ville et le
pont, et s'offre à les conduire lui-même au bac de Glanon dont il con-
naît quelque peu le passeur. Une fois sur l'autre rive, on se cachera
pour le jour à Labruyère chez la mère de ce dévoué campagnard.
MM. VirelyetGroselier trouvent ces propositions suspectes, ils se sépa-
rent de leurs compagnons, et, forts de leurs passeports, ils affrontent
la ville de Seurre, où les gendarmes ne tardèrent pas à les saisir.
Cependant la troupe, ainsi réduite, est partie pour Glanon, non par
la route, mais paries bois. On rencontre un étang; le guide connaît un
gué. Il charge successivement sur ses épaules nos trois fugitifs, et
l'obstacle est franchi. On est au bac, il est plus de minuit: commenta
pareille heure décider le passeur, surtout sans éveiller ses soupçons?
Le guide feint d'être seul. 11 frappe, se nomme et demande à boire.
Le passeur, sans défiance, paraît sur le seuil. Alors la scène change.
Jean se montre flanqué des deux prêtres déguisés. «Je suis notaire,
dit-il, la mère du citoyen ici présent se meurt à Labruyère, elle m'a
mandé pour tester, voici mes témoins; passe-nous à l'instant, ou je
dfesse procès-verbal. » Le passeur fut ébranlé, un écu fit le reste.
A Labruyère, nos prêtres restent cachés chez la mère du dévoué
villageois et Jean s'aventure seul jusqu'à Dôle. La nuit venue, il pénètre
dans la ville,cherchant à y louera prix d'or une voiture. Il se présente
à l'auberge de la poste; mais, dans la pénombre, que voit-il? D'abord
sur la table, les pistolets des deux prêtres qui l'ont quitté la veille,
plus loin des gendarmes, enfin les prêtres eux-mêmes. Prompt comme
l'éclair, Jean saute sur la table, saisit les pistolets, met nos gendarmes
en joue et les maintient immobiles et terrifiés, pendant le temps néces-
saire à la fuite des prisonniers. Revenus de leur stupeur, les gendar-
mes quittent la chambre, en barricadent la porte, font le guet et.
envoient chercher du renfort. Mais Jean saute par la fenêtre d'une
hauteur prodigieuse, tombe dans les bas-fonds qui de ce côté bordent
la ville et, grâce à l'obscurité, rejoint sans être vu ses compagnons.
La nouvelle de l'arrestation de leurs deux amis les remplit d'angois-
ses : leur délivrance paraissait trop précaire pour qu'elle pût les
réjouir. Quant à la façon hardie dont Jean avait esquivé le danger,
cet exploit n'était pas fait pour les rassurer. Pouvaient-ils se dissi-
muler que leur parent, 'père de famille, se perdait à leur service
et, peut-être, hélas! sans fruit? Eux du moins", une fois en Suisse, ils
seraient sauvés, tandis que leur guide, de retour dans ses foyers,
paierait certainement cher ses coups d'audace. Et puis, pas de voiture!
UNE FAMILLE BOURGUIGNONNE 391

Il fallait marcher,marcherjusqu'au bout. Ils avaientcru en effet qu'une


fois en Comté leurs traces seraient perdues, et que le voyage se pour-
suivrait'commodément, sauf peut-être aux approches de la frontière;
on était loin de compte.
Le point précis qui fut choisi pour sortir de France ne nous est pas
connu; tout porte à croire cependant que ce fut par les Rousses et la
vallée suisse des Dappes, trajet qui se fit presque uniquement la nuit.
Le jour, pendant que Jean s'en allait éclairer la route du lendemain,
nos deux prêtres demeuraient blottis dans quelque maison chré-
tienne désignée à l'avance, et dont l'existence en tel ou tel lieu fixait
l'itinéraire de nos fugitifs.
A Saint-Laurent, on tombe clans une troupe de corps francs qui fai-
saieutlacroisièrelelong de la frontière suisse pour barrer le chemin aux
émigrants, milice qui ne se faisait point scrupule de tirer sur tout
suspect comme sur un gibier. Que faire ? Jean achète d'un marchand
forain cheval,voiture et cargaison. C'était l'une de ces charrettes dites
de coquetiers, que recouvre une toile en demi-cylindre. Il bourre
l'avant de ses marchandises, cache les prêtres au fond, derrière cet
épais rideau, puis, ainsi équipé, va droit au chef. Il demande une
passe pour circuler, assaisonne sa requêté de motifs plus ou moins
plausibles : il vendra sa pacotille en Suisse et rapportera en échange les
denrées dont manque le bivouac. Sa rondeur, sa gaieté même sédui-
sent l'officier qui lui donne le laissez-passer et deux soldats pour es-
corte.
Les soldats étaient de trop, et sans doute le commandant, lui aussi,
avait sa ruse.. Ainsi donc toujours deux hommes se tiendront aux
deux côtés de cette précieuse voiture, où le moindre bruit, le plus
léger mouvement parti de dessous la toile pouvait décider de trois
vies! Il n'y a plus à reculer : on part; Jean à pied tourne sans cesse
autour de l'équipage, le précède, puis reste en arrière, distrait par ses
lazzis les deux soldats, fredonne les chansons les plus sanguinaires, le
ça ira et le reste; il se livre aux plaisanteries les plus jacobines, pré-
sente la tabatière aux sentinelles en montrant toujours ses papiers.
Le succès fut complet. « Voilà, disait-on, un vrai patriote: Ah! s'il n'y
en avait que comme lui, il n'y aurait pas de prêtres ni de nobles
pour longtemps ! »
On peut juger de la situation des infortunés voyageurs, surtout à
chaque halte, à chaque colloque avec le poste: alors il ne fallait
ni remuer ni souffler, il fallait faire le mort. Une fois, une seule fois,
certaine patrouille fut moins accommodante: ce bloc enfariné ne lui
disait rien qui vaille. On veut savoir ce qu'il y a au fond de cette lon-
gue bâche, et deux fusiliers s'accordent pour envoyer en même
temps leurs baïonnettes dans la toile au lieu même où nos prêtres sont
592 LA EÉFOBME SOCIALE

accroupis. Fait vraiment miraculeux! ils ne furent point atteints.


Mais à quelle épreuve ne fut pas mis, à ce terrible moment, le sang-
froid du conducteur?
VI. — JEAN ET SA FEMME PENDANT LA TERREUR.
.
»
Jean déposa enfin ses compagnons sur le sol helvétique; mais il se
garda bien d'y prendre pied lui-même. Il revint au plus vite, et sans
doute, comme les mages, changea de chemin. Il fallait conjurer
l'orage qui menaçait sa tête. La rapidité de son retour prévint le
coup et lui donna le temps de le détourner. Eut-il besoin pour cela de
faire jouer de grands ressorts? On l'ignore. Mais plus d'un héros du
jour, trois ans avant, était encore son camarade; plus d'un même lui
devait sa situation d'élu; Jean alors pouvait-il prévoir le terrible ave-
nir? Carnot et Berlier purent se souvenir d'avoir été ses amis.
Mais, s'il échappa à la prison et à l'échafaud, quelques-unes des
autorités locales résolurent du moins de se venger en détail par des
vexations de toute sorte. Jean était trop avisé pour s'en plaindre. Il
déférait de bonne grâce et même avec un apparent dévouement aux
réquisitions de toute nature, dont plus que tout autre il était accablé,
réquisitions qu'amenait un passage incessant de troupes. Les exi-
gences des fournisseurs de. l'armée ou de l'intendance étaient
sans limite: grains, fourrages, voitures, tout y passait. Ces charges
dont nul n'était exempt,il savait les rendre supportables à ses voisins
par son exemple et ses paroles, en sorte qu'en dépit de son opposition
notoire à la Révolution, les chefs du district ou du département affec-
taient de lui porter une considération particulière et ménageaient son
influence. Il profitait habilement de ces avantages, traitait d'égal
à égal avec les puissances du jour, se servant avec elles du tutoiement
en usage, réciproquement traité lui-môme par elles en vrai camarade,
mais avec beaucoup d'égards.
Cette situation précaire, il l'entretenait avec soin. Toujours l'esprit
en éveil, il ne s'abandonnait jamais, se montrait dans toutes les assem-
blées, n'y prenait point positivement la parole, mais gênait plutôt
l'orateur par ses lazzis et par ses réparties toujours pleines de bonne
humeur, de bon sens et d'à-propos. Il ne sortait de là qu'avec la fa-
veur générale : un exemple en donnera mieux l'idée.
On sait que, dans ce temps d'anarchie légale, la détresse matérielle
était générale : souvent le blé lui-même manquait. Un jour, à Dijon,
il y avait grande réunion électorale. Tout à coup l'orateur sent l'au-
ditoire lui échapper, on lui dit la cause : c'était Jean qui venait de
faire son apparition et qui, circulant sans bruit de groupe en groupe,
détruisait par quelques mots acérés l'effet du discours. Le président,
pour en finir, interpelle notre homme, convaincu qu'il est de l'intimi-
UNE FAMILLE BOUKUUIUKONNE 593
der : C'est le citoyen X... qui voudrait qu'on rétablît dès demain la
<x

dime. » — Ma foi, oui, lëpond l'autre; car ce serait alors aujourd'hui


la moisson, et que nous en aurions bien besoin ! »
Pendant la tourmente révolutionnaire, Jean fut nommé trois fuis
électeur: en 1789, ses concitoyens voulurent, ou s'en souvient, faire de
lui un député du tiers état; en 1792, c'est lui qui fit nommer Berlier
à la Convention, enfin, en 1797, il devait puissamment contribuer aux
élections réactionnaires rai furent annulées par le coup d'État du 18
fructidor.
Mais son rôle, durant les jours mauvais, consista surtout à user son
corps et son âme au service des prêtres, des nobles, de ses parents,
comme aussi du dernier prolétaire en danger. Sa parole, sa simple
présence calmait l'inquiétude et donnait du courage. Il ruina sa santé
et consuma sa fortune, mais il demeura debout et personne n'osa le
toucher.
Une fois cependant on crut l'occasion bonne pour s'emparer de lui.
Ce jour-là, il s'était rendu à la maison d'arrêt à Beaune, pour y voir
un de ses cousins, dont il facilita peu après l'élargissement. Des ordres
sont donnés en vue de le retenir sous l'écrou; aussi, quand le moment
vint de quitter la cellule, la porte resta close à tous les appels. Jean
v
comprend de suite la situation, et se garde bien de témoigner sur-
prise ou colère. Il parlemente, il est prisonnier, soit ; mais il veut par
deux mots avertir sa femme : qu'on entrebaille donc la porte, assez
seulement pour donner passage à un billet et aussi à un écu. Oubliant
à quel homme il a affaire, le gardien cède, la porte s'entr'ouvre, Jean
la pousse de toute sa force, renverse le geôlier; il était libre. Mais
quelle ne fut passa joie, quand, arrivé sur la place,il aperçut les sol-
dats convalescents de l'hôpital, alors nombreux, qui accouraient le
délivrer! Cette capture, dont les autorités du moment s'étaient vantées
un peu tôt, avait fait sensation à l'hospice, dont Jean était le père
nourricier. Dans ces temps difficiles, il avait pris la charge d'approvi-
sionner le grand établissement, et il y faisait régner l'abondance ; son
moyen était simple, bien que ruineux pour sa bourse . il payait les
denrées avec de l'or, tandis que les assignats avaient cours forcé et
que même il était interdit d'effectuer les gros paiements en une autre
monnaie.
Il est bien temps de parier de la digne compagne que Dieu avait
donnée à Jean pour l'aider dans sa laborieuse carrière : son rôle était
marqué à côté de celui de son mari; elle y fut fidèle.
Marguerite M..., nièce de l'abbé Bailly, était par ce fait, l'inno-
cente cause des plus grands dangers que Jean eût à courir. Très grande;
maigre, d'une santé de fer, ne connaissant pour ainsi dire ni la fatigue
ni le sommeil, d'un esprit un peu inquiet, mais pratique, toujours en
Liv. xu M
§94 LA RÉFORME SOCIALE

recherche de ce qui pouvait ou devait être accompli de suite, elle


se levait avant l'aube, surveillait ou plutôt faisait elle-même l'ou-
vrage des femmes et dirigeait au besoin celui des hommes. La
première debout, elle ne consentait à prendre de repos que lorsque
tout dormait au logis. On trouvera son portrait dans le XXXIe cha-
pitre du livre des Proverbes, où Salomon dépeint, sous le nom de
femme forte, une maltresse de maison prodigieusement active et enten-
due. Mais Salomon, qui s'étend avec insistance sur les qualités de
l'ordre naturel, est muet sur la beauté intérieure; celle-ci semble
en vérité lui avoir entièrement échappé. Pour Marguerite M.,., elle
cachait sous les allures simples d'une ménagère consommée tonte la
valeur morale d'une chrétienne au coeur mâle, à l'âme compatissante,
avec une apparente rudesse.
Nous,ne dirons rien de ses qualités de mère. La maternité ne l'ef-
frayait pas : elle eut neuf enfants. Toutefois, de ces neuf enfants, ceux
qui naquirent durant la tourmente, comme frappés dans son sein, ne
vécurent que peu de jours, ce qui rappelle les paroles de l'Évan-
gile : « Malheur en ces temps aux femmes enceintes ou nourrices! »
Si les périls extérieurs étaient du rôle de Jean, il appartenait plus
particulièrement à Marguerite de cacher les prêtres chez elle, de les
nourrir en secret, de les faire disparaître à temps, d'amuser les gen-
darmes en leur prodiguant ce vin dont elle 'était pour d'autres si éco-
nome,, d'éloigner ou de rappeler les domestiques dont on se défiait,
sans pourtant éveiller leurs soupçons. La pierre sacrée, le calice né-
cessaire à la célébration des saints mystères, tout était sous sa garde,
et la vigilance semble alors avoir été la plus exercée de ses vertus.
Mais, frappée dans ses enfants dont quatre moururent jeunes, dans son
mari que ses imprudences réitérées rendirent à la fin perclus, dans
sa fortune aux trois quarts détruite par une confiance mal placée, l'a-
mertume devait pénétrer un jour au fond de son coeur pour n'en plus
sortir. Elle mourut à quatre-vingt-huit ans, sans avoir pu guérir son
âme de cette plaie.
« J'ai eu une colère de dix-huit mois ! » s'écria Jean à la chute de
Robespierre. Mais le <I0 thermidor de l'anII (28 juillet 1794) n'apporta
qu'un soulagement tout moral dans l'existence des deux époux. Les
réquisitions se renouvelaient toujours, et la vie de fermier n'était
plus tenable. Il songea dès lors à réaliser un projet qu'il caressait
depuis deux années. Il se débarrassa de sa ferme et vint s'installer à
Bligny-sous-Beaune pour y vivre en bourgeois dans une maison qu'il
tenait de l'abbé Bailly.
Le 19 prairial an III (7 juin 1795), un an environ après la chute de
Robespierre, les habitants de Bligny-sous-Beaune, hommes et femmes,
étaient assemblés à l'effet de se choisir un culte et le ministre de ce
UNE FAMILLE BOURGUIGNONNE 595
culte. A l'unanimité, la religion catholique fut proclamée celle delà
commune, et l'abbé Bailly, bien qu'absent, désigné pour curé. Trois
jours après, Jean obtenait du directoire du district de Beaune que
Louis Bailly fût rayé de la liste des émigrés. On voit ici un revirement
bien marqué de l'opinion. « Considérant, dit l'arrêté, que c'est contre
toute justice que Bailly fut contraint de quitter le sol de la patrie^
puisqu'il avait rempli les obligations d'un bon citoyen, se conformant
aux lois qui étaient imposées à tous, comme il est constaté par un cer-
tificat de la commune de Serrigny ; considérant que plusieurs autres
prêtres, qui, à raison de leur âge, avaient été simplement en réclusion,
viennent d'être mis en liberté; que Bailly, chanoine, n'était poiut as-
treint au serment du 29 novembre 1790, qu'il avait prêté celui exigé
par la loi du 4 août 1792, rapporte son arrêt du 'îor avril 1793, est
d'avis que celui du 3 du même mois, émané du département, soit éga-
lement rapporté... »
Le 18 messidor (5 août de la même année), c'était au tour des di-
recteurs du département de sanctionner la décision de leurs délégués
de Beaune; la ratification eut lieu sans aucune difficulté.
Cependant Jean s'en tint là et ne jugea pas le soi de France assez
refroidi, pour qu'un prêtre pût y vivre librement. Ce n'est qu'en sep-
tembre 1796, plus d'une année après, que le neveu rappelle enfin son
oncle; encore croit-il prudent d'aller lui-même le joindre pour le
ramener.
Bligny-sous-Beaune était la patrie de l'abbé Bailly. Avant de partir
pour la Suisse, il avait vendu et partagé entre ses deux nièces la pro-
priété qu'il possédait en ce lieu, et son habitation entra dans le lot de
Marguerite M... Après s'être installé àBligny, en 1795, Jean songea à
aménager cette demeure qui est devenue depuis le siège principal de
la famille. Mais il fallut l'agrandir.

