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FRANCE : UN AN, 13 fr. ; Six MOIS, 8 fr. J EUROPE : Us AN, 18 fr. ; Six MOIS, 10 fr.
le port en sus.
Hors l'Europe :
lie» SIembres des Unions de la paix sociale reçoivent île droit la ~Rèforr
en «'cliimife «le leur eoti*utioii annuelle de IS fr. (14 f.r. pour le» pi.
de l'SJniou postale).
LE NUMÉRO: 80 CENTIMES
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Gtrmain, 174, à Paris.
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Les cinq premiers volumes sont vendus au prix de 6 fr. le volume. Pour les
membres des Unions, S fr. Les tomes IV et V étant presque épuibés ne se vendent
pas séparément.
UNIONS DE LA PAIX SOCIALE
I. — PROPAGANDE ET RECRUTEMENT
Quelle que soit l'opinion que l'on aime à se faire sur la valeur de
l'intervention sociale de l'État, il faut ien reconnaître que, de long-
I
III. — CONFÉRENCES.
rir plusieurs dans la même tournée, imitant les procédés que la Ligue
de l'enseignement a mis en usage avec tant d'habileté, répétant quel-
ques conférences choisies dans les diverses sta!ions où les correspon-
dants locaux lui auraient à l'avance préparé un auditoire sympathique.
C'est encore une question pour laquelle nous réclamons toute la solli-
citude de nos confrères.
Mais, en attendant, il est des conférences intimes, familières, que
beaucoup de nos confrères pourraient utilement faire dans les cercles
trop souvent dépourvus d'une distraction élevée; dans les hôpitaux,
ainsi que le fait déjà avec un zèle admirable un de nos confrères de la
Société d'Économie sociale; et surtout dans les écoles des divers degrés,
car c'est par la jeunesse qu'il faut préparer l'avenir. Le développe-
ment des programmes scientifiques a depuis longtemps peu à peu dis-
posé les jeunes esprits à s'écarter partout des systèmes vides, pour
rechercher les études positives. Appropriés à des auditoires divers,
quelques exemples nets sur la méthode d'observaiion dans la science
sociale, quelques exposés de ses principales applications, quelques faits
mettant en lumière les té>ités du boa sens, selon l'heureuse expres-
sion de M. H. Beaune à notre réunion de Lyon, seraient à coup sûr des
plus utiles. MM. Jules Michel, Léon Rostaing, Malherbe, ont donné
l'exemple de divers côtés. Cet apostolat de la vérité est l'un des
devoirs les mieux remplis à l'étranger par les classes dirigeantes ; il
serait très heureux que sur ce point les membres des Unions eussent
à coeur d'imiter de bienfaisantes initiatives.
IV. — LA PRESSE.
Si la conférence à laquelle on vient assister est plus puissante que le
livre qu'on n'ouvre pas toujours, le journal qui va chercher le lecteur
est encore un moyen de publicité bien plus efficace. Il a été beaucoup
fait à cet égard depuis un an dans la presse locale. Un grand nombre
de journaux, à Lille, à Lyon, à Montluçon, à Toulouse, à Rennes, au
Mans, à Angoulême, à Rouen.... ont accepté de reproduire, autant que
possible a/ec périodicité régulière, des articles de nos livres ou de la
Revue, extraits textuellement ou «adaptés » aux diverses feuilles. Il
importe que dans chaque groupe un membre réunissant les loisirs et
les aptitudes nécessaires soit chargé de ce service, ou mieux, ainsi
qu'on l'a fait à Lyon, qu'un membre soit spécialement attaché à cha-
cun des journaux amis. Il faut en outre que le correspondant veuille
bien donner ses soins à cette publicité, pour ne pas laisser les bonnes
volontés se décourager dans les petites difficultés inhérentes à toute
organisation nouvelle. Rien ne sera plus propre à faire connaîlre lar-
gement notre Ecole, ce qui est le point important, à préparer le
L'ACTION PRATIQUE DES UNIONS 11
Parmi les travaux que les Unions ont plus particulièrement suscités,
je vous rappellerai d'abord pour mémoire les articles insérés dans la
Revue par un grand nombre de nos confrères, et les rapports présen-
tés à la Société d'Economie sociale par plusieurs d'entre eux. C'est un
domaine où la sollicitude, toujours en éveil, de M. Demolins sait habi-
lement s'exercer et provoquer tantôt l'application de notre méthode
à de nouvelles recherches, tantôt l'étude critique des documents mis
au jour par la publicité. Je ne puis commencer une énumération trop
longue et pourtant incomplète.
Mais ce qui nous importe plus encore, ce sont les travaux issus de
nos groupes eux-mêmes et donnant la preuve de leur activité locale.
A cet égard, nous ne sommes encore qu'au début, mais le groupe du
Nord a déjà donné plusieurs études sur des ateliers modèles, sur une
usine d'Alsace, sur l'état social dans le Nord Nos confrères de
Lyon viennent à leur tour d'apporter à leur réunion régionale
d'utiles travaux sur la situation de Montceau, l'observation du di-
manche, l'organisation des écoles... Beaucoup sont à l'oeuvre, et
maintenant que l'exemple est donné, nul doute qu'il ne soit suivi.
Nous croyons qu'il conviendra de faire toujours une large part aux
études sociales vraimentscientifiques et d'un caractère local : mono-
graphies de familles, enquête sur les ateliers, constitution sociale de la
région à diverses époques... sans oublier la révision actuelle des mo-
nographies de familles faites autrefois dans la région, ou l'étude des
42 LA RÉFORME SOCIALE
Sur tous ces points, aucune diversité de vues entre nos correspon-
dants. La seule question qui jusqu'ici soulève des avis opposés est
celle qui concerne le siège de nos prochaines réunions annuelles. Se
tiendront-elles à Paris ou successivement dans les diverses villes de
nos provinces? Pour les uns, il n'y a point de doute : une session en
province, dût-elle ne réunir relativement que peu de membres, aura
de grands avantages. Elle donnera une vive impulsion aux Unions
locales chargées do la préparer; elle suscitera parmi nos confrères de
la région des travaux spéciaux qui, sans elle, auraient tardé à naître :
monographies de familles, de villages ou de pays; enquêtes sur la si-
tuation des ateliers petits ou grands; sur les conséquences des lois
ou coutumes relativement à la famille, sur les rapports sociaux et les
moeurs, etc. Ces études d'ailleurs ne seraient point détachées de leur
cadre, elles seraient vues en place et accompagnées de visites aux
ateliers, aux institutions et aux pays décrits. La succession de nos
sessions annuelles formerait donc un « voyage social » d'un haut inté-
rêt. Ce n'est pas tout. A Paris, le grand nombre des sociétés et des
réunions tend à les effacer les unes par les autres, et les exigences
d'une vie toujours remplie empêchent de donner, même à celles que
Ion préfère, l'attention qu'elles méritent. Les conditions sont autres
en province, et nul doute qu'une session de nos Unions ne soit émi-
nemment propre à faire connaître le programme et la méthode de
notre Ecole à des amis inconnus, partout fort nombreux, mais dont
les sympathies demeurent latentes. Les relations qui s'établiraient
aussi avec les sociétés savantes et la presse locale seraient toujours
précieuses et souvent durables. La propagande des Unions trouverait
donc dans ces réunions provinciales autant d'avantages que le déve-
loppement des études sociales.
4 4 LA RÉFORME SOCIALE
J'aurai Uni, Messieurs, quand je vous aurai rappelé que nous avons,
depuis un an, activement rayonné au dehors de nos frontières. Vous
en avez eu la preuve dans ces courriers de l'étranger, que la Réforme
sociale a commencés en janvier, avec le concours de nos confrères.
Déjà nous les voyons se développer et se multiplier, et leur intérêt
s'accroîtra par les comparaisons auxquelles ils donneront lieu. Nos
LACTION PRATIQUE DES UNIOINS '15
Liv. i.
LE REPOS DU DIMANCHE
MESSIEURS,
(1) Le rapport, dont nous donnons ici une grande partie, fera l'objet d'un tirage
à part plus complet auquel seront jointes les pièces justificatives.
LES SOCIÉTÉS COOPÉRATIVES DE CONSOMMATION 23
1844, par quelques pauvres ouvriers tisserands qui, au nombre de
vingt-huit, ont pu à grand'peine réunir une somme de 708 francs.
L'histoire de cette société n'est plus à faire, elle vient d'être écrite très
complètement par Holyoake (I), et'déjàM. Biaise enprécisait l'origine
en termes émus en 1863. Mais il est impossible de ne pas rappeler ici
le point de départ et le succès de cette première tentative.
Cette société s'est constituée en 1844, avec des resssources presque
nulles. — En 1845 elle comptait 74 membres; son capital s'élevait à
4,525 fr., le chiffre annuel de ses affaires était 17,750 fr. ; le bénéfice
550 fr. — En 1880, le nombre des membres était de 10613, le capital
7,300,000fr., le chiffre d'affaires 7,000,000 fr., le bénéfice! ,200, OOOfr.
Cette société a servi de modèle à toutes les sociétés coopératives de
consommation qui se sont fondées successivement en Angleterre.
D'après le congrès coopératif de Newcastle de 1880, un de nos con-
frères les plus distingués, M. Ernest Brelay, a écrit dans le Journal des
Économistes que le nombre des sociétés enregistrées dans le Royaume-
Uni, en 1878, était en chiffre rond de 1,200; le nombre des membres de
560,000;le capital-actions, de 140 millions; les dépôts, 22 millions; le
chiffre des affaires, 528 millions; celui des bénéfices, 45,500,000 fr,;
soit 30 p. 100 du capital-actions. Ce qui se comprend facilement, si l'on
observe que le chiffre d'affaires atteint presque quatre fois celui du
capital. — Relevant ensuite la totalité des affaires des sociétés coopé-
ratives de consommation en Angleterre et en Ecosse, M. Brelay, dans le
même travail, donne, pour la période de 1861 à 1878, 4,473 millions
ayant procuré un bénéfice de 346 millions sur lequel les coopérateurs
ont constitué une épargne de 150 millions.
Le succès de ces sociétés, dont le nombre des membres a augmenté,
en Angleterre, de 28 en 1844 à 560,000 en 1878, est dû avant tout à
l'observation rigoureuse des principes fixés par leurs statuts, c'est-à-
dire à leur bonne administrationet aussi à ce que chaque membre nou-
veau y apporte sa clientèle et profite de ses bénéfices. Mais leur grande
popularité tient surtout à ce qu'elles ont remplacé, pour les ouvriers
occupés dans les manufactures, les magasins de denrées alimentaires
établis par les propriétaires des usines. Ces derniers obligeaient leurs
ouvriers à s'y approvisionner et n'hésitaient pas à tirer de gros profits
de ce négoce, à tel point que le parlement anglais dut intervenir pour
défendre expressément aux manufacturiers de se livrer à cette exploi-
tation (2).
Les caractères spéciaux de ces sociétés sont: 1° qu'on en devient
III
ACTIF.
— 1° Valeur des marchandises. — La société coopérative tient
tout ce qui constitue un magasin complet d'épiceris, les articles de
mobilier et de ménage utiles aux familles d'ouvriers, les étoffes de
toutes sortes, les confections, les chaussures et coiffures; elle est unie,
pour les confections, à un ouvroir créé par la Compagnie des forges,
où quatre-vingts jeunes filles, toutes enfants de nos ouvriers, travail-
lent à la confection du linge et des vêtements destinés à la vente.
La société vend du vin; elle a également une boucherie et une char-
cuterie. Quant au pain, il est livré suivant des traités passés avec des
boulangers de la localité, mais la société compte bientôt le fabriquer
elle-même.
Le chiffre moyen des affaires par mois atteint aujourd'hui 60 à
65.000 fr.; il varie par année de 7 à 800,000 fr. Dans ces conditions,
le stock des marchandises au dernier inventaire ne dépassait pas
sensiblement 50,000 fr. — La moyenne de ce stock qui figure à nos
inventaires, ne dépasse pas 60,000 fr. Pour expliquer un chiffre aussi
réduit, il convient de dire de suite que pendant les dix premières
années d'existence de la société, son conseil d'administration a fait, à
chaque inventaire, une réserve spéciale appliquée à la réduction du
prix d'achat des marchandises et que cette réserve spéciale est de
40,000 fr., et réduit d'autant le chiffre du stock qui figure à l'actif.
2° Fonds en dépôt. — Le chiffre des fonds en dépôt a toujours été
1Y
(l) Les statuts de la ft° d'Anzin seront publiés dans le tirage spécial.
LES SOCIÉTÉS COOPÉRATIVES DE CONSOMMATION
33
MESSIEURS,
(1) ]ïn calculant l'effectif de la population, tel qu'il eût été sans les annexions et les
pertes de territoire, on trouve pour 1881 le chiffre de 38,572,783. C'est sur le? chiffres
ainsi rectifiés qu'ont été établis, par le calcul logarithmique, les taux d'accroissement
indiqués dans le texte.
(2) La courbe en traits pleins représente les recensements officiels, et, pour les
L'ÉTRANGER 39
MOUVEMENT DE LA POPULATION EN FRANCE ET A
années intermédiaires, les chiffres déduits du mouvement de l'état civil. Afin de faire
apprécier le véritable accroissement de la population, en dehors de l'influence des
variations du territoire, on a tracé en traits pointillés la courbe qui rectiiie ces re-
censements, comme il est dit à la note précédente, eu égard à l'annexion de Nice et
de la Savoie en -18G2, et à la perte de l'Alsace-Lorraine en 1871.
40 LA RÉFORME; SOCIALE
demi-
Pour s'en convaincre, il suffit de se porter par la pensée, à un
siècle en avant (un jour pour la vie d'an peuple !) dans l'hypothèse que,
période de cinquante l'accroissement des popula-
pendant cette ans,
tions en présence suivrait la même loi qu'aujourd'hui, et que la carte
de l'Europe ne subirait pas de nouveaux remaniements. Dans ce cas,
siècles,
notre pays ne figurerait plus au total que pour 7 0/0. En deux
population relative serait tombée du tiers au quinzième (1), comme
sa des cercles
voit le diagramme ci-après, où l'on a figuré par
on le sur d'être
et des secteurs proportionnels les fluctuations qui viennent
décrites.
MOUVEMENT DE LA POPULATION EN FRANCE ET A L'ÉTRANGER 41
encore vacants. Poussés par une sorte d'instinct confus, les différents
pays se hâtent à l'envi de mettre la main sur ces territoires inoccupés.
Us réalisent ainsi un avantage immédiat, celui de les soustraire à leurs
rivaux, sauf à en tirer plus tard pour eux-mêmes des éléments de
richesse et d'influence internationale. La France qui a de si glorieuses
traditions de colonisation, et qui n'a qu'à se souvenir de son passé, ne
peut pas rester inactive ou milieu de ce mouvement général.
Vous voyez, Messieurs, quels pénibles horizons nous fait entrevoir
la lenteur de notre accroissement à côté de la marche ascensionnelle
des autres peuples.
« C'est toujours, dit M. Paul Leroy-Beaulieu, par voie de compa-
raison que se classent les nations dans le monde. Quand l'une d'elles
grandit plus rapidement-qu'une autre, quels que soient les progrès de
cette dernière, celle-ci déchoit relativement, et il est impossible à ceux
qui lui appartiennent de ne pas éprouver quelque tristesse devant
cette sorte de déchéance. »
Cette tristesse nous impose le devoir de creuser le problème, d'en
analyser les détails, et d'étudier les divers facteurs qui concourent à
ce phénomène si complexe de la population.
A des degrés divers, la comparaison avec les autres pays nous con-
duirait à des contestations analogues.
Entrons plus avant dans le mécanisme du mouvement de la popula
tion, et pour découvrir les causes de notre stagnation actuelle, pre-
nons un à un chacun des trois grands facteurs qui peuvent la régir :
la mort, le mariage, la naissance.
III. — DÉCÈS.
six mois à un an est considérable, elle ne l'est pas plus que dans la
plupart des autres pays.
Grâce à cet autre diagramme, nous pouvons étudier mois par mois
la mortalité de la première année en France, et mesurer l'aggravation
que lui imprime l'illégitimité.
Pendant que sur 1,000 de ces petits êtres âgés de moins d'un an, il
meurt 155 enfants légitimes,il meurt 301 enfants naturels, soit exacte-
ment le double.
Si la mortalité des enfants naturels était la même que celle des
enfants légitimes, on sauverait tous les ans près de 10,000 vies hu-
maines.
C'est là une grave considération à l'appui de l'excellent projet do
loi dû à l'initiative de MM. Béranger, Foucher de Careil et Schoelcher,
sur la réforme de l'article 340 du Code civil, et sur la recherche de la
paternité. Qu'il me soit permis, en passant, de rendre hommage à cette
initiative qui rencontre aujourd'hui les plus sympathiques échos dans
l'opinion publique, et de faire des voeux pour son prochain succès (1).
(1) M. Guslavi: Rivol vient de soumettre à la Chambre des Députés une proposition
46 LA REFORME SOCIALE
IV. — MARIAGES.
dans le même sensj qui a reçu de la presse un accueil du meilleur augure. (Voir
l'intéressante discussion qui a eu lieu sur ce sujet devant la Société d'Économie poli-
tique, séance du 5 décembre 1882; Journal des Économistes, décembre 1882, p.473 à 482 .
MOUVEMENT DE LA POPULATION EN FRANCE ET A
L'ÉTRANGER 47
En France, les 8/10 des hommes se marient entre 20 et 35 ans, et
les 9/10 des femmes avant 30 ans.
sont au contraire plus nombreuses que dans tous les autres pays, ainsi
qu'on le voit dans ce premier diagramme, qui montre que sur
Liv. i. 4
50 LA RÉFORME SOCIALE
(1) lettres sur les Etats-Unis et le Canada, par M. (le Molinari.p. 122.
54 LA RÉFORME SOCIALE
(1) On appelle population «urbaine» celle des communes dont la population agglo-
mérée dépasse "2,000 habitants. Le reste constitue la population «rurale».
(2) «Le croît spontané de la ville de Paris est très faible, et lecroît constaté est
presque uniquement dû à l'excès de l'immigration sur l'émigration.» (Annuaire de la
Ville de Paris pour 1881, p. 448.)
L'ÉTRANGER 55
MOUVEMENT DE LA POPULATION EN FRANCE ET A
marche pour occuper des terres plus fertiles. Seulement ici, ce sont
surtout les adultes qui envahissent Paris pour y chercher fortune.
Ce qui le prouve, c'est la composition de la population parisienne,
soit par provenance, soit par âge.
En effet, sur 100 de ses habitants, elle en compte, seulement 38 nés
dans le département de la Seine. Le reste est né en province (57 0/0)
et à l'étranger (7 0/0).
Ce dernier chiffre de 7 0/0 correspond à 164,038 étrangers (dont
31,090 Allemands, ou 12,066 de plus qu'en 1876). C'est un étrsnger
la France.
sur 13 habitants ou 3 fois plus que pour l'ensemble de
Onse souvient de l'émotion qu'éprouva un jour Paris, parce que cer-
tain document officiel avait, assez cavalièrement peut-être, traité sa
population de « nomade ». Cette épithète n'a pourtant rien que de
très justifié, et l'on pourrait même y ajouter celle de « cosmopolite ».
Quant à la composition par âge, elle n'est pas moins instructive.
Elle donne a la pyramide parisienne
une conformation toute spéciale, que
représente le diagramme ci-contre
où elle est tracée par un trait plein,
tandis qu'à titre de comparaison, la
pyramide de la province est tracée
en trait pointillé.
Au seul aspect de ce dessin, on
constate les j particularités caracté-
ristiques de la population parisienne,
avec son nombre très faible d'en-
fants et de vieillards, et sa proportion
excessive d'adultes ; on sent qu'on est
en présence dune anomalie démographique; que la grande ville n'est
pas en équilibre, et ne se soutient que grâce à l'apport continu d'élé-
ments sans cesse empruntés au dehors.
Cette composition exceptionnelle fausserait, si l'on n'y prenait garde,
les jugements qu'on serait tenté de porter sur les grands faits qui
définissent le mouvement de la population parisienne.
Ainsi il est clair qu'on ne peut sans erreur comparer les chiffres des
naissances, des mariages et des décès, à ceux d'une population nor-
male, qui contiendrait plus d'enfants et moins d'adultes. La faible
mortalité parisienne n'est donc qu'une sorte de « trompe-l'oeil » statis-
tique; elle tient en partie à ce que les âges particulièrement fragiles
et tributaires de'la mort, —l'enfance et la vieillesse—nesont que très
faiblement représentés à Paris.
Si l'on tient compte de cette circonstance spéciale, on reconnaît au
contraire « que la mortalité générale des Parisiens, quoique un peu
56 LA RÉFORME SOCIALE
pour ainsi dire au ruisseau par le triste héritage des misères physiques
et morales, dont le fardeau pèse sur eux.
Mais on ne saurait non plus admettre que l'on fasse do la paternité
un luxe à l'usage exclusif des clauses riches. Outre qu'un pareil sys-
tème serait assez mal accueilli par une démocratie fière et ombra-
geuse, il a le tort de ne voir clans chaque nouvel enfant qu'une
charge, de faire abstraction de ses facultés productrices, et de mécon-
naître les ressources que sauront un jour créer son intelligence et ses
bras. Même dans les situations les plus modestes, les familles nom-
breuses sont bénies, si les parents ont la dignité de leur rôle et en
comprennent les devoirs. Que de rejetons vigoureux et florissants ont
été fournis par les souches les plus vulgaires ! que d'utiles et de grands
serviteurs du pays sortent des rangs les plus humbles ! quelle perte de
force et de richesses morales, si les familles riches avaient eu seules
le privilège de la fécondité (1) !
Sans vouloir reprendre ici, aprèslesmaîtres de l'économie politique,
la réfutation de ces doctrines aujourd'hui généralement condamnées,
je ne peux m'empêcher de faire remarquer que les conseils de
Malthus et de son école visaient principalement les classes pauvres,
qui n'en ont nul souci. Gomme ledit M. Baudrillard, a elles ont autant
d'enfants qu'il plaît à la nature de leur en donner, et qui deviennent
ensuite ce qu'ils peuvent (2) ». Les familles les plus misérables et les
plus imprévoyantes sont aussi les plus prolifiques. A côté d'elles, les
riches, auxquels Malthus ne songeait guère, s'appliquent son moral res-
traint, Déduisez les agglomérations ouvrières, etçà et là quelques pro-
vinces rurales attardées, qui s'obstinent à la fécondité comme la
Bretagne, et vous verrez ce qu'il restera d'enfants pour les classes
dirigeantes : à peine deux par mariage. C'est du malthusianisme à re-
bours, qui fait reposer le recrutement de notre population sur la sélec-
tion des types inférieurs.
Ainsi, au point de vue des divers facteurs qui règlent le mouvement
de la population, l'influence des grandes villes n'est pas bonne. Ilfaut
donc modérer par tous les moyens possibles la violence du courant
qui s'y déverse, ou du moins se garder de le précipiter encore par
des mesures artificielles, telles que l'exagération des grands travaux
publics, l'abondance des secours, la concentration des écoles supé-
rieures, des hospices, des casernes, des manufactures de l'État et des
ateliers de chemins de fer, les facilités fiscales données à l'industrie
(par exemple la faculté d'entrepôt et d'abonnement) (3).
(1) Voir à ce sujet les belles études de M. Charles de ftibbe, et notamment son His-
loirc d'une famille au seizième siècle. — (2) Etal moral des populations de la Picardie.
(3)M. Cliffe Leslie, et, après lui, M. Paul-Leroy-Beaulieu ontdénoncéles conséquences
de ces facilités fiscales sur l'accroissement des villes. (Répartition desRichesses, p. 199.)
60 LA RÉFORME SOCIALE
(1) Voir les propositions de loi déposéesrécemment à la Chambre des députés par
MM Pieyre et Vacher, cette dernière précédée d'un remarquable Exposé dos motifs.
(2) Une loi du 29 nivôse an xni donne le droit à tout père de famille de sept en-
fants vivants d'en designer un parmi les mâles, qui, arrivé a l'âge de dix ans révolus,
sera élevé aux frais de l'État dans un lycée, ou une école d'arts et métiers.
62 LA RÉFORME; SOCIALE
est très divisée ('I), la natalité est généralement moindre. Ceux où elle
est moins divisée donnent plus de naissances (2j.
On peut vérifier cette affirmation en étudiant le cartogramme ci-
dessous, qui figure pour chaque département sa proportion de cotes
foncières par 1,000 habitants. Si on le compare aux deux carto-
grammes analogues insérés plus haut (p. 52 et 53), et qui se rap-
portent, l'un (n°21) à la natalité, et l'autre (n° 22) à l'accroissement
Voir une intéressante étude sur Indivision, de la propriété, par LM. Gimel (Journdt
(-1)
de la Société de statistique, numéro de juin -1883, p. 2i3-25G).
(-2)Nombre des naissances et des propriétaires pour -1,000 habitants :
Département comptant 285 propriétaires 24 naissances
— — 177 — 28 —
(3) La statistique humaine de la France, p. 86.
MOUVEMENT DE LA POPULATION EN FRANCE ET A L'ÉTRANGER 63
IX. — RÉSUMÉ.
Liv. i.
LE MOUVEMENT
POUR
EN ALLEMAGNE
MESSIEURS,
La question de la réforme partielle de nos lois de succession est à
l'ordre du jour de votre assemblée et sera proposée aux groupes des
Unions comme objet de leurs travaux pendant celte année. Cette
enquête se rattache d'une façon intime au malaise général de nos
industries et de noire agriculture, malaise dont la démonstration n'est
pas à (aire, mais dont les causes et les remèdes sont à étudier.
Ces causes sont essentiellement complexes. Il en est de politiques,
nous n'avons pas à en parler ici. D'autres sont économiques; et parmi
celles-ci, figure au premier rang la mise en contact de notre agricul-
ture et de nos industries extractives avec des pays neufs, tels que l'Amé-
rique, ou l'Australie, dans lesquels les conditions matérielles de la
production sont infiniment plus favorables. C'est seulement depuis le
développement de la navigation à vapeur, l'achèvement des réseaux
de chemins de fer et de canaux, que cet important phénomène écono-
mique se fait sentir. Son action est destinée à s'accentuer encore; elle
durera peut-être un tiers de siècle: en tout cas,elle est bien supérieure
en étendue et enintensité à l'influence des traités de commerce, et ne
peut être efficacement entravée, croyons-nous, par un relèvement des
tarifs douaniers.
D'autres enfin sont en quelque sorte des questions de vitalité natio-
nale, et l'exposé de M. Cheysson sur le mouvement de la population
vous en a dit assez sur ce point. Il est certain que les campagnes se
dépeuplent, que la population rurale se raréfie de plus en plus ; et
ce n'est pas là seulement qu'est le mal. En même temps qu'augmente
la population des grandes villes, le chiffre total de la population natio-
nale resle à peu près s la tio un aire. Le mouvement n'est pas un mouve-
ment de déplacement,c'est au boutde peu d'annéesunc diminution cer-
taine, progressive, d'autant plus qu'au point de vue des mariages, la
France figure dans les premiers rangs alors que le nombre des naissan-
ces la met auxderniers.Ne doit on pas aussi se demandersi cettepopula-
lion,qui est presque en voie de décroissance, n'éprouve pas un affaiblis-
sement plus grave encore, si l'éducation morale est assez forte, le
HÉFORME DES LOIS DE SUCCESSION EN ALLEMAGNE 67
(1) V. SUE ie régime foncier de l'Europe russe le beau livre de M. Rudolf Meyer
Heismtoellen und andere Wirtschaflsgeselzc (Berlin 1883) p. 181 et suiv. cfr. sur la
Finlande le Bulletin de la Société de législation comparée, année 1880 p. 301.
RÉFORME DES LOIS DE SUCCESSION EN ALLEMAGNE 71
(1) Ces articles de la loi qui définissent le domaine agglomère sont une définition
parfaitement précise et juridique telle que les comportent les législations modernes.
Elles laissent à la décision du juge uniquement des questions de fait faciles A tran-
cher. Le Play, Réforme sociale, liv. II. chap. xxn, g 12, avait affirmé la possibilité
d'une définition juridique du domaine aggloméré : «Je me suis assuré de ce fait,
» disait-il, en essayant de définir les biens des familles souches avec le concours de
» savants jurisconsultes du Midi ayant un sentiment, très vif des faits et des prin-
» cipes que je signale. Je dois même à l'un d'entre eux, grand propriétaire fon-
» cier. aujourd'hui président d'une cour impériale, l'ébauche d'une loi ao intestat,
» conforme aux vues que je viens d'exposer. » Ce qui vient de se passer en Allemagne
confirme une fois de plus l'exactitude et le caractère pratique des idées do notre
illustre maîtie.
HÉPOKME DES LOIS DE SUCCESSION SN ALLEMAGNE 73
ses enfants, choisir le plus capable; cet héritier succède à l'intégralité
du domaine et ne doit plus à ses frères et soeurs que des légitimes
en argent. Ces légitimes elles-mêmes sont évaluées d'après des bases
spéciales. Le revenu annuel moyen, déduction faite,*;1;; toutes charges
et dettes, est multiplié par 20. On ne doit pas/jstin^ir séparément les
maisons et les dépendances nécessaires à l'habitation et à l'adminis-
tration du domaine, mais seulementlesfj'ire entrer en ligne de compte
pour le montant du revenu qu'on en''pourrait tirer en les louant.
Les deux tiers de la valeur ainsi obtenue sont partagés par les
héritiers, et dans ces deux tiers l'héritier principal (Anerbc) prend sa
part au même titre que les autres. Le père, dans son acte de dernière
volonté, peut changer les proportions de partage et évaluer à un
autre taux la valeur du domaine, mais, seulement dans de certaines
limites. Il peut enfin prendre des dispositions protectrices de la
famille (1 ) et de nature à fortifier l'autorité de la mère qui reste veuve.
La haute situation faite au foyer à la mère de famille après la
mort de son mari,, l'autorité qu'elle garde sur ses enfants est un des
traits qui distinguent la constitution traditionnelle de la famille en
Westphalie et la placent bien au-dessus de la constitution actuelle de
la famille anglo-saxonne (2).
1) Art. peuvent pas être attaqués comme entamant la légitime:
-18. Ne
1° Les dispositions du défunt, par lesquelles le père et la mère de l'héritier privi-
légie (anerbe) à l'exclusion des père et mère adoptifs, reçoivent, le père pour toute
sa vie, la mère jusqu'à la majorité de l'héritier privilégié, le droit de jouir du bien
de paysan et de l'administration en leur nom personnel après la mort du disposant
sous la condition d'élever d'une façon convenable et de nourrir sur le domaine en
cas d'indigence, l'héritier privilégié et ses cohéritiers, au moins, en ce qui concerne
ces derniers, jusqu'au moment où ils seront mis en possession de leur part héréditaire,
2° Les dispositions du défunt par lesquelles le droit de réclamer leur part hérédi-
taire est reculé pour les cohéritiers de l'héritier privilégié (Anerbc) jusqu'à l'époque
de leur majorité, à la charge pour l'héritier privilégié de les élever d'une façon con-
venable cl de les nourrir sur le fonds en cas d'indigence.
(ï) Les vieilles coutumes domestique", de la Westphalie ont été décrites avec Butant
d'exactitude que de charme par le baron de Schorlcmer-Alst dans une brochure Die
Laije des Baucrnslandcs in Weslphalcn und icas ihm Nolli Ihul (Munster 1864), et par
son digne collaborateur M. Ureuker, un baucr. lui-même, Die Vererbung des Baucin-
hofe in Allen Munslcrlandc, in-8" et Rcchle und Pflichte des Baucrnstandes oder Baucr
muss Baucr sein und blciben (Dulmen in-18).
Sur l'isolement des vieux parents dans la famille anglaise actuelle, V. Le Play, La
Constitution de l'Angleterre. Liv. Y, chap. xi. Sous disons constitution actuelle : caries
études que nous avons faites cette année à l'Institut catholique sur les institutions
sociales de l'Angle terre aux moyen âge et notamment le dépouillement des15 volumes
de testaments publiés par la Surtoe Society et la Camden Society montrent qu'au
moyen âge la mère veuve restait maîtresse au foyer en Angleterre comme elle l'est
encore aujourd'hui en France, eu Espagne, en Italie dans les familles qui ont conservé
la tradition. La race anglo-saxonne a vu sur ce point ses moeurs s'altérer par suite
des causes qui depuis le protestantisme ont changé la Uerry En'jland des âges de
foi en la terre classique du Spleen.
74 LA RÉFORME SOCIALE
dès '1836, d'être soustraits au Code civil français et d'être régis par le
Code, général prussien, beaucoup plus favorable, nous Pavons dit, à la
conservation du patrimoine et à l'autorité paternelle. Le congrès des
économistes allemands de l'école de la politique sociale réuni en \ 882,
à Francfort, a demandé que ces nouvelles lois soient étendues à tout
l'Empi,re et en deviennent le droit commun.
Les mêmes idées se propagent aussi en Autriche et l'on commence
à réclamer l'établissement d'un droit successoral spécial pour les
biens d^ paysans, qui reproduira,sous la forme de législation propre à
notre temps, c'est-à-dire dans une codification, les anciennes coutumes
de transmission intégrale (-1).
On n'a pas du reste en Autriche à remonter bien loin on arrière. Le
Gode civil/autrichien de <1S'I2 fixe la quotité disponible à la moitié du
patrimoine quel que soit le nombre des enfants. Les enfants ont un
droit de légitime et non de réserve, c'est-à-dire qui se règle en valeur et
non pas en nature. De plus on a continué à appliquer spécialement
aux biens de paysans une patente impériale de 1795, qui! recom-
mandait aux tribunaux de ne pas les évaluer dans les partages à une
valeur qui ne permît pas à un des héritiers de les garder en son entier
avec tous les capitaux d'exploitation.
Cette disposition protectrice des petits domaines a été abolie seule-
ment par une loi du 27 juin 1868. Même le Tyrol, ce vieux pays de
liberté, où la propriété allodiale du paysan est la base de la constitu-
tion, a repoussé l'application de la loi de 1868 et a conservé sur ce
point les anciennes coutumes (2). Ce que le Hanovre a été pour l'em-
pire allemand, le Tyrol le sera pour la monarchie des Habsbourg et
il montrera ainsi le rôle utile que peuvent remplir dans le monde les
petits États, ou au moins les provinces autonomes, quand elles suivent
Jeurs traditions.
II
Ces nouvelles lois présentent plusieurs caractères que nous allons
résumer pour en faire ressortir la portée réelle.
1° Elles portent exclusivement sur les biensruraux, et non sur les va-
leurs mobilières ou autres, ni sur les maisons urbaines, les campagnes
d'agrément, les parcelles détachées, et n'ont nullement pour objet
de favoriser l'accumulation sur une seule tête d'une fortune territoriale
considérable. C'est ainsi, nous l'avons vu, que quand il y a dans une
Erlassunq eines agrarrccht.es fur das Hergozthum Salzburrj, fascicule in-
M) V. Vie
4o Salzburg, 1882, contenant des rapports présentés à la diète locale et des voeux en ce
sens émis par elle dans sa session de 1881.
(2) Kous empruntons ces détails à l'ouvrage de M. Rudolf Meyer: Die Hcimslaltcn uni.
anderc Wirthschaft Gcsctze (in-8% Berlin 1883), p. 360 et suiv.
REFORME DES LOIS DE SUCCESSION EN ALLEMAGNE 77
famille plusieurs domaines ruraux distincts, ils sont attribués chacun
à un enfant. Ce qu'on veut, en effet, ce n'est pas l'établissement d'une
grande fortune, c'est assurer leur foyer au plus grand nombre de
familles possible, c'est leur éviter des liquidations ruineuses, le morcel-
lement des biens, qui amène la destruction des exploitations et la déca-
dence de la famille. Ce qu'on leur épargne, c'est de voir le fisc prélever,
comme il arrive dans les petites successions en France, une pari
bien plus importante que celle dont seraient privés les enfants dans
le cas d'une institution d'héritier sur les bases de la loi allemande.
Les paysans hanovriens l'ont si bien compris que sur 100,128 biens
de paysans, 60,961 ont été inscrits dès les premières années. En
Westphalie on compte 35,215 biens ruraux inscrits au Hoferolle.
2° La plupart des domaines qui ont été inscrits au Hoferolle sont
des domaines moyens. Le résultat de ces lois est donc la reconstitution
d'une classe moyenne, que l'observation a toujours montrée comme la
force d'un pays, et comme le pouvoir pondérateur qui empêche
l'Etat de tomber dans l'anarchie ou le despotisme.
Si nous tournons nos regards vers la France, nous observons, au
contraire, la décadence, de jour en jour plus grande, de la classe
moyenne rurale.
Ici il faut s'entendre et éviter toute confusion.
Les statistiques ont démontré que depuis trente ans le morcellement
n'avait pas augmenté dans des proportions considérables. Nous de-
vons notamment à M. Gimel des travaux de statistique très remar-
quables qui jitortent sur quatre départements appartenant aux diverses
régions de la France et ont complètement renouvelé sur ce point les
éléments de discussion.
Divisant au point de vue de la contenance les cotes foncières en
vingt catégories, M. Gimel a démontré que dans le département du
Nord le changement dans la proportion des cotes de différentes conte-
nances, a porté seulement sur le 5 p. 100 de la contenance totale
en quarante-cinq ans. C'est le seul gain qu'ait fait la petite culture
sur la grande et la moyenne. Mais ce gain est réalisé principalement
par la toute petite propriété, celle inférieure à un hectare; c'est-à-
dire la propriété parcellaire. Quant aux cotes de 40 à 50 hectares, qui
représentent la propriété moyenne, la bourgeoisie rurale, elle est en
voie de diminution. L'Yonne, le Gers et l'Isère ont fourni des résultats
à peu près semblables (1).
On se rassurera peut-être en pensant que ce mouvement estinsigni-
(I) Il est reconnu que la propriété immobilière change dp mains par vente tons les
quarante ans: quant aux suce ssions et donations en avancement cl hoirie elles se
produisent tous les trente-trois ou traile-cunq ans selon le; calculs. V. le beau tra-
vail d! M. de Fovillu, sur l'évaluation de la fortune privée en France dans ['Economiste
français du -21 octobre 18oïi.
RÉFORME DES LOIS DE SUCCESSION EN ALLEMAGNE 79
une esquisse leur évitent souvent une perte supérieure à celle qu'ils
semblent éprouver. L'év;iluation des légitimes qui leur sont accordées
sauvegarde leurs droits dans son intégrité; mais elle assure seulement
leur droit réel et non un droit de convention, comme l'est celui qui
résulte del'évaluation de la valeur ventile d'un domaine par des experts
judiciaires intéressés à grossir les chiffres.
C'est pour cette raison que les nouvelles lois allemandes ont écarté
l'intervention des experts. Le bien rural est évalué à sa v.iltur d? fa-
mille, a sa valeur réelle, basée sur sa productivité et non au taux arbi-
traire auquel le feu des enchères et les divers procédés que pratiquent
les marchands de biens peuvent le porter. Le revenu moyen net, mul-
tiplié par un chiffre fixe, en donne le montant.
11 y a là un point fort important et qui devra
un jour préoccuper le
législateur français.
Le taux de capitalisation des revenus fonciers, c'est-à-dire le rapport
que l'on établit entre le revenu net annuel et la valeur à laquelle on
estime la terre, varie beaucoup suivant les pays. Il est en Angleterre
et dans certains pays delà France établi sur le pied du denier 33,c'est-
à-dire que l'on estime la valeur foncière à 33 fois le revenu annuel,
ce qui correspond pour l'acquéreur à un placement au 3 p. 100. Quel-
quefois il est plus élevé encore (]). Ailleurs, notamment aux Etats-
Unis, il est calculé au denier I 4 ou au denier 16. Or, le fonctionnement
de la loi de succession, quand elle a pour base le partage égal entra
!aquellc-,(lans les ventes so t amiables, soit judiciaires, sent portées les ;( lilcs parcelles
de terres dans lcsjpart'es d-3 la France eu le partage égal n'est pas atténué par d an-
ciennes co; U.nics. Dans iii grande enquête qui fut faite en 18f>o sur les lois relatives
au taux de l'intérêt, M. de Yaulx, ancien procureur général à la cour de Strasbourg,
a signalé comme une des causes de l'énorme dette hypothécaire qui grèvent les
campagnes d'Alsace, l'exagération du taux de capitalisation des lern.s, résultat de
l'organisation de la vente des biens ruraux à l'état de commerce.
Ce commerce s'organise j arloul où les coutumes ne réagissent pas contre l'applica-
tion du Code civil.
2° depuis la promulgation du Code civil, dans l'ensemble de la France, le taux de
caplalisalion a é é en s'élevant, en d'autres termes l'augmentation de valeur attribuée
à la terre a été supérieure à l'augmentation de son reve.u. Y. pour la période de
en, France, 4e édit, t. 11, p. 74. L'évaluation
1S"21 à 1851 M. E. Vigne, Traite des impôts
nouve le du revenu des propriétés non Lâ.ics qui a été faite en 1S79 porte le rap-
port du revenunel -imposable à lavalcur vénale, à 2,89 p. 100, ce qui met le laux de. capi-
talisation à 33,3. Pour les ti rres labourables, ce ra| port s'abaisse jusqu'à 2,58 p.K 0, soit
le laux de la^iulisalionà 38! S. Bulletin de statistique du ministère des finances, février
1883, p. 131.
80 LA RÉFORME SOCIALE
les enfants, est tout à fait différent suivant que le taux de capitalisa-
tion des terres est bas ou élevé.C'est un élément de la question auquel
on n'a peut-être pas apporté assez d'attention.
Son importance ressortira nettement des deux hypothèses suivantes :
Supposons une terre donnant 1,000 francs de revenu. Aux iitats-Unis,
pitr l'effet de l'abondance des terres,—en Allemagne par suite des pro-
cédés spéciaux d'évaluation en cas de succession à un bien rural— ce
revenu net moyen est multiplié par 16 ce qui fixe à 16,000 francs la
valeur de la propriété. Il y a quatre enfants. Supposons que le père
n'ait pu user que de la quotité disponiblerestreinte de la loi française.
L'héritier a un quart soit 4,000 francs, plus sa part de légitime soit
3,000 francs. Il aura à payer 9,000 francs seulement, somme dont
la modicité permet le remboursement successif et annuel à une per-
sonne, qui cultivant elle»même son domaine joint au revenu net de la
terre les profits du fermier et du cultivateur. En France le même
revenu sera multiplié au moins par 32 et donnera 32,000 francs, soit
18,000 francs de soulte à payer, c'est-à-dire une somme que jamais
aucun effort pendant toute une vie ne permettra à l'héritier de réaliser.
La manière dont la succession se liquide est toute différente selon
le taux de capitalisation quoique Je revenu du domaine soit le
,
même.
Voilà pourquoi en Suède en Norwège et dans beaucoup de pays, le
partage égal peut fonctionner sans inconvénient (1); voilà pourquoi les
(1) Voici quelle est la loi de succession norwégienne, d'après le rapport de M. Growe,
consul général, dans l'Enquête britannique sur la condition des ouvriers en 1871 :
« En Norwège, une grande partie des habitants s'occupe de la pêche; les autres
vivant dans l'intérieur des terres sont presque tous des fermiers qui sont propriétaires
de leurs fermes ou des ouvriers qu'ils emploient à la culture et des domestiques à
leur service. Ces bonde ou yeomen sont considérés par M. Crowe comme le véritable
noyau de la nation, et la loi norwégienne sur l'hérédité tend à préserver leurs pro-
priétés de tout changement ou amoindrissement. Le droit d'aînesse n'existe pas. A la
mort d'un propriétaire foncier laissant plusieurs enfants, le domaine est exactement
évalué et le fils aîné a le droit de l'acheter sous la condition de rembourser dans les
six mois, à chacun de ses cohéritiers, sa quote-part. Ce droit, s'il refuse d'en profiter,
passe au plus proche héritier après lui et ainsi de suite. Si tous refusent, le domaine
n'est pas divisé, il est vendu au meilleur prix possible et le produit est réparti par
égales parts entre les collatéraux. De cette façon, un nouveau propriétaire prend la
place de l'ancien et le morcellement du sol est évité. Quoiqu'il n'y ait pas de loi de
primogéniture en Norwège, il existe une loi de substitution appelée odel. Toute terre
possédée par le même propriétaire pendant vingt ans devient odel, et si elle est vendue,
l'acquéreur est soumis à la condition de la restituer à celui des héritiers qui peut,
dans le cours de trois années, la lui racheter, moyennant le remboursement du prix
d'achat. A r.expiralion des trois années elle devient odel libre. » (Reproduit dans la
Revue britannique de décembre 1871.)
Pour que la loi de succession fonctionne ainsi, il faut que la valeur foncière par
RÉFORME DES LOIS DE SUCCESSION EN ALLEMAGNE 81
rapport au revenu de la terre soit assez faible pour que celui qui se charge du domaine
puisse se libérer sur ses économies pendant le cours d'une génération.
Le partage égal a été introduit en 1860 seulement, mais, on le voit, dans des condi-
tions tout autres que celles du Code civil français. L'analogie de législation est pure-
ment superficielle.
(1) Quoique la liberté de tester existe aux États-Unis de la manière la plus absolue,
sauf en Louisiane, il en est généralement peu fait usage aujourd'hui dans les classes
moyennes rurales. Cela n'empêche pas que les petits et les moyens domaines,les farms,
ne soient transmis intégralement. M. de Tocqueville remarquait déjà dans la démocratie
en Amérique que dans la Nouvelle-Angleterre les domaines ne se partageaient pas ; mais
qu'un des fils les retenait moyennant des soultes payées à ses cohéritiers. La même chose
se passe encore aujourd'hui. Voici ce que dit SI. Fischer dans une note sur le régime
foncier des Etats-Unis inséré dans le volume du Cobden Club :
«Les lois réglant la dévolution des terres dépendant des successions ab intestat ne
sont pas exactement les mêmes dans chaque Etat de l'Union; cependant les différences
de ces lois sont en réalité peu importantes. Le principe qu'elles admettent toutes est
le partage égal entre tous les enfants sans distinction de sexe. Mais quand le domaine
est peu considérable ou ne peut être divisé sans grande perte, c'est-à-dire quand le
partage en nature diminuerait sa valeur, la cour compétente peut décider que tout ou
partie du domaine sera attribuée à l'un des héritiers à charge de payer à ses cohéri-
tiers telle somme que des experts nommés par la cour jugeront équitable. Quand la
cour juge qu'il est désirable que le domaine soit attribué à un seul des héritiers,
l'aîné est généralement préféré aux autres fils et les mâles aux femmes. Je crois,
ajoute M. Fischer, qu'on a fait judicieusement en laissant ce pouvoir discrétionnaire
aux cours de justice. Les intéressés s'entendent d'ailleurs généralement entre eux sur
le choix de l'héritier qui retient le domaine et sur la somme qu'il doit payer aux autres
ayants droit pour leur part héréditaire. Ï
On le voit, non seulement les Etats-Unis jouissent do la liberté de tester, mais la loi
du partage égal en cas de succession ab intestat y fonctionne en pratique tout autre-
ment qu'en France. La différence dans le taux de capitalisation du revenu foncier est
la cause de cette différence de pratique, dont les résultats sont si considérables.
(2"j V. notamment la brochure publiée en 1868 par le baron von Schorlmer-Alst en
Liv. i. 6
82 LA RÉFORME SOCIALK
Après l'envoi d'un télégramme par lequel la Société exprime ses voeux
à son président, M. Focillon, la séance est levée, et M. Yacherot, pré-
sident, déclare close la session de 1882-1883.
SÉANCE DE CLOTURE
Résume général des questions étudiées pendant la réunion annuelle, par H. VACHBROT
membre de l'Institut, président. — La gratuité de l'enseignement primaire, par
I'AMIIAL COMTE DE GUEYDOK, ancien gouverneur général de l'Algérie.
Malgré ces trois journées si bien remplies par les visites aux établissements
industriels et aux habitations ouvrières et par les séances de conférences et
d'études, nos confrères n'ont pas voulu se séparer sans se donner un nouveau
gage de leur réunion, et le mardi, à sept heures, nous nous retrouvions, au
nombre d'une centaine, dans les salons du café Riche; pour assister au ban-
quet qui devait être la clôture de la réunion annuelle.
M. VACHEHOT présidait le banquet, et parmi les invités et notabilités,
nous citerons MM. Sevene, directeur général de la Compagnie d'Orléans ;
l'amiral comte de Gueydon, ancien gouverneur général de l'Algérie, Levasseur
membre de l'Institut, Juglar professeur à l'école des sciences politiques, le
général Favé, Groult, Cheysson, de Courcy, Gibon, Jules Michel, le comte de
Villermont représentant la Société belge d'Economie sociale et les correspon-
dants ou délégués de divers groupes de France et de l'étranger»
Le dîner terminé, M. DELAIRE, sur l'invitation de M. le Président, ouvre la
séance en rappelant aux membres des Unions et surtout aux correspondants,
les divers sujets qui doivent être l'objet de leurs observations et de leurs recher-
ches pendant le cours de cette année. Il dépouille ensuite la (correspondance
des Unions, que nos lecteurs ont pu voir dans la dernière livraison de la Ré-
forme.
M. FOUGEROUSSE résume avec une grande compétence les enseignements qui
se dégagent des deux visites aux ateliers de la Compagnie d'Orléans et à
l'usine de M. Groult. On a également pu lire cet exposé remarquable dans la
dernière livraison.
M. VACHEROT remercie vivement M. Fougerousse de cette communication
qui reproduit et complète si bien et si exactement les impressions éprouvées
par chacun de nous, lors de ces visites. M. Vacherot se déclare heureux
d'appartenir désormais à notre Société. Il n'y a pas une question sociale, mais
des questions sociales ; c'était aussi l'avis de M. Le Play, et dans ces trois
jours de séance, on s'est occupé des questions sociales et des plus impor-
tantes, de la population, delà famille, des successions, de la coopération, etc.
En ce qui concerne cette dernière question, M. Vacherot reconnaît que les faits
recueillis jusqu'à ce jour par l'observation impartiale et si bien exposés par
M. Gibon, sont de nature à démontrer que les sociétés coopératives ne peuvent
vivre et prospérer sans l'intervention constante d'un patronage intelligent et
bienfaisant; toutefois, il avoue avoir encore des illusions à ce sujet, et con-
server quelque confiance dans leur développement spontané, pourvu que
ces associations soient composées d'ouvriers éclairés et fidèles à la loi morale.
Abordant la question de la population, et rappelant la conférence si atta-
86 LA RÉFORME SOCIALE •
Histoire des Romains depuis les temps les plus reculés, jusqu'à
l'iuTasion des Barbares, par VICTOR DURUY, membre de l'Institut.
Tome V. — Paris, Hachette.
Nous avons déjà signalé à nos lecteurs les quatre premiers volumes de
l'Histoire des Romains, de M. Duruy. Le tome V vient de paraître et conduit
le récit de l'année 117 à 180 après J.-C. Il comprend donc les règnes d'Ha-
drien, d'Anlonin et de Marc-Aurôle.
La plus grande partie'du volume est consacrée à l'étude de la société ro-
maine pendant les deux premiers siècles. On comprend que nous insistions
particulièrement sur ce point. L'auteur décrit successivement la famille, la
cité, les provinces, le gouvernement et l'administration, les moeurs et les
idées.
Nous pénétrons à sa suite dans le détail de l'organisation sociale du grand
peuple qui, par ses vertus, a conquis l'empir-e du monde et qui, par ses
vices, va bientôt le perdre. Il y a là, pour tous ceux qui savent voir, un grand
et solennel enseignement. Je ne connais pas d'étude plus actuelle pour un
Français du dix-neuvième siècle, que celle delà décadence romaine. C'est
presque de l'histoire contemporaine. Les noms seuls elles costumes diffèrent.
L'ancienne famille romaine si fortement constituée, sur le type de la
famille-souche, s'ébranle et se désorganise. Assurémentl'autorité paternelle
est encore forte et respectée, le foyer demeure debout de génération en gé-
nération, mais le législateur a pénétré dans la famille pour y diminuer les
droits du père et de l'époux. « Le juge public tend à se substituer au juge
domestique, » de même que, dans la cité, l'agent du prince remplace peu à
peu les magistrats municipaux. Ces envahissements de la puissance pu-
<<
blique, dit M. Duruy, tout profitables qu'ils soient pour l'heure aux intéressés,
annoncent l'approche du temps où nulle libert 5, nul droit, ne subsistera
en face du souverain maitre, l'Etat. »
N'est-ce pas là notre histoire, et toutes les décadences ne se ressemblent-
elles pas? Hélas rien n'y manque, pas même l'invasion. Les peuples désor-
!
ganisés sont destinés à être conquis par des peuples bien organisés.
Nous pourrions discuter certaines appréciations de l'auteur, mai nous au- 1:
rons l'occasion d'y revenir dans un article d'ensemble. Nous avons seule-
ment voulu aujourd'hui signaler ce nouveau volume qui est une oeuvre
considérable aussi bien par la valeur du texte que par l'exécution des gra-
vures: nous en félicitons également l'auteur et l'éditeur.
E. D.
-.; ï; i
,
CES-ACTIONNAIRES DE LA RÉFORME SOCIALE
Nous occupons l'Algérie, c'est une colonie riche et fertile, nous devons
y rester. Seulement, il est du devoir de l'autorité supérieure de cher-
cher à faire la pacification dans les esprits, de faciliter les relations de
confraternité entre colons et indigènes, unis désormais par la com-
munauté des intérêts.
Au lieu de cela, on a le tort, depuis plusieurs années, d'abandonner
la voie tracée par les premiers gouverneurs et de vouloir introduire
dans le pays, par desprocédés assez peu opportuns, tous les rouages
compliqués de notre administration civile et de notre législation. Pour
faciliter le fonctionnement d'un système gouvernemental si contraire
92 LA RÉFORME SOCIALE
(4)« Gouverner un peuple vaincu d'une façon conforme à ses moeurs, c'est à la fois
» diminuer chez lui l'amertume de la défaite et assurer pacifiquement l'avenir de la
» conquête. Toute politique différente de celle-là serait d'ailleurs également contraire
s à nos engagements, à nos intérêts et à ce que nous devons à nous-mêmes comme
» membres d'une nation civilisée, a (Maréchal BIÎGEAUB, Exposé de la situation, 1844.x
L\ COLONISATION EN ALGÉRIE 93
actes de ces illustres maîtres, profiter des progrès accomplis, savoir
enfin n'apporter de modificationsdans les détails administratifs, qu'en
s'appuyant sur les principes appliqués antérieurement, et en tenant
compte des moeurs, des habitudes et de l'état social des habitants.
Malheureusement, des novateurs inexpérimentés ont voulu brusque-
ment tout bouleverser, tout changer. Du nouvel état de choses, où
tous les intérêts, tous les sentiments intimes se sont trouvés menacés,
il est résulté un trouble dans les esprits, des appréhensions et enfin un
malaise qui n'est pas près de finir. Aussi, l'Afrique, qui était autrefois
le grenier de Rome, et qui aujourd'hui devrait être une mine d'or pour
nous, peut devenir, par suite de notre imprévoyance, sinon un boulet
lourd à traîner, du moins un fardeau difficile à porter. En cas de com-
plications européennes, toujours possibles depuis nos désastres, elle
pourrait être un obstacle sérieux à toute lutte extérieure que nous
pourrions avoir à soutenir. En prévision de pareilles éventualités,
après les massacres et les incidents fâcheux qui se sont produits sur
différents points de notre colonie, beaucoup de personnes préoccupées
de l'avenir de la France se demandent ce qu'il peut bien y avoir à faire
pour gouverner ce peuple arabe toujours surexcité, toujours fanatique ;
quelles mesures on pourrait prendre pour se préserver des incursions
de ces indomptables coureurs du Sahara, pour donner à la colonisa-
tion un essor fécond, et pour attirer une nombreuse population euro-
péenne sur ces terres salubres qui ne demandent qu'à produire.
Certes, la solution de ce difficile problème demande du temps et de
la patience. Cessons donc de nous faire illusion, et de croire à la pos-
sibilité d'introduire instantanément au sein des tribus algériennes
toute notre machine administrative avec ses nombreux accessoires, de
forcer les Arabes à se conformer à toutes les prescriptions de nos lois
civiles, et cela contrairement aux promesses que nous leur avons
faites et plusieurs fois renouvelées, de respecter leurs coutumes, leurs
croyances.
Soyons-en bien convaincus, c'est par une étude patiente, par une
méthode intelligente d'observation, c'est en envisageant les difficultés
de sang-froid, sans parti pris, en se laissant guider par la seule pré-
occupation du bien public, que l'on pourra amener graduellement
notre colonie à devenir une terre bien française par le coeur, par les
aspirations et par l'esprit, et arriver enfin à l'assimilation des diffé-
rentes races qui ,y sont en contact.
Seulement, ce qui est indispensable, c'est de mettre à la tête du
gouvernement de la régence, non des avocats incompétents, mais des
hommes pratiques, très au courant des tendances, des aspirations,
des moeurs et des préjugés des indigènes que nous avons à commander
et à administrer ; des chefs sachant assurer la plus large protection
94 LA RÉFORME SOCIALE
(1) Salluste (guerre do Jugurtha) nous explique pourquoi les Carthaginois recher-
chaient avec tant de soin les mercenaires africains : « C'est que, dit-il, ces hom-
mes sont doues d'une vigoureuse constitution, agiles, rompus à la fatigue; ils meu-
rent presque tous de vieillesse, à moins que leurs jours ne soient abrégés par le fer
ou par la dent des animaux. » Et plus loin : « L'Afrique fut d'abord habitée par les
» Gélules et les Lybicns, peuples barbares et grossiers qui se nourrissaient de la chair
» des animaux sauvages et mangeaient l'herbe des champs comme les troupeaux.
» Sans coutumes, sans lois, sans gouvernement, ils erraient au hasard et campaient
i) là où la nuit les surprenait. »
Là COLONISATION EN ALGÉRIE 95
tribus payaient l'impôt, mais se gouvernaient et s'administraient elles-
mêmes.
Par le fait delà communauté des intérêts, d'un contact permanent
entre les différentes races, la fusion des vainqueurs et des vaincus se
fit progressivement. Aussi, sous la domination romaine, le pays devint-
il riche et florissant ; il entra dans la vie du grand peuple, participa à
ses conquêtes, lui fournit des subsides et dos soldats, et enfin contri-
bua, par l'abondance de ses céréales, à alimenter la population oisive
de la métropole.
Telle fut l'influence du travail, de la paix et d'une administration
intelligente sur les moeurs et le caractère du peuple, que l'on vit un
certain nombre de tribus numides et gélules adopter la vie sédentaire
des colons, et préférer a l'existence nomade les travaux de l'agricul-
ture. Sur les côtes et à l'est, les habitants acceptèrent aisément les
moeurs et les habitudes des vainqueurs, mais à l'ouest et au sud, les
tribus ne furent soumises qu'à force de combats et d'expéditions (I).
Encore aujourd'hui, à dix-huit siècles d'intervalle, c'est au sud et à
l'ouest que se trouvent lés éléments les plus hostiles à notre domina-
tion, les plus réfractaires à nos idées, c'est de laque partent encore les
ouragans qui fondent à 1 improviste sur nous. Quoi qu'il en soit, les
Romains laissèrent sur le sol de l'Algérie des traces que ni le temps,
ni les révolutions n'ont pu détruire ; il n'est pas jusqu'à leurs institu-
tions communales dont on ne retrouve l'empreinte chez les tribus
kabyles (2).
Au moment de la dissolution de l'empire romain, les Vandales
arrivaient en Algérie àla suite de la trahison du comte Boniface, gou-
verneur de la province. Leur domination passa comme un orage et ne
laissa pas de trace. Bélisairc, en 534, les chassa et les extermina après
(-1) Tacile, liv. [V des Annales. L'insurrection de Tacfarinas, chef des montagnards
alliés des Sahariens (an 17 de J.-C). Plus lard (an 375 deJ.-C.) eut lieu la grande
insurrection de Firmus, chef des Maures exaspérés des exactions des gouverneurs et
de leurs cruautés.
(2) Pendant plus de trois siècles, à part quelques insurrections vite réprimées, le
pays jouit d'un calme profond et de la plus merveilleuse prospérité; c'est ce que
constate le témoignage muet, mais bien concluant, des ruines éparses sur toule la sur-
face du sol. De tous cùlés on voit encore les restes des routes stratégiques cl com-
merc'ales établies par les ltomains, les débris de leurs camps et de leurs aqueducs,
c'est par milliers que l'on peut évaluer le nombre de leurs constructions de toutes
grandeurs, villes, villages, maisons de plaisance, établissements de bains; en inter-
rogeant les fondations des temples, des palais, les cl .1 les des chaussées prétoriennes,
les voûtes des citernes, les restes des amphithéâtres, les cirques, les arcs de triom-
phe, on acquiert la conviction qu'une population romaine assez dense, s'est implan-
tée dans le pays d'une façon définitive el sans esprit de retour, et a été un agent
énergique de civilisation parmi les indigènes auxquels elle était mêlée.
96 LA RÉFORME SOCIALE
TII
Arabes croyaient s'être donné des alliés et des libérateurs; ils ne tar-
dèrent pas à s'apercevoir qu'ils s'étaient livrés à des maîtres.
Cette domination se prolongea jusqu'à'1830. Pendant cette longue
période de plus de trois siècles, nous ne pouvons rien saisir qui soit
digne de l'histoire: c'est le règne brutal et inintelligent de la milice
des janissaires. C'est alors qu'on vit se produire la piraterie à l'exté-
rieur, les exactions et le pillage à l'intérieur. Diviser pour régner fut
la devise du vainqueur, il en fit une application large, raisonnée
et persévérante.
Aussi, à peine installés en Algérie, les Turcs y étant peu nombreux,
de plus, ayant tout à craindre de l'esprit d'indépendance de leurs
sujets indigènes sans cesse pressurés et rançonnés, furent bien plus
préoccupés, pour sauvegarder leur pouvoir, d'exciter les haines et les
divisions au sein des tribus, de créer des inégalités sociales, d'accor-
der des faveurs exceptionnelles à certaines fractions au détriment des
autres, que de chercher à se concilier les habitants, en distribuant à
tous une justice égale et impartiale, en protégeant tous les intérêts et
en favorisant les travaux manuels et intellectuels.
Les deys, pour amplifier les rouages administratifs, constituèrent
dans chaque tribu une sorte de noblesse inféodée à leur puissance.
Ces instruments de l'autorité souveraine avaient pour principale mis-
sion de faire rendre aux impôts et aux amendes le plus possible. Car
il s'agissait pour tous les chefs délégués de payer et d'enrichir des
maîtres très exigeants, puis de recouvrer les droits d'investiture et
enfin de se faire une large part dans les dépouilles.
Enfin, quand à la suite d'impôts vexatoires, de concussions ruineu-
ses, d'amendes sans motifs, arrivait le mécontentement clans les mas-
ses puis l'insubordination, et qu'enfin soufflait le vent insurrection-
nel, que faisaient les Turcs? Ils n'avaient à leur service, comme unique
remède et seul moyen de répression, que le refoulement, la dépos
session, et aussi l'extermination des récalcitrants. Quant aux terres
confisquées, elles étaient déclarées propriétés beylicales; sur ces terres
on implantait des familles ou des fractions de tribus sous les dénomi-
nations de Makhzen, Zemoules, Douairs, etc. Ces nombreux pro-
priétaires fermiers, tenant tout de leurs maîtres, jouissant de privilè-
ges exorbitants, se montraient dévoués à leurs bienfaiteurs; leur
cupidité étant sans cesse excitée, ils étaient toujours prêts à courir la
campagne pour dépouiller et chasser ceux que le malaise, les amen
des et la misère poussaient à la révolte.
C'est ainsi que, par un enchaînement fatal, conséquence de l'orga-
nisation politique, administrative et militaire imposée au pays, la
guerre au lieu d'être un fléau et une ruine était devenue une néces-
sité pour tout serviteur du pouvoir. La misère des uns faisait la fortune
LA COLONISATION EN ALGÉRIE 99
des autres. Une révolte, un crime, ou un délit qui, dans toute société
civilisée, jettent le trouble dans les âmes, le deuil dans les familles,
étaient pour ces étranges administrateurs une source de profits et de
faveurs honorifiques.