VIL — LA MAISON NEUVE.

Jusque-là, en effet,c'était une de ces habitations restreintes, bien


connues dans le vignoble sous le nom de vendangeoirs, parce qu'il s'y
trouve juste de quoi abriter le bourgeois forain pendant le temps de
la fabiication des vins. On y voyait de plus une halle de pressoir, des
caves, enfin un logement pour le vigneron. Une grille de fer très mo-
deste, et pourtant indice alors de bourgeoisie, donnait accès dans la
cour. Au fond de celle-ci, le logis du vigneron et les pressoirs ; à
droite, en revenant vers la rue, des écuries et autres dépendances
auxquelles faisaient face les chambres hautes, ainsi nommées parce
qu'elles s'élevaient sur le cellier. C'était l'habitation des maîtres. Il y
avait une cuisine, une salle à manger et la chambre de l'alcôve. Pied-
596 LA'RÉFORME SOCIALE

ù-ferre suffisant pour les deux mois que passait là Bailly, mais trop
restreint pour y faire vivre toute une famille pendant toute l'année.
Il ne s'agissait donc de rien moins que de raser le bâtiment du fond
pour lui substituer, mais plus en arrière afin d'agrandir la cour, un
pavillon entièrement neuf. On lui donnerait cinq ouvertures de face,il
serait presque aussi profond que large et le logement, entièrement de
plain pied, suffirait pourtant à contenir à l'aise un gros ménage. Cet
étage unique serait compris entre un cellier élevé propre à recevoir
beaucoup de vin et un grenier non moins spacieux propre à entasser
les grains ; l'ancien fermier se berçait de l'espoir de faire, entre
temps, d'heureux coups de commerce sur les deux principaux pro-
duits du pays.
Entrepris en 1802, ce pavillon fut achevé eu 1804. D'abord, on prit
un architecte, ce qui dut paraître un peu glorieux aux amis. Seuls, les
gens de marque se permettaient ce luxe à la campagne. D'architecture
à proprement parler, il ne devait guère être question assurément ;
mais Jean aimait à voir tout large, correct et ordonné. 11 n'était point
nécessaire que ce fût beau, seulement il fallait éviter que ce fût laid.
Au reste, le caractère du propriétaire devait se retrouver partout dans
les dessins de l'homme de l'art.
L'escalier en pierre rose de Premeaux à deux rampes, qui de la
cour monte aux appartements, est le seul point où l'architecte se soit
donné carrière. La balustrade de fer ouvragée porte le chiffre de Jean
et de Marguerite. Du perron, une porte épaisse ouvre sur un vestibule
étroit. Delà, deux entrées, une de chaque côté, menaient aux appar-
tements. A droite c'était la chambre de ménage, sorte de cuisine élevée
à la dignité de pièce de famille. Ses belles dimensions permirent plus
tard à l'aîné des fils de Jean d'y installer sa bibliothèque et d'en faire
son cabinet de travail.
D'autres locaux fermés cachaient ce qui dans une cuisine peut offus-
quer la vue. La chambre de ménage était donc toujours reluisante de
propreté. Son charme, nous ne le connaissons plus, nous vantons de
confiance, l'ancienne vie patriarcale ; mais nous ne savons même pas,
bien souvent, ce qu'était cette vie dans notre propre famille. Nous
n'avons pas été les témoins de l'hospitalité rurale de ces temps déjà
vieux, alors que le même feu et que la même lampe éclairaientpour tout
le monde, et que la même table offrait à tout venant du pain, du vin et
un peu de fromage. On vivait tous ensemble, maîtres et domestiques,
la porte ouverte aux pauvres, aux voisins, et nul ne s'en trouvait gêné.
Jean était maire,il se livrait aussi à des travaux d'expertise : avait-on à
lui parier d'affaires, alors seulement il vous conduisait dans un étroit
bureau; mais,le temps que l'actif bourguignon passait au logis,il le nas-
sait surtout dans la chambre commune, écrivant ou lisant,appuyé suc le
UNE FAMILLE BOURGUIGNONNE Î197
bord de la grande table entre la vas te cheminée et le dressoiroù s'étalaient
les faïences de toutes couleurs et de toutes formes. La haute horloge
partageait avec le foyer les soins diligents de Marguerite, et son mari,
sans bouger, donnait de là des ordres qui étaient entendus partout.
Quant aux enfants, on ne s'en occupait guère. Hors le temps des
repas où il fallait être à l'heure,d'eux il n'était point question au logis.
L'école les laissait-elles libres ? ils erraient de çà de là avec les petits
paysans sans autre surveillance que celle de leur ange gardien, et il
paraît que dans bien des familles plus relevées les choses ne se pas-
saient pas alors autrement.
Bien que Jean eût sans doute la prétention de posséder une chambre
de ménage hors ligne, il ne s'en était pas tenu là, et, si depuis le ves-
tibule on prenait à gauche, on entrait dans une pièce dont le maître
était justement fier. Du salon, il n'en fut question que sur le plan de
l'architecte ; mais il en devait être tout autrement de la salle à
manger.
Cette pièce mesurait vingt-deux pieds sur vingt, et pouvait re-
cevoir trente convives dans les cas ordinaires, et, dans les grands
jours, soixante-neuf. Neuf portes, grandes ou petites, toutes à pan-
neaux de ch<|ne soigneusement encadrés, s'ouvraient sur cette pièce.
Cinq, surmontées de leurs impostes, boisaient entièrement l'un des
grands côtés. En face, la grande cheminée en marbre du pays,dont le
foyer, large de cinq pieds, recevait le bois de moule dans toute sa
longueur. Deux fenêtres donnaient sur le gracieux horizon qui s'é-
tend au midi.
Mais ce qu'on prisait le plus dans la grande salle, c'était le plafond.
La mode était encore à ces fragiles chefs-d'oeuvre de plâtrerie que
remplace assez mal aujourd'hui le carton moulé. Des Italiens, qui
excellaient dans ces décorations, se voyant sans travail pour l'hiver,
s'étaient proposés pour le revêtir, demandant pour tout salaire la
nourriture et le logem'ent. Tout l'hiver, le feu ne cessa de ronfler dans
la grande cheminée, pendant que se déployaient successivement deux
corniches parallèles, l'une sculptée, l'autre à simple profil, puis
quatre petites rosaces aux angles, et enfin au centre du plafond une
cinquième d'un relief prodigieux. Le manteau de la cheminée recevait
aussi une riche décoration.
Ce n'est point une puérile fantaisie que d'apporter quelque soin à ce
crayon de la maison de famille. Le judicieux La Fontaine nous montre
un lapin attaché à son gîte, parce qu'ille tient de ses pères; la terre
natale, une demeure triste sur un coteau aride, inspira puissamment
Lamartine; Homère, enfin, nous montre la couche nuptiale d'Ulysse
sortant du pied d'un arbre, vive image de la possession du sol par
les époux. D'ailleurs les familles elles-mêmes n'aiment-elles pas ùs'ap-
598 IA RÉFORME SOCIALE
peler races?Et celles que le temps a épargnées un peu plus que les
autres, ne sont-elles pas fières du nom générique de maison ? Qui de
nous n'a suspendu quelque souvenir aux murailles qui abritaient sa
jeunesse ? Mais quand ces murailles ont été élevées par les pa-
rents eux-mêmes, elles se trouvent par là doublement consacrées et
deviennent la plus haute personnification du chez-nous, terme qui, dès
à présent, cesse de paraître trivial, tant il est rarement prononcé
Ici doivent malheureusement s'arrêter ces souvenirs de famille.
Nous aurions aimé, répétons-le, à faire assister nos lecteurs à l'éduca-
tion des enfants dans ce modeste berceau d'une forte race et surtout
à suivre les premiers pas de celui d'entre eux qui s'éleva, moins encore
par la puissance de l'esprit que par celle du caractère, à des fonctions
publiques honorées, à un rôle marqué dans la société religieuse de
'1830 à 1870, à une puissante action morale, à des amitiés illustres.
Mais la Réforme sociale ne fait ni de la biographie ni même de l'his-
toire; elle se borne à recueillir les enquêtes individuelles sur nos
moeurs, sur nos institutions publiques ou privées, sur l'état matériel
ou moral de nos familles et, si elle est heureuse de rencontrer un
témoignage véridique qui éclaire la situation de celles-ci, en accusant
l'influence qu'exercent sur leur développement les vertus patriarcales
des ancêtres, elle ne saurait aller au delà.
Puissions-nous du moins avoir clairement montré, en reproduisant
les fragments qui précèdent, l'intérêt qu'offrent pour la science sociale
ces enquêtes domestiques et engager par là nos amis à rechercher
sincèrement, comme l'a fait si bien l'auteur anonyme de ces lignes, les
traces de leurs pères? Que d'enseignementsprécieux nous y puiserions,
non seulement pour l'histoire du passé, mais encore pour les luttes de
l'heure présente et pour la préparation de l'avenir?
HENRI BEAUNE,
ancien Procureur général à la Cour d'appel de Lyon.

Le Dîner mensuel de Décembre ne pouvant avoir lieu le 25, jour de Noël,


est renvoyé au lendemain, mercredi 26, cà l'heure ordinaire, 6 h. 3?i, dans
les salons du Café Riche, rue Le Peletier, -1.
LES ORIGINES DE LÀ CENTRALISATION FINANCIÈRE

EN FRANCE
Etudes sur le régime financier de la France avant la révolution de 1789, PAR M. An,
VUITRY, de l'Institut. Nouvelle série, 2 vol. in-8°. (Guillaumin 1883.)

L'éternel ennemi des finances, c'est la guerre, ce sont les armées


permanentes. Ce triste aphorisme se trouve aussi vrai aujourd'hui
qu'il y a cinq cents ans. L'Europe entière succombe actuellement
sous le poids des dépenses militaires. Les Etats-Unis, avant la guerre
de sécession, n'avaient plus de dette publique. Celle de l'Angleterre
s'élève à 20 milliards, depuis les guerres de la révolution et de l'em-
pire. La France supporte des charges écrasantes, et malheureusement
encore insuffisantes, pour solder les intérêts de ses anciens emprunts
de guerre, pour continuer ses armements, reconstituer son artillerie,
bâtir de nouveaux forts, entretenir un effectif immense prêt à entrer
en campagne au premier signal. Les guerres passées, et celles en vue
desquelles ou se précautionne encore, coûtent annuellement plus
de 100 fr. en moyenne d'impôt à chaque famille française.
Quelle fatalité entraîne ainsi tous les Etats vers leur ruine? Peut-on
au moins espérer voir un jour l'union renaître entre les nations, et,
avec elle l'économie dans les finances ? Si nous tournons nos regards
en arrière, l'histoire ne nous fournit à ce sujet aucun encouragement.
Comme dit Joseph de Maistre, « il n'y a pas moyen d'expliquer com-
ment la guerre est possible humainement. » Une loi divine domine
cette grande extravagance humaine, et pousse les êtres vivants à
s'entr'égorger « sans fin, sans mesure, sans relâche, jusqu'à la con-
sommation des choses, jusqu'à l'extinction du mal, jusqu'à la mort
de la mort. L'ange exterminateur tourne comme le soleil autour de
notre malheureux globe. »
La guerre a présidé à l'origine de nos impôts. — C'est sous ses
funestes auspices qu'apparaît lafondation du système fiscal en France.
La défaite de Poitiers, la captivité du roi Jean, l'anarchie, la Jac-
querie, la peste noire, l'invasion du territoire par les Anglais, le
malheureux traité de Brétigny, voilà les souvenirs inscrits au frontis-
pice de notre édifice fiscal.
Les premières impositions générales consistèrent : 1° en un droit d
12 deniers pour livre que payait le vendeur de toute marchandise ou
denrée ; 2° en un impôt sur le sel établi au moyen du monopole ; 3° en
un autre impôt sur les vins perçu à l'entrée des villes (ordonnance du
25 décembre 1360).
Ces trois sortes de taxes indirectes, par leur généralité et leur durée,
600 T.A RÉFORME SOCIALE

commencèrent, à remplir, en 4SCO, les conditions d'une imposition


régulière. Mais auparavant, à diverses reprises, des essais analogues
avaient été déjà tentés. L'ordonnance la plus ancienne, placée en tète
du Recueil des aides, s'exprime ainsi : «Et pour faire la dite armée, et
«payer les frais et despens d'icelle, ont regardé et avisé que, par tout le
>> pays coutumier, une gabelle soit mise et imposée sur le sel et aussi
» une imposition de 8d pour livre sur toutes choses qui seront vendues
» au dit pays, etc. »
(Ordonnance du 28 décembre 1355.)
L'aide accordée en 1355 avait uniquement pour objet de pourvoir
aux armements destinés à combattre Charles le Mauvais, et surtout
Edouard d'Angleterre et son fils le prince de Galles. Les Etats de la
langue d'Oyl stipulèrent expressément qu'aucune autorité ne pourrait
en appliquer une partie quelconque à d'autres objets que la solde des
troupes et les frais de la guerre. L'année suivante, l'aide fut renouvelée
encore pour un an, sous une autre forme, mais avec le maintien de la
clause de son affectation exclusive aux dépenses de guerre.
Survint alors la défaite de Poitiers, la captivité du roi, sa rançon de
trois millions d'écus d'or, le traité de Brétigny ; puis le brigandage
des grandes compagnies, la révolte à Paris, les dévastations des Jac-
quiers dans les campagnes, etc. Le roi Jean, revenu dans son royaume,
ne crut même plus nécessaire, tant les besoins du trésor étaient im-
menses et pressants, de réunir les états généraux ; de sa propre
autorité, il institua, par l'ordonnance du 25 décembre 1360, les trois
impôts indirects dont nous avons parlé, sur les ventes de marchandises
et denrées, sur le sel, et sur les vins.
Peu de temps après, l'impôt direct prend place à son tour dans le
sytème fiscal. En 1363 « pour lever la paye des gens d'armes » chaque
feu est taxé de 1 fr. à 9 fr. par an, soit 3 fr. en moyenne, le fort por-
tant le faible (ordonnance du 5 décembre 1363). Les dépenses mili-
tairesi, que nécessite la continuation de la guerre contre Charles le
Mauvais, celle de Bretagne, celle contre les grandes compagnies, et
enfin le paiement du solde de la rançon du roi Jean obligé de retour-
ner prisonnier en Angleterre, déterminent les états d'Amiens à voter
cet impôt des fouages. Charles Y s'appliqua à compléter et à perfec-
tionner son organisation pendant le cours de son règne. Cependant,
quelques jours avant sa mort, en 1380, il l'abolit. Mais bientôt à la
place des fouages, un autre impôt direct ne tarda pas à reparaître, ce-
lui des tailles voté par les états généraux de 1439 dans le but de
concentrer toutes les forces militaires dans les mains du roi (ordon-
nance du 2 novembre 1439). L'institution des armées permanentes
coïncide donc avec l'origine des tailles ; toutes deux procèdent des mal-
heurs de la guerre de Cent ans. Elles subsistèrent depuis lors sans
interruption jusqu'à 1789. Ainsi, dès leur naissance, l'impôt direct
LES oninixiîs DE I.A CENTRALISATION RNAXC:IKP,E f>0|

aussi bien que l'impôt indirect sont affectés, explicitement, par les
délibérations mêmes des états généraux, aux dépenses militaires.
Le crédit public débuta en France sous les mêmes inspirations que
l'impôt. L'entreprise de la conquête de l'Aquitaine contraignit Philippe
le Bel à emprunter aux riches bourgeois de ses bonnes villes ; il em-
prunta ensuite au consul de Narbonne, puis au bailliage de Troyes et
à divers particuliers pour solder les troupes envoyées contre les Anglais
en Guyenne. Son fils Louis le Hutin affecta les recettes de divers baillia-
ges et sénéchaussées à la garantie des prêts obtenus par lui dans
le but de continuer la guerre de Flandre en 1315. Sous Philippe de
Valois et le roi Jean les opérations militaires s'étendent et s'aggravent,
et des emprunts s'élevant à la somme énorme de 150 millions de francs
de notre monnaie (3,5)7,000 florins d'or) sont obtenus du pape et de
divers seigneurs.
Malheureusement, l'impôt et l'emprunt ne suffirent pas à remplir le
trésor incessamment vidé par les dépenses militaires. Philippe le Bel
imagina, pour se procurer des ressources, un procédé plus funeste
encore : celui de l'altération des monnaies. Cette altération ne con-
sista pas, de sa part, comme on le suppose souvent, à abaisser le titre
des pièces d'or et d'argent. Il ne mit pas en circulation de fausse
monnaie proprement dite. Ses pièces d'or furent frappées à 22 karats,
c'est-à-dire qu'elles contenaient 916il000es de fin. Si l'on a suivi les
dernières discussions du Sénat relatives à la liberté de la bijouterie,
on reconnaîtra que le titre de 0.916 dépasse les meilleurs actuellement
en usage. La monnaie actuelle n'est qu'à 0,900, et la bijouterie
honnête travaille à 0,750. L'épithète de faux monnayeur ne convient
donc pas exactement à Philippe le Bel. Mais il attribua à ces pièces
de bon aloi une valeur officielle qu'elles n'avaient pas. Ainsi le royal
d'or, valant réellement 21 sous 6 deniers, eut cours pour 62 sous 5 de-
niers, presque le triple. Nécessairement, une telle fiction troubla
profondément les transactions civiles et les opérations de commerce ;
elle désorganisa la vie sociale tout entière, d'autant plus que ces per-
turbations n'avaient aucune fixité. Elles se renouvelaient à des taux
constamment variables. A chaque émission, la valeur officielle s'éle-
vait ou s'abaissait, suivant les scrupules ou les besoins du roi.
La défaite de la chevalerie française à Courtray et les dépenses em-
ployées à réparer ce malheur,redoublèrent l'activité des opérations sur
les monnaies et portèrent à leur comble les falsifications. L'excès,
cependant amena une réaction; en présence des plaintes universelles,
et sur les représentations du pape lui-même, le roi se vit forcé de
revenir à la vérité. Mais le rétablissement de la monnaie à sa valeur
réelle causa plus de ruines encore et de troubles que ses affaiblisse-
602 LA RÉFORME SOCIALE

ments. D'un seul coup, en effet, le numéraire circulant, fictivement


rehaussé jusque-là, perdit les deux tiers de son prix. Il fallut donner
dorénavant trois fois plus de monnaie pour se libérer de la même
somme. Les loyers à Paris, du jour au lendemain, se trouvèrent
triplés. « La bonne monnaie aura cours à partir du 1er octobre pro-
chain; en sorte que le bon denier tournois qui courait pour trois deniers
n'aura cours que pour un. » (Edit du 8 septembre 1306). Le peuple
se souleva « la multitude du peuple trouvait très onéreux qu'on ait
triplé les prix accoutumés. » La maison d'Etienne Barbette, directeur
de la monnaie, fut pillée, et le roi lui-même assiégé dans son château.
Il fit pendre aux portes de la ville les principaux coupables.
On devrait supposer, au moins, qu'après de telles leçons, Philippe
le Bel revint à des idées plus saines. Nullement. Le rétablissement de
1306, loin de le corriger, lui servit au contraire de point de départ
pour recommencer de nouveaux affaiblissements. On ne peut voir,
sans découragement,le fruit de tant de souffrances perdu pour le pays.
Les affaiblissements pratiqués les années suivantes demeurèrent, ce-
pendant, dans des limites plus modérées qu'autrefois. Bientôt, en 1313,
on revint à la forte monnaie, comme en 1306, au milieu des murmures
et des ruines de la nation.
Ces manques de foi n'enrichirent même pas le Trésor. Le roi par-
ticipa successivement, comme tous les créanciers et débiteurs du
royaume, aux avantages passagers et aux pertes résultant des varia-
tions des cours des monnaies. Il gagna sur le paiement de ses dépenses,
mais les subsides extraordinaires qu'il leva, pendant onze années,
pour subvenir à la guerre de Flandre, se trouvèrent considérablement
diminués. Par-dessus tout, il éprouva le premier, et le plus vivement,
le contre-coup de la misère publique créée par ses coupables ma-
noeuvres, et, en résultat définitif, il ne légua à ses successeurs, avec
de mauvais exemples, qu'un trésor vide.
En poursuivant l'histoire de l'origine de nos finances, sous les pre-
miers Valois, on voit la situation s'assombrir encore, s'il est possible.
Les guerres de Flandre, celles de la succession de Bretagne, et sur-
tout la guerre, séculaire contre les Anglais, vont devenir le prétexte
de nouvelles exactions»
L'altération des monnaies continua pendant le règne des premiers
Valois sous une forme que Philippe le Bel n'avait pas osé aborder.
Celui-ci, on s'en souvient, respecta toujours le titre des alliages. Phi-
lippe de Valois n'hésita plus à le falsifier. Il diminua successivement
la quantité de métal fin contenu dans les monnaies; et lui et son suc-
cesseur en arrivèrent promptement à émettre un grossier billon sous
le nom et avec la valeur officielle des anciennes pièces d'or et d'ar-
gent. Ainsi la livre tournois, qui, au temps de saint Louis,représentait
LES ORIGINES DE LA CENTRALISATION FINANCIÈRE 603
une quantité d'argentde <I7 fr. 97 c, ne représentait plus que 0 fr. 41,
au début du règne du roi Jean. Les variations,'en outre, étaient conti-
nuelles: on en compte près de vingt en une seule année. Incessam-
ment, l'ancienne monnaie était refondue et remise en circulation en
perdant chaque fois une nouvelle partie de son métal fin. «A grand
peine était homme qui en juste payement des monnoyes, de jour
en jour se pût connaître. »
Chacune de ces opérations concordait avec les désastres de nos
armées. La bataille de Crécy, la prise de Calais, s'entremêlent dans
l'histoire avec la chronologie des monnaies.
Impôts généraux, procédés extraordinaires, emprunts, fabrication
de fausse monnaie, tels sont donc les résultats successivement enfantés
par la guerre. La centralisation financière du pays en devint la consé-
quence. Sous les premiers Capétiens, jusqu'à Philippe le Bel, le roi
n'avait ni armée à solder, ni agents administratifs à entretenir. Il ne
rendait aucune ordonnance générale. Les vassaux le servaient gra-
tuitement et les revenus de ses domaines suffisaient à ses besoins.
Rien n'était plus simple et plus économique que ce gouvernement pri-
mitif. Mais bientôt le pouvoir central s'étend et se complique par suite
des dépenses de la milice, des frais d'expéditions incessantes, des
revers terribles à réparer. Il n'est plus possible à la royauté de se con-
tenter du revenu de ses fiefs. Le péril de l'Etat résultant des guerres
entreprises exige la concentration de ses forces. L'ancien principe de
l'Empire romain reparaît alors: l'impôt levé sur chaque citoyen, et
conduit dans les coffres du trésor public : l'Eiat pourvoyante tous les
besoins, au moyen d'une part du revenu individuel.
L'impôt et l'armée se transforment ensemble; aux treizième et qua-
torzième siècles, l'un et l'autre sont accaparés simultanément par le
pouvoir central. Entre ses mains, ces terribles instruments continue-
ront à s'appesantir tour à tour sur la nation, et aujourd'hui encore,
comme nous l'avons dit en commençant, la France ressent plus que
jamais leur poids écrasant.
L'histoire du régime financier de la France sous Philippe le Bel, ses
fils et les premiers Valois, vient d'être magistralement tracée par
M. Ad. Vuitry. Son oeuvre a inspiré nos précédentes réflexions.
M. Vuitry, dans deux volumes, pleins de science et de clarté, d'idées •

élevées, éloquemment exprimées, expose la suite des événements finan-


ciers qui marquèrent cette époque de transition remarquable et déci-
sive pour l'avenir du pays.Déjà, M. Vuitry avait décrit, dans des études
antérieures, les impôts romains dans les Gaules et les débuts finan-
ciers de la monarchie féodale, sous les premiers Capétiens. Son livre
actuel continue le précédent, et de nouvelles études poursuivront suc-
cessivement l'ouvrage jusqu'en 1789. Nous admirons ce noble emploi
601 T.A RÉFORME SOCIALE

de la fin d'une carrière, remplie déjà par tant de grands travaux ad-
ministratifs et politiques, et nous ne craignons pas de vanter ici
publiquement ce bel exemple clans un milieu où l'on sait respec-
ter les autorités sociales.
MENÉ STOURM,
ancien inspecteur des Finances et administrateur
des Contributions indirectes.

LES VALLÉES VAUDOISES FRANÇAISES

LEUR SITUATION SOCIALE (1)

Plus leur enfance a été pénible et fatigante, plus les mères s'attachent à
leurs fils. Il y a quelque chose de ce sentiment dans la fidélité que les
habitants des vallées vaudoises conservent pour un sol qui leur coûte les
plus rudes labeurs sans suffire à leurs besoins. L'émigration vers les villes
désole nos plus belles provinces, et les parties les plus riches de la Nor-
mandie voient leur population rurale diminuer dans une proportion inquié-
tante. Les pauvres montagnards dont M. Schatzmann nous dépeint la na-
vrante misère ont résistéjusqu'ici à la légitime ambition de trouver dans
des pays moins ingrats non pas le plaisir et l'abondance mais les aliments
indispensables à la vie.
Des luttes cruelles, provoquées par l'hérésie dont ils s'étaient faits les
adeptes, obligèrent leurs ancêtres à se réfugier dans les vallées les plus
désolées des Hautes-Alpes. Depuis des siècles, la pacification s'est faite; les
guerres de religion ne sont plus qu'un douloureux souvenir; protestants et
catholiques vivent dans un paisible accord. Rien ne confine donc les pau-
vres Vaudois dans leurs tristes retraites, rien que l'attrait du sol natal dont
nous parlions tout à l'heure. Leur misère même et la difficulté des commu-
nications les ont soustraits aux fascinantes séductions des agglomérations
urbaines. Us supportent avec résignation l'existence misérable que leurs
pères ont menée ayant eux, et, depuis peu d'années seulement, quelques-uns
d'entre eux sont allés demander à l'Algérie des moyens d'existence moins
précaires.
L'émigration qui a pour but la colonisation ne produit pas les conséquences
désastreuses de celle qui engloutit dans les centres populeux l'élite de notre
population agricole. Celle-ci est délétère, immorale, destructive de la famille.
Celle-là, au contraire, fournit un utile aliment à l'activité humaine, et les peu-
ples les plus prospères lui doivent une notable partie de leur grandeur.
Elle favorise l'accroissementde la famille en permettant à quelques-uns des
fils de fonder au loin de nouveaux établissements, tandis que l'un d'eux,