Où les faibles pouvaient-ils trouver recours sous un pareil gouverne-
ment? Ils n'avaient devant eux qu'une justice vénale à tous les degrés;
l'impunité était acquise d'avance à tout criminel assez riche pour satis-
faire l'insatiable cupidité des juges siégeant dans les tribunaux. Aussi
les Arabes avaient-ils coutume de dire qu'il était « impossible de faire
fortune ou de conserver ses richesses, à moins d'être un agent du gou-
vernement »; ils disaient encore: « Toute terre où s'est posé le pied
d'un Turc est à jamais stérile. » Est-il étonnant après cela, que sous
un pareil régime le peuple arabe soit tombé dans une espèce d'anar-
chie morale, ait vu se voiler dans sa conscience les idées de justice
et de générosité, et enfin s'étioler les mâles vertus pratiquées par ses
ancêtres.
Il n'y avait entre le Turc et l'Arabe, aucune affinité de caractère,
aucune sympathie; d'un côté, indolence d'esprit, apattiie physique,
nulle culture intellectuelle, nulle aptitude pour les arts, aucun goût
pour les travaux manuels, et seulement l'orgueil de la force et d'un
courage brutal; de l'autre, une vivacité naturelle, une tendance aux
choses de l'esprit et de l'imagination poétique, l'amour de l'indépen-
dance et des travaux agricoles. Un seul lien, assez faible cependant,
unissait les deux peuples et rendait leur contact à peu près supporta-
table : la religion et le goût des aventures.
Qu'est-il arrivé de ces incompatibilités d'humeur? C'est que l'Arabe,
n'étant plus assez fort pour lutter, s'est renfermé en lui-même, il s'est
laissé endormir dans une vie inutile de contemplation, d'extase reli-
gieuse, puis de rapines et de mensonges. Il n'a plus songé qu'à se faire
petit et humble,à dissimuler autant que possible le peu de richesse qu'il
pouvait acquérir, n'a plus eu de goût pour un travail dont il ne
pouvait recueillir les profits; par suite, ses qualités natives ont fait
place à des vices sérieux, à des penchants funestes. Nous verrons que,
par le fait de notre occupation et de notre contact avec lui, cet état
des choses et des esprits s'est singulièrement modifié et se présente à
nous sous un tout autre aspect.
Après cet exposé sommaire du passé de notre grande colonie, nous
examinerons, dans un second article, les moeurs, les caractères géné-
raux, l'organisation sociale de chacune des différentes races qui ont
pu traverser toutes ces révolutions, y survivre, et qui, aujourd'hui,
sont soumises à notre autorité.
Général MONTAUDO.N.
M MÉTHODE D'OBSERVATION SOCIALE
EN ANTHROPOLOGIE
L'auteur nous dit, dans sa préface, que la science sociale est dans
l'enfance, qu'elle est incapable encore de formuler des lois, qu'il n'a
eu d'autre prétention que de décrire les principales manifestations de
l'activité humaine chez les différentes races. Cependant il a fait suivre
chacune de ses enquêtes d'un essai de généralisation. Mais, ajoute-t-il,
il sera toujours facile au lecteur de tirer des laits telle autre consé-
quence qui lui paraîtra juste.
A mon avis, au contraire, les faits sont présentés de telle façon
que les conclusions s'imposent le plus souvent à la manière de la
carte forcée. Voyons en effet comment procède M. Letourneau.
LA MÉTHODE D'OBSERVATION SOCIALE jtK ASÏIIUOl'OLOUIK '1 Oo
,
t^
LA MÉTHODE D'OBSERVATION SOCIALE EN ANTHROPOLOGIE '109
voilà la forme que doit prendre toute étude ethnographique ou sociale
sérieuse. M. Le Play a rédigé à ce sujet des instructions très détaillées,
qui pourraient servir de base à toutes les recherches ethnographiques
et auraient l'avantage de leur imprimer le caractère d'uniformité
sans lequel il arrive que des observations consciencieuses et sévères
ne peuvent être utilisées pour des travaux d'ensemble, parce qu'elles
ne sont pas comparables entre elles.
Un autre avantage de la méthode d'enquête instituée par M. Le
Play, et qui doit frapper tous les esprits vraiment scientifiques, est de
supprimer l'arbitraire, les jugements préconçus et d'imposer à l'obser-
vateur cette froide impartialité qui doit être le caractère des travaux
d'érudition. Le jour où l'on possédera des monographies rédigées
d'après cette méthode exacte sur les différents groupes de la famille
humaine, on fera des observations des anciens voyageurs le même
cas que les naturalistes font aujourd'hui de celles de Pline et d'Aris-
tote. C'est cependant avec ces documents imparfaits que des auteurs,
pressés de conclure, ont la prétention de construire la science sociale,
ou Sociologie, pour me servir de l'expression incorrecte mise en circu-
lation par Auguste Comte. Si encore ces auteurs procédaient du connu
à l'inconnu, des groupes civilisés les mieux étudiés aux groupes sau-
vages! Mais ils ont, comme nous venons de le voir, la prétention
d'expliquer notre civilisation par le monde inconnu,sauvage ou même
préhistorique! C'est le renversement de la logique.
Est-ce à dire que toute vue d'ensemble nous soit encore interdite
sur les groupes si nombreux dont l'étude méthodi jue reste à faire? Je
ne le pense pas. En allant, comme nous le faisons, du connu à l'in-
connu, nous ne perdons jamais notre fil conducteur, solidement lié à
de sérieuses enquêtes. Nous sommes en possession de lois générales
bien établies (1); et l'on peut sans témérité affirmer dès maintenant
qu'elles sont les mêmes parmi les différentes races humaines. Il n'est
pas absolument besoin, pour cela, de recommencer pour chaque nou-
veau groupe la longue enquête qui a servi à établir les bases de notre
doctrine. Notre passé et nos études sont une garantie en faveur des
jugements que nous pourrons porter sur les différentes manifestations
de la vie sociale à travers le temps et l'espace. Mais quelque légitimes
qu'elles soient, ces inductions doivent toujours être justifiées par la
méthode d'observation, rigoureusement appliquée.
ADRIEN ARCELIN.
(1) L'auteur de cet article, noire dévoué confrère. M. Donat Béchamp, a publié ré-
cemment dans la Revue des institutions et du droit une élude très-remarquable, inlilii-
]ée : / a liberté testamentaire d'après I Ecole de la Paix sociale. Ce travail répondait à un
article publié dan-, la même bévue et clans lequel on critiquait nos conclusions sur
ce point particulier. M. Béchamp, en s'appuy nt sur 1 observation des faits et sur
l'exemple des peuples prospères a démontré scientifiquement que la transmission in-
tégrale du foyer et du domaine est une condition essentielle rie la prospérité et de la
paix sociaie. Nous sommes heureux de lui adret-scr nos plus vives félicitations.
Voir la Renie des institutions, avril et mai -1883.) (N. de tu lt.)
UN GROUPE D'USINES '1 '11
déjà dit, propriétaires de leur habitation et d'un petit champ qu'ils peuvent
cultiver, en dehors du travail d'atelier, trouvent dans ces occupations étran-
gères un supplément de ressources, qui leur assure, non seulement le pain
quotidien, ce premier besoin de l'ouvrier, mais leur permet, encore de vivre
honnêtement, d'élever une nombreuse famille, et de satisfaires leurs besoins
moraux et intellectuels.
Je dois, pour compléter ce tableau, ajouter que les patrons ont leur habi-
tation à Oberbruck môme, au cemre de leurs exploitations, et qu'ils peuvent
ainsi se trouver constamment en contact avec leurs ouvriers. On le voit donc,
ces établissements sont dans des conditions excellentes pour conjurer l'anta-
gonisme qui ne règne que trop souvent dans le monde du travail.
Disons maintenant quelques mots sur l'organisation intérieure du tra-
vail dans les ateliers.
ORGANISATION DU TRAVAIL. — Nous devons noter d'abord, que depuis la
création des usines, le repos dominical est religieusement observé.Jamais, sous
aucun prétexte, le travail du dimanche n'a lieu, sauf dans les cas où des
réparations urgentes aux machines sont nécessaires pour éviter un chômage
dans le courant de la semaine.
La durée maximum du travail est de <12 heures; en aucun cas le travail
de nuit n'a lieu. La moyenne du salaire varie, pour les hommes, entre 5 fr. 50
et 3 fr., et pour les femmes entre î fr. et 2fr. 50 par jour; mais ce n'est là
qu'une moyenne. Les ouvriers travaillant tous à la tâche, les plus habiles et
les plus laborieux arrivent facilement à augmenter leur paie dans des pro-
portions souvent considérables. Ainsi, les ouvriers fileurs arrivent à gagner
4 fr. 50 et même 5 fr. par jour; les pareurs de chaînes, 4 fr. 50; d'autres
ouvriers, les tourneurs en bois ou en fer, les ajusteurs, les menuisiers, qui
sont employés à l'entretien et à la réparation des machines, arrivent à des
salaires très élevés : 6 et même 10 fr. par jour. Ce sont, il est vrai les pri-
vilégiés, les spécialistes. Les tisseurs ne peuvent que rarement dépasser 3 fr.
Les enfants ne sont admis à travailler dans les ateliers qu'à l'âge de quatorze
ans. Us gagnent alors de 60 à 75 cent, par jour. Le taux du salaire est,
comme on le voit, très élevé.
La paie se fait tous les quinze jours. Elle est arrêtée le samedi soir, mais
le salaire n'est donné à l'ouvrier que le jeudi suivant. Je dois signaler ici une
excellente coutume ; l'argent n'est remis à l'ouvrier lui-même qu'autant qu'il
n'a pas de famille ; dans le cas contraire, le salaire de tous les membres est
remis directement au chef de famille.
Il est regrettable que la paie ne puisse pas se faire le mardi, veille du
marché, ce qui permettrait aux ménagères de faire toutes leurs provisions
pour la quinzaine, et d'acheter à meilleur compte. Malheureusement la force
des choses n'a pas permis d'adopter cette combinaison. Le mercredi en effet,
jour de marché pour toute la vallée de Ma.sevaux, est en même temps le jour
de Bourse de Mulhouse ; les industriels qui ont tous leurs fonds déposés
dans les maisons de banque de cette ville, vont à la Bourse ce jour-là. pour-
leurs affaires, et profitent de leur voyage pour retirer les fonds qui leur sont
nécessaires. Ils ne peuvent être de retour soit à Masevaux, soit à Oberbruck
que dans la soirée, ce qui les oblige à remettre la paie au lendemain.
M2 LA RÉFORME SOCIALE
les grands centres industriels comme Mulhouse, par exemple, où. les salaires
ne sont pas plus élevés qu'à Oberbruck et où, en revanche, la vie est très
chère, les avantages qu'ils rencontrent chez MM. Zeller. Leurs salaires sont
élevés, la vie à la campagne peu coûteuse, et de plus, les produits de leurs
champs leur assurent des ressources qui leur manqueraient dans les grandes
villes. Ils savent de plus, par une longue expérience, que le travail est assuré
dans les usines. Pourquoi dès lors songeraient-ils à quitter un pays où tout
les retient? La permanence des engagements s'est donc établie par la force
môme des choses, et on n'a pas été oblige de l'encourager ou de la protéger,
comme on est obligé de le l'aire ailleurs, au moyen de diverses institutions.
L'ouvrier étant assuré de la possession « du pain quotidien >;, n'est pas tra-
vaillé par des sentiments d'envie ou de révolte ; il n'est pas tenté de demander
aux grèves un prétendu remède à des maux dont il ne souffre pas.
Depuis 1820 jusqu'à 18^3, le travail n'a été suspendu que pendant trois
jours, et encore ne l'a-t-il été que par une circonstance indépendante de la
volonté des patrons et des ouvriers, et voici comment. Peu de jours avant
la déclaration de la fata e guerre de 1870 une grève éclatait à Mulhouse. Le
prétexte était toujours le môme : augmentation du salaire et diminution de la
journée de travail. Une bande de ï à 30n grévistes partie de Mulhouse s'est
précipitée sur ïhann, puis a envahi la vallée de Masevaux, et a imposé, par
la force, la cessation du travail. Deux compagnies d'infanterie mandées en
ton Le hâte de Belfort, arrivèrent, et, par leur seule présence, rétablirent
l'ordre. Le soir môme de l'arrivée de la troupe la déclaration de la guerre,
était connue. Celte nouvelle fit sur les grévistes l'effet d'une douche d'eau
froide; ils se dispersèrent, et nos soldats mirent sac au dos pour aller se faire
tuer à Soulz-sous-ForôLs ! Coïncidence bien singulière; celte grève qui écla-
tait en même temps que la guerre, était dirigée et organisée par des ouvriers
charpentiers allemands et suisses! Quoi qu'il en soit, la grève venait de
Mulhouse et non d'Oberbruck, et dès le départ des grévistes les ouvrieis ont
repris avec empressement un. travail qu'ils n'avaient pas volontairement
abandonné.
Telle est la situation morale et matérielle des ouvriers d'Oberbruck. On
peut la résumer en deux mots. La population ouvrière est religieuse, et sa
moralité est prouvée par ces deux fails : fécondité des mariages, rareté des
naissances naturelles. Au point de vue matériel, ille est assurée de la pos-
session du pain quotidien, grâce à la permanence des engagements, à un
salaire rémunérateur auquel viennent s'ajoulerencore les produits des terres
dont la plupart de ses membres sont proi riôtaires. Enfin la possession du
foyer donne à la. famille une stabilité qu'on ne retrouve plus que rarement.
En étudiant cet intéressant groupe manufacturier, j'ai été vivement frappé
de l'importance extrême qu'il y a, au point de vue de la conservation de la
paix sociale, à faciliter à l'ouvrier l'accès de la propriété de son habitation,
et des heureuses conséquences qui découlent de l'union indissoluble de la
famille et du foyer. Dans les usines que j'essaie de décrire, c'est cette union
féconde qui a assuré le règne de l'harmonie, de la slabil té et du bien-être ;
cl c'est à elle que l'on doit encore aujourd'hui, malgré l'invasion du mal, la
conservation de la paix, et l'espoir fondé de pouvoir enrayer le mouvement
UN GROUPE D USINES \ ] ">
Le mal est d'autant plus terrible, que l'alcool consommé est de l'acool de
pommes de terre plus ou moins bien débarrassé du plus terrible poison stu-
péfiant existant dans les alcools : l'alcool amylique. Depuis l'introduction
en Alsace de ce breuvage d'outre-Rhin, le nombre des aliénés augmente dans
des proportions effrayantes (!).
La chambre de commerce de Mulhouse et la Société Industrielle delà même
-ville, ainsi que la chambre de commerce de Colmar se sont émues de cette
situaiion et ont, séparément d'abord, puis collecivement,fait entendre leurs
doléances au gouvernement. Elles ont adressé une pétition demandant ra-
baissement des droits d'entrée sur les vins, et une augmentation des doits
sur les alcouls, mais ju-qu'ici l'autorité a refusé d'accéder à ces voeux bien
légitimes pourtant, sous le prétexte qu'il faudrait créer une seconde ligne
douanière pour l'Alsace qui fait comme tous les pays de l'Empire, partie de
' l'union douanière, et que, dans tous les cas, pour créer ainsi.aux provinces
annexées une situation particulière, il faudrait une loi d'Empire que le goût
veernem nt ne veut pas proposer. L'Allemand du Sud boit de la bière, celui
du Nord, de l'alcool, et ils s'en trouvent bien, à dit M. de Bismarck ! De quoi
donc se plaignent les Alsaciens?
Ainsi, c'est bien entendu, on ne fera rien. Liberté pleine et entière pour
les cabaretiers d'empoisonner l'ouvrier, en lui vendant à vil prix un alcool
qui ruine sa santé! Que l'ouvrier, empêché par de lourds impôts et par les
droits exorbitanls qui pèsent sur les vins venant de France, ne puisse plus
boire de vin, tant pis, il boira de l'alcool ; il s'adonnera à cette funeste
passion qui enrichira le cabaretier en le ruinant; il perdra à l'auberge avec
son argent, tous ses sentiments honnêtes, peu importe encore une fois
pourvu que la ligne douanière soit sauve !
Eh bien! a cette situation grave il faut un remède. La paix est menacée;
la prospérité et l'union dont les ateliers d'Oberbruck ont joui pendant plus
d'un demi-siècle sont aujourd'hui mises en péril par l'action néfaste d'une
législation dangereuse.
En Alsace, comme en France, la multiplicité des cabarets est un vrai dan-
ger social ! Mais puisqu'il est certain qu'aucun secours ne viendra du gou-
vernement, c'est aux patrons de travailler, d'unir tous tous leurs efforts pour
conjurer un danger qui les menaee eux-mêmes en menaçanL leurs ouvriers.
Qu'ils donnent le bon exemple, qu'ils usent de la persuasion, des bons
eonsfils; qu'au besoin ils instituent des récompenses pour exciter l'ouvrier à
la tempérance; qu'ils prononcent impitoyablement l'exclusion de tout ouvrier
incorrigible, qu'ils soient en un mot, des patrons dans toute l'acception de ce
beau nom, et le danger pourra être conjuré!
DONAT BÉCHAMP,
Docteur eu droit, Avocat à Lille.
(1) Pour se rendre un compte exact des ravages effrayants causés par l'alcoolisme
en Alsace, le lecteur pourra consulter l'intéressant ouvrage qu'un de nos confrères
des Unions, M. l'abbé Cetty, vicaire à Mulhouse, vient de publier sur la famille ou-
vrière en Alsace, et dont il a été donné une analyse dans la Réforme. Voir en particu-
lier le chapitre m.
COURRIER POLONAIS
i :
Pologne, et pour l'aire mieux ressortir la nature des difficultés et des obsta- ;
mais sincère tableau, mettra en évidence cette vérité signalée par Le Play, |
Bien que la Pologne soit à jamais célèbre par le souvenir de ses gloires I
Il
III
Bien que dépouillée désormais de ses prérogatives politiques, la noblesse
pouvait encore, en qualité de seule propriétaire du sol, exercer une grande
influejice sur l'immense population illettrée de la Pologne ; elle avait jusqu'à
ce jour négligé de s'occuper de la classe des serfs attachés à ses terres ; pra-
tiquant l'absentéisme, elle avait confié la gestion de ses domaines à des juifs
qui, lui servant en même temps de banquiers, opprimaient et pressuraient 1^
paysan. Revenant à de plus salutaires errements, ellepouvait réparer ce long
oubli de ses devoirs sociaux : sïnstallant et vivant sur ses propriétés, elle
devait entrer directement en rapport avec les serfs, établir avec eux
des relations basées sur l'affection et des services réciproques, améliorer et
relever leur situation; mais il lui fallait, en même temps, abandonner ses
préjugés, réprimer ses passions et se soumettre elle-même aune discipline
des plus sévères, pour se renouveler et acquérir des qualités solides, intel-
lectuelles et morales.
Malheureusement, il n'en a pas été ainsi ; épuisée moralement par l'anar-
chie dans laquelle elle avait si longtemps vécu, la noblesse ne pouvait plus
réaliser un si grand effort sur elle-même ; les nobles polonais ayant pris
l'habitude de vivre sur le trésor public, grâce à la générosité souvent forcée
des rois, négligèrent toutes les occupations utiles; étrangers aux arts, à la
science, à l'industrie, et même à l'agriculture, ils avaient contracté des habi-
tudes d'oisiveté séculaire et étaient devenus incapables de se plier aune étude
intellectuelle quelconque ; l'imagination était devenue leur principale règle
de conduite. Leur orgueil n'ayant plus, depuis la conquête, les moyens de se
satisfaire, dégénéra en vanité enfantine; ils préparèrent leur ruine en cher-
chant à entretenir un trop grand luxe, et on en vit même quelques-uns ac-
cepter des titres et des honneurs, des mains du conquérant.
Du sein de la noblesse étaient sorties avec le temps, deux castes nobiliaires
rivales: d'une part, la classe des no'des campagnards, petits hobereaux que
le droit de porter le sabre recourbé distinguait seul des paysans et, qui
jaloux de la suprématie de la haute noblesse, subissait l'influence des idées
révolutionnaires et adoptait les doctrines soit disant libérales de l'Occident;
d'autre part, la classe des nobles sans terres et ruinés, habitant les villes,
qui ne trouvant plus dans la guerre leurs moyens d'existence et ne pouvant
plus se mettre à la solde de nobles plus riches, recherchaient les infimes
Liv. ii. 9
422 LÀ RÉFORME SOCIALE
Tel est le spectacle que nous présente,à l'heure actuelle, ce pays si éprouvé :
une noblesse divisée en trois partis, presque ruinés et dénués d'influence;
seule, la classe des lettrés pourrait aspirer à intervenir dans la direction de
l'opinion publique, mais son action paraît devoir être plutôt nuisible
qu'utile, une population de paysans complètement démoralisée et livrée
aux juifs par l'usure, hostile à la noblesse; enfin une bourgeoisie qui se
considère comme comp!èt<'ment étrangère au pays qu'elle occupe.
Une société non seulement ne peut pas prospérer, mais peut difficilement
durer dans de pareilles conditions ; comment pourrait-on remédier à ce mal
et détruire l'autagonisme des classes; serait-il encore possible à la noblesse de
prendre ce rôle de patronage et de protection vis-à-vis des classes popu-
laires qu'elle a négligé de remplir jusqu'à ce jour ; la haine commune du
vainqueur et la résistance à ses tentatives de russification, pourraient-elles
ramener l'union entre les diverses classes sociales ? Telles sont les questions
que soulève cette première étude et que l'avenir seul peut résoudre.
Ajoutons cependant que la secousse de 4 863 semble avoir produit d'heu-
reux résultats; une foule d'hommes de bonne volonté appartenant à la no-
blesse ou à l'ancienne bourgeoisie fixée au sol se sont mis à l'oeuvre, un
travail de réforme fécond, quoique caché, se poursuit activement au sein de
la sociéLâ. Un peuple qui a le courage de s'avouer hautement ses faiblesses et
de se mettre résolument à l'oeuvre pour se réformer, ne saurait périr.
F. OSTMNSIU.
CORRESPONDANCE
LE CRÉDIT DU MOUSSE
CHRONIQUE
DU MOUVEMENT SOCIAL
contre 4b, tandis que le vote qui a terminé la. deuxième a réuni 348 voix
seulement contre 80. Ces chiffres traduisent une situation bien nette : le
nombre des opposants a presque doublé : 80 au lieu de 45; celui des parti-
sans diminué de plus d'un cinquième : 83 sur 431. Une partie de ces voix-
défaillantes passe à l'opposition, mais la plus grande partie s'abstient.
Comment se prononcer, en effet? Le besoin d'une réforme est incontestable,
personne ne le nie, mais la mesure proposée est-elle bien la solution? Il
est à supposer que la troisième lecture donnera encore la majorité aux
partisans de la loi, mais on peut prédire que cette majorité diminuera sen-
siblement, si le texte n'est pas profondément modifié.
Est-il nécessaire de faire une loi sur les récidivistes? Le compte rendu
général de la justice criminelle pendant l'année 1881, public fort à propos
par l'Officiel du Ie'' juillet, apporte, hélas! à cetle question une réponse déci-
sive. Il établit très nettement les faits suivants, qui étaient déjà parfai-
tement connus, mais qui s'accentuent avec plus d'énergie chaque année :
le nombre des crimes diminue; celui des délits augmente sensiblement;
celui des récidives s'accroît rapidement. En effet, les crimes ont été au
nombre de 3,48a en -1877 ; 3,368 en 4 878 ; 3,4;7 en 1879 ; 3.«58 en 1880 ;
3,358 en 1884. Soit, de 4 877 à '1881, une diminution de 4 27 en cinq ans, ou
d'un peu moins de 4 p. 100 par an. C'est peu, assurément, mais c'osl
néanmoins un mouvement décroissant.
Les affaires jugées par les tribunaux correctionnels ont été de : 165,698 en
•1S77 ; 463,729 en 4S78J; 467,147 en 1879, 170,260 en 1880: 178,830 en
4 881. Soit une augmentation de 13,132 en cinq ans, ou de 2
p. 100 environ
par an.
Pour les récidives c'est tout autre chose : 71,170 en 1878 ; 72,265 en 1879 ;
75,508 enISSO ; 81,341 en 188-1 ; elles s'accroissent de 10,171 en quatre ans, soil
3 1/2 p. 100 par an. Et encore, dans ce calcul, a-t-on écarté toutes les
condamnations rayées par les diverses amnisties accordées depuis le
1<=r janvier 1831. Le nombre des casiers judiciaires ainsi supprimés n'est
pas
moindre de 76,199.
Pour donner une démonstration plus palpable encore de la progression des
récidives, rappelons quelques paroles du préfet de police prononcées dans
la séance de la Chambre des députés du 25 juin dernier : « Dans les statis-
tiques qui nous ont été données pour l'étude de cette loi, vous avez vu que
6,000 à 6,500 individus par an tomberont sous le coup delà loi de transporta-
tion que nous discutons en ce moment. Ces chiffres étaient vrais en 1880, en
4 881 ; aujourd'hui ils sont au-dessous de la vérité. En
ce moment, il faut
monter, de 6,500 récidivistes qui seraient frappés par la loi en discussion, .'.
8,000 ou 8,500. La récidive croit donc très rapidement en valeur absolue ;
elle ne croît pas moins en valeur relative, par rapport au nombre total des
crim.-s ou délits: ainsi, en -1876-4 880, et en 4871-1875, les récidivistes ne
comptaient que pour 48 et 47 p. 4 00 parmi les accusés : en 4 884, ils en oui
fourni plus de la moitié, 51 p. 4 00, soit 1,622 sur 3,183. La progression est
encore plus sensible parmi les prévenus : de 37 p. 100, année moyenne de
1874 à 4 875, elle est montée à 41 p. 4 00 de 1876 à 4 880 et à 43
p. 400
en 4 8>i-l. »
CHRONIQUE DU MOUVEMENT SOCIAL 127
Il faut noter, toutefois, que cette augmentation provient moins d'un
contingent nouveau que de la réapparition de l'ancien; les jugements
prononcés contre des récidivistes se sont accrus, en effet, de 15 p. ;00 en
quatre ans, tandis que celui des individus qui en ont été l'objet ne s'est aug.
mente que de 7 p. 100 dans le môme espace de temps.
Ce fait très important est affirmé avec une nouvelle force par les rensei-
gnements suivants : d'une part les deux tiers des prévenus en récidive
légale sont repris par la justice; de l'autre, sur 6,069 hommes sortis des
maisons centrales en 1879, près des deux cinquièmes (2,351) ont été repris,
savoir : 1,144 (49 p. 000) dans l'année môme de leur libération, 856 (33 p. 000)
en 1880 et 351 (15 p. C00) en 18*1.
Ces 2,35! récidivistes ont subi 4,858 nouvelles condamnations depuis
leur libération, en 1879, jusqu'au 31 décembre 1881. 1/204 ont été condam-
nés une seule l'ois ; 545 deux fois, 251 trois fois, 165 quatre fois, 100 cinq
fois, 35 six fois, 16 sept fois, 17 huit fois et 18 de neuf à seize fois. En
résumé, le nombre des hommes repris dans le délai moyen de deux ans et
demi après leur sortie des maisons centrales est de 34 p. 100.
Voilà les faits, tels que les révèle la statistique. Quelles peuvent eu être
les causes? Nous en trouverons plusieurs dans les documents que nous
avons sous les yeux. Le rapport présenté au conseil municipal de Paris par
M. Réty, sur le projet d'emprunt, renferme cet aveu significatif' : « Il resuite
des déclarations de M. le directeur do l'Assistance publique que, sur cent
nouveaux venus à Paris, quatre-vingt-dix sont pauvres, et qu'une grande
partie sont destinés à échouer, la vieillesse venue, dans les hospices de
Paris. » Le rapporteur aurait dû ajouter : ou dans les prisons, comme vaga-
bonds ou mendiants. D'autre part, dans la séance de la Chambre des dépu-
tés du 26 juin, M. Ribot disait : « Le mal vient, en grande partie, de la fai-
blesse croissante des tribunaux dans la répression. » Le garde des sceaux,
dans son rapport au Président de la République, s'exprime de même : « Je
ne puis m'empêcher d'exprimer la crainte que la peine ne soif pas toujours
proportionnée à la perversité. En effet, on remarque pour 1881 que, sur
63,294 libérés, 59,098, c'est-à-dire 93 p.000, ont été condamnés à un empri-
sonnement dont la durée variait de six jours à un an. JN'y a-t-il pas là un
véritable abus des courtes peines qui, on le sail, ne produisent aucun eli'et
moralisateur. Aussi le nombre des récidivistes condamnés plusieurs fois
dans la même année va toujours en croissant ; il n'était que de 8,896 en
1878, il est en 1881 de 12,420, plus élevé des deux cinquièmes. Un redou-
blement de sévérité semble donc nécessaire à l'égard des récidivistes qui, à
une si courte distance, reparaissent devant la justice répressive. » Dans une
autre partie du rapport, il est dit : >< De tout ce qui précède, on pourrait
conclure en principe que la récidive est eu raison inverse de la durée de la
peine subie. Ces appréciations ne sont, du reste, pas des faits isolés. Le cou-
grès de Stockholm s'est formellement prononcé sur ce point, et, parmi les
causes de récidive, il a inscrit en première ligne : l'indulgence de la législation
pour les récidivistes et la faiblesse de la répression de la part du juge. Cette
constatation tire une force considérable de son caractère général, puisque
128 LA RÉFORME SOCIALE
mesure excessive, il faut avoir épuisé tout d'abord la liste des réformes pré-
ventives, soit par une nouvelle réglementation des peines qui augmente la
CHRONIQUE DU MOUVEMENT SOCIAL 129
crainte du châtiment, soit par l'application plus complète et plus rapide des
améliorations adoptées en principe pour le régime des prisons, soit par le
développement du patronage des libérés, soit par les réformes des moeurs
générales du pays, soit enfin et surtout par les mesures protectrices de l'en-
fance. Tant que tout cela n'aura pas été fait, la loi des récidivistes paraîtra
draconienne. Cette épilhète lui a élé donnée à plusieurs reprises dans la
discussion.
On l'a accusée également d'être immorale parce qu'elle ne proportionne
pas la pénalité à la culpabilité, parce qu'elle est uniforme pour tous les cou-
pables compris dans une même catégorie. Ne sait-on pas cependant que parmi
les hommes qui auront subi, par exemple, quatre condamnations à trois mois
de prison, dans un intervalle de dix ans, ii y a tous les degrés divrrs de
perversité? Le juge seul peut apprécier ces degrés différents et doit en con-
séquence avoir le droit de graduer la peine. Ici, au contraire, il n'y a pas de
graduation et môme pas d'intervention du juge, car la relégation échappe à
son action ; il prononce la condamnation à trois mois qui complète le nombre
fatal et la relégation tombe automatiquement sur !a tète du coupable ; elle
résulte du rapprochement mécanique d'un fait matériel et d'un texle'de loi :
quant à l'appréciation morale du délit, des circonstances qui l'ont entouré et
de la personnalité de son auteur, elles restent étrangères à la fixation de la
peine. C'est le législateur qui devient le juge, et le juge n'est plus qu'un
greffier destiné à enregistrer un arrêt fait d'avance. Ce procédé est injuste et
viole tous les principes de notre droit criminel actuel, doué aujourd'hui de
toute la souplesse nécessaire pour réaliser l'adaptation la plus exacte possible
du châtiment à la faute. Une loi qui rompt avec ce principemoderne essentiel
a pu justement être définie à la Chambre de loi de débarras et de loi d'expé-
dient.
Mais on l'a également appelée loi d'expérience et peut-être d'aventure parce
qu'on est absolument dépourvu de données certaines sur la possibilité môme de
son application et sur les résultats qu'on en peut attendre. On a donné les
chiffres les plus différents pour les dépenses qu'elle doit entraîner : les uns
parlent de sept millions, les autres de dix pour la première année seulement.
Sommes-nous en état d'aborder des questions pécuniaires si graves avec une
telle incertitude? Comment, d'autre part, assurer les surfaces de terrain
nécessaires au travail agricole de peut-être 20,000 récidivistes qu'il faudra
envoyer aux colonies ? Faudra-l-il exproprier les colons libres? Et de quel
droit va-t-on imposer à ces derniers des voisins qui seront probablement des
voisins dangereux? Est-ce là le moyeu de développer la colonisation fran-
çaise? Enfin, quel sera le résultat à attendre de la loi? Fcra-t-clle diminuer
la récidive en France, les relégués s'adonneront-ils à l'agriculture, ou reste-
ront-ils rebelles au travail comme ils le sont ici ; en un mot, passeront-ils à
l'état de colons vivant d'eux-mêmes, ou seront-ils encore des réfractairespour
lesquels il faudra construire des bagnes coloniaux ?
Sur ces graves questions la divergence la plus absolue règne entre les
affirmations des partisans et des adversaires de la loi. Le ministre de l'Inté-
rieur a dit à la tribune: La loi de 185i sur les forçats qu'elle frappe de la
transportation dès que leurcondamnations'élève à huit ansde travaux forcés,
130 LA RÉFORME SOCIALE
Pc toute cette étude que résulle-t-il? Sinon que la lumière est loin d'ê-
tre faite sur la grave question de la récidive, et que la loi n'est pas suffisam-
ment éclairée par l'observation des faits. Elle réclame une étude beaucoup
plus approfondie.
N'y aurait-il pas lieu de tourner les yeux vers deux solutions indiquées
CRONIQDE DU MOUVEMENT SOCIAL 131
déjà par des faits bien constatés, au lieu de se lancer ainsi dans la voie de
l'inconnu. On est à peu près d'accord aujourd'hui sur la supériorité du
régime cellulaire, A Paris notamment la préfecture de police et le ministère
de l'Intérieur ont à plusieurs reprises déclaré que l'expérience faite depuis
sept ans confirme pleinement les expériences fondées sur l'application de
la loi de 4875 relative au convertissement des prisons en prisons cellulaires.
Le compte général de la justice criminelle, en 1881, donne des indications
analogues. « Le nombre des maisons cellulaires, dit-il, est encore trop res-
treint pour qu'il soit possible de rechercher avec certitude quelle action à
pu exercer le système de l'emprisonnement individuel sur la récidive. JNéan-
moins, on peut toujours avancer ce fait que 26 individus condamnés à plus
d'un an d'emprisonnement et soumis à ce régime ont été mis en liberté en
4879; un seul d'entre eux a été traduit de nouveau devant la justice.» Au
heu d'entreprendre un régime nouveau, ne ferait-on pas mieux de conserver
les sommes considérables qu'il réclamerait, à poursuivre la transformation
des prisons?
D'autre part, ne devrait-on pas étudier un régime qui mettrait fin aux
peines de courte durée? Tout le monde se plaint de leur effet pernicieux, et
l'expérience de l'Angleterre permet de fonder quelque espérance sur leur
aggravation. Ce pays a obtenu, en effet, une diminution sensible de
récidives, grâce à l'application d'un système de peines progressives dont
la durée augmente d'après le nombre des rechutes du môme individu dans
un délai déterminé. Ainsi, en admettant par exemple une première condam-
nation pour vol simple à dix ou quinze jours de prison, une deuxième con-
damnation, intervenant dans le délai de cinq années, entraîne, quelles que
soient les circonstances du nouveau délit, une peine d'une année, laquelle
serait doublée pour une seconde récidive, et ainsi de suite.
Les législateurs devraient peut-être, avant de prendre aucune décision,
arrêter, leurs méditations sur ces deux réformes, dont l'efficacité est déjà
établie par l'expérience.
Mais une autre réflexion s'impose forcément à l'esprit en présence des
difficultés de la loi à faire et de la gravité du danger à conjurer : cette ques-
tion de la récidive n'est qu'une partie du mal social, qu'une face du grand
problème qui s'aggrave tous les jours; vouloir toucher à ce problème
par un de ses côtés seulement sera toujours une oeuvre difficile, incomplète
et inefficace et les solutions partielles ne seront que des expédients et des
palliatifs. Le seul procédé fécond consiste à remonter à la source du mal et
cette source est incontestablement dans la violation des principes de la cons-
titution essentielle des sociétés.
A. FOUGEROUSSE.
UNIONS DE LA PAIX SOCIALE
ARDÉCHE.
— Bêcheloille (Camille), àAnnonay, prés, par
Chorael; Mont-
M.
gulfier (Félix de), ingénieur civil à St-Marcel-les-Annonay, présenté par
M. H. Marion.
CHARENTE.
— Mesnard(l'abbé Marcellin), docteur en théologie et en droit
canon, rue Fénelon, 13, à Angoulème,prés. par M. Daniel Touzaud; Moutard;/
(Edmond de), propriétaire nu chalet de la Boixe, commune d'Aussac, prés,
par M. Paul Sevenet ; Boutclant (E. ), ancien juge de paix, à La Rochefoucauld,
prés, par M. Daniel Touzaud.
CHARENTE-INFÉRIEURE.
— Michaud (G.), notaire à Tonnay-Charente, prés,
par M. Delairc.
CHER
— Dupuis (Léon), administrateur, directeur des hauts fourneaux de
Rosières, par St-Florent, prés, par M. A. Gibon.
DRÔME.
— Allard (vicomte Raoul d'1, à Beauplan, par Pierrelatte, prés,
par M. Rouveure.
FINISTÈRE.— Saulnier de la Cour (Georges Le), rue Traverse,-! bis, à Brest,
prés, par M. F. du Laurens de la Barre.
GARD, — Daudé de Lavcdelte, rue de la Vierge, %, à Mimes et à St-Jean-du-
Bruel (Aveyron), prés, par M. Delairc.
LOIRE. — Bruyère (Jean-Antoine), rue Paillan, ï6, à St-Etienne; becitre
(Henri), négociant, rue de la Paix, 14, à St-Etienne; Bepeyre (Jean), rue
Roannelle, 20, à St-Etienne; Jahouley (Joannès), propriétaire, rue Paillan, 20.
à St-Etienne, présentés par M. Baretta.
NIÈVRE. — Churon (l'abbé Lucien), boulevard SL-Gildard, 2, àNevers, prés.
par M. E. de Graiidmaison ; Assigny (Ilcnri-Flamen d'), propriétaire à
Nevers, prés, par M. Alfred Saglio.
UNIONS DE LA PAIX SOCIALE 133
OISE. — Rafin (Jules), usine St-Paul, près Beauvais; Amcuilic ingénieur,
usine St-Paul, près Beauvais, présenté par M. le docteur E. de Grandmaison.
RHÔNE.
— Cottin (Régis), rue Ste-Hélène, 4 3, à Lyon, prés, par M. Gui-
nand ; MALLERIE (vicomte de la), chef d'escadrons au 8e hussards, rue de la
Tête-d'Or, 33, à Lyon, prés, par Mme la Cteàsc Ernestine de Trémaudan.
SAVOIE. — Vomergue. ingénieur aux mines de St-Georges-d'IIurtières, à
Aiguebelle, prés, par Al. Fougerousse.
SEIMS. — Groupe de Paris: Bernoville (Camille), rue de Milan, M bis, prés.
par M. de Rousiers; Corbassière, entrepreneur de travaux publics, rue de
La Chapelle, 35, prés, par M. Fougerousse; Fosscz (G. des), rue de Laroehe-
foucault, 28, prés, par M. de Bousiers ; Lalande (de), avocat à la Courd'appel,
rue Serpente, 37, prés, par M. Mauricheau-Beaupré.
TARN.
— Picech (Louis), propriétaire à la Bastide-Rouairoux, prés, par
M. le colonel Pistouley de la Goutarié.
PORTUGAL.
— Moura Teixeira (Aventino-AIbano de), Celorico de Basto, prés,
par M. Delairc.
et l'application des lois de succession. Ncus espérons qu'il voudra bien s'en-
tendre à ce sujet avec notre confrère et ami, M. Sévin-Reybert,avoué à bou-
lins. Il serait fort à souhaiter que, pour utiliser pleinement tant de bonnes
volontés que le dévouement de M. Gibon a suscitées, les Unions du Bour-
bonnais pussent tenir avant l'hiver une réunion régionale.
UNIONS DU LIMOUSIN Nous extrayons d'une lettre de notre savant confrère,
. —
M. Louis Guibert, le passage suivant auquel des discussions récentes donnent
un vif intérêt. « Avez-vous étudié la question des corporations? Le peu que
j'en sais et les notes que j'ai recueillies ici ne me satisfont pas ; car, au fond,
la corporation est formée exclusivement des maîtres ; un peu plus tard elle
est abominablement exploitée par eux : si les statuts anciens s'occupent des
ouvriers, c'est incidemment et non pas du tout pour créer entre eux et le
maître un lien social de la nature de celui qu'on veut établir aujourd'hui.
Evidemment on se méprend sur la question, Cela est si vrai que les associa-
tions de compagnonnage se sont créées précisément pour fournir aux ouvriers
une organisation qu'ils ne trouvaient pas dans la corporation proprement
dite. On peut citer quelques faits intéressants, mais il est certain que le véri-
table état de choses, à ce point de vue, est peu connu. »
UNIONS U'AUNIS, ANGOUMOIS ET SAINTONGE. —M. Daniel Touzaud, notre cor-
respondant à Angoulème, dans une excellente lettre, adressée à M. P. de
UNIONS DE LA PAIX SOCIALE ' 135
Rousiers, insiste avec beaucoup de force sur la nécessité d'affirmer le carac-
tère scientifique et impartial de notre Ecole, de diriger vers l'étude des faits
le zèle de nos confrères, et d'élargir le plus possible le cercle dans lequel
s'exerce noire recrutement. Ajoutons que M. Daniel Touzaud continue presque
chaque semaine, dans le journal l'Union des Charente*, des insertions, toujours
très bien choisies, d'articles de la Réforme ou de communications relatives
aux Unions.
UNIONS DE GUYENNE. --• Dans une partie du Périgord, la stabilité de la
famille et la transmission intégrale du foyer patrimonial se sont maintenues
par l'accord des intéressés, également respectueux de la coutume tradition-
nelle. C'est un exemple intéressant à étudier dans ses détails, et notre confrère
M. Ch. Vasseur. qui nous l'avait signalé, veut bien nous promettre d'en faire
J'objst d'une étude complète à l'occasion de l'enquête pour 1884. « Est-il
nécessaire, dit-il en finissant, de vous dire avec quel intérêt je lis toujours
la Réforme sociale et la fais lire autour de moi? »
à-dire une réforme partielle de notre régime successoral. C'est là une initia-
tive qui mérite d'être imitée un peu partout : nos confrères feront bien de
saisir toutes les occasions de porter les principes de la réforme sociale à la
connaissance du public d'élite qui compose les sociétés savantes des dépar-
lements.
Liv. m 10
LA COLONISATION EN ALGERIE ( 1)
n
MOEURS, COUTUMES, ÉTAT SOCIAL.
Les Arabes, ces descendants directs des hordes, qui, sous l'impul-
sion de Mahomet et de ses successeurs, firent la conquête d'une partit;
de l'Asie, du nord de l'Afrique et de l'Espagne, forment de nos jours
la grande majorité des habitants de l'Algérie. Ils sont établis dans
les plaines et dans les vallées du Tell, sur les plateaux et sur les pen-
tes les plus accessibles et les plus fertiles des montagnes. La plupart
vivent sous la tente, sont nomades sur un terrain limité. Chez eux, la
fraction familiale, ou douar, à laquelle ils appartiennent exerce un
droit de jouissance sur un certain espace de sol; c'est un système
assez semblable à nos communes de France, ce qui n'empêche nulle-
ment la propriété privée d'exister en fait et en droit. Il est vrai que
la constatation en est tout à fait élémentaire; dans la plupart des cas
elle a pour base moins le contrat écrit, qui est fort rare, que la tradi-
tion et le témoignage public.
La société affecte la forme patriarcale et aristocratique. Le chef de
famille est le maître et gouverne dans le douar; le chef de grande tente
remplit le même rôle clans la tribu. Ce dernier, môme quand il n'est
pas investi du pouvoir, exerce une grande influence sur les masses
qui, instinctivement, ont le respect inné de la naissance et de l'autorité ;
aussi combien de fois n'a-t-on pas vu des chefs complètement ruinés
par le fait de la guerre ou des confiscations, ne pouvant se livrer à
des travaux manuels, en raison des préjugés de leur rang social, être
nourris et entretenus très honorablement par les hommes de leurs
tribus qui se privaient pour satisfaire à leurs besoins.
Tenant compte de cette particularité des moeurs, les gouverneurs
intelligents ont toujours pensé qu'il était d'une bonne politique de
choisir parmi l'élite des grandes tentes, les kaïds et autres chefs supé-
rieurs appelés à nous servir d'intermédiaires auprès de leurs adminis-
trés. En effet, les tribus regarderaient comme une humiliation d'être
gouvernées par un homme sans naissance.
La constitution familiale et religieuse, qui, sous beaucoup de rap-
ports, se rapproche de ce qui existait chez nous au moyen âge, est
enracinée dans les moeurs et de plus inscrite dans le Coran, le livre
Depuis qu:ii n'a plus à craindre les mauvais traitements et les coups
de bâtons de la part de ses chefs, il ne se gène pas pour réclamer et
pour se plaindre à tout propos ; seulement c'est avec une complète rési-
gnation et sans murmures qu'il se soumet aux décisions de la justice.
Il a très peu d'instruction et peu de moyens d'en acquérir ; dans les
zaouias et autres écoles indigènes, les tholbas ont pour seul guide de
leur enseignement le livre sacré, c'est-à-dire le Coran et les commen-
taires de Sidi-Khélil. Il en résulte, par la force des choses, que le senti-
ment religieux fait partie intégrante de l'être intime de l'Arabe ; sa
foi est profonde et rien ne saurait l'ébranler. Rien ne pourra dé-
truire sa confiance dans les légendes et surtout sa croyance à l'arrivée
d'un Mouley-Saà (maître de l'heure) qui doit renverser tout ce qui
existe, jeter l'humanité et surtout l'infidèle dans d'horribles boulever-
sements, et faire régner une félicité complète chez les enfants chéris de
Dieu, disciples de son prophète.
L'amour du prochain, l'aumône, la générosité, sont des qualités
recommandées par le Goran; seulement, au lieu de les pratiquer avec
modestie, en silence et dans un but exclusivement religieux, l'Arabe
presque toujours y met une certaine ostentation: c'est qu'il est de l'es-
sence des races orientales et méridionales d'aimer à jeter de l'éclat,
à éblouir par le faste, le luxe et la prodigalité.
Très enthousiaste des jeux de la guerre, des courses de chevaux, des
fantasias, il abandonne tout pour pouvoir profiter de ces distractions.
Dans les combats, il se montrera brave jusqu'à la témérité, et sous
l'influence du fatalisme, on le verra impassible devant le mort, l'ac-
ceptant en héros ou en martyr. Sous ses haillons, il a l'orgueil de sa
race, le respect des coutumes et des traditions de ses ancêtres; pour
lui, l'histoire est tout entière dans les récits dans les légendes et dans
les chants populaires où l'on trouve souvent ,
un véritable souffle poé-
tique, et parfois la vigoureuse empreinte des passions du jour.
Un autre trait distinctif de son caractère, c'est qu'en général, dans
ses relations officielles avec nous, au milieu des compliments sans fin
dont il est prodigue, on constate dans son attitude une certaine dignité,
exagérée peut-être, mais qui certainement n'est pas sans grandeur.
Chez lui, du reste, les formes de la politesse varient suivant les degrés
de la hiérarchie sociale ou gouvernementales. Souples et humbles de
la part des subordonnés, elles sont un peu hautaines mais sympathi-
ques de la part des supérieurs.
L'Arabe ne pratique pas l'oubli des injures ; comment pourrait-il en
être autrement quand on voit le Coran prescrire la peine du talion,
oeil pour oeil, dent pour dent (\), établir le rachat d'un crime
au moyen
(i) Chap. il, versel '173 et chap. v, ver-set 49.
LA COLOKISATION EN ALGÉRIE \ 4'1
d'une somme d'argent ou de têtes de bétail {dya ou prix du sang) ('I).
A cause de cela, on pourrait le croire vindicatif et cruel ; c'est une
II.
Les Kabailes sont quatre ou cinq fois moins nombreux que les Arabes ;
ils habitent les montagnes- du Djur-Diura entre Delhys, Bougie, Dji-
djelly, Milah, Sétif et Aumale; il existe des groupes plus ou moins
nombreux dans les montagnes de l'Aurès, des Babors, et enfin du
Djebel-Amour. En général, la population kabaile est plus dense que
la population arabe qui habite les plaines. Il n'est pas rare de compter
quarante habitants par kilomètre carré; on a même affirmé que cette
moyenne s'élève parfois jusqu'à soixante-quinze, c'est-à-dire à un chiffre
supérieur à la moyenne des déparlements français.
Les Kabailes constituent l'élément aborigène; fils des anciens maî-
tres du pays, ils furent chassés des plaines fertiles qu'ils occupaient
par les invasions successives des étrangers : enfin les résidus des divers
peuples qui s'étaient mêlés se réfugièrent lors de l'arrivée des Arabes
dans les montagnes abruptes et difficilement abordables. Dans la suite,
obligés par les besoins de l'existence de se trouver en contact avec
leurs fanatiques vainqueurs, ils ont accepté leur religion, mais singu-
lièrement modifiée par les moeurs publiques et les coutumes locales.
De tout temps, les Kabailes ont su maintenir, en partie du moins, leur
autonomie et leur indépendance, même sous la domination des Turcs
4 44 LA RÉFORME SOCIALE
III.
IV.
(1) Chez les anciens, cette dénomination de Mauri était appliquée aux habitants de
la Mauritanie.
LA COLONISATION EN ALGÉRIE 1 47
permis de les atteindre dans leurs propriétés et dans leurs intérêts ;
aussi, de tout temps ont-elles été soumises aux conquérants du
pays et rendues tributaires. Mais il n'en a jamais été de même des
Sahariens. Ces derniers formant des tribus connues sous les noms
les plus divers, sont disséminés sur les hauts plateaux qui précè-
dent les déserts de sable. Sur ces immenses surfaces, à l'exception
de quelques oasis, on ne trouve que de rares parcelles de terrain
propres à la culture ; aussi la propriété d'un sol absolument ingrat
et dénudé ne constitue nullement une richesse foncière susceptible
d'être atteinte. Ce sol n'a pas de valeur et n'est la propriété exclusive
d'aucune famille. La fortune des tribus du sud consiste surtout en
grands troupeaux de moutons, de chameaux et de quelques boeufs
que l'on conduit à proximité :'cs ruisseaux et des sources.
Dans ces vastes espaces, qui sont la propriété de tous et de personne,
on rencontre quelques rares centres de population agglomérée, ce
sont les oasis où. les nomades déposent le superflu de leurs provisions
et le fruit de leurs rapines. Les habitants des oasis sont généralement
assez pauvres, ils ont peu de ressources, cultivent le jardinage et
surtout les dattiers; ils vivent de leur commerce avec les Arabes
pasteurs, des produits d'industries toutes primitives, et de ce qu'ils
gagnent en allant travailler daus les villes du littoral. Ces indigènes
sont assez doux de caractère, sociables, peu guerriers et ne nous ont
fait de l'opposition que quand ils y ont été poussés par leurs voisins
nomades. Il est assez facile de s'expliquer comment les tribus errantes
des hauts plateaux ont pu se soustraire à toutes les époques au joug
des conquérants, grâce à leur extrême mobilité qui leur permettait
d'échapper à la poursuite de leurs ennemis, grâce aussi à l'aridité de
leur sol dénué de ressources alimentaires, sans bois, sans eau et sans
cultures, capables de tenter la rapacité des envahisseurs. On comprend
dès lors que ces tribus du sud aient pu conserver à travers les âges,
une sorte d'indépendance, qui néanmoins n'a jamais été tout à fait
absolue.En effet, étantobligés de venir périodiquementdans leTellpour
des achats de céréales qui leur ont toujours fait défaut, ils devaient y
séjourner pour faire paître leurs troupeaux, éviter les chaleurs torrides
des étés, les influences énervantes du siroco. Aussi, en échange d'une
hospitalité momentanée, ils payaient tribut aux maîtres du pays et se
soumettaient à leurs exigences. Les bonnes relations entre les deux
éléments ont toujours dépendu delà politique suivie par les gouver-
nements, et des procédés adoptés pour faciliter les échanges et faire
respecter les intérêts.
Eh bien! dans ces nomades pasteurs qu'il nous aurait été possible
d'attirer comme des amis, nous trouvons nos plus implacables ennemis
sinon les plus dangereux. Il v a chez eux un mélange confus des races
148 LA RÉFORME SOCIALE
(I) Voir notre article intitulé : Les ordres religieux musulmans en Algérie. Réforme
sociale du l'1'mars 1883.
LE ROLE SOCIAL DES FEMMES
AU XVIIe SIÈCLE
Dans des pages admirables, qae nul n'a oubliées, M.Cousin araconté
l'histoire de quelques héroïnes de la Fronde et a mis dans ses récits
tant de grâce et de charme, de passion et de lyrisme, qu'on l'a soup-
çonné (le monde est si méchant) d'avoir conçu un amour rétrospectif
pour Mme de Longueville. Un écrivain, qui a pu cacher son nom mais
non pas son talent, a étudié, à un point de vue bien différent, cette
société féminine du dix-septième siècle, qui a fasciné M.Cousin, et fait
revivre sous nos yeux d'autres ligures, qui joignaient aux séductions de
l'intelligence et de la beauté les séductions plus durables delà vertu
et de la bonté.
M"e Legras (Louise de Marillac) (2) occupe le centre de la composi-
tion et se détache en pleine lumière au-dessus de ses collaboratrices et
de ses compagnes, la belle présidente Goussault, Mme de Lamoignon,
la présidente de Herse, MUo Pollalion, pendant qu'à l'arrière-pian se
tiennent, discrètes et voilées, les ombres de Mme de Miramion, de la
duchesse d'Aiguillon et de la duchesse de Liancourt. Tous ces noms
sont vaguement connus du grand public, ils ne Lui apparaissent que
dans une sorte de clarté crépusculaire et ne captivent ni son esprit ni
son coeur. L'auteur des Maximes avait raison : nous plaisons plus sou-
vent dans le commerce delà vie par nos défauts que par nos bonnes
qualités.
Dans son livre, précis sans sécheresse, touchant sans vaine sensiblerie,
notre guide anonyme a pris à tâche de réparer cette injustice ; il s'est
proposé, croyons-nous, de raconter pour édifier, mais ce qu'il raconte
touche à des problèmes d'une actualité si saisissante, qu'il intéresse
l'observateur et l'économiste non moins que le chrétien. La misère est
de tous les temps, elle est éternelle comme l'imprévoyance etl'égoïsme
et survit aux tentatives faites pour la guérir, comme les vibrions aux
progrès delà science médicale. Elle a pesé lourdement sur Paris et la
France pendant la minorité de Louis XIII, et surtout pendant les
guerres avec la maison d'Autriche et les troubles de la Fronde. M.Feillet
en a fait une description, qui n'est pas trop poussée au noir, et, s'il
(1) Histoire de Mlle Legras (Louise de Marillac), fondatrice des Filles de la Charité.
Paris, Poussielgue frères, -1883.
(2) On n'accordait la qualification de Madame aux femmes mariées, que lorsqu'elles
étaient pourvues d'un titre nobiliaire.
/f 50 LA RÉFORME SOCIALE
bonnes âmes, que de les inciter à faire plus qu'elles ne peuvent, afin
qu'elles ne puissent plus rien faire. »
L'observation n'est-elle pas profonde dans sa simplicité sans préten-
tion et ne pourrait-elle pas nous profiter àtous, qui que nous soyons?
Dans un premier mouvement de ferveur pour une cause qui nous inté-
resse, la réforme sociale, par exemple, nous sommes prêts à tout
entreprendre et puis nous trouvons qu'il y a tant à faire que nous ne
faisons rien du tout et, pour justifier notre inaction, nous répétons
les paroles de l'EccIésiaste : «Ce qui a été c'est ce qui sera; ce qui est
arrivé arrivera encore. « MllG Legras plaçait trop haut son idéal pour
s'envelopper dans une résignation aussi paresseuse; elle aimait Dieu,
se dévouait au service des pauvres et n'en restait pas moins très femme
par certain côté. Magnifiquement héroïque contre la peste de 1631,
elle était prompte à l'inquiétude et à l'émotion, quand il s'agissait de
son fils et tremblait à propos de ces mille riens qui effraient le coeur
des mères. Une sainte qui a ce genre d'imperfection, si imperfection
il y a, nous touche par sa faiblesse même; on ne l'admire pas moins
mais on l'aime davantage,
La petite pelote de neige grossissait, suivant les expressions de son
fondateur et, en grossissant, laissait voir une profonde lacune. Qu'il
s'agisse de soigner les malades ou de gouverner la France, une cer-
taine préparation est nécessaire; or, la préparation manquait aux ser-
vantes des pauvres, disséminées dans les paroisses et livrées à leurs
propres inspirations et aux suggestions de leur entourage. Un noviciat
devenait indispensable, mais, pour fonder un noviciat, il fallait une
directrice, douée d'un caractère ferme, d'un jugement solide et d'une
patience à toute épreuve. Qu'à cela ne tienne; M'nc Legras est prête. Vin-
cent de Paul a parlé, et ce qu'il a dit est marqué au coin d'une sagesse
naïve et piquante : « Saùl, disait-il à Mile Legras, en cherchant des
ànesses trouva un royaume, et vous, en cherchant à devenir la ser-
vante de ces pauvres filles, vous êtes celle du Seigneur. »
Les grandes lignes de l'institution commencent à se dessiner, une
ébauche d'organisation apparaît et la cornette blanche n'est pas loin
(1634). Fidèle à sa méthode expérimentale, Vincent de Paul n'écrit
pas encore de règlement, il donne des instructions orales sur l'emploi
du temps, il recommande la prière, l'assistance à la messe, la médita-
tion et conclut en s'écriant : « Quand vous quittez l'oraison et la sainte
messe pour le service des pauvres, vous devez savoir, mes filles, que
vous n'y perdez rien, puisque c'est aller à Dieu que de servir les
pauvres.» Qui donne aux pauvres prête à Dieu, a dit Victor Hugo à
peu près dans les mêmes termes. Ginq ou six personnes composaient
le noviciatet remplissaient alternativement l'office de supérieure pen-
dant un mois. C'était la démocratie pure! Un essai aussi radical de
152 LA RÉFORME SOCIALE
II
Le passage des femmes du monde à l'Hôtel-Dieu donna naissance à
une forme nouvelle de l'assistance, celle des Enfants-Trouvés. Si l'ago-
nisant, sur son grabat, offre un spectacle dramatique et poignant, la
plainte d'un pauvre petit être sans défense et sans protection a une
éloquence qui serre le coeur. Une bicoque, qu'on appelait la Couche,
servait d'asile, au dix-septième siècle, à l'enfance abandonnée; dans
cette masure, quelques gouttes de laudanum avaient raison des cris
trop prolongés, et les saltimbanques, pour quinze sous, y achetaient de
débiles recrues. Plus que le malheureux, pensait Yincent, l'enfant est
une chose sacrée ; d'autres émotions répondirent à la sienne et ren-
dirent aux orphelins de véritables mères, au moment même où, par
leur installation à Angers, les Filles de la Charité prenaient pied défi-
nitivement dans un domaine qui, pendant deux siècles, ne leur fut
guère disputé. Elles n'avaient eu jusqu'alors qu'une situation subor-
donnée et précaire ; leur loyer et leur entretien étaient à la charge des
Dames de Charité et, sauf la différence des buts, leur genre de vie ne
différait pas sensiblement de celui des servantes ordinaires. Tout autre
fut leur condition à Angers (1639) ; logées, nourries, entretenues dans
l'hôpital, elles y entraient comme l'héritière sous le toit paternel et
convertirent en un foyer sui generis, ce qui n'était auparavant que
l'égout des infirmités humaines.
Quand on raconte la vie d'un grand capitaine, on mentionne avec
complaisance son premier fait d'armes, et, si ce coup d'essai est un
coup de maître, Rocroi, par exemple, une plume princière le décrit en
traits de feu et rivalise avec Bossuet, de simplicité et de grandeur. La
peste d'Angers fut la bataille de Rocroi des servantes des pauvres et
mit au front de ces humbles filles un premier reflet de gloire, qui, plus
tard, devint une auréole. En ces années décisives, la fondation est
achevée ; les règles se déterminent, les cadres prennent plus d'ampleur
et font face au malheur des temps, en Bourgogne et en Lorraine, dans
les plaines de la Picardie et dans celles de la Champagne. Avant de
s'endormir dans la mort, Mme Goussault pouvait s'écrier dans la joie de
son âme : « Oh ! que Dieu m'a fait voir de grandes choses à leur
sujet! » Toutes ces femmes, paysannes, bourgeoises et grandes clames
obéissaient à la tradition chrétienne, dont le caractère â été si nette-
ment précisé par M. Renan dans ses Origines du christianisme : « Le
christianisme a été un vaste ministère de bienfaisance et de secours
réciproques, où les deux sexes apportaient leurs qualités diverses et
concertaient leurs efforts en vue du soulagement des misères hu-
maines. »
Liv. m 11
1S4 LA RÉFORME SOCIALE
III
Nous n'avons pas marchandé nos hommages aux merveilles de la
charité ; on nous pardonnera d'ajouter que les actes de charité, si
multipliés et si méritoires qu'ils soient, ne sont que des palliatifs de
l'antagonisme qui menace de dévorer la France et une partie de l'Eu-
rope. Dans les sociétés humaines, la plupart des hommes ne naissent
pas enfants trouvés et, sauf un certain nombre d'exceptions, ne sont
pas destinés à mourir célibataires. Ils sont mariés, pères de famille,
ils ont le souci du pain quotidien et le cherchent dans le travail. Ils
sont présumés avoir un foyer, où les enfants sont élevés et vont à l'ate-
lier, où les uns doivent commander et les autres obéir. La hiérarchie
des devoirs sert de support et de point d'appui à la hiérarchie des
situations et l'échange des services et des affections est le pivot de '
toute l'organisation sociale.
Quand le rôle du père de famille se borne à celui de nourricier ou
de bailleur de fonds, quand les rapports de cordialité et d'estime, qui
doivent unir les maîtres aux serviteurs, les ouvriers aux patrons, sont
violemment rompus, la société, quelle que soit la forme de son gou-
vernement, éprouve un malaise inexplicable, elle s'agite comme le
malade sur son lit de douleur et, dans son angoisse chaque jour plus
désespérée, elle prête l'oreille aux propos insensés des charlatans et
des histrions. On rêve de chimères, on se nourrit d'utopies, et l'on
court après la terre promise, qui se dérobe incessamment dans les
mirages du désert.
Les gouvernements, si puissants qu'ils soient, ne suppléeront jamais
aux influences morales, qui dérivent de la Religion, de l'autorité pa-
ternelle et du patronage; il leur sera plus aisé d'assurer leurs admi-
nistrés contre les accidents, que de les assurer contre l'erreur, l'impré-
voyance et la folie. La charité elle-même, dans le sens ordinaire du
mot, n'adoucira pas les haines et ne remettra pas l'ordre dans les
esprits, la paix dans les relations sociales. La réforme ne sortira ni
d'une cervelle légiférante, ni de la giberne d'un soldat, elle sera l'oeuvre
d'une longue patience et d'une action d'ensemble exercée par les
classes qui ont cessé d'être dirigeantes, parce qu'elles ont sacrifié trop
souvent leurs devoirs à leurs intérêts et à leurs plaisirs.
A. BOYENVAL.
LA CONCURRENCE AMÉRICAINE
Heimstatten und anderc Wirthsckoftsgesctze der Vereinigten staaten von Amerika, von
Canada, Russland, China, Indien, Rumanien, Serbien und England, von Dr Rudolf
Meyêr, — Berlin, Verlay von Hcrmann, Iahr 1883.
— Ursachen der Ameriltanischen-
Concurrenz. Ergebnisse ciner studienreise durchdie Vereingten staaten, par le même.
Il
Si nous commençons par la Russie, nous voyons dans toutes les
provinces qui ne sont pas sous le régime de la communauté du Mïr,
et où règne la propriété individuelle, c'est-à-dire dans les provinces
frontières de l'ouest de l'empire, la Lithuanie, la Podolie, la Volhy-
nie, le royaume de Pologne, les provinces de Kiew et Tchernigow et le
pays des Cosaques, que le paysanne peut vendre sa propriété qu'à un
autre paysan de la même commune et jamais à un juif ou à un prê-
teur sur biens. Bien plus, s'il a une propriété de 5 morgen (1,600 ares).
il ne peut, ni vendre, ni hypothéquer sa terre que pour 3 morgen. Il
doit conserver les deux autres pour les transmettre intégralement à sa
famille. Cette loi destinée à conserver les biens patrimoniaux et à Jes
protéger même contre les entraînements de leurs propriétaires, assure
à ces provinces la stabilité territoriale et les met à l'abri du paupé-
risme.