(1) Etat économique des vallées vaudoises françaises, par M. B. Schatzmann, traduit
par Maurice David. — Grassart, Paris 1883.
LES VALLÉES VAUDulSliS KliA.NV.MSES 605
aidé des frères moins entrcprenauls, conserve intact le lover paternel. Mais
si elle est surtout avantageuse et indispensable, c'est daDs les régions déshé-
ritées où un sol ingrat ne peut fournir aux besoins des habitants.
Telle est la situation des vallées vaudoises françaises dont M. le profes-
seur Schatzmann a décrit la misère dans une monographie intéressante,
bien qu'insuffisamment détaillée. Ce travail a été traduit en français par
M. M. David, à la suite d'une excursion qu'il fit lui-même en 1877 dans la
vallée, de Molins, embranchement de la vallée de Queyres.
On est péniblement impressionné tout d'abord par l'insuffisance des habi-
tations : au rez-de-chaussée une écurie ; au-dessus la cuisine et quelquefois
une place pour dormir. La cuisine est sans cheminée; la fumée sort par les
fenêtres et la porte toujours ouvertes. Aus?i n'est-ello occupée que l'été ;
pendant l'hiver l'existence des malheureux Vaudois se passe tout entière
dans l'écurie, pêle-mêle avec les animaux. De plus, et afin de conserver
quelque chaleur, on n'enlève la litière qu'au printemps. Durant de longs
mois, une épaisse couche de neige interdit toute circulation, tous travaux
extérieurs. Il est facile d'imaginer les ravages que cette inaction dans une
atmosphère empestée exerce sur le tempéramentdes pauvres reclus; et l'ap-
pauvrissement de la race qui en est la conséquence nécessaire.
C'est surtout dans les villages du val de Freissinières que la misère est
plus navrante. L'auteur y a rencontré une famille, composée du père, de
la mère, d'un enfant et d'un nourrisson étranger. Cette famille était la
quatrième, parquée avec le bétail, dans une même étable de vingt-cinq
mètres carrés. On était au mois d'août; ses ressources pour l'hiver consis-
taient en vingt-huit gerbes de seigle, quelques pommes de terre et le lait
d'une chèvre étique.
M. de Lavergne a dit avec raison : « Ici on ne peut compter sur d'autres
produits que ceux des prairies et des forets, à l'exception de quelques places
susceptibles de culture ; aussi ne devrait-il être occupé par l'homme que
pendant l'été. » Les parties cultivées sont d'un très faible rapport. La
misère contraint les habitants à se servir des instruments de labourage les
plus primitifs. L'état des chemins et le manque de paille ne permettent pas
de donner à la terre un engrais suffisant; aussi la moitié en est-elle tou-
jours en jachère. Enfin, le morcellement delà terre, qui augmente toujours
le coût du travail sans augmenter la récolle, est arrivé à un point absolu-
ment désastreux. Les parcelles, dispersées aux quatre coins du territoire,
sont divisées par les partages successifs tant qu'elles peuvent constituer un
gage, si minime qu'il soit, pour les créanciers.
A ce dernier mal, la réforme des lois de succession, nécessaire partout,
apporterait sans doute un remède efficace; mais rien ne peut corriger l'ari-
dité du sol. Il n'est susceptible de donner des produits rémunérateurs que
par le pâturage et le reboisement. Déjà les troupeaux sont nombreux, trop
nombreux même, et les animaux mal nourris périssent en quantité. L'été,
le bétail venant de la Provence prend sa part dans le pacage. Les chèvres
et les moulons qui couvrent la montagne détruisent les jeunes bois, car,
après avoir rongé l'herbe jusqu'à la racine, les pauvres allâmes dévorent les
pousses des taillis.
606 LA RÉFORME SOCIALE

En conséquence, on devrait transformer l'élève du petit bétail en élève du


gros bétail, et interdire l'introduction des troupeaux du dehors. Mais les
3,000 fr. qu'on tire de ce pacage étant indispensables pour satisfaire aux
exigences de l'impôt, cette amélioration ne deviendrait possible que si l'Etat
consentait à accorder un dégrèvement jusqu'à ce que la situation devint
moins précaire. Le gouvernement"a aussi le devoir de provoquer la formation
de syndicats pour les irrigations et d'aider leurs débuts par quelques sub-
ventions. Enfin, si ces améliorations ne suffisaient pas à assurer l'existence
des habitants, l'émigration dont quelques essais ont été tentés dernièrement
s'imposerait comme une nécessité inéluctable.Laborieuxet sobres, beaucoup
de ces pauvres montagnards feraient d'excellents colons,et ceux qui demeu-
reraient au pays, s'adonnant principalement à la vie pastorale, à laquelle on
pourrait joindre une industrie sédentaire pour la longue saison d'hiver,
arriveraient certainement non pas à la prospérité, mais du moins à une si-
tuation acceptable. Leur race, affaiblie par d'excessives privations, recou-
vrerait son ancienne vigueur, et la population, actuellement en décroissance,
verrait son niveau s'élever le jour où elle trouveraitau dehors un débouché
indispensable.
La vallée voisine de Queyras montre l'efficacité de ces différents moyens,
Là, la terre n'est pas morcelée; elle reste à l'aîné et les autres enfants
reçoivent une part en argent : « Des sociétés libres soignent l'irrigation du
sol Dans ce pays existe une grande disposition à l'émigration ; les cul-
tivateurs surtout l'acceptent volontiers A l'âge de vingt à vingt-cinq
ans, ils laissent leur patrie pour aller en chercher une autre en Amérique
ou en Algérie. » La culture restreinte est mieux entendue. Le bétail est
en meilleur état que dans la vallée de Freissinières.
Un exemple aussi proche indique les moyens de salut sans lesquels les
habitants de Violins, Minsal et Dormilhouse sont condamnés à s'éteindre
dans un lamentable abâtardissement.
R. DE MAINTENAY .

CORRESPONDANCE

LE « GAGNAGE »
DANS LA VALLÉE DE LA CANCHE (PAS-DE-CALAIS)

Monsieur et cher confrère,


«Il a paru dans un des derniers numéros de la Revue (1), un intéressant
article sur la gagnage dans la vallée de la Canche. La seule raison qui, selon
moi, maintienne encore ce mode de rémunération en nature du travail rural,
est la grande misère de nos cultivateurs. Ils abandonnent une part delà
récolte plus facilement qu'ils ne trouveraient de l'argent. L'inconvénient de

il) Voir la livraison du 1" septembre 1883.


LE GAGNAGE 607

ce système est de diminuer l'autorité du maître dans la direction du travail.


Les moissonneurs ne songent qu'à rentrer le grain au plus vite, pour jouir
plus tôt de leur part. Us ne permettent pas au fermier de le laisser mûrir
assez longtemps dans les champs, encore moins de quitter le blé, dressé en
moyettes, et relativement à l'abri, pour s'occuper de l'avoine. Le froment
est rentré à moitié sec, ce qui l'expose à s'échauffer dans la grange, et, pen-
dant qu'on le lie, trop souvent un coup de vent vient battre les avoines qu'on
aurait dû couper auparavant.
« Ce n'est pas seulement par crainte devoir perdre leur gagnage que nos
moissonneurs sont si pressés ; c'est plutôt pour le vendre. Peu d'entre eux
savent faire des réserves pour l'hiver. Ils s'en défont à bas prix. Quelques-
uns l'emploient à payer de vieilles dettes, d'autres le portent au cabaret. Les
femmes surtout sont terribles pour ce genre de transaction. Pendant que le
mari est au travail, elles courent donner un décalitre de blé ou quelques
bottes de paille pour un peu d'eau-de-vie et de café, elles convient quel-
ques voisines et, tandis qu'il n'y a pas toujours de pain dans la huche, elles
savourent une bistouille. Pendant plusieurs années, j'ai acheté de la paille à
un débitant ; s'il y en avait cent bottes on en trouvait de dix échantillons
différents. Cette diversité n'avait pas d'autre cause que celle que je viens de
signaler.
« Un jour, (la République ne m'avait pas encore repris mon écharpe), j'ai été
appelé à faire une visite domiciliaire chez une ex-cabaretière ; j'ai trouvé
dans l'armoire soixante draps dépareillés et en loques,provenant de la même
origine que la paille. Depuis, la cabaretière altérée les a probablement portés
chez un collègue.
« Sans doute le travail àprixd'argentne remédierait pas à ces désordres,mais,
du moins, il assurerait l'autorité du maître; il éviterait ainsi des difficultés plus
fréquentes qu'on ne le croit, au moment où il faut déterminer le lot des mois-
sonneurs toujours portés à s'attribuer des gerbes grossies à dessein.
« La permanence des engagements ne profite guère non plus du gagnage,
car peu de cultivateurs sont assez riches pour occuper leurs moissonneurs
toute l'année. En revanche, quelques journées de corvées imposées par
l'usage gênent ces derniers dans les travaux qu'ils entreprennent ailleurs.
Ue plus, l'emploi des faucheuses mécaniques aujourd'hui si répandu s'allie
bien mieux au salaire en argent qu'au gagnage.
« Je vous fais part de ces observations, parce
qu'il rentre dans le plan de
l'École de provoquer la multiplicité des observations, pour mieux trouver les
vérités essentielles au milieu des contradictions de détail.
« Veuillez agréer, etc. »
« Baron RENÉ DE FRANCE. »
RÉUNION MENSUELLE DU GROUPE DE PARIS

Dîner du 20 novembre 1883.

Détails nouveaux sur la situation sociale du Schleswig-Holstein, par 31. A. FOUKE-


ROUSSK. — Discussion à laquelle ont pris part MM. E. CHEYSSON, MEISSOKMER (de
l'IustiLui), Jules MICHEL, Edmond DEMOLIKS et OTTO WEDEKLND, rolaire-avocal à Alloua.

Le diner du 26 novembre inaugurait, après la période des vacances, Ja


reprise de nos dîners mensuels, el présentait, à ce titre, un intérêt particu-
lier. Cet intérêt a été encore augmenté par la présence de M. Otto Wedekind,
notaire-avocat à Aitona, qui a accueilli avec tant de sympathie M. Fouge-
rousse, lors de son dernier voyage dans le Schleswig-Holstein.
Après le dîner, M. LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL des Unions analyse la correspon-
dance (voir plus loin).
M. CHEYSSONpropose à la réunion de modifier, pour cette fois, le programme
ordinaire de la soirée; en raison de la présence de M. Otto Wedekind, et du
récent retour de M. Fougerousse, il y aurait intérêt à remplacer la chro-
nique sociale habituelle, que chacun pourra lire dans la Reforme, par une
conversation sur les institutions et les moeurs du Schleswig-Holstein.
M. FOUGEROUSSE dit qu'il commencera par justifier d'après des chiffres sta-
tistiques, la situation exceptionnelle que le Schleswig-Holstein occupe parmi
les différentes provinces de la Prusse et qu'il a déjà signalée dans les deux
lettres publiées par la Réforme. Les comparaisons sur la taille des conscrits
faites de 4 876 à 188:3, établissent que la moyenne est en Norvège <lm,727,
en Ecosse -1m,70s, eu Suède -!m,700 et en Schlcswig-HolsLem <l'",692. La
moyenne en Angleterreest de 'I '",G90,enDancmark lm,685,enAllemagne l m,680.
— La statistique des conscrits illettrés donne, sur '100 hommes : en Prusse
occidentale, 8,42 ; en Poiuéranie 0,68; en Westphalie0,35; en liesse-Nassau
0,24; en Schleswig-Holstein 0,-11. Il n'y a dans cette province que onze con-
scrits illettrés sur dix mille. — Aucune province de Prusse ne possède l'unité
religieuse, au môme degré, que le Schlesvvig-Holeslein : dans les provinces les
mieux partagées sous ce rapport, on compte : dans le Hohenzollern, 9b,4 ca-
tholiques sur I DO habitants ; et, en Poméranie,97.3 protestants. Le Schleswig-
Holstein seul se présente avec 98.5 personnes professant ht même religion.
Les statistiques de la criminalité établissent qu'il y a eu, en 18SI,
1 crime ou délit par 1)4 habitants dans la Prusse enLière, tandis qu'en Schles-
wig-Holstein, il fa ut compter 66 habitants pour trouver un coupable de crime
i

ou de délit. Dans toutes les autres provinces, les chiffres sont bien moins
favorables et notamment dans celle de Poseu qui compte un crime ou délit
pourol habitants. La même statistique montre que sur 400 condamnés, il
y a -'il femmes dans la province de Posen, 20 et demi dans le royaume entier
et -14 dans le Schleswig. La valeur morale de la femme est donc de plus en
plus grande par rapport à celle de l'homme, à mesure que la criminalité
générale diminue. Ces chiffres sont une preuve de plus que la moralité de
la femme est l'élément principal de la moralité d'un pays.
Sur la question de la natalité, le Schleswig cesse d'être à la lôLe des pro-
vinces : il arrive même à l'avaiil-dcrnier rang. Il ne compte que enfant sur
I
RÉUNION MENSUELLE DU GROUPE DE PARIS 609
29,90 habitants tandis que la Prusse en a 1 sur 25,87. C'est Posen, sur
ce point, qui tient la tête. Singulier rapprochement Le Schleswig-Holstein
1

a le moins de crimes et le moins de naissances. Posen occupe la première


place sur les tableaux comparatifs de la criminalité et de la natalité.
S'il engendre moins d'enfants, le Schleswig-Holstein compte, en échange,
plus de naissances illégitimes que la Prusse : 9,12 sur 400, tandis que la
moyenne générale n'est que, 7,82 sur 100.
M. CHEYSSON exprime la surprise et le regret que fait éprouver cette ombre
jetée par les derniers chiffres sur la "valeur morale que les premiers indi-
uaient chez les habitants du Schleswig-Holslein. Il voudrait savoir quelles
peuvent être les causes du nombre relativr nient élevé des naissances illégi-
times.
M. FOUGEROUSSE. — Ces causes sont diverses. En premier lieu, les villes
~
donnent une proportion d'enfants naturels supérieure de plus du quart à
celle des campagnes : 4 0,97 p. 4 00 dans les centres urbains et 8.03 dans les
communes rurales. Il en est de même dans toute l'Allemagne, où la statis-
tique donne 9.33 p. 100 pour les premiers et 7 p. 400 dans les secondes. En
second lieu, on a constaté que ces naissances naturelles dans la campagne
sont particulièrement fréquentes dans les localités à grandes propriétés,
beaucoup moindres dans celles où les domaines sont de moyenne grandeur.
D'autre part, la fabrication du beurre jointe aux travaux agricoles réunit,
dans des rapports continus, un certain nombre de jeunes garçons et de
jeunes femmes. On pourrait peut-être aussi penser que l'habitude, très ré-
pandue dans la campagne, d'avoir une jeune fille apprentie de ménage, à
qui incombe presque entièrement la direction de l'intérieur de la maison,
contribue, dans une certaine mesure, au relâchementdes moeurs. Cette jeune
fille de seize à dix-huit ans, en général, est trop jeune pour pouvoir s'im-
miscer dans ces questions de moralité et n'aurait pas assez d'autorité pour
le faire utilement. Ce devoir ne peut-être rempli que par la maîtresse de
maison, mariée et plus âgée, et, précisément, en raison de la présence
de cette jeune fille, la maîtresse de maison nous a semblé se désintéresser
un peu de ce devoir, qui est cependant un des plus importants côtés de
son rôle social.
À la suite de ces données générales empruntées aux documents officiels,
M. Fougerousse fait part de ses observations personnelles. Les points domi-
nants de la situation sociale du Schleswig-Holsleinsont : 4° la transmission
intégrale du domaine, 2° la puissance de la famille, 3° la simplicité des
moeurs; 4° l'activité générale des habitants, S0 le développement de l'ini-
tiative privée, 6° celui de l'esprit d'association, 7° la puissance de la vie
communale, 8° le bon marché d*un certain nombre de services publics;
9° enfin, les progrès de l'agriculture, de l'industrie et du commerce, l'ai-
sance générale et le petit nombre des malheureux.
M. MEISSONNIER, de l'Institut, pose au rapporteur quelques questions sur le
rôle que joue la propriété foncière dans le mécanisme social.
Le sol, répond M. FOUGEROUSSE, est la base d'un certain nombre de rouages
tels que, par exemple, le service scolaire et l'électorat municipal dans les
campagnes. Le principe de la gratuité n'existe dans le Schleswig-Holstein, ni
pour l'enseignement primaire, ni pour l'enseignement professionnel, non plus
que pour l'enseignement secondaire ou supérieur. Toutes les dépenses de
l'école communale sont réparties entre tous les propriétaires du sol, en
raison du nombre d'ailchefels (3/11) d'hectare) possédés par chacun. De cette
façon, les besitzlosen (habitants sans propriété foncière) ne payent rien et les
Liv. xu. 40
610 LA RÉFORME SOCIALE
propriétaires payent en proportion de l'étendue de leur sol, quel que soit le
nombre de leurs enfants. L'électorat municipal a une base analogue : la com-
mune de Gundelsby, par exemple, compte 42 propriétaires et 31 voix électo-
rales ainsi réparties :

1 propriétaire possédant de 400 à 500 aitchefells a, à lui seul, 5 voix


2 —, 100 à 200 ont ensemble 4 —
15
6





25 à 100
40 à 84




15
3 —
-
13 — — au-dessous de 9 — — 3 ~
5 artisans — une maison et un jardin — 1

42 électeurs 31 voi:

Les élections politiques, au contraire, comptent 65 électeurs possédant


tous une voix de même valeur. Les copropriétaires de une ou plusieurs voix
municipales choisissent un ou plusieurs d'entre eux, pour les représenter
pendant une période de trois ou six ans.
M. JULES MICHEL, ingénieur en chef des pont et chaussées, demande à
M. Fougerousse s'il existe des institutions ayant spécialement pour objet le
développement de l'agriculture.
M. FOUGEROUSSE répond que la principale institution est une société pro-
vinciale d'agriculture, le Landwirthschaftlichesgeneralsfereins qui exerce l'ac-
tion la plus bienfaisante sur les nombreuses petites associations agricoles
.locales. Il a un certain nombre de professeurs spéciaux d'agriculture, payés
par lui, au moyen d'une cotisation fournie par les sociétés locales, et qui pas-
sent six mois à l'étranger ou dans les provinces voisines à étudier tous les
progrès de la science et de l'industrie agricoles et six mois à faire, successi-
vement, au siège de chacune de, ces petites sociétés, des conférences spé-
ciales : les uns, sur la fabrication du beurre ; les autres, sur l'élevage du
bétail, les prairies artificielles, les unions coopératives de consommation, le
choix, l'emploi et l'analyse des engrais, etc. Par ce procédé, la science agri-
cole rayonne du centre aux localités les plus éloignées de la province. Le
gouvernement est absolument étranger à ces diverses institutions dont le
nombre s'accroît avec une rapidité remarquable.
D'autres moyens ont encore été observés par l'orateur : notamment, la
présence d'apprentis agriculteurs qu'il a rencontrés, au nombre de deux ou
trois dans chaque maison de propriétaire rural.Ces apprentis sonttous des fils
de propriétaires ruraux des environs, qui viennent apprendre les procédés
qui peuvent n'être pas appliqués chez leur père : ils payent, en général,
2 ou 300 fr. par an et restent deux ans. Enmême temps, desjeunes filles de
bonne maison viennent passer un an'dans les familles d'agriculteurs pour y
apprendre pratiquement la science de la direction d'une forte maison. Elles
payent également. Ailleurs, ces jeunes filles apprennent la fabrication du
beurre, et, pour cela, font un séjour d'une année dans une petite usine agri-
cole à beurre. La science pratique agricole se répand, par ces divers pro-
cédés, dans toutes les parties de la population des champs et s'étend à tous
les détails du travail rural.
M. DBMOLINS demande quelques renseignements sur les différents faits
d'initiative privée ; ou sait, en effet, que, en dehors des points déjà signalés,
l'Allemagne donne des preuves d'un esprit d'initiative très développé ; il
voudrait savoir ce que l'orateur a constaté à ce sujet.
0

RÉUNION MENSUELLE DU GROUPE DE PARIS 6*H


M. FOUGEROUSSE a déjà parlé dans ce qui précède et dans les lettres pu-
bliées par la Réforme, de l'esprit d'initiative qui se traduit par divers ^enres
d'associations. Il n'y reviendra donc pas, mais il signalera les caisses d'é-
pargne et les assurances diverses. Les caisses d'épargne présentent trois
caractères qui peuvent nous paraître extraordinaires : le gouvernement n'v
intervient en aucune façon, les fondateurs y sont indéfiniment responsables
sans cependant qu'il y ait aucun dividende à toucher; enfin, ces institutions
font office de crédit rural. Les assurances mutuelles touchent à tous les
détails de la vie rurale : l'incendie des bâtiments et du mobilier, la mort du
cheval, de la vache et du porc. Ces différentes assurances n'obligent les assu-
rés à aucune cotisation annuelle, mais au paiement de leur part proportion-
nelle dans chaque sinistre.
M. CHEYSSON demande à M. Wedekind si ce régime d'assurances mutuelles
qui, par l'absence de primes, semble présenter quelque aléa pour le paie-
ment des sinistres, est le seul employé en Schleswig-Holstein.
M. OTTO WEDEKIND, notaire-avocat, à Altona. — En dehors des assurances
locales contre l'incendie, dont M. Fougerousse vient de parler, nous avons
dans le Schleswig-Holstein, une assurance provinciale fondée et gérée par
l'administration provinciale. Cette administration n'existe pas, je crois en
France. Elle est absolument indépendante de l'État et constitue une sorte de
gouvernement autonome de la province, qui est compétent sur un certain
nombre de points, tels que les voies de communication, les établissements
correctionnels, les sourds et muets, les aveugles, les assurances, etc.
En vertu d'une loi provinciale, l'assurance contre l'incendie des bâtiments
a été, pendant un certain temps, obligatoire pour les habitants du Schelswig-
Holstein; aujourd'hui elle est facultative. Néanmoins, les primes d'assu-
rances sont encore privilégiées comme les impôts et sont recouvrées dans
la même forme, c'est-à-dire par les percepteurs des contributions et, en cas
de non-paiement, donnent lieu aux mêmes poursuites. En échange et comme
conséquence logique de cette mesure, le bénéfice de l'assurance n'est ja-
mais perdu par le fait du non-paiement. Cette disposition qui est la contre-
partie du caractère fiscal de la prime a pour effet de donner aux créanciers
hypothécaires une garantie dépourvue de tout risque.
Le montant de la somme due à l'assuré, en cas de sinistre, n'est jamais
remis que si le bâtiment incendié est reconstruit et par versements succes-
sifs, au fur et mesure de l'avancement des travaux. Si le bâtiment n'est pas
réédifiée, l'assuré ne reçoit rien; les créanciers hypothécaires sont seuls
remboursés. On voit que cette organisation a pour but principal, unique
même pourrait-on dire, d'asseoir sur les bases les plus solides le crédit im-
mobilier et surtout le crédit rural.
M. CHEYSSON remercie M. Wedekind de ces renseignements intéressants et
exprime le regret que l'heure avancée ne permette pas de pousser plus loin
cette étude sur une contrée aussi intéressante que le Schleswig-Holstein.
Néanmoins, avant de lever la séance, il voudrait que M. Fougerousse signa-
lât quelques-uns des faits qui constituent le bon marché des services publics
dont il a été parlé sommairement.
Je me bornerai à signaler, répond M. FOUGEIVOUSSE, la poste qui offre au
commerce et même à l'industrie des avantages'de bon marché et des facilités
de transports extraordinaires, les chemins de fer dont les tarifs sont bien
'inférieurs aux nôtres, les notaires qui ne prélèvent jamais plus de 60 fr.
d'honoraires pour un acte de vente, fût-il de plusieurs millions, et le droit
de mutation qui est uniformément de 1 p. 100 seulement.
612 LA RÉFORME SOCIALE

Avant de terminer,dit M.Fougerousse,je tiens à déclarer que mes observa-


tions eu Schleswig-Holstein ont été facilitées par l'accueil remarquablement
bienveillant que j'ai reçu partout. Je tiens à dire que cet accueil m'a été offert,
d'abord, en raison de mon titre démembre de la Société d'Economie sociale,
et ensuite, non pas quoique Français, mais parce que Français. On m'a dit
partout qu'on était très satisfait qu'un Français vînt visiter les habitants du
Schleswig-Holstein et en étudier les moeurs, d'un esprit impartial et d'un
oeil observateur, et constater qu'ils méritent en tous points l'estime et le
respect de la « chevaleresque » nation française. « A votre retour dans votre
pays, dites à vos compatriotes ce que vous avez vu chez nous; dites-leur que
nous désirons vivement la paix, mais que nous supportons difficilement les
attaques dont vos journaux d'extrême gauche sontsi prodigues envers nous. »
Ces souhaits qui se sont répétés partout, et pour ainsi dire, dans des termes
identiques, ont trouvé leur dernière expression et leur affirmation durable
dans les mots que notre ami Hansen a bien voulu écrire au dos de la pho-
tographie qu'il nous a remise au départ : « Au moment où s'achève le tra-
vail commun que j'ai été heureux de faire avec M. Fougerousse, j'exprime
Tardent souhait qui suit : Puisse cette collaboration d'un Français et d'un
Allemand être l'avant-coureur d'une oeuvçe commune du peuple français et
du "peuple allemand sur le terrain du bonheur général et de la Paix sociale. »
ALBERT DUPAKC.

RÉUNION RÉGIONALE

DE

L'UNION D'ANGOUMOIS, AUNIS ET SAINTONGE

Avant de laisser la parole à mon ami M. Paul de Rousiers,je tiens à remer-


cier nos confrères de l'Angoumois de l'accueil si cordial qu'ils ont bien
voulu me faire. Je dois, en outre, indiquer deux caractèresde cette réunion
qui m'ont particulièrement frappé.
D'abord l'absence complète de cette réclame et de celte mise en scène
bruyante, trop à la mode aujourd'hui et destinée à déguiser, par une vaine
pompe extérieure, le vide des idées et l'absence d'un but précis. On a li-
mité presque exclusivement aux membres de l'Union locale le cercle des
invitations, afin de tenir à l'écart ce public banal qui court à ces réunions
comme à une représentation ordinaire.
Nous signalons cette manière de procéder à nos confrères des autres
groupes : c'est le meilleur moyen d'aller vite et loin.
Ensuite, la qualité des assistants, comprenant les représentants les plus
distingués des diverses fractions politiques de la région. C'était bien là cette
Union de la Paix sociale, dont ce pauvre pays divisé et impuissant a un si
pressant besoin.
Le succès de cette réunion est dû au zèle, au tact remarquable de MM. Paul
de Rousiers et Daniel Touzaud. Après avoir eu toute la peine, ils ont tenu
à s'effacer avec cette modestie qui est le caractère des esprits supérieurs.
E. DEMOUKS.
UNIONS DE LA PAIX SOCIALE 613
UNIONS DE LA PAIX SOCIALE

—o—
Lc Rhus> 3 décembre m
UNION
D'ANSOUMOIS, A0NIS
ET SAIOTONGE
—o— MONSIEUR LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL,

Permettez-moi de venir vous rendre compte de la réunion qu'a tenue le


1or décembre dernier notre Union d'Angoumois.
Elle a été modeste et sans bruit, comme il convient à une société d'études,
plus soucieuse de résultats durables que d'un effet éclatant et' éphémère :
environ -40 personnes à notre séance de l'après-midi et 22 convives au
dîner du soir, tous membres de notre Union locale. En revanche, je crois
qu'elle a été fructueuse, car ce petit nombre était une élite et tous ont été
frappés de la fécondité de la méthode exposée avec chaleur et conviction
par notre ami M. Demolins.
Comme vous le savez, notre éminent confrère M. Daras, ancien officier de
marine, ancien élève de l'Ecole polytechnique, et dont le nom jouit à An-
goulème d'une considération méritée, avait bien voulu accepter de nous
présider ; c'était déjà pour nous un gage de succès et, -vis-à-vis du public
charentais, une confirmation de notre caractère scientifique.
Au début de la séance, M. le président a souhaité la bienvenue au Rédac-
teur en chef de la Réforme sociale, en l'assurant que, grâce à la diffusion
de la Revue, il n'était déjà plus un étranger en Angoumois; puis remerciant
tous nos confrères présents, il a constaté que,par le fait même de leur réunion
l'Union d'Angoumois se trouvait constituée.
L'ordre du jour appelait ensuite la lecture du travail dans lequel j'ai
essayé de décrire l'état social de la contrée que j'habite, et qui, grâce à sa
constitution géologique, absolument différente de celle de l'Angoumois pro-
prement dit, possède une physionomie à part et une organisation particu-
lière du travail et de la famille (!}.
Enfin, M. Demolins nous a exposé, avec sa parole si précise et si entraî-
nante à la fois, le véritable caractère, l'utilité et le but de la méthode d'ob-
servation créée par Le Play ; tous les assistants ont été frappés de la puis-
sance de cette méthode, et tous ont emporté de cette réunion la conviction
qu'il y a dans l'oeuvre de notre Maître autre chose que les vues d'un esprit
juste et éclairé sur les malheurs de son temps.
Aussi, mon excellent et dévoué confrère, M. Touzaud, a-t-il été l'interprète
d'un désir général en faisant subir, après le dîner, un véritable interrogatoire
à M. Demolins, sur les diverses institutions fondées par Le Play, sur l'esprit
qui les anime, etc., etc. Jusqu'à onze heures et demie du soir, nous avons
été à l'école, écoutant successivement l'historique de la Société d'Economie
sociale, de la fondation des Unions, de la Revue et de l'Enseignement. Celte
dernière partie a paru intéresser vivement les auditeurs : tous ont com-
pris pourquoi nous faisons des monographies et comment un fait, insigni-
fiant en apparence, est souvent fertile en conséquences d'une haute portée.
Je ne saurais mieux rendre ma pensée sur cette première réunion qu'en
vous faisant part d'une observation qui m'a frappé. Au de-but de la séance
de l'après-midi, nous paraissions étrangers les uns aux autres : plusieurs

(d) La monographie locale de M. de Rousiers, très remarquable par la précision et la


forme, sera reproduite, en grande partie, dans une de nos prochaines, livraisons (N.âe
la R.).
614 LA RÉFORME SOCIALE

étaient venus là, sans bien se rendre compte du but que l'on poursuivait.Lors-
que nous nous sommes séparés le soir, nous étions véritablement confrères
et tous emportaient, avec le souvenir d'une journée féconde, la résolution
bien arrêtée, de travailler, pour leur part, aux réformes essentielles que
réclame la situation de notre pays.
Au moment de terminer ma lettre, je reçois un exemplaire des quatre jour-
naux d'Angoulême, qui publient tous le compte rendu de notre réunion, en
constatant son succès complet.
Veuillez agréer, etc.
P. DE ROUSIERS.