Dans les provinces slaves du sud et de l'est de l'Europe, nous retrou-
vons la même réglementation delà propriété. La coutume des Slaves
du Danube et de l'Adriatique se montre partout uniforme dans ses traits
LE DOMAINE PATRIMONIAL AUX ÉTATS-UNIS 159
essentiels. Le bien commun de la famille est essentiellement inaliéna-
ble. En général, on n'admet comme permise, que la vente des produits
de l'exploitation; mais dans les contrées trop pauvres pour donner des
récoltes en excédant sur les besoins de la maison, la coutume interdit
toute vente. En Serbie, à côté du droit des nobles, existe un droit
spécial aux paysans, qui s'oppose au morcellement de la propriété. Il
en est de même dans Ja Bulgarie, la Roumanie et dans les confins
militaires (Banat). Mais aucune loi n'est plus explicite et plus formelle
que celle de la Serbie qui interdit à tout paysan propriétaire d'une
ferme de certaine étendue le droit, pendant soixante-dix ans, de vendre
ou d'hypothéquer son domaine.
Si nous passons maintenant en Asie, nous voyons qu'en Chine une
loi, datant du septième siècle après Jésus-Christ, est encore en vigueur.
Cette loi, qui, sur 300 millions d'hectares dont se compose l'empire du
Milieu, en accordait 75 en toute propriété à certaines familles, défen-
dait à ces mêmes familles d'hypothéquer ou de vendre les terres don-
nées par l'État et les obligeait à les transmettre intégralement à un
héritier. Cette loi explique la stabilité territoriale de la Chine. Aujour-
d'hui, douze siècles après sa promulgation, les mêmes étendues terri-
toriales sont réparties dans les mêmes familles qui datent des premiers
âges de l'empire. Les 225 millions d'hectares qui restent ont été
jetés dans le commerce et ont subi des fluctuations diverses, mais la
réserve territoriale préserve le pays du morcellement indéfini dont la
France commence à ressentir les tristes conséquences.
Enfin, dans la plus vaste des colonies anglaises, dans les Indes, les
Anglais; comprenant la cause des révoltes incessantes qui menaçaient
leur domination/ont édicté des lois qui protègent les petits proprié-
taires contre l'hypothèque et l'usure. Ils n'ont pu ramener qu'à ce
prix la paix sociale dans leurs possessions. D'après ces lois, lorsqu'un
propriétaire a hypothéqué sa terre et ne peut se libérer à l'échéance,
il est interdit au créancier de vendre le bien de son débiteur; le prê-
teur doit se contenter de l'affermer et de toucher pendant six ans le
prix de la ferme ; après ce délai,la terre fait retour à la famille. Enfin,
les Anglais ont constitué dans l'Inde une caisse territoriale destinée a
assurer la transmission intégrale du domaine dans la famille, en
garantissant le remboursement des prêts sur le prix des fermages, dans
un délai déterminé.
Il serait facile de multiplier ces exemples, mais ceux que nous avons
cités suffisent à montrer qu'un pareil accord chez des peuples bien dif-
férents est un indice manifeste de l'utilité de cette mesure. Nous com-
prendrons mieux, après cela, comment les États-Unis, livrés en grande
partie à l'agriculture, furent conduits, par la force même des choses,
à adopter des prescriptions analogues.
'160 LA DÉFORME SOCIALE
III
Pendant la première période de l'occupation américaine, la terre
était entre les mains de grands propriétaires, employant des esclaves,
et de petits propriétaires qui cultivaient eux-mêmes leurs champs.
Pendant longtemps, nous assistons à la lutte des grands propriétaires
contre les petits cultivateurs. Ces derniers qu'aucune loi ne protégeait
turent souvent réduits à recourir aux prêteurs sur biens, qui, à
l'échéance, faisaient vendre impitoyablement les bâtiments, le bétail
et les esclaves attachés à l'exploitation.
En '1839, quelques propriétaires des Etats de l'Union fuyant leurs
créanciers entraînèrent avec eux leurs esclaves et se réfugièrent dans
le Texas qui appartenait alors au Mexique. Là, se révoltant contre la
législation qui les avait frappés, ils firent adopter une loi par laquelle
un bien foncier d'une certaine étendue était insaisissable et indivisible.
Bientôt se fonda aux États-Unis même une ligue, Loco Foco party, qui,
avec le concours de deux économistes influents, Evans et Masquerier,
fit connaître dans toute l'Union les institutions du Texas. Le livre de
Masquerier : «Sociology or the reconstruction of Society, govemment
and property, ,1 eut en Amérique un tel retentissement, qu'en 184-9 on
edicta, dans un des Etats de l'Union, la première loi de YHomestead
exemption.
Quelle était cette loi ? Le texte primitif en a été conservé et peut-
être ne sera-t-il pas inutile d'indiquer ici ses conditions fondamen-
tales.
D'après sa teneur, sont déclarés insaisissables, outre certains objets
mobiliers, la maison d'habitation et le lot de terrain sur lequel elle est
construite, jusqu'à concurrence d'une somme de mille dollars. Après
la mort du père de famille, ses enfants jusqu'à leur majorité, et sa
veuve jusqu'à sa mort, jouissent du même avantage.
Mais pour que cette propriété soit ainsi exempte de saisie.il faut
que l'acte qui en constate l'achat porte qu'elle sera possédée à titre
(YHomestead conformément à la loi. Dans le cas où la propriété serait
déjà achetée et où l'acte ne porterait pas cette mention, le propriétaire
devrait faire, par un acte subséquent, une déclaration que ladite
propriété est possédée confo.rmément à ce qui a été dit ci-dessus. L'acte
doit contenir la description complète de l'immeuble et être transcrit,
au bureau du clerc du comté dans lequel se trouve la propriété, sur un
registre spécial nommé Homestead exemption book.
En cas de saisie, si le shôriff suppose que la propriété est d'une
valeur supérieure à mille dollars, il doit réunir les jurés compétents du
comté ; ceux-ci, après avoir prêté serment, estiment l'immeuble. Si le
jury est d'opinion que la propriété peut être divisée sans nuire aux
LE DOMAINE PATRIMONIAL AUX ÉTATS-UNIS 161
intérêts des parties, il déclare insaisissable une portion du domaine
estimée mille dollars et comprenant la maison d'habitation, et fait
vendre le reste du domaine par le shériff.
Mais si, d'après l'opinion du jury, la valeur totale de la propriété
étant supérieure à mille dollars, cette propriété ne peut être divisée,
ainsi qu'il est dit ci-dessus, le jury dresse procès-verbal de son estima-
tion et le remet au shériff. Celui-ci en délivre une copie au propriétaire
de l'immeuble, en lui enjoignant d'avoir à. payer, dans un délai de
soixante jours. Ce délai expiré, le shériff procède à la vente. Sur le
prix obtenu, il remet au propriétaire une somme de mille dollars qui
sont exemptés de saisie pendant un an et le surplus est appliqué au
paiement de la dette pour laquelle la saisie a lieu. Il est à remarquer
que l'immeuble saisi ne peut être, vendu que si les offres d'achat s'élè-
vent au-dessus de 1,000 dollars.
Telle est cette fameuse loi du Homestead, qui, suivant M. Meyer, a
été la source de la prospérité agricole des États-Unis, en protégeant
les petits propriétaires contre l'hypothèque et l'usure, et en empêchant
le morcellement inséparable des ventes judiciaires. L'étendue du
:<
Homestead » (200 acres, environ 32 hectares) est assez grande pour
lourrir une famille, et pour répondre aux exigences des charrues à
sapeur, des machines à semer ou à récolter et des autres moyens
c'action que multiplie progressivement la nouvelle agriculture.
Ces prescriptions n'ont pas suffi; les gouvernements d'Union ont
vuilu protéger les petits domaines,non seulement contre les exigences
de créanciers mais encore contre les entraînements du propriétaire.
Dais cebut,ils ont attribué à la femme un rôle spécial,comme gardienne
delà transmission intégrale du foyer. C'est ainsi que le mari ne peut
verdre la propriété de famille sans la signature de sa femme, par
suie du droit de douaire qu'à cette dernière sur tous les biens de
son mari.
Qiel que soit le jugement que l'on puisse porter en France, sur la
législation américaine, on ne saurait en contester les bienfaits, au point
devir, de l'agriculture. Elle a protégé la petite propriété foncière contre
l'agioage rural ; elle adonné la stabilité aux petits domaines, et a
exerci une influence bienfaisante sur l'ensemble de l'organisation
sociale et politique, en perpétuant une race de paysans sobres et éner-
giquesrompus au travail et à l'épargne.
Aujourd'hui, clans quinze Etats, cette immunité de VHomestead forme
partie htégrante de la constitution locale, mais l'étendue du domaine
protégé varie suivant les Etals : tantôt elle est déterminée par la
valeur di la terre, tantôt par son étendue; chaque anné cette législa-
tion est nodifîée, mais toujours dans un sens favorable à la transmis-
sion du feyer et du domaine.
462 LA RÉFORME SOCIALE
Suivant M. Meyer, l'Amérique a trouvé dans cette loi un élément
de force et de grandeur; elle a évité le paupérisme et le prolétariat
des campagnes et a pu donner à son agriculture une extension crois-
sante. Elle a prévu les conséquences des agglomérations futures et
élevé ainsi une digue puissante contre le morcellement territorial.
Dans tous les cas, en face de la corruption chaque jour croissante des
cités américaines, elle a institué un admirable régime agricole qui con-
servera longtemps encore la vitalité de la nation.
M. Meyer exprime le voeu de voir l'Allemagne importer chez elle
l'exemption de Homestead avec les modifications suivantes nécessitées
par les moeurs et la nature des lieux. « Le propriétaire d'une ferme
de moyenne étendue suffisant à la subsistance de sa famille ne pourra
ni la vendre, ni l'hypothéquer, sans l'assentiment de sa femme ; en cas
de dettes, le créancier ne pourra faire saisir et vendre le bien avant un
délai de deux années à partir de l'échéance. »
Il n'est pas douteux qu'en Allemagne, où l'opinion publique se
préoccupe des inconvénients de l'extrême division du sol, et où se
fondent des associations comme celle des paysans Westphaliens, la
proposition du docteur Meyer n'ait de grandes chances de succès.
Mais s'il est un pays au monde qui devrait mettre à profit l'exemplf
des Etats-Unis, c'est celui dont un statisticien a pu écrire que « la
partages judiciaires y faisaient de plus nombreuses victimes que tovs
les fléaux réunis. » Est-il besoin de nommer la France?
.
Parlerons-nous, dit M. Edmond About, dans son volume sur Le
Progrès, des effets que cette loi a produits depuis un demi-siècle surjla
société française? Elle a poussé jusqu'à l'absurde la division delà
propriété; elle a dévoré en licitations et.en frais de justice une notaole
partie du capital acquis; elle a défait peut-être un million de fortuies,
au momentoùelles commençaient àsei'aire.Lepère fonde une nduftrie
et meurt; tout est vendu et partagé; la maison ne survit pas èson
maître. Un fils a du courage et du talent, avec sa petite part du canital
paternel, il fonde une autre maison, réussit, devient presque ricae et
meurt; nouveau partage, nouvelle destruction, tout recommene sur
nouveaux frais. L'agriculture en souffre, le commerce en soufre, le
sens commun en rougit. »
Tout cela est vrai, Monsieur About... Mais ce qui paralyse l'agricul-
ture et le commerce enrichit le fisc et les gens de loi!
GABHIEL ARDANI.
LE RÉGIME MUNICIPAL
I
Lapremière de ces deux chartes, connue sous le nom.ae.loi de Vervins
est de 'M 63 et fut donnée par Raoul de Coucy aux: hommes de cette
ville. Elle devint ensuite commune aux habitants des autres domaines
de cette puissante famille. La seconde, datée de 1563, a pour auteur
Jacques de Coucy, et pour titre : Déclaration des aisances, usages,
droits, franchises et privilèges qu'ont les bourgeois et habitants de Ghe-
mery. Elle rappelle et confirme l'acte de 1163.
Voici son préambule remarquable, par la réciprocité des droits qui
y sont mentionnés. « Moi, Raoul de Coucy, j'ai ordonné de mettre par
écrit les 'coutumes et établissements que j'ai concédés et jurés aux
hommes de Vervins, et je leur ai fait de même confirmer par serment
ce qu'ils me concèdent et dont je reste en possession. »
La seconde charte offre une autre particularité :
Tandis que les représentants des hommes de Chemery engagent leurs
biens communs seulement, le seigneur oblige ses « biens et ceux de
ses hoirs. »
À ses serfs, désormais hommes libres, Raoul de Coucy concède
l'entière propriété de leurs habitations; la terre de Vervins et des
Agneux; la forêt qui est de son droit, pour leurs usages communs, avec
faculté delà défricher en partie pour en faire des prés qu'ils posséde-
ront « à titre d'héritage. » La propriété des maisons et des terres est
aussi pleine que possible : ces mots qui vendit, emptor, creditor, sont
fréquemment reproduits dans la charte. Un article stipule expressé-
ment, que celui qui voudra renoncer à la bourgeoisie pourra vendre
ou donner tout ce qu'il a et s'en aller librement. Us ont enfin le droit
de chasser sur tout le territoire et dans toute la forêt le sire de
:
(1) L élude historique de M. Defourny paraîtra dans une des prochaines livraisons
ue la Revue des questions historiques.
4 64 LA KÉFOKME SOCIALE
Goucy ne se réserve qu'un quartier des sangliers et des cerfs qui seront
tués dans la forêt. Cette disposition est commune aux coutumes de la
Haute-Alsace et à la loy de Beaumont.
On a pu remarquer que la propriété pleinement concédée sur les
habitations et la terre arable, subissait une restriction quant à la
forêt et à ses défrichements.
La propriété de la forêt n'est attribuée aux hommes de Vervins que
pour leurs usages communs et les prés sur défrichement ne sont pos-
sédés qu'à titre héréditaire. Ainsi en est-il dans la loy de Beaumont,
et plus tard dans la charte de Chemery. Ici nous retrouvons la délimi-
tation de la paitie commune de la forêt qui s'étend de certain côté
«jusques et royé le bois des pauvres. » D'autre part, « chaque bour-
geois peut tirer ou Caire tirer et chevet" pierres, par toutes les carriè-
res dudit Chemery pour faire bâtiments et édifices. »
En échange de ces concessions, le seigneur de Goucy s'était réservé
certains droits en argent. « Je leur ai concédé la propriété de
leurs manses, pour laquelle ils payeront chaque annéeà mon économe,
en présence de leurs échevins, douze deniers à des époques fixes :
savoir, six deniers à la Saint-Jean et six à la Noël. Je leur ai concédé
toute la terre de Vervins au terrage de la seizième gerbe et celle des
Agneux, au terrage de la onzième. » Cet impôt équivaut à environ le
treizième et demi du revenu.
Outre ces impôts, le sire de Goucy avait frappé d'un léger droit les
successions et la vente des biens meubles ou immeubles. La veuve, à
la mort du mari, payait quatre deniers, mais les enfants ne paient
rien à la mort de leurs parents. Il est vraisemblable que cette rede-
vance de la douairière est comme un droit d'investiture du sol. Voici
en effet une autre disposition de la loi de Vervins qui paraît établir
une analogie : « Si l'on vend une maison avec le fonds, le vendeur
donne .quatre deniers au seigneur, et l'acheteur autant, et celui-ci
deux deniers en plus à l'économe pour les actes. Mais s'il ne vend pas
de fonds, le vendeur ne donne rien. »
La charte de Chemery, au seizième siècle, reproduit des dispositions
analogues à celles de la loi de Varvins, sauf quelques variantes :
« Pour lesquelles aisances, iceux bourgeois et communauté dudit
Chemery, sont tenus par chacun an à mondit seigneur et ses succes-
seurs seigneurs dudit Chemery, savoir, chacun chef de ménage, douze
deniers tournois; l'homme veuf, pareille somme, et la femme veuve.
la moitié. Et après la dissolution du mariage, le chef et aîné des enfants
du prémourant, paiera ladite rente pour les enfants jusques à ce
qu'ils seront ions mariés et par ce moyen chacun fera un chef de
ménage. »
La loi de Vervins ne contient aucune trace de la corvée, mais elle
LE HÉGiiLG MUNICIPAL DANS ONE SEIGNEURIE AU MOYEN AGE 1 65
reparaît dans la charte de Ghemery. Après l'énumération.. des cent
cinquante fauchées de foin dont les ménages se distribuent le produit
chaque année, le document de Jacques de Coucy mentionne la rede-
vance de douze deniers tournois par ménage, puis il ajoute : « A la
charge aussi que lesdits bourgeois et habitants seront tenus, savoir:
les laboureurs mener à leurs dépens et par corvée les foins qui pro-
viendront de la Court et du Pâquis, en la grange de mondit seigneur,
et les manouvriers de les servir à faucher et faner lesdits prés, cha-
cun une journée tous ensemble ou moitié en une journée et l'autre moitié
à l'autre journée. »
II
III
Telles sont les principales dispositions de cette intéressante ioy de
Vervins. Elle nous initie aux plus infimes détails de l'organisation
sociale du moyen âge. Nous y voyons la propriété librement et en-
tièrement consentie aux vassaux d'une maison puissante. En même
temps, le seigneur,par les réserves dontil entoure la jouissance des fo-
rêts et clos prés sur défrichement, assure aux habitants les plus pauvres
des ressources inaliénables qui empêchent la misère de s'établir dans
les bourgs et communes. En retour, on lui concède des droits dont la
modération est remarquable et il entoure l'exercice de ses droits de
garanties telles que les intéressés deviennent leurs propres juges. On
comprend dès lors qu'il ait pu se confier à leur affection pour contri-
buer à sa rançon, et à leur dévouement pour concourir à la défense
commune.
Et ce n'est pas une petite somme de liberté que nous révèlent la
loy de Vervins, la loy de Beaumont, la coutume de Chemery et celle
du Vermandois. Il n'es' pas jusqu'au droit iaissé aux bourgeois et.
LES QUESTIONS D'ÉCONOMIE SOCIALE ]67
hommes libres de suivre leur seigneur, lorsque la guerre qu'il soutient
est juste et légitime, et lorsque seulement elle leur apparaît telle, —
il n'est pas jusqu'à ce droit qui ne vienne nous montrer une forte or-
ganisation de la bourgeoisie en face des seigneurs, une liberlé munici-
pale et politique dont on ne saurait méconnaître l'étendue. La guerre
n'était-elle pas, selon les idées reçues, la grande affaire pour les châ-
telains de cette époque, et ne nous semble-t-il pas qu'ils dussent cher-
cher avant tout à en assurer le succès? Des textes que nous avons mul-
tipliés dans cette étude, le contraire paraît ressortir. Nous avons sous
les yeux les traits d'une organisation du travail, où le pain quotidien,
la justice dans les rapports, la permanence dans les engagements
sont la première préoccupation et où tout repose sur la bonne en-
tente mutuelle. Les droits du seigneur sont largement compensés par
les avantages faits aux vassaux, son autorité est paternelle et se pré-
sente avec un caractère de protection, de solidarité et d'utilité sociale,
en même temps que de respect pour les droits d'une démocratie au-
tonome et libre. Un pareil exemple est fait pour nous étonner, et, si
nous sommes impartiaux, pour exciter quelque peu notre admiration.
Baron D'ARTIGUES.
l'impression de ces extraits qui feront « mieux connaître la vie privée et l'in-
térieur des ménages de l'ancienne société de notre pays. Rien n'est plus
instructif et plus capable de réformer les idées fausses, que souvent les es-
prits les mieux intentionnés ont acceptées... Dans ces pages jaunies..., on
se trouve en face d'hommes et de moeurs tout différents de ceux qu'il a été
convenu trop longtemps de montrer... Entre tous les documents de cette
espèce, les « Livres de raisons » de J. de Piochet sont, sans contredit, des plus
précieux, comme des plus volumineux et des plus variés. »
L'abbé Morand poursuit sa Monographie des Bauges. C'est en s'appuyant sur
des documents authentiques et sur des. faits, qu'il décrit la « Vie des habitants
des Bauges de 4 032 à '1792 : état de l'instruction, caractère, moeurs et cou-
tumes, — intérieur des maisons du peuple (une famile patriarcale), — mai-
son des seigneurs (le ménage des marquis de Lescheraines), — noms des
familles de chaque paroisse... » etc.
Les Bauges (canton du Ghâtelard, au-dessus d'Aix-les-Bains) se trouvent
mentionnées dans l'intéressante discussion qui a suivi la lecture de M. Fou-
gerouse sur le « Collectivisme à B.anciê. » Si nous sommes bien informé,
M. Cheysson ferait erreur en plaçant des Communautés loisibles en Bauges,
mais il eût trouvé un exemple de propriété et d'exploitation minières col-
lectivistes à St-Georges d'Hurtiôres (canton d'AignebelIe), en Maurienne). Sur
les origines, les viscissitudes et les conséquences de ce collectivisme presque
aussi désastreux là qu'à Rancié, on peut lire d'amples renseignements dans
l'ouvrage, —riche quoique un peu confus à cause de cette richesse même,
et aussi à cause de sa trop hâtive rédaction — « la Savoie industrielle » par
M. Y. Barbier, inséré au volume 2° et 3° de la 3e série des mémoires de
notre Académie (1874-75), Les Bauges ne possèdent que quelques filons d'an-
thracite ; elles ont eu des forges (martinets et clouteries), mais exploitées par
les Chartreux d'Aiilon et de Bellevaux, et non par les communes.
Signalons encore dans le môme genre d'investigations si appréciées par les
Unions : « Ce que l'on trouve dans les vieux testaments, » petit travail fort subs-
tantiel lu par M. Savarin au 4° congrès des sociétés savantes savoisiennes,
tenu à Moutiers, en août 1881.
Par cette note bien incomplète, nous avons seulement voulu applaudir à
l'opportunité du voeu émis par M. Delaire, et montrer l'avantage qu'aurait
la Rédaction de la Réforme sociale, à échanger son recueil avec les publica-
tions de l'Académie de Savoie ; nous ne doutons pas du bon accueil qui se-
rait fait par cette société à pareille proposition. Au reste, combinant deux
systèmes de publicité, l'Académie de Savoie communique ses procès-ver-
baux aux journaux du pays (le Courrier des Alpes), indépendamment des
volumes qui se succèdent à peu près annuellement.
Bien que les membres des unions soient encore peu nombreux dans
notre province, toutefois les tendances de ses sociétés savantes, étant en
harmonie avec les principes de la réforme sociale, il serait désirable que
les membres de l'Union de Savoie soient convoqués à la prochaine réunion
régionale de Lyon.
M. GUILLAND.
SOCIÉTÉ D'ÉCONOMIE SOCIALE
HUTTIERS ET PAYSANS
DES MARAIS DE LA SÈVRE-NIORTAISK
SOMMAIRE.— Les anciens huttiers des marais do la Sèvrc et les paysans d'aujour-
d'hui» par M. EDMOND DEMOLWS. — Discussion à laquelle ont pris part: MM, CHEYS-
SON, FûCILLON, BRELAY, ïtAMEAÏÏ, CLAUDIO JANNET, FoOGEROtISSE et DEMOUHS.
Le Marais, c'est ainsi qu'on appelle ce pays, n'a pas toujours pré-
senté l'aspect qu'il a aujourd'hui. La mer recouvrait autrefois toute
cette étendue et la Sèvre avait son embouchure à une faible distance
de Niort. Peu à peu,par suite des atterrissements amenés par des courants
de l'Océan, le sol se trouva légèrement exhaussé, la mer se retira et,
finalement, les terres nouvelles ne furent plus inondées que par les
eaux de la Sèvre s'étendant sur toute la surface du sol, comme une
immense nappe d'eau.
11 y a soixante ans, l'eau couvrait encore le Marais pendant huit
mois de l'année. A peine si, vers le mois de juin, on voyait apparaître
la pointe des herbes et des roseaux. Toute culture était impossible sur
ce sol liquide et vaseux, n'ayant aucune consistance, même pendant
la courte période des basses eaux. On apercevait seulement çà et
là, une étrange population de pécheurs, habitant dans des huttes
en bois et en roseaux. Ces huttes situées sur les parties plus exhaussées
du Marais se composaient d'un, rez-de-chaussée et d'une sorte de sou-
pente. On no pouvait pénétrer qu'en bateau dans la pièce du bas
inondée pendant la plus grande partie de l'année. Là, vivaient des
familles reproduisant au milieu de la France la vie des peuples chas-
seurs et pécheurs. Tout leur outillage se composait d'un bateau, d'un
fusil et de quelques engins de pèche. Avec cela, ils étaient les hommes
les plus libres et les plus heureux du monde ; ils se livraient à l'abatage
et au commerce des bois du Marais, à la cueillette des productions
spontanées, à la pèche et à la chasse du gibier d'eau. Dès que le huttier
avait réalisé quelques économies, il achetait une vache. Vous vous de-
mandez peut-être où il plaçait son étable? C'est que vous êtes trop exi-
geants. Il ne s'embarrassait pas pour si peu : un petit appendice en ro-
seaux venait s'ajouter à la hutte et la vache était installée sur une épaisse
HUTT1EBS ET PAYSANS DES MARAIS DE LA SÈVRE-NI0RTA1SE 171
couche de roseaux destinés à la mettre à l'abri des inondations. Ce
n'était peut-être pas là une étable modèle, mais enfin le huttier s'en
contentait et il faut croire que le pauvre animal, lui aussi, en prenait
son parti.
Mais ce bonheur ne pouvait durer toujours; un ennemi redoutable
menaçait le huttier : le dessèchement. Le dessèchement, ou pour parler
plus exactement, la canalisation du Marais s'est accomplie, et les bords
de la Sèvre ont pris la physionomie dont je vous donnais, en commen-
çant, une rapide description.
Dès lors, adieu la vie libre et indépendante; la propriété n'est plus
a tout le monde, mais à quelques-uns; la pèche est affermée; pour
chasser, il faut un permis. Le huttier ne comprend pas ces complica-
tions nouvelles et, sans le garde champêtre, il n'aurait jamais pu les
comprendre.
Traqué et chassé de ses positions, obligé d'abandonner sa pauvre
cabane, dans laquelle il trouvait du moins le pain quotidien, il n'a pas
pris son parti du nouvel état de choses.
Un propriétaire des marais actuels qui a pu voir encore quelques-
uns des derniers représentants de l'ancienne race des huttiers de la
Sèvre, en parle en ces termes:
« il existe un de ces anciens huttiers dans une des communes du
Marais. Il a vécu dans le bon temps, comme ii dit. Sa vie a été une
longue protestation contre l'ordre de choses nouveau. II en a été natu-
rellement victime,, il o eu de nombreux procès-verbaux, il a été
condamné à des amendes qu'il n'a pas pu payer. Sa hutte a été ven-
due. Sa femme est morte à quelque temps de là de misère et de
chagrin ; ses enfants sont dispersés comme domestiques dans les
fermes de la Saintonge. Mais lui, il reste là... Il y est né, il veut y
mourir. Il s'est procuré, depuis quelque temps, un mauvais petit
bateau, qu'il a réparé et dans lequel il passe ses journées, en parcou-
rant les rigoles et les fossés des marais. Son existence est un mystère.
Mais comme il est très vieux et qu'on le sait fort dénué, le garde ferme
les yeux quand il passe, afin de ne pas voir ce qu'il y a dans son bateau.
C'est du reste un homme doux et inofl'ensif, aimant à causer du passé
qu'il regrette naturellement beaucoup. Je le rencontrai dernièrement
dans un fossé trop étroit où son bateau et le mien auraient pu se croiser
facilement si le niveau de l'eau eût été plus élevé; mais le fond étant
presque à sec, nous fûmes arrêtés côte à côte. -- Eh bien, père Durand,
lui dis-je, que pensez-vous de nos marais? Vous qui les avez connus
autrefois et qui savez mieux que personne que, dans cette saison, c'est
à peine si on voyait sortir de la vase des mottines informes dont les
vaches ne voulaient pas manger les rouches, vous devez être bien fier
de voir votre pays transforme comme cela? Voyez comme ce sol est
'Ï7'î LA RÉFORME SOCIALE
uni, comme cette herbe est fine, et ces immenses étendues de hai'icots
qui font ressembler nos marais à des jardins !
— Il secoua la tète d'un
air mélancolique. — Je ne dis pas non, monsieur, je conviens qu'on
n'a pas perdu tout à fait son temps, et que tout ça n'est pas désagréable
à l'oeil. Mais, c'est égal, ça ne m'empêche pas de regretter le passé. Ah!
monsieur, quelle différence! Au lieu de ce mauvais fossé où deux
bateaux ne peuvent pas passer à la fois, une belle plaine d'eau, en
toute saison, où on pouvait aller et venir tout à son aise, le jour et la
nuit; et les canards, monsieur, fallait voir, dans l'hiver j'en ai
abattu vingt-deux un matin, monsieur, au lever du jour, d'un seul
coup de fusil. Et le poisson..., tenez il m'arrivait souvent de prendre
des anguilles grosses comme ça; il me montrait sa jambe A pré-
sent ! essayez... Les canards, il n'en est pas venu un cent l'hiver der-
nier; que voulez-vous qu'ils viennent faire, il n'y a plus d'eau, et pour
les anguilles, c'est de vrais tuyaux de plume. »
Les doléances de ce pauvre homme présentent, au point de vue
social, un réel intérêt. En nous montrant que le bonheur n'est point
l'apanage exclusif des sociétés compliquées, elles justifient le critérium
que notre illustre Secrétaire général a appliqué à l'étude des sociétés
humaines : ceux-là sont heureux qui croient l'être réellement.
Ayant à définir les traits caractéristiques des populations qui vivent
dans la simplicité, dans ce qu'il a appelé le premier âge du travail,
Le Play traçait ce tableau qui semble convenir trait pour trait à
l'existence des anciens huttiers des marais de la Sèvre :
«
Le premier âge du travail, dit-il, se distingue des deux suivants
par trois caractères qui lui sont propres. Le travail a pour objet des
récoltes que créent les forces de la nature sans imposer aucun effort préa-
lable aux populations. Assurées d'un tel avantage, celles-ci montrent
une aversion instinctive contre le changement. Enfin, l'amour de la tra-
dition est d'autant plus naturel que le travail unique imposé à l'homme
est attrayant et souvent même répond à l'inspiration d'un entraînement
passionné... Sous ce régime les populations ont un moyen commun de
subsistance : la possession de territoires où se produit spontanément
une ample moisson d'herbes. Elles pourvoient d'ailleurs aux travaux
de la chasse et du pâturage par l'effort direct des bras, armés tout au
plus de quelques engins fort simples et elles ne recourent jamais à des
machines mues par les forces de la nature. Les lieux et les hommes
parmi lesquels se perpétue un tel régime marquent une époque que
l'on caractérise suffisamment en l'appelant « l'âge des herbes et des
engins à bras. »
Mais, si un pareil état social présente des avantages incontestables
au point de vue de l'attrait et de la sécurité du pain quotidien, si, à
cause de cela, il procure aux populations de réelles sources de bonheur,
HUTT1ERS ET PAYSANS DES MARAIS DE LA SÈVRE-NIORTAISE 173
l'observation démontre qu'il présente des inconvénients graves et de
sérieuses lacunes. Ces inconvénients et ces lacunes permettent de ré-
futer certaines opinions émises au siècle dernier, en particulier par
Rousseau, qui présentait cette vie primitive comme une condition idéale
dont les modernes devraient se rapprocher. Le Play a répondu à cette
affirmation, en ces termes :
« D'un
autre côté, dit-il, la nature de leur esprit place ces popula-
tions simples, sous beaucoup de rapports, dans un état d'infériorité
devant les races formées sous les deux âges suivants. Les pasteurs,
comme les sauvages, sont soumis trop exclusivement à l'empire de
la tradition. L'entraînement passionné qu'ils montrent pour la
chasse et le pâturage perpétue cette tendance dans les idées, les
moeurs et les institutions. Ils se persuadent qu'ils commettraientune
sorte de sacrilège, s'ils modifiaient, en quoi que ce soit, le territoire
qui nourrit le gibier et le troupeau. En repoussant le travail qui fe'conde
le sol et développe l'intelligence, ils se rendent incapables de perfec-
tionner le service du pain quotidien et de fortifier la notion de la loi
morale; ils atrophient, en quelque sorte, les plus précieuses aptitudes
de l'humanité. »
Si donc nous avons accordé une juste part d'attention aux plaintes
exprimées par notre huttier, si nous compatissons aux regrets qu'il
exprime en se ressouvenant de « la belle plaine d'eau » d'autrefois, de
ses chasses et de ses pêches merveilleuses, nous ne pouvons du moins
nous y associer complètement. Vous serez de cet avis, Messieurs, si,
après vous avoir décrit ce qu'était le Marais autrefois, je vous montre
ce qu'il est devenu aujourd'hui, grâce au dessèchement, ou, pour parler
plus exactement, à la canalisation.
II
n'en fut plus de même après le dessèchement, lorsque toutes les terres
émergées eurent été mises en culture.
C'est ici surtout qu'apparaissent les lenteurs de notre administration.
A la suite des trois inondations qui venaient de les ruiner, les cultiva»
teurs du Marais, par groupes, par communes, exposèrent leur dé-
tresse à l'administration. Les pétitions se multipliaient ; enfin les trois
syndicats réunis extraordinairement s'adressèrent directement au
ministère des travaux publics.
Devant ces plaintes unanimes, l'administration s'émeut ; l'ingénieur
en chef de la Sèvre, M. Sallebert, fait un rapport très étudié sur les
causes des inondations et sur les moyens de les prévenir. Le rapport
venait d'être terminé lorsque son auteur fut envoyé dans un autre poste,
pour cause d'avancement. Tous les travaux furent ajournés. On aura
une idée de l'instabilité de l'administration et on s'expliquera ses len-
teurs et ses contradictions, lorsqu'on saura que dans l'espace de vingt
quatre ans, onze ingénieurs ont été successivement chargés du service
de la Sèvre. Cela fait pour chacun un séjour moyen d'environ deux-
ans ; temps à peine nécessaire pour étudier la question, mais insuffisant
pour exécuter les travaux.
Notre secrétaire général, M. Fougerousse, dans la dernière séance,
nous signalait le même fait d'instabilité, chez les ingénieurs attachés
aux mines de Yic-Dessos dans l'Ariège, et il vous montrait les graves
inconvénients qui en résultaient pour les populations. Je me borne ii
constater le même fait.
Enfin, vers 1863, un nouvel ingénieur présenta un projet qui, natu-
rellement, différait de ceux de ses prédécesseurs. Il put enfin être exé-
cuté et eut pour résultat d'atténuer les causes d'inondation.
Tel est l'état de choses actuel. C'est de ce sol arraché aux eaux,
coupé de mille canaux et livré à la culture que la famille, dont je vais
avoir l'honneur de vous donner une rapide description, tire sa subsi-
stance.
III
sont couverts par un impôt fixe. Dans les Deux-Sèvres, l'impôt est de
1 franc par hectare. La section d'Arçais a, en outre, voté 50 centimes
par hectare pour l'entretien des cnnck.es communales En cas de néces-
sité, des dépenses extraordinaires peuvent être décidées eu assemblée
générale.
Les assemblées générales se composent des maires, des syndics, des
syndics adjoints et des plus fort imposés en nombre égal aux syudics
et syndics adjoints.
L'administration du cours de la Sèvre appartient au corps des ponts
et chaussées, qui se trouve ainsi avoir une influence prépondérante,
car la navigation aussi bien que l'irrigation dépendent naturellement
du niveau d'eau du fleuve.
L'organisation des syndicats a l'avantage de développer chez les
populations le sens pratique et l'esprit d'initiative. En outre, plu* les
populations ont à s'occuper de la gestion de leurs intérêts locaux,
moins elles songent à faire de la politique. lies apprennent par leur
I
(1) il faut que, l;i majorité des adhésions représente au moins Jes deux tiers des
terrains ou tes deux tiers des intéressés.
(3) Circulaire du 12 août 18G».
HUTTIERS ET PAYSANS DES MARAIS DE LA SÈVRE-NI0RTA1SE '189
mes yeux, dans une juste mesure, les droits de la collectivité avec ceux
de l'individu, en ne faisant intervenir l'Etatque le moins possible, à son
corps défendant, et seulement pour suppléer à l'impuissance de l'ini-
tiative privée.
Après avoir trop longtemps eu le tort de croire que l'Europe admi-
rait et enviait nos institutions, gardons-nous aujourd'hui de faire du
fétichisme à rebours, et d'exalter à nos dépens les législations étran-
gères même sur les matières, comme le dessèchement, où nous pouvons
sou tenir victorieusement la comparaison avec nos voisins. Soyons justes
pour tout le monde; mais ne soyons pas injustes pour nous-mêmes.
M. DEMOLINS. —• Je n'avais pas eu l'intention d'ouvrir un débat sur la
question de la bureaucratie et de la tutelle administrative. Aussi je
vous demande la permission de ne pas suivre mon ami M. Cheysson
sur ce terrain qui est trop vaste pour que nous puissions le parcourir
en ce moment. J'ai dit seulement, ce qui est aujourd'hui un lieu
commun, que l'instabilité des fonctionnaires est aussi fâcheuse au point
de vue administratif qu'au point de vue social. Sur ce point, toutes les
observations recueillies jusqu'à ce jour par la science sociale sont for-
melles. Dans son admirable chapitre sur la bureaucratie, Le Play a
formulé un jugement dont je citerai seulement un passage caractéris-
tique: « La bureaucratie avec les développements excessifs qu'elle
reçoit journellement abaisse singulièrement les âmes... Ce régime
pervertit les esprits, en les habituant à croire que l'Etat a qualité pour
se charger de toutes les fonctions, qui, chez les peuples libres et pros-
pères appartiennent exclusivement aux individus et aux familles...
Enfin, la bureaucratie affaiblit les facultés d'une nation, comme le
ferait une discipline qui empêcherait une race d'hommes d'agir et de
penser... Voilà pourquoi depuis deux siècles, et surtout depuis 1791,
chaque région du domaine public s'étend de proche en proche au
dépens de celle qui se trouve au-dessous. Voilà comment la famille est
absorbée par la commune ; la commune par le département, le dépar-
tement par l'Etat; les provinces par Paris; la nation entière parla
bureaucratie (1 ) ! »
Telles sont les conclusions formulées par notre illustre maître;
quant aux faits sur lesquels ces conclusions s'appuient, ils sont du plus
haut intérêt et pourraient fournir la matière d'une séance très instruc-
tive. L'Angleterre et les Etats-Unis, par exemple, viendraient ici témoi-
gner de la supériorité de l'initiative privée, sur l'intervention de
l'État.
M. FOCILLON, président.
— Je tiens à ne pas laisser clore la séance
(l) M110 Clarisse Bader : La Femme biblique, 1 vol. in-12 ; Va Femme grecque, 1 vol.
iu-19, ouvrage couronné par l'Académie française, la Femme romaine, 1 vol. in-12
la Femme française, 1 vol. in-12. Didier et Cie, Librairie académique. — Paul Rous-
—
selot, Histoire de Védunalion des femmes en France, 2 vol. in-12. Didier.
Liv. iv. 14
194 LA RÉFOBME SOCIALE
s'élèvent sur leurs genoux sont en droit de leur demander compte des
premières semences jetées dans leurs âmes.
Aujourd'hui, à l'heure où la réforme devient de plus en plus la
condition de notre existence; à mesure que les ruines s'amoncellent
autour de nous, l'Ecole de la Paix sociale forte des observations nom-
breuses et raisonnées sur lesquelles elle fonde ses conclusions, est
convaincue qu'il n'y a pas de remède plus prompt ni plus sûr que la
réforme de la famille. Or, ne l'oublions pas, « c'est la femme qui fait
la maison,» comme dit un vieux proverbe français. — Ce proverbe est
de tous les temps et de toutes les langues.
I.
son fils : « Ejice ancillam liane et filium ejus; nonenim erit lieres films
ancillx cum filio meo haac (1). » Soumise à son mari, la femme du
patriarche exerçait donc en toute liberté le gouvernement de sa mai-
son, et les autres femmes étaient obéissantes à ses ordres comme des
filles et des esclaves.
L'abbé Hue a retrouvé, en plein dix-neuvième siècle, une organisa-
tion analogue de la famille chez les Tartares-Mongols. La polygamie
y existe comme chez les Hébreux, tempérée d'ailleurs par l'obligation
d'acheter les femmes à un prix élevé, et, « la première épouse est tou-
jours la maîtresse du ménage etla plus respectée dans la famille. Les
femmes secondaires portent le nom de petites épouses (paga émé) cl
doivent obéissance et respect à la première (5J).» La monographie du
Bachkir que nous avons déjà citée et l'Odyssée d'Homère nous mettent
sous les yeux des tableaux d'intérieur absolumenlsemblablesà celui-ci.
Ajoutons que malgré son rang élevé la femme du patriarche ne
dédaigne pas d'accomplir elle-même les travaux domestiques. Quand
Abraham reçoit les anges sous sa tente c'est à Sara qu'il demande de
faire cuire des gâteaux sous la cendre chaude (subeinericiospanes) (3).
Lorsque Rébecca veut attirer sur son second fils les bénédictions
d'Isaac, c'est elle-même qui se charge de donner par une savante pré-
paration à un chevreau du troupeau de Jacob le goût de la venaison
qu'Esaû avait promise à son père (4).
Sous la loi mosaïque, la femme riche prend peut-être une part
moins active aux soins du ménage; cependant le Livre des Proverbes,
dans le magnifique portrait qu'il nous trace de la femme forte, nous
la montre travaillant de ses mains le lin et la laine et se levant dès
l'aube pour distribuer la tâche à ses servantes. Ainsi fait la femme
grecque, et de cette communauté d'occupations naissent entre les maî-
tresses et les esclaves des rapports touchants dont l'antagonisme de
nos sociétés modernes nous fait sentir tout le prix. La vieille Euryclée,
nourrice de Pénélope, appelle celle-ci, « ma fille, » dans le palais où
elle règne en souveraine, et ce n'est pas là un fait isolé, car nous voyons
dans presque toutes les tragédies grecques le rôle de confidente joué
par une esclave. Aujourd'hui, nos domestiques sont, il est vrai des
citoyens, mais nous les tenons à l'écart et souvent ils ne nous respec-
tent pas; au contraire, cette sorte de familiarité que nous signalions à
l'instant chez les Grecs n'avait rien de choquant à cause du respect
profond dont les maîtres étaient entourés; la meilleure preuve qu'on
en puisse donner est qu'elle ne portait nullement atteinte à leur auto-
Ci) Genèse, XXI, 0,10.
(2) L'abhé HUc. Voyage en Tarlaric , t. I, p. 313-314.
(3) Genèse, XVIII. 6.
(4) Genèse, XXV», 9.
LE RÔLE DE LA FEMME DANS LA FAMILLE 197
rilé, témoin la façon pleine de dignité dont Pénélope savait rappeler
au sentiment de leur devoir les esclaves qu'elle jugeait lui avoir man-
qué de respect.
Chez les Grecs le travail de la femme riche s'explique encore par
cette autre raison qu'ils le considéraient comme le secrec delà beauté-
Dans les Economiques de Xénophon, Ischomaque conseille à sa jeune
femme de se mêler d'une façon plus active aux travaux de ses esclaves,
non pas pour suppléer à leur petit nombre, mais simplement pour
fortifier sa santé, trouver plus de saveur à sa nourriture et augmenter
ainsi la beauté de sa carnation. Nous ne nous étonnons pas après
cela de voir le bouillant Achille soupirer après les joies du foyer (1)
et Ischomaque trouver de la beauté jusque dans les marmites symé-
triquement rangées (2). Ces hommes primitifs devaient forcément
goûter un grand charme dans un foyer où les soins journaliers d'une
femme aimée laissaient leur empreinte; ils se rendaient un compte
exact des services qui leur étaient ainsi rendus, et comparaient assez
justement à la tâche ingrate des Danaïdes le rôle d'un mari qui règle
avec économie les affaires extérieures pour voir une maison mal orga-
nisée absorber mal à propos le fruit de son travail (3).
De là une confiance et une affection qui se manifestent souvent delà
façon la plus touchante : il n'est pas rare de voir les héros grecs con-
sulter leurs femmes sur une décision importante. Lorsque après la mort
d'Hector, le veux Priam veut, sur le conseil de Jupiter, demander à
Achille le corps de son fils, il appelle sa femme pour lui faire part de
ses projets et, comme Hécube cherche aie détournerde cette entreprise
périlleuse, il est ébranlé et consulte les dieux avant de passer outre.
Les conseils de l'épouse sont donc écoutés et l'amour conjugal naît au
coeur des héros d'Homère, accompagné de ce respect qui en est la plus
haute sauvegarde: «L'homme sage, prudent, aime la femme et la
protège, dit Achille, et moi aussi j'aimais cette femme (Briseis) quoi-
qu'elle fût ma captive (4).»
Ailleurs Homère nous montre la jeune fille grandissant sous la
protection tendre de sa mère, entourée du respect de ses frères qui la
servent en souveraine. « La présence de l'homme n'est point bannie
de ses jeux et de ses entretiens ; mais un légitime sentiment de
pudeur ne lui permet pas de se laisser accompagner par un homme,
lorsque sans ses parents elle traverse la ville (5). » L'étude ne lui est
pas interdite d'une façon absolue. « Homère cite la blonde Agamède
(1) Iliade. IX.
(2) Xénophon, Economiques, VIII.
(3j Xénophon, Economiques, VU.
(4) Iliade, IX.
(5) Homère. Odyssée, VI, VII, Vllï, cilé par 5t"« C. Buder.
198 LA RÉFORME SOCIALE
qui avait appris à distinguer toutes les plantes salutaires (1); » mais quel
que soit son rang, fille de prince, ou fille du peuple, elle est rompue
aux soins domestiques par l'éducation qu'elle reçoit : tandis que la
mère de famille s'occupe spécialement des détails intérieurs, elle
confie à ses filles les travaux qui les appelant au dehors aident à leur
développement physique. « C'est à elles qu'il appartient de laver dans
le fleuve leurs tuniques, leurs voiles, les vêtements de leur père et
de leurs frères (2). »
Telles étaient aussi les attributions de la vierge romaine, principa-
lement dans cette période rude et féconde où les sénateurs ne
dédaignaient pas de conduire la charrue ; le meurtre de Virginie par
son frère nous dit assez quelle était alors la pureté des moeurs et la
façon dont on savait les protéger. Rien d'ailleurs ne saurait mieux
mettre en relief l'importance sociale attachée par les Romains à la
chasteté que le rôle religieux attribué à la jeune fille par la famille
dans le culte domestique et celui plus célèbre qu'avaient reçu les
vestales de la cité elle-même : à la pureté delà jeune fille était confié
l'autel de la maison ; à la pureté de la vestale, l'autel de la patrie. —
C'était le temps où la femme, « se préparant à être la digne compagne
d'un héros, donnait à son époux futur un habit qui était l'oeuvre de
sa main laborieuse et qu'il portait à la guerre (3). » Ainsi la vie tout
entière de la jeune fille était chez les premiers Romains une prépara-
tion à son rôle d'épouse, soit qu'elle apprît par les soins journaliers
du ménage à gouverner plus tard la maison de son mari, soit que clans
le culte de ses dieux domestiques elle puisât cet amour et ce respect
du foyer qui ont fait la force de la famille romaine.
Venait-elle à se marier, l'autorité'sous laquelle elle se trouvait
placée était aussi forte que celle de son père, et la façon dont elle était
achetée par son mari dans les origines du droit romain nous reporte
absolument aux coutumes de la Bible, des Rachkirs ou des temps pri-
mitifs de la Grèce. Mais ces usages ne devaient pas résister longtemps
à la corruption qu'engendrèrent bientôt la richesse et la puissance
romaines ; du jour où le divorce fut introduit dans les moeurs tout fut
changé. Le mari qui épousait sa femme pour une période de quelques
années, pour une seule parfois, eût été souverainement Imprudent en
effet de consacrer une forte somme à un caprice passager. Dès lors, la
dot fit son apparition et régna en souveraine ; nous verrons dans un
prochain article combien le rôle de la femme en fut amoindri.
les grandes dames savaient garder leur rang et leur dignité, de descen-
dre aux détails les plus ordinaires de la vie domestique, et d'indiquer
dans ce règlement rédigé avec grand soin les devoirs si variés d'une
bonne maîtresse de maison ; tout cela paraît d'ailleurs naturel
sous sa plume, car pour donner des conseils elle n'avait qu'à raconter
sa vie ('1).
Il ne faudrait pas croire que cet exemple et ceux que M. de Ribbe
a mis en lumière par l'étude des familles provençales fussent des ex-
ceptions. Lorsque les lettrés du dix-huitième siècle nous laissent par
hasard soulever un coin du voile qui cachait à leurs regards dédai-
gneux la vie ignorée de la province, nous y découvrons souvent les
indices de la forte organisation du foyer; j'en trouve un charmant
exemple dans les mémoires que Marmontel (2) avait écrit, pour ses
enfants et qui,pour cette raison,renfermentdes détailspeu intéressants,
dit-il, pour le public. Telle est, je suppose, à ses yeux, l'énumération
qu'il nous présente des personnes vivant chez son père : « Econome
de la maison, elle (la grand'mère maternelle) présidait au ménage et
nous donnait l'exemple de la tendresse filiale, car elle avait aussi sa
mère et la mère de son mari dont elle avait le plus grandsoin... Ajou-
tez au ménage les soeurs de mon aïeule et la soeur de ma mère, avec
très peu de bien tout cela subsistait.»
Dès le moyen âge les jeunes filles ne sont plus achetées, comme dans
les temps antiques, par celui qui prétend à leur main, mais la dot
qu'elles reçoivent est généralement assez modeste et ne saurait par
conséquent, sauf certains cas exceptionnels, devenir la cause détermi-
nante d'une demande en mariage. De plus, par un usage que l'on re-
trouve encore dans certaines provinces à la fin du dix-huitième siècle,
la jeune fille en recevant sa dot renonce pour l'avenir à tout partage
des biens paternels ou maternels, et ainsi sont évités ces débats re-
grettables qui viennent trop souvent diviser de nos jours les membres
d'une même famille au lendemain de la mort de son chef.
Il n'entre pas dans le cadre de cette étude de montrer toutes les
conséquences d'un pareil usage ; je tiens seulement à indiquer que les
coutumes codifiées de nos provinces, dont un grand nombre recon-
naissaient à chaque enfant une part dans certains biens, et par consé-
quent un droit de partage à la mort du père, étaient souvent neutra-
lisées sur ce point par les dispositions des testaments et des contrats
de mariage. Ceci soit dit en passant pour prouver une fois de plus
La devise de cette Revue doit être : Aborder tous les genres; traiter toutes
les questions, mais toujours au point de vue social, c'est-à-dire en signalant
l'influence exercée sur la prospérité ou la décadence de la société.
C'est pour remplir une partie de ce programme que nous avons demandé
à notre confrère, M. Firmin Boissin, qui dirige avec tant de distinction le
Messager de Toulouse, de vouloir bien étudier ici les romans nouveaux au
point de vue social. Le roman exerce une trop grande influence sur les idées
et sur les moeurs ; d'autre part, il en est un reflet trop exact pour ne pas
attirer notre attention.
Cet article inaugure donc une série qui, grâce au talent de M. Firmin Bois-
sin, présentera autant d'intérêt que d'enseignement.
En nous adressant ce premier article, notre confrère, ajoute : « J'ai l'inten-
tion de faire la seconde étude sur la vie rurale dans le roman, à propos de
la Ferme dit Choguard, le nouvel ouvrage de M. Victor Cherbuliez, de l'Aca-
démie française. Je vais, pour cela, relire attentivement le volume. >:
Nous ne doutons pas que ce premier article ne fasse naître chez nos lecteurs,
le désir de lire bienlôt le second.
E. D.
Son « Jean Servien » est le fils d'un modeste relieur parisien qui
rougirait de voir l'enfant continuer sa profession. Il l'envoie au lycée,
et Jean y prend des goûts et des habitudes de « monsieur. » Il a honte
de son père, écrit des déclarations d'amour à une actrice qui lui rit
au nez, concourt à un emploi de surnuméraire aux finances, est refusé
pour son écriture de singe et une orthographe hésitante. Il est bache-
lier, il est poète, il a une imagination exubérante. Mais comme il
ignore les choses utiles, à quoi cela lui sert-il? A devenir pion dans
une institution libre. Ses goûts n'ont pas changé ; ses désirs le tour-
mentent, et ils s'accroissent d'autant plus qu'il lui est impossible de
les satisfaire. La Commune est proclamée. Jean se jette dans le mou-
vement. Il prend part aux premiers actes de l'Orgie Rouge. Cependant,
un vieux fonds d'honnêteté qu'il tient de ses parents se réveille en lui,
et, voyant les excès qui se commettent, il brûle ce qu'il avait adoré,
et va grossir les rangs de l'armée de l'ordre. Mal lui en prend. Re-
connu, ses anciens amis le fusillent bel et bien contre un mur, comme
un vulgaire gendarme ou un simple dominicain.
Certes, le roman de M. Anatole France n'est pas de ceux que l'on
place dans les bibliothèques paroissiales, et, si nous l'envisagions à
d'autres points de vue, nous aurions bien des réserves à établir. Mais
nous n'en voulons retenir que la thèse, qui est celle-ci, à l'insu ou non
de l'auteur: Jean est un déclassé, Jean a manqué sa vie, Jean est
devenu un être inutile, et même nuisible à un moment donné ; pour-
quoi? Parce que son père, humble ouvrier, au lieu de faire de son fils
un ouvrier comme lui, l'a jeté, par amour-propre, ambition et gloriole,
hors de sa voie. Il a voulu qu'il fût bachelier, et le collège ne lui a
rendu qu'un fruit sec. — Ilya trop de bacheliers.
Et, pour qu'on ne se méprenne pas sur les intentions de son livre,
le romancier, s'adressant, en la personne de Servien le relieur, à ces
pères de famille qui se saignent aux quatre veines pour pousser leurs
fils dans des carrières en dehors de leur condition et de leurs aptitudes^
met sur les lèvres d'un de ses personnages, ces paroles significa-
tives :
« Vous êtes tous les mêmes. Vous travaillez, vous suez, vous vous
épuisez, pour faire de vos fils des bacheliers, et vous croyez que, le
lendemain del'examen, ces gaillards-là seront nommés ambassadeurs.
Pour Dieu ! ne nous donnez plus de bacheliers. Nous ne savons qu'en
faire... Les bacheliers! ils encombrent le pavé ; ils sont cochers de
fiacre; ils distribuent des prospectus dans les rues. Il en meurt à l'hô-
pital, il en va au bagne. Pourquoi n'avez-vous pas appris votre mé-
tier à votre fils? Pourquoi n'avez-vous pas fait de lui un relieur? Oh!
je le sais bien, vous n'avez pas besoin de me le dire, c'est par ambition.
Eh bien ! un jour votre fils crèvera de faim en rougissant de vous, et
LES TENDANCES SOCIALES DANS LE ROMAN CONTEMPORAIN 205
ce sera bien fait. L'Etat, dites-vous, l'Etat! vous n'avez que ce mot-là
dans la bouche. Mais il est encombré, l'Etat!»
Gomme c'est vrai On n'a jamais mieux décrit un des pires fléaux
!
II
III
Les journaux quotidiens qui se respectent ont souvent le grand tort
d'accepter de confiance les articles qu'on leur envoie sur certains
livres. C'est ainsi que deux feuilles conservatrices de Paris, des mieux
posées,ont fait dernièrement les plus vifs éloges d'une oeuvre intitulée :
Le roman (Tune figurante, par M. Jules Mary. Evidemment, c'est une
distraction. A notre avis, loin d'être une oeuvre morale, ce Roman d'une
figurante (\) est un mauvais roman. Sans doute, l'auteur est chaste
dans ses expressions; ce n'est pas un réaliste de l'école de M. Zola, et
il évite généralement les crudités et les termes obcènes.Mais savez-vous
quelle conclusion on peut tirer de son livre? C'est que l'homme et la
femme sont plus heureux dans l'union libre que dans le mariage. Le
peintre Noël Chrétien fait, comme on dit, une fin : il épouse sa cousine
Geneviève Paqueron. « Sa femme, écrit le romancier, ne le rend pas
heureux. » Or, ce peintre a vécu maritalement avec une actrice — et
cette union sans sacrements nous est présentée comme une lune de
miel perpétuelle, comme un ciel sans nuages. Vous voyez d'ici la thèse.
C'est la thèse que Mme George Sand mit autrefois à la mode. C'est la
thèse que soutiennent aujourd'hui la plupart des romanciers de l'école
naturaliste. Plus de Dieu, plus de famille, l'union libre : tel est l'idéal
qu'ils offrent aux jeunes générations. Paut-il s'étonner que la corrup-
tion soit si grande, la perversité si profonde?
FIRMIN BOISSIN.
LÉON ROSTAING,
Administrateur des papeteries de Vidalon-les-Annonay.
UN OBSERVATEUR D'AUTREFOIS
GOETHE EN FRANCE.
Goethe n'est pas venu en France, en simple voyageur ; il s'y est in-
troduit, à la suite d'une armée ennemie, dans le but d'y chercher des
impressions littéraires et historiques. Partageant les étapes de cette
armée, ce n'est pas un observateur superficiel, qui voit seulement les
monuments et les auberges, c'est un témoin d'autant plus précieux,
que, dans les hasards de sa vie de campagne, il a pénétré dans les
maisons particulières et a pu y saisir sur le vif quelques traits de la vie
domestique et intime. C'est pour faire connaître ces traits, souvent si
difficiles à rencontrer, que nous analysons ici quelques passages de son
récit de la campagne de France en 1792.
Goethe a fait cette campagne, à la suite du duc de Weimar. 11 parle
souvent de la manière dont il fut nourri. Le grand homme était quel-
que peu gourmand. Avec quel empressement il visite les boutiques des
confiseurs de Verdun ! Comme il déplore le gaspillage des excellentes
et riches provisions que contient cette ville! Comme il se régale à
table d'hôte d'un bon gigot et de vin de Bar! Mais les détails de ce
genre, qui étonneraient chez un poète, si ce poète n'était Allemand, on
l'avantage de nous faire connaître comment se nourrissaient alors les
Français des classes moyennes et inférieures. Dans le village de Somme-
Tourbe, c'est en vain qu'on cherche des vivres de porte en porte. Goethe
avise une maison écartée ; il y entre, y trouve deux soldats allemands,
et guidé par eux, pénètre dans une belle cave, qui contenait deux
tonneaux et plusieurs compartiments de bouteilles casées dans du
sable. Le poète et ses compagnons en prirent plusieurs du meilleur
vin, et les rapportèrent en triomphe à leur bivac. Etait-ce un paysan
qui habitait cette maison, dont la cave, si bien fournie, fut le théâtre
de ce petit acte de maraude, que Goethe raconte sans remords ?
Les Allemands, qui ne mangeaient que du pain noir, étaient surtout
surpris de voir les Français manger du pain blanc. Un jour, les Prus-
siens saisirent plusieurs chariots, remplis de pain blanc, qui était des-
tiné à l'armée française. Un autre jour, Goethe, pris de compassion
pour deux jolis garçons de quatorze ou quinze ans,qui accompagnaient
les chevaux réquisitionnés joour traîner sa voiture, voulut partager
avec eux le pain de munition dont il se nourrissait. Ils le refusèrent
sans dissimuler leur répugnance, et comme Goethe leur demandait ce
qu'ils pouvaient manger d'ordinaire,ils répondirent : « Du bon pain,
de la bonne soupe, de la bonne viande, de la bonne bière.
— Pain
blanc, pain noir, dit le poète, c'est le véritable schibbolelli, le cri de
UN OBSERVATEUR D'AUTREFOIS 213
guerre entre les Allemands et les Français. » Le poète était-il bien sûr
cependant qu'ailleurs les paysans français ne mangeaient pas de pain
noir?
Ce qui est certain, c'est qu'il avait été frappé de l'aspect d'aisance
du pays, peu favorisé de la nature, dans lequel il se trouvait. Il ren-
contrait sur les plateaux de l'Argonne une population clair-semée,
laborieuse, amie de l'ordre et contente de peu. On n'y voyait ni ver-
mine, ni pouillis. Les maisons étaient construites en maçonnerie et
couvertes de tuiles, et les enfants, qu'on interrogeait dans les villages,
« parlaient avec satisfaction de leur nourriture. »
Ailleurs, à Sivry, il décrit avec un charme réel ce qu'il appelle le
caractère homérique et pastoral des maisons rurales de France. Après
avoir traversé une petite cour carrée, il était entré dans une chambre
spacieuse, haute, destinée à la famille; elle était carrelée de briques.
A gauche, le foyer était adossé à la muraille. Au coin du feu, un haut
coffret à couvercle, servant de siège et renfermant la provision de sel.
C'était la place d'honneur qu'on offrait à l'étranger le plus marquant;
les autres s'asseyaient sur des sièges de bois avec les gens de la maison.
Une grande marmite était suspendue à la crémaillière, renfermant le
« pot au feu
national »; une pièce de boeuf y bouillait, avec des
carottes, des navets, des poireaux, des choux et d'autres légumes.
« Pendant que nous nous entretenions amicalement avec ces bonnes
gens, dit Goethe, j'observais l'heureuse disposition du dressoir, de
l'évier, des tablettes où étaient rangés les pots et les assiettes.Tous les
ustensiles étaient brillants de propreté et rangés en bon ordre; une
servante ou une soeur de la maison rangeait tout parfaitement. La mère
de famille était assise près du feu,tenantunpetit garçon sur ses genoux;
deux petites filles se pressaient contre elle. On mit la table, on posa
dessus une grande écuelle de terre, dans laquelle on jeta du pain blanc
coupé en petites tranches ; le bouillon chaud fut versé dessus, et l'on
nous souhaita un bon appétit. Les jeunes gens, qui dédaignaient mon
pain de munition, auraient pu m'adresser à ce modèle « de bon pain
et de bonne viande u. Après quoi, l'on nous servit la viande et les lé-
gumes qui s'étaient trouvés cuits en môme temps, et tout le monde
aurait pu se contenter de cette simple cuisine, »
Goethe reste unejournée et une nuit chez ces bonnes gens. Les tra-
ditions des familles honnêtes régnaient chez eux. Lorsque la nuit vint,
les enfants allèrent se coucher; ils s'approchèrent avec respect du père
et de la mère, firent la révérence, leur baisèrent la main, et dirent :
«Bonsoir papa, bonsoir maman, » avec une grâce charmante.il les revit,
la nuit même, dans des circonstances bien différentes. Les soldats,
après de longs pourparlers,s'étaientemparésd'un cochon,qu'ils finirent
par payer et qu'ils amenèrent dans la maison. Les hôtes consentirent
214 LA RÉFORME SOCIALE
I.
Quelques esprits réfléchis; effrayés par la destruction de toutes les
forces vives de la société, par l'émiettement de la propriété et l'affai-
blissement de la puissance paternelle ont, à plusieurs reprises, deman-
dé la réforme de nos lois de succession. Le commerce, l'industrie ont
déjà fait entendre leurs protestations; c'est au nom de l'agriculture
qu'un nouvel écrivain, M. Roussel Saint-Georges, élève aujourd'hui la
voix.
Sous ce titre: La grande plaie de Vagriculture(1), il établit, avec
preuves à l'appui, que notre législation, sur les successions est surtout
préjudiciable aux petits et aux humbles. Les riches propriétaires et
les grands industriels peuvent, jusqu'à un certain point, échapper à la
ruine; quand la fortune est considérable, il est plus facile de sauver du
fisc et des gens de loi le domaine paternel,
ou l'atelier de travail.
Néanmoins, même dans ce cas, la perspective d'une licitation para-
lyse les efforts du chef d'industrie, il travaille
au jour le jour et ne fait
aucun sacrifice pour l'avenir. Les liens qui rattachent le maître aux
ouvriers sont éphémères, et toutes les combinaisons destinées à assurer
à ces derniers la possession d'un foyer, une participation
aux bénéfices,
une retraite pour la vieillesse, ne peuvent guère réussir, quand la
liquidation périodique reste suspendue
sur l'usine comme une menace
M) G. Téqui., édit., Paris.