UNIONS DE LA PAIX SOCIALE


NOUVEAU CORRESPONDANT.
— DUNKEROUE : M. Paul «ovare, avocat.
PRÉSENTATIONS. —Les personnes dontles noms suivent ont été admises
comme membres TITULAIRES ou comme associées et inscrites du n° 2,680 au
n° 2,731.
ALLIER. — Méplain (A.), avocat, ancien député, à Moulins, prés, par
MM. Gibon et Delaire.
ALPES-MARITIMES.
— Blanc (Gabriel), ancien négociant, villa l'Edeu-Saint-
Maurice, à Nice, prés, par M. Louis Ducrest.
BOUCHES-DU-RHÔNE. —Montagnier (Auguste), avoué, à Tarascon, prés par
M. Léon Camman.
CHARENTE. — Groupe d'Angoulême: Depiot (Joseph), avocat, prés, par
M. Daniel Touzaud ; ïïedde (Léon), directeur de la succursale de la Société
générale, prés, par M. Yvan Hedde; Sazevac de Forge (Albert), prés, par
M. Daniel Touzaud; Sazerac de Forge (Paul), conseiller général, prés, par
M. Daras ; Grelier-Pougeard (Léonard-Firmin), avocat, ancien président du
tribunal à Cognac, prés.par M. A. Fougerat; Mondon (l'abbé), curé de
Chazelles, prés, par M.Daniel Touzaud; Ruffray(Ernest de), propriétaire à
Rancogne par La Rochefoucauld, prés, par MM. Horric de la Motte et Daniel
Touzaud; Barbarin (Louis dej, propriétaire à Rancogne, par La Rochefou-
cauld, prés, par MM. Hornic de la Motte et Daniel Touzaud ; Sochal (l'abbé),
curé de Tusson, prés.par M. Daniel Touzaud.
CHER. — Saint-Phalle (vicomte Gustave de), maître de forges, usines de
Maziôres, près Bourges, prés, par M. Hervet.
CÔTE-D'OR. — Roy (Georges), rue du Petit-Potet, 25, à Dijon, prés, par
M. A. Delaire; Foisset (Paul),à Rligny-sous-Beaune, par Beaune, prés, par
MM. Henri Beaune et Ed. Demolins; Lacroix-Laval (Antoine de), sous-lieute-
nant au 16e chasseurs,à Auxonne, prés, par M. Georges de Saint-Genest.
— Bélizal (vicomte de), député des Côtes-du-Nord, château
CÔTES-DU-NORD.
des Granges, par Montcontour de Bretagne, prés, par M. Henry Gréau.
FINISTÈRE. — Groupe de Brest:RK\ DE SLADE (Henri), lieutenant de vaisseau,
rue de Siam, 93, prés, par M. H. Bonnaire; Le Roy (Antoine-Auguste), lieu-
tenaut de vaisseau, rue de la Rampe, 32, prés, par M. Bernay ; SINCAY (A.de),
lieutenant de vaisseau, rue Voltaire, 17, prés, par MM. Somborn et H. Bon-
naire; SOMBORN, lieutenant de vaisseau, rue de Siam, 48, prés, par MM.Bréar
de Boisanger et H. Bonnaire.
UNIONS DE LA PAIX SOCIALE 615
HAUTE-GARONNE.
— FOLIE-DESJARDINS (Charles), ancien officier, 7, rue des
Fleurs, à Toulouse, prés, par M. Robert d'Welles.
LOT. — Verdier (l'abbé), vicaire général à Cahors, prés, par M. Robert
Dufresne.
OISE. — Fesch (l'abbé Paul), vicaire à la cathédrale à Beauvais, prés. par
M. E, Demolins.
PYRÉNÉES-ORIENTALES.—Pech (Ambroise), licencié en droit, agent d'affaires,
rue Foy. 10, à Perpignan, prés, par M. Lazeu de Peyralade.
RIIONE. — Boissonnet (Joseph), tanneur, quai Jayr, 22, à Lyon, prés, par
M. P. Margery ; Vindry (Mmc M.), rue de l'Archevêché, 15, à Oullins, prés,
par Mmo A. Chez.
HAUTE-SAÔNE. — Dutailly (Mmc Marie), au château de Richecourt, par
Corre, prés, par M" 0 Ratiez.
SEINE. — Groupe de Paris .-ATTAINVILLE (Roger d'), rue Brune], 1, à Paris,
prés, par Mlle Ratiez; Bertrand (Isidore), rue Vaneau, 40, prés, par
Mn° Ratiez; Bommart(André), rue de Bellechasse, 31, prés, par MM. Cheysson
etDelaire; Bouisson (l'abbé), professeur au petit séminaire Notre-Dame-des-
Champs, rue Notre-Dame-des-Champs, 19, prés, par M. l'abbé Tapie;
Cognât (l'abbé), curé de Notre-Dame-des-Champs,rue du Montparnasse, 36,
prés, par M. Feyeux; Demonchy (Léon), avocat à la Cour d'appel, rue de
Madame, 32, prés, par M. E. Demolins ; Flicoteaux, entrepreneur de plom-
berie, rue de Grenelle-Saint-Germain, 59, prés, par M. Fougerousse ; Mous-
tiers (comte Renaud de), secrétaire d'ambassade, rue de Grenelle-St-Germain,
85, prés, par M. Fernand d'Orval ; Nassoy (Mme), rue Claude-Bernard, 59,
prés, par Mll° Ratiez ; Pautonnier (l'abbé),, agrégé es sciences mathématiques,
professeur au petit séminaire Notre-Dame-des-Champs, rue Notre-Dame des
Champs, 49, prés, par M. l'abbé Tapie; Perreur (l'abbé Jules), professeur au
petit séminaire Notre-Dame-des-Champs, boulevard d'Enfer, 10, prés, par
M. l'abbé Tapie; Tamburini (Victor), rue de Miroménil, 18, prés, par
Mllc Ratiez; Thomine (Edouard), élève à l'Ecole centrale des arts et manu-
factures, rue Saint-Antoine, 212, prés, par MM. de Joux et E. Guerrin.
SEINE-ET-OISE. — Gaigé père, propriétaire à Montlhéry, prés, par
MM. E. Bonnaire et H. Bonnaire.
VAR. — ESCANDE (Léon), lieutenant de vaisseau à bord du Souverain à
Toulon, prés, par M.E.Ropert.
HAUTE-VIENNE. — Saint-Charles Eenry, rue Sainte-Valérie, 7, à Limoges,
prés, par M. A. Le Play.
ESPAGNE. — Lemaire (Henri), ingénieur à Almeria, province d'Almsria,
prés, par M. Jules Henriet.
ITALIE. — Borghêse (Son Exe. le Prince), palais Borghèse, à Rome,
prés. par MM. le duc de Bauffremont et A. Delaire ; SANTANGELO (Ippolito-
Spoto), via Universita, 32, p. p. à Palermo, prés, par M. A. Delaire.
GRANDE-BRETAGNE. —Leigh (E. A.), ingénieur, Cross Street, 37, à Man-
chester, prés, par M. Cari Imandt.
AMÉRIQUE. — Gérard (Pierre), négociant à Saint-Pierre Martinique, prés
par M. Ed. Demolins; Chadenèdes (F.-B.), Guelph, Ontario (Canada), prés,
par M. E. Demolins.
LE RECRUTEMENT DES UNIONS. — La liste des présentations témoigne
du zèle avec lequel nos confrères continuent leurs efforts pour le recrute-
ment des Unions. En les remerciant de ce précieux concours,nous leur rap-
pelons que succès oblige, et que les résultats obtenus doivent les engager ;>
616 LA RÉFORME SOCIALE

faire mieux encore. Ceux qui n'auraient pas encore rempli l'obligation mo-
rale de présenter au moins un nouveau confrère, sont instamment priés de
ne point différer davantage. Nous recevons chaque jour des lettres touchantes,
soit par le dévouement qui les inspire, soit par les encouragements qu'elles
nous donnent. Nous n'osons les transcrire ici, mais du moins nous pouvons
assurer que la 'Réforme sociale ne négligera rien pour rester digne des juge-
ments bienveillants dont elle est l'objet. Quant aux Unions, elles seront
heureuses,si, à l'occasion de la nouvelle année, nos confrères veulent bien,
comme l'an dernier, donner à leurs voeux la forme d'adhésions nombreuses:
c'est le meilleur gage d'un avenir prospère, c'est-à-dire d'une propagande
de plus en plus efficace en faveur des vérités sociales.

LA BIBLIOTHÈQUE DE Là PAIX SOCIALE. — La nécessité d'accroître


largement la diffusion de la Bibliothèque sociale s'impose avec urgence, en
raison du rapide développement des Unions. En réponse à une note d'une
de nos précédentes Chroniques (n°du 1b octobre), beaucoup de nos confrères
nous ont transmis les noms d'honorables libraires qui veulent bien nous
donner leur concours. Nous les remercions vivement et nous espérons que
leur exemple sera suivi partout. Nous prions tous ceux de nos confrères, et
surtout de nos correspondants, qui habitent un centre important, de s'en-
tendre, s'ils le jugent utile, avec une maison bien posée de leur localité qui
consentirait à s'intéresser à notre propagande. Aussitôt que nous aurons
reçu les réponses en nombre suffisant, une circulaire sera adressée aux librai-
res correspondants, et leurs noms figureront sur la couverture de la Rtvun.
En même temps que la Gazette du Dimanche publiait à Paris une étude
intéressante sur F. Le Play par M. Rastoul, M. Bôhmert, chef du Bureau de
statistique de Dresde, nous annonçait qu'une biographie détaillée de notre
fondateur va paraître, par ses soins, dans l'Arbeiter Freuncl.

CORRESPONDANCE. — UNIONS DE NORMANDIE.