216 LA RÉFORME SOCIALE
de dispersion. Enfin, avec le partage, l'esprit de suite si nécessaire
dans les affaires, et qui donne tant de force à l'industrie anglaise et
américaine devient impossible. Mais nous reconnaissons volontiers
que le mal est plus grand encore pour l'agriculture; il s'aggrave et
par l'importance de cette partie de la vie nationale, et par l'impuis-
sance dans laquelle se trouve l'héritier de mettre en valeur l'infime
parcelle qu'il recueille dans le bien paternel. Pour cultiver ce maigre
lopin, il lui faut, sans parler du logement dont les subdivisions s'opè-
rent aux dépens de la salubrité et de la moralité, il lui faut un cheval
une voiture, des instruments, une monture enfin dont la valeur absorbe
et au delà ses faibles ressources. Il s'endette, et, comme il ne peut
même entretenir les quelques tètes de bétail nécessaires pour produire
les engrais, la terre semble devenir stérile entre ses mains; bientôt il
doit la laisser à ses créanciers et s'enfuir vers la ville, ou entrer
comme salarié au service d'un cultivateur plus fortuné. Là où le chef
de famille vivait dans l'aisance avec quatre ou cinq enfants, le partage
égal fait quatre ou cinq misérables, à moins que tous, abandonnant
le bien paternel, ne le vendent à quelque capitaliste qui recons-
titue ainsi à son profit la grande propriété que la révolution pré-
tendait diviser entre tous. Nous ne citerons que pour mémoire les cas
trop nombreux ouïe peu d'importance du bien et les difficultés d'un
partage judiciaire ne laissent aux héritiers que des dettes.
Le paysan connaît le fléau qui le menace et il cherche à s'y sous-
traire, mais le seul remède qui soit à sa portée et dont il use au détri-
ment de sa moralité et de la vie môme de la nation, c'est la stérilité
systématique. Cette stérilité, d'abord le triste apanage des classes les
plus élevées s'est maintenant étendue dansnos campagnes, et le labou-
reur lui demande la conservation du patrimoine menacé par le
code.
Comment enrayer le mal? Comment conserver leur fécondité natu-
relle à la vielle race de nos paysans et aux champs qu'ils cultivent?—
Par la réunion des parcelles dit M. Roussel Saint-Georges. Ce serait
un adoucissement; mais si le lot devenait ainsi plus facile à exploiter,
son étendue demeurerait la même, et, dans des cas trop nombreux, il
serait insuffisant à l'entretien d'une famille. De plus, les lots, groupés
aujourd'hui, se trouveraient séparés, le lendemain, par de nouvelles
liquidations. Cette mesure d'une application déjà bien difficile, aurait
donc des résultats insuffisants et sans durée. Pour assurer cette durée
l'auteur demande le rétablissement du droit d'aînesse.
II
Assurément le droit d'aînesse, décrit par Le Play sous le nom de
conservation forcée, a pour conséquence de prévenir la liquidation
LA GRANDE PLAIE DE L'AGRICULTUTE 217
périodique du foyer et de l'atelier de travail, de soustraire la propriété
àl'émiettementindéfini: « L'exploitation, dit M. Roussel Saint-Georges,
acquiert par ce moyen, la fixité, la solidité nécessaires en agriculture.
Lorsque le père meurt rien n'est changé dans la maison, rien n'est
interrompu dans la culture. Un chef de famille succède à un chef de
famille, une moisson à une autre moisson. L'attelage ira au labour
aujourd'hui comme il y allait hier. Pas un outil, pas une gerbe, pas
une tête de bétail ne sont retirés de la grange ou de l'étable, ces élé-
ments de production restent réunis. C'était une bonne maison l'an
passé, ce sera encore une bonne maison l'an prochain, parce que les
empaillements et la monture, les constructions et les terres se tenant,
se soutenant, continuent à former un tout homogène et résistant ('!).»
Mais est-il nécessaire que le successeur héritier du domaine soit tou-
jours l'aîné? On s'est souvent fait une arme contre la liberté testamen-
taire de la confusion qui s'établit entre ce système et le droit d'aînesse.
Ce dernier semble à beaucoup d'esprits un retour vers un ordre de
choses dont on oublie trop aisément les bienfaits pour n'en voir que
les abus; et il est certain qu'en constituant un droit en faveur du pre-
mier-né il présente une sorte d'inégalité difficilement admise à notre
époque. On doit observer cependant que l'égalité absolue n'existe
nulle part. Si la loi prétend l'imposer dans le partage des biens, elle ne
peut la maintenir, ni dans les aptitudes physiques,ni dans les dons de
l'intelligence, et quoique l'on fasse, même après le partage égalitaire,
nous voyons quelques-uns des héritiers prospérer ou du moins lutler
contre la déchéance, tandis que les autres, impuissants et dissipateurs
tombent aux derniers rangs de la société. Le père doit à ses enfants
une égalité de soins, de dévouement et de tendresse, mais il ne peut
leur assurer d'une manière durable l'égalité d'argent. « La loi naturelle,
dit Montesquieu, ordonne aux pères de nourrir leurs enfants, mais elle
ne les oblige pas de les faire héritiers.
« Les enfants,continue l'auteur,n'ontpas contribué à la formation du
faire-valoir, ni à sa conservation, ni à son augmentation. Par consé-
quent, au fond et en tant qu'individus, ils sont mal venus à dire qu'il
leur est dû, non pas même une part égale, mais même une part quel-
conque. Eux, au contraire, ont tiré de leur famille l'existence, l'édu-
cation, l'établissement. À ses enfants le père a transmis la vie, les a
élevés avec force peines et soucis, les a instruits ou fait instruire, leur
a appris ou fait apprendre un métier, donné un état, une profession,
un établissement. Tout cela leur crée des devoirs envers la maison
paternelle et pas du tout des droits contre elle (2).»
COURRIER DE BELGIQUE
~-$j
COURRIER DE BELGIQUE 223
seraient rejetés. La crainte d'une crise ministérielle peut seule amener la for-
mation d'une majorité sur cette question (1).
Au milieu de l'effervescence générale causée parla politique du ministère,
l'attention publique s'est un moment détournée de l'avant-projet de révision
du code civil par M. le professeur Laurent.
Un livre vigoureusement écrit do M. Picard sur la Confection vicieuse des
lois en Belgique (2) m'a déjà fourni l'occasion de signaler dans cette Revue,
les dangers des codifications a priori et des improvisationsdu droit.
Dans le domaine du droit privé, les réformes radicales, celles qui procèdent
par brusques changements sans tenir compte de l'état social, des traditions
et des moeurs, entraînent des conséquences plus funestes encore que dans
l'ordre des institutions politiques. « Le travail législatif écrivait lui-même
M. Laurent (3), n'est pas une affaire de théorie; le droit est une face de la vie,
et les exigences de la vie réelle sont souvent tout autres que les enseigne-
ments de la chaire.» Et plus loin: « Pour ce qui nous regarde, ajoutait-il,
nous admirons le Code Napoléon comme un chef d'oeuvre ; il a ses imperfec-
tions comme toute oeuvre humaine, mais nous redoutons la revision que la
Constitution belge ordonne: au lieu de réformer le code civil, on pourrait
bien le déformer.»
C'est à cette oeuvre de déformation que s'applique cependant aujourd'hui
avec une énergie surprenante, ce même jurisconsulte auquel nous devons le
commentaire le plus puissant peut-être du code civil. Les 555 premiers arti-
cles ont été déjà remaniés. L'espace nous manque pour indiquer toutes les
modifications que propose l'auteur.
Il nous suffira de relever ici les deux plus graves réformes, celles qui soulè-
vent dès à présenties observations critiques les mieux fondées. L'une concerne
la suppression de la puissance maritale. La femme pourra désormais disposer
librement de ses biens paraphernaux. Est-elle sous le régime de la commu-
nauté des biens? L'administration de la communauté appartiendra à chaque
époux selon sa mission. Existe-t-il des propres dont la communauté a la
jouissance? Leur disposition sera subordonnée à l'accord de volonté des deux
époux. La justice prononcera en cas de dissentiment.
La seconde réforme est dirigée contre ce que M. Laurent appelle « les abus
de l'incorporation,» c'est-à-dire de la personnification civile.
Le rédacteur de l'avant-projet ne se borne pas à exposer les principes
rigoureux qui selon lui doivent présider à l'incorporation; il cherche de plus
à détruire par un système de violence et de confiscation, les corporations
non reconnues par la loi. Chose étrange, il ne parle dans son exposé des motifs
que des associations religieuses ; ce sont elles qu'il veut atteindre et ruiner.
En réalité l'avant-projet frappe indistinctement toutes les sociétés, littéraires
ou d'agrément, maçonniques ou de bienfaisance. Il n'y a d'exceptions aux
(1) C'est ce qui s'est présenté déjà depuis que ces lignes ont clé écrites, pour le
•»ote de l'impôt sur les eaux-de-vie et le tabac. Le projet de loi sur le café a été re-
tiré par le gouvernement.
(3) Reforme sociale 1er février 1882.
(3) La Belgique judiciaire, t. XXXVI (1878), p. 749.
224 IX RÉFORME SOCIALE
règles dissolvantes du nouveau projet que pour les sociétés de commerce.
Nul ne peut méconnaître le danger de cette théorie. C'est l'anéantisssment
de la liberté d'association au profit de la centralisation la plus absolue.
Désormais les particuliers réduits à l'impuissance ne pourront plus se
réunir, se grouper en associations, pour travailler à l'éducation du peuple,
pour moraliser les classes ouvrières, pour soulager les souffrances par la
création d'hôpitaux ou de maisons de refuge.
11 leur sera môme interdit de s'associer dans un but de pur agrément.
L'Etat seul aura le droit d'agir, de pourvoir à tous les besoins, de satisfaire
à toutes les nécessités. Tel est l'idéal du légiste auquel a été confié le
soin de; reviser le code civil. Est-il nécessaire de rappeler combien de sem-
blables doctrines sont en contradiction avec les principes que proclame
l'Ecole de la Paix sociale?
« Chez les peuples où la liberté civile et politique est solidement établie,
écrivait M. le Play (1), les grands services sociaux sooi confiés à des corpo-
rations perpétuelles, subventionnées par des dons et des legs; et ces corpo-
rations sont administrées à titre gratuit par des fidéi-commissaires qui sont,
à vrai dire, les agents de la liberté. Les peuples les moins libres sont ceux
chez lesquels ces mêmes services sont soutenus par l'impôt et administrés par
des fonctionnaires salariés. L'étude de ce contraste rehausse singulièrement
les régimes sociaux fondés sur les corporations libres de bien public.»
Ce que nous demandons, est moins encore. Il ne s'agit pas d'accorder aux
associations une capacité juridique spéciale, de leur octroyer les privilèges de
la personnalité. Non; le droit commun nous suffit. L'article 20 de notre
Constitution reconnaît aux Belges le droit de s'associer; c'est cette liberté
d'existence de toutes les sociétés quelles qu'elles soient, liberté si féconde
dans tous les domaines, que nous défendons contre les théories extra-
légales du professeur de Gand.
Les lecteurs désireux d'approfondir le sujet me permettront, en terminant
ce Courrier, de leur signaler l'excellent livre de notre confrère M. Van den
Heuvel.
Son étude sur la Liberté d'association et la personnalité civile constitue la
défense à la fois la plus solide et la plus brillante de notre droit public fon-
damental en cette matière. La question se pose ailleurs qu'en Belgique et plus
d'un défenseur des associations puisera dans cet ouvrage des arguments
nouveaux contre les théories jacobines de nos modernes légistes.
CH. DEJACE,
Avocat près la Cour d'appel do Liège.
Nous signalons cet article comme un excellent exemple des études qui
pourraient être entreprises dans les différentes provinces par les membres
des Unions. C'est par une série de monographies locales de ce genre que
nous arriverons à dresser la carte sociale de la France et de l'étranger et
que nous pourrons nous rendre compte des conditions d'existence des
diverses populations. E. D.
(1) Cette étude a été lue à l'Académie de Clermont-Forrand à la séance du -1er mars
1883.
Liv. iv. 16
226 LA RÉFORME SOCIALE
qu'il a créé peut-être, n'est-ce point aussi un spectacle saisissant que celui
d'un paysan quittant le sol natal dans l'espoir de tirer ailleurs meilleur profit
de ses bras et de ses aptitudes; et ce spectacle n'est-il point particulière-
ment saisissant lorsque c'est une famille entière qui abandonne ses foyers
et ses moyens ordinaires d'existence, sans trop savoir le plus souvent ce qui
l'attend, et si e'ie trouvera la gêne ou le bien-être là où elle va poser sa
tente? Il faut ie reconnaître, cette expatriation volontaire a aussi son intérêt.
Si elle est moins retentissante que celle des condamnés politiques qu'on
envoie à Nouméa, elle est marquée par des résultats trop importants pour ne
pas attirer l'attention : le développement qu'elle présente, les faits sociaux
qui l'accompagnent, la prompte facilité avec laquelle s'y condamne l'habitant
des campagnes, les modificaiious qu'elle l'ait subir à la vie morale et à la
vie matérielle de ceux qui y prennent part, invitent le simple curieux comme
l'économiste à la considérer avec soin et rendent véritablementutile un sur-
croît d'informations.
I.
Des onze communes du canton de Besse dans le Puy-de-Dôme, qui sont
par ordre de population : Eglise-Neuve-d'Entraigues, Besse, le Chambon,
Compains, Saint-Diéry, Murols, Valbeleix, Saint-Victor, Saint-Piene-Cola-
mine, Espinchal et Saint-Anastaise, il n'y en a pas une qui ne prenne au-
jourd'hui une part active à l'émigration. Toule la comirune de Murols, et
certaines contrées à terres arables de deux ou trois autres communes se
tenaient naguère assez en dehors de ce mouvement ; mais depuis une ving-
taine d'années elles y sont aussi entrées.
Sur une population totale de 11,030 habitants, dans la première moitié
du xixe siècle, on peut estimer le nombre des émigrânts à environ 1,61 0 ;
de 4860 à 1883, sur une population descendue de M,03 à I0,20K, les sup-
i
tu.
Les émigrants de la troisième catégorie, les raideurs, que l'on nomme
communément colleurs ou leveurs, sont loin de présenter ies caractères
moraux et sérieux de l'émigration à destination fixe.
230 LA RÉFORME SOCIALE
<i
II serait opportun, dit AI. César Cantù, défaire des livres spéciaux pour
détruire l'habitude de n'examiner un homme ou une époque qu'à un seul
aspect. Le moyeu âge notamment, qu'on en fixe la durée à un laps de temps
plus ou moins long', paraîtra, ainsi qu'il est arrivé à Botta, stupide et féroce
aux yeux de celui qui n'en étudiera que l'une des face*. Mais il présentera
un tout autre aspect, si l'on envisage les caractères fortement trempés cf. les
grands saints que ces temps ont produits, les progrès que leur doit la civilisa-
tion, la puissante originalité qu'ils ont révélée par la création de tant de types
divers, d'un nouve ordre architectural, d'uni nouvelle expression d'activité,
en toutes choses, par l'apparition de philosophas, tels que Lanl'ranc, Anselme
et Thomas, de poètes, tels que le Dante, l'édification de monuments, tels que
le Dôme elles palais municipaux de toutes nos cités (2).»
Enlisant le nouvel ouvrage que notre confrère, M. Beaune, vient de con-
sacrer au droit coutumier, on partage pleinement l'appréciation qu'exprime
avec tant de justesse le publiciste célèbre dont l'Italie s'honore. Dans un pre-
mier volume, M. Reaune a présenté une introduction à l'élude historique du.
droit couiumi.tr français jusqu'à la rédaction officielle des coutumes : cet exposé
a montré comment ces coutumes prirent, naissance, et quels éléments con-
coururent à la formation de notre droit national, au moyen âge; le livre s'ar-
rêtait au seizième siècle, époque à la:uellc les usages reçurent, par leur
rédaction officielle, une l'orme authentique et une plus grande autorité. An
mois d'avril 1453, Charles VII fit. pour la fixation du texte de la loi, ce que,
trois siècles plus tard. l'Assemblée constituante devait faire, en vue de l'uni-
formité législative il ordonna h rédaction officielle des coutumes; cette im-
portante cnlrepri-c ne put être réalisée qu'au siècle suivant ; ce fut un bien-
fait, non seulement pour la pr tique, mais encore pour la science, les règles
juridiques ay;mt ainsi revêtu une forme plus précise, ne toutes les 1 ïs posi-
tives que les sociétés se sont données, la coutume est et sera toujours la plus
respectée: pour entrer dans la pratique, pour gagner l'adhésion populaire, il
faut qu'elle se dépose dans l'esprit à l'état de croyance acceptée, d'habitude
prise, de tradition domestique; il ne suffit pas, en effet, suivant l'expression
de Thomas Payne, qu'une loi soit écrite, qu'on puisse la mettre dam sa poche,
pour qu'elle soit vraiment obéie ; M. Beaune met en relief cette vérité, en
même temps qu'il fait ressortir Je caractère plus aisément perfectible de la
coutume qui continue sur elle-même, d'une manière latente, un travail pro-
gressif.
Le livre Ier traite de la jouissance et de la. privation des droits civils; l'origine
(1) Droit coutumier français. — La. condition des personnes, par M. Henri Beaune_
ancien procureur général à la Cour de Lyon. Paris, Larose.
(2) Ucccaria et le Droit criminel, traduction inédite.
234 LA BÉFOBME SOCIALE
« l'homme ne peut rompre ce que Bien a une fois uni. » Elle n'entend sacrifier
à la liberté ou aux passions de l'homme, ni la moralité des peuples, ni l'hon-
neur des familles, ni l'avenir des enfants. »
La puissance maritale,]», puissance paternelle, la tutelle et toutes les notions
juridiques qui s'y réfèrent font l'objet du Livre III, où s'achève l'étude de la
condition des personnes, la continuation de l'oeuvre devant nous présenter le
tableau des règles coutumières sur la con lition. des biens.
On ne saurait trop applaudir à'ecs profondes éludes ; ainsi des erreurs se
dissipent et une vive lumière est projetée sur le passé. Ces travaux honorent
le publiciste éminent qui offre, sous une forme pleine d'attrait, le résultat de
ses recherches, le fruit de son érudition ; M. Henri Beaune montre ce que
peut un homme, dont la carrière maîtresse est brisée, quand il a su tremper
sa vie à la source fortifiante du labeur et de l'épreuve. Nous regrettons de
parler si brièvement d'une oeuvre dont bien des pages seraient à citer.
« Enfant par certains côtés, la société du moyen âge qui reçut sa règle de
la coutume, — dit, dans sa conclusion, notre excellent confrère, — et qui la
proclamait inviolable pour tous, même pour le souverain, était virile par
beaucoup d'autres, surtout par son respect de la tradition qui la fit bien su-
périeure à sa devancière. Respecter les usages n'était point d'ailleurs pour
elle exclure le progrès. Quand le poète parle de
Ce train toujours égal dont marche l'univers,
il définit la coutume et les mutations qui se sont opérées dans son sein, non
par soubresauts, mais par lentes infiltrations. 11 ne se fait pas de révolutions
subites dans le monde juridique, pas plus que dans le monde moral. L'huma-
nité s'avance vers l'accomplissement de sa destinée par un progrès incessant,
mais insensible. Chaque âge profite des travaux antérieurs et contient eu
germe un nouveau développement-.. Les coutumes, ces lois nées des justi-
ciables eux-mêmes, le prouvent mieux que les oeuvres des législ deurs... »
Avant le moyen âge, par exemple, on n'avait pas « connu cette classe inter-
médiaire, cette vieille bourgeoisie, issue des institutions coutumières fran-
çaises et qui n'est plus aujourd'hui qu'un souvenir, comme celles-ci, cette
bourgeoisie timide, circonspecte,austère, amie de l'ordre, de l'épargne et par
suite du contrôle, qui aimait à voir clair et portait en toutes choses une intel-
ligence pondérée et pratique, qui avait la haine des opinions outrées, la dé-
fiance des aventures et le dégoût des fruits défendus, qui était moins soucieuse
de théories que d'applications, et qui esta fidèlement attachée aux idées
moyennes, les plus justes et les plus utiles, en cherchant dans ses usages
traditionnels comme un" seconde conscience, comme une discipline bienfai-
sante dont elle sentait le besoin, autant pour elle-même que pour les autres...
Sous la concision forcée de ces lignes, le lecteur pourra-t-il suffisamment
découvrir l'action lente, mais toujours salutaire et progressive de la cou-
tume? Comprendra-t-il que notre loi moderne ne doit point nous rendre in-
grats envers l'ancienne et que, si nous étonnons parfois le monde par l'excès
de notre confiance en nous-mêmes, nous ne l'étonnons pas moins par notre
injuste dédain du passé? »
JULES LACOWTA,
Ancien avocat général à la Cour de Cassation.
UNIONS DE LA PAIX SOCIALE
Tam tu Kinh ou le Livre des phrases de trois caractères, avec le grand commentaire
de VUOKG TAN THAKG ; traduction de M. Abel des Michels, professeur à l'École
des langues orientales. E. Leroux, Paris.
Nous ne pouvons plus nous désintéresser des faits qui se passent dans
l'extrême Orient et, en particulier, dans l'Empire chinois. « Aucune question
sociale, dit Le Play, n'intéresse à un plus haut degré l'équilibre de l'Europe
et l'avenir du monde entier. »
Nous commençons à pénétrer en Chine ; mais les Chinois à leur tour se
préparent à entrer chez nous. Ils font déjà, en Australie et aux États-Unis,
une concurrence redoutable aux ouvriers indigènes. Leurs familles fécondes,
organisées d'après le type patriarcal, sont éminemment propres à l'émigra-
tion. Il est donc de la plus haute importance de connaître les causes de leur
force.
Parmi ces causes, une des principales est l'éducation nationale qui, chez
les Chinois, n'est point séparée de l'éducation domestique. Nous devons donc
remercier M. de Curzon, dont nos lecteurs connaissent la compétence, de
l'étude qu'il veut bien nous donner sur l'éducation nationale en Chine, à
propos d'une publication récente.
E. D.
III
y\) Legge, Shôoo King, p. 46, note ; cité dws le Tarn tu Kinh, note 67.
V*
(2) Voir encore Cicéron, de Rep. 1. Y. C. %.
L'ÉDUCATION NATIONALE EN CHINE 247
Les Chinois ne sont pas plus exempts que les autres hommes des
vices dont la nature humaine est passible; ils ont subi bien des alter-
natives de prospérité et de souffrance; ils ont fait bien des chutes :
mais ils se sont toujours relevés, parce qu'ils ont toujours conservé la
doctrine qui porte et relève les sociétés. « La persévérance dans le
bien, disait Confucius, ne consiste pas à ne jamais tomber, mais à se
relever toutes les fois qu'on tombe. » Non seulement les nations euro-
péennes ne pratiquent pas la doctrine fondamentale, elles la mécon-
naissent et la nient : voilà pourquoi, quand elles tombent, elles ne
savent plus à quoi se prendre; elles s'abîment.
Le commentateur Ouang Tsin-Chêng a donc eu raison de le dire :
« L'histoire est la grande règle du gouvernement. On y découvre les
IY.
Si l'Europe demandait à la Chine comment elle a pu garder pen-
dant tant de siècles la tradition des principes réellement conserva-
teurs, la Chine n'aurait qu'à redire la conclusion de l'ouvrage qui
nous a procuré l'occasion d'écrire cet article : v Ceux qui, chez vous,
laissent un héritage à leurs descendants n'attachent d'importance qu'à
l'or et à l'argent. Pour moi, je me contente, au moyen d'un unique
livre, d'instruire mes enfants et d'en faire des sages. »
Voilà « en quoi la pratique chinoise est supérieure à celle des Eu-
ropéens contemporains. » Au point de vue exclusivement utilitaire où
nous nous sommes placés, l'homme n'est plus qu'un agent de produc-
tion : nous cultivons les aptitudes intellectuelles et physiques de nos
enfants dans le but de les rendre capables de prendre part avec avan-
tage au concours, à la lutte pour la fortune ; nous les dressons pour
cette chasse, nous leur apprenons à poursuivre, à disputer et à saisir
cette proie. En Chine, on se préoccupe avant tout de donner aux en-
fants l'éducation sociale: « Dans la jeunesse, dit notre auteur, l'homme
étudie les paroles des saints et des sages, afin d'agir plus tard comme
ils ont agi. » il ajoute que l'homme qui n'étudie pas dans ce but, « ne
vaut pas même un animal. »
Dès le plus bas âge, et pendant tout le cours de la vie, ce que l'on
étudie en Chine avant tout et presque exclusivement, c'est la science
sociale.
248 LA RÉFORME SOCIALE
Dans la petite école (siao Mo) où les enfants entrent à l'âge de sepl
ans, on établit les bases de l'éducation, qui sont « la mise en lumière
des relations sociales et le respect de soi-même ». On y apprend les
règles tracées parles anciens, leurs bons conseils, leurs belles actions.
On passe ensuite à l'étude des quatre livres classiques {ssé chou) qui
sont des. traités de morale. « Tout ce qu'on dit ici concerne la règle
de conduite que l'homme doit suivre dans sa vie de chaque jour, et
dont il ne doit pas s'écarter un seul instant. »
La grande élude \ta Ido) est celle à laquelle doivent se livrer les
hommes faits. « Les points principaux en sont ceux-ci : mettre en
lumière la vertu, renouveler le coeur du peuple et se fixer dans le sou-
verain bien. Les points de développement sontles suivants: examiner
à fond les choses, atteindre au plus haut degré possible de science
(sociale), acquérir la sincérité d'intention et la droiture de coeur ; s'a-
méliorer soi-même, établir le bon ordre dans la famille, bien gou-
verner l'État et pacifier l'Empire... Lorsqu'on a bien compris le livre
de la « Piété filiale » et qu'on sait par coeur les quatre livres classi-
ques, on commence à pouvoir lire les six livres canoniques (Lou
King). » On aborde ensuite l'étude des philosophes et la lecture des
historiens.
Si l'on compare ce plan d'enseignement à nos programmes et à nos
pratiques, on comprendra que si nous sommes de beaucoup plus
savants que les Chinois, ils doivent être mieux savants que nous ; car
leur science est la science sociale consacrée par l'expérience et basée
sur la tradition : « Le sage, dit Confucius, se conforme aux lois déjà
reconnues et pratiquées anciennement, de la nature vertueuse de
l'homme. »
Que sommes-nous, en définitive, nous les contemporains ? Nous
sommes le passé plus le présent. Si du présent il était possible de re-
trancher tout le passé, tout ce que nous tenons de lui, que resterait-il?
Il resterait le présent primitif, c'est-à-dire la situation matérielle,
intellectuelle et morale dans laquelle se trouvèrent les premiers
hommes ; rien de plus. Mais le passé n'est réellement passé que quant
aux choses qui sont caduques par essence : tous les progrès acquis
restent acquis, ils sont tous résumés dans le présent ; ceux que nous
y ajoutons sont déduits du passé, à tel point que, sans la science
acquise successivement par nos pères, nous ne saurions rien de plus
que ce que surent nos premiers ancêtres. Aussi toutes les erreurs pro-
cèdent-elles de l'oubli ou du mépris de la tradition.
Tocqueville a constaté que chez les nations démocratiques, chaque
génération nouvelle est un nouveau peuple. Pas de traditions, pas de
stabilité dans les moeurs, dans les goûts, dans les idées, dans les lois.
Sénèque avait remarqué avant lui que la multitude est le pire inter-
L'ÉDUCATION NATIONALE EN CHINE 249
prête de la vérité: veritatis vulgus pessimus interpres.En prenant pour
arbitre de leur avenir le nombre, la raison individuelle, la souve-
raineté du peuple, les Européens demandent la stabilité à tout ce qu'il
y a de moins éclairé, de plus mobile, de plus capricieux, de plus
turbulent.
Mieux inspirés, les Chinois ont demandé la durée à celui qui la pos-
sède éternellement. Ils pensent avec Lao Tseu que le moyen du bon
gouvernement des peuples est l'observance de la loi du TAO « la raison
suprême ayant sa loi en elle-même » ; ils croient avec Gonfucius que la
loi de l'homme est le perfectionnement moral, « qui consiste à em-
ployer tous ses efforts pour découvrir la loi céleste, le vrai principe
du mandat du ciel; » ils ont appris par leur propre expérience que le
seul moyen de procurer ce perfectionnement est la « pitié filiale »,
l'obéissance à l'autorité paternelle, le respect des ancêtres, l'imitation
de leurs vertus.
Telle est la cause de l'étonnante durée dont la nation chinoise offre
l'unique exemple. Combien de temps pourra durer encore cette lon-
gévité? Comment les Chinois sortiront-ils de la crise qu'ils traversent
en ce moment? Comment se défendront-ils contre les vices civilisés
dont les Européens les forcent à subir le contact? Comment s'affran-
chiront-ils de l'état de servage dans lequel les tiennent les puissances
européennes, et qu'ils sont réduits à subir faute de moyens de défense?
Nous ne saurions répondre à ces questions sans dépasser de beaucoup
les limites dans lesquelles nous devons nous renfermer ici.
EMMANUEL DE CORZON.
LE ROLE DE LA FEMME DANS LÀ FAMILLE
II
I
C'est un triste spectacle de voir la descendante des fi ères matrones
de la vieille Rome que l'histoire montrait occupées à filer le lin dans
l'atrium, passersa vie étendue sur un lit de repos et entourée de nom-
breuses esclaves dont elle ne sait plus se faire aimer et qui n'obéissent
qu'à coups de férule à ses caprices. Les grandes dames « luttent avec
les courtisanes, en public, par l'éclat fardé de leur visage, dans l'om-
bre, par la facilité de leurs faveurs; le devoir de propager sa race est
devenu une charge dont les hommes se délivrent par un célibat licen-
cieux, les femmes, par une prévoyance coupable qui. ne recule pas de-
vant le crime ; les enfants sont abandonnés par les époux désunis à
des maîtres mercenaires, dont les infâmes désirs leur ravissent l'inno-
cence avant le premier éveil de la raison ou des sens (<l ).
Quel changement s'est donc opéré dans cette Rome autrefois si fière
de la vertu de ses femmes ?
Elle est puissante et respectée à l'extérieur, l'éclat du régime impé-
rial éblouit tous les regards et l'Olympe lui-même a ouvert ses rangs
pour recevoir dans son sein les divins empereurs. Hélas ! ce ne sont là
que de vaines apparences. La famille, base réelle de la société, a été
désorganisée progressivement par le droit prétorien, organe d'idées
et de moeurs nouvelles. L'autorité du père a été détruite la première;
l'autorité du mari l'a suivie de près dans sa ruine, et les femmes dis-
posant librement d'une fortune qui les suit aux divers foyers où elles
viennent s'asseoir, changent d'époux comme la ville change de con-
suls. La jeune fille formée jadis par une mère active et vigilante au
rôle qu'elle remplira plus tard au foyer de son mari, est abandonnée
maintenant à la garde des esclaves. Mais ces dernières ne sont plus les
enfants de la maison comme ces servantes grecques que nous avons
vues entourer Pénélope de délicates attentions et dont l'une appelle la
reine « ma fille », ce sont de simples mercenaires capables de cor-
rompre les enfants qu'on leur confie, mais incapables de les élever.
Ainsi le lien de famille s'étant rompu, le lien de patronage a dis-
paru avec lui. L'antagonisme des classes, cette plaie honteuse des so-
ciétés corrompues fait son apparition ; c'est le moment de la guerre
des esclaves ; le palais impérial devient un centre de conspiration, et
tandis qu'autrefois dans les divisions qui agitaient la République,
chacun marchait contre son adversaire avec ses clients et ses serviteurs,
maintenant c'est contre leur propre maître que ceux-ci se révoltent.
La paix sociale a cessé d'exister à Rome.
(1) A. de Broglie, l'Eglise et l'Empire romain au quatrième siècle, 3f partie, vol. II,
P. 486.
252 LA RÉFORME SOCIALE
Ce sont donc les moeurs d'abord plus douces, puis relâchées, puis
.dissolues qui passant dans les lois par l'intermédiaire du préteur ont
ruiné l'ancien état de choses, détruit l'organisation de la famille et pré-
paré la décadence romaine. Contre ce flot montant de corruption les
empereurs essayèrent de lutter avec les armes en apparence toutes-
puissantes qu'ils avaient à leur disposition. Ils légiférèrent contre le
célibat, contre la stérilité des mariages, contre le luxe des femmes, etc.
Mais ce que la loi appuyée sur les moeurs avait bien pu détruire, la
loi, quelque bien intentionnée qu'elle fût, n'avait pas le pouvoir de le
reconstituer. La loi demeura donc stérile et la société continua à mar-
cher vers la décadence.
Lorsque le Christianisme sortit des catacombes, il ne rencontra et
face de lui que ces familles désorganisées. Il dut donc exercer son ac-
tion sur des individus isolés. Ceux-ci, à leur tour, agirent dans la sphère
qui s'offrait à leur influence, soit dans l'armée, soit dans l'administra-
tion, mais rarement dans la famille, dont le cadre était sérieusement
ébranlé. Le père n'était plus, comme aux temps antiques, prêtre, ad-
ministrateur et juge, c'était une unité ordinaire comme le fils, la fille
ou la mère.
On se figure aisément quelles mères pouvaient être des femmes éle-
vées en dehors de la famille et que la succession rapide des divorces
rendait indifférentes aux liens du sang. Parmi celles mêmes qui
avaient conservé une notion plus exacte de l'indissolubilité du ma-
riage, la connaissance des devoirs de la mère de famille était très af-
faiblie. Bien loin de diriger leur maison avec cette autorité que donne
une vie bien remplie, elles employaient la plus grande part de leur ac-
tivité à combiner de nouveaux ajustements dont le bon goût n'excu-
sait pas toujours l'indécence. Saint Ambroise s'élève du haut de la
chaire contre ces chrétiennes chez lesquelles la foi s'allie avec des
moeurs païennes, qui « s'avancent comme un dais dans la pompe
d'une fête, attirant sur elles les regards des curieux, d'autant plus
laides qu'elles s'étudient davantage à être charmantes et trouvant le
moyen de déplaire à tout le monde, y compris leurs maris (-1). » Ce
n'est pas là un témoignage isolé; les scandales que le grand évoque
constate pour les guérir, d'autres les constatent pour s'en moquer
comme les satiriques, ou pour les louer comme les erotiques. Perse,
Juvénal, Martial, Plaute, ïérence, Pline, Tacite, les poètes comme les
historiens sont unanimes dans la peinture qu'ils nous tracent du luxe
des femmes romaines. Je ne parle pas de saint Jérôme dont les ta-
bleaux nous paraissent peut-être un peu chargés, mais qui sut mar-
quer d'un trait si sanglant les ridicules et les vices de son temps.
(1) Saint Ambroise, par l'abbé Baunard, p. 1S9„
LE RÔLE DE LA FEMME DANS LA FAMILLE 253
Et cependant c'est chez les femmes que les doctrines régénératrices
du christianisme trouveront le plus d'écho ; ces lettres de saint Jérôme
si vives et si mordantes, c'est à des femmes qu'elles sont adressées, et
ce sont des femmes qu'il réunit chaque jour dans sa petite maison de
l'Aventin pour les initier aux plus austères pratiques. Nouvel exem-
ple de ce merveilleux ressort qui donne à l'âme féminine une si grande
puissance de réaction! Si le monde romain avait pu être sauvé, les
meilleurs agents de son relèvement auraient été ces femmes énergi-
ques, mais leurs efforts devaient rester stériles au point de vue social,
parce qu'ils ne pouvaient plus se produire dans le cadre nécessaire
mais brisé de la famille. Il était réservé aux femmes de ces barbares
qu'on méprisait alors à Rome de jeter la semence salutaire des doc-
trines évangéliques dans le sol plus fécond de leurs tribus, et de re-
constituer une société, en restaurant la vie domestique.
II
« Le génie français fut dégrossi par la Ligue et poli par la Fronde»
écrivait M. de Maistre dans ses célèbres « Considérations sur la
France (1) », et de fait c'est une période pleine de grandeur que celle
qui ouvre le dix-septième siècle. Après l'horreur des guerres civiles,
les caractères fortifiés par les épreuves qu'ils ont eu à traverser sont
empreints d'une virilité qui les rend aptes aux choses élevées, et la
restauration de la paix n'est souvent pour eux qu'une occasion de
Juttes nouvelles dans la sphère plus sereine des lettres et des arts.
Malheureusement les sociétés brillantes qui se fondent à ces époques
violent généralement dans les coutumes nouvelles qu'elles adoptent
les principes fondamentaux de la Constitution essentielle; c'est ce
qui arriva au dix-septième siècle pour la haute aristocratie française.
Arrachée par calcul politique aux devoirs traditionnels qu'elle rem-
plissait dans les provinces, elle oublia bientôt, au milieu des fêtes
royales dont elle rehaussait l'éclat, l'austérité des vieilles moeurs et les
antiques habitudes de patronage.
Les femmes jouèrent dans cette évolution un rôle des plus impor-
tants. Elles régnaient par les salons et formaient ainsi dans l'opinion
des « honnêtes gens » des courants comparables à ceux que crée au-
jourd'hui la presse dans l'opinion publique. Je dois dire à leur hon-
neur que la source où elles puisaient leur influence était élevée, et si
elle s'altéra progressivement jusqu'à la Révolution, cela tient sans
doute à ce que cette vie trop extérieure, toute remplie de préoccupa-
tions étrangères à la famille devait fatalement diminuer chez les fem-
mes la notion vraie de leurs devoirs.
(1) Fénelon; Lettre à une dame de qualité sur l'éducation de sa fille, à la suite du
Traité sur l'Education des filles, p. 88.
LE RÔLE DE LA FEMME DANS LA FAMILLE 255
meilleures et desplus élevées qui aient jamais été données; une grande
sûreté de méthode, de bonnes habitudes de raisonnement au lieu du
fatras des programmes modernes, mais par-dessus tout le respect de
soi-même et de l'autorité, tel était le bagage qu'emportaient avec elles
les jeunes pensionnaires. Il n'y manquait qu'une chose, les tiaditions
delà famille et l'expérience de la vie.
Cette lacune capitale propre à toutes les éducations qui n'ont pas
la famille pour centre, n'avait pas échappé sans doute aux contempo-
rains de Poi'l-Itoyal, mais la vie de cour, en donnant aux mères des
occupations absorbantes les poussait à se séparer de leurs filles et à
les faire élever au couvent.
Seules, certaines familles moins illustres et partant laissées à l'obs-
curité de leurs provinces continuèrent à exercer elles-mêmes cette
haute fonction; encore l'habitude en était-elle presque entièrement
perdue à la fin du dix-huitième siècle et au commencement du nôtre.
Aujourd'hui, sous l'influence d'idées plus justes et plus conformes à
la bonne organisation de la famille, beaucoup de parents reviennent,
en ce qui concerne l'éducation de leurs filles, à l'opinion de Fénelon :
« J'estime fort, écrivait-il à Mme de Beauvilliers, l'éducation des
bons couvents, mais je compte encore plus sur celle d'une bonne mère
quand elle est libre de s'y appliquer. Je conclus donc que mademoi-
selle votre fille est mieux auprès de vous que dans le meilleur cou-
vent que vous pourriez choisir (!).» Il est vrai que le grand évêque,
jetant sans cloute un coup d'oeil sur la société qui l'entourait, ne pou-
vait s'empêcher d'ajouter: «Il y a peu de mères à qui il soit permis de
donner un pareil conseil. » Triste aveu pour les contemporains de
Fénelon ! mais dont il ne faudrait pas vouloir tirer un argument
contre l'éducation de la famille. Lorsque celle-ci, en effet, est absolu-
ment incapable de remplir ses devoirs, on cherche à suppléer son
rôle et les couvents rendent alors d'inappréciables services; mais s'ils
parviennent ainsi à préserver de la corruption certaines individualités
qui y seraient tombées sans eux, ils ne savent pas les former suffi-
samment à la vie de famille. Il n'est pas indifférent, en un mot, que
le père et la mère remplissent eux-mêmes ou délèguent à d'autres le -
grand devoir de l'éducation des enfants.
On l'avait compris au moyen âge : à cette époque où les couvents
étaient nombreux et florissants, où, par conséquent, on aurait facile-
ment trouvé le personnel enseignant, il était extrêmement rare que les
jeunes filles fussent élevées par des religieuses; au contraire, au dix-
huitième siècle, au moment de la décadence monastique alors que les
vocations sont peu nombreuses, une grande partie des religieuses de
(1) Lettres et entreliens, t. II, p. 16. Paul Rousselol; Histoire de l'éducation dus
femmes en France; t. I, p. 29i.
(2) Ibid., I. II, p. 70.
(3) Ibid. t. Il, p. 33.
(4) Ibid., p. 33.
Liv. v 18
258 LA RÉFORME SOCIALE
LA SOCIÉTÉ ORIENTALE
II
IV
Jules HENRIET,
Ingénieur en chef des ponts et chaussées
de l'empire ottoman.
COURRIER HONGROIS
Ils se sont crus riches et ont montré moins d'ardeur au travail ; d'autre part,
privé-; des anciennes subventions seigneuriales qui étaient pour eux un pré-
cieux auxiliaire et libres d'hypothéquer et de vendre les domaines dont ils
n'avaient autrefois que l'usufruit, ils n'ont pas tardé à tomber entre les
mains de spéculateurs habiles.
Les anciens seigneurs n'ont pas été moins malheureux. Jusqu'en 1848, les
serfs cullivant la terre, le rôle du propriétaire se bornait à vendre la ré-
colle ; mais après l'émancipation, par suite de la difficulté de trouver des cul-
tivateurs et de l'insuffisance des capitaux, une partie du sol resta en friche.
Les institutions de crédit étant peu nombreuses en Hongrie, beaucoup de
propriétaires hypothéquèrent leurs terres dans des conditions très onéreuses
et, comme les anciens serfs, ils tombèrent plus ou moins sous la main des
usuriers.
Les chiffres suivants, que nous révèle la statislique, sont plus éloquents que
les raisonnements : Pendant l'année t 870, 300 millions de florins (600 mil-
lions de francs) avaient été hypothéqués sur la petite propriété immobilière ;
en -188», ce chiffre s'éleva à 5o5 millions de florins, soit 1,010,0U0 de francs.
En -1876, i 2,000 petites propriétés furent vendues par autorité de justice ; en
-1877 : -15,00 ; en IS79 : -19,000; en 1S80 : 20,000.
En présence de faits aiusi graves, la Chambre de commerce de Hassa
s'est émue, elle a alressé au ministère un Mémoire dans lequel je
relève le passage suivant : « 11 faut trouver rapidement un remède, si on ne
veut pas que dans les sept comitats de notre ressort fous les petits proprié-
taires ne soient expropriés pou;' cause de faillite. La propriété de la plupart
de nos paysans ne pourra .bientôt plus leur fournir qu'un tombeau. »
Heureusement, le mal n'a pas encore fait partout les mêmes progrès. Dans
les comitats plus fertiles la misère est moins grande, mais il n'est pas néces-
saire d'être prophète pour prévoir et prédire que les mêmes causes auront
partout les mêmes effets: elles engendreront le paupérisme et le méconten-
tement.
Ce mécontentement se manifeste déjà dans la classe moyenne et la classe
inféiieure sous diverses formes : ['antisémitisme est une de ces formes. Cetle
agitation, qui, depuis un au, s'est emparée des esprits et trouble la paix so-
ciale n'a aucun caractère religieux ; c'est la lutte des classes pauvres contre
la classe qui accapare peu à peu l'argent et la propriété. Ce qu'il y a de carac-
téristique, c'est que ce mouvement n'éclate pas dans les villes, plus portées
cependant aux révoltes, mais surtout dans les provinces, à la campagne,
parmi les paysans dont la situation est devenue intolérable.
Il y a quelques jours, leparlement hongrois s'est occupé d'une proposition
ayant pour but d'interdire l'usure et de restreindre ou même de supprimer
l'usage de la lettre de change pour les propriétaires fonciers. Assurément
l'usure est une plaie de notre pays, surtout dans les campagnes où le peuple
se trouve à la merci des juifs qui réduisent les p.iuvres paysans à la misère.
Néanmoins, si on regarde au fond des choses, on voit que l'usure n'est pas
la cause, mais la conséquence de la situation faite aux propriétaires ; si donc
on abolisait l'usure, le mal ne tarderait pas à reparaître sous une autre
forme.
COURRIER HONGROIS 274
On combattait l'usage de la lettre de change sous prétexte qu'il est incon-
ciliable avec l'intérêt des propriétaires fonciers. Ceux-ci, disait-on, ne tou-
chent leurs revenus qu'à long terme et peu à peu à mesure de la -vente des
recolles; la lettre de change, au contraire, se tirant à très courte échange, le
propriétaire est dans la nécessité de payer avant de toucher ses revenus et
il ne peut le faire qu'en augmentant ses dettes.
Je n'ai pas besoin de démontrer l'erreur de cette appréciation. La lettre de
change est, chez nous comme partout aujourd'hui, un instrument de crédit
nécessaire et avantageux pour les transactions, et il est peu de pays où. l'on
en ait autant besoin que dans le nôtre, car nos propriétaires sont plus
dépourvus d'argent que partout ailleurs.
Au. moment de l'abolition du servage, les propriétaires ont reçu une cer-
taine somme en dédommagement, mais cette somme a élé payée en papier,
qui n'a pas tardé à être déprécié et qui a rapidement baissé de 40 p. 400.
De plus,les indemnités ainsi payées n'ont pas été utilisées par leurs possesseurs.
Sous l'ancien régime féodal, les nobles recevant presque tous leurs revenus
en nature ne connaissaient pas la valeur de l'argent. L'argent leur servait
seulement pour payer leurs distraciions et ils le dépensaient facilement au
lieu de l'employer à améliorer leurs terres. Ils étaient donc peu préparés au
nouveau régime qui leur enlevait une partie de leurs terres et les bras des
paysans, pour leur donner en échange une somme d'argent qu'ils n'ont pas su
utiliser. De leur côté, les paysans ont reçu des terres, mais sans argent et
sans préparation suffisante pour les faire valoir.
Le parlement a rejeté le projet de loi sur la lettre de change, mais l'usure
a e'té interdite, par la fixation d'un taux légal de 8 p. 100. Tout individu qui
prendra un intérêt plus élevé sera passible d'an mois à six mois de prison et
de 100 à 2,000 florins d'amende. Dans les cabarets, le crédit ne devra pas
s'élever au-dessus de % à 8 florins, suivant les différentes provinces.
Il y a quelque temps, notre Société agricole s'est occupée de la situation
difficile des propriétaires fonciers. Dans la discussion, qui a eu lieu à ce sujet,
on a émis une proposition qui pourrait avoir les meilleurs résultats, et qui
constitue un premier pas vers les doctrines de notre école. Cette proposition
a été faite par un de nos confrères des Unions, le comte Szechenyi et par le
comte Àndrassy. Ils reviennent l'un et l'autre d'un voyage d'étude aux
Étals-Unis, et, invoquant l'expérience de l'Amérique, ils ont signalé comme
remède à l'expropriation des possesseurs du sol et comme moyen d'assurer
l'existence des familles de paysans, la loi d'homestead, qui fonctionne aux
États-Unis avec le plus grand succès.
D'après cette loi, les lecteurs de la Réforme ont pu le voir par les articles
de nos confrères MM. Claudio Jannet et Ardant(1), une étendue déterminée
de chaque domaine est insaisissable et indivisible. Ainsi se trouve assurées
la conservation et la transmission intégrale des domaines dans les mêmes
familles, conformément à la pratique de tous les peuples prospères si sou-
vent signalée par notre illustre Maître. Quelles que soient les difficultés que
(l) Voir les livraisons des 1er juillet et 4er août dernier.
272 LA RÉFORME SOCIALE
LE GAGNAGE
les principaux employés, à ceux dont le zèle et les aptitudes seraient reconnus
avoir été profitables au succès de la maison.
Une autre disposition stipulait que, sur les fonds de réserve mis en distri-
bution à la fin de la société constituée pour quinze années, tout employé
ayant dix ans de service viendrait toucher une quote-part.
Dans la pensée des fondateurs il y avait ainsi deux stimulants au profit
des employés. Le premier visait leur zèle et leurs aptitudes, et leur offrait
une part assez notable dans le succès auquel ils auraient contribué.
Le second s'appliquait à la fidélité et à la durée des services de tous les
collaborateurs, leur assurant sans ictenue, la formation d'un petit capital
qu'ils toucheraient, s'ils avaient rempli les conditions de stabilité suffisante.
Ces avantages étaient octroyés tout à fait bénévolement par les fondateurs,
les décisions à prendre pour la répartition annuelle étaient absolument ré-
servées au conseil d'administration. C'était, non pas le correctif, mais la
condition nécessaire, d'une innovation qui ne devait pas pouvoir se trans-
former en revendication.
Le côté le plus intéressant de ces conditions appliquées à une entreprise
d'un caractère privé, ce n'est pas tant les clauses inscrites aux statuts que
le fonctionnement et les résultats obtenus.
Sur un personnel d'environ 60 employés, mais dont moitié à peu près était
omposée déjeunes gens de douze à vingt ans, le conseil avait appelé, dès
la première année, 25 titulaires à profiler de la distribution du vingtième
des bénéfices de la société.
Depuis lors, huit exercices se sont réglés dans les mêmes conditions. Le
nombre des employés s'est accru et il en a été admis 28
au lieu de 23 à la
distribution. Le conseil a réglé tous les ans cette distribution et jamais une
réclamation ne s'est élevée contre des décisions qu'il s'est appliqué à rendre
équitables. Les succès de l'institution de crédit sont
venus donner des
résultats, il est vrai, assez exceptionnels ; niais en les citant tels quels,
nous
avons voulu montrer les choses sous leur véritable aspect.
LA PARTICIPATION AUX BÉNÉFICES DANS ONE MAISON DE BANQUE 275
Les fondés de pouvoir et chefs de servive ont touché chacun, pour ces huit
années, un chiffre total variant suivant leur situation hiérarchique de 21,000
à 16,000 fr. Après eux, les chefs d'emploi et leurs principaux auxiliaires ont
reçu individuellement de 15,000 à 3,200 fr. Tous ces chiffres ont donné par
année une perception moyenne descendant dé 3,000 jusqu'à 4u0 fr. suivant
le rang des titulaires.
Pendant cette période un employé seulement a renoncé aux profits de la
participation en quittant la maison. Des décès ont permis d'admettre de
nouvaux participants pris dans le reste du personnel eu égard aux aptitudes.
Il est de tradition dans la maison de ne recruter les employés que pour les
poslesles plus infimes afin de faciliter l'avancement.
La clause qui admettait tout employé ayant dix ans de service à une pos-
session dans la réserve va procurer des avantages immédiats à cette caté-
gorie d'employés.
Par suite de la prospérité de la maison, la réserve a atteint promptement
le chiffre maximum reconnu nécessaire de sixième du capital); or, en vertu
d'une clause inscrite aux statuts, les employés attachés à la société depuis son
origine vont partager annuellement la prime qui servait jusque-là à former
leur part dans la réserve. Dès cette année 25 titulaires ont eu les droits d'an-
cienneté nécessaires pour prendre part à cette distribution dépassant le dixième
de leurs appointements fixes, ce qui ne leur laisse pas moins la perspective de
bénéficier de la répartition du capital amassé, s'ils continuent à rester dans
la société jusqu'à l'époque fixée pour la distribution des réserves.
Les termes des statuts ne donnent aux intéressés aucun droit à revendi-
per par avance une possession quelconque, soit qu'il s'agisse des avan-
tages annuels, soit qu'on envisage ceux de la réserve. C'est là une grande
force laissée à ceux qui dirigent la société. Cette force ne porte aucun préju-
dice aux titulaires d'emplois puisque ce n'est que par leur propre faute ou
par un départ qu'ils se priveraient des bénéfices en cours.
Après avoir lu ce qui précède on objectera sans doute que les mesures
prises par la Société '•e sont pas toutes admissibles dans la généralité des
entreprises industrielles ou commerciales. On ajoutera que l'importance des
bénéfices a été ci exceptionnelle et qu'ailleurs elle n'exercerait pas une in-
fluence suffisante.
Sans nous faire les champions du système de partage entre patrons et
employés, ou plutôt en combattant le système, nous préconisons des
applications qui semblent devoir donner d'excellents résultats. Maintes
combinaisons ingénieuses doivent être ainsi cherchées pour stimuler le
zèle, les efforts et la fidélité. «
A MILAN, EN 1884.
Le prix Ravizza a été institué, il y a une vingtaine d'années, par une fon-
dation particulière : le donateur a désigné la nature des travaux qu'il s'agit
d'encourager, et nommé une commission qui devra décerner le prix. Cette
commission une fois constituée se recrute elle-même quand les vacances se
produisent. Le programme qu'elle vient de publier a pour nous un intérêt
spécial est nous espérons que les Unions de la paix sociale en Italie pren-
dront une large part au concours de 1884. Voici ce programme :
« La famille, considérée comme la base et la règle de la société civile, et
dans ses rapports avec la solution du problème social. »
« On recommande les idées et la méthode de Le Play .
» Sont admis à concourir tous les Italiens, sauf les membres de la Com-
mission.
LES TRAVAUX DE LA SOCIÉTÉ BELGE D'ÉCONOMIE SOCIALE 277
» Les manuscrits seront envoyés à la. présidence du Lycée royal César
Beccaria à Milan, avant le 31 décembre 1884.
» Ils seront en langue italienne, inédits, écrits nettement, contresignés
d'une devise, qui se répétera sur une enveloppe cachetée, contenant les
nom, prénoms et domicile du concurrent. Les noms des concurrents non
récompensés resteront inconnus.
» Le prix est de <l,000 francs.
» L'auteur récompensé conserve la propriété de son travail, avec l'obli-
gation do le publier dans le délai d'un an, en le faisant précéder du rapport
de la Commission. Sur la présentation de l'ouvrage imprimé, il touchera le
prix.
« Les autres manuscrits pourront être retirés pendant le délai de six mois
à partir de la date du rapport qui aura prononcé le jugement du concours.
Milan, 12 mai HS83.
La Commission : PIETRO ROTONDI, président;
CI::;ARE CANTU;
— FELICE MANFREDI ;
FRANCESCO RESTELLI 5
— ADOLFO BROGIALDr.
LES TRAVAUX
DE LA SOCIÉTÉ BELGE D'ÉCONOMIE SOCIALE
est opéré par des corporations fort anciennes, qui portent le nom de nations,
et dont j'espère qu'un de nous étudiera un jour l'histoire. Le Conseil com-
munal d'Anvers s'avisa d'introduire sur le port des machinesdéjà employées
ailleurs, les élévateurs, et d'en concéder pour un temps fort long le monopole
à une compagnie. Ce projet avait produit une vive fermentation ; et les pierres
avaient volé, en pleine séance du Conseil communal, contre les fenêtres de
l'hôtel de ville. Le projet fut abandonné, M. Van der Laat nous exposa la
situation, faisant la part du vrai et du faux dans les réclamations des nations.
Les élévateurs reviendront fatalement, ils s'imposent; il n'en est pas ainsi du
monopole qu'on projetait.
La question des logements ouvriers, qui préoccupe si vivement les esprits à
Paris, a été également posée aune de nos réunions par M. Paul de Gerlache. La
solution de l'honorable rapporteur était neuve, ou du moins le point de vue
auquel il se plaçait était nouveau : M. de Gerlache avait fait récemment une
statistique de la main morte laïque qui avait beaucoup attiré l'attention. C'est
dans l'affectation des propriétés de la bienfaisance qu'il cherche la solution
de la question des logements ouvriers. Il en a exposé le projet avec clarté
et précision; il voudrait confier à une Société commerciale l'exploitation à
certaines conditions des terres ainsi affectées. Nous ne pouvons entrer dans
le détail de ce projet dont la discussion fut assez vive. Les membres repré-
sentant les diverses régions du pays apportèrent leur contingent d'observa-
tions. Il y a longtemps que la question des logements préoccupe la Belgique
et de nombreuses tentatives de solution ont été faites en sens divers.
La question des logements dans les grandes villes est en relation intime
avec celle du domicile de secours, si discutée aussi en France. Nous possé-
dons sur ce sujet une loi de 1876. L'étude de ses conséquences pratiques est
à l'ordre du jour de la Société pour la rentrée prochaine.
Faut-il dire enfin que notre cher et éminent président, M. de Moreau
d'Audoy, nous a entretenus plusieurs fois des projets et des actes du gouver-
nement, et en particulier des nouveaux impôts avec sa double compétence
de député et d'économiste?
Notre session s'est clôturée le 4 juill dernier par un déjeuner et une
réunion auxquels notre éminent confrère et ami, M. Alexis Delaire, a bien
voulu assister. Avec sa parole persuasive et savante il nous a donné des
conseils et nous a fait d'instructives communications. La Société belge lui
en est très reconnais?ante; elle a été heureuse de le lui témoigner, en lui
conférant Je litre de membre honoraire.
La prochaine session se rouvrira au mois de novembre.
VICTOR BRANTS,
Professeur d'économie politique
à l'Université de Louvain.
LA FEMME DE JOURNÉE CÉLIBATAIRE
EN NORMANDIE
I
05
^= 75 »
Elle achetait chaque année 750 grammes de beurre, et se nour-
rissait de pommes de terre frites à la graisse, de tripes, de
lard, de charcuterie. Elle mangeait pour souper des figues, des
noix, des pruneaux; elle buvait de la boisson (cidre très dilué).
Elle dépensait pour ces différents objets chaque année, approxi-
mativement 100 »
.
Elle prenait, deux fois par mois, une ouvrière pour faire ses
raccummodages et un peu de lavage. C'était pour elle une grosse
dépense de 3 fr. par mois, soit 36 »
. . • .
280 LA RÉFORME SOCIALE
MORALE ÉLECTORALE
Monsieur le Rédacteur en chef,—en dehors'de la politique et au-dessus des
questions de parti, le résultat des élections au conseil général dans le dé-
partement de Meurthe-et-Moselle est à signaler aux lecteurs de là Réforme.
Deux nouveaux conseillers sont des propriétaires fonciers résidant dans le
canton qui les a élus et occupant depuis un certain nombre d'années une
place importante dans le conseil municipal de leur commune. De leurs
concurrents, conseillers sortants, appartenant à la gauche, l'un, avocat, est
' étranger au canton quiil représentait; l'autre ne venait dans le canton que
Les petits logements. — La question des petits logements à Paris a été tirée
de son long sommeil par une mise en demeureénergique du Congrès des loyers.
« Le
Congres ne comprendrait pas, était-il dit, que le Conseil municipal
clôturât sa session sans avoir, tout au moins, décidé l'application immédiate,
à titre d'essai, d'une mesure concernant la construction de maisons à bon
marché. Il invite le Conseil municipal à statuer d'urgence. »
On a demandé le renvoi de cette pétition à la Commission. « Mais la Com-
mission ne fait rien, a répondu M. Manier, il faut renvoyer lapétitionà l'admi-
nistration; sivousne le faites pas, je demanderai un voteauscrutin sur la ques-
tion des logements à bon marché. » En d'autres termes, je vous assigne
nominativement devant vos électeurs. Il n'en fallait pas plus pour réduire le
Conseil à la soumission. Devant le spectre de l'élection, ce dernier a voté
le renvoi à l'administration, c'est-à-dire l'aveu de son impuissance. Si du
moins, il pouvait, parce vote, enterrer à jamais la question, et se soustraire à
ce problème insoluble, à ces espérances qu'on a tout fait pour exciter et
qu'on ne sait comment satisfaire ! Les logements à bon marché se feront,
en effet, par l'initiative individuelle, ou ils ne se feront pas.
Recherche de la paternité. — Une proposition de loi a été présentée à la
Chambre des députés par M. Gustave Rivet, relativement à la recherche de
la paternité (l). Cette proposition autorise « la recherche de la paternité,
pourvu qu'il y ait des preuves écrites ou faits constants, ou témoignages
suffisants. Si le père reconnu refuse le mariage, la mère est en droit do
réclamer des dommages-intérêts. La fille âgée déplus de vingt-cinq ansne
sera pas admise à poursuivre un mineur de moins de dix-huit ans. Les reven-
dications de paternité reconnues calomnieuses et de mauvaise foi seront
poursuivies et punies des peines applicables en matière de diffamation. »
On sait que la répression des faits de séduction figure la troisième parmi
les réformes essentielles réclamées par Le Play. Dans YO> ganisation du tra-
vail, comme dans la Réforme sociale, il s'est appliqué à en démontrer l'urgence
et à combattre les deux principales objections soulevées communémentcontre
elle : « <t° la séduction n'est pas un délit; c'est l'accord de deux volontés
également libres; 2° la responsabilité, en matière de séduction, exposerait
les riches à l'oppression et à l'injustice. » A la première de ces objections, il
répond que la raison et l'expérience condamnent le principe de l'égalité dans
les rapports de l'homme et de la femme. « Partout, dit-il, le bonheur indi-
viduel et l'ordre public augmentent à mesure qu'on respecte mieux la diversité
des rôles assignées aux deux sexes par les lois de la nature et la coutume
des peuples prospères. Partout, au contraire, ils s'amoindrissent dès qu'on
se place au point de vue exclusif de l'égalité. La suprématie accordée à
(1) Annexes du Journal officiel, juillet, page 999.
582 1A RÉFORME SOCIALE
l'homme dans l'ordre civil a pour compensation la responsabilité en matière
de séduction. A la seconde objection. Le Play répond que l'objection s'appli-
que à tous les actes qui sont réprimés aujourd'hui au nom de l'intérêt public,
que l'intervention de la loi est beaucoup plus opportune pour la séduction
que pour beaucoup d'autres délits et que, si on s'arrêtait à l'objection dans ce
cas particulier, on serait logiquement conduit à l'adopter dans beaucoup
d'autres où la violation du Décalogue exerce une influence moins sensible
sur l'ordre social.
La question de la répression de la séduction semble prendre aujourd'hui
un intérêt plus pressant que jamais. Une des suites fatales de l'impunité de
l'homme, l'abandon et l'infanticide, se multiplie, en même temps que l'acquit-
tement par le jury des filles mères qui ont tué leur enfant. Dans d'autres
cas, l'application de l'art. 340 conduit à des conséquences inouïes, telles que
le jugement de la Cour d'appel de Paris, en date du 28 juin dernier, au sujet
d'une pauvre fille, rendue mère deux fois par un cultivateur marié, son
parent et son maître. Une sorte d'enquête ouverte par le Figaro sur l'opinion
d'un grand nombre de personnages marquants, et enfin la dernière brochure
d'Alexandre Dumas sont venues, ces jours-ci, fortifier cet intérêt et imposer
énergiquement à l'attention publique cette importante question, l'une de celles
qui exercent l'influence la plus profonde sur l'état social d'un peuple.
Congrès des institutions de prévoyance.
— La deuxième session quinquen-
nale du Congrès des institutions de prévoyance a été tenue, tout récemment,
à Paris, au palais du Trocadéro, sous la présidence de M. Léon Say,
membre de l'Institut, sénateur, assisté du secrétaire général du Congrès,
M. de Malarce et des autres présidents étrangers et français de la Société
et du Congrès des institutions de prévoyance qui, à tour de rôle, ont
présidé les séances.
La première session s'était tenue dans le même palais, en juillet 1878, au
milieu des splendeurs de l'Exposition et du grand concours d'étrangers et de
Français, attirés par les merveilles de toute nature étalées sous leurs yeux.
Il était à craindre que la seconde, se produisant dans de moins favorables
conditions et coïncidant avec l'exposition d'Amsterdam, n'eût pas un aussi
vif succès. Il n'en a rien été : le nombre des assistants a peut-être un peu
diminué, mais, dans les réunions de ce genre, le nombre importe peu; ce
qui import", c'est la compétenceetTautorité. Sur ce point, la seconde réunion
a été à la hauteur de la première ; les nations étrangères et la France ont
envoyé à ce Congrès leurs statisticiens et leurs économistes les plus distingués.
Notre Société d'Economie sociale y était également représentée par plusieurs
de ses membres, MM. le comte de Cieskowski, Cheysson, Fournier de Flaix,
Goffinon qui ont pris une part active aux discussions. Elle a eu, de plus,
l'avantage d'y recruter trois membres nouveaux venus d'Allemagne, d'Italie
et de Suéde. Nous n'avons pu avoir que de très courts rapports avec ces
nouveaux ollègues; mais ils ont suffi pour nous convaincre du concours
précieux que nous pouvons atieudre d'eux.
Parmi les étrangers qui revenaient pour la seconde fois au Congrès des
institutions de prévoyance, nous avons salué, avec la joie la plus vive,
l'illustre Luigi Luzzati, député au Parlement italien, président de la fédéra-
CHRONIQUE DU MOUVEMENT SOCIAL 283
tion des banques populaires d'Italie. Que ne pouvons-nous ici, d'un trait de
plume habile, fixer le contour de cetle brillante personnalité, la chaleur de
son coeur, l'élévation de son âme, l'éclat de son style, la grâce de sa parole
pénétrante. Les lecteurs de la Réforme se sentiraient entraînés, comme nous,
dans une admiration et une affection profonde pour ce charmeur. Mais ceque
nous pouvons faire, c'est de leur dire que notre maître M. Le Play n'a pas
de disciple plus convaincu que M. Luzzati et que cet ancien professeur
d'économie politique n'a pas craint de faire, en Italie, une publique et
solennelle adhésion aux doctrines de Le Play, certain d'avance cependant,
qu'elle soulèverait plus d'un orage. On n'accepte pas encore, en effet, par-
tout, que le côté moral des faits, des lois ou des institutions a droit à plus
d'attention que le côté purement économique. Malgré cette communion si com-
plète des idées, M. Luzzati n'est encore des nôtres que par le coeur et l'es-
prit ; le jour est proche, espérons-le, ou nous aurons à inscrire son nom
dans la liste de nos membres et où la Société d'Économie sociale votera par
acclamation, pour saluer l'admission de ce grand penseur, la création d'un
titre honorifique spécial en sa faveur.
Le programme de la deuxième session du Congrès comprenait trois séries
de questions: 1° les Caisses d'épargne : scolaires, ordinaires, postales, manu-
facturières ; 2° les Unions coopératives : de consommation, de production,
de crédit; 3° les Assurances sur la vie : sociétés de secours mutuels, caisses
de retraites civiles, militaires, populaires.
La question des caisses d'épargne a donné lieu à une discussion de prin-
cipes des plus intéressantes : d'unepart, le principe de la liberté, de l'autre,
celui de la tutelle de l'État. Cette discussion revient forcément sur le tapis
toutes les fois qu'on met en présence des institutions similaires étrangères
et françaises. En France, l'État paraît partout; chez la plupart des autres
nations, l'initiative privée agit dans sa pleine indépendance. Aucun aulre
sujet ne pouvait mieux mettre en lumière cette différence profonde. Nous
avons, en effet, en France, deux genres de caisses d'épargne : les caisses
postales et les caisses soi-disantlibres; mais cette dualité n'existe que dans la
perception de l'épargne, car l'unité reparait dans son emploi. Les fonds des
deux organes sont remis à la môme caisse, celle des Dépôts et Consigna-
tions, et sont affectés à un seul et même emploi : les rentes sur l'Etat ou
les comptes courants du Trésor.
A ce régime de contrainte, M. Fournier de Flaix a opposé l'exemple
États-Unis, où les 5 milliards de fonds des caisses d'épargne sont librement
employés par les administrateurs sans aucune ingérence de l'Etat ou
de la loi, et M. Luzzati l'exemple de l'Italie où, â côté des caisses pos-
tales, les caisses d'épargne privées sont absolument indépendantes et
maîtresses de gérer et d'administrer leurs fonds. Cette liberté a pour pre-
mière conséquence que l'épargne répand sa rosée fécondante sur des points
très variés : l'agriculture, les banques populaires, les travaux des communes
ou des provinces, le commerce, l'industrie et le Trésor lui-môme. L'emploi
en prêts hypothécaires réalise notamment, sans loi ni constitution spéciales,
le crédit agricole en Italie et aux^ Etats-Unis. La seconde conséquence de
cette libe té est de constituer aux Caisses d'épargne une élasticité complète;
284 LA RÉFORME SOCIALE
-mtrL 05'.-] OEïïiihj'e ïïc ï:H;lrïi5CJt;:,r dyi'iùs iin-i'^nip!,. nid!' ir ^:ia:nri. disr
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tvDtsjtini.e CHStiwi, i:iûic -ciej. i>.:;;.uTtLiM!E!:". lit- iww ;ii.airf. 'ÎH. '';aï "if;
1L11
sid'atfe. i:-j ris'.n-'SMt' en :'i' r[';:'":. i :P-:^LT>- li. -JÏ rul^ff-ï-f:L.ru;t: dl ".:IILÏ.V"!::-.
T'(";.;iï -uvviiir siisùdi: £"'«;< IIM.LIÎS.LLS! a'ii-i.êvtv '*.. Jdr'U.ujiii LiMitimvci. ïirdtï.:ui":x
ixdrtja 'Jfia(;ri:iti!\r d'uur fviC'fd.d- d:;i;K:::'i.:i.;:»:t"fe dïdï si :L!dxd.::nit;rï diin'd:;.
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TOÙW'iflE OH'fSi t'ÏS
«; J:!HIj». Gts; i a;;i;Li"t.:..[;t: .:^>&,"j'. -je- i-tiLûs-- c-ts- fjweiur., _,e
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i].>?i:Ti-!:];jif:. .du ;«t«;idd(\s d.f JULI^I., * .LU. >ii,tiiïdÈ;iiTjn.ïïi,'lii [ju'i/fïM; .i.uiiçri-iDnifirii. -um
A. FOUGEROUSSE
.
II
En relisant la Correspondance de M. le comte de Ghambord, on
retrouve à chaque page des idées et une doctrine sociales auxquelles
l'observation impartiale des laits nous à également conduits.
Il condamne énergiquement l'absentéisme des grands propriétaires,
dont les habitudes de résidence urbaine « portent un coup si funeste à
la prospérité du sol (2) >>.— « Les séductions révolutionnaires, dit-il dans
une autre lettre, exercent surtout leurs ravages chez les populations
délaissées par leurs protecteurs naturels. De rapides apparitions ne
remplacent jamais i'âffection dans les rapports, le désintéressement
dans les services, la suite dans les conseils (3). »
On sait avec quelle énergie Le Play a constamment signalé le rôle
perturbateur des riches oisifs. M. le comte de Ghambord insiste égale-
ment sur ce point : a C'est en renonçant à une vie oisive, écrit-il, en
travaillant au bien-être du peuple, et en jarotégeant les intérêts du com-
merce et de l'industrie, que mes amis doivent chercher à dissiper les
préventions qui pourraient encore exister et à reconquérir cette in-
fluence salutaire qu'ils sont naturellement appelés à exercer et qui
peut devenir un jour si utile au pays (4). »
M. le comte de Ghambord s'était, dans bien des circonstances, pro-
noncé contre cette centralisation administrative que, pour son malheur,
la monarchie a établie pendant les deux derniers siècles, que la révolu-
tion et les gouvernements suivants ont développée, au grand détri-
ment de la stabilité du pouvoir et des libertés publiques. « La décen-
tralisation, écrit-il dans une lettre du 14 novembre 1862, est
indispensable pour asseoir sur de solides bases le régime représen-
I. •—
NATURE ET UTILITÉ DES PARTAGES D'ASCENDANTS
Dans les familles qui se plient aux exigences de la loi, l'enfant mani-
festera une invincible répugnance à se rendre à cet appel. Il n'est pas
assuré en effet que la terre à laquelle il aura consacre ses efforts lui
revienne, les limites imposées à la quotité disponible ne permettant
pas au père de récompenser l'enfant selon le concours dévoué qu'il lui
aura prêté.
Le chef de famille se trouvera donc contraint d'avoir recours à des
bras mercenaires qui suppléeront à son activité éteinte. Mais peut-être
ne sera-t-il pas en mesure de donner une rémunération suffisante aux
étrangers chargés du travail que ses bras fatigués ne sont plus capables
d'accomplir, et, en supposant même que l'étendue de ses ressources
lui permette d'user de cette combinaison, elle offrira toujours ce grave
défaut de livrer sans surveillance une exploitation agricole à des
domestiques.
11 ne reste, en définitive, au propriétaire qu'un seul moyen d'éviter
prudence qui, par des exigences nouvelles, s'est efforcée de rendre ces
actes impossibles.
L'article '1079 déclare que les partages peuvent être attaqués pour
cause de lésion. La jurisprudence a ajouté une autre cause de nullité,
c'est la violation des articles 826 et 832, qui exigent que les parts soient
composées d'une manière égale de meubles et d'immeubles.
La discussion préparatoire du Gode civil montre pourtant que les
législateurs n'avaient pas songé à introduire cette cause de nullité.
Ainsi M. Bigot-Préameneu dit que le père « peut éviter des démembre-
ments, conserver à l'un de ses enfants l'habitation qui pourra servir
d'asile commun ; » qu'il peut « combiner et en même temps réaliser la
répartition la plus équitable et la plus propre à.rendre heureux chacun
de ses enfants. » C'est réellement reconnaître au père de famille le
droit de composer les lots comme il l'entend, sans être arrêté par les
prescriptions des articles 826 et S32.
« On ne peut, dit à son tour M. Joubert, prévoir que deux cas: ou
le père n'a fait qu'un partage ou il a fait une disposition par préciput.
Dans le premier cas, l'acte ne pourra être attaqué que pour lésion de
plus du quart; dans le second, il pourra l'être toutes les fois que le
père aura été au delà de son droit de disposer.»
Dans la pensée des rédacteurs du code, renonciation de l'article
1079 était donc limitative. Un partage ne pouvait être attaqué du chef
de la composition des lots que pour lésion de plus du quart. Le père
était libre de composer les lots, de la manière la plus équitable et la
plus propre « àrendreheureux ses enfants ». En lui retirant cette fa-
culté, la jurisprudence expose tous les partages aux dangers d'une
rescision. Il n'y en a pas un dans le département des Landes qui,
devant la justice, échapperait à la rescision.
Cette exigence amène, en outre, des résultats que le bon sens ré-
prouve. Un père de famille, par exemple, qui n'a qu'un enfant a le
droit de faire donation à un étranger de tous ses immeubles et d'at-
tribuer à son fils tous ses meubles. L'acte est irréprochable, et après
la mort de son père, l'enfant ne sera pas admis à intenter une action
contre l'étranger, pour violation des articles 826 et832. Eu revanche,
si le père a deux enfants, il ne lui sera pas permis dans son partage
entre vifs, d'user de la môme faculté. Les lots devront être composés
non-seulement d'une manière égale, mais encore d'une manière iden-
tique.
Lorsqu'un partage est attaqué soit à cause de la composition des
lots, soit du chef de l'omission d'un enfant, la jurisprudence refuse
aux coparlagés le droit d'arrêter l'action en désintéressant l'enfant
omis ou le .cohéritier lésé. Elle exige qu'un nouveau partage, c'est-à-
dire de nouveaux frais aient lieu. Les biens doivent être rapportés
DN COTÉ DE LA RÉFORME SUCCESSORALE 299
dans la masse générale et, pour recommencer l'opération, il est néces-
saire de procéder à des expertises dispendieuses. Pourquoi dénie-t-elle
aux enfants déjà pourvus le droit d'arrêter des poursuites qui intro-
duiront dans la famille une si grave perturbation? Il est, dit-elle, du
principe de la réserve d'être prise sur les biens héréditaires dont se
compose la succession. Ainsi la sécurité des propriétaires, la stabilité
des familles sont sacrifiées à un principe purement théorique et qui
ne s'appuie sur aucune considération morale. Lorsqu'on étudie les
faits, d'après une méthode d'observation rigoureuse, il est impossi-
ble en effet de trouver la justification d'une décision aussi contraire au
bien-être des familles.
La jurisprudence décide également, comme conséquence logique du
principe cité plus haut, que le partage annulé complètement ne vaut
même plus comme donation en acompte d'hoirie. Toutes les aliéna-
tions consenties par les copartagés, propriétaires apparents seulement,
sont déclarées nulles.
Aux prescriptions de la loi, aux décisions de la jurisprudence sont
venues s'ajouter les prétentions du fisc. Le partage d'ascendants est
grevé d'un droit fixe de -1 franc pour cent, droit qui est le même que
celui dont est frappée une succession en ligne directe. Peut-être ce
droit déjà quelque peu élevé constitue-t-il des entraves à un acte
qu'une loi, soucieuse de la stabilité des familles, se serait attachée à
favoriser. Mais depuis la loi de 'l8o£ relative à la transcription, les
copartagés doivent verser au Trésor un droit de 1,50 pour cent qui,
s'ajuutant au droit primitif, élève ainsi la somme due à 2,50 pour cent.
Les conséquences de ces mesures fiscales sont faciles à prévoir. Ouïes
biens sont estimés à un taux très inférieur à leur valeur réelle ou les
copartagés ne le transcrivent pas. Les deux faits se rencontrent dans
la majorité des partages.
En un mot, telle est la rigueur de la législation relative aux partages
que les actes même les plus irréprochables en apparence ne sont pas
à l'abri de revendications judiciaires. Aussi un partage d'ascendants
ne produit-il des avantages que si les copartagés ne se soumettent pas
aux prescriptions légales qui leur sont imposées. Le respect delà loi,
c'est, en cette matière, '.a destruction des familles, le démembrement du
domaine, l'incertitude de la propriété.
III. — LES VOEUX ET LES ESSAIS DE RÉFORME.
Ces dispositions de la loi concernant les partages d'ascendants ont
depuis longtemps provoqué de vives réclamations, aussi bien de la
part des agriculteurs, des hommes pratiques, que de la part des juris-
consultes que n'aveugle pas le fétichisme de la loi.
Dans l'enquête agricole de 1866, les voeux des propriétaires se sont
300 IA RÉFORME SOCIALE
affirmés avec une grande précision ; comme M. Josseau le constate
dans son rapport, un grand nombre de déposants appartenant à tou-
tes les régions ont réclamé l'extension des facilités accordées aux
partages entre vifs.
« Ce qu'il y a au fond dans les partages d'ascendants, dit-il, ce qui
les rend bons et utiles dans un grand nombre de cas, c'est que le père de
famille, se survivant pour ainsi dire à lui-même par la pensée et pré-
voyant l'avenir dans l'intérêt des enfants qu'il aime, fait à chacun
d'eux sa part et leur évite ainsi des désagréments et des dissentiments
dans l'avenir. Quant au point de vue agricole, lorsque le père de fa-
mille ne peut plus cultiver par lui-même, n'est-il pas essentiellement
utile au point de vue de la production que sa terre soit labourée par
ses enfants dont les bras sont plus vigoureux, plus forts et dont l'in
telligenceest plus active? »
Résumant les vues des agriculteurs du département delaDordogne,
M. de Porcade faisait remarquer que les partages d'ascendants étaient
fondés sur le désir des pères de famille de ne pas morceler l'exploita-
tion de leur domaine.
« Appliqué à toutes les successions, à toutes les familles, le principe
contenu dans les articles 826 et 832, dit M. Migneret, est donc un divi-
seur continu agissant sans cesse et agissant comme tout fait absolu,
sans discernement. C'est en vain que le père de famille aura laborieu-
sement rassemblé, cultivé et constitué un domaine d'une certaine
étendue; s'il laisse plusieurs enfants, la loi du partage condamne ce
domaine à la division; le système de culture finit avec la propriété à
laquelle il s'applique et le propriétaire nouveau recommence une se-
conde oeuvre de centralisation et d'économie agricole qui doit aussi
finir avec lui. Cette loi de division, rien ne peut y être soustrait. Le
père de famille, même en se dépouillant de son vivant, même en
amassant, pour maintenir l'égalité des valeurs mobilières équivalentes
ne peut prévenir la destruction de son oeuvre. »
En conséquence, la commission supérieure demandait-elle que l'ar-
ticle 832 interprété d'une manière si rigoureuse par la jurisprudence,
fût modifié de la manière suivante: « Dans la formation et composi-
tion des lots, on doit éviter de morceler les héritages et de diviser les
exploitations. Chaque lot peut être composé exclusivement ou en
quantités différentes de meubles ou d'immeubles, de droits ou de
créances de même nature et valeur.»
Le père de famille aurait recouvré par là une partie de sa liberté.
La règle relative à l'estimation des biens d'après leur valeur, non
au moment du partage, mais au moment de l'ouverture de la succes-
sion, ne rencontra pas moins d'opposition chez les déposants. M. Mi-
gneret résuma ainsi, d'après les dépositions, la position qui devait être
DN COTÉ DE LA RÉFORME SUCCESSORALE 301
faite au fils à la suite d'un partage: « Il faut, dit-il, que le fils investi
du droit de propriété par le père de famille sache bien que la maison
qui lui a été donnée, le champ qui lui a été confié, sont devenus, par
l'effet de la démission du père, sa propriété incommutable, qu'il peut
s'y consacrer, y travailler, améliorer avec la certitude qu'aucune cause
ne viendra le troubler. »
Or, comme on l'observa, un grand nombre des procès intentés à
l'occasion des partages sont provoqués par cette disposition concer-
nant l'estimation des biens. Dans l'arrondissement de Villeneuve-sur-
Lot, par exemple, il y avait eu, dans un court espace de temps,
quatre-vingts demandes en nullité de partages pour cause de lésion,
uniquement fondées sur ce que les biens n'avaient plus, à la mort du
père, la valeur qu'ils représentaient au moment du partage.
Se rendant au voeu unanime des populations, la commission supé-
rieure décida que l'estimation des biens devait désormais être faite en
cas de rescision d'après leur valeur au jour du partage.
L'enquête mit également en lumière les plaintes que soulevait l'élé-
vation du droit exigé par le fisc, pour les partages. Aussi, M. Josseau,
dans son rapport consacré au droit de transcription, estimait-il, d'après
les faits constatés, que les quatre cinquièmes des partages d'ascendants
n'étaient pas transcrits. Malgré ces fraudes universellement pratiquées,
la suppression du droit proportionnel aurait entraîné, il est vrai, un
déficit annuel de 500,000 f. Mais ce déficit était plus apparent que réel;
car, en cas de suppression, il aurait été compensé parle droit fixe de
vingt-six mille partages qui reculent devant la transcription, à cause
de l'élévation du droit et par la vente du timbre des registres de trans-
cription. Malgré la diminution du droit, M. Josseau calculait donc
que l'Etat trouverait dans la réforme un bénéfice d'au moins 300,000fr.
par an. Il proposait de soumettre désormais les partages à un droit
fixe et unique de 1 franc (i).
Ces réclamations de l'opinion décidèrent le gouvernement impérial
à présenter un projet de loi portant remède aux maux signalés. Un
projet concernant les ventes judiciaires et partages fut déposé en 1867.
L'article 1 47 était ainsi rédigé : « Les parties sont autorisées, lorsqu'il
y a parmi elles des mineurs, des interdits ou des absents, pourvu que
les uns et les autres soient légalementreprêsentés, à procéder àl'amiable
aux opérations, liquidations et partages sans qu'il soit nécessaire de
tirer les lots au sort, ni d'observer l'article 83!2 du Code. »
Comme cette loi ne fut pas votée par les Chambres, le ministère du
2 janvier présenta un projet qui se bornait à réformer les articles 826
(1) Voir Enquête agricole, Ire série, 2° YOI. du résumé de l'enquéle nos 12, 13, 26,
27, 57, 60, 207, 211, 221, 246, 249.
302 LA RÉFORME SOCIALE
et 832. L'exposé des motifs constatait que « ces articles exagérés par
la jurisprudence rendaient impossibles les partages d'ascendants
.
» Par là, ajoutait l'exposé, est souvent dépréciée l'exploitation agri-
cole qui, en raison, sinon en fait, forme un tout indivisible, chacune
des parties contribuant à la prospérité des autres. L'assolement régu-
lier, l'emploi des instruments accélérateurs du travail, l'irrigation, le
drainage et d'autres amélioration deviennents impossibles sur despar-
celles exiguës.
» Si le père de famille voit d'avance s'anéantir l'oeuvre de sa vie
agricole par Je démembrement qui menace sa propriété à la mort, le
fondateur d'une manufacture prévoit aussi qu'après lui elle sera dé-
truite ou passera dans des mains étrangères. A quoi bon éviter les
aventures d'une course trop rapide vers la fortune, et songer à créer
une renommée pure et des relations qui puissent se transmettre et
grandir par la durée, quand on pense que la maison ne sera que via-
gère ? Ni la moralité, ni la prospérité de l'induslic, ni même l'intérêt
d'ouvriers que dispersera la dislocation de la fabrique et que le patron
ménage moins quand il est instable, ne gagnent à cet état de choses;
les dynasties manufactières sont moins nombreuses chez nous que dans
d'autres pays également démocratiques. » Les événements du 4 Sep-
tembre empêchèrent le projet d'être voté par les Chambres.
A peine l'Assemblée nationale fut-elle réunie, que l'attention d'un
grand nombre de ses membres se porta sur la réforme des dispositions
les plus iniques de notre législation successorale. Dès 1871, trois députés,
MM. Lucien Brun, Baragnon et Mortimer-Tcrnauxprenaient l'initiative
d'un projet de loi qui améliorait heureusement les prescriptions du
Code relatives aux partages. Le projet supprimait dans tous les par-
tages la régie de la similitude des lots entre eux, quant à la nature
des biens. Le délai de la prescription contre l'action en rescision des
partages pour cause de lésion était réduit à deux ans. En cas de resci-
sion, les lots devaient être estimés d'après leur valeur au jour du
partage et non d'après leur valeur lors de l'ouverture de la suc-
cession.
Quoique ce projet ne touchât pas à la question de la liberté de tester,
il n'en souleva pas moins dans la fraction de l'Assemblée la plus
attachée aux idées nouvelles une résistance passionnée. Se faisant l'in-
terprète de cette résistance, M. Marcel Barthe déclara qu'il ne fallait
pas toucher au Code civil sur lequel reposait toute la société moderne.
Il fit appel à tous les préjugés répandus en France depuis la Révolu-
tion et prit la défense de l'article 832 dont l'interprétation rigoureuse,
fixée par la jurisprudence, était, à ses yeux, la seule garantie de l'éga-
lité des partages.
Malgré ces attaques, le projet n'en fut pas moins pris en considéra-
UN COTÉ DE LA RÉFORME SUCCESSORALE 303
tion. Mais les préoccupations de l'Assemblée en ajournèrent indéfini-
ment la discussion.
D'éminents jurisconsultes ont joint leurs efforts à ceux dos agricul-
teurs et des économistes, pour demander la réforme des articles réglant
les partages d'ascendants. Ainsi M. Requier, président de chambre
à la cour d'Agen, dans son Traité théorique et pratique des partages
d'ascendants, M. Barafort, président de chambre à la cour de Lyon
dans son livre sur les partages d'ascendants, ont démontré avec une
grande force au point de vue juridique les contradictions et les ini-
quités de la loi sur cette matière.
M. Barafort résume ainsi son opinion sur l'application que la juris-
prudence a faite aux partages d'ascendants des articles 826 et 832 :
« En résumé, la lecture attentive des textes, — l'organisation du
système qui nous parait en résulter ; — la nécessité de ne point faire
un choix arbitraire entre les diverses dispositions de la loi des par-
tages; — l'impossibilité, dans certains cas, de faire un partage d'as-
cendant, si l'on accepte une interprétation contraire à la nôtre ; — la
solution que nous adoptons, plus certaine, plus juridique encore,
quand le partage est fait par acte entre vifs; — les principes généraux
du droit sur la validité du consentement et sur les effets qu'il produit;
—
la liberté des conventions civiles ; — le respect du droit de pro-
priété ; — les nécessités économiques qui se font sentir ; — l'autorité
souveraine de l'art. 1114 ; — le manque absolu de portée sur notre
question des art. 791,1130 et 1600 ; — une nullité mal à propos admise
sans disposition législative qui la prononce ; — l'intérêt delà famille,
de l'agriculture et de la société militent en faveur d'une réforme qui
reviendrait sur les décisions de la jurisprudence. >
De nombreux jurisconsultes se sont ralliés à cette opinion; leurs
voeux ont été résumés par notre confrère, M. Claudio Jannet, dans son
remarquable travail sur La réforme de la loi selon les jurisconsultes des
pays à [amille-souche.
La loi, en réalité, ne peut être justifiée que si on se propose d'empê-
cher les arrangements du père avec ses enfants et d'imposer dans tous
les cas une liquidation coûteuse.
IV. — LA RÉFORME.
II
Tels sont, je crois, les seuls griefs sérieux qui aient étéformuléscontre
les corporations de marchands. Au lieu d'examiner
ces griefs et d'amé-
liorer l'institution, les législateurs révolutionnaires ont préféré la
détruire.' Au début, il faut l'avouer, il semble
que les marchands eux-
mêmes applaudirent à cette nouveauté. On comprend
en effet qu'ils
LA DÉLIMITATION DES COMMERCES 309
devaient supporte)' avec peine les visites fréquentes et la surveillance
souvent tracassière du prévôt,des délégués du conseil et des gardes de
métier. «Ces autorités, dit Ouin-Lacroix, veillaientavec un soin jaloux
sur la moralité de la communauté, punissant arbitrairement d'amende
et de confiscation les fraudes et les infractions au règlement. » La sup-
pression de ces entraves put paraître un soulagement à ceux qui en
souffraient, mais les abus naquirent vite de cette absence totale de
surveillance.
Sous le régime de la corporation un sentiment de dignité et de soli-
darité, outre la surveillance incessante, maintenait chacun dans le de-
voir. Sous le régime de liberté absolue, laconcurrence excessive amena
des désordres. La liberté absolument illimitée est une pure utopie;
le commerce a besoin d'êtreprotégé contre ses propres défaillances.
Aussi les lois répressives, les règlements de police, les visites domi-
ciliaires d'agents spéciaux, remplacèrent-ils promptement la désa-
gréable,mais paternelle et salutaire ingérence des autorités corporatives.
Ces lois et règlements sont nombreux, ils portent sur: les poids et
mesures; la falsification des denrées alimentaires; la tromperie sur
la nature de la marchandise; les marques de fabrique; la contre-
façon; la concurrence déloyale; les secrets d'atelier, etc.
Les deux premiers règlements imposent aux commerçants des visi-
tes domiciliaires, les unes faites par des agents spéciaux, les autres
par une commission d'hygiène. Les frais de ces visites, par une dispo-
sition qui leur a toujours paru vexatoire, sont laissés à la charge des
surveillés.
Ces différentes lois peuvent être divisées en deux catégories, les
unes qui règlent les rapports des commerçants entre eux, comme
celles relatives aux marques de fabrique, à la contrefaçon, à la con-
currence déloyale; les autres qui protègent le public contre la mau-
vaise foi, la rapacité ou l'habileté cauteleuse des marchands, telles
sont celles qui concernent les poids et mesures, la tromperie, la falsi-
fication.
Jadis, sans être codifiées, toutes ces lois existaient de fait, leurs
dispositions étaient spécialement et minutieusement appropriées aux
besoins de chaque commerce, puis appliquées par les chefs de corpo-
ration, qui jugeaient arbitrairement peut-être, mais qui jugeaient du
moins en parfaite connaissance de cause, chacun d'eux surveillant
uniquement son propre métier. Aujourd'hui l'arbitraire a disparu, les
lois sont précises et générales, mais les magistrats chargés de les
appliquer sont complètement étrangers aux questions qui leur sont
soumises.
Les procès qui tombent sous le coup des lois de la première caté-
gorie, relatives aux querelles des commerçants entre eux, sont plaides
310 LA ItÉIOBlIS SOCIALE
par des avocats qui n'y entendent rien, devant des juges qui n'y
connaissent pas davantage. Les plaideurs étant tout à fait inconnus de
leurs juges, ces derniers ne peuvent mettre dans la balance la mora-
lité de chacun. Ils s'appliquent d'ailleurs à juger an point de vue do
droit des difficultés qui demandent à être appréciées en équité, et
fréquemment leurs décisions consacrent des prétentions de pur chan-
tage.
L'application des lois de îa seconde catégorie, ofire aux magistrats
les mêmes difficultés. Appelés à juger des faits qu'ils sont incapa&les
de discerner., iis s'en rapportent aveuglément à t'ardque appréciation
d'un agent ou d'un expert, dont ils acceptent toujours le rapport, ou
les conclusions comme- l'expression ï>:d>,.ïoo,o,o:'e de îa vérité. Ainsi
îa garantie, que semblent donner les tribunaux courir osés de plusieurs
meinires. est compîètement illusoire. Eî cette aLsence de .garantie se
tronve dans une foule de cas .considérablemeat aggravée, par la péna-
lité de la prison, don! les magistrats disposent et dont j"a.î TainoTem
cherché la trace parmi les diàtiEients qu'appliquaient les chefs de
corporation.
Dans l'étatactae-î. le commerçant scrnpuîeux. qu: ne veut pis s?
faire délateur soaîrre d'une concurrence souvent déloyale «la «arreil-
knce adaunistrative est 1rs puissante, à !e protéger... .Fré^srcmeni il
est tracassé, lui-même: la. moralité de casque Biraredand étant, incon-
nue aux afenis de la police ;udie,:aire. ils leur sO'Ul oons' îns.peoos au
mémo titre.
fia dedeitive, la surveillance a passé des nasins die. ta oorj:ora&oE.
éa,as celles de radsïiBîstjnatoon. au grand, dé'triroeut des ocra are robots
honnêtes et dos eo3scrumaî..eo.os. Au detira-eai des eoiEau«oaaiier.rs.
parée que Ir-o» souvent tes dëimquaals dai.iles savent, éviter Le-s saisies
et les eoasiaiatâons oooepo-om.ètîaî3!oea, .AB. .iéijHî»»»Eit des eo;:sjeoueoTHr.ta
OTiïssèfees. parée que les errerons Judiciaires sont si ïrêrgiseafes
e* obi-
rastièrgSj que les 'k^-ossms s-e^i feaop;és anssi «sverjfl giroe "es ec™-
pa.ei&;..
L'application die -La loi sur b fadaidcatooE des sidrsfeess aidoosoôairos
arosnctnerei. donne les plus %c±^x r-ésicddus IsMose «de c«to tèée; oooe
la soioacs est InMltleie,. se* i^as-os'orats ae edot;. ^anaais Âipooe Offiiâriner
*'»' reports des chlraleles ;cLpeoo,s,, ï]w riec
a est. plias ÔEieertaroi!, J'au
rssao/e de re:aî>% àaa*. s.n po-éoMord K'ïàdlr if1!, qes U r&dlU. des
analyses de obdmls o.rp-dqae.. A FSBS, le e^©!iro«-r;»;s>i irocrârudroe a
iqndiq;» «èa»oa d« vw- *;?« p^j^j app'éoàéamo roe sassiM.«lOsi
IBS seoa
afSîirasld' groà .roca itsode.ro,, eoii «tm »»Bï-â pas feo-Tote OQ oeoïanos
c;is: de
coïjIessoT *?s ieapmtsssnee. Sa preioïioce.. dexpooi cdwisséc; <osii, teipifOSTs
LA DÉLIMITATION DES COMMERCES 311
III
IV
Sans nier les services qu'en certains cas la science peut rendre
dans les questions de sophistications, je crois pouvoir aflîrmer avec
toute certitude, que les erreurs, commises par les savants ne l'eussent
pasélé par des gens du métier guidés uniquement par leur expérience
roulinière. Je me crois donc autorisé à conclure que la surveillance
générale du commerce confiée à la police et aux tribunaux absolument
incompétents en ces matières, est pour le marchand moins protec-
trice, pour le consommateur moins efficace, que celle des autorités
corporatives.
Ces dernières étaient guidées par l'intérêt, je le reconnais ; étaient
mues par le sentiment mercantile de contenir la concurrence dans
certaines limites, je l'avoue ; il n'importe, elles savaient avec une bien
plus grande certitude, dans le métier spécial qu'elles avaient à sur-
veiller, découvrir et réprimer les fraudes et les abus à leur nais-
sance.
A mon avis, jamais le besoin de s'associer n'a été pour les com-
merçants plus pressant qu'à l'époque actuelle. On a pu faire table rase
des anciennes institutions, mais les besoins auxquels elles répondaient,
pour s'être modifiés, n'en existent pas moins. Aujourd'hui plus qu'au-
314 U BÉ FORME SOCIALE
qui donne mariage pour 136 habitants et par année. La moyenne en France
1
a été, pendant les deux années 1879 et 4 880, de I mariage pour 132 habi-
tants. D'autre part, les 4097 naissances déclarées à Ault.de 4 851 à 1881,
donnent, par rapport aux 336 mariages, une moyenne de 3 enfants 26 cen-
tièmes par mariage. Or, les statistiques établissent que cette moyenne est ;
en Allemagne, de 5,23
en Angleterre, de 4,79
en France, de 3,31
général de la Francs : mais nous les trouvons à un degré encore plus marqué
que dans l'ensemble de noire pays.
Pourquoi donc eu est-il ainsi? quelles peuvent être les causes de cette
stérilité systématique pratiquée aussi bieû dans'lès gras pâturages de là
Normandie, que sur les falaises et les dunes arides de la Picardie?
Pour répondre! à cette question, voyons d'abord quelles sOntles<condilions
économiques où sa trouvent placés les habitants du bourg d'Ault.
La cooeffliunQd'A.ttlteste^sentielleiae'atiûdustrielle: les hommes sont, en ma-
jeure partie, serruriers ; ils montent et ajustent des serrures de tous modè-
les, dont les pièces leur sont remises, dans lia certain état de préparation,
par dis entrepreneurs de la localité ou des environs. Le travail se fait à
Jaeei,. suivant des prix fixés à l'avance pour chaque genre de serrures. La
préparation des pièces est seule pavée à la journée. Avant 1860, le travail
était organisé différemment; l'entrepreneur elles ouvriers formaient une
véritable, as sftcitttoo ; le premier fournissait la commandei les matières
premières et Poutillage» lesecoad, la main-d'oeuvre. Les pris de vente étaient
lépwtîs à raison de 'tp pour l'ouvrier et Sf3 p.or te patron. Cetfe organi-
sation était, paraît-il, beaucoup plus avantageuse que le régime actuel, An-
jouïd'bQi, le gain est d'environ 3 fr. 50 par joua* en moyenne, pajés par
«jwntaàne wi psr semaine; te travail est confina; îln'j a jamais de chômage,
ai même «àte morte saison. Il fautremonter âuxêpaijaes tteteenbles gêaéiraiOES,
à $MM ©n ISÎi, pourtroumsrune période d'arrêt. A cette industrie, qui est
Poeenpatioia prioeeïp&te, il finit ajaolter POUF ua cearfeân BeaiiîFe dîtabitanSs,
la locattoD des maisons de baigneurs, la. cneïldiie des moitiés pour Fespor-
tefiom, |)ï%li«jM|« par mm qwî«umm& de femmes des {Dltas-païaiwes, et la pêche
*ax tareBgs qpî se i&it pendant fa dix ptenîeira jouira d'octobre et rapporte
©wwwàfteite êmiK ®mte, ftamcs pur OEtamlle* ¥©là poiur les sources de ne-
TWsauiÊ; llalbUDOdamee et la. «aiifimuftê en «nslïttiiseiitle snaelèie essentiel-
Eastswaillfes, RuiioesM© est pussupie emlSàreiinenfc ereweis imdroi&ueOe-
i»«ïit„ sua isaàa Qstee êm fa fiaiwilte : «pin» «a rânigt ©mwaiars SÊOEleiiiemi fea-
wailtemA dams «taux aWfets eanuaioras à la prêfwmMfflii des pïêres
«peJIfes SI iaMtffla tBfeunïsiBie sjpioeM ®ftoe®liiwix. Km detars de
pi« les^
eoe pétât «MH-
%M% tous tes antres samraîars «mit ternir ailler pensoniMt êams leur raaôaa,
;awe usa jalfift maftêiiM dît»® Tssteniiir de i@S fr. eramBiii, «impts® i*m»s
eswrltBoeKS,, tï'iiin «&*„ i'msm pslite ifeurgis,, de Mut» et de waaQmwx. Qoamnd
«Esta est »M à l'ijp dm tawl, te pire wafos fems Se mntae afelsar, sunr
«oe
entre ses trois enfants qui lui font en échange une rente viagère de 600 fr;
il se met en pension pour 30 fr. par mois chez l'un deux, celui qui a dans
son loi la maison paternelle, et continue à travailler à son établi et à son étau
où il gagne environ 1 IV. par jour, malgré ses soixante-douze ans. '
Pour compléter ce tableau, nous ajouterons que les charges publiques
pèsent peu surles serruriers d'Ault; ils payent, en moyenne, 33 fr. de contri-
butions par famille. Enfin, pendant do longues années, pour des motifs qu'il
serait difficile de bien préciser, ils ont pu se soustraire au service militaire.
Parmi les hommes de soixante ans, il en est très peu qui n'aient réussi à
y échapper.
Ainsi donc, ni les charges militaires, ni la lourdeur des impôts, ni les
difficultés de la vie matérielle, ni la débauche ne pèsent sur les habitants du
bourg et ne peuvent être tenues pour les causes de leur stérilité.
Seraicnt-cedonc les lois successorales qu'il faut en accuser? Les serruriers
d'Ault sont-ils retenus par la crainte que, dans le cas d'un grand nombre
d'enfants, la maison de famille ou l'établissement industriel soient vendus
après leur mort pour salisfaire aux exigences de la loi. Or, cette maison
ou cet établissement ne représente qu'une portion minime du patrimoine, et
l'avoir mobilier est largement suffisant pour que chaque enfant soit doté éga-
lement, sans recourir à la vente des immeubles. Souvent même, le père a le
soin d'acheter, de son vivant, autant de maisons qu'il a d'enfants, au fur et
à mesure de leur mariage, de manière qu'à sa mort il n'y ait plus qu'une
somme d'argent à répartir entre eux.
Ce nesontdonc pas non plus les lois de succession qui motivent la limita-
tion du nombre des enfants des serruriers d'AuIL. Sont-celcs doctrines de
Malthus ? Mais, outre qu'ils ne les ont jamais lues et qu'ils n'en ont même
pas l'idée, comment pourraient-ils craindre que les moyens de subsistance
ne prissent pas un accroissement en rapport avec celui de leur popula-
tion ? Redoutent-ils l'avilissement de la main-d'oeuvre par la multiplication
du nombre des bras? Pas davantage, car ils ont toujours du travail plus
qu'ils n'en peuvent faire, et leur production pourrait doubler, sans que
pour cela la demande se ralentît.
Les serruriers d'Ault ne sont doncretenuspar aucune des causes auxquelles
on attribue généralement la stérilité des mariages. Mais il y a plus, nui seu-
lement ils sont débarrassés de tout ce qui engendre la crainte et le calcul,
mais encore ils se trouvent placés dans les conditions les plus favorables au
bien-être et à la confiance dans l'avenir et par conséquent au libre exercice
de la puissance reproductive.
Ils sont, en effet, assurés du pain quotidien, par la continuité immuable de
leur industrie ; ils jouissent, dans les conditions les plus complètes, delà
vie de famille, parla possession du foyer domestique et le travail à domicile;
ils ont la vie à bon marché, un bon climat et une aisance 1res générale.
D'autre part, ils sont travailleurs, sobres, honnêtes, très économes, contents
do leur sert, dépourvus d'ambition pour eux et même pour leurs enfants; ils
ont été serruriers toute leur vie; leurs fils seront serruriers, comme eux, de
générations en générations.
L'A. QUESTION DK LA l'OrULAïlOX :>i 1
A es point de notre étude, un ami nous engagea à visiter une partie IUI
peu reculée du pays : les Qualre-Rucs, quelque chose comme la "Villcttc et les
Gobelins à Paris. C'est là qu'ont habité de tout temps les plus pauvres familles:
même dans les plus petites localités, il y a toujours le quartier des pauvres
et le quartier des riches. Par une bizarre anomalie, les Quatre-Rucs sont en
passe de devenir le centre des plus élégantes villas, grâce à la charmante
exposition qui leur vaut la faveur des étrangers. Mais, pour le moment, la
misère y domine encore : dès les premiers pas, on est frappé par ies
signes de la pauvreté, l'exiguïté et le délabrement des maisons, la saleté des
intérieurs et des costumes. Par contre, des bandes nombreuses d'enfants
ouent dans les rues ou stationnent sur le pas des portes. Etonnés, cous en-
trions dans plusieurs de ces masures: dans celle-ci, 6 enfants; dans telle
autre, 4 ou 5; les mères en avaient eu beaucoup plus, mais la mort avait
frappé à coups redoublés sur ces jeunes existences, privées de tout: pro-
preté, hygiène, soins matériels et prévoyance.
Mais si la fécondité est si grande sur ce point, que doit donc être la stéri-
lité sur les autres, puisque la moyenne générale est si basse? La commune
d'Ault se divise donc en deux parties : l'une prolifique, l'autre stérile. Or, la
première est dans la misère, la seconde dans l'aisance. En conséquence, l'ai-
sance est la cause dominante de la stérilité systématique du bourg d'Ault.
Sur un coin perdu des bords de la Manche, et dans des conditions d'exis-
tence tout à fait spéciales, l'observation nous conduisait ainsi à la formule
que M. Othenin d'Haussonvillepropose d'ériger en axiome: a C'est l'aisance
qui est slérile, c'est la misère qui est féconde. »
Le problème que nous essayions de résoudre s'éclaircissait ainsi d'une
lueur nouvelle; ce que nous avions sous les yeux n'était que l'application
locale d'une loi générale et cette constatation isolée donnait une nouvelle
énergie à la formule de M. d'Haussonville.
Il serait donc vrai! l'aisance, le bien-être, les progrès de notre état matériel,
seraient donc fatalement les destructeurs de notre race, et la société française
ne pourrait, pour renouveler sa provision d'hommes, compter que sur les re-
crues de la misère.En d'autres termes, notre nation survivrait, si elle devient
misérable : elle serait condamnée à périr, si elle continue à s'enrichir.
Peut-on courber la tête sous une aussi dure loi? Eh quoi, toutes les sour-
ces de l'aisance: épargne, travail, intelligence, génie, progrès de la science,
ne seraient que des sources empoisonnées? Toutes ces solides vertus ou ces
brillantes facultés que Dieu nous a si largement prodiguées ne seraient que
des présents funestes?
Contre ces conclusions décourageantes, nous ne devions heureusement pas
tardera nous heurter aux protestations les plus énergiques. En effet, au
montent où nous revenions vers la côte pour reprendre l-i route du village, le
Lvi. vi. 22
322 LA RÉVOBMIS SOCIALE
LOIS ET MÉTHODE
DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE
Notre illustre Maître a décrit, comme l'un des plus beaux modèles de fa-
milles souches, les paysans de la vallée du Lavedan, et notamment cette race
des Mélouga, propriétaire depuis plus de 400 ans de son domaine patrimo-
nial (1). Dès sa première étude sur cette famille, il a montré combien la
prospérité séculaire en était menacée, sous l'influence des fausses idées d'é-
galité et des habitudes envieuses de partage, propagées par la pression du
code civil et par l'intervention des gens d'affaires intéressés aux procès. Les
prévisions émises alors n'ont pas tardé à se vérifier : « le procès » est arrivé,
attaquant à l'expiration de la prescription trentenaire un ancien pacte de
(1) Voir les Ouvriers des Deux Mondes, t. Ier; — l'Organisation de la famille, sur-
tout le chapitre intitulé : Un paysan à cent quartiers do travail ; — Les Ouvriers
européens, t. IV.
.'tèX LA UKFOBME SOCIALE
VENDÉE.
— Vallois (de), docleuren droit, rue du Cherche-Midi, 34, à Paris,
et à Fontenay-le-Comte, prés, par M. André Beauregard.
BELGIQUE. — Thibault (Oh.), avocat, rue Saint-François, 60, à Bruxelles,
prés, par M. V. Brants ; Van Caitwenbergli (Florent),bourgmestreet conseiller
provincial à Lierre, prov. d'Anvers, prés, par M. V. Brants.
GRANDE-BRETAGNE.
— Fernande^ (Gustave), négociant chez MM. Allatini
Brothers, Leadenhall Chambers St Mary Axe. Londres Ec., prés, par
M. Guido Allatini.
AMÉRIQUE DU SUD.
— Montevideo : Carlo de Castro, ministre de l'intérieur,
Maciel, sous-secrétaire aux finances; Buxarco, fils, calle Cerro largo, 6,
présentés par M. Ernest Michel. — Buenos-Ayres : Lamarca (Emilie-), avocat,
calle Alsina, 159; Zéballos, avocat, président de l'Institut géographique;
Wagner, consul de France, présentés par le même; Bernard, vice-consul de
France à Rosario (république Argentine), prés, par le même. —Brésil : Bon-
jean, ingénieur, directeur de l'usine de coton de Macaco près Belem, Strada
deferroD. Pedro II; Ramiz Galvao (Sen Dr R.F.), preceptor de Sua Altezzael
Principe Impérial, Palacio Isabel, Rio de Janeiro, présentés par M. Ernest
Michel.
CORRESPONDANCE. — L'ENQUÊTE SUR L'ÉTAT DES FAMILLES ET LES RÉSULTATS
DES LOIS DE SUCCESSION. — Nous avons reçu divers documents que la Revue
mettra prochainement sous les yeux de nos confrères et qui leur serviront de
guide pour faire eux-mêmes l'enquête dans leur voisinage. M. Claudio
Jannet nous a adressé quelques observations générales sur la marche de
cestravaux, et un questionnaire destinée àdiriger les investigations personnelles
des observateurs. MM. Focillon et Albert Le Play préparent la troisième
édition de Y Organisation de la famille, qui recevra grâce à eux d'intéressants
compléments. La troisième édition du travail de M. de Butenval sur les Lois de
succession devant les Chambres de commercera, également être mise sous presse.
Au sujet de la même enquête, le P. Favrichon nous écrit une intéressante
lettre dont nous détachons le passage suivant : « Il serait bien désirable que
l'Ecole de la Paix sociale donnât une large publicité aux travaux de M. R.
Meyer dont M. Ardant a présenté dans la Revue un si intéressant résumé,
et qui traitent de la législation du domaine patrimonial aux Etats-Unis, au
Canada, en Russie, en-Chine, aux Indes, en Serbie, en Roumanie, eten Angle-
terre. Il y a là, ce me semble, un côté de la question que M. Le Play n'a pas
touché. Il a fait un expose des lois de succession, précisé le degré de
liberté qu'accordent au père de famille les différentes législations et coutu-
mes. Mais quelles mesures ont été adoptées par les divers États pour main-
tenir la stabilité des familles en interdisant le morcellement des unités
agricoles,M. Le Play nel'a qu'indiqué. C'est pourtant une question fort impor-
tante en économie sociale que celte intervention de l'Etat, et les consé-
quences en sont multiples : notamment la durée des familles et la prospérité
de l'agriculture. J'y trouve la reconnaissance par les gouvernements d'une
grande loi sociale, et d'un intérêt de premier ordre ; la durée des familles,
et par là l'accroissement et la transmission de tous ces biens de l'ordre mo-
ral qui s'élaborent au foyer. Aussi la connaissance précise de ces lois
d'Romestead serait-elle un complément très opportun, et je ne puis m'em-
pêcher de souhaiter vivement une traduction de l'ouvrage de M. Rudolph
Meyer. »
Nous nous associons à ce voeu ; nous croyons même pouvoir annoncer
UNIONS DE LA PAIX SOCIALE 333
déjà que MM. Meyer et Ardant préparent une édition abrégée, spéciale à
cette question et rédigée en vue du public français.
LES UNIONS ET LES MONOGRAPHIES DE FAMILLE.
—
Nous sommes heureux d'avoir
aujourd'hui à signaler à nos confrères la généreuse initiative prise par un de
nos anciens membres, professeur éminent, qui à bien des reprises déjà avait
donné la preuve d'un actif dévouement à nos Unions. Une somme de 500 fr.
vient d'être mise à la disposition de la Société d'économie sociale pour être
appliquée à la rédaction d'une monographie de famille indiquée par le dona-
teur. Il s'agit d'une très intéressante famille de métayers du centre de la France,
réunissant dans une sorte de communauté vingt-sept personnes et gouver-
née par une vénérable aïeule septuagénaire. Tous nos confrères s'uniront à
nous pour remercier l'auteur de ce don, et, quoiqu'il n'ait pas voulu être
nommé, nous espérons qu'il trouvera des imitateurs. Us voudront, comme
lui, répondre au dé«ir exprimé par M. Le Play lui-même dans les dernières
pages qu'il ait données à la Revue. Les monographies de familles sont, en
effet, on ne saurait trop le répéter, la base solide de la science sociale. Il
faut qu'en les lisant, chacun tour à tour, à l'exemple de notre Maître, s'ins-
truise à la lumière des faits, en formule lui-même les conclusions nécessai-
res, et surtout apprenne par là comment il faut présenter celles-ci pour les
faire accepter même aux esprits prévenus. Nous saisissons cette occasion
pour rappeler à tous nos amis combien il serait urgent de faire lire de tous
côtés les monographies des Ouvriers des Deux Mondes. La variété des types
et 1 extrême modicité du prix, tout concourt à en rendre la diffusion très
aisée. Nous prions donc instamment nos amis de les répandre dans le cercle
de leurs relations et de les faire connaître par la publicité de la presse
locale.
.
ancien député au Reichstag, nous écrit de Kissingen : « Bien que j'aie fort
délaissé les questions sociales depuis que j'ai cessé d'être député pour m'a-
donner entièrement à la médecine, je suis toujours un lecteur assidu de la
Mforme sociale et un disciple reconnaissant de M. Le Play. J'aurais grand
plaisir à collaborer à votre iîeuwepar des informations sur diverses questions
soulevées eu Allemagne, surtout sur la question du socialisme d'Etat, mais le
temps me fait défaut. En attendant, je n'oublie pas la propagande des Unions.
Ici même, j'ai vu deux personnes de la Galicie qui, je l'espère, vous écriront
prochainement pour adhérer à notre programme : ce sont, M. Vivien de Chà-
336 LA RÉFORME SOCIALE
I. - LES BOULANGERS
(11 Arches jwJiewrcs de VAuhc, n« 1210, lloo, 1169. 1175. 1163, 1105, ilSO.
H 76, 1077.
LES ARTISANS D'AUTREFOIS 343
pour avoir diminué dans cette ville dans le cours du dix-huitième
siècle.
sïeaa Caillât (163 8).
Jean Caillât et sa femme, Marguerite Finot, habitent rue de la Petite-
Tannerie, une petite maison qu'ils ont achetée 320 1. en 1625. La
chambre basse sur la rue leur sert de boutique. Us étalent leurs pains
sur une « monstre de bois » et le pèsent au moyen de trois pesons à
«
flèche de bois » ou d'une paire de balances. Dans le fond de la pièce
se trouvent deux grandes « maies de chêne à boulanger. » Cette
chambre sert aussi de cuisine. Dans les soirées d'hiver, un chandelier
de fil de fer sert à l'éclairer.
Le ménage et ses trois enfants logent dans une chambre basse, crui
correspond d'un côté avec la boutique, de l'autre, avec une petite
cour. Le lit est couvert de « serge riolJée » ou rayée de différentes cou-
leurs. Le linge de table, consistant en deux nappes et trois douzaines
de serviettes, est empilé dans un coffre de chêne. Le long des murs, sur
deux « vieux rasteliers à mettre armes », sont étalés « une arquebuse
à rouet, un vieil pistollet, deux épées, un épieu, un morion, un poi-
gnard et deux viels fornimentz. » Le boulanger fait partie de la milice
bourgeoise, comme son père et peut-être son aïeul, de qui proviennent
sans doute une grande partie de ces armes.
Le costume de la femme est simple. La serge noire est employée en
corsage et en garde-robe. Les jours de fête, elle met une cotte de drap
vert passementé ou de damas figuré, une chemisette de serge rose, un
devantier de serge noire et un chaperon de drap de même couleur.-
La famille couche dans la chambre basse sans doute humide et
obscure. La chambre haute sert de blutoir. Il s'y trouve « un moulin à
bluter garni de ses ustancilles. » Une chambre basse contient deux
petits saloirs et un cent et demi de fagots.
beilles pleines de pains, et qu'en voyant ses bijoux, les chalands pou-
vaient être portés à dire, comme la chanson populaire : «La boulangère
a des écus. »
On l'aurait supposé également, à la voir, le dimanche, avec sa cotte
de. serge de Beauvais passementée de deux passements de velours noir
et doublée de serge bleue, avec son manchon de velours cramoisi à
ramages et son chaperon de serge noire à carreaux de velours. On
l'aurait cru surtout, à voir le « ceinturon à enfant couvert de velours
rouge, où il y a dix-huit coquilles d'argent, avec des agraph.es d'ar-
gent. » Ce luxueux ceinturon, destiné sans doute à soutenir des
lisières pour faire marcher un enfant de deux ans, ne devait-il pas
éblouir les passants et faire l'envie des voisines?
Catherine, quia quatre enfants, n'a rien épargné pour eux; elle
couvre le berceau de l'un d'eux d'un drap vert ; elle a deux « biberaux
à enfants », sans doute des biberons ; enfin, elle possède une «haulte
chaise à mettre enfant à. table. » Généralement, on ne fait pas, surtout
chez les artisans, de meubles spéciaux pour les enfants, et la présence
de cette « haute chaise » indique chez notre boulangère une sorte de
faiblesse maternelle qu'on ne rencontre guère de ce temps.
Ce ménage, qui jouit de quelque superflu, a du reste des goûts
relativement artistiques.La chambre de famille est garnie de tableaux,
d'images de bois et de plâtre, de gravures. A côté d'une croix de cuivre,
on peut remarquer un petit tableau « à huile » peint sur bois, entouré
d'un cadre de bois, et sur lequel « est représentée la Vierge tenant son
enfant. » Plus loin est un crucifix et un « Christ au jardin d'olives »,
peint à la destrempe; cinq autres petits tableaux à l'huile, dont l'un
a une chasse pour sujet, enfin « huit images en carton sur taille
dousse. » Sans cloute sur un dressoir, on peut aussi remarquer quatre
plats, deux petits vases et un « chandelier de fayance. »
Quant au mari, son orgueil était à coup sûr dans ses armes : une
arquebuse à mèche, un demi-mousquet et deux ôpées à fourreau de
cuir. Avec quelle fierté ne devai-il pas passer, par-dessus ses vêtements
de couleur sombre, son baudrier de cuir couvert de serge grise passe-
montée, auquel était suspendue une de ses épées! Ainsi équipé, un
bourgeois ne pouvait-il pas se croire l'égal d'un noble?
Les tableaux, les faïences indiquent une aisance relative. Le total de
l'inventaire du mobilier, qui fut fait à la mort de Catherine Ghenat,
s'élève à 739 l.-lo c, somme relativement importante pour les ménages
d'artisans de cette époque.
•Beau Boyvîn (1665).
Jean Boyvin, qui possède la maison dans laquelle il
exerce la pro-
fession de boulanger, est tout à fait h l'aise. Les coffres remplis de linge.
LES ARTISANS D'AUTREFOIS 345
les armoires où l'on enferme l'argent l'attestent; un de ces coffres contient
vingt-sept draps de toile et soixante-quinze serviettes.il a dansunbufïet
132 livresenécus et pièces detrente sous, 45 livres 16 s.en or; il a dans
une armoire troussée de bois de chêne, 12 écus blancs et pour 56 livres
de sous marqués. S'il doit encore 320 livres sur l'acquisition de sa
maison, s'il a emprunté 25 livres à un marchand, il a quelque argen-
terie : une tasse, une cuiller et une fourchette. Sa femme, Jeanne
Poinsot, possède une bague d'or garnie de neuf pierres bleues faisant
rose, une petite verge (1) et un chiffre d'or. Enfin, dans sa cave, il a
« deux muids de vin viel creu du bas païs. » Quand un artisan a dans
sa cave sa provision de vin assurée, on peut dire qu'il a des avances
ou du crédit.
La chambre de famille est garnie de deux lits, où ne font pas défaut
les matelas et les coussins de plumes. L'un de ces lits est entouré de
custodes et de manteiets de serge verte passementée et frangée. Le
mobilier est assez complet, et le râtelier garni d'armes y figure. Jean
Boyvin et sa femme, qui n'ont que deux enfants, ont pour servante
une nièce, à laquelle ils donnent 22 livres de gages par an.
Chose assez rare, Boyvin possède un livre de quelque valeur ; c'est
une Vie des saints de format in-folio, estimée 6 livres. Il doit y avoir
chez certains artisans des livres populaires, que les greffiers d'inven-
taire dédaignent à cause de leur prix minime, et qui devaient sortir
des presses des imprimeurs de Troyes. Cette Vie des saints devait
inspirer un certain respect, lorsque le père de famille en faisait lecture
à ses enfants, dans les longues soirées d;hiver.
La boutique de Boyvin est bien garnie d'ustensiles professionnels.Six
septiers, huit boisseaux de farine, valant 200 livres, sont conservés dans
des sacs de treillis. On peut remarquer dans cette boutique, outre
deux grandes maies de chêne, des paniers, des rouleaux, des claies,
des racles de fer, des pelles do bois, un écouvillon, des vanneaux, des
vannettes à mettre pain, des paires de balances à bassins de
cuivre, etc.Au premier étage,est placé dans une garde-robe « un mou-
lin servant à Testât de boulanger. »
Il n'estpas étonnant que tout ce mobilier, qui fut vendu aux enchères
après la mort de Boyvin, ait produit une somme de '1,380 1.
avances ; ils se soutiennent les uns les autres pour faire le commerce
des bestiaux sur une large échelle. Il y a parmi eux des sortes de
dynasties. Le fils de Toussaint Gamusat, dont nous parlons ci-après,
meurt en 1718, laissant deux enfants. Les deux aînés sont bouchers;
deux fdles sont mariées à des bouchers. Deux autres sont restées dans
le célibat; une seule a épousé un tisserand. Un fils s'est fixé au loin, en
Bourgogne. Mais la majorité conserve la profession paternelle, qui lui
assure l'aisance, sinon la richesse. D'autres bouchers, dont nous avons
vu l'inventaire, ont une argenterie de table analogue à celle que pos-
sédaient les deux personnes dont nous esquissons les monographies.
Les bouchers, parfois logés près de la tuerie, ne vendaient pas de
viande chez eux; ils l'exposaient sur des étaux placés dans les bouche-
ries publiques, qui, à Troyes comme à Lyon, avaient le privilège de ne
pas être fréquentées par les mouches. C'était là que siégeait il y a
quarante ans encore la bouchère, avec ses bijoux au cou et aux doigts,
qu'elle étalait comme ses aïeules les avaient sans doute étalés au
dix-septième siècle.
(1) Etoffe légère dont toute la chaîne est de soie, mais qui est tramée de laine.
(Furetière.)
348 LA RÉFORME SOCIALE
The Christian Socialisl (juin cl juillet 1883). The Comini; Révolution in England. —
Th social Reconstruction of Emjlaml; by. II.-M. Hyndman. London, Yilliam Recves.
I
Nos lecteurs n'ont certainementpas oublié le très intéressant travail
de M. Claudio Jannet sur le socialisme scientifique aux Etats-Unis (1),
non plus que ses appréciations, de fond si. solide et de forme si nette,
sur un ouvrage, Progrès et pauvreté, dû à la plume d'un écrivain
californien. M. Henri George. La terre, avait dit Stuart Mill, est un
don de la nature, la source de tous nos moyens d'existence, le fonde-
ment de tout ce qui influence notre bien-être matériel; elle ne saurait
donc être l'objet d'une appropriation dans les mêmes conditions et au
même titre que les produits créés par le travail de l'homme. M. Henri
George s'est emparé de cette donnée, il l'a développée, amplifiée,
prodigieusement exagérée et en a tiré la conclusion que la propriété
foncière est illégitime et contraire à l'intérêt général. Le procédé qu'il
recommande, pour trancher cet abus dans sa racine, consiste à absorber
par l'impôt tout le revenu net (rent) de la propriété foncière ; grâce à
une opération aussi simple, le sol deviendrait rapidement une pro-
priété collective et le produit de la rente permettrait d'entretenir tous
les services publics et de constituer une sorte de caisse d'assurance
contre les risques de pauvreté.
Le système n'est pas nouveau, il a même été expérimenté, au
onzième siècle, par un homme d'Etat chinois d'une
rare intelligence,
(1) Réforme sociale, tome lit, page 268.
LES SOCIALISTES CHRÉTIENS EN (ANGLETERRE 353
appelé Wang-ngan-Ché, il a fait ses preuves pendant quinze ans,
et ces preuves ont été si désastreuses, que les Chinois se sont
dégoûtés du socialisme agraire (]). L'expérience, suivant un mot
célèbre, est une flamme qui n'éclaire que ceux qu'elle dévore; aussi
le mécompte des administrés de Wang-ngan-Ché n'a-t-il pas empêché
M. Henri George d'avoir de nombreuxlecteurs aux Etats-Unis et même
en Angleterre.
Les ouvriers anglais deviennentchaque jour plus attentifs aux discu-
sions qui agitent le continent; ils n'appartiennent plus à cette idée
unique, que l'ordre social en Angleterre est supérieur à celui de tout
autre pays et se sentent partagés entre le respect du passé et les
aspirations vers un avenir meilleur. Ils commencent à ressentir les
premières atteintes de ce malaise indéfinissable, qui caractérise les
époque de transition, si étrangement marquées d'incohérences et de
contradictions. Un fait assez significatif témoigne du travail sourd
et mystérieux qui s'opère dans leur esprit. En 1879, un serrurier de
Londres,M. Adam Weiler, avait proposé, au congrès des Jrades-Unions
de Manchester, une résolution en faveur de la nationalisation de la
terre, c'est-à-dire de la restitution du soi national à la communauté.
Non seulement sa proposition était restée sans écho, mais elle n'avait
pas obtenu d'autre suffrage que celui de son auteur. En 1882, à ce
même congrès, la même proposition, renouvelée par un membre de
la fédération démocratique, M. Rowland, a été votée par 49 voix
contre 29, malgré l'opposition des principaux organisateurs de la
réunion. Ce revirement ne prouve assurément pas l'existence d'un
large courant socialiste en Angleterre, il laisse seulement deviner des
fissures clans la pensée populaire.
Les idées nouvelles ont pénétré dans un autre milieu, celui des pas
teurs et des dissidents. Dans tout chrétien, nourri des enseignements
du Christ, la remarque est de M. de Laveleye, il y a quelques tendances
socialistes, et, clans tout socialiste, fut-il profondément irréligieux, il y
a une sorte de christianisme inconscient. Le christianisme est la
religion des déshérités: il a rassemblé sous son aile les pauvres et les
faibles, les femmes et les enfants et les a enveloppés, dans le cours des
siècles, d'une protection, qui n'a pas épuisé tous ses effets et n'a pas
dit son dernier mot. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que des chrétiens
de toute confession recherchent les moyens de mettreun terme à l'anta-
gonisme social et s'appliquent avec ardeur, avec passion même, a
restaurer un édifice qui leur semble menacer ruine; l'essentiel estdene
pas jeter à la tête du voisin les pierres amassées pour la consolidation
(i) Revue des Veux Mondes àa 45 février 1880. Un socialiste chinois au onzièmesiècle,
par C. de Varigny.
Liv. VII %i
354 LA RÉFORME SOCIALE
(1) Dans sa remarquable étude sur Karl Marx, M. de Lavcleyc a démontré, avec
aillant de précision que de justesse, que l'utililé et la rareté sont de3 éléments delà
valeur aussi bien que le travail.Voir la Revue des Deux Mondes du 1er septembre 4876.
LES SOCIALISTES CHRÉTIENS EN ANGLETERRE 355
ont emprunté, de 18/2 à 1879, une somme de 8,014,312 livres sterling
pour drainer le sol dans des domaines substitués et ont dépensé, en
moyenne, pour ces opérations, 6 1.10 sh. par acre; or clans les terrés,
ainsi drainées à beaux deniers comptant, l'effort de la main-d'oeuvre
est moindre et le rendement plus considérable que dans les terrains
numides ou inondés. Avant la crise, les propriétaires recouvraient une
partie des frais sur les fermiers; ils en ont maintenant la charge exclu-
sive. S'il faut s'en rapporter aux évaluations de M. Denton, dont les
calculs sont très précis, le drainage est indispensable sur une superficie
de quinze millions d'acres, en Angleterre et dans le pays de Galles, et
imposera aux landlords d'énormes sacrifices, auxquels il ieur sera
difficile de se dérober. La fortune vend ce qu'on croit qu'elle donne
et, dans ces dernières années, elle a infligé aux propriétaires et aux
fermiers des épreuves auxquellesles ouvriers ont échappé. Les fermiers
ont largement entamé leur capital et les propriétaires ont consenti
des remises de fermages, qui se sont élevées, en moyenne, à 20 et 25
pour 100(1).
Un des écrivains les plus distingués du nouveau groupe socialiste
chrétien, M. Hyndman, a pensé que, pour se rendre compte avec plus
d'exactitude des chances de la réforme projetée par ses amis et par
lui-même, il n'était pas inutile de suivre les faits dans leur enchaîne-
ment et leur filiation, et a esquissé un tableau plein de mouvement et
de vie des phénomènes d'évolution, qui se sont succédé depuis le
moyen âge jusqu'à nos jours et qui continueront à se développer jus-
qu'à la formation d'un ordre social régulier. « Au moyen âge (2),
dit M. Hyndman, les relations entre les différentes classes de la
hiérarchie féodale et les individus qui les composaient étaient
purement personnelles. Tous les paiements se faisaient en nature et
les services étaient rendus de part et d'autre en vertu d'obligations
personnelles... Les nobles n'étaient pas plus propriétaires de la terre
que le peuple ou le roi. Chaque classe avait des droits subordonnés à
l'accomplissement de certains devoirs... Les yeomen et les tenanciers
à vie produisaient pour les besoins de leur femme, de leurs enfants
et leurs serviteurs. Ces derniers eux-mêmes jouissaient d'un lopin de
terre. Les journaliers ne formaient qu'une partie insignifiante de
la population. La femme, les filles, les servantes tissaient la laine de
la ferme et confectionnaient de rustiques broderies pour leur toilette
II
('!) Par une singularité des pins bizarres, les petits fermiers empruntent parfois de
l'argent à 10 p. 100 alors qu'ils ont à la banque un dépôt rapportant -I et demi. Ce
dépôt représente la dot des filles et doit rester inviolable, parce qu'en Irlande, plus
qu'ailleurs encore, les filles ne se marient pas sans dot. Le mariage est une affaire
d'argent. Ri jc père touchait au dépôt, il y aurait au logis des pleurs et des grin-
cements de dents.