— Parmi les questions trai-
tées au congrès catholique de Rouen, notre excellent confrère,M. J. Le Picard,
nous signale ce qui a trait au respect du dimanche. Le rapporteur a fait
ressortir à ce propos l'action exercée par la Réforme sociale, en exprimant le
voeu qu'en Normandie cette influence soit soutenue et élargie. Beaucoup
d'autres questions mériteraient aussi une mention, notamment ce qui a rap-
port au patronage et aux moyens pratiques d'en assurer l'efù'cacité ; à la
nécessité de former des maîtres et des adjoints pour l'enseignement dans les
écoles libres... Ce dernier voeu va recevoir satisfaction à Rouen par la créa-
tion d'un externat spécial. Ces réunions, en rendant plus agissant le dévoue-
ment au bien public, aideront nos confrères à faire mieux connaître le rôle
des Unions et le programme de la réforme sociale.
UNIONS DE BRETAGNE. —Notre éminent confrère,l'amiral comte de Gueydon,
veut bien s'occuper de la création d'un groupe actif des Unions, qui aurait
son siège à Landerneau. Cette petite ville est naturellement désignée par sa
position centrale entre Brest, Morlaix et Quimper; elle est,en outre,entourée
de propriétaires résidents, parmi lesquels nous rencontrons des sympathies
nombreuses. Quelques rencontres préparatoires nous ont déjà valu plusieurs
adhésions, et nous espérons qu'avec le concours toujours zélé de nos amis
de Brest, les Unions de Bretagne pourront recevoir un utile développement.
— « Dans nos campagnes, nous écrit
UNIONS D'ANJOU, MAINE ET TOURAINE.
M. le curé de Saint-Denis des Coudrais (Sarthe), les jeunes filles, éblouies
par les attraits des grandes cités, semblent plus que jamais disposées à abao-
UNIONS DE LA PAIX SOCIALE 617
donner le foyer paterne! pour aller se fixer dans les villes. Elles y sont
attirées par l'espérance d'y trouver UQ travail rémunérateur qui leur fait
entièrement défaut chez nous, surtout pendant l'hiver. Emu de cet engoue-
ment, M. le curé de Saint-Rigomer des Bois sut y porter remède, en insti-
tuant dans sa paroisse un atelier de confection, dont il confia la direction à
une ouvrière intelligente. C'est par le concours des Unions qu'il est arrivé
à ce résultat. Ce qui a été institué à Saint-Rigomer, et qui a produit là de
si heureux résultats, ne pourrais-je pas, avec votre aide, le tenter aussi avec
succès pour mes paroissiennes et les jeunes filles de nos environs? i — Sans
doute, il ne faut introduire qu'avec une sage mesure dans les campagnes un
travail industriel qui pourrait contribuer à détourner encore les femmes du
travail des champs. Mais, pour les populations dont il s'agit, l'alliance d'une
industrie domestique avec l'exploitation rurale contribuera certainement à
maintenir la famille au foyer. Aussi,nous sommes-nous empressés de mettre
M. le curé de Saint-Denis en relation avec ceux de nos confrères qui avaient
si bien réussi, l'an dernier, à Saint-Rigomer.
UNIONS DE LIMOUSIN ET MARCHE. — Un de nos confrères, nommé professeur
dans un établissement d'enseignement secondaire, nous écrit : «Ai-je besoin
de vous dire que je me propose de mettre mes. meilleurs efforts au service
de notre cause? Le programme modeste de ma classe ne comporte pas, il
est vrai, un cours suivi de science sociale ; mais il n'est pas impossible d'en-
trer sur ce terrain à la faveur des divers incidents de la vie sociale : explica-
tions de classe, conversations de récréation... J'essaierai, du moins, de
cette manière, avec la confiance que Dieu bénira et fécondera de pareils
efforts. »
UNIONS D'AUNIS, ANGOUMOIS ET SAINTONGE. — Nos confrères ont déjà vu plus
haut le compte rendu de la réunion régionale présidée par M. Daras. Elle
avait été préparée avec la plus grande sollicitude par MM. de Rousiers et
D. Touzaud. Nos confrères ont été récompensés de leur zèle par le succès
qui a couronné leurs efforts. Us nous ont donné à tous un excellent exemple,
en ne s'écartant pas du caractère sérieux et familier qui convient à une réu-
nion de travail.
Un deuil de famille qui a frappé M. Laroche-Joubert a nécessité l'ajourne-
ment du rapport annoncé de M. Touzaud sur les papeteries coopératives d'An-
goulême. Quant au remarquable travail de M. de Rousiers sur l'État social
dans la région deConfolens, les lecteurs de la Bévue en auront bientôt la plus
grande part.
UNIONS DE GASCOGNE. — « Soyez assuré, nous écrit M. l'abbé Brousse, de
Roquefort (Landes), que je propagerai nos idées autour de moi. Je lis en ce
moment YOrganisation du travail, ou plutôt je l'étudié, la plume à la main. Je
puis vous assurer, à cause de mes bonnes relations avec divers chefs d'ate-
lier de Roquefort, que plusieurs des réformes indiquées par M. Le Play seront
faites avec plaisir. Ces maîtres sont bons et religieux; ils aiment leurs
ouvriers et ils en sont aimés. Leur exemple sera bon et salutaire pour ce
pays où les idées nouvelles pénètrent d'une manière déplorable. Il y a dans
cette localité une industrie qui demande une étude spéciale. Les fours àchaux
sont nombreux; ils occupent un certain nombre d'ouvriers. Des femmes
et desjeunes filles sont même très souvent employées à décharger ou à
charger le four. Le repos dominical n'est guère observé, et, de là, bien des
désordres. Je me propose d'étudier cette question. Je vais consulter plusieurs
maîtres de fours, afin de leur demander, si la chose est pratique, le repos du
Dimanche. Cela obtenu, dans la mesure du possible, nous verrons comment
618 LA RÉFORME SOCIALE
il faudrait supprimer le travail des jeunes filles, qui, dans la société de
ces hommes grossiers, ne peuvent que perdre leur réserve et leur modestie.
Vous aurez en moi un tout petit confrère, le cercle de mes oeuvres sera très
restreint. Mais vous aurez du moins un ouvrier dévoué. Travaillons tous à
rétablir dans le monde le règne du Décalogue : cette pensée qui est le fon-
dement des oeuvres de M. Le Play, est véritablement une pensée de génie.
Pour la prospérité en effet, il faut la paix ; la paix c'est la tranquillité dans
l'ordre; et la créature n'est dans l'ordre que lorsqu'elle suit la voie tracée
par le Créateur dans le Décalogue. »
— Notre zélé correspondant, M. de Peyralade,
UNIONS DU HAUT-LANGUEDOC.
professeurà la Faculté libre de droit, en nous annonçant la réouverture de ses
conférences de science sociale, nous dit également qu'il a fait à la Société d'a-
griculture une communication développée sur le Code civil et la propriété
rurale.— Une circulaire de M. Ducros, secrétaire, envoyée aux confrères
de la région, leur rappelle que, « dans l'assemblée du 4 mai derniei;, il a été
décidé, à l'unanimité, qu'une cotisation de deux francs serait demandée à
chaque membre de la région,pour parer aux frais de propagande régionale, »
et les invite à envoyer cette petite somme immédiatement, afin que les
comptes puissent être clos et soumis à l'approbation de « la réunion régio-
nale, qui aura lieu dans le cours de février 1884. » — Nous espérons que nos
confrères prépareront, pour cette réunion, quelques-uns de ces travaux
locaux, qui,seuls,donnent un intérêt réel et une utilité pratique aux réunions
régionales. Ils trouveront d'ailleurs, pour les aider dans leur tâche,toutes les
publications de l'Ecole delà Paix sociale à la librairie Sistac et Boubée-
UNIONS DE PROVENCE.
— Nos confrères savent déjà que M. Ch. de Ribbe
achève un livre d'un haut intérêt ; F. Le Play d'après sa correspondance.
La première partie est un récit attachant, rempli de détails inédits ou Jpeu
connus; la seconde est la correspondance elle-même, souvent éloquente,
toujours animée d'un ardent dévouement au bien public. Diverses causes
ont retardé la publication : « J'ai voulu, nous écrit M. de Ribbe, étendre un
peu mon cadre. Je m'étais arrêté à 4 870 ; mais lorsque j'ai relu les lettres
des années suivantes, j'ai trouvé tant de traits à recueillir que, de proche en
proche, mon esquisse s'est étendue jusqu'à 1882. »
UNIONS DE DAUPHINÉ ET VIVARAIS.
— « Je ne vous ai pas encore répondu au
sujet de la reproduction par les journaux de province des articles de la
hevue. Nos amis de Lyon ont accompli un progrès, dans cet ordre d'idées, et
je suis heureux de vous annoncer que,dans l'Ardèche,nous touchons au but.
Le Patriote, nouvellement réorganisé, devient quotidien, à partir du 401' jan-
vier, et c'est alors que le directeur, notre confrère M. d'Albigny, d'accord avec
nous, publiera périodiquement des extraits de la Réforme. » M. Rostaing
ajoute qu'une petite réunion des Unions aura lieu, en décembre, à Privas ;
qu'une autre, plusjiombreuse se prépare à Grenoble, pour février. Il souscrit,
au nom de son groupe, pour 200 exemplaire de la brochure de M. le comte
de Butenval : Les lois de succession appréciées pai les chambres de commerce,
et prend part à l'Enquête sur l'état, des familles, en faisant reproduire l'article
de M. J. Michel et le questionnaire de M. Cl. Jannet (voir ci-dessus p. 385,
464 et 489).
UNIONS DE LYONNAIS, FOREZ ET BRESSE.
— En même t suaps que nos confrères
préparent leur réunion régionale pour janvier prâstiain, ils continuent
leurs efforts pour étendre dans la presse locale la publicité des travaux de
notre Ecole. Nous rappelons que la diffusion des vérités sociales serait sur-
tout très désirable, sous forme dé Variétés, dans les journaux à ûiï sou;
[DOTONS DK LA PAIX SOCIALE 619
Notre honorable confrère, M. Desgrand nous promet une note sur l'organi-
tion de l'école de commerce de Lyon et sur divers détails de son enseigne-
ment
.
AUTRICHE-HONGRIE. — Le R. P. Tondininous écrit de Diakovar (Slavonie) :
« S. Exe. Mer Strossmayer me charge de communiquer à la rédaction de la
Réforme sociale la vive satisfaction que lui procure, la façon dont est rédigée
cette Revue, qu'il apprécie hautement. » — Nous sommes profondément
reconnaissants au grand évêque,qui,spontanémentet de si loin, nous envoie
cette précieuse approbation, et qui. en outre, daigne largement concourir à
la diffusion de nos travaux.
Le rédacteur en chef de la Revue générale de Cravovie, le R. P. Morawski,
nous promet, en entrant dans les Unions,de propager «les grandes idées de
F. Le Play » dans la Revue dont il a la direction. Il espère aussi nous adres-
ser de temps à autre quelques travaux sur la Pologne,qui est peu représentée
dans noire Bibliothèque.
BELGIQUE. — La Société belge d'Economie sociale a entendu, dans sa pre-
mière séance, deux rapports : 4 ° la propriété foncière et les lois fiscales, par
M. Ch. Thiébault; 2° aperçu de l'état actuel de l'enseignement économique à
Paris, par M. V. Brants.
Nous recevons de M. Hoyois, docteur en droit, un très intéressant travail
sur une question fort débattue en ce moment dans toute l'Europe : Liberté,
tolérance ou répression en matière de moeurs. La spécialité du sujet ne nous
permet pas d'analyser cette importante brochure, mais nous en recomman-
dons l'étude à nos confrères (chez Pceters, libraire, Louvain).
AFRIQUE. — Un de nos confrères nous écrit de Libreville (Gabon), qu'il
recueille, avec le concours de plusieurs résidents français, des notes très
complètes, qu'il nous enverra prochainement, sur l'état social des populations
de cette région.
TABLE DES MATIERES
DU TOME VI

LIVRAISON DU 1"' JUILLET 1883


LA RÉUNION ANNUELLE (2" partie).
SEANCE DES UNIONS DE LA PAIX SOCIALE
T. [— L'ACTION PRATIQUE DES UNIONS, rapport présenté par M. A. Delalre,
secrétaire général des- Unions. 5
II. — RÉSUMÉ DE LA DISCUSSION GÉNÉRALE, par le baron d'Artigues, se-
crétaire des séances. - 16
III. — LE HEPOS DU DIMANCHE, rapport présenté par M. Joseph C.rlffaton,
secrétaire de la Commission du repos du Dimanche. 18
SÉANCE DE LA SOCIÉTÉ D'ÉCONOMIE SOCIALE
ï. — pratique suivie à
LES SOCIÉTÉS COOPÉRATIVES DE CONSOMMATION, d'après la
Commentry, rapport présenté par M. A. CSîbon, directeur des
Forges de Commentry. 22
II. — LES BANQUES POPULAIRES ET LA PAIX SOCIALE, Rapport présenté par le
P. Ludovic de Besse. 35
III. — LE MOUVEMENT DE LA POPULATION EN FRANCE ET A L'ÉTRANGER. Rapport
présenté par M. B. CUeysson, ingénieur en chef des Ponts et
Chaussées, président de la Société de Statistique. 37
IV. — LE MOUVEMENT POUR LA RÉFORME DES LOIS DE SUCCESSION EN ALLEMAGNE,
Rapport présenté par M. Claudio Jauni-1, professeur à la Fa-
culté libre de droit de Paris. 66

I. — SÉANCE DE CLÔTURE. — DÎNER DU 22 1883, compte rendu par


MAI

.M.-K. de Thieriet, secrétaire des Unions.
RÉSUMÉ GÉNÉRAL DES QUESTIONS ÉTUDIÉES PENDANT LA; RÉUNION AN-

NUELLE par M. Vacherot, de l'Institut, président.—LA GRA-


TUITÉ DE L'ENSEIGNEMENT PRIMAIRE, par l'amiral Comte de
««ueydou, ancien gouverneur général de l'Algérie. 85
LIVRAISON DU 15 JUILLET 1883
I. — ASSEMBLÉE GÉNÉRALE DES ACTIONNAIRES DE LA RÉFORME SOCIALE. — RAP-
PORT PRÉSENTÉ PARj LE GÉRANT POUR L'EXERCICE FINANCIER DE L'ANNÉE
4883, par Edmond Bemoliii».
319. 89
II. — LA COLONISATION EN ALGÉRIE — I. LA POPULATION ET SON HISTOIRE, par
.
SU. le général aioutaudon. 91
lit. — LA MÉTHODE D'OBSERVATION SOCIALE EN ANTHROPOLOGIE, par M. Adrien
Arcelin. 100
IY. — UN GROUPE D"USINES DE LA VALLÉE DE MASSEVAUX (ALSACE-LORRAINE). —
ÉTAT MORAL ET ORGANISATION INDUSTRIELLE, par M. Itoliat Bé-
champ, avocat, docteur eu droit. 110
V. — COURRIER POLONAIS, par M. F. Ostrinski. 118
TABLE DES MATIÈRES 621
VI. — CORRESPONDANCE. — LE CRÉDIT DD MOUSSE, par SI. Alfred de
Courcy. 424
VII. — CHRONIQUE DU MOUVEMENT SOCIAL, par SI. A. FoUgeroUSSC. 125
VIII. — UNIONS DELA PAIX SOCIALE, par M. Alexis Delaire. 132

LIVRAISON DU 1<=r AOUT 1883


I. LES VOYAGEURS DE LA SCIENCE SOCIALE, par SI. E. OemolillK. 137
II. LA COLONISATION EN ALGÉRIE. — II. MOEURS, COUTUMES, ÉTAT SOCIAL,
par M. le général Montaiidon. 138
III. LE ROLE SOCIAL DES FE51NES AU XVIIIe SIÈCLE, d'après Une publication
récente, par M. A. Boyenval. 149
IV. — LA CONCURRENCE AMÉRICAINE ET LE DOMAINE PATRIMONIAL AUX ÉTATS-UNIS,
par SI. Gabriel Ardant. 155
V: LE ItÉGIME MUNICIPAL DANS UNE SEIGNEURIE AU AGE, d'aprCS des
— MOYEN
documents nouveaux, par le baron d'Artigues. 163
VI. — LES QUESTIONS D'ÉCONOMIE SOCIALE DEVANT LES SOCIÉTÉS SAVANTES DE PRO-
VINCE, SI.
par ftiuilland. 167
Vil. — SOCIÉTÉ D'ÉCONOMIE SOCIALE.
— LES HUTTIERS ET LES PAYSANS DES MARAIS
DE LA SEVRE, — RAPPORT PRÉSENTÉ par SI. hi. BeiIlolÎHS. 169

LIVRAISON DU 15 AOUT 1883


I. ->- LE ROLE DE LA FEMME DANS LA FAMILLE, A PROPOS DE PLUSIEURS PUBLICA-
.

TIONS NOUVELLES. •— I. LA FEMME CHEZ LES POPULATIONS STABLES, pal'


M. Paul de Bousiers 193
II. LES TENDANCES SOCIALES DANS LE ROMAN CONTEMPORAIN, par M. Firmiu
Boissin. 203
III. LA GRATUITÉ DE L'ENSEIGNEMENT PRIMAIRE. — LES ÉCOLES LIBRES D'ANNO-
par SI. Iiéon Rostaing, administrateur des papeteries de
NAY,
Vidalon-les-Amionay. 208
IV. — UN OBSERVATEUR D'AUTREFOIS. — GOETHE EN FRANCE, par M. Albert
Babeau. 312
V. — LA GRANDI; PLAIE DE L'AGRICULTURE, d'après une publication récente,
parti, le baron René de France. 215
VI. — COURRIER DE BELGIQUE, par SI. Charles Uejace, avocat près la Cour
d'appel de Liège. 220
VII. — L'ÉMIGRATION EN AUVERGNE, — LES DIVERSES CATÉGORIES D'ÉMIGRAKTS,
par SI. J.-B. Busseuil. 225
VIII. — UNE NOUVELLE PUBLICATION' SUR LE SWÏT COUTUiMIER FRANÇAIS, par
M. Jules Eiacointa, ancien "avocat à la Cour de cassation. 233
IX. — UNIONS DE LA PAIX SOCIALE,r"par SI. A. Jttelalre. 236
LIVRAISON DU 1" SEPTEMBRE 1883
I. — L'ÉDUCATION NATIONALE EN CHINE, d'après le TAM TU KINH, par
SI. Emm. de Carzon. 241
IL — LE ROLE DE LA FEMME DANS LA FAMILLE A PROPOS DE PLUSIEURS PUBLICA-
TIONS NOUVELLES. — II.
LES FEMMES CilEZ LES POPULATIONS ÉBRANLÉES
OU DÉSORGANISÉES, par SI. Paul de JJÏousiers. 250
622 ' LA RÉFORME SOCIALE

III. — LA SOCIÉTÉ ORIENTALE. ORGANISATION DE L'ÉGLISE par


GRECQUE,
M. «fuies Henriet, ingénieur des ponts et chaussées de l'Em-
pire ottoman. 288
IV. — COURRIER HONGROIS, par 18. EM . Nagy de Felso Eor, professeur
à la Faculté de droit de Nagy Varad. 569
V. — UNE ORGANISATION DU TRAVAIL RURAL. — LE GAGNAGE, par M. A,
Feyenx. 272
VI. — LA PARTICIPATION DANS UNE MAISON DE BANQUE, par M. lui. 274
VII. — LE CONCOURS POUR LE PRIXRAVIZZA. 276
VIII. — LES TRAVAUX DE LA SOCIÉTÉ BELGE D'ÉCONOMIE SOCIALE, par M. Victor
Brants, professeur à FUûiversité de Louvain. 277
IX. — LA FEMME DE JOURNÉE CÉLIBATAIRE EN NORMANDIE. — PRÉCIS DE SON-

par M. A. ©., ingénieur des travaux de l'Etat.