358 LA KÉFORME SOCIALE
Plus sévère est son jugement sur les nouveaux propriétaires, qui
appartiennent presque tous au petit commerce et à la petite industrie.
L'intérèl particulier est leur loi suprême et l'idée de la justice sociale
n'a pas pénétré dans leur esprit. M. Baldwin en cite un exemple frap-
pant. Un grand propriétaires du Donegal, M. Gonnolly, qui, pendant
le cours de sa longue carrière, n'avait jamais augmenté la rente fon-
cière, vient à mourir ; son domaine est vendu par petits lots à des
spéculateurs, qui s'empressent de tripler les fermages. Aussi les appelle-
t-on les requins de la terre; leur éducation est, je no dirai pas à
refaire, mais à faire de pied en cap. Leur cupidité a presque justifié
le Land'Act de 1881, qui a fait passer au laminoir le droit de pro-
priété, et avait causé, en Irlande, un mécontentement d'autant plus
profond; que, dans la plupart des cas, les tenanciers exécutent, à leurs
frais, toutes les améliorations permanentes, telles que constructions;
drainage, etc.
Les anciens propriétaires, de leur côté, doivent rentrer dans la
vérité de leur rôle et sont moralement tenus de renoncer à leurs habi-
tudes d'absentéisme. Quelques-uns d'entre eux l'ont fait et s'en sont
Lien trouvés: le dernier lord Bessborough, par exemple, visitait ses
tenanciers chaque année, il les connaissait personnellement, s'enqué-
rait de leurs besoins et avait gagné leur confiance et leur estime, mal-
gré la différence de race et de religion. « Si les propriétaires vivaient
en Irlande, disait le duc de Wellington, et y dépensaient leur revenu,
ils feraient plus pour la tranquillité du pays que toutes les mesures
que le gouvernement de Sa AJajesté pourrait prendre. »
La difficulté capitale qui résulte des abus du morcellement n'en
subsisterait pas moins, puisque 4 00,000 fermiers, ce sont les chiffres
de M. Baldsvin, sont incapables de vivre dans leurs exploitations trop
exigués. M. Baldwin propose, pour remédier au mal, d'offrir à 50,000
familles l'option entre l'émigration et le déplacement dans l'intérieur
de l'île, où les terres cultivables no manquent pas, et n'évalue pas à plus
de 2,500,000 1. st. la dépense qui incomberait, de ce chef, àl'ÉLatdont
la participation et même l'initiative seraient indispensables et se com-
bineraient avec l'action des landlords. Son plan est très ingénieusement
conçu; je ne puis l'exposer en détail dans cet article déjà trop long,
mais je crois que, dans l'intérêt même des propriétaires anglais, le
gouvernement de la Reine fera bien d'aviser.
L'antagonisme de classe n'existe pas, jusqu'à présent, en Angleterre
et,s'il venait à surgir dans le monde agricole, il serait la conséquence des
abus de la propriété limitée, qui restreignent outre mesure le nombre
des propriétaires et contiennent en germe de dangereux conflits (1).
(1) Von l'article snr la. Propriété anglaise cl les propriétaires anglais, Réforme
—
sociale du 15 mars dernier.
LES SOCIALISTES CHRÉTIENS EN ANGLETERRE 359
Pendant l'enquête agricole, le dialogue suivant s'est engagé entre
le duc de Richmond et un grand administrateur de domaines (land
agent), M. John Goleman : « Le présilent: Un changement dans les
lois qui régissent la terre vous paraîtrait-il nécessaire pour assurer
la prospérité de l'agriculture?—• Le déposant: Dois-je considérer la
question comme une allusion à la propriété limitée ? — Le président :
Oui. — Le déposant : Je pense qu'une chose est très nécessaire, c'est
que les propriétaires soient, d'une façon ou d'une autre, tenus de
remplir leurs devoirs envers leurs domaines comme envers leurs
tenanciers. — Le président: Avez-vous eu souvent de la peine à obte-
nir de l'argent dans les domaines substitués?—Le déposant-.Qnï, j'en ai
eu. »
Il est, en effet, extrêmement dur pour le propriétaire limité, comme
le fait remarquer M. Oûleman, d'emprunter de l'argent à 6 ou 7 p.100,
amortissement compris, pour améliorer un domaine qui rapporte 2 1/2.
et l'on s'explique que, dans certains cas, il hésite à faire ou ne puisse
pas faire un sacrifice aussi onéreux. Le bili, présenté par lord Gairns,
au mois de février 1880, autorisait le tenant for life à vendre une par-
tie du. domaine pour améliorer l'autre, mais il n'a malheureusement
pas obtenu la sanction du Parlement.
Les écarts de l'esprit de conservation ne sont pas moins à redouter
en Angleterre que les exagérations de l'esprit de nouveauté et l'art de
ménager les transitions est plus indispensable en politique qu'en litté-
rature. Dans son roman à'Endjjmion, lord Beaconsfield a consigné
cette impression grave et mélancolique : «Je ne puis me dérober au
sentiment que ce pays, et le monde en général, sont à la veille de
grands changements r, Un des signes du temps qui frappe l'observa-
.
teur en tout pays, c'est l'esprit d'égalité, dont les anciennes classes
dirigeantes, même en France, n'apprécient peut-être pas très exacte-
ment la véritable nature et la portée. Le peuple est défiant, ombra-
geux, irritable, à la façon des parents pauvres dans une famille de
parvenus, il cherche la considération et craint le dédain des nobles,
des bourgeois et des riches. En dépit des apparences, il est idéaliste et
sentimental, il tient peu à l'argent parce qu'il n'en a pas et ne sait
aucun gré de l'assistance matérielle, quand elle ne vient pas du coeur.
L'égalité politique n'est pour lui qu'un moyen d'arriver à l'égalité
morale et la hiérarchie ne lui est odieuse que parce qu'elle paraît
impliquer l'humiliation en permanence. Qui pourrait s'en étonner?
Mmc Roland n'a jamais pu digérer certain repas pris à l'office clans
une maison seigneuriale, et Barnave se serait probablement monlré
moins fougueux aux débuts de la Révolution, si, par les ordres d'un
gentilhomme, il. n'avait été brutalement expulsé d'une loge qu'il occu-
pait, avec sa mère, au théàtrede Grenoble, Le peuple souffre, dans son
3G0 LA RÉFORME SOCIALE
DE LA VILLE DE BREST
classes dirigeantes, de réunir les capitaux nécessaires pour ouvrir des écoles
que les classes ouvrières, livrées à elles-mêmes, seraient incapables de créer;
à elles de fonder sur des bases solides un enseignement libre et chrétien;
qui puisse rester, dans l'avenir, indépendant de toutes nos fluctuations poli-
tiques.
Mais les classes ouvrières doivent tout au moins pourvoir à l'entretien do.
ces écoles dont elles seules doivent profiter, car les classes aisées se lasse-
raient peut-être d'alimenter les écoles de leurs aumônes; et une oeuvre ne
peut être durable que si elle réussit à se créer des ressources qui lui soient
propres.
Les fondateurs de la Société civile des intérêts catholiques ont donc réso-
lument adopté le principe de l'école payante, et payante pour tous indistinc-
tement.
Cependant, on ne peut fermer les portes de l'école aux familles dont l'in-
fortune n'est le résultat ni de Pinconduite ni de l'imprévoyance; elle doit
rester ouverte à tous ceux dont la situation mérite égards et respects. La
Société civile a résolu cette difficulté en adoptant un principe que l'amiral
de Gueydon avait tenté de faire prévaloir dans les écoles municipales de
l'Algérie en '1872, le principe des bons d'écolage. La Société émet des bons
d'écolage dont la valeur représente la rétribution scolaire mensuelle ; les
pères de famille achètent directement ces bons, soit au bureau de la Société,
soit chez un libraire auquel ils s'adressent généralement pour les fournitures
scolaires et, sur la simple présentation du bon d'écolage au frère directeur,
tout enfant peut entrer à l'école.
Quant aux familles trop nécessiteuses pour subvenir par elles-mêmes aux
frais de l'éducation de leurs enfants, elles s'adressent aux sociétés de charité,
aux prêtres de leur paroisse et aux personnes charitables de leur connais-
sance, pour en obtenir, sous la forme de bons d'écolage, l'assistance scolaire,
comme elles en obtiennent depuis longtemps sous des formes variées, l'assis-
tance alimentaire. La Société de Saint-Vincent de Paul de la ville distribue
aujourd'hui des bons d'écolage, parallèlement aux bons de pain qu'elle a
toujours répandus avec largesse.
Ainsi la charge des frais d'éducation de leurs enfants se trouve remplacée,
pour ceux qui ne peuvent y satisfaire, par l'obligation de chercher une per-
sonne charitable qui veuille bien leur donner l'assistance scolaire, et pour
continuer à la mériter, ils veillent ta ce que leurs enfants soient assidus et
studieux à l'école. En même temps, les frères et les administrateurs de la
Société sont délivrés de tout souci, et des interprétations fâcheuses auxquelles
ils pourraient prêter le flanc, s'ils avaient à faire eux-mêmes la distinction
entre les élèves payants et les élèves gratuits. Tous les enfants entrent, à l'école
sur le pied de l'égalité la plus parfaite : la dignité du père de famille néces-
siteux ne peut jamais être compromise.
En principe un bon d'écolage peut être attribué chaque mois, |à titre de
récompense, à l'élève de chaque classe qui s'est le plus distingué par son
travail et sabonne conduite.
Ce système des bons d'écolage, qui est une idée
propre à l'amiral de Guey-
don, pourrait, en se généralisant, devenir fécond en heureux résultats pour
LES ÉCOLES LIBRES, PAYANTES ET HIÉRARCHISÉES 363
]e développement de l'enseignement libre ; il deviendra sans doute possible,
au moins dans les agglomérations d'une certaine importance, de décider les
municipalités à supprimer leurs écoles communales et à transformer leurs
subventions scolaires en bons d'écolage valables indistinctement pour toutes
les écoles de la ville, laïques ou congréganistes. Ces bons, délivrés gratuite-
ment par les bureaux de bienfaisance municipaux, à toutes les familles indi-
gentes, seraient payables à la caisse municipale, pour tous les instituteurs
qui les auraient reçus des enfants. Chaque école pourrait ainsi participer aux
subventions de la commune sans enchaîner sa liberté d'action, et les muni-
cipalités rempliraient leur devoir d'assistance scolaire, sans entraver en rien
la liberté des pères de famille quant au choix des maîtres qu'ils préféraient
pour leurs enfants.
De même que, pour toutes les professions manuelles, le prix de l'appren-
tissage augmente avec le niveau de l'artisan, de même aussi, dans les écoles
de la Société, le prix des bons d'écolage peut être variable d'une école à
une autre école, et dans une même école suivant la classe; mais ce prix est
toujours le môme pour tous les enfants d'une même classe.
En principe, le prix des bons d'écolage devrait être tel que la Société n'ait
à supporter aucune charge provenant, soit du salaire des maîtres, soit des
frais d'entretien de l'école, et qu'elle soit même remboursée de l'intérêt de
ses avances ; mais, en fait, les fondateurs ont admis que ce prix serait fixé
assez bas pour se trouver, dans chaque localité, à la portée du plus grand
nombre (1).
Les maîtres employés dans les écoles de la Société sont uniquement et
directement rétribués par elle ; un supplément proportionnel au nombre des
élèves peut, en principe, leur être attribué en sus du salaire fixé.
L'Ecole catholique de Brest, dirigée par les frères de la Doctrine chré-
tienne, a été ouverte au mois d'octobre 4 880, et 200 enfants y sont entrés dès
le premier mois. Peu à peu, cette école a conquis les sympathies de la popu-
lation, et elle est devenue l'école aristocratique de nos classes ouvrières;
850 enfants la fréquentent très régulièrement aujourd'hui, et le local devient
insuffisant pour répondre au désir de la population.
La Société des intérêts catholiques, ayant hérité d'une situation toute dif-
férente, créée par un comité préexistant, traîne encore à sa remorque une
lourde part du boulet de gratuité inaugurée par ce comité, la présente mo-
nographie n'est donc pas exactement conforme à ce qui existe, mais elle
représente le but dont les fondateurs cherchent à se rapprocher le plus pos-
sible, à mesure que le temps et les circonstances leur permettent de se dé-
barrasser des charges qui leur ont été léguées.
Dans une ville de -100,000 âmes comme Brest, où la population ouvrière
est proportionnellement plus nombreuse que dans toute autre ville, à cause
de l'importance de l'arsenal maritime, il faudrait pouvoir ouvrir trois écoles
du même genre, limiter à 350 ou 400 le nombre des enfants de chacune d'elles
(1) A l'école libre de Brest, le prix du bon d'écolage est de 2 !r. 50 pour la masse
des enfants; mais il y a des élèves à 4 fr., à H,50 et à 12 fr. par mois.
364 LA REFORME SOCIALE
EN ANGLETERRE
La véritable école de colonisation n'est pas en Angleterre, elle est aux co-
lonies; elle n'est pas dans un établissement public, elle est dans l'industrie
privée. C'est au foyer du squatter que le jeune homme est toujours venu
chercher les connaissances spéciales qui lui sont nécessaires pour devenir
squatter à son tour. Il les a acquises dans ce milieu de la famille et de la sta-
tion où il aura lui-même aies appliquer un jour ; elles ont été complétées
et rendues efficaces par cette seule circonstance bien mieux que par une série
d'examens subis avec succès. Enfin ces épreuves qu'on veut lui éviter sont
pour lui l'apprentissage utile de la vie pénible et tourmentée qu'il aura à
subir pour mener à bien une entreprise coloniale quelconque.
Quant aux principes succincts d'économie politique qu'on lui inculquera en
Angleterre à un âge où l'esprit est naturellement absolu, je crains beaucoup
qu'ils ne soient plus tard, pour l'enfant devenu colon, une source de graves
erreurs. En tous cas, combien ne seront-ils pas inférieurs aux enseignements
de l'expérience péniblement mais sûrement acquis par la pratique de la vie?
Le jeune homme tout frais débarqué, en Australie par exemple, de son école
anglaise, couvert peut-être des palmes d'un concours, aura cependant une
tendance à mépriser les conseils éclairés des vieux éleveurs démoulons, il les
écrasera de tout le poids de son agriculture académique et, sans doute, il se
préparera bien des déceptions.
En somme, la vieille Angleterre paraît s'écarter, sur ce point, des traditions
d'énergie individuelle qui ont fait sa grandeur. Espérons d'ailleurs que,
grâce au bon sens anglais, l'école professionnelle de colonisation trouvera
peu de crédit auprès des pères de famille; ce serait, je crois, une chance de
réussite pour leur fils.
P. DE ROUSIERS.
A. G.
UNE PETITE INDUSTRIE A DOMICILE
LE CLOUTIER DE CERELLES
que notre cloutier travaillant douze heures par jour ne pouvait demander
douze heures de travail à son chien. « J'en aurai deux, » se dit-il, et il en
chercha un second. L'ayant trouve, il les réunit, et, avec cette .bonne et douce
physionomie que je lui ai toujours connue, il leur parla ainsi en les caressant
de la main : « Mes bons amis, nous travaillerons ensemble, moi, pcndauL
douze heures tous les jours de la semaine, sauf le dimanche où vous viendrez
avec moi porter noire travail chez mes clients ; cela vous amusera, mais ÏOÎ/S,
vous ne travaillerez que six heures chacun, et vous vous relèverez toutes les
trois heures; ne vous inquiétez pas, j'aurai soin de vous. » Ce fut entendu,
j'allais dire compris, tant les chiens paraissaient flattés, et l'atelier retentit
joyeusement des chants du cloutier, de ses coups de marteau répétés, du
sifflement du soufflet et de l'aboiement des chiens.
Les choses en étaient là, quand notre cloutier reporLa sa pensée vers sa
vieille mère. « Mère, lui dit-il, le travail va bien; nous vivrons, je l'espère;
mais nous ne pouvons demeurer quatre dans la même chambre ; voulez-vous
que je vous en fasse une? — Bien volontiers, mon cher enfant, répondit la
mère attendrie; mais où la prendras-tu? — Sur la grange, » dit-il. Aussitôt
dit, aussitôt fait. 11 alla chercher le maçon, coupa la grange en deux et fit à
sa mère une chambre proprette, communiquant par une porte avec la sienne
et ayant une fenêtre au midi, sur le jardin. Il l'y installa joyeusement et c'est
là qu'elle est morte entre ses bras dans des sentiments religieux que je
n'oublierai jamais.
Deux ans après, la femme du cloutier mit au monde un fils. Un fils pour
l'ouvrier, c'est un trésor. 11 vintm'annoncer sa naissance avec la joie peinte
sur son visage. « Monsieur le cure, me dit-il, un fils m'est né. Je l'apporterai
à baptiser demain. Demandez à Dieu, qui me l'a donné, de me le conserver.
Quand il sera en âge, il travaillera avec moi, car il n'est pas bon que le fils
de l'ouvrier s'éloigne de son père. »
11 tint parole. De même que sa fille, après avoir fait sa seconde communion,
apprit l'état de lingère et resta près de sa mère, le fils apprit l'état de cloutier
et resta près de son père. Oh! quelle joie ce fut pour la famille, le jour où
le cloutier dressa pour son fils une enclume à côte de la sienne !
Les bénéfices réalisés au moyen de cette petite industrie ne sont assuré-
ment pas considérables, car l'ouvrier ne gagne, en moyenne, que 3 fr. 50 par
jour et il travaille douze heures en toute saison ; mais il ne chôme pas; il ne
fait pas le lundi ; il ne fréquente pas les cabarets. Il a pu ainsi élever ses deux
enfants et augmenter le petit bien que ses parents lui ont laissé. De bonne
heure, il a planté quelques ares de vigne derrière sa maison et à peu près
autant au bout de son jardin, et il s'est fait un cellier. Il a acheté ensuite
une vigne de 40 ou S0 ares, en plein rapport, et un hectare de terre labou-
rable; enfin, pour abriter ses céréales, il a construit, de ses propres mains
et de celles de son fils, un hangar, sauf la charpente, et, sans le secours du
couvreur, l'a couvert de feuilles de tôle.
Pendant plusieurs années, tout à fait au début de son installation à la Carte,
je le voyais porter sur son dos sa marchandise aux clients ; puis le chien la
roula dans une toute petite voiture ; mais sa clientèle n'ayant pas tardé à aug-
menter, pour diminuer la fatigue, aller plus loin et ne pas nuire à son travail
UNE PETITE INDUSTRIE A DOMICILE 371
du lendemain, il fit faire une voiture et acheta un âne. La partie de la
grange restée libre devint une remise pour la voiture et une écurie pour
l'âne.
De plus il a amélioré son atelier et voici comment. Pour fabriquer plus
vite ses clous à ferrer les chevaux, il a acheté, dans ces derniers temps, un
marteau mécanique, appelé rabatteur, au prix de 80 fr. Autrefois, pour donner
au clou la forme convenue, l'ouvrier était obligé de frapper cinq coups de
marteau. Aujourd'hui, le rabatteur, mû par une pédale et ayant à son centre
l'empreinte de la tête du clou, donne la forme d'un seul coup. C'est une
économie de temps, de peine, et un bénéfice sensible.
On le voit, cette petite industrie a prospéré ; elle a de plus résisté à la
concurrence delà grande industrie. Notre ouvrier achète son fer en barre à
Tours et vend les clous qu'il fabrique aux maréchaux ferrants, aux cordon-
niers des environs.
Malheureusement, il se croit obligé de faire ses courses le dimanche ; c'est
le seul reproche que j'aie à lui adresser. Il dessert ainsi une dizaine de
communes, et il vend ses clous à ferrer les chevaux et ses clous à gros sou-
liers plus cher qu'en fabrique, à Tours. Comment expliquer cela? Il n'y a
pas d'autre raison que celle qu'il m'a donnée. « Ma marchandise, m'a-t-il
dit, est meilleure qu'en fabrique et les maréchaux ferrants ainsi que les cor-
donniers n'ont pas besoin de se déplacer. »
En effet, s'il en était autrement, pour quiconque connaît l'ouvrier de cam-
pagne, il est évident que pas un d'eux, s'il y trouvait le moindre profit,
n'hésiterait à se fournir à Tours, les moyens de transports et les communi-
cations avec la ville étant faciles.
Au point de vue social, il n'est pas nécessaire d'insister sur les avantages
de cette petite industrie. Le père exerce son industrie au foyer d'une manière
continue avec sa femme et ses enfants; tous prennent leurs repas et travail-
lent ensemble -, ils couchent sous le même toit. Or, ce rapprochement, cette
vie en commun, cette union fait leur force et leur prospérité. Cet exemple
justifie donc l'intérêt que l'Ecole de la Paix sociale porte à la petite industrie
domestique.
J. PASQUIER.
L'INDUSTRIE DES DRAPS
Bien que je puisse paraître avoir écrit ces lignes pro domo, je n'hésite pas
de tous les
à les livrer à la publicité, convaincu que je traduis la pensée
industriels sérieux.
Les industries françaises, particulièrement celle des draps, que je connais
plus spécialement, ont à soutenir actuellement une concurrence difficile avec
les manufactures étrangères; mais les fabricants se font, en outre, entre eux,
concurrence malheureuse. Il s'ensuit qu'ils sont amenés, pour pouvoir
une
lutter, à diminuer le prix de la main-d'oeuvre.
Cependant, dans beaucoup d'industries, ce prix entre pour une faible part
dans la valeur totale. Si nous prenons, par exemple, le coût de la fabrication
d'une pièce de drap, nous reconnaîtrons que la main-d'oeuvre constitue à
peine un quart, dans le montant total de celte fabrication. Ainsi, sur une
étoffe de 8 à 9 fr. le mètre, la main-d'oeuvre n'entre que pour 4 fr. 50 à
2 fr. le mètre.
Une réduction d'un tiers, sur le travail de l'ouvrier, ne fera diminuer le
prix du drap que de cinquante centimes ; aussi dès qu'une pareille et exorbi-
tante réduction aura été faite sans succès, il ne restera plus d'autre res-
source au fabricant obligé de lutter quand même, sous peine de ruine, que
de diminuer successivement la qualité des matières premières.
Or, ces dernières entrent pour plus de la moitié et souvent pour les deux
tiers, dans la valeur des tissus. On comprend, dès lors, que la qualité
diminue d'autantplus que le fabricant abaissera, dans une plus forte propor-
tion, la valeur des matières employées.
Le fabricant, qui aura cru être très habile en diminuant la valeur des ma-
tières introduites dans la composition de son étoffe, sera souvent dépassé
par un concurrent, qui, poussé par la nécessité de la lutte, ne craindra pas
d'entrer, encore plus que le premier, dans la voie des économies mauvaises
et ruineuses, en définitive, pour tous.
En résumé, tous les fabricants ne pourront se soutenir que momentané-
ment, et quand ils auront épuisé toutes les ressources plus ou moins avoua-
bles qui peuvent amener le bon marché, ils seront forcés de fermer leurs
usines.
Une pareille conséquence sera aussi désastreuse pour les patrons que pour
lés ouvriers.
Hâtons-nous de dire que celui qui parle ainsi est un homme qui vit au
milieu des ouvriers et qui sait combienil est difficile de leur venir en aide,
non pas seulement quand le travail manque, mais même quand il diminue.
Depuis quelques mois, la France traverse malheureusement une crise
industrielle très grave. Le travail manque presque complètement dans la
plupart des centres industriels. Et, il faut avouer, que, par suite d'un chan-
gement dans'les saisons, la crise est plus forte dans les fabriques de draps
L'INDUSTRIE DES DRAPS 373
que dansées autres centres industriels. Le froid a fait presque complètement
défaut l'hiver dernier et les commandes de drap ont été presque nulles.
Déjà, depuis le traité de commerce avec les Anglais, il était bien difficile
à la plupart de nos fabricants de drap de soutenir une lutte avantageuse avec
les fabricants anglais.
Les causes principales de notre infériorité sont les suivantes: en France,
la houille est plus chère; les transports sont moins rapides et plus coûteux
qu'en Angleterre; nos relations avec les pays étrangers sont insignifiantes à
côté de celles que les Anglais possèdent dans tous les pays ; enfin, les Anglais
ont en général de très grandes fortunes, et ils n'entrent pas dans l'industrie
pour en sortir peu de temps après, ainsi que cela se pratique malheureuse-
ment en France, par suite de notre régime successoral.
Cependant, malgré leur supérioritéindustrielle, les Anglais ont été amenés
à faire entrer dans leurs étoffes, censées en laine, des matières courtes; peu
de temps après, les Français ont cru devoir les suivre dans cette voie. Mais,
aujourd'hui, ce procédé de fabrication n'est plus suffisant, et les Anglais sont
arrivés à mettre du coton dans les étoffes qui étaient autrefois entièrement
fabriquées avec de la laine. Là encore beaucoup de nos fabricants sont forcés
de les imiter. Il est facile de voir que le vainqueur dans celte lutte sera
celui qui aura le plus d'adresse et le moins de bonne foi.
Une autre cause d'infériorité pour nous est le système des adjudications.
Tandis que le gouvernementanglais traite toujours avec les mêmes fabricants
et continue ses marchés avec eux, tant qu'ils livrent do bons produits, le
gouvernement français met toutes ses commandes en adjudication.
Or, ce système, dont les conséquences sont déplorables, entraîne les fabri-
cants à livrer des produits de qualité inférieure afin de conserver les com-
mandes à des prix très réduits; de plus, ce système conduit les industriels à
se désintéresser du sort de leurs ouvriers, qu'ils exploitent le plus possible,
pour lutter contre leurs concurrents.
Dans certaines circonstances, un manufacturier, sans travail, sera amené
àaccepter, pour de petites quantités, un rabais qui l'oblige à produireà perte,
ce qu'il ne pourrait faire, s'il s'agissait d'une commande plus considérable.
On ne saurait en conclure que l'Etat a intérêt à mettre toutes les fournitures
en adjudication. En effet, d'une part, le système qui consiste à travailler à
perte ne peut se pratiquer indéfiniment; d'autre part, l'Etat, qui doit la sécu-
rité aux centres industriels et aux ouvriers, ne peut pas spéculer sur une
situation qui est déplorable pour les industriels, pour les ouvriers, et, en
définitive, pour lui-même.
En oulre, on doit comprendre que des marchandises livrées à trop bas
prix reviennent, en réalité, très cher, car elles ne peuvent pas faire un bon
usage.
Si donc, dans les circonstances actuelles, le travail est très rare chez les
fabricants de draps pour le commerce, ce n'est pas un motif pour exposer
les manufacturiers, qui se sont outillés à grands frais pour la fabrication des
draps de troupe, à toutes les chances d'une adjudication. Dans tous les cas,
si l'adjudication ne peut pas être évitée, il convient de leur assurer au moins
la priorité que doit avoir tout fournisseur dont on est satisfait.
374 LA RÉFORME SOCIALE
Ces garanties sérieuses que nous demandons pour les fournisseurs anciens,
peuvent pas être considérées comme une faveur, ou comme un privilège;
ne
elles ne sont qu'une juste compensation pour les dépenses considérables
qu'ils ont été amenés à faire, en vue de servir l'Etat, en temps de paix comme
temps de guerre. Nous oublions trop facilement que le fabricant de
en
draps de troupe, étant tenu de mettre constamment ses ateliers au service de
l'Etat, est dans l'impossibilité absolue de faire marcher parallèlement deux
fabrications; dès lors, il joue le tout pour le tout, quand vous le forcez à
entrer en lutte avec le fabricant de draps pour le commerce.
Si ce dernier est adjudicataire, il pourra faire son travail en sus du travail
ordinaire ; s'il ne l'est pas, rien ne sera changé dans la marche de sa manu-
facture; tandis qu'une simple diminution chez le fabricant titulaire va porter
.la perturbation chez lui ainsi que la ruine et la misère chez ses ouvriers.
En résumé, l'Etat ne doit pas, sous prétexte d'adjudication, remettre per-
pétuellement en question ses engagements antérieurs, quand il a lieu d'en
être satisfait. Il ne doit pas oublier que les fournisseurs sérieux ne consenti-
ront jamais à signer des engagements qu'ils ne pourraient pas tenir, sans
abaisser la qualité de leurs produits et sans compromettre l'honorabilité de
leur maison. Il s'expose, dès lors, à contracter des marchés dans des condi-
tions qui ne seront avantageuses ni pour l'industrie sérieuse, ni pour le
trésor public.
JDLES MAISTRE,
Manufacturier à Yillencuvette.
Voici un ouvrage (1) digne d'être bien accueilli de tous les hommes d'éludé
qai se préoccupent des questions politiques et sociales. Le travail considé-
rable de M. Fr. R. Dareste comble une lacune véritable. Il y avait déjà
plusieurs ouvrages qui étaient censés donner les mêmes documents. Mal
traduits, incomplets, ces ouvrages manquaient par l'exactitude et par la
richesse des textes, c'est-à-dire par les qualités essentielles dans de pareils
recueils.
M. François-Rodolphe Dareste, aidé, pour les Pays-Ras, la Hongrie et les
pays Scandinaves, de son cousin M. Pierre Dareste, a traduit lui-même les
constitutions de plus de quarante Etats qui figurent dans son recueil. Poly-
glotte comme il n'y en a guère en France, ayant maintes fois fait ses preuves
dans les publications de la Société de législation comparée, M. R. Dareste
LE DÉCLASSEMENT SOCIAL
Yic-le-Comle, le US septembre 1883.
MONSIEUR LE RÉDACTEUR EN CHEF,
associations qui ont trouvé leur capital dans leur sein, dans le concours per-
sonnel de leurs membres, qui se sont développées et qui prospèrent. 11 eu
sera longtemps encore comme cela, et l'argent qui ne coûte rien, qui u'a pas
été gagné laborieusement sera toujours moins fécond que l'argent dû à de
longs efforts et à une longue épargne. Nous en revenons toujours à l'exemple
de nos lunetiers, qui se sont faits d'eux-mêmes et qui, grâce surtout aux
efforts imposés par des débuts difficiles, ont fourni une si brillante carrière,
tandis que la majorité des associations fondées avec le concours de l'Etat
sombrait piteusement.
La presse corruptrice. — Il est difficile de s'imaginer l'ardeur infatigable
qu'une certaine presse dépense journellement en France pour chasser des
esprits les derniers vestiges de croyance et y ruiner jusqu'à l'idée des prin-
cipes sur lesquels repose toute société. On n'a peut-être jamais vu un achar-
nement pareil à démolir et à faire le vide. Qu'importe si ce vide est aussi-
tôt comblé par les passions les plus basses et si la patrie sombre dans le
naufrage de toutes ses forces morales! Y a-t-il une patrie pour ces sinistres
empoisonneurs de l'esprit et des moeurs?
On assistait depuis quelques années déjà aux cyniques ôlucubrations de la
littérature et de l'art pornographiques.L'excitationdes sens était alors l'élé-
ment de succès, et ce procédé donnait des résultats financiers et sociaux qui
encourageaient les imitaLeurs. La police finit, sous la pression de l'opinion
publique,par mettre un terme à ce honteux commerce.Mais la feuille porno-
graphique n'était pas la seule ressource de ces entrepreneurs féconds' de la
démoralisation publique. 11 restait le livre et les révélations obscènes sur les
personnages éminents du passé contemporain.Seulement,le livre n'arrive pas
tout seul sous les yeux : les réclames des journaux ne suffisent pas non plus
à le faire acheter : il faut affriander le lecteur par un avant-goût plus allé-
chant des jouissances qui l'attendent ; de là, l'emploi de l'affiche réclame qui
parle à l'esprit et aux yeux. Ce genre spécial d'attraction vient, selon nous, de
trouver sonexpressionlaplushonleusedans une image aux couleurs voyantes
et heurtées qui s'est étalée pendant plus d'un mois sur les murs de Paris.
Le nom du livre qu'elle portait, et le nom du personnage dont la vie intime
était jetée en pâture à la curiosité publique, importent peu : ce qui importe,
c'est l'idée traduite par la scène figurée. Au premier regard, c'était l'immora-
lité scandaleuse d'une famille; mais au second, c'étaient les bases de la so-
ciété la vieillesse, l'autorité etla religion vouées au mépris public. Les traits
.-
homme instruit, discipliné, formé déjà par les exercices du collège, on peut
faire un soldat en un an, en combinant habilementl'apprentissage; la preuve
c'est que, de ceux que l'on prend dans cette même condition, on fait à Saint-
Cyr des officiers en deux ans. »
M. Beudan a relevé, en second lieu, un point important qui échappe à la
plupart des personnes qui discutent la question : c'est le petit nombre des
jeunes gens pour qui le volontariat réduit le service militaire à un an au lieu
de cinq. Le nombre des engagés conditionnels est de 5,000, généralement
même il est plus faible. Du reste, M. Beudan ne fait pas de difficulté à ce
qu'il soit encore réduit, en limitant l'admission aux jeunes gens « qui pro-
mettent d'être vraiment une force pour le pays,soit par les études qu'ils pour-
suivent, soit parce qu'ils se distinguent d'une manière particulière dans une
branche de la science, de l'art ou des travaux mécaniques. Combien ce
chiffre de 5,000 volontaires et le chiffre réduit que suppose M. Beudan
sont peu de chose auprès des énormes contingents calculés sur des classes
de plus de 300,000 hommes. » La réduction de service dont profitent ces
cinq mille volontaires n'allonge pas d'un mois le service des soldats de
cinq ans-.
« Et c'est pour un aussi mince résultat, continue M. Beudan, qu'on ris-
querait d'entraver le développement des connaissances scientifiques et pro-
fessionnelles, de compromettre le recrutement des carrières civiles, d'arrê-
ter l'essor de l'initiative intellectuelle où se mesure la force vitale d'un pays.
Car aucune illusion n'est possible : si le projet qu'on annonce vient à être
adopté, sans correctif ou atténuation, il entraînera la ruine des hautes
études et, à brève échéance, l'abaissement du niveau d'instruction delà jeu-
nesse française. » Sans accroître réellement les forces militaires du pays,
la réforme proposée affaiblirait les forces sociales et intellectuelles.
a.
Si l'intérêt des études condamne le projet, si l'intérêt militaire n'y est
pas sérieusement engagé, que reste-t-il qui l'explique? Il reste une idée
abstraite, une préoccupation quelque peu ombrageuse d'égalité et celle non
moins mesquine « de ce que l'on a nommé la péréquation du service mili-
taire. » Que sont ces soucis secondaires à côté du véritable côté de la ques-
tion qui est l'intérêt général et l'aménagement des forces sociales? « Il y a
en présence deux grands intérêts : celui de la défense du pays et de la supé-
riorité par les armes, celui de la civilisation et de la supériorité par la
science; ce n'est pas en les opposant, en les sacrifiant l'un à l'autre, qu'on
fera un pays puissant, c'est en les conciliant.
» Entre l'égalité morale et civile, fondée sur le respect dû à toute per-
sonne et à toute profession, et l'égalité sociale qui est le plus vain et le pire
de tous les rêves, il y a un abîme: car, à côté de la loi d'égalité, il y a une
autre loi, non moins impérieuse, celle de la hiérarchie des forces par les-
quelles les sociétés existent et prospèrent.
» Elevé parle désintéressement, éclairé par l'expérience, le patriotisme
doit comprendre qu'il faut tenir également compte des besoins divers et
complexes du pays ; que, si tous les Français se doivent à la patrie, tous
n'ont pas envers elle des devoirs identiques ; qu'un même régime, dès lors,
ne peut être imposé à tous sans péril. Voilà la vraie et féconde égalité,
CHRONIQUE DU MOUVEMENT SOCIAL 383
comme doit la pratiquer un grand peuple soucieux de son avenir: l'égalité
par la participation aux divers services que réclame le pays. »
On doit se réjouir lorsque des déclarations du genre de celles-ci, tombent
d'une bouche autorisée, au milieu d'une solennité officielle qui en rehausse
la valeur et en multiplie les échos.
L'enquête sur la participation aux bénéfices. — Nous venons de parcourir
avec un intérêt immense les épreuves du volume renfermant l'enquête du
ministère de l'Intérieur sur la participation aux bénéfices. Nous avons
étudié minutieusement les différentes organisations adoptées par les divers
patrons et nous avons été frappé \ par la variété des combinaisons et par
l'uniformité du résultat: bien-être, paix et prospérité. De là, cette conclu-
sion naturelle: c'est qu'il n'existe pas un type unique d'organisation possé-
dant le monopole de ce bien-être, de cette paix et de cette prospérité.
Cette conclusion, qui viendra à l'esprit de tout lecteur du volume, est une
affirmation nouvelle, ajoutée à tant d'autres, d'une grande vérité formulée par
Le Play : « Ces moyens employés pour assurer le salaire, dit-il, dans l'Organi-
sation du travail (p. 164), ont assurément leur importance, mais ce ne sont,
après tout, que des mécanismes, dont l'action bienfaisante dépend surtout
des forces morales qui sont inhérentes aux systèmes, ou propres aux inté-
ressés. Aussi, on a toujours fait fausse route quand on a voulu réorganiser
le travail à l'aide d'une formule générale fondée sur l'un de ces mécanismes
ou sur quelque combinaison financière. Sauf en certains cas particuliers, on
a échoué, parce qu'aucune formule de ce genre ne saurait s'adapter à la
diversité extrême des hommes et des industries. » On reconnaît bien aujour-
d'hui qu'il n'y a pas de formule unique, mais ce qu'on sait moins, c'est que
les diverses mécanismes n'ont guère d'action que par les forces mo-
rales qui y sont inhérentes. Cette vérité, si vivement mise en lumière par
Le Play, est la seconde conclusion qui ressort du volume de l'Enquête. Dans
les différentes maisons, en effet, sauf une ou deux tout au plus, on voit la
participation reposer sur trois forces morales puissantes : le sentiment du
devoir patronal, la permanence des engagements, et la hiérarchisation des
éléments sociaux.
Voici en quoi consiste cette hiérarchisation. La très grande majorité des
patrons a institué un stage d'un an, deux ans ou même cinq ans imposé aux
ouvriers avant d'être admis à participer. Ce stage a deux effets : le premier de
laisser à l'écart la masse des nomades, le second de rendre stables quelques-
uns de ces nomades; le résultat final est de ne composer le groupe des
participants que de la minorité d'élite du personnel de l'atelier. Ainsi,
M. Chaix compte 325 participants sur 1,250 ouvriers; M. Dorgé 30 sur
120; M. Goffmon 58 sur 125; M. Boucicaut 700 sur 2,000; M. Godin500 sur
1,500, et ainsi des autres.
Tous ces patrons ont ainsi hiérarchisé leur personnel; ils ont détaché de la
masse les éléments les plus méritants et leur ont fait une situation sociale
supérieure. On comprend alors sans peine comment s'exerce le perfection-
nement industriel obtenu parla participation. Encouragés par les avantages
qui leur sont attribués, les participants font deux choses : ils produi-
sent personnellement plus et mieux et, d'autre part, surveillent et stimu-
384 LA REFORME SOCIALE
(1) Une brochure in-8° vendue dans les bureaux de la Réforme au prix de i fr. pour
les membres des Unions.
Pour faciliter la tâche de tous ceux de nos confrères qui prennent part à
YEnquêté sW'l'état des familles, M. Claudio Jannet a bien voulu rédiger quel-
II
L'organisation des familles souches se prête au commerce et à
l'industrie aussi bien qu'à l'agriculture. Mais, comme les populations
de la Provence sont presque exclusivement agricoles, nous avons dû
étudier principalement les rapports qui existent entre, le régime de la
famille et les intérêts de l'agriculture. Même dans les provinces où l'on
pourra, plus que nous ne l'avons fait, se préoccuper de ce qui concerne
les populations adonnées à l'industrie ou au commerce, l'enquête
devra toujours faire la plus large place à ce qui regarde les popula-
tions rurales. Aussi croyons-nous devoir reproduire ici quelques
pages de la Réforme sociale en France (eh. 34) où M. Le Play a décrit
avec une remarquable précision les diverses formes que peut prendre
la constitution agricole d'un pays. Nous fournissons ainsi un moyen
facile de contrôler la méthode et la terminologie que nous avons
adoptées et que nous recommandons.
« Les paysans à famille souche ont créé une organisation agricole
toute spéciale, qui se représente à peu près avec les mêmes caractères
dans toutes les régions de l'Europe. Les terres du domaine forment un
ensemble bien aggloméré, au centre duquel sont établis l'habitation de
la famille ainsi que les bâtiments nécessaires au logement des ani-
maux et à la conservation des récoltes. Lorsque le climat se prêle à
la culture des arbres fruitiers, l'habitation est entourée d'un verger.
Cette disposition est particulièrement favorable à l'éducation physique
des jeune;) enfants de la famille... La terre arable, subdivisée selon le
régime d'assolement de la contrée, en deux, trois ou quatre champs,
fournit, sans intervention de jachères, les céréales, les fourrages arti-
ficiels, les racines, les graines oléagineuses, etc.. Le domaine d'un
paysan à famille souche n'est pas seulement un atelier agricole; on y
exécute toujours les travaux du ménage le blanchissage du linge et
l'entretien des vêtements; on y exerce diverses industries, telles que
le tissage des matières textiles, la confection des vêtements et des ou-
tils, etc.. »
Les familles instables ne peuvent pas conserver de domaines agglo-
mérés : leurs tendances sont toutes contraires. Aussi, là où le régime
du partage égal a prévalu depuis longtemps, trouve-t-on une organi-
sation agricole tout opposée, celle des villages à banlieue morcelée.
« Les populations soumises à ce régime agricole s'agglomèrent avec
leurs bestiaux dans une multitude de bâtiments, groupés en village au
centre du territoire... Les jeunes gens ne se marient jamais dans la
maison paternelle, et vont même de bonne heure chercher du travail
au dehors, en sorte que les habitations se réduisent aux proportions
strictement nécessaires pour loger deux époux et leurs jeunes enfants.
388 LA RÉFORME; SOCIALE
III
Entre ces deux types extrêmes des domaines agglomérés des familles
souches et des villages à banlieue morcelée des familles instables, se
placent des combinaisons fort diverses, que provoquent la nature des
lieux, les propensions naturelles des héritiers, et, en général, les moeurs
locales tendant à restreindre ou à accroître l'instabilité imposée aux
familles françaises par la loi actuelle de succession. M. Le Play a décrit
quatre cas principaux correspondant aux différentes manières dont les
domaines agglomérés des familles souches se décomposentsous l'action
du partage forcé.
Le premier cas, qui se présente dans les montagnes à pentes abrup-
tes, à champs enclos, et à cultures arborescentes, est presque la trans-
mission intégrale. D'accord avec tous les siens, le père donne de son
vivant à un enfant associé tout son domaine, à la charge de payer à
chacun des autres enfants sa part d'héritage. Pour faciliter cette com-
L'ENQUÊTE SUR L'ÉTAT DES FAMILLES 389
binaison, il attribue à l'héritier associé, à titre de préciput et hors
part, la quotité disponible; les autres enfants consentent généralement
à recevoir des dots inférieures à la valeur de leur part en nature.
Le second cas qui se retrouve dans des pays où les inconvénients
économiques du morcellement des domaines sont moindres, reste plus
loin de la transmission intégrale. Le partage égal est imposé par les
tribunaux et les hommes d'affaires ; mais les pères de famille l'éludent
souvent en se concertant avec leur héritier associé, et en employant des
manoeuvres frauduleuses qui tranchent singulièrement avec l'honora-
bilité de ceux qui les emploient. Cette réaction des moeurs, qui ne se
fonde plus, comme dans le cas précédent, sur des procédés avouables,
détruit souvent les bons rapports de parenté:bienfaisante au point de
vue de la culture du sol, elle tend, au point de vue moral, à désorga-
niser la petite propriété.
Dans le troisième cas, le partage en nature des domaines à habitation
centrale reste toujours impraticable ; mais les intéressés réalisent aisé-
ment leur héritage en se partageant le prix offert par des capitalistes
pour le domaine paternel. Sous cette influence, la population entière
finit par se plier au principe du partage égal. Mais comme les
nouveaux acquéreurs ne peuvent tirer parti de leu'.'s propriétés
qu'en les affermant, l'ancienne race des petits propriétaires se trouve
peu à peu remplacée par une race de petits fermiers.
Enfin le quatrième cas se rencontre clans les contrées éloignées des
foyers de commerce, où les populations, ayant adopté les idées éma-
nant de la loi, et ne trouvant point de capitalistes disposés à acquérir
les domaines, doivent, à l'ouverture de chaque succession, s'en parta-
ger les lambeaux. L'héritier auquel sont attribués les bâtiments en
peut à peine faire emploi dans une exploitation réduite, tandis que les
autres héritiers sont obligés d'élever sur leurs lots de nouvelles cons-
tructions.... Lorsque, pour éviter ces ruineuses constructions, ils se
partagent en nature l'habitation et ses dépendances, les familles se
trouvent condamnées à une sorte de prosmicuité, source permanente
de désordres et de conflits.
Nous avons observé presque tous ces types dans les différents dépar-
tements sur lesquels a porté notre enquête. Quand nous les retrouve-
rons dans le cours de notre travail, nous renverrons à la description
sommaire qui vient d'être donnée.
La distinction des familles en familles souches et en familles instables
présente de grandes difficultés, quand il s'agit non plus de caractériser
une famille déterminée, mais de préciser l'état général des moeurs
dans une région donnée de la France.
Effectivement la loi du partage égal et forcé, qui régit notre pays
390 LA REFORME SOCIALE
IV
EN LIMOUSIN
I. — PÉRIODE DE LIBERTÉ.
Une campagne, inspirée par les idées les plus généreuses, soutenue
par la foi ardente de ses promoteurs, conduite avec un zèle et une
persévérance au plus haut point dignes d'éloges, encouragée par
beaucoup d'hommes sincères, cherchant la solution du problème so-
cial ailleurs que dans d'absurdes utopies, a été entreprise depuis plu-
sieurs années en faveur du rétablissement des anciennes corporations
de métiers. Beaucoup d'esprits distingués croyant que l'avenir est là,
estiment qu'il suffirait, pour ramener sinon la paix, du moins l'entente
et instituer un modus vivendl tolérable entre patrons et ouvriers, de
reprendre la tradition du passé, violemment rompue, et de réorganiser
l'ancien système corporatif, en élargissant son cadre et en tenant
compte des changements survenus depuis un siècle dans notre état
civil et politique, dans les conditions de la vie matérielle, dans celles
de la production industrielle et des rapports commerciaux.
Il est certain que nous ne trouvons pas, dans le passé, la trace de
crises aiguës analogues à celles qui, de nos jours, éclatent à chaque
instant et révèlent la violence de l'antagonisme entre patrons et ou-
vriers; il est certain que, là où nous pouvons étudier avec un peu de
précision les rapports sociaux dans l'ancienne France, nous constatons
presque toujours qu'ils dénotent une union appréciable, des relations
plus suivies, plus étroites entre le patron et l'ouvrier; il est certain,
enfin, que ces observations nous révèlent, chez le premier, plus de sol-
licitude pour le second; chez celui-ci, plus de confiance dans celui-là,
de déférence pour lui et de dévouement à ses intérêts. En un mot, des
témoignages très précis, très sérieux et des exemples assez multipliés
prouvent que le passé a mieux compris que notre temps la solidarité
nécessaire créée entre le patron et l'ouvrier par le fait même de leur
association en vue du résultat industriel.
La raison de cet état de choses meilleur résiderait, dit-on, dans
l'influence des institutions corporatives, dans l'organisation même des
métiers... Fidèle à l'esprit du fondateur des Unions de la Paix sociale
et à sa méthode de libre et précise investigation, nous avons cherché,
— avec le plus grand désir de la trouver, nous l'avouons franchement—
la confirmation de l'exactitude de cette thèse dans les anciens statuts
des corporations d'une de nos provinces et dans les monuments de
son histoire qui peuvent jeter un peu de lumière sur ce sujet. C'est le
394 LA RÉFORME SOCIALE
II
Au moment où des textes précis et assez nombreux nous donnent un
certain ensemble de renseignements sur l'organisation de la bourgeoi-
sie, sur les rapports sociaux au sein de la commune, sur les conditions
d'existence et de travail faites aux gens de métier dans nos villes du
Limousin et en particulier dans le Château de Limoges, c'est-à-dire
vers le milieu du treizième siècle, nous nous trouvons en présence
d'un état de choses ayant, assurément, quelques traits de ressemblance
avec l'institution corporative telle que se la représentent les promo-
teurs de la campagne dont nous parlions tout à l'heure.
Cet état de choses nous est fort imparfaitement connu ; mais il offre
de notables différences avec le régime corporatif des seizième, dix-
septième et dix-huitième siècles, ou, pour mieux dire, les principes
sur lesquels il a été établi sont absolument opposés à ceux qu'invo-
quent les adversaires de Turgot, en 4 776.
La réglementation du travail, à Limoges, n'est pas la même que celle
observée dans d'autres villes; celle que révèle, par exemple, le Livr'e
des métiers de Paris. Dans la capitale, certaines professions seulement
sont libres (celles d'orfèvre, de potier d'étain, de cordier, de fabri-
cant de manches de couteaux ou de peignes, etc.) ; les artisans des
autres corporations sont tenus d'acheter le métier du roi (1). A Li-
moges, dans le Château, du moins (2), cette distinction n'existe pas, et
l'industrie jouit de la liberté ia plus complète. Fait remarquable : ce
n'est pas seulement le bourgeois, le membre de l'association commu-
nale, le citoyen en possession de ses droits politiques, qui a la faculté
d'exercer la profession de son choix ou de s'adonner à un commerce
quelconque sans formalité gênante : la même liberté est acquise à
l'étranger qui habite dans les limites de la terre communale. Le texte
de nos coutumes qu'on lit au plus ancien des registres du Consulat,
affirme cette liberté en termes très explicites et très précis (3).
laire A à l'hôtel de ville de Limoges. Les mots entre crochets ne se trouvent pas à la
plus ancienne version de ce texte.
On lit en tête du paragraphe (Beg. cons. A. fol. 125) : Cosduma cumli habitadors po-
den far lo meslicr que se volen.
Le texte des coutumes primitives est plus curieux et plus caractéristique : sabehan
sil qui son e qui son avenier que lo Cosolat deu chasleu de Lemotges e tôt lo cuminals
pobles de la vila se son acordat qne luicli li mestier sian cuminal, ses tôt saerament, e ses
tôt eovens, que noi deu hom far (fol. 78 v°). Ainsi, par le fait, la propriété du métier
avait passé du seigneur à la commune, qui avait abandonné ses droits à ses membres.
(1) Lhi mercheans, eychamen cytranh, que no son deudich chasleu, poden vendre lor
draps a talh o particularmen, a copdes o aimas, o en ç/ros o en qualque manieira que
lor plaira. E aychi de toias autres merchandaryas.
D'autres textes donnent, au lieu de a talh : a dclalh, etc., ce qui se comprend
mieux: a delalh se trouvant alors opposé à en yros.
(2) E sagramenù o alcuna convencio no deu essor entre aqueus que exercissen atjueus
mestiers; e si sayramen o convencio era fâcha, no val, de cosduma deudich chastcu.(\b\-
dem). Ailleurs, on défend tout banquet, toute association entre deux cantons (cir-
conscriptions électorales) : —Cosduma es en esta vila cuna charraira no deu manjar ah
a-'tra, eofrairia nicovent far. lbid fol. 7 verso.
LES ANCIENNES CORPORATIONS DE MÉTIERS 397
pour chacun des jours de la semaine, réparti entre les trente-trois
métiers ('I).
Chacun de ces groupes a dès lors ses règlements traditionnels que
nous ne connaissons pas, mais auxquels font allusion plusieurs textes.
Parmi les attributions principales des magistrats municipaux, on voit
figurer la surveillance et la police des métiers, la garde de leurs cou-
tumes, la répression des délits spéciaux commis par les artisans et
commerçants (2).
Le rôle des consuls ne se bornait pas à veiller aux conditions régu-
lières de la fabrication et à la loyauté de la vente : on les voit remplir,
en de certaines occasions, l'office déjuges de commerce, régler des
différends en matière de marché, apprécier la bonne exécution des
fournitures, décider du plus ou moins fondé des plaintes en mal façon ;
ils n'avaient pas seulement le droit de prohiber la vente d'une mar-
chandise défectueuse, la coutume leur donnait encore celui d'interdire
à un citoyen l'exercice du commerce dans la ville (3) et même de
l'exclure des caravanes qui allaient, au moyen âge, chercher un dé-
bouché aux produits de l'industrie locale dans les foires des parties
les plus éloignées du royaume, aux foires de Troyes et de Provins par
exemple, où les marchands de Limoges avaient leur «maison » spéciale,
leur halle de déballage dès le douzième siècle (4). Le plus ancien de
nos registres consulaires nous fournit un exemple de l'exercice de ce
droit. Il nous montre, en 1257, les consuls, assistés du conseil des
Prud'hommes de l'Hôpital,interdisant à Philippe Lenoir d'aller à aucune
foire ou marché, à peine de cent livres d'amende. Il lui est même
défendu d'y accompagner un autre commerçant. Cette interdiction
est prononcée pour un an (S).
(•1) Reg. cons. A. fol. 8G v0. Le nombre de 33 pourrait avoir été fixe par allusion
aux trente-trois ans que Jésus-Christ passa sur la terre. L'organisation militaire chan-
gea plus tard et la milice fut divisée en compagnies dont chacune avait sa circonscrip-
tion topographique.
(2) Lï dich cossols garden c fan garda)' los mestiers deus drapiers c deus sabatiers c
deus sartres e deus pelhiccirs c deus bochierse deus pesiors c de lotz autres, Hdich muti-
Icn [milicien) e punissen los falsificans lors mestiers e los defal'iens en aquestas chauzas
(lleg. cons. A).
(3) Âcordat fo per los Cossols c per mais proshomes, que W. Bolhaverl: no sia mais
corretiers eu chasteu de Lemolges per lo mesfaih que avia faih (Rcc. A. 32).
(4) Cartulaire de Saint-Etienne Je Troyes : manuscrit latin 17098 de la bibliothèque
nationale, fol. 3o et passim. — Bourquelot: Histoire de Provins, 1.1, p. 412.
(5) Acordat fo per los cossols deu Chaslcu de Lemotges e per cosseilh de prosomes
que si Felips Nègres deis aissi en an anava ni tramelia am geinh ni seis geinh a degutia
feira ni a degun merchat part lo defendement deus Cossols, lo çossolatz e lo éliminais,
deslavila en deu aver G Is seis marce,—ni anar a aquestas feiras no deu far companlaa
am degun home.Àctum mense augusli, anno Domini millcsimo ducenlcsimo quinquagesimo
septimo (fol. 54 recto).
398 LA RÉFORME SOCIALE
III
Quelle fut, durant cette période, la situation respective du patron et
de l'ouvrier? Grosse question, et à laquelle il n'est pas facile de
répondre.
Nous avons beaucoup de raisons de penser que, sous ce rapport,
l'état des choses, à Limoges> se rapprochait, à beaucoup d'égards, de
celui que nous constatons à la même époque à Paris, tout au moins
dans les corporations qui jouissent des coutumes les plus larges et les
plus libérales. Là comme ici, les ouvriers devaient tenir, dans l'organi-
sation corporative, à peu près autant de place que les maîtres et il est
vraisemblable, non seulement qu'ils prenaient part aux délibérations,
mais qu'une partie des bailes ou syndics du groupe étaient choisis
parmi eux. Nous en sommes, toutefois, sur ce point, réduits à des
conjectures.
Au surplus, il n'est pas absolument sûr que la maîtrise proprement
dite existât alors à Limoges. En étudiant nos documents limousins, on
est frappé d'une particularité bien remarquable. Jusqu'à la fin du
quatorzième siècle, on ne trouve jamais, ou du moins nous n'avons
jamais rencontré le titre de maître précédant l'énoncé de la profession.
Les habitants de Limoges sont dits fondeurs, fermaillers, orfèvres,
boulangers, et non maîtres fondeurs, maîtres orfèvres, maîtres bou-
langers. Nous ne savons trop s'il convient d'attribuer à ce détail une
grande importance; toutefois, lestextes de nos registres consulaires affir-
mant l'existence d'une coutume très différente, nous l'avons dit, de la
réglementation en vigueur ailleurs, et aucune ville au moyen âge
n'ayant offert aux commerçants olaux artisans une plus grande liberté,
il se peut fort bien qu'il n'y ait pas eu alors à Limoges de distinction
nette et permanente entre les artisans ayant accompli l'apprentissage
déterminé par l'usage du métier; que tous, au même titre, aient joui,
moyennant une déclaration faite aux syndics du corps ou aux consuls
et l'acquit d'une très modique somme à la caisse de la confrérie profes-
sionnelle, du droit d'exercer le métier en qualité de patron, de « lever
boutique » comme on disait jadis. Tous ne profitaient pas de ce droit;
beaucoup, dépourvus de fonds, ne voulant pas faire les frais d'une
installation ou trouvant leur avantage, pour une raison quelconque, à
n'avoir pas de boutique, travaillaient en chambre soit pour leur propre
compte soit pour celui d'un confrère, ou bien encore allaient travailler
dans l'atelier de celui-ci moyennant un prix convenu et durant une
période déterminée. L'ouvrier devenait patron avec la même facilité
que le patron redevenait ouvrier.Plusieurs passages du Livre des métiers
prouvent qu'àParis même, où la réglementation était pourtant plus sé-
vère, la maîtrisecertainement plus privilégiée etparsuite la distinction
LES ANCIENNES CORPORATIONS DE MÉTIERS 399
entrele maître et le valet plustranchée; où, de plus,la liberté du travail
n'existait pas, on passait aisément, suivant les circonstances, d'une
classe à l'autre. Une très curieuse disposition des statuts des chaus-
setiers reconnaît à des ouvriers depuis longtemps dansla corporation,
le droit d'être reçus maîtres sans « acheter le métier » du roi et même
sans lui payer aucune redevance à cette occasion. Le même règlement
prononce une exemption analogue en faveur d'anciens maîtres « qui
sont devenus valets par pauvreté ou par l'effet de leur volonté » : s'il
leur plaît de rechef de lever boutique, il ne leur sera réclamé aucun
des droits dus par les nouveaux maîtres (1).
Ainsi la distance du maître à l'ouvrier n'était pas aussi grande alors
qu'on l'imaginerait et la barrière qui les séparait pouvait être aisé-
ment franchie. Il faut noter que dans un grand nombre de corpora-
tions, le valet était autorisé comme le maître à recevoir des apprentis
chez lui et avait des représentants parmi les syndics ou jurés.
Ce qu'on peut affirmer, c'est que si la maîtrise a existé au treizième
siècle à Limoges, elle n'a eu ni la valeur sociale et industrielle ni le
caractère de privilège qu'elle possédait déjà ailleurs, dans une certaine
mesure tout au moins. Elle a dû être accessible à tous, sans grands
frais, et vraisemblablement sans chef-d'oeuvre, tandis qu'à Paris,
dans la plupart des métiers, le chef-d'oeuvre était exigé du postu-
lant à la maîtrise dès le temps de saint Louis. Cette période est par
excellence celle où prospère l'atelier domestique. Beaucoup de petits
industriels semblent alors travailler en chambre et vendre directement
leurs produits aux marchands ou même les portent à certains lieux
publics de vente.
En ce qui concerne les apprentis et les ouvriers vivant dans la
— il n'est pas impossible qu'à Limoges les deux
maison du patron
catégories aient formé des corporations spéciales (2) — leur condition
paraît avoir été à peu de chose près celle des domestiques, sauf en ce
qui a trait à la durée de l'engagement. Le domestique louait ses servi-
ces, comme aujourd'hui, pour une période indéterminée. Le valet de
(1) Et est ordené parles preudeshomes dudit mestier que les valiez dudit mestier
dont les nons sont ci desoz nommez, porront commencier ledit mestier quant ils
voudront, sans acheter le, ne rien paier au Roi, por ce que il ont esté grant tens au
mestier avanteest establissement et por ce que li pluseur d'aus ont este aucune fois
mestres et sont devenuz valiez parpoureté ou par leur volonté (Depping : Règlements
sur les arts ci, métiers, p. 140).
(2) Dans la liste des métiers de Limoges que nous donne Vestilgacha du vieux
registre du consulat, figurent les sirvens (servants, aides, valets) et les meschnas
(garçons) ? Quelle est l'exacte signification de ces deux mots et quelles catégories
d'artisans servent-ils à désigner ? Seraient-ce là les gens n'ayant fait l'apprentissage
d'aucune profession déterminée? Ne s'agirait-il pas plutôt des commensaux et des
apprentis de plus de quatorze ans?
400 LA RÉFORME SOCIALE
métier du treizième siècle louait son travail pour une durée certaine :
six mois ou un an, en général,— ce sont du moins les termes habi-
tuels des engagements que nous avons pu étudier aux siècles suivants.
Cette habitude de l'employeur et de l'employé de s'engager réci-
proquement pour un certain nombre de mois à des conditions déter-
minées parait avoir été, dès le moyen âge, générale en France : elle
existait encore au moment de la Révolution (-1), mais dans quelques
villes les ouvriers de plusieurs métiers s'y étaient soustraits aux deux
derniers siècles.C'est ainsi que les garçons boulangers de Paris, devan-
çant dès 1579 les plus désastreuses coutumes de l'industrie contem-
poraine, refusaient de prendre des engagements semestriels et travail-
laient à la journée (2). On avait du reste toujours employé, au moins
dans certains métiers, les plus importants, des ouvriers à la jour-
née (3).
Nous avons dit que nous ne connaissions pas les règlements anciens
des métiers limousins. En effet, il serait plus que téméraire d'étendre
aux groupes professionnels des petites villes et surtout des villes
du
Midi, c'est-à-dire d'une région qui appartient à une autre civilisation,
à un autre droit, à une autre langue, les renseignements fournis soit
parle monument législatif auquel saint Louis et Etienne Boileau ont
attaché leurs noms, soit par les anciens documents de toute espèce
relatifs aux corporations parisiennes. Avant le quinzième et surtout
avant le seizième siècle, chaque ville a ses coutumes et ses règlements
particuliers. A l'époque où les coutumes tombent en désuétude et où
la réglementation commence à s'uniformiser, les statuts se modèlent
sans doute sur ceux des corps de métiers de Paris ; mais à ce moment
la révolution dont nous parlerons plus loin s'est déjà produite: l'ou-
vrier a été évincé de la corporation ou du moins son rôle y est devenu
insignifiant, en sorte que l'application des règlements parisiens aux cor-
porations de province n'a d'autre effet que de confirmer les pouvoirs
du maître. Du reste, les faits vraiment remarquables qu'on relève dans
les textes relatifs à quelques corporations delà capitale et qui se rap-
portent à l'ordre d'idées dont nous nous occupons, n'ont, à Paris même,
rien de général. Tandis qu'on voit déjà percer dans l'interdiction
très fréquente d'avoir plus d'un ou de deux apprentis, la tendance
à restreindre la concurrence et à faire du métier un véritable mono-
pole ; qu'on constate que, dans plusieurs corporations, les syndics re-
(1) Ces engagements devaient être respectés non seulement par les parlins contrac-
tantes, mais par les autres membres de la corporation : « que nul du mestier ne
» puisse aloer l'ouvrier de l'autre jusques à tant que son terme soit fet et
acompli. »
Huchers, -1290 (Depping, Règlements sur les arts et métiers, p. 37o).
(2) Levasseur: Histoire des classes ouvrières en France, 1.11.
(3) Règlements sur les arts et métiers, Foulons, p. 131 et 132.
LES ANCIENNES CORPORATIONS DE MÉTIERS 40'I
çoivent des salaires d'une façon plus ou moins directe ; qu'on remar-
que une tendance dans diverses professions à exclure les femmes, sous
des prétextes qu'on pourrait qualifier d'hypocrites; qu'on relève des
mesures de défiance assez singulières à l'égard de l'ouvrier, on ne
trouve qu'à l'état d'exceptions certaines mesures favorables à celui-ci :
par exemple l'interdiction d'employer des valets étrangers tant que
des valets du métier, habitant la ville, se trouveront sans travail, ou
l'usage suivant lequel un patron ne peut congédier un ouvrier sans
l'assentiment de quatre maîtres et de deux valets.
Il faut remarquer que presque toutes les coutumes favorables à
l'ouvrier nous sont signalées par des documents appartenant aux
treizième ou quatorzième siècles, c'est-à-dire à la première des deux
périodes que nous avons indiquées : à celle où les partisans du réta-
blissement des corporations peuvent trouver quelques arguments en
faveur de leur thèse. A partir du quinzième siècle, ces usages dispa-
raissent ou changent de caractère.
En Limousin, les actes civils qui nous fournissent des renseigne-
ments sur la condition de l'ouvrier aux treizième et quatorzième siècles
nous le montrent n'ayant ni une existence différente, ni d'autres idées,
ni en somme, semble-t-il, beaucoup moins de ressources que la plu-
part des commerçants et propriétaires vivant à côté de lui. On le voit
faire les mêmes dépenses, vivre dans un milieu pareil, souvent pos-
séder des maisons, des cens, placer des capitaux à rente perpétuelle,
doter ses enfants et laisser à sa mort des legs à sa paroisse, à sa con-
frérie, aux couvents, aux hôpitaux. Nous l'avons déjà dit, nous le
répétons : rien ne révèle ni dans les faits, ni dans les textes, une
réglementation créant, dans la société industrielle, deux classes de
personnes. Le patron et l'ouvrier, surtout l'ouvrier chef de famille et
domicilié, semblent absolument égaux et leurs rapports, en dehors des
coutumes qui doivent en régler certains côtés, sont déterminées par
des conventions mutuelles, entièrement libres et d'un caractère tout
privé. Les vieux registres de notaires ne nous fournissent guère
pour cette période que le texte ou plutôt le dispositifd'engagements
d'apprentis et d'ouvriers vivant dans la maison du maître. Ces con-
trats ont aussi leur intérêt. En voici deux échantillons que nous
relevons dans les extraits des registres de Brousseaud copiés par le
savant bénédictin D. Col, pendant son séjour àLimoges; ils portent
l'un et l'autre la date de 1356 :
« Le mardi, veille de la fête de saint Mathieu apôtre (20 septem-
bre), Jean Ratier, cordier, a loué sa personne et son travail à Pierre
Procurand, cordier : il habitera chez ce dernier, le servira dans son
métier les jours ouvrables, de ce jour à la prochaine fête de la Na-
tivité de saint Jean-Baptiste (24 juin 1357), et recevra pour chaque
Liv. vin. 27
402 l'A. RÉFORME SOCIALE
(1) Item, die martis m virjilia fesli Bcati Malhoe apostoli, anno proedicto, Joanius
Raterii, cordarius, locavil se et opéras suas cvm Pctro Procurandi, cordario, ad moran-
dum cvm codent et eidem serviendum in minislerio suo per dies operabilcs ex mine
usque ad ir.stans festum naliviùalis Bcati Jounnis Baptiste, precio cujus libet dici ope-
rabilis duorum solidorum monete currenlis, quos diclus Peints jjromillil diclo Johamn
solvere qualibet die operabili, durante diclo lomino.
Petrus Bessaudi, faber, qui asserens se complevisse decimum quintum annum inte-
grum, etc., locavit se et opéras suas, etc., cum Johanne Mercerii et idem Johannes ipsum
Petrum conduxit ad morandum et opcranclum cum ipso Johanne cl eidem serviendum in
minislerio ipsius per dies operabilcs usque ad unum annum die hodierna predicta
computandum, precio cujus libet diei operabilis duodecim denariorum, monete currenlis
(Bibl. nat. collection Moreau. t. 336, fol. 168 et 170).
LA PARTICIPATION AUX BÉNÉFICES
devient petit patron et laisse pour tout héritage son atelier de serrurerie. La
ténacité au travail dont mon père nous a donné le grand exemple, permet à
mes parents le commencement de petites épargnes ; bien modestes au début,
ces épargnes accumulées ont cependant produit un capital suffisant pour
contribuer à la prospérité de notre établissement.
Il me semble juste de vous faire participer aux mômes avantages que ceux
qui m'ont été offerts, à la condition toutefois de vous en rendre dignes.
Hâtons-nous d'ajouter qu'il faut mériter ce qu'on veut obtenir; le demander
ne suffit pas. Aussi, n'ai-je jamais compris le rôle du patron limité à la
direction plus ou moins intelligente du travail manuel.
L'année dernière, je vous parlais de vos devoirs; un patron réellement
digne de ce nom, ne peut se dérober aux siens. Il doit enseigner les grandes
vérités d'ordre et de travail qui lui ont permis de s'élever, faciliter à son
personnel les moyens d'améliorer sa situation. Épargner pour soi, c'est bien;
entraîner les autres à suivre ce salutaire exemple, c'est mieux.
II
Commençons par résumer les résultats de l'organisation du travail
adoptée depuis deux ans dans l'atelier; je vous dirai ensuite sous quelle
forme et dans quelles conditions la participation aux bénéfices fonctionne
dans la maison.
Vous le comprenez, avec des hommes dont l'habitude est de commencer la
semaine le mercredi ou le jeudi, il faut renoncer à toute idée de participa-
tion; une conduite régulière est le meilleur élément dans une oeuvre de lon-
gue haleine. Mon premier effort devait donc porter sur cette détestable
habitude du lundi.
Le repos du dimanche, le renvoi'de quelques incorrigibles, m'ont permis,
en 1881, de réduire, dans une moyenne de sept, les absences non justifiées,
moyenne descendue cette année à 4. Encore quelques efforts et nous aurons
fait comprendre à ceux qui se livrent à cet abus, combien il est indigne
d'un travailleur.
Pour s'entourer de travailleurs sérieux, il est bien évident qu'il appar-
tient au patron d'être le premier à faire quelques sacrifices. Vous le savez,
je n'ai pas hésité à renoncer aux offres des sociétés d'assurance et je me suis
imposé à moi seul l'obligation de vous donner les mêmes avantages.
N'est-ce pas pour vous un grand souci de moins, de songer qu'une ma-
ladie, un accident, ne viendront pas bouleverser entièrement l'équilibre de
votre petit budget? Cette tranquillité relative de la vie, je la voudrais pour
tous les travailleurs. Le développement des sociétés de secours mutuels de-
vrait largement contribuer à ce résultat, surtout si les liens entre elles étaient
assez puissants pour permettre à leurs membres de recevoir les secours,
quelle que soit la contrée où ils auront trouvé de l'occupation.
Pour alimenter ma caisse des accidents, je prélève sur mon compte
0 fr. 08 c. pour dix heures de travail de chacun de vous, somme égale à
celle versée autrefois entre les mains de la Société. Le produit s'élève cha-
que année à 4,700 francs, les frais n'ont pas encore dépassé 4,000 francs, il
reste donc un excédent de 700 francs répartis entre tous ceux qui aban-
LA PARTICIPATION AUX BENEFICES 405
donnent volontairement 5 centimes par dix heures de travail, sous la seule
réserve d'être attachés à la maison depuis un an. Celte petite épargne est
ensuite placée par moi à la caisse des retraites pour la vieillesse, garantie
par l'État.
Quelques personnes bienveillantes à notre organisation avaient soulevé
une. objection sérieuse : « Bien que vous fassiez preuve, me disaient-elles,
d'une graude largesse, en prenant à votre charge les honoraires du médecin,
les frais de médicaments, les indemnités, tout cela, nous en convenons, n'at-
teindra pas un chiffre très élevé quand il s'agira de soulager une indisposi-
tion ou une blessure légère. Ne craignez-vous pas d'être impuissant s'il
survenait un accident grave, entraînant l'incapacité au travail de trois ou
six de vos employés ? »
Cette objection était trop fondée pour ne pas avoir été prévue par moi dès
le début, et sa solution m'avait été offerte par la Caisse des accidents de
l'État, dans laquelle je verse annuellement une somme de 5 francs pour cha-
que ouvrier employé dans les ateliers. Ce qui me permet d'offrir, pour un
accident entraînant une incapacité absolue de travail, une rente viagère
variant de 200 à 341 francs, suivant l'âge du blessé ('17 à 60 ans) ; cette rente
est réduite de moitié pour une incapacité permanente du travail de notre
profession ; et enfin, en cas de décès, le secours alloué à la veuve, et, si l'ou-
vrier est célibataire ou veuf sans enfants, à son père ou à sa mère sexagé-
naire, est égal à deux années de la pension. L'enfant ou les enfants mineurs
reçoivent un secours équivalent à celui qui est attribué à la veuve.
Je ne connais rien de plus favorable au bien-être des classes laborieuses
que cette organisation des assurances garanties par l'État, dans lesquelles
on rencontre — tout à l'heure j'aurai à y revenir — une véritable sécurité
pour la vieillesse, une atténuation aux suites d'un accident, et où l'on peut,
pour une somme relativement légère, atténuer la gène résultant de la mort
du chef de famille. On ne peut s'empêcher de manifester son étonnement en
constatant combien cette caisse est peu connue de la petite épargne.
Le second résultat à conquérir après celui du lundi était la formation d'ou-
vriers instruits dans leur métier ; pour l'obtenir, je me suis appliqué à recon-
stituer l'apprentissage. Malgré les imperfections du début, les tâtonnements
du commencement, j'ai bon espoir dans la valeur des hommes dont l'enfance
sera bien dirigée et sur l'habileté des travailleurs qui auront bénéficié des
écoles professionnelles. Dans mes réunions hebdomadaires avec nos ap-
prentis, je me suis attaché à leur donner une idée de la métallurgie, du fer,
à leur enseigner les principes généraux de la construction, spécialement au
point de vue de notre métier, à leur énumérer, sous forme de dictionnaire,
les termes de la serrurerie, me servant de chaque mot pour leur fournir des
explications et terminant mes leçons par une lecture d'histoire de France ou
de littérature.
Nos petits cours se font dans une pièce spéciale convertie en salle d'étude,
en bibliothèque, bibliothèque bien modeste, il est vrai, mais la mienne,
mieux fournie, lui ouvre ses rayons et permet à quelques-uns d'entre vous
d'y puiser, à mon grand contentement.
Ce tableau encourageant de nos efforts ne m'empêche pas de vous dire qu'il
406 LA RÉFORME SOCIALE
livret à la Caisse des retraites pour la vieillesse, sur lequel, chaque année,
l'intérêt sera même rendu
sera inscrite la somme réservée à l'épargne, dont
incessible et insaisissable jusqu'à 360 francs. Remarquez, je vous prie, com-
bien ce mode de placement est sage.
Il supprime d'abord la difficulté d'une liquidation de compte, et vous laisse
toute votre liberté. Vous plaît-il de quitter l'atelier, le pays, de vous diriger
le Nord, le Midi? Muni de votre livret, vous trouverez dans chaque ville
vers
continuer à,
un guichet où, par l'entremise du percepteur, vous pouvez
bonne réso-
verser vos économies; et enfin, si vous ne poursuivez pas cette
lution, vous avez la certitude de toucher, à l'époque désignée, la rente des
versements déjà opérés. Un décès survient-il avant la date fixée, votre famille
reçoit le. montant des sommes déjà déposées.
Je manifestais tout à l'heure mon étonnement de voir si peu de travailleurs
spéculation qui,
se servir de cette caisse, elle est pourtant bien connue de la
dans la période des six dernières années, a versé 453 millions, tandis que la
petite épargne contribuait seulement pour 58 millions. C'est pourquoi
M. Maze, député, rapporteur de la commission chargée par la Chambre de
de préparer la loi sur les sociétés de secours, demande l'abaissement du
taux de l'intérêt à 4 0/0, afin d'empêcher les compagnies de repasser à cette
Caisse les polices de leurs clients, conservant toutefois le taux de 5 0/0 et
celui de 4 'I ji 0/u aux sociétés de secours mutuels et aux particuliers dont les
pensions n'excéderont pas 600 francs.
Vous connaissez déjà les avantages de la Caisse des retraites de la vieil-
lesse par mes entretiens précédents, il est toujours bonde vous les remettre
sous les yeux. Au taux actuel, il suffit, depuis l'âge de seize ans, de verser
'1 fr. 64 par semaine jusqu'à soixante ans, pour toucher à cet âge un revenu
de -1,500 francs, le plus élevé auquel on puisse prétendre.
Autre exemple : En plaçant à vingt ans une somme unique de 50 francs,
sans autre versement, vous touchez à soixante ans, jusqu'à votre mort, une
rente annuelle de 52 fr. 90.
Enfin, en versant tous les ans :
4 00 francs, depuis l'âge de 24 ans, vous touchez à 60 ans. Fr. 4.412 24
30 — 712 41
— —
— 40 — 296 38
—
50 — 93 50
— —
— - 60 — o »
gestion, ceux qui ne l'approuveront pas étant libres de se retirer ou de ne pas entrer
chez lui. »
Résumé des sommes à répartir entre les ouvriers pour l'année 1882.
Le quart des bénéfices fr. 3.793,087 »
A déduire 10 0/0 pour la Caisse de réserve. 379,308 »
.
Reste à répartir IY. 3.413. 77
Kxcédent de la Caisse de secours 624 »
Montant des versements volontaires 626 s
Total Fr. 4.663 77
La maison compte 4a ouvriers.
LES INDIENS DE L'AMÉRIQUE DU SUD 411
souche et leurs colons avaient importé avec eux sur le sol d'Amérique les
saines coutumes que l'Espagnol laissait chez lui comme un bagage inutile
pour faire fortune.
Les Indiens se trouvaient donc dans le Sud eu présence d'individus épars;
dans le Nord en présence de familles fortement organisées. Leur résistance
inégale au Nord et au Sud a sa cause profonde dans ce seul fait, et ce n'est
là qu'une confirmation nouvelle de cette loi générale : quand deux peuples
se pénètrent, celui chez lequel la famille est le plus fortement constituée
arrive fatalement à absorber l'autre.
II
III
Toutefois, il revient aux Espagnols une large part d'influencé dans la con-
stitution politique et les croyances religieuses actuelles des Américains du
Sud. Il était plus facile à des aventuriers d'importer de l'ancien dans le nou-
veau continent quelqu'une des nombreuses constitutions enfantées par nos
cerveaux révolutionnaires, que de faire régner la paix sociale au milieu de
populations hybrides ; plus facile aussi de fouler aux pieds les préceptes de la
loi morale que d'ajouter l'autorité du bon exemple aux prédications des mis-
sionnaires.C'estcette voie qu'ont suivie notamment les Espagnols de la Plata.
Il est difficile d'imaginer un exemple plus remarquable de constitution a
-priori que celui de la République Argentine. Nous venons de voir comment
les populations qui la composent ont conservé leur caractère primitif, et il
semble qu'une organisation créée pour elles devrait avoir la simplicité comme
caractère dominant; mais les constituants argentins n'en ont pas jugé ainsi.
« La République se compose de quatorze provinces... elle est gouvernée
par un président assisté de ses ministres, dépositaire du pouvoir exécutif.
Le pouvoir législatif y est exercé par une chambre et un sénat, élus par les
quatorze provinces et se réunissant à Buenos-Ayres. Mais chaque province
élit son gouverneur, sa chambre des députés et son sénat; elle a son
budget particulier et même sa constitution... Le jeu politique de ces insti-
tutions et très compliqué. Le remplacement annuel par tiers des députéss
et des sénateurs aux assemblées de chaque province et de la nation, l'élec-
tion de quatorze gouverneurs tous les trois ans et d'un président tous les
six ans mettent en éveil des compétitions nombreuses, soulèvent des jalou-
sies de partis et font de la politique une préoccupation de tous les instants,
qui distrait les citoyens de leurs affaires privées.
« De toutes ces élections, la plus grave par ses conséquences est l'élection
présidentielle, dont les autres ne sont du reste que la préparation ; mais c'est
aussi la plus périlleuse, en raison de la complication étrange de ses rouages
qui, amenant pendant une année à chaque trimestre une phase nouvelle,
constitue pour la production une année gaspillée, pour le commerce une
année d'inquiétudes journalières. »
Les artisans de discorde qui avaient accompli ce tour de force auraient pu
s'en tenir là, la désorganisation sociale serait venue probablement couronner
leur oeuvre; toutefois, non contents d'avoir donné à la vie publique le fonc-
tionnement que nous venons de décrire, ils crurent devoir établir sur de
nouvelles bases les règles de la vie privée, et un certain Dalmacio Velez-
Sarsfield fat chargé d'élaborer un code civil. « Seul, il résolut les questions
d'état civil, de mariage, de succession, de propriété, prenant dans les lois
de tous les peuples ce qui lui semblait applicable à Ja société américaine. »
On croit voir un médecin réunir dans une même fiole tous les médicaments
les plus efficaces connus dans le monde entier, pour les faire avaler d'un
seul trait à son malade.
Pour nous autres Français, ce spectacle inouï doit nous faire frapper la
poitrine; c'est là en effet le résultat des doctrines que notre littérature et
notre exemple ont répandues dans le monde entier et que M. Taine a si
nettement caractérisées du nom de « méthode jacobine ». C'est la folie du
raisonnement en révolte contre la raison, folie d'autant plus dangereuse
qu'elle est séduisante au premier aspect et d'une application facile. Combien
de fois ne nous surprenons-nous pas nous-mêmes à rêver dans des élans de
réforme quelque organisation modèle ! Combien de fois n'est-on pas tenié
de s'ériger en juge suprême pour distinguer, comme Dalmacio Vêlez, ce qui,
dans la législation de tel peuple, doit être applicable à tel autre ! Ce sont Fa,
cependant, les problèmes les plus ardus de la science sociale ; mais un de ses
principes élémentaires est de nous mettre en garde contre les constitutions
déduites d'une idée abstraite. L'expérience de la République Argentine vient
donner à ce principe une nouvelle confirmation par les guerres civiles conti-
nuelles qui ont ensanglanté son berceau et l'antagonisme qui paraît devoir
être l'apanage de son âge mûr.
P. DE ROUSIERS.
COURRIER DE SUISSE
eu recours dans 782 cas; dans 56S, le jugement de première instance a été
maintenu; dans 136, le divorce a été prononcé contrairement à ce jugement,
et seulement pour 78 le tribunal supérieur a maintenu le mariage contraire-
ment à la sentence du tribunal inférieur. Dans ces conditions, la paix et
l'union du foyer domestique pourront difficilement se maintenir, et la
légèreté avec laquelle on a appliqué la loi du divorce dans les premières
années peut faire craindre la ruine totale de la famille.
A côté de cette plaie sociale s'en étale une autre, non moins hideuse, le
vagabondage. Si le vagabondage préoccupe avec raison les hommes d'Etat
de l'Allemagne, la Suisse ne peut rester indifférente aux progrès que ce
fléau a faits chez elle, surtout dans certains cantons. Des colonies agricoles
ont été fondées en Allemagne, pour offrir un lieu de refuge aux nombreux
déclassés saisis par la police ; il y a quelques semaines, une assemblée s'est
réunie à Berne pour s'occuper de la création d'un établissement agricole
destiné à fournir du travail aux vagabonds. Ces établissements semblent
devenir une véritabte nécessité. Dans le canton de Bâle-Ville, la police a
réprimé, pendant le cours de l'année dernière, 1,032 cas de vagabondage,
•1376 cas de mendicité, 4672 autres délits à la charge des vagabonds des
deux sexes, ce qui donne un total de 4133 cas. Dans le canton de Zurich,
en 1881, la police a puni 3421 vagabonds pour mendicité et vagabondage, et
4S53 pour d'autres délits. Dans ce triste état de choses, l'établissement des
colonies agricoles est sans doute un bienfait, mais ce n'est pas s'attaquer à
la racine du mal, ce n'est qu'en atténuer quelques effets au prix d'énormes
sacrifices. La réforme se trouve ailleurs: dans le respect de la loi de Dieu,
dans la pratique des vertus chrétiennes, dans la forte organisation de la
famille.
La même remarque s'applique à l'établissement des sociétés de tempé-
rance. Déjà en 4 835, la société bernoise d'utilité publique appelait l'atten-
tion de la société médicale du canton sur les proportions inquiétantes de
l'alcoolisme et sollicitait son concours pour réprimer le mal. En 1857, une
Société contre l'ivrognerie se fonda à Neufchâtel, mais uniquement pour un
cercle d'ouvriers. Un peu plus tard, on fonda au Val de Ruz une Association
contre l'eau-de-vie. Plusieurs fois par an, la société fait venir un chargement
de vin qui se débite le jour même et va remplacera la cave le tonneau d'eau-
de-vie. Ce fait seul, répété de temps en temps, en dit plus que d'éloquentes
conférences à l'esprit des agriculteurs. Ils finissent, même les adversaires
des premiers jours, par demander leur admission parmi les sociétaires.
En 4874, quelques patriotes de la Suisse romande s'étaient réunis pour
provoquer la fondation d'une Société de la Suisse romande contre les abus de
la boisson pour les cantons de Genève, Vaud, Neufchâtel et le Jura bernois.
La société ne dura pas, elle se fusionna en 4 874 avec la société vaudoise
d'utilité publique.
Enfin en 4 877, se fondait à Genève la première Société suisse de tempérance.
Cette société repose sur le principe de l'abstinence complète. En 4 881, malgré
la grande activité déployée par les fondateurs,elle ne comptait que 359 mem-
bres. La même année, la société suisse d'utilité publique mettait à son ordre
du jour la question de l'alcoolisme et les moyens d'en arrêter les progrès.
UNE FAMILLE D'INDUSTRIELS 417
La commission fédérale est occupée à une enquête sur le même sujet.
Il sera difficile d'enrayer le mouvement. Le gouvernement suisse, comme
la plupart des gouvernements d'Europe, a rompu avec les traditions qui,
dans le pas?é, avaient, affermi les moeurs publiques et assuré sa prospérité,
pour se laisser conduire par ce que M. Le Play appelle les faux principes.
La vie de famille a été viciée, l'existence des communes a été menacée,
l'indépendance môme des canlons a été plus ou moins sacrifiée. On pourra
essayer de faire des lois, mais il sera toujours vrai de dire : Quid leges sine
moribus ?
H. CETTY.
LÀ DIMINUTION DU BÉTAIL
(1) Nous avons, après tant d'autres, signalé ce triste fait du dépeuplement des
campagnes. Réforme du 15 mars 1882.
(2) Voir les marais communaux de l'Authie. Réforme du 15 septembre 1881.
420 LA REFORME SOCIALE
DE L'OMBRIE.
CORRESPONDANCE
IMPRESSIONS DE VOYAGE
En mer, sur les côtes de Colombie, le 29 septembre 1883.
Monsieur Edmond Demolins.
CHER MONSIEUR,
fer? Nos pauvres jeunes gens courent encore après un baccalauréat qui les
laissera dans la misère, pendant que chez nos voisins, dans l'étude prati-
que et les emplois des compagnies, ils trouvent un travail mieux rému-
néré et plus libre.
» Au Chili et au Pérou, je n'ai pas oublié nos associations de l'Union de
la Paix sociale ; j'en ai même parlé en Araucanie où j'ai passé trois jours
chez les Indiens. J'ai été reçu au fort de Chiguaihuô par M. Charles Mackan
qui emploie 200 Indiens; il m'a fait visiler leurs cases et j'ai pu voir ces
426 LA RÉFORME SOCIALE
braves gens chez eux dans leur vie simple et primitive,observer leur manière
de préparer la nourriture, de faire les vêtements et les divers ustensiles de
bois et de terre. Je les ai longuement interrogés sur leurs moeurs et coutu-
mes, et, à mon retour, j'espère leur consacrer dans la Revue un article spécial.
M. Charles Mackan désire faire partie de nos Unions. Au Chili et au Pérou,
j'ai pu recruter également pour nos Unions plusieurs nouveaux adhérents,
dont vous trouverez les noms ci-joints. (Voir aux présentations.)
» Presque tous les codes des républiques
indo-américaines ont été calqués
sur le code français avec plus ou moins de variantes. Ainsi le code civil
chilien porte en tout cas à la moitié la quotité disponible, et donne à
l'époux survivant une portion égale à celle des enfants; mais il reproduit
notre code dans la disposition qui interdit la recherche de la paternité, lais-
sant à la fille séduite le remède dérisoire de déférer serment au séducteur
pour dire s'il se croit le père de l'enfant. Les conséquences que nous
déplorons chez nous par suite de cet abandon de la femme se manifestent
également au Chili.
» Un jeune avocat, parmi nos confrères, ferait bien de réunir les divers
codes du monde, et de les comparer sur les questions capitales se rapportant
aux sujets qui nous occupent. En ajoutant les résultats de l'enquête sur
es mêmes sujets dans tous les pays, on aurait un travail qui jetterait beau-
coup de lumière.
» Le Pérou, actuellement occupé par le Chili, donne une leçon au monde,
et confirme une fois de plus les doctrines de M. Le Play. Soudainement
enrichi par le guano et le salpêtre, il s'était endormi dans le luxe et l'oisi-
veté. Le clergé était corrompu, les hautes classes s'emparaient du pouvoir
pour disposer du budget dont tout le monde voulait vivre ; la justice était
vénale, le peuple courait après les jeux sauvages des combats de taureaux
et des combats de coqs. Ce peuple était mûr* pour la domination étrangère.
On continue à parler de paix, mais des personnes sérieuses pensent que le
Chili prolonge l'occupation avec l'arrière-pensée d'arriver à l'annexion. Le
canal de Panama faisant délaisser le détroit de Magellan, le Chili se trouverait
au bout du monde s'il ne se transportait à Callao.
» J'ai non seulement visité partout les villes, et interrogé les principaux
habitants, mais j'ai visité aussi les fermes et recueilli beaucoup de données
sur l'agriculture, le commerce, l'industrie....
» Nos idées révolutionnaires ont fait tant de mal à l'étranger qu'on nous
appelle partout les empoisonneursdu monde-, il importe donc aussi, soit par
les étrangers qui viennent à Paris, soit par les groupes que nous créerons
àl'étranger, que nous colportions partout le contrepoison : c'est un devoir
de réparation.
» Demain, j'espère arriver à Panama où je compte visiter les travaux du
canal, et combiner la seconde partie de mon voyage, comprenant la
Jamaïque, Fort-de-France, Cuba, Mexico, la Nouvelle-Orléans, San Francisco,
l'Australie etlesîles environnantes.
» Agréez, etc. »
ERNEST MICHEL.
UNIONS DE LA PAIX SOCIALE
PRÉSENTATIONS. personnes dontles noms suivent ont été admises
— Les
comme membres TITULAIRES OU comme associés, et inscrites du n" 2,6 ;3 au
n" 2,652.
CALVADOS. — Duparc (Ctc Attale), propriétaire à St-Aubin-sur-Mer et à
Paris, rue du Ranelagh, 4 '17, prés, par M. Charles Fauvel.
CHARENTE. — BEAUREGARD (André), ancien officier, à Larochefoucauld, déjà
associé ; Ducoudert (Jules), notaire à Chabanais, prés, par M. de la Bastide.
CREUSE. — Brugiére (Alexis de la), propriétaire, à Beaumont, près Bonnat,
prés, par M. André Beauregard.
FINISTÈRE.—Beaudiez (Paul du),à Landerneau;etO'JScill(Auguste), capitaine
de vaisseau à Brest, prés, par MM. l'amiral comte de Gueydon et A. Delaire.
HAUTE-GARONNE.—Decom6/p(Charles), ancien sous-préfet, allée desZépbyrs, 'i,
à Toulouse, prés, par M. Joseph Moulas.
GIROXDE. — MONTCABRIER (Femaud de), ancien magistrat, avocat à Bazas,
prés, par M. Daniel Touzaud.
ISÈRE. —Martin (Albert), directeur du Crédit Lyonnais, à Voiron, prés, par
MU" E. Gillet.
JURA.— Benoit (Paul), avocat au tribunal, à Arbois, prés, par M. G. Nivet.
LANDES.
— Brousse (l'abbé), vicaire à. Roquefort, prés, par MM. Dupont et
Delaire.
NIÈVRE, — DAMAS D'ANLEZY (0-e de), château d'Anlezy, par Ànlezy, prés.
par M. Flamen-d'Assigny.
NORD. — BRABANT (Jules), ancien député, manufacturier à Cambrai; prés,
par M. Gibon.
PUY-DE-DÔME. — Viallefond(Emile), avocat, rue Chabrol, 9, à Riom, prés,
par M. Félix Laville.
RHÔNE. — Peillon (Alfred), docteur en droit, rue Ste-Hélône, 30, à Lyon,
prés, par M. Marc-Burty.
SEINE. GROUPE DE PARIS. — Delepouve (Henri), avoué près le tribunal de la
Seine, rue Joubert, 47, prés, par MM. l'abbé de Tourville et Ed. Demolins;
Maissin (Eugène), avocat à la cour d'appel, rue Cassette, 22 prés, par M. G.
,
Vallois ; RANSE (Félix- Henri de), docteur en médecine, rédacteur en chef de la
Gazette médicale, place St-Michel, 4, prés, par M. A. Gibon.
SEINE-ET-OISE.— Cochin \Henri), au château de Mousseaux, par Evry-Petit-
Bourg, prés, par M. L. Arnaud Jeanti.
TARN. — Massagvel (Florentin Fabre de), au château de Massaguel, par
Dourgne, prés. parM. l'abbé Bosc.
BELGIQUE.
— Pirard (l'abbé),propriétaire et directeur d'oeuvres de patronage
à Nivelles, prés, par M. A. Lagasse.
ESPAGNE. — Puig y Subirana (don Pedro de Aicta), avocat, Calle del
Duque de la Victoria, n° 3, p« 2, à Barcelone ; Quintana (Antonio) libraire-
éditeur, callc de la Paja, 31, à Barcelone, prés, par M. L. Oliver.
DIVISION NAVALE nu LEVANT. — PORTJEGOUX (Colin), lieutenant de vaisseau, à
bord de la Vénus, prés, par M. H. Suisse.
428 LA RÉFORME SOCIALE
AMÉRIQUE. — Garcia (José Grégorio), calle délia Coea, 92, à Lima (Pérou):
Mackan (Charles),au fort de Chiguaihue, par Augol, Araucanie (Chili) ;Maria-
no de Sarratea (E.), ministre plénipotentiaire de la République Argentine, à
Valparaiso (Chili); Marlinez (Walter), avocat, ancien député, à Santiago
(Chili) ; Risopretron, avocat, à Santiago (Chili) ; Schmid, consul de France, à
Valparaiso (Chili), présentés par M.Ernest Michel.
NÉCROLOGIE. —La Société d'Economie sociale et les Unions viennent de
faire une perte bien douloureuse : notre vénérable confrère, M. Le Serurier,
ancien directeur des douanes, s'est éteint le mois dernier dans sa
9oe année. Au Lcrme d'une carrière dont il avait rempli tous les grades avec
distinction, au milieu d'une famille éminente que des deuils récents ont
cruellement éprouvée, M. Le Serurier avait conservé cette paternelle bien-
veillance et cette résignation sereine qui font de la vieillesse le couronnement
d'une belle vie et la préparation des suprêmes destinées. Il s'était attaché à
la cause de la réforme avant même de venir parmi nous, car il avait institué,
par acte authentique, une donation importante en faveur de celui de ses
petits-fils qui, parvenu à l'âge d'homme, montrerait la connaissance la plus
éclairée de la réforme sociale.11 honorait souvent de sa présence nos réunions
du jour et assistait encore en mai dernier aux séances de notre assemblée
annuelle. Sa mémoire nous restera chère, et son souvenir sera parmi nous
un exemple et un encouragement.
Nous avons encore une autre perte à déplorer : notre confrère M. Thi-
baut, de Troyes, vient de succomber bien avant l'heure. Dévoué au bien,
il avait su réaliser, depuis bientôt deux ans, une reforme importante dans
son usine : nos lecteurs se rappellent que malgré les difficultés inhérentes
au travail delà fabrication du papier, M. Thibaut a pu assurer, à la satis-
faction de tous, l'observation du repos dominical. Les exemples de patro-
nage paternel qu'il a donnés resteront une tradition vivante parmi les siens,
et parmi nous un honneur pour sa mémoire.
L'ENQUÊTE SUR L'ÉTAT DES FAMILLES.
— Indépendamment des con-
seils si précieux (accompagnés d'un questionnaire pratique) que M. Claudio
Jannct a bien voulu tracer avec autant d'expérience que d'autorité pour
diriger les recherches de nos confrères, beaucoup d'observations intéres-
santes nous sont journellement adressées par ceux de nos amis qui sont
déjà à l'oeuvre. En voici quelques-unes que nous reproduisons parce que
l'utilité nous en paraît générale. — « Me voici moi-même, écrit un de nos
collègues du Midi, me voici pour quelques jours de repos dans les monta-
gnes du "haut Vivarais. La vigne expire ici; les châtaigniers, les noyers, les
pins, les prairies rendent le pays riant et vert. Dans les sites les plus pitto-
resques et les plus variés se voient une foule de fermes, centres de domaines
agglomérés, appartenant pour la plupart à des paysans propriétaires qui se
les transmettent de père en fils depuis un temps immémorial. On est en plein
pays de famillesouche et de transmission intégrale. L'éloignement des voies
ferrées etla dispersion des familles ont conservé,dans une mesuretrèsgrande
encore,les traditions du passé..le ne perdrai pas cette occasion d'étudier un
pays aussi intéressant et je me suis déjà mis à l'oeuvre. Ce serait de nouveaux
faits à ajouter à ceux que je recueille depuis deux ans dans les diverses ré-
gions du Gard et qui me permettront d'apporter mon humble tribut à
l'enquête de 4 884 sur la situation et le régime de la famille en France. Ici
encore, — et je crois que la marche est bonne et pourrait être suivie par-
UNIONS DE LA PAIX SOCIALE 429
tout, — mon premier chapitre est une description exacte et précise du passé.
Tous les travaux qui nous viendront des diverses province» devraient débuter
par ce tableau des institutions si diverses en France, qui régissaient légale-
ment la famille, et du type familial qui en était résulté. L'étude du droit
romain dans le Mfli, des coutumes au delà de la Loire, ferait connaître le
régime légal; la lecture des actes de notaires et des recueils d'arrêts, com-
plétée par ce qui s'est perpétué du passé, ferait voir comment dans la
pratique les populations appliquaient le droit à leurs besoins particuliers.
Ce tableau, s'il était complet pour toute la France, offrirait le plus vif
intérêt et, par sa précision et son exactitude puisées aux sources, serait vrai-
ment digue de l'Ecole de la Paix sociale. »
Nous espérons que nos confrères mettront à profit les excellents conseils de
notre correspondant qui joint l'exemple au précepte: ils auront grand soin
notamment de ne point se borner à enregistrer le régime légal, mais de
chercher surtout quelle était, en fait, la pratique suivie. La judicieuse distinc-
tion indiquée à cet égard par notre confrère est un point sur lequel l'auteur
des Ouvriers européens a bien souvent insisté. (V. Réforme sociale, 1. II,
ch. xvn, §5).
ses appréciations qu'on aura grand profit à relire. « Jusques à quand, nous
écrit-il encore, répétera-t-on en air de complainte : La France se dépeuple,
la France est envahie par des étrangers, tandis que le Canada par exemple
est d'une étonnante fécondité? Quand voudra-t-on remonter aux causes de
cette fécondité qui sont l'observation de la loi divine et de la liberté testa-
mentaire. »
M. Ch. Fauvel, de Darnétal, veut bien nous envoyer une note substan-
tielle sur une réforme relative à l'observation du dimanche. Il signale, en le
déplorant, l'usage, trop général de procéder exclusivement le dimanche aux
ventes de bois et de récoltes. C'est une violation en quelque sorte gratuite du
troisième commandement, car rien, si ce n'est la routine, n'empêche de choisir
un autre jour pour les ventes aux enchères. Depuis plusieurs années,
M. Fauvel, dans ses propriétés, a changé sur ce point les habitudes locales;
secondé par un huissier, respectueux comme lui de la loi du dimanche, il a
obtenu un plein succès. Nul doute que cet exemple ne puisse être suivi dans
un grand nombre de localités. Ce sera un avantage pour tous les intéressés
qui recouvreront la liberté du repos hebdomadaire, et un hommage rendu
à l'observation du Décalogue (La note de M. Fauvel est transmise à notre
commission du dimanche).
UNIONS D'AUVERGNE, ROUSSILLON ET QUERCY.
— Ainsi que nous l'avions
annoncé déjà, nos confrères d'Auvergne ont pensé que leurrégion, qui con-
serve encore de si nombreuses familles souches, prendrait intérêt à la Mono-
graphie des paysans du Lavedan.
Ils viennent de commencer en feuilleton dans l'Impartial du Cantal la
reproduction de la dramatique histoire des Mélouga dont le dernier épisode
était raconté ici même tout récemment par notre confrère M. de la Selle
(n° du 15 septembre). Ils en ont emprunté le récit au premier appendice de
l'Organisation de la famille, dont la 3e édition fort augmentée est maintenani
sous presse. C'est un exemple qui, croyons-nous, pourrait être suivi ail-
leurs avec succès.
UNIONS DE LIMOUSIN ET MARCHE. —En adressant à ]& Revue un travail des plus
instructifs sur les corporations, notre érudit collègue,M. Louis Guibert, ajoute
une indication que nous recommandons spécialement à nos confrères du
Roussillon : « Dans l'une des dernières séances de la Société d'Economie
sociale, — celle où M. Demolins a présenté l'intéressante monographie du
Huttier des Marais de la Sèvre — on a beaucoup parlé des syndicats créés
sur plusieurs points de la France en vue de divers résultats à obtenir. On a
omis de signaler un ensemble d'institutions de ce genre qui joue un rôle
considérable dans l'économie agricole d'un des pays les plus riches de la
France, le Roussillon. J'ai habité deux ans les Pyrénées-Orientales où, la
plus grande partie de l'année, les cours d'eau sont à sec. L'eau nécessaire
aux cultures est amenée de la montagne par des canaux dont un syndicat
fait les frais (avec des subventions et sous la surveillance de l'Etat, à ce que
je crois me rappeler). Ce syndicat, qui souvent comprend un très grand
nombre de propriétaires et étend ses services à un parcours fort long, règle
la distribution de l'eau entre les associés, de façon à ce que chaque propriété
soit convenablement arrosée, et que pas une goutte de cette eau précieuse ne
se perde. Vous auriez certainement, en les demandant soit à un membre
de nos- Unions, soit à un ingénieur des ponts et chaussées des Pyrénées-
Orientales, des renseignements précis sur l'organisation et le fonctionne-
ment de ces syndicats, l'étendue des terres arrosées, les dépenses, etc. Les
UNIONS DE LA PAIX SOCIALE 431
monographies de deux ou trois de ces associations seraient on ne peut plus
intéressantes. Il paraît que l'établissement des syndicats d'arrosage remon-
terait à l'occupation des Maures, d'autres disent des Visigolhs, mais la pre-
mière tradition semble bien plus probable.»—Ces Iravaux et ces institutions
se sont surtout perpétués en Espagne. Nos confrères trouveront de curieux
renseignements sur le Tribunal des eaux de Valence dans une communi-
cation de M. Cheysson à la Société d'économie sociale. (Bulletin, t. VII,
p. 33.)
G'est ce qui arriva pour notre petite école, qui, outre les anciens^
compte actuellement une quinzaine d'élèves.
L'année dernière marqua une étape nouvelle dans son développe-
ment. Deux des auditeurs qui avaient suivi les cours dès l'origine,
prirent l'initiative d'un enseignement complémentaire portant, d'une
part, sur le mécanisme des monographies de famille et la méthode
d'observation ; de l'autre, sur la critique des faits déjà observés.
Ainsi se dessinait insensiblement un programme complet d'enseigne-
ment comprenant trois degrés : 1° un cours de méthode ; 2o un cours
de doctrine ; 3° un cours de antique.
Chacun de ces cours a lieu une fois par semaine ; les deux premiers
peuvent être suivis simultanément; le troisième, le cours de critique,
exigeant une connaissance assez complète de la science sociale, n'est
accessible qu'aux personnes qui ont terminé les deux premiers cours.
II
(4) Nous recevons une lettre de M. Fougerousse qui nous fait espérer les plus heu-
reux résultats.
L'ENSEIGNEMENT DE LA SCIENCE SOCIALE 437
Je centre de la France, où il doit étudier une famille de métayers vi-
vant sous le régime de la communauté (1).
Nous pourrions mentionner encore plusieurs monographies de so-
ciétés dues également à l'enseignement de notre Ecole : La constitution
d'Unterwald, par M. A. Béchaux ; Les constitutions de Schwitz et d'Uri,
par M. M. Urbain Guérin et le vicomte J. de Reviers de Mauny; La
constitution de l'île d'Boedic, par M. P. Escard; La constitution du Va-
lais,par M. Edmond Demolins; La constitution de la Nouvelle-Zélande,
par M. P. de Rousiers, etc.
On le voit, si, jusqu'ici, VEcole des voyages n'a pas fait parler
d'elle, ce n'est pas à cause de son inaction, mais uniquement pour se
conformer à la tradition de toutes les grandes institutions qui forcent
le respect et l'attention publique, non par des programmes brillants,
trop souvent signe d'impuissance, mais par des résultats féconds.
III
Ces résultatssont dus aux observations nombreuses et aux voyages
méthodiques, entrepris par les membres de l'Ecole.
« Les voyages, dit Le Play, sont à la science des sociétés ce que
l'analyse chimique est à la science des minéraux, ce que l'herborisation
est à la science des plantes, en termes plus généraux ce que l'observa-
tion des faits est à toutes les sciences de la nature. Les classes diri-
geantes des grandes races complètent par des voyages d'études l'éduca-
tion de leurs enfants et elles les dressent ainsi à remplir les devoirs de
leur condition. Sur ce point comme sur beaucoup d'autres, les Fran-
çais ont perdu leur tradition nationale; et c'est une.des causes de leur
décadence actuelle (2). »
Nous trouvons, sous une forme bien dure pour notre honneur na-
tional, la confirmation de cette opinion, dans un des derniers numéros
d'un journal espagnol, La Epoca : « Le peuple français, dit-il, par son
ignorance des pays étrangers, a mérité le titre de « Chinois de l'Occi-
dent. »
L'utilité des voyages d'études a été signalée par les esprits les plus
éminents. Ainsi, par exemple, à une époque où la vie intellectuelle et
morale était profondément troublée chez les Athéniens, Platon leur
recommandait d'aller, « par terre et par mer, » chercher la vertu chez
« les hommes divins » de tous les pays.
(1) Nous ne saurions trop engager nos lecteurs à recevoir régulièrement les fasci-
cules des Ouvriers des Deux Mondes, qui reproduisent ces monographies et qui for-
ment, avec les Ouvriers européens, la base scientifique des doctrines de notre école.
11 paraît, en moyenne, quatre fascicules par an. Pris de chaque fascicule 4 fr.
pour
les personnes qui s'abonnent à la collection. Un fascicule isolé 1 fr. 50.
(2) La méthode sociale. Avertissement, p. v.
438 LA RÉFORME SOCIALE
IV
(1) Ceux de nos amis qui seraient disposés à faire partie de la Société des voyagei
sont priés d'envoyer leurs noms aux bureaux de la Bévue.
440 LA REFORME SOCIALE
pressé est de propager les vérités acquises par les observations anté-
rieures, d'agir sur l'opinion pour lui faire accepter les réformes
sociales. »
Assurément, répondrons-nous, rien n'est plus louable que de faire
delà propagande et de la diffusion ; c'est précisément dans ce but que
nos Unions, que cette Revue elle-même ont été fondées.
•
Mais s'il est utile de faire de la propagande, il est encore plus
indispensable de savoir ce que l'on veut propager et pourquoi on le
propage. « Ils ne savent pas ce qu'ils veulent, mais ils le veulent éner-
giquement, » a-t-on dit de certains hommes. Eh bien I je n'hésite pas
à le dire, si nous laissions éteindre parmi nous la tradition scientifique
et les études sociales, nous ne tarderions pas à mériter le même
reproche, à être réduits à la même impuissance.
Nous pourrions bien continuer à crier sur les toits que nous voulons
des réformes, mais on nous fermerait bientôt la bouche : nous serions
incapables de répondre à la première objection. Il ne suffirait pas de
dire à nos adversaires : « Il existe des ouvrages très remarquables où
sont exposées, avec preuves à l'appui, toutes ces réformes que nous
demandons... sans les connaître. Allez les étudier et vous serez con-
vaincus. »
Commençons par les étudier nous-mêmes, répondrons-nous. Lors-
qu'on a la prétention, assez peu justifiée d'ailleurs à l'heure actuelle,
d'être une classe dirigeante, il faut d'abord se mettre en état de diriger.
Et quand une classe a perdu la direction d'une société, par sa faute,
car cela n'arrive jamais autrement, la première chose à faire c'est de
reconnaître humblement que l'on s'est trompé ; la seconde chose, c'est
d'aller s'instruire auprès des peuples qui ont su conserver la stabilité
et la paix sociale.
Voilà pourquoi nous travaillons à constituer, au centre de l'Ecole
de la Paix sociale, un groupe de savants, ayant étudié méthodique-
ment, capables de défendre par eux-mêmes les vérités déjà démontrées
et d'agrandir, au besoin, le cadre actuel de la science sociale.
Assurément, tous nos amis n'ont pas le loisir de se livrer à de
pareilles études, mais tous sont appelés à en bénéficier : ils puise-
ront dans les travaux de l'Ecole une connaissance plus complète et
plus raisonnée de la science sociale ; en outre, lorsqu'ils sauront que
derrière eux se trouvent des hommes capables de démontrer scienti-
fiquement toutes les doctrines qu'ils propagent, ils acquerront cette
confiance, qui constitue déjà la moitié du succès.
Enfin, ceux qui pourraient faire l'objection à laquelle je viens de
répondre sembleraient ignorer que notre Ecole est avant tout une école
scientifique, qu'avant d'avoir une doctrine, nous avons une méthode,
que notre rôle ne se borne pas à remédier aux maux actuels de la
L'ENSEIGNEMENT DE LA SCIENCE SOCIALE 443
société française, mais que Le Play a jeté les bases d'une science nou-
velle, aussi rigoureuse que toutes les autres sciences d'observation,
aussi vraie sous le pôle que sous l'équateur, aujourd'hui qu'hier ou
que demain. Or, il n'y a qu'un moyen de posséder une science, c'est
de l'étudier et de la pratiquer.
VI
Nous rappelons aux membres des Unions la décision prise par l'As-
semblée générale annuelle et, d'après laquelle, ils sont invités à pré-
senter ou moins un nouveau membre, dans l'année de leur admission.
Ceux qui n'ont pas encore rempli cette obligation morale voudront
bien s'y conformer, avant la fin de ]a présente année, et tous sont, en
outre, invités à coopérer au recrutement dans la plus large mesure
possible.
LES ANCIENNES CORPORATIONS DE MÉTIERS
EN LIMOUSIN
(1) Cum debeamus... insudare labore sollicita ut minisleria quibus habitalorcs injuris-
diclione nostra uluntur sub ordinations reganlur et gubernentur... invesligantes quoniam
,
predeccssores noslri... ut ipsi habilatores et incole opérantes, quilibet inarte sua, sub ordi-
nacione opéra faecrent limilata... lice t. relroaclis temporibus quibus operariiin artc pin~
tcrie subcertis formis et nwdis opus suum in aile predicla volèrent operari; nunc vero
in artc predicta quilibet. operatur prolibilo volunlutis, quod cadil in totius reipublicc
prainiicium (Préambule des ordonnances
(2) l'csem ordenenssa de Jas chaussas et mitas de lana per voluntat deits bayles e g<m
deud meslier (Reg. Cons. fol. 59.)
LES ANCIENNES CORPORATIONS DE MÉTIERS 447
pel. Ils donnent enfin une sorte d'investiture aux bailes élus et leur
remettent la marque dont l'apposition constate la qualité irréprocha-
ble du produit.
Les statuts de cette période multiplient les mesures et les précau-
tions qui ont pour but d'assurer la bonne fabrication, l'emploi de ma-
tières irréprochables, la mise en vente des marchandises dans les
conditions les plus propres à prévenir la fraude. Il y a, à cela, un dou-
ble intérêt : celui du consommateur d'abord, puis celui de l'industrie
locale dont il faut maintenir l'excellente renommée.
La surveillance s'exerce d'une façon si rigoureuse que les syndics
de certains métiers, ceux des orfèvres, par exemple, ont le droit de
faire, dans tous les ateliers, des visites de jour et de nuit('l).
Les règlements minutieux et étroits des métiers ont pour résultat de
renfermer chaque profession dans un cercle infranchissable et de pros-
crire tous procédés inusités: toutefois une certaine latitude est laissée
à la fabrication. Ainsi les selliers ont la faculté de se conformer aux
« modes nouvelles » et de travailler à leur fantaisie et à celle de leurs
clients, à la condition qu'ils n'emploient que de bonnes matières,
préparées conformément aux usages (2).
On ne voit nulle part, dans les statuts du quatorzième siècle, que les
maîtres forment dans le corps de métier une catégorie absolument
distincte, qu'ils jouissent de privilèges particuliers et que leur nom-
bre soit limité. Le mot même de maître, chose bien remarquable!
n'est prononcé dans aucun de ces règlements. Ceux des argentiers
(1395) et ceux des pintiers (anciens statuts rappelés
en \ 395) se servent,
pour désigner les personnes appartenant au groupe professionnel, d'ex-
pressions générales et qui semblent s'appliquer aux ouvriers comme
aux patrons: ce sont les « hommes du métier, »—« aucuns du métier»
— les «orfèvres, argentiers et artistes ou ouvriers du métier,» ceux
« qui sont et pourront venir pour exercer ledit métier ,» « les habitants
du château qui vivent de l'industrie de la pinterie (3). » Une mention
de \ 397 relative aux chaussetiers de laine ne désigne que les « bailes
et gens » du métier.
La maîtrise pourtant semble exister à cette époque, et le petit nom-
bre d'argentiers et de pintiers nommés à ces deux ordonnances prouve
(1) E que li bailes puissan e decjan e lor sia leyut e pennes visilar de noch c de jour
los dauradiers, argentiers, e obricrs deudich meslicr, f. S6 vecto.
(2) Per nouvelas yuisas que venent de jorn en jorn que li mcslre pueyssant obrar
segon las devisas que voudrait am lou coyran que y sira ncccssari, mas que lai coyran
sio de Iroya ho de courdouan, de vacha o de vwlou, etc. {ibid), fol. 94.
(3) Cn home du meslicr... alcus deud,meslicr.,. los dauradiers, argentiers et artificos
deudmestier... toz aqueus qui i son et poiran venir per obrar lodich meslicr... quos-
eunque habitatores caslri viventts de arte predicta, ect.
448 M KÉFORME SOCIALE
bien que les patrons seuls figurent à l'acte ; il est du reste impossi-
ble que l'état de choses que révèle, dix ans après, l'ordonnance des
selliers se soit établi dans un laps de temps aussi court. Néanmoins il
paraît évident que le titre de maître n'a pas encore l'importance que
nous allons lui voir attribuer.
II
Le quinzième siècle nous montre la corporation limousine transfor-
mée : dans les statuts des selliers (1404) ellenous apparaîtsous un jour
tout différent de celui sous lequel nous avons pu jusqu'ici l'observer.
Le titre de maître est mentionné dans cette ordonnance, et il y a toute
la valeur qui va lui être attribuée désormais. Ce titre ne s'acquiert
qu'après que l'ouvrier a justifié d'un apprentissage d'une durée déter-
minée — six ans pour les selliers, — qu'il a exécuté son chef-d'oeuvre
et qu'il a payé les droits d'entrée fixés par les statuts et applicables
d'ordinaire aux dépenses de la confrérie. Dans d'autres corporations,
indépendamment de l'acquit de ce droit, le récipiendaire doit faire
les frais d'un dîner auquel il convie les bailes (tanneurs et cordon-
niers, 1488). Ceux-ci donnent, ce jour-là, lecture au nouveau maître
de tous les règlements concernant le métier et le conduisent devant
les consuls, pour qu'il prête le serment d'observer les statuts de la
corporation.
Déjà tout fils de maître jouit de privilèges considérables: la durée
de son apprentissage est réduite; les frais sont diminués. Il semble
que pour lui la réception ne soit qu'une simple formalité, car l'inter-
diction formelle d'ouvrir un atelier sans avoir le titre de maître ne
s'étend pas à lui :
« Que nul désormais, est-il dit à l'ordonnance de 1404, ne fasse ou-
vrage appartenant au métier de sellier s'il n'est maître, à moins
toutefois qu'il soit fils de maître ; et s'il se trouve des ouvriers
contrevenant à cette interdiction, que les bailes, après avoir appelé
pour les assister un sergent des seigneurs (consuls), puissent saisir
l'ouvrage. »
Voilà donc le monopole des corporations, ou pour mieux dire le
monopole des patrons,établi et consacré à Limoges tout au moins dans
certains métiers; car il semble peu probable que, dans toutes les cor-
porations, les coutumes se soient simultanément modifiées. Nous
sommes loin du temps où toute personne habitant le Château, bour-
geois ou étranger, pouvait se livrer à l'industrie de son choix. Il faut
être reçu maître pour ouvrir boutique, pour vendre sa marchandise,
et la confiscation et l'amende, en attendant des peines plus sévères
encore, sont déjà prononcées contre le délinquant.
Il est donc constant, qu'au moins dans certaines corporations, les
LES ANCIENNES CORPORATIONS DE MÉTIERS 449
patrons ont, dès 1404, éliminé les ouvriers de l'association ; il est cons-
tant que, dès cette époque, on trouve le cercle du corps de métier rétréci
et que cet état de choses s'est assez rapidement généralisé. A la faveur
de quels événements les maîtres se sont-ils approprié tous les avanta-
ges qu'avait pu jadis offrir à ses membres l'ancienne corporation en y
ajoutant des privilèges nouveaux, presque tous obtenus au détriment
des membres exclus du corps, c'est-à-dire des ouvriers? Doit-on attri-
buer, au moins en partie, cette usurpation aux mesures fiscales provo-
quées par les embarras du trésor pendant la guerre de Cent ans (1) ?
Les maîtres possédaient déjà certains privilèges; à prix d'argent, en
récompense de contributions extraordinaires, d'importants sacrifices,
s'en firent-ils attribuer de nouveaux par les rois ou leurs officiers?
Toujours est-il qu'ils arrivèrent peu à peu à former au sein du
groupe professionnel une aristocratie dont l'influence resta sans contre-
poids et qu'il ne leur fut pas difficile alors d'évincer les ouvriers aux-
quels l'organisation corporative ne donnait plus ni avantage ni garantie
et qui ne jouaient plus aucun rôle dans le gouvernement du groupe.
— De plus larges recherches, entreprises dans les autres provinces
de la France, montreront si les choses se sont passées comme nous
venons de l'indiquer. Nous avons en vain demandé quelques rensei-
gnements sur cette grande révolution sociale aux livres des historiens
les plus justement célèbres.
Au seizième siècle, le monopole corporatif se fortifie avec l'appui de
la royauté: la réglementation des métiers devient plus sévère, plus
minutieuse; le privilège se rétrécit; l'accès de la maîtrise est de plus
en plus difficile. Bientôt le nombre des membres de la corporation
sera irrévocablement fixé; il ne sera créé de places [supplémentaires
que par des ordonnances royales: libéralités de favoritisme ou expé-
dients de fiscalité.
Les vieilles coutumes de la corporation sont encore respectées, dans
une certaine mesure, par les autorités locales ; mais les groupes pro-
fessionnels s'empressent de solliciter directement de la royauté cer-
tains privilèges qu'en général les maîtres, dont ils confirment le.s usur-
pations, n'hésitent pas à payer fort cher. En 1544, du reste; la police
des métiers échappe, à Limoges, aux magistrats municipaux. L'arrêt
du parlement de Bordeaux (5 sept.) qui reconnaît et proclame les droits
des vicomtes, depuis deux cents ans méconnus par les bourgeois,
attribue aux officiers de ces seigneurs la réception des maîtres et jurés
des corps de métiers. Ceux-ci, y est-il dit, « exerceront les dits métiers
(1) Peut-être l'ordonnance de 1382, qui supprima à Paris les communautés et les
maîtrises, fut-elle dans une certaine mesure étendue à la province et eut-elle pour
conséquence ultérieure une transformation de la corporation, lorsqu'elle se réorganisa.
Liv. ix 30
450 LA RÉFORME SOCIALE
/
LES ANCIENNES CORPORATIONS DE MÉTIERS 451
par les syndics. Ceux-ci procèdent deux fois par an à une visite géné-
rale de toutes les pharmacies. Les apothicaires doivent écrire sur
chaque pot non seulement l'indication exacte de son contenu, mais
les « jour, mois et an » où aura été préparé chaque médicament ; ils
ne pourront délivrer « sublimé, arsenic et argent vif » qu'aux chirur-
giens, orfèvres et maréchaux, encore ceux-ci jureront-ils sur l'Evan-
gile « qu'ils n'en veulent pour faire mal » et inscriront-ils de leur
propre main leur demande sur le « papier journalier » (1).
Partout, nous l'avons dit, les conditions d'apprentissage deviennent
de plus en plus rigoureuses. L'apprenti ne peut quitter son maître
avant la fin de son engagement, et s'il sort de la maison où il a com-
mencé son instruction professionnelle, aucun autre patron ne doit le
recevoir. On ne voit pas qu'aucune condition particulière soit imposée
au maître, qu'il soit tenu à aucun devoir spécial vis-à-vis de l'apprenti.
Il ne peut, dans certains métiers, prendre qu'un seul apprenti; mais
n'est-ce point Jà une mesure propre à retenir le monopole dans un petit
nombre de mains ?Les maîtres, en possession du privilège, l'exploitent
à leur profit et n'ouvrent leurs rangs qu'à de rares élus. Us cherchent,
par tous les moyens, à rendre plus difficile l'accès de la maîtrise. Le
chef-d'oeuvre est de plus en plus coûteux et compliqué ; les droits
d'entrée s'élèvent à ce point que beaucoup d'artisans habiles vont
s'établir dans de petites villes et s'y font une clientèle sans solliciter
des lettres de maîtrise. Un document officiel de iQï9 mentionne un
balancier de Limoges réunissant toutes les conditions pour être maître,
mais qui n'a pas voulu se faire recevoir, à cause de la dépense, et qui
préfère travailler pour les autres balanciers (2). Un commissaire royal
l'oblige à acheter la maîtrise.
Les cahiers des diverses corporations de Limoges signalent l'éléva-
tion croissante du droit de maîtrise; pour les menuisiers il a doublé en
peu de temps ; pour les cordonniers, il a quadruplé en moins d'un
demi-siècle (3).
Ce que nous ne trouvons pas dans la corporation elle-même et dans
son organisation professionnelle, ne pourrait-on le rencontrer dans son
organisation religieuse? En d'autres termes, le lien entre patrons et
ouvriers, au lieu de résulter des institutions corporatives proprement
dites, aurait-il son origine dans la confrérie qui vit à côté de lacor-
' poration et qui est comme son annexe ou, si on le préfère, sa forme
religieuse?
Nous ne le croyons pas. Nous voyons bien, en effet, que certains
(1) Limousin historique, p. 92, 93. Ces statuts sont donnés par le parlement de
Bordeaux.
(2) Archives nationales, ZiB, n° G77.
(3) Arch. de l'hôtel de ville de Limoges, AA. 6, 7, 8, 9.
"452 T'A RÉFORME SOCIALE
raison d'être; qu'ils rendaient notamment de très grands services aux ouvriers étran-
gers à la localité et qu'ils avaient été institués à l'origine pour que les artisans
éloignés du foyer retrouvassent partout l'image de la famille et les bienfaits de cor-
poration primitive; mais comme la corporation elle-même ils s'étaient écartés de
leur but originel.
(1) Ouïr. Lacroix: Histoire des corporations de Rouen, p. 1o; Levasseur, Histoire des
classes ouvrières en France, t. II, p. 89 et ss.
454 LA RÉFORME SOCIALE
I
C'est à l'occasion d'un concours ouvert par M. Isaac Péreire sur le
meilleur mode d'instruction publique que M. Cucheval-CIarigny a
écrit cette étude où nous avons été heureux de retrouver la plupart
des doctrines de notre école.
«Nous croyons à la liberté, dit l'auteur. Elle n'est nulle part plus
nécessaire que dans l'éducation. La famille est le fondement de la
société, la réunion des familles constitue la commune et l'Etat. L'Etat
n'existe donc pas par lui-même en dehors de la famille. Il n'a, à
proprement parler, ni droits,ni pouvoirs intrinsèques, il est uniquement
institué pour le bien et la protection de tous, il a des devoirs et des
charges, ce doit être un tuteur bienveillant et jamais un despote. »
Il est particulièrement utile de proclamer aujourd'hui de tels prin-
cipes et d'affirmer hautement les droits des pères de famille. C'est
surtout dans les questions d'enseignement que ces droits ont été
méconnus. La loi qui laisse encore au père, jusqu'à ce que son fils ait
atteint l'âge de vingt-cinq ans, la faculté de lui interdire le mariage,
celte loi lui enlève, dans la majorité des cas, le moyen de présidera
l'éducation de son enfant.
Le monopole de l'enseignement et la fréquentation obligatoire de
l'école sont incompatibles avec la liberté nécessaire du père de
famille. Le Play a signalé les dangers de l'instruction obligatoire : a II
importe, dit-il, de ne pas prendre le change à la vue des pratiques
adoptées en cette matière par certains peuples queje cite souvent
comme des modèles (1).»
Si l'obligation existe dans la Nouvelle Angleterre, ce système y a été
établi au dix-septième siècle, à une époque où la loi civile prescrivait
également la pratique du Décalogue et la fréquentation du service
divin. Elle a été conservée par un respect profond pour toutes les cou-
tumes,mais, bien loin de favoriser le scepticisme, elle s'appuie sur la loi
divine. D'ailleurs les communes jouissent d'une autorité souveraine qui
leur a toujours permis de modifier ce régime de contrainte selon le
voeu des chefs de famille.
Dans l'Amérique du Nord, les fonctions d'instituteurs des deux sexes
sont exercées à titre passager par des jeunes gens qui ne les considè-
ble. Mais, dans tontes les nations, il existe une élite qui doit viser plus
haut, à laquelle il faut des études plus approfondies, des cours plus
complets, désignés sous le nom d'enseignement secondaire et d'ensei-
gnement supérieur.
Le besoin de se hâter et aussi les progrès de la science ont obligé de
nos jours à modifiernotre ancienne organisation sage, puissante, mais
un peu lente. Il a fallu surtout donner dans les programmes scolaires
une place plus importante à l'enseignement scientifique, dont les
applications se multiplient. L'ensemble a perdu de sa force, mais il est
devenu plus pratique. Néanmoins cet enseignement a besoin d'impor-
tantes réformes.
Les exigences de la science et de l'industrie ayant réclamé une large
part dans les programmes, ceux-ci se sont trouvés surchargés d'études
nouvelles, et cependant le temps est limité, l'intelligence de l'écolier
l'est également ; il en résulte que les malheureux jeunes gens se pré-
sentent à l'épreuve du baccalauréat, l'esprit fatigué par une multitude
de travaux, mais ne possédant rien à fond et tout disposés à oublier
en quelques mois les connaissances péniblement acquises.
« Le gouvernement a aggravé le mal en subordonnant à
l'examen
du baccalauréat l'entrée de toutes les carrières administratives. Il a
fallu alors que toute la jeunesse française fût jetée dans ce moule
unique: aussitôt, toutes les professions ont voulu que la spécialité dont
elles s'occupent fût représentée dans cet enseignement qui était censé
préparer à tout, l'enseignement est devenu de plus en plus encyclo-
pédique et le baccalauréat a donné des résultats de moins en moins
satisfaisants. Les plaintes ont redoublé : on a de nouveau remanié
l'enseignement sans plus de succès, et l'on tourne de plus en plus dans
un cercle vicieux (1). »
Où trouver le remède? Dans une division raisonnée des études.Il faut
admettre que la plupart des élèves de nos collèges ne sont pas des
génies universels, capables de disserter de omni re scibili et quibusdam
aliis. Qu'on ne leur impose donc plus un labeur impossible et unique-
ment propre à les décourager.
Pour les mieux doués, pour ceux qui peuvent consacrer à leur
instruction un temps considérable, gardons le vieux plan d'études qui
a fait la force de l'enseignement en France. Donnons-y une place un
peu plus large à l'enseignement scientifique, mais que les humanités
ne leur soient pas sacrifiées.
D'autre part, on peut créer des écoles spéciales où les études usuelles
et scientifiques prendront le pas sur les études littéraires. Imitons le
real Sehule des Allemands,qui n'existe chez nous qu'à l'état rudimen-
II. — LE QUESTIONNAIRE.
•
Dans le cas de partage à l'amiable, quel esprit préside à l'attribution des
différents lots? divise-t-on chaque terre en différentes parcelles de manière
à ce que chaun des cohéritiers ait une part dans les différentes terres ou
bien s'efforce-t on de l'aire des lots d'un seul tenant?