BUDGET, 279
X. — CORRESPONDANCE. — MORALE ÉLECTORALE, par «ïuleS Iiejenne. 280
XI. — CHRONIQUE DU MOUVEMENT SOCIAL, par M. A. Fongerousse. 281

LIVRAISON DU 4 5 SEPTEMBRE 1883

I. — LES DOCTRINES SOCIALES DE M. LE COMTE DE CHAMBORD, par M. Ed-


mond Demolins. 289
II. — UN COTÉ DE LA RÉFORME SUCCESSORALE. — LES PARTAGES D'ASCENDANTS,
par M. Urbain Guérin. 293
III. — LA DÉLIMITATION DES COMMERCES ET LE RÉGIME DES ANCIENNES CORPORA-
TIONS, par M. A. Feyenx, ancien négociant. 305
IV. — LA QUESTION DE LA POPULATION, A PROPOS D'UNE COMMUNE MARITIME DE LA
PICARDIE, par M. A. Fongeronsse. 346
V. — par M. A. D.
LOIS ET MÉTHODE DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE, 325
VI. — L'ÉPILOGUEDEL'HISTOIRE DE SÏMÉLOUGAS, par le comte de la Selle. 327
VII. — CORRESPONDANCE. — I. LE (MOUVEMENT POUR LE REPOS DU DIMANCHE, par
M. H. — H. UNE CAUSE DE DÉPOPULATION, par M. «J. Maistrei 329
VIII. — UNIONS DE LA PAIX SOCIALE. — PRÉSENTATIONS ET CORRESPONDANCE, par
M. A. Belaire. 331

LIVRAISON DU 1er OCTOBRE 1883


L — L'ASSURANCE DES OUVRIERS CONTRE LA MALADIE, D'APRÈS LA NOUVELLE LOI

ALLEMANDE, par M. Charles <5rad, correspondant de l'Institut,


député de l'Alsace au Reichstag. 337
H. — LES ARTISANS D'AUTREFOIS. — ESQUISSES D'INTÉRIEURS'BOURGEOIS,par
M. Albert Mabeau. 342
III. — LES SOCIALISTES CHRÉTIENS EN ANGLETERRE, D'APRÈS DES PUBLICATIONS AN-
GLAISES, par M. A. ÏSoyeioal. 352
IV. — LES ÉCOLES LIBRES PAYANTES ET HIÉRARCHISÉES DE LA VILLE DE BREST, par
M. Delécluse. 361
V. — UNE ÉCOLE PROFESSIONNELLE DE COLONISATION EN ANGLETERRE,parM. Panl
de Bousiers. 364
VI. — LA SITUATION DES OUVRIERS DANS UNE USINE, pal' M. A. C. 366
VII. — UNE PETITE INDUSTRIE A DOMICILE. LE CLOUTIER DE CERELLES, pal"
SI. «B. Pagquier. 369
TABLE DES MATIÈRES 623
VIII. — L'INDUSTRIE DES DRAPS ET LE SYSTÈME DES ADJUDICATIONS, par SS. Jules
Maistre, manufacturier à Villeneuvette. 372
IX. — LES CONSTITUTIONS MODERNES, par M. Saint-Girons, avocat à la
Cour d'appel de Lyon, professeur à la Faculté libre de droit. 374
X. — CORRESPONDANCE. — LE DÉCLASSEMENT SOCIAL, par M. Bellident. 376
XI. — CHRONIQUE DU MOUVEMENT SOCIAL, par SS. A. Foageronsse. 378
LIVRAISON DU 45 OCTOBRE 1883.
I. — L'ENQUÊTE SUR L'ÉTAT DES FAMILLES ET L'APPLICATION DES LOIS DE SUCCES-
SION AUX POPULATIONS OUVRIÈRES RURALES OU URBAINES. — I. LA MÉ-
THODE DES TRAVAUX, par M. Claudio «Tannet. 388
II. — LES ANCIENNES CORPORATIONS DE MÉTIERS EN LIMOUSIN. — 1. PÉRIODE DE
LIBERTÉ, par MB. fjouis Guibert. 393
ll[. — LA PARTICIPATION AUX BÉNÉFICES DANS UN ATELIER DE SERRURERIE, pal'
M. Paul Montier. 403
IV. — OBSERVATIONS SOCIALES DES VOYAGEURS. — LES INDIENS DE L'AMÉRIQUE DU-

SUD,par M. Paul de ïîousiers. 44 0


V. —- COURRIER DE SUISSE, par M. M. Cetty. 455
VI. — UNE FAMILLE D'INDUSTRIELS A PROPOS DD CENTENAIRE DE L'iNVENTION DES
BALLONS, par SI. JT. SS. 417
VII. — LA DIMINUTION DU BÉTAIL DANS LA VALLÉE DE L'AUTIIIE (i'AS-DE-CALAIS), pal'
SE. le baron ISeué de France. 449
VIII. — ESQUISSE D'UNE FAMILLE DE CONTAD1NO DE L'ÛMBRIE, par P, C.
Bovet. 421
IX. — CORRESPONDANCE. IMPRESSIONS DE VOYAGE, par M. E. Michel. 424
X. — UNIONS DE LA PAIX SOCIALE. PRÉSENTATIONS ET CORRESPONDANCE, par
m. A. Belaire. 427
LIVRAISON DU 4 e* NOVEMBRE 4 883.
I. — L'ENSEIGNEMENT DE LA SCIENCE SOCIALE ET L'ÉCOLE DES VOYAGES, par
II. Edmond Oemolivs. 433
II. — LES ANCIENNES CORPORATIONS DE MÉTIERS EN LIMOUSIN. 11. PÉRIODE DE
RÉGLEMENTATION,par M. Lonis Guibert. 445
III. — L'INSTRUCTION PUBLIQUE EN FRANCE.
— LES RÉFORMES NÉCESSAIRES,
D'APRÈS

UNE PUBLICATION NOUVELLE, par le baron St. de France. 4SS


IV. — L'ENQUÊTE SUR L'ÉTAT DES FAMILLES ET L'APPLICATION DES LOIS DE SUCCES-
SION AUX POPULATIONS OUVRIÈRES RURALES OU URBAINES. — II. LE
QUESTIONNAIRE, par SI. Claudio Jannet. 464
V. — COURRIER DE L'AMÉRIQUE CENTRALE, par M. Ernest Slicliel. 472
VI. — ÉCOLE DES VOYAGES. — PROGRAMME DU COURS DE MÉTHODE DE M. EDMOND
DEMOI.INS. 474
VII. LA SCIENCE SOCIALE AU CONGRÈS DES SOCIÉTÉS SAVANTES, pal' M. B. 476
VIII ~» CHRONIQUE DU MOUVEMENT SOCIAL, par U. A. Fougreronsse. 478
LIVRAISON DU 45 NOVEMBRE 4 883.
I. -—
L'ASSURANCE DES OUVRIERS COSTl'.E LICS ACCIDENTS AU PARLEMENT ALLEMAND,

par SS. Charles Grad, député de l'Alsace auReichstag, mem-


bre de la Commission des assurances ouvrières. 481
624 LA RÉFORME SOCIALE
II. — LA. RÉFORME DES LOIS DE SUCCESSION EN FRANCE. — LES MOTIFS QUI LA
RENDENT NÉCESSAIRE ET LA MESURE DANS LAQUELLE ON DOIT LA RECLA-
par M. tl. Michel, ingénieur en chef des P. et C. 489
MER,
III. — NOTES DE VOYAGE. — APERÇU SOCIAL SUR LE SCHLESWIG-HOLSTEIN, par
M. A. Fougerousse. 501
IV. — LA COLONISATION FRANÇAISE DANS L'ANNAM ET LE CAMBODGE, par M. Paul
de Bousiers. 506
V. — UNE BANQUE D'ÉPARGNE POUR LES ENFANTS A SAN FRANCISCO, par M.X.5I0
VI. — NÉCROLOGIE. — LE CARDINAL DE BONNECHOSE, par MM. A. Delaire et
Henri de Tourville. 511
VII. — UNIONS DE LA PAIX SOCIALE, par M. A. Delaire. 512
VIII. — SOCIÉTÉ D'ÉCONOMIE SOCIALE. LES FRANCS AVANT CLOVIS.
— — LEUR ORGA-
NISATION SOCIALE, par M. le général Favé, de l'Institut. 518
LIVRAISON DU 1" DÉCEMBRE 1883.
I. — LES PROFESSIONS LIBÉRALES ET LES ABUS DE L'ENSEIGNEMENT DU DROIT, par
M. Daniel Touzaud, docteur en droit, ancien magistrat. 529
II. — SCÈNES DE LA VIE DOMESTIQUE. UNE FAMILLE BOURGUIGNONNE PENDANT LA
RÉVOLUTION, M.
par H. Iteanne, ancien procureur général. 535
III. — LES SALONS AU XVIIIe SIÈCLE ET LEUR INFLUENCE SOCIALE DAPRÈS UNE
PUBLICATION RÉCENTE, par M. A. Boyenval. 545
IV. — LA VIE RURALE DANS LE ROMAN CONTEMPORAIN, par M. F. Boisslll. 652
Y. — COURRIER DES ÉTATS-UNIS. — LA QUESTION SOCIALE, par M. H. 561
VI. — LE CONGRÈS DES SOURDS-MUETS DE BRUXELLES ET LES CONCLUSIONS DE LA
STATISTIQUE, par M. H.
Cetty. 567
VII. — LE REPOS DU DIMANCUE SUR LES CHEMINS DE FER DES PAYS-BAS. 570
VIII. — CHRONIQUE DU MOUVEMENT SOCIAL, par M. A.
Fougreronsse. 571
LIVRAISON DU 15 DÉCEMBRE 1883.
I. — L'ANTAGONISME DU SYSTÈME ADMINISTRATIF ET DU SYSTÈME POLITIQUE EN

FRANCE DEPUIS LA RESTAURATION, par M. Joseph Ferrand. 577


II. — SCÈNES DE LA VIE DOMESTIQUE. —; UNE FAMILLE BOURGUIGNONNEPENDANT LA
RÉVOLUTION(fin), par M. Henri Beaune, ancien Procureur
général à la Cour d'appel de Lyon. 588
III. — LES ORIGINES DE LA CENTRALISATION FINANCIÈRE EN FRANCE, par M. Keilé
Stourm, ancien inspecteur des Finances et administrateur des
contributions indirectes. 599
IV. — LES VALLÉES VAUDOISES, par M. &. de Malntenay. 004
V. — LE GAGNAGE, par le baron Bt, de France. 606
VI. — RÉUNION MENSUELLE DU GROUPE DE PARIS. — DINER DU 26 NOVEMBRE,
compte rendu par M. Albert Btuparc. 608
VII. — RÉUNION RÉGIONALE DE L'UNION D'ANGOUMOIS, AUNIS ET SAINTONGE, Compte
rendu par M. I»anl de Bousiers. 612
VIII. — UNIONS DE LA PAIX SOCIALE, par M. A. DelaiMCrri-^^ .>v 614

Le Directeur-Gérant: EDMOND BEMQLIÏÎS) 7j> , '~- '>


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Paris — Imprimerie de l'Étoile, BOUDET directeur, vue Ctissdllç, l..<5' }
SUPPLEMENT A LÀ REFORME SOGIALE
Du 15 décembre 4883.

Les personnes qui reçoivent la Revue en qualité de mem-


bres des Unions de la paix sociale, sont priées de nous faire
parvenir le montant de leur cotisation pour l'année 1884
(12 fr. pour la France, 14 fr. pour les pays de l'Union postale.
— .(En dehors de l'Union postale, le port en sus).
Les abonnés dont l'abonnement expire au 1er janvier, sont
invités à le renouveler le plus tôt possible (15 fr. par an pour
la France, 18 fr. pour les pays de l'Union postale). Ceux qui
demanderont à être admis dans les Unions, avant le 5 janvier,
jouiront, dès l'année 1884, de la réduction indiquée ci-dessus.
Le mode de paiement le plus facile est l'envoi d'un man-
dat ou d'un mandat-carte, au nom de M. Leloup, adminis-
trateur de la Revue.
,
Les cotisations ou les abonnements qui n'auraient pas été
envoyés directement avant le 5 janvier, seront recouvrés pai
la poste, moyennant un supplément de 75 centimes.
Selon l'usage, les personnes qui, à l'expiration de leur
abonnement, continuent à accepter la Revue, sont considé-
rées comme ayant renouvelé leur abonnement.
Les trois premières années de la Réforme, formant six
.
beaux volumes, sont vendues au prix de -25 fr. (Il ne reste
qu'un très petit nombre d'exemplaires.) — Les 'tomes
I, II, III, V et YI sont vendus séparément, à raison de 4 fr.
le volume.
.Bureaux de la Revue: Boulevard Saint-Germain, 174. |

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