Recourt-on sans répugnance à la licitation des biens successoraux avec
admission d'étrangers?
'17. Qr.el est le taux de capitalisation du revenu foncier pratiqué dans les
partages et dans les ventes ? En d'autres termes par quel chiffre multiplic-
t-on le revenu net annuel pour obtenir la valeur estimative des terres ?
Ce chiffre est-il le même quand il s'agit de domaines étendus ou de
petites parcelles?
Le taux de capitalisation s'est-il élevé ou abaissé depuis trente ans?
18. Existe-t-il dans la lo> alité des individus faisant métier d'acheter et de
revendre des terres (n.archani de biens) ?
•19. Les familles de propriétaires cultivateurs possèdent-elles souvent des
valeurs mobilières (titres de rente, obligations de chemins de fer, elc.)?
20. L'usage des assurances sur la vie pénètre-t-il dans la localités
21. Quelle est la situation faite à la mère de famille dans son ménage .'
Parlage-t-elle l'autorité du père sur ses enfants et l'exerce-t-elle d'une ma-
nière incontestée après sa mort ?
22. Quel est le régime matrimonial adopté généralement pour leurs biens
par les propriétaires cultivateurs (communauté ou régime datai) 1
23. Le conjoint survivant est-il habituellement avantagé de la moitié eu
jouissance conformément à l'art. 1(194?
24. La mère fait-elle le partage de ses biens conjointement avec le père
par acte entre vifs?
28. I es vieux parents sont-ils respectés et bien traités par leurs enfants?
26. Quelle impulsion les familles reçoivent-elles des notaires dans le rè-
glement des successions?
Quelles pratiques suivent elles-mêmes les familles des notaires et autres
officiers minist riels pour la transmission de leurs charges?
%1. Les lamilles de fermiers ou de métayers se perpétuent-elles sur les
mêmes domaines par des baux à long terme ou des renouvellements suc-
cessifs?
28. Le droit au bail, dans le cas de baux à long terme, est-il compté dans
la succession comme une valeur?
29. Les familles de fermiers ou de métayers offrent-elles plus ou moins
de stabilité que les familles de propriétaires cultivateurs de la même localité?
3!. Dans le cas d engagements permanents des familles de fermiers ou de
métayers, quelle est l'influence exercée par les grands propriétaires sur le
choix de l'enfant qui continuera le bail ?
34. Quels sont les effets généraux au point de vue de l'organisation agri-
cole et de la conservation des familles des pratiques suivies dans la localité
pour la dévolution et le partage des successions?
32. La dette hypothécaire qui grève la propriété rurale est-elle considé-
rable? Quelle part doit être faite dans sa quotité aux soultes dues à l'oc-
casion des partages?
L'ENQUÊTE SUR L'ÉTAT DES FAMILLES 469
33. Quel est le taux courant des prêts hypothécaires et pour quelle
durée sont-ils généralement consentis, quand il s'agit de prêts faits à des
cultivateurs?
34. Constate-t-on dans la localité la disparition d'anciennes familles de
propriétaires cultivateurs et l'achat de leurs domaines par des bourgeois
des villes voisines?
3b. Quel est le prélèvement opéré sur le revenu des terres par l'impôt
foncier dû à l'État et parles centimes additiunnels du département et de la
commune ?
Apprécier le prélèvement qu'opère dans une certaine période sur la
valeur des domaines le paiement des droits de mutation en cas de décès ou
de donation en avancement d'hoirie et en cas de vente?
36. Existe-t-il dans la localité des biens communaux? Ces biens sont-ils
affermés à plus ou moins long terme au profit de la commune ou bien sont-
ils abandonnés aux usages des habitants pour le pâturage, les affouages, la
glandée?
Quelle est l'importance des subventions que les familles retirent de ces
biens communaux, quelle en est l'influence au point de vue du bien-être
et de la production agricole?
Dans le cas où il aurait été procédé depuis trente ans à l'aliénation ou au
partage de biens communaux, quels ont été les effets de ces opérations sur
la production agricole, sur l'accroissement de la population, sur le régime
de la famille et sur les moeurs publiques?
37. Les grands propriétaires accordent-ils spontanément sur leurs terres
aux populations environnantes des droits de glanage, de grapillage, de glan-
dée, de dépaissance sur les haies, de cueillette de bois morts et de mort-
bois? Quelle est l'importance de ces subventions pour les familles pauvres?
35. Existe-t-il dans la commune des institutions fondé-s sur le principe de
la mutualité ayant pour objet de garantir les populations contre les atteintes
de la misère, telles que confréries, sociétés de secours mutuels, sociétés
d'assurance mutuelle?
Signaler soigneusement toutes les institulions de ce genre, préciser leur
origine, leur fonctionnement actuel, l'esprit qui les anime, leurs résultats
effectifs sur le bien-être des populations ?
39. Existe-t-il des fondations charitables au profit des habitants des cam-
pagnes ?
Quel développement a l'assistance publique ?
41). Existe-t-il dans la localité un paupérisme rural, c'est-à-dire des famil-
les agricoles dans un état permanent et héréditaire de misère, qui entraine
leur dégradation morale?
41. Les manouvriers agricoles sont-ils généralement propriétaires de leur
habitation et d'un champ attenant?
Vivent-ils disséminés dans le territoire ou concentrés dans le village ?
Le système des borderics existe-t-il dans la localité? (on entend proprement
par borderie une exploitation ne comportant pas l'entretien de bêtes de
trait, attribuée à un manouvrier moyennant des journées de travail qu'il
470 LA RÉFORME SOCIALE
fait sur une exploitation voisine plus considérable laquelle lui fournit à son
tour les labours.)
42. Quelle a été depuis trente ans l'augmentation des salaires agricoles?
Cette augmentation de salaires a-t-elle abouti à développer la propriété
dans la classe des manouvriers, ou bien a-t-elle été absorbée par l'augmen-
tation des consommations de cette classe ?
43. Quelles sont les habitudes religieuses delà population?
44.Les moeurs sont-elles bonnes?Les faits de séduction sont-ils fréquents?
Quel est le sentiment public à cet égard ?
45. Les familles sont-elles nombreuses et les mariages féconds ? Quelle est
la moyenne des enfants par ménage ?
46. La population est-elle en voie d'accroissement ou de diminution ?
47. Dans le cas où la population serait en voie de diminution, à quelles
causes faut-il l'attribuer? à la stérilité systématique des mariages ou à l'émi-
gration ?
48. Quelles sont les motifs qui pousseraient les familles rurales à la sté-
rilité systématique? Depuis quelle époque constaterait-on un pareil fait ?
49. Indiquer si l'émigration constatée se porte vers les centres industriels
voisins ou vers les pays étrangers.
Cette émigration est-elle régulière, c'est-à-dire les émigrants sont-ils des
jeunes gens qui se sont de bonne heure destinés à s'expatrier pour s'assurer
une meilleure position, tandis qu'un de leurs frères conserve le foyer domes-
tique, ou bien l'émigration est-elle le fait de familles appauvries qui abandon-
nent complètement la vie rurale?
Dans le cas d'une émigration périodique et temporaire des adultes pen-
dant certaines saisons de l'année, décrire les conditions dans lesquelles elle
s'opère.
50. La main-d'oeuvre dans les campagnes est-elle difficile à trouver?
Quelle influence attribuez-vous à la cherté et à la rareté de la main-
d'oeuvre sur la situation difficile que traverse Fagriculture française?
54. La population rurale fournit-elle en nombre des prêtres et des reli-
gieuses?
52. Quels sont les sentiments de la population vis-à-vis des grands pro-
priétaires et des patrons?
53. Existe-t-il dans la localité un idiome différent de la langue française?
54. S'il existe dans la localité une population ayant d'autres occupations
que la population rurale (pêcheurs, ouvriers d'usines rurales, ouvriers des
fabrique collectives), indiquer en quoi leurs moeurs et leurs coutumes,
principalement en matière de successions, diffèrent de celles des cultiva-
teurs.
55. En ce qui concerne l'industrie manufacturière et le commerce, indi-
quer notamment quelle est dans la localité et par rapport à la population ou-
vrière employée la proportion entre la petite et la grande industrie, entre
le petit et le grand commerce, et quels changements cette proportion a
pu subir depuis un demi-siècle.
56. Comment se règle l'héritage dans la petite industrie ou le petit com-
merce?
L'ENQUÊTE SUR L'ÉTAT DES FAMILLES 471
La maison est-elle continuée par l'un des enfants, et quels arrangements
ont lieu dans ce cas ?
Les mutations sont-elles au contraire fréquentes, et si les parents se reti-
rent des affaires, dans quelles conditions se fait leur retraite?
Quels sont les usages en ce qui touche surtout le régime des successions,
les contrats de mariage et les partages entre vifs ?
Est-il survenu à cet égard des changements depuis un certain temps, et
quels avantages ou quels inconvénients peut-on signaler ? (Voir ci-dessus les
§§40 à 26.)
57. Pour la grande industrie et le grand commerce, existe-t-il dans la
localité des maisons anciennes, et dans ce cas par quels arrangements ont-
elles pu se perpétuer, en évitant les licitations?
Les chefs de maison se sont-ils de leur vivant associé un ou plusieurs
enfants en formant avec eux une société en nom collectif?
Les entreprises ont-elles été mises en société, par action? Ces sociétés ont-
elles pris la forme anonyme? Quelle a pu être sous ce rapport l'influence
exercée par la loi du 27 juillet 4867.
58. Au point de vue des entreprises coloniales et du commerce d'exporta-
tion, quel rôle le régime des successions peut-il avoir joué dans la localité
ou le voisinage ?
La jeunesse a-t-elle plus ou moins qu'autrefois le goût des entreprises
lointaines ?
Remarque-t-on que la certitude d'un héritage à recueillir retienne les
jeunes gens dans l'oisiveté en France ou qu'au contraire le partage égal
favorise leur établissement dans les colonies par les ressources qu'il leur
fournit à tous?
59. Existait-il autrefois des habitudes d'émigration ou des courants de
colonisation qui ont cessé ? Préciser la date et indiquer les causes qui ont
fait disparaître ces habitudes.
60. Depuis un certain nombre d'années les idées, les moeurs, les coutumes
sur les divers points qui ont fait l'objet de cette enquête sont-elles en voie
de modification?
Indiquer les causes et les agents de cette modification ?
61. Signaler enfin, s'il y a lieu, les voeux de réforme et tous les faits so-
ciaux propres à la localité, se rattachant au régime de la famille ou à la
constitution de la propriété, et non indiqués dans les questions précédentes.
COURRIER DE L'AMERIQUE CENTRALE
au moment des fortes pluies qui durent ici plusieurs mois, élève son niveau
de dix-huit à vingt pieds eD quelques heures ; elle se jeté en ce moment dans
le port de Colon, et il s'agit de la diriger, au moyeu d'un immense barrage,
du côté de Panama, à une lieue de l'endroit où débouchera le canal dans le
Pacifique.
La Compagnie espère achever son travail en 1888 ; les Américains, toujours
jaloux, prétendaient qu'il faudrait plus de temps, mais après avoir vu le per-
sonnel à l'oeuvre, ils commencent à croire que cette limite n'est pas trop
rapprochée. Ayant à travailler dans un terrain couvert de forêts vierges et de
marais, le personnel ouvrier et le personnel dirigeant ont et auront certaine-
ment beaucoup à souffrir; mais la Compagnie a fait et fait tout son possible
pour atténuer les effets de la malaria et conserver la santé de son personnel.
Les employés reçoivent comme traitement de début 120 piastres par mois
(la piastre vaut, ici environ 4 fr. 50); et les ingénieurs de section,477 piastres
par mois. Après deux ans, ils ont droit à trois mois de congé pour venir en
Europe, et le traitement court en entier durant ce temps. S'ils sont malades
ils ont un pavillon spécial à l'hôpital, et vont passer au sanitarium de l'île
de Taboga, près Panama, leur temps de convalescence. Les ouvriers appar-
tiennent à tous les pays, italiens, espagnols, anglais, français, chiliens,
américains ; mais le plus grand nombre sont des noirs du pays ou des Antilles,
et spécialement de la Jamaïque. Ils travaillent presque tous à la tâche et se
fournissent à des cantines surveillées par la Compagnie; celle-ci importe
elle-même de France le vin et l'eau de Saint-Galmier, et les cède à prix coû-
tant à son personnel.
Malgré toutes ces précautions, il y a certainement bien des cas de fièvres
puludéennes et quelques-uns de fièvre jaune, mais on en guérit le plus
grand nombre. La mortalité a été de 5 p. <li>0. Sur les sept cents employés
la fièvre jaune en a enleva encore une vingtaine cette année, mais elle a
été à l'état endémique, et on remarque tous les ans que ceux qui en sont
pris sont ordinairement les buveurs et les gens de mauvaise vie.
La Compagnie a établi à Panama un cercle où les employés trouvent des
billards et divers jeux; par intervalle, ils sont conduits aux îles des Perles
ou ailleurs. Il va sans dire que le travail du dimanche est suppriment que
le service du culte est assuré aussi bien aux catholiques qu'aux protes-
tants.
J'ai visité l'hôpital central : il est situé à quelques kilomètres de Panama,
sur le penchant d'une colline. On a abandonné la vieille routine des gran-
des constructions et des vastes salles. Douze pavillons séparés et espacés
dans un parc contiennent chacun une salle de vingt-quatre lits. On peut
ain.-i séparer les malades suivant le genre et le degré des maladies. Les
ouvriers qui résistent le mieux sont les nègres; mais ils ont souvent aux
jambes des plaies d'une nature assez grave. L'administration de l'hô-
pital est confiée h une commission de bienfaisance composée du principal
négociant français de Panama, du principal négociant indigène, et de
l'évoque de Panama, homme intelligent et actif. Chacun de ces trois mem-
bres préside les séances pour un mois à tour de rôle ; en cas de division, la
voix du président est prépondérante.
474 LA RÉFORME SOCIALE
vrière est capable de se suffire à elle-même, et, enfin, quelles sont les per-
sonnes et les institutions qui suppléent à son insuffisance. — Toutes ces
notions seront données au point de vue de l'application de la méthode.
Ce cours commencera le 21 novembre et aura lieu tous les mercredis à
quatre heures et demie dans le local de la Ee'/'orme.soe!afc)bouIevardSaint-Ger-
main, 174. Les personnes qui désireraient y assister sont priées de se faire
inscrire avant cette date. (11 n'est prélevé aucun droit d'inscription.)
À la fin de chaque année, des bourses de voyage sont attribuées aux audi-
teurs qui en ont été jugés les plus dignes.
En outre, la Société d'Economie sociale donne une allocation de 500 fr. à
l'auteur de toute monographie assez complète pour être insérée dans les
Ouvriers des deux Mondes.
LA SCIENCE SOCIALE
AU PROCHAIN CONGRÈS DES SOCIÉTÉS SAVANTES
En voyage.
Par suite d'un retard inexplicable de la poste, la Chronique de M. Fouge-
rousse ne nous est pas parvenue à temps pour être publiée dans ce numéro.
Elle était consacrée aux observations sociales que notre collaborateur a l'oc-
casion de faire, en ce moment, pendant le cours de son voyage d'étude dans
l'Allemagne du Nord. Du moins, nos lecteurs liront avec intérêt les extraits
de la lettre suivante qu'il nous adresse de Kiel, où il est actuellement.
E. D.
Monsieur Edmond Demolins.
Kiel, le 24 octobre 1S83.
Mon cher ami,
Le Schleswig-Holstein est un des pays les plus curieux et les plus ins-
...
tructifs. Aussi ai-je l'intention d'y décrire deux types d'ouvriers différents :
un ouvrier urbain et un ouvrier rural. La première de ces deux monogra-
phies est presque terminée, grâce au concours que me prête notre dévoué
confrère, M. Ilansen, secrétaire de la chambre de commerce de Kiel.
Les deux traits saillants du Sch.les'wig-Holstem sont l'esprit d'association
et la coutume successorale. Ces deux particularités doivent avoir constitué le
pays tel qu'il est et lui avoir imprimé sa physionomie propre. En étudiant
les statistiques, j'ai constaté que cette province occupe une situation à part,
au point de vue de l'instruction, de la probité, des légitimités des naissances.
J'espère rapporter une étude importante en ce qui concerne les successions,
qui présentent ici un champ d'observation plus étendu encore qu'en West-
phalie. La conquête prussienne n'a rien modifié à la tradition ancienne, en
sorte que la coutume a conservé une puissance qui dépasse tout ce qu'on a
pu voir ailleurs. Je suis en rapport ici avec les gens les plus distingués et
ils semblent ne pas se douter qu'il puisse y avoir sur ce point une législa-
tion.
Dans une brochure due à la plume d'un des écrivains les plus compétents
du pays en matière rurale, on lit le passage suivant : « Les lois sucessorales
sont très différentes en Schleswig à cause des nombreuses divisions terri-
toriales qui existaient autrefois et à cause des progrès différents qu'ont faits le
droit romain d'une part et le droit allemand de l'autre. Toutes ces lois abou-
tissent au même but : conserver intégralement dans les mains d'un des fils la
propriété tout entière avec les dispositions les plus variées pour la constitution
de soultes aux autres enfants. »
Le fait dominant, universel aujourd'hui comme il y a cent ans, c'est la
conservation intégrale du patrimoine dans la famille, et l'exploitation par Je
paysan lui-même, sans métayer ni fermier, du moins dans la moyenne
propriété qui est ici de 50 hectares. Pour mieux m'en rendre compte, je vais
entreprendre la monographie d'une propriété ; cela me permettra d'étudier
en détail deux coutumes importantes; '1° l'institution de l'héritier du vi-
vant du père et par un contrat spécial (j'ai entre les mains un de ces contrats
dont je rapporte la traduction) ; 2° la part des ancêtres qu'on appelle « Alten-
theil. » Cette part comprend, outre des redevances mobilières payées par le
CHRONIQUE DU MOUVEMENT SOCIAL 479
fils, une maison située dans l'enceinte du domaine de la famille et générale-
ment à une place d'honneur, ainsi que l'indique la disposition ci-dessous :
Cour d'entrée
pavée et en
très bon état.
C'est là que le.père et la mère vont habiter et vivre, d'une manière com-
plètement indépendante, quoique porte à porte avec le fils. Chez les gens
moins riches, cet altenlheil est sous le même toit, mais également indépen-
dant du jeune ménage.
Nous avons dîné hier avec un professeur du Gymnase qui m'a mis au cou-
rant des méthodes d'enseignement. Je me borne à vous citer un fait : l'Etat
ne fait pas construire de lycée, il n'existe même que trois ou quatre établisse-
ments de fondation ancienne où Ton prenne des pensionnaires. Tous les
autres enfants sont en pension dans des familles, suivant l'ancien usage
européen.
Le Play l'a dit avec raison, nous avons beaucoup à apprendre des autres
peuples, nous qui avons perdu le secret du bonheur et de la paix sociale.
Ici d'ailleurs rien n'est plus facile; tout le monde veut bien se mettre à ma
disposition avec une complaisance que je ne saurais trop reconnaître...
Un trait de moeurs caractéristique : depuis mon arrivée à Kiel, je n'ai ren-
contré qu'un civil et cinq militaires portant des décorations. Il est d'usage
de n'arborer ces insignes que dans des circonstances exceptionnelles, par
exemple à l'occasion d'un voyage de l'empereur.
Pour donner une idée de la puissance de l'esprit d'association, il me suffira
de dire qu'il existe ici une s Société d'embellissement » dont les membres
paient des cotisations, se réunissent, étudient pour le simple plaisir de faire
des plantations, des allées, placer des bancs dans les promenades, chercher
les sites pittoresques, et les disposer le plus avantageusement, etc.
Je vais entreprendre une tournée dans les campagnes voisines pour y étu-
dier la question des successions ; j'ai déjà réuni beaucoup de documents,
mais je voudrais, en outre, pouvoir répondre au questionnaire rédigé par
M. Claudio Janmst pour notre Enquête.
Je vais voir, dans quelques jours, le député de Kiel au Landtag prussien ;
je compte lui demander des renseignements sur l'organisation communale
qui me paraît très remarquable. L'extrême importance attribuée ici à la vie
communale a pour conséquence naturellede rendre l'aptitude à l'électoral très
difficile. On n'est électeur qu'à vingt-cinq ans; on demande même que cet âge
soit reculé à trente ; de plus, on exige, je crois, la qualité de propriétaire
foncier. Chaque commune, du reste, est maîtresse de voter ses conditions
480 y'A RÉFORME SOCIALE
du pays une prime annuelle fixe pour tous leurs ouvriers gagnant
2,000 marks et moins par année. L'assurance était collective pour
l'ensemble du personnel des exploitations désignées par la loi.
Le montant des primes anuelles était à fixer par le Bundesrath,
enproportion des risques, avec une revision des taxesà opérer tous les
cinq ans. En cas d'accident,- suivi d'incapacité de travail totale ou
partielle pendant plus de quatre semaines, la caisse officielle du pays,
gérée au nom de l'Etat, remboursait aux assurés ou aux ayants droit
les frais de traitement et de guérison, plus une indemnité, sous forme
de rente, fixée sur la base du salaire gagné par la victime. Y avait-il
incapacité de travail complète, l'indemnité pouvait atteindre 50 p. 100
du salaire au maximum. Si l'accident causait la mort, les ayants
droit touchaient 60 marks pour frais funéraires : la veuve obtenait
une rente annuelle, égale à 20 p. 100 du gain du défunt et payable sa
vie durant ou jusqu'à son remariage; les enfants chacun 10 p. 100 ;
les ascendants 20 p. 1o0 au plus, s'ils étaient sans ressources. Jamais
les rentesréunies detous lesayants droit ne pouvaient dépasser ensem-
ble 50 p. 100 du gain delà victime, et les ascendants ne pouvaientnon
plus faire valoir leurs prétentions, quant les prélèvements réunis de la
veuve et des orphelins ne restaient pas au-dessous de 50 p. \ 00. Quant
aux primes d'assurance, les chefs d'établissements, les patrons
devaient en supporter la charge jusqu'à concurrence des deux tiers
et les ouvriers le troisième tiers. Dans la proposition du chancelier de
l'Empire, c'est la caisse de l'Empire qui acquilait un tiers de la prime
lorsque le salaire ou le gain moyen des ouvriers assurés- ne dépassait
pas 750 marks par an : ce gain s'élevàit-il de 750 à 1,000 m., l'ouvrier
acquittait un tiers de la primé; la moitié delà prime était à supporter
par l'ouvrier quand le gain s'élevait de 1,000. à 2,000 m.
En pratique, on peut déterminer sans trop de peine la somme des
salaires gagnés par les ouvriers des différentes branches d'industrie ;
mais il est moins aisé de fixer, même approximativement,le montant
des indemnités à payer pour les accidents. Par suite, le taux des pri-
mes d'assurance pour les diverses classes de risques ne se laissent pas
évaluer non plus avec toute la précision désirable, à défaut de relevés
statistiques assez complets. L'exposé des motifs du premier projet de
loi s'est borné à affirmer, enfermes généraux, que pour aucuneclasse
de risques la prime d'assurance ne dépassera 3 p. 100 des salaires. De-
puis, le gouvernement de l'Empire a fait dresser une statistique des acci-
dents survenus dans touteslesexploitationsindustriellesderAllemagne,
dans l'espace du 1er août au 30 novembre 1881, soit pendant une durée
de quatre mois. Cette statistique porte sur un ensemble de 93,554 éta-
blissements occupant 1,957,548 ouvriers. Pendant la durée de l'expé-
rience ou plutôt des relevés officiels, il y a eu, dans l'espace de quatre
L'ASSURANCE DES OUVRIERS CONTRE LES ACCIDENTS 485
mois et sur 1,957,548 ouvriers occupés, 662 accidents suivis de mort,
560 cas d'accidents suivis d'incapacité de travail permanente, complète
ou partielle ; 28,332 cas d'accidents suivis d'incapacité de travail tem-
poraire seulement et de courte durée. Sur la base de cette statistique,
le gouvernement a cherché à établir un classement de risques, d'après
lequel toutes les industries existantes sont réparties entre dix classes
de risques pour le paiement des primes ou des taxes d'assurance en
proportion du nombre d'accidents constaté pour chaque branche par
rapport au nombre d'ouvriers occupés. Ce classement provisoire devait
être revisé et précisé à mesure que la statistique des accidents,fournie
par suite et sous l'effet de l'application de la loi, donnerait des élé-
ments d'appréciation plus complets.
En vertu de l'article 16 du premier projet d'assurance par l'Etat,
tous les établissements soumis à la loi étaient obligés de fournir à la
police,pour chaque trimestre, en double exemplaire, un tableau indi-
quant, avec l'objet et l'organisation de l'établissement, Je nombre des
personnes à assurer, le montant de leurs salaires. Des agents spéciaux
auraient eu à contrôler l'exactitude de ces déclarations. Sur la requête
de l'administration tous les ateliers devaient être ouverts à ces agents,
ainsi que les feuilles de paie et les livres de comptes. Une amende
de 1,000 marks et plus punissait les contrevenants en cas de déclara-
tion inexacte. Chaque accident était à déclarer à la police dans un
délai de deux jours par le chef d'industrie. Suivait ensuite une enquête
pour déterminer la cause et l'espèce de l'accident, la nature des
lésions, l'état de fortune de la personne tuée ou blessée, ainsi que de
ses ayants droit. Si l'accident était suivi de mort, l'administration
de la caisse d'assurance fixait immédiatement le montant de l'indem-
nité due aux assurés. Dans le cas où les lésions causées par l'accident
restaient sans issue mortelle, Hndemnité ne pouvait être déterminée
que dans un délai de quatre semaines, limitées à la durée du traitement
et de la convalescence, quand il n'y avait pas incapacité de travail
persistante. La fixation de l'indemnité ne se faisait-elle pas d'office
par voie administrative, les intéressés avaient un délai d'un an pour
la réclamer, soit moitié moins du temps accordé pour porter plainte
devant les tribunaux en vertu de la loi du 7 juin 1871 sur la responsa-
bilité des patrons. Toute plainte contre la fixation de l'indemnité était
à soumettre par les assurés à l'administration de la caisse d'assurance
et pouvait être portée devant les tribunaux ordinaires. D'ailleurs, les
rentes allouées étaient susceptibles d'augmentation ou de diminution,
suivant les changements survenus dans la condition des intéressés.
Jamais, en aucun cas, les indemnités payées par la caisse d'assurance
du pays ne préjudiciaient aux droits desdits intéressés, victimes d'un
accident de fabrique, auprès d'autres institutions de secours. Enfiu,
486 LA RÉFORME SOCIALE
II
EN FRANCE
l'abus des mots (4), n'a pas revendiqué le dr-ut de tester au nom d'un
principe abstrait de liberté. Il aimait à montrer par les faits comment
la liberté absolue du testament, dirigée par une coutume séculaire
universellement respectée, a fait grandir les fortes races qui semblent
à la veille de dominer le monde civilisé : les Anglais et les Amé-
ricains (2). Il opposait cette prospérité croissante à la désorganisation
fatale provoquée en France par l'application du Code civil (3). Mais il
ne contestait pas que chez nous le brusque retour d'une liberté illi-
mitée dont l'absence a fait oublier le but et l'usage, pouvait paraître
inutile ou dangereux et devait être préparé dans une certaine mesure
par la loi (i).
Peu soucieux d'ailleurs des discussions de principes où les meilleurs
risquent de s'égarer, prenant pour guide l'observation des faits, il
envisageait surtout le résultat social à obtenir (5). Ce résultat, c'est la
transmission intégrale du foyer et de l'atelier. A ce prix sont évitées
ces licitations périodiques qui, en détruisant la propriété ou l'usine
naissante, obligent la famille à de perpétuels recommencements ; ainsi
surtout se maintient cette stabilité du foyer paternel qui est le vrai
fondement de la prospérité. Or la discussion du budget d'un grand
IL
pondant plusieurs générations clans une même famille, si elle est peu.favorisée de la
fortune, devient une exception, alors qu'elle devrait être la règle.
(I) La coutume d'instituer l'aîné des fils héritier n'était pas générale. Montesquieu
nous dit : « On trouve la coutume de faire hériter le dernier des mâles qui reste avec
» le père, en Bretagne où elle a lieu pour les rotures.» — (Esprit des lois XV1II-2Î). M.
Claudio Janneta relevé une coutume analogue dans une grande partie de l'Allemagne,
Voir le rapport cité plus haut. Réforme sociale, juillet 1883, pages G8 et 73.
LA RÉFORME DES LOIS DE SUCCESSION 493
que la coutume assurait aux enfants par le moyen de l'attribution
hors part à l'un d'eux de la moitié de Ja valeur du domaine pater-
nel.
Je prends un propriétaire rural dans une situation moyenne de
fortune et de famille. Pour des situations différentes les chiffres seraient
proportionnels, et le résultat resterait le même. Ce propriétaire possède
un domaine rural d'une valeur de 100.000 francs, qu'il exploite avec
son fils aîné. Il a cinq enfants. Le père meurt à soixante-dix ans, le
fils aîné est alors âgé, je suppose, de quarante ans; les autres ont de
vingt-cinq à trente-cinq ans.
Chacun de ceux-ci est pourvu, depuis l'âge de dix-huit à vingt ans,
d*un métier où il gagne au moins de 1,300 à 2,500 francs, et, si nous
admettons qu'ils soient rangés et laborieux,ils économisent en moyenne
300 francs par an, et les placent à intérêts.
L'aîné, depuis l'âge de vingt ans, aurait dû économiser, lui aussi,
trois cents francs par an, ce qui, avec les intérêts composés, lui aurait
constitué un capital de 10,000 francs, au moment de la mort de son
père (4). Mais la coutume veut qu'il ne se réserve rien, et que tous
ses profits reviennent à son père pour l'aider à se libérer de ses dettes,
ou pour améliorer le domaine.
Donc, au moment où s'ouvre la succession, il y aurait, en toute
justice, à rembourser 4 0,000 francs, ou à donner hors part une rente
de 500 francs à l'aîné.
Qu'arrive-t-il dans l'état actuel de la législation, si l'on ne veut pas
vendre le domaine paternel? 11 faut l'affermer et on sait qu'on en reti-
rera dans cecas un revenu de 3,000 francs (à 3 pour 0/0 de sa valeur). Si
l'on prélève 500 francs pour restitution à l'aîné, il reste 2,500 francs
de rente à partager entre cinq enfants, soit 500 francs pour chacun,
et l'on dit alors que le traitement est bien le même pour tous les en-
fants : on estime que le principe de l'égalité est sauf, que la justice
n'est pas violée.
(1) Les calculs du produit des sommes placées à intérêts composés, et des sommes
à payer annuellement pour amortir une créance dans un nombre d'années déterminé,
ont été faits à l'aide des tables qui se trouvent clans l'annuaire du bureau des longi-
tudes en supposant le taux de l'intérêt à 3 p. 100. Ce taux répond assez bien en
France au revenu des propriétés foncières évalué à 3 pour 100 du prix de revient,
ainsi qu'on l'admet plus loin.
Lorsque le revenu des propriétés foncières s'élève plus haut dans un pays, c'est
qu'en général les capitaux sont rares et le taux de l'intérêt s'élève aussi en proportion.
Inversement, dans les pays riches où le taux de l'intérêt s'abaisse à 4 pour 100 et au-
dessous, le revenu de la propriété foncière diminue dans le même rapport.
Nos conclusions prises pour une situation moyenne seront par conséquent applica^
blés encore pour des situations différentes qu'on pourrait avoir en vue.
494 LA RÉFORME SOCIALE
(1) Si l'on suppose l'héritier simple métayer, la moitié des profits lui appartient,
l'autre revient au propriétaire ; et si on estime à 3,000 francs la part du propriétaire,
le produit total doit s'élever à C,000 francs environ.
496 LA RÉFORME SOCIALE
Que l'on joigne à ce que je viens de dire l'exemple cité dans une
lettre publiée par la Réforme sociale du 31 mai 1883; il donne une idée
nette de l'influence morale de la propriété de famille et des regrets
que la vente de la maison paternelle inspire aux cadets, et alors on
comprendra sans peine pourquoi nous déplorons que les dispositiens
du Gode civil en France aient contribué à ruiner de pareilles forces
sociales.
IV.
NOTES DE VOYAGE
Nous pensons que ces simples notes de voyage, écrites sans prétention
scientifique, peuvent présenter quelque intérêt; elles ne sont qu'une sorte
de préface aux documents plus importants que nous communiquerons à la
Société d'Économie sociale, et à une monographie de famille destinée aux
Ouvriers des Deux Mondes. Nous serions heureux si cet exemple pouvait
montrer à nos concitoyens l'utilité des voyages d'étude à l'étranger.
I
Trente heures de voyage, dont quatre d'arrêt à Cologne, séparent Kiel de
Paris. Pendant ce rapide trajet, nous avons été frappé de la complète
liberté dont jouissent les voyageurs dans toutes les gares de chemins de
fer, dès qu'on a franchi la frontière française. On va, on vient, on entre, on
sort, dans les salles d'attente, sur les quais des gares ; on accompagne, on
va recevoir un ami jusqu'au wagon sans être arrêté par personne, à aucune
porte, sans avoir à montrer aucun billet ni à solliciter aucune faveur. Nous
avions déjà remarqué la même liberté à Londres ; nous la retrouvons en
Belgique et en Allemagne. Serait-il donc absolument vrai que la France est
le pays où on parle le plus de liberté et où on la prat'f ue le moins?
A Kicl, nous avons trouvé à la gare notre confrèie et ami M. Hansen
impatient de nous révéler toutes les richesses de sa province qu'il connaît
merveilleusement. On conçoit sans peine que notre première journée devait
502 LA RÉFORME SOCIALE
notre guide si empressé, pénétré dans la vie intérieure. Là, nous avons
recueilli les observations les plus intéressantes que nous reproduisons, bien
que quelques-unes aient déjà été signalées par notre dernière lettre (livr. du
4cr novembre). Nous avons appris que l'internat, si justement condamné par
notre Maître, est absolument banni de l'éducation à tous ses degrés, que
tous les élèves du lycée ou des écoles de la ville sont loges dans des
familles, quand ils sont de l'extérieur ; qu'ils y sont, en général, traités
comme des enfants de la maison; que les étudiants ne sont que très rare-
ment logés à l'hôtel, mais le plus souvent dans des familles où ils sont
naturellement tenus aune régularité de conduite que la vie d'hôtel n'exige
pas,quand elle ne l'empêche pas absolument. Nous avons appris que
l'homme est condamné à fournir des aliments à l'enfant, quand il est dé-
montré que celui-ci est le fruit de ses oeuvres; que la transmission intégrale
des biens est le fait constant et universel; que l'Allgemeines l.andrecht
prussien n'est pas appliqué dans le Schleswig-Holstein et que l'hérédité con-
tinue dans cette province à être réglée en toute liberté par la coutume.
Dans certaines parties de la province, le père vend généralement par con-
trat, à un certain âge de sa vie, la propriété à son fils, ordinairementl'aîné,
et se retire dans une maison spéciale existant à côté de la maison d'exploi-
tation qui constitue, avec des redevances en nature, l'AUeniheil, ou part des
ancêtres. Quand la fortune ne permet pas que cette maison soit distincte,
elle est très nettement indépendante de l'habitation générale.
On voit combien l'état social est ici conforme aux principes de la Referme
sociale. Quand on étudie les conséquences de cette situation dans les statis-
tiques officielles, on y constate que le. Schleswig-Holstein est la portion de
l'Allemagne où le sentiment de l'association est le plus actif, la vie commu-
nale la plus libre, l'éducation la plus répandue, la criminalité la plus
faible et les crimes ou délits commis par des femmes, les moins nombreux.
Nous énonçons ces faits d'une manière absolue, bien que nous n'ayons pu
les constater nous-même, mais ils résultent de statistiques officielles du
royaume de Prusse qui ne sauraient être mises en doute.
II
Voilà pour le côté moral du Schleswig-Holstein. Voici maintenant
quelques données sur l'état économique de la province. Le faille plus
saillant dans cet ordre d'idées est l'existence d'une activité et d'une prospé-
rité industrielle et commerciale surprenantes. Ainsi la ville de Kielpossédait,
en 4863, pour 25,000 francs de navires à vapeur, en 1870, cette valeur est
montée à 437,500 francs)!; en 1875, à T,900,000 francs, en 1880 à 3,050,000;
elle était, au milieu de l'anné actuelle, de 7 millions de francs. Cet accrois-
sement n'est pas absolument spécial à Kiel : la ville de Flensburg possédait
en 1861, 3 navires à vapeur jaugeant 411 tonneaux; elle en a 30 aujourd'hui
d'un tonnage de 47,23o tonnes. Nous avons visité un atelier de construction
de navires fondé en 1877 ;11 comptait alors 95 ouvriers, il en a 1,900 aujour-
d'hui, il vient de mettre à la mer son centième navire, le cent vingtième est
en chantier. A côté de cet atelier situé à Ellerbeck, nous avons visité les
APERÇU SOCIAL SUR LE SCHLES'WIG-lJOLSTEIN 505
Neuemùhlen, ou nouveaux moulins. Cet, établissement a quinze ans de date, il
moût chaque jour 3,000 sacs de blé de '100 kilos et exporte la quantité de
farine correspondante en Angleterre. Il n'a pas de rival en Europe et
constitue la seule concurrence des minoteries américaines. Nous avons
visité hier une maison de construction de machines créée en 1S83; elle
avait alors 6 ouvriers, elle en compte aujourd'hui 65, et fait des affaires
très importantes. Citons enfin une petite industrie toute locale : le fumage
des harengs. Il a déjà un certain nombre d'années d'existence, mais depuis
dix ans il a pris une extension extraordinaire : l'an passé, il a exporté
450,000 petites caisses de harengs fumés de S kilos; le poisson péché par
ses barques ne lui suffit plus et, ce matin encore, nous voyons sur le port
des caisses de poissons frais expédiés de Copenhague pour alimenter les
petites fumeries de Gaarden. Signalons enfin ce fait, très minime assuré-
ment mais éloquent, à savoir que les petits cultivateurs, qui étaient embar-
rassés autrefois pour vendre leur beurre, l'exportent aujourd'hui en Angle-
terre et en Amérique. Nous ne voulons pas multiplier ces exemples qui
touchent de si près notre pays; il nous suffit de les avoir signalés.
Les causes de ce développement industriel et commercial sont multiples;
la prospérité des fumeries de poissons, par exemple, tient à ce que l'admi-
nistration des postes a baissé, depuis quelques années, à 0 fr. 62S le transport
du colis postal de 5 kilos expédié au point le plus éloigné de l'empire alle-
mand. Les progrès de l'industrie agricole tiennent à l'esprit d'association; les
progrès de l'exportation viennent des efforts inouïs faits pour développer
l'habitude des voyages à l'étranger et la connaissance des langues vivantes.
Mais les causes sont surtout morales. En premier lieu, nous placerons la vie
de famille portée ici à son suprême degré; la stabilité des familles consi-
dérablement favorisée par la coutume de la transmission intégrale ;
d'autre part, l'impulsion intelligente donnée à l'instruction classique et
professionnelle; en troisième lieu, l'activité extraordinaire qui entraîne
tout le monde.
Enfin, la paix règne ici, au point de vue social comme au point de vue
politique. Certes, le socialisme allemand n'est point un mythe; il a un de
ses foyers principaux à deux pas de nous, à Altona et à Hambourg, mais
depuis 4 873, depuis les lois spéciales faites contre lui, il ne se traduit guère
que par des succès électoraux dus, en grande partie, â l'abstentionisme des
bourgeois de Hambourg, Mais ici, en Schleswig-Holstein, quand nous
avons demandé aux patrons : Avez-vous des grèves'? vos ouvriers sont-ils
hostiles? on nous a toujours répondu : depuis 1S73, la paix est complète.
Mais c'est surtout sur le terrain politique, que cette paix est profonde et
universelle. Il y a assurément des partis ; des conservateurs, des libéraux,
des progressistes et, au Reichstag, quelques socialistes. Mais à part ces
derniers, ils sont douze à peu près, tous les autres luttent entre eux, tout en
étant absolument d'accord sur deux points ; la forme du gouvernement et la
personne du souverain. Ce matin même, le journal le plus avancé de
KM, parlait du cinquante-deuxième anniversaire du prince héréditaire.
« Le peuple allemand, disait-il, nepeut laisser passer ce jour sans le bénir.
Lorsque nous, Allemands, jetons un regard vers l'avenir, nous y voyons non
50G LA RÉl'OHME SOCIALE
LA COLONISATION FRANÇAISE
pendant plusieurs mois. Ces nombreux pêcheurs prennent une énorme quan-
tité de poissons qu'ils font sécher ; ils fabriquent de l'huile avec le poisson
de qualité inférieure ('.). »
Une grande partie du pays est couverte de forêts magnifiques qui recèlent
une quantité considérable d'oiseaux et d'animaux sauvages ; c'est pour les
Cambodgiens une autre ressource et ils ne demandent guère autre chose à
la terre. Leur seule agriculture consiste à la remuer légèrement avec l'aide
d'une mauvaise charrue et de deux buffles, pour lui faire produire le pou de
riz nécessaire à leur consommation.
Le climat chaud excitant peu l'appétit, d'une part, et d'autre part, le sol
produisant spontanément une partie des substances alimentaires, le travail ne
s'impose pas au Cambodgien qui, avec un naturel doux et assez bienveillant,
est extrêmement paresseux et se laisse exploiter par les étrangers. « 11 y a
au Cambodge une colonie assez considérable de Malais. Les Chinois y sont
aussi fort nombreux. Les Chans, descendants des anciens maîtres de Ciampa,
habitent plusieurs villages à l'est du grand fleuve... Beaucoup plus actifs,
beaucoup plus intrigants que les Cambodgiens, les Annamites envahissent
peu à peu ce royaume. »
Voilà donc une population à laquelle le pain quotidien est assuré avec un
très petit effort et qui, au lieu de prospérer, grâce à cette excellente condi-
tion matérielle, tend à disparaître et se laisse absorber par les pays
voisins. L'étonnement augmente lorsque l'on voit les Cambodgiens mendier
les faveurs gouvernementales, le titre de mandarin, et chercher à se faire des
rentes grâce à leur position officielle. Ce pays est, en effet, livré à tous les
excès de la bureaucratie et les nombreux mandarins, divisés en dix classes,
sont de véritables vampires administratifs. Ils ne reçoivent d'ailleurs aucun
traitement du gouvernement central ; c'est à eux de prélever directement
leurs salaires sur leurs subordonnés et ils n'ont garde d'y manquer.
Cette complication des rouages gouvernementaux si naturellement opposée
à la simplicité de vie et d'organisation que comporte un peuple adonné à la
récolte des productions spontanées, ruine ce malheureux pays, et l'amènera
sans doute à disparaître complètement dans un avenir peu éloigné. Déjà toute
la partie méridionale appelée Basse-Cochinchine se trouvé au pouvoir des
Français et, malheureusement, notre exemple et nos procédés de colonisa-
tion ne sont guère faits pour ramener les Cambodgiens dans les voies de la
prospérité.
« Une colonie française est un placement avantageux pour un certain nombre
d'heureux mortels qui touchent là de beaux traitements, soupirant après le
jour du retour en France (2). » Telle est la définition qu'un homme conscien-
cieux croit pouvoir signer après plusieurs années de séjour en Cochinchine.
L'aveu est fâcheux pour notre pays, j'en conviens, mais les faits cités à l'ap-
pui ne justifient que trop cette assertion. Quoi d'étonnant, d'ailleurs, à ce
que les habitudes de fonctionnarisme que nous avons en France nous suivent
dans nos colonies? Les Anglais n'envoient de bons colons dans le nouveau
monde que parce qu'ils ont chez eux des propriétaires intelligents et dévoués,
A SAN FRANCISCO
LE CARDINAL DE BONNECHOSE
Les Unions de la Paix sociale ont à déplorer une perte cruelle. Le véné-
rable cardinal de Bonnechose, archevêque de Rouen, a succombé aux suites
d'un accident, alors qu'il venait d'entrer dans sa quatre-vingt-quatrième
année, encore plein de vigueur et de santé. Avocat général, il abandonna
en 4 830 une carrière brillamment ouverte et se donna au service de Dieu.
Mais ses qualités éminentes l'appelaient partout à de hautes destinées.
Evêque de Carcassonne en 1847, il passa en 4 854' à Evreux, et bientôt après
fut appelé à diriger ce diocèse de Rouen qui célébrait tout récemment avec
tant de pompe le vingt-cinquième anniversaire de cet avènement. Cardinal
depuis 1863, il sut toujours faire entendre avec indépendance et modération
les avis les plus éclairés, à la tribune du Sénat comme dans les conseils de
l'empereur, qu'il s'agît de la dignité de l'enseignement supérieur ou de la
liberté des consciences religieuses. Quand vint le temps des catastrophes, il
montra dans les crises les plus critiques de l'invasion étrangère comme
dans les négociations les plus délicates des affaires de l'Eglise, tout ce
que peuvent l'autorité du caractère, le calme de la raison et la prudence
du jugement. Son influence avait été prépondérante lors du dernier con-
clave : elle était restée grande à Paris comme à Rouen, et sa mort porte un
grave préjudice aux intérêts dé la France chrétienne.
Le cardinal de Bonnechose avait bien voulu, presque dès la première heure,
s'inscrire parmi les membres fondateurs des Unions, et il suivait avec solli-
citude les progrès de leur développement. Il avait largement encouragé de
ses dons notre Ecole des Voyages. Lui-même avait daigné dans une retraite
pastorale engager son clergé à étudier les livres de M. Le Play et à partici-
per aux travaux d'économie sociale. En toute circonstance, il aimait à redire
que la réforme sociale est, dans l'ordre des choses humaines, le meilleur
espoir pour le relèvement de la patrie.
C'est à Rome même où son souvenir est partout si vivant que nous est
parvenue la nouvelle de sa fin soudaine. En lui adressant ce dernier adieu,
nous ne pouvons oublier combien, personnellement, nous avons éprouvé les
effets de sa bonté paternelle ; et c'est avec autant de filiale reconnaissance
que de vénération profonde que nous rendons un suprême hommage à cette
grande et chère mémoire.
A. DELAIRJE.
11 était véritablement des nôtres. Vous savez, peut-être mieux que moi, ses
rapports avec Le Play. Je vous rappelle seulement quelques traits.
MGR de Bonnechose a été un des auditeurs de nos conférences, faites dès
lors par M. Focillon. Il a même voulu y prendre la parole pour confirmer par
ses observations personnelles les faits qui venaient d'être développés. Il s'a-
gissait des notables propriétaires se perpétuant d'âge en âge sur le même
domaine et constituant traditionnellement en eux le vrai gouvernement du
lieu, à la condition essentielle de résider. Il exprima à merveille la double
physionomie des pays qu'il parcourait dans ses tournées pastorales, suivant
que cet élément s'y trouvait ou y manquait. Les sympathies du cardinal pour
nous étaient si vraies qu'il a été un des quatre premiers donateurs des
bourses de voyages à l'aide desquelles a débuté notre Ecole: il avait souscrit
pour 300 francs. Vous vous rappelez aussi qu'il a voulu, dans un de ses
récents mandements, faire figurer nominalement le témoignage de Le Play.
Un jour que j'allais le voir à son retour de Rome, il me dit spontanément :
«J'ai parlé dé ma propre initiative,et sans être provoqué par aucun de vous
des travaux et des réformes que vous poursuivez, à S.S. Léon XIII; j'ai
surtout attiré son attention sur un fait moral qui me frappe beaucoup : c'est
l'absence de toute ambition et de toute prétention personnelle chez tous
ceux qui appartiennentvéritablement à votre Ecole de la Réforme sociale.»
Enfin, je ne pouvais m'empêcher d'admirer comment cet ancien magis-
trat, qui se retrouvait si sensiblement sous le prélat, et qui n'avait pu, au
milieu de si grandes occupations, s'adonner intimement à nos études,
avait nettement et pleinement conçu le vice radical de notre fameux Code
sur les successions et testaments, et avec quelle autorité claire il en par-
lait. C'était véritablement un grand esprit et un haut caractère....
Votre ami tout dévoué,
HENRI DE TOURVILLE
.
(1) Nous pouvons annoncer que cette étude paraîtra dans quelques jours.
LES FRANCS AVANT CLOYIS 519
déterminé de M. Le Play. Dans les derniers temps de sa vie, il lisait
Plutarque avec un enthousiasme juvénile, et y découvrait à chaque
pas la confirmation des conclusions émises par son illustre ami. Il
quittait volontiers le présent pour se réfugier dans le passé, et y con-
verser avec les plus nobles esprits de l'antiquité.
Diplomate, sénateur, économiste, M. deButenval a apporté dans tout
ce qu'il a fait, la conscience, la dignité, la tenue, l'élévation de l'esprit
et du coeur. C'est donc une de ces figures devant lesquelles il faut
s'incliner avec émotion et respect, lorsqu'ellesdisparaissent de la scène.
Tous ceux d'entre, vous qui ont eu l'honneur de connaître M. de Bu-
tenval éprouveront ce sentiment, et s'associeront, j'en suis sûr, au
deuil de sa digne et dévouée compagne, de sa famille et de ses amis,
f Vifs applaudissements.)
Après ces communications du Président, sont nommés membres de
la Société:
Sur la présentation de MM. Cheysson et Pougerousse : M. Ernest Bre-
lay, ancien membre du Conseil municipal, membre de la Société
d'Economiepolitique.
Sur la présentation de MM. Pocillon et Pougerousse, MM. Ernest
Hauet, architecte, Tommy Martin, avocat à la Cour d'appel.
La parole est ensuite donnée à M. le général Favé, membre de
l'Institut, pour son étude sur les Francs avant Clovis.
M. LE GÉNÉRAL FAVÉ, Rapporteur]:
MESDAMES, MESSIEURS,
de nous? Par un document essentiel qui nous est resté, la loi salique.
C'est le code de lois qui a régi les Francs pendant cinq siècles, non
sans se modifier ; mais dont le texte primitif, antérieur à Clovis, est
venu jusqu'à nous. Cet important document donne le moyen de
reconstituer par la pensée la société des Francs Saliens.
Dans quelle contrée ces Francs habitaient-ils ? Dans la Belgique
actuelle en s'étendant jusqu'à la Somme.
Les Francs étaient agriculteurs ; chacun d'eux possédait une mai-
son, demeure peu luxueuse quin'avait qu'une pièce non planchéiée, au
rez-de-chaussée, pour l'habitation du maître, avec une salle souter-
raine pour le travail des femmes et les bâtiments accessoires d'une
exploitation agricole, le tout entouré par une haie de clôture. Une
agglomération de ces habitations présentait un aspect très différent
de celui de nos villes et de nos villages qui ont leurs maisons con-
tiguës ; on lui avait donné en latin le nom de villa.
Le travail agricole était en honneur chez les Francs, qui avaient
réalisé un progrès des plus essentiels, en adoptant la propriété indi-
viduelle de la terre, à l'encontre des Germains qui avaient pratiqué
la propriété collective. Les Francs avaient établi pour toute pro-
priété une protection efBcace, et le moindre bris d'un support ou
d'une clôture donnait lieu au paiement d'une valeur, estimée en
argent, qui dépassait de beaucoup l'indemnité du dommage.
Nous avons, grâce au document dont j'ai parlé, le détail de toutes
les cultures auxquelles ils se livraient et qui comprenaient des
légumes et des fruits, ainsi que la vigne dont les-produits considé-
rables étaient employés à faire du vin.
Les soins des troupeaux de porcs, de brebis, de chèvres, de vaches,
de juments constituaient des occupations pastorales qui tenaient une
place importante, mais sans avoir fait abandonner la chasse et la
pêche. Certains détails de la loi salique témoignent de l'habileté des
Francs à la chasse des bêtes fauves pour laquelle des cerfs étaient
dressés.La loi soumet à une indemnité très forte l'homme qui a dérobé
un cerf ayant servi à tuer trois bêtes fauves.
Si nous passons à la condition des personnes nous distinguerons :
1» l'homme libre ; 2° le lète qui pouvait posséder mais qui avait un
maître ; 3° l'esclave qui n'a rien et qui ne peut rien posséder.
Les Romains, habitants du territoire des Francs, étaient comme eux
partagés en trois classes: \° le Romain propriétaire ; 2° le colon;
3° l'esclave.
Les Francs n'avaient point de classe noble, d'où l'on peut déjà con-
clure que le régime féodal ne provient point d'eux.
(f) Le Play va même pins loin en établissant la supériorité sociale des mis usuels
soi' les arts lïbêrmtx (La Réforme sociale en France, ci. xxxn.)
(2) M. A. Baillenx de Marisy, Moeurs financières de la Frimee: les banquiers
cl les
banques (Rev ne des Deux if ondes, *lo août 1883).
LES ABUS DE L'ENSEIGNEMENT DU DROIT 531
de la science acquise du prix des signatures! Si l'hérédité produit de
bons résultats, si le mérite des pères procure certains droits et certains
profits à leurs enfants, assurément c'est en banque que s'exerce cette
vertu de la tradition et ce privilège de la naissance. Le lieu où la
maison est établie importe au moins autant; les premières places,
c'est-à-dire les grandes villes et principalement les capitales, sont
seules susceptibles de procurer aux banquiers une clientèle assez nom-
breuse, des opérations assez multipliées pour qu'ils aient des chances
sérieuses de bénéfices en raison de la quantité et de la qualité des
affaires, malgré le faible prix de chacune. »
Et l'auteur de ces conclusions les assortit de faits empruntés à l'his-
toire et à l'état actuel des principales banques françaises. On y voit
comment ont commencé à une époque relativement récente les Roth-
schild, si puissants aujourd'hui par leur union de famille à travers
l'Europe; comment, lesMallet, plus anciens et toujours également
unis et continuateurs de la vieille et forte maison ; comment, cette
a aristocratie provinciale » des Galline, des Morin-Pons, à Lyon;
des Samazeuilh, des Piganeau fils, à Bordeaux, prêtent la main à ces
« transactions faciles (avec les commerçants) et d'autant plus profi-
tables qu'elles ont pour base des traditions de famille et un passé ir-
réprochable. »
L'auteur de ces lignes se voit obligé d'ajouter avec tristesse : « Mal-
heureusement les rangs de cette aristocratie provinciale tendent à
s'éclaircir, le nombre des fils qui continuent le travail paternel dimi-
nue de jour en jour, et il faut le regretter, parce que ni les banquiers
que nous appellerons cosmopolites, ni les banques (sociétés anonymes)
ne peuvent remplacer ces correspondants, qu'inspirait non seulement
l'amour du profit légitime mais qu'animaient aussi des sentiments de
confiance mutuelle et d'affection. »
Si chacun gardait la place où il .est né et s'y établissait fortement
tout d'abord, les espérances que le coeur de l'homme aime à jeter sur
l'avenir, seraient d'autant légitimées par l'épreuve des premiers efforts
et d'autant rapprochées du succès.(
L'exemple, que nous venons de citer peut s'appliquer également à
toutes les situations. Voici le fils du notaire. S'il avait été élevé dans
la pensée de recueillirl'héritage professionnel de ses ancêtres, il serait
sûr d'avance de réussir, et, ajoutons-le, puisqu'il n'y a plus de réserve
à garder ici, sûr aussi de ne pas aller s'asseoir sur les bancs de la
cour d'assises ! Il n'aurait, pour cela, connaissant d'avance jusqu'où
peut aller son revenu et jusqu'où ses dépenses, qu'à établir, son exis-
tence entre ces deux termes précis ; plus simplement encore, il n'au-
rait qu'à vivre comme il a vu vivre son père.
Ainsi encore ferait le fils du propriétaire agriculteur, qui, prenant à
532 LÀ RÉFORME SOCIALE
III
(1) La Réforme sociale en France, eh. xxxrr, etc. L'Organiiation de la famille et ses
appendices.
(2) La Réforme saâale en France, ch. xxxif, § 4.
LES ABUS DE L'ENSEIGNEMENT DU DROIT 533
des étudiants en droit estdonc très considérable, et leurs vues sont très
diverses. De là, un enseignement sans caractère pratique, et un abais-
sement inévitable dans le niveau des études juridiques.
Il est curieux de voir les professeurs de droit au dix-neuvième siècle
enseigner à la façon du moyen âge. Avant la découverte de l'imprimerie,
les élèves ne pouvaient avoir en main des livres élémentaires; d'autre
part, le seul moyen de recueillir la doctrine des maîtres était de suivre
leur enseignement.
Cette tradition s'est conservée en France, bien que la cause ait dis-
paru. Les ouvrages élémentaires de jurisprudence sont demeurés assez
rares jusqu'à ce siècle. Les Institules de Loysel étaient, en somme, un
ouvrage de doctrine et ne répondaient nullement à nos manuels. La
diversité des coutumes maintenait la nécessité de l'enseignementoral.
Un manuel est aussi difficile à rédiger qu'ensuite il est facile à plagier.
Quand Pothier en écrivait un, ce n'était que YIntroduction à la coutume
d'Orléans ; il n'y avait pas un Potbier dans cbâque province. Or, un
professeur médiocre peut arriver à faire entendre les éléments de la
science, qu'il ne serait pas en état de disposer dans un ouvrage.
Aujourd'hui, nos codes ont fixé et unifié la législation; les commen-
taires abondent et d'excellents manuels sont à la portée des étudiants.
Qu'on le remarque, nous ne voulons pas médire des expositionsorales ;
elles seront toujours nécessaires, mais elles devraient être réduites ou
tranformées en commentaires des textes : la parole du maître devrait
tomber de moins haut et de moins loin; l'élève devrait être en com-
munication étroite avec son professeur, il devrait parler et écrire sons
sa direction.
Nous sommes [convaincu que l'usage a une part importante dans
l'état de choses actuel. C'est ainsi que les autres Facultés, spécialement
les Facultés des lettres ont, jusqu'à ces dernières années, suivi le même
procédé. Des cours d'apparat, et peu de travaux pratiques; les Fa-
cultés de médecine seules unissaient à l'enseignement de la chaire un
enseignement appliqué : l'Ecole pratique à côté de la Faculté, plus la
visite aux hôpitaux. Depuis peu d'années, cinq ans à peine, les cours
publics des Facultés des lettres sont réduits en nombre, tandis que les
conférences avec travaux écrits sont multipliées : c'est une réforme
d'une grande portée.
Cet exemple serait à imiter dans nos Facultés de droit. Il est remar-
quable que les Facultés des lettres et des sciences, avec l'ancienne
méthode, périssaient 'faute d'élèves ; tandis que les Facultés de droit
souffrent pour en avoir trop. La situation n'est donc pas la même.
Toutefois, cette observation ne nous paraît point décisive : s'il était
fâcheux que les professeurs des lettres restassent sans auditeurs, il
n'est peut-être pas moins fâcheux que les professeurs de droit voient
g34 IA RÉFORME SOCHAIB
{Premier article)
Les lecteurs de la Réforme sociale, les membres des Unions, les
disciples de M. Le Play ont tous présentes à la mémoire les ravissantes
études de M. Ch. de Ribbe sur la vie de famille dans l'ancienne France,
et les curieuses monographies publiées naguère ici même par plusieurs
de nos confrères, comme M. Albert Babeau, à l'imitation de ces fortes
et mâles gravures sorties du ferme burin de l'illustre auteur des
Ouvriers européens. Nul n'a oublié les livres de raison exlmmés des
pieuses archives de nos vieilles familles et qui ont fait revivre d'une
manière si naïve, mais si fidèle, avec le souvenir de la foi des aïeux,
celui de leur éducation, de leurs moeurs, de leur existence patriarcale,
de leurs vertus, de leur décence modeste dans la prospérité ou de leur
sereine vaillance dans les tribulations domestiques. Ces tableaux,
peints d'une main discrète, parfois malhabile, mais toujours sincère,
ont resplendi d'un éclat inattendu, dès qu'un rayon lumineux les a
détachés de l'ombre pour laquelle ils avaient été faits : ils ont étonné
et surtout attendri nos regards déshabitués des scènes touchantes qu'ils
iious offraient; ils ont été non seulementune révélation du passé, mais
encore un reconfort pour le présent, un enseignement, sinon une pro-
messe et une espérance pour l'avenir. Sans eux, l'histoire intime de
notre race et de notre société n'eût été, pour ainsi dire, qu'une lettre
close, au moins une lettre morte; nous eussions à peine deviné ce que
les générations, dont notre pied foule aujourd'hui dédaigneusement la
poussière, possédaient d'énergie, de constance, de piété robuste, d'hon-
neur, d'esprit de suite, de solidarité et de liens étroits entre elles ; nous
ignorerions encore par quel puissant labeur une famille pouvait alors
grandir et de quel prix elle achetait sa lente maturité ; venus enfin en
des temps mauvais, où les vertus sont si économes, même chez les
meilleurs, et les vices si prodigues, nous serions tentés de nous alarmer
des jours prochains, si nos pères, dont la vie troublée se reflète dans
leurs mémoires domestiques, n'en avaient traversé de pires, et s'ils ne
nous apprenaient à dire à leur exemple, comme Enée à ses compagnons
découragés : Nous avons passé par trop d'épreuves pour ne point
attendre de Dieu la fin de celle-ci.
0 passi graviora, dabit Deus his quoque flnem.
Les pages qui vont suivre sont extraites d'un de ces 'mémoriaux de
UNE FAMILLE BOURGUIGNONNE 537
famille, écrit dans le silence et le recueillement du foyer par un père
pour ses descendants seuls, qui ne devait avoir nul autre public, et
que nous ne livrons au nôtre qu'en faisant une véritable violence à son
auteur, dont la réserve le tenait caché sous une triple serrure. On ne
saurait appliquer à celui-ci le mot légèrement malicieux de Fontenelle:
« Quoiqu'on n'écrive que pour soi, on écrit aussi un peu pour les
autres, sans s'en douter. » Il savait fort bien que son oeuvre pieuse ne
devait pas sortir de la maison.
a Je me propose, dit-il dans son avant-propos, de recueillir pour
moi-même et pour mes enfants les souvenirs et les leçons que je tiens
de mon père: leçons et souvenirs qui sont la vie et le charme de mon
âme. Il m'en eût coûté de laisser périr ces beaux exemples dont j'ai
gardé la tradition. Je les dépose donc ici dans la simplicité de mon
coeur. C'est tout d'abord un hommage de gratitude que je veux rendre
à Dieu; mes enfantsjugeront de quelle voies paternelles a usé la Pro-
vidence envers leurs parents : ils verront la ligne de conduite, toujours
semblable à elle-même, qu'ils ont tenue pendant plus d'un siècle.
Peut-être y trouveront-ils, à leur tour, quelque lumière et quelque
force. »
Nous éprouvons une véritable joie en faisant part de notre bonne
fortune à nos lecteurs. Dans ces lignes émues, ils ne goûteront pas seu-
lement la tendresse filiale qui les a dictées ou la mémoire d'une de ces
familles bourgeoises, honnêtes et chrétiennes, telles qu'à travers la
dépravation de nos moeurs publiques la province en recèle tant encore
aujourd'hui; ils n'y rechercheront uniquement, ni la description de
l'une de ces modestes demeures qui se plaisent à se dérober au
regard et que trahit seul le parfum délicat des vertus de leurs habitants,
ni même, derrière le portrait de l'aïeul, le souvenir vénéré du père de
l'auteur, d'un homme de foi robuste, de générosité, de savoir et de
caractère, qu'une scène plus large eût fait illustre,parce qu'il n'ignorait
rien de son siècle, mais qui, ce nous semble, eût été peut-être moins
grand, s'il n'eût obstinément voué sa vie à la défense du bien sur la terre
natale dont nulle séduction ne put jamais le détacher. Ils y trouveront
aussi, ils y reconnaîtront avant tout la méthode d'observation que re-
commandait notre maître, M. Le Play, celle qui est vraiment la base de
la science sociale, celle qu'il a conçue et enseignée,celle que ses disci-
ples fidèles s'efforcent de propager à leur tour. Et, comme pour mieux
nous familiariser avec elle, pour mieux nous en révéler les avantages
présents et la pratique facile, les fragments qu'on va lire nous retra-
cent les débuts d'une famille et d'un homme, non pas au seizième ou
au dix-septième siècle, comme les livres de raison, si heureusement dé-
couverts par M. de Ribbe, mais en notre temps même, ou, si l'on veut
S38 LA RÉFORME SOCIALE
I. — LE PAYS BÉQUIN.
(i) Mot employépour jachère. On laissait doue la terre se reposer un an sur trois,
système qui n'est point abandonné. Par une entente générale, dans une région, tous
les champs en jachère se trouvaient réunis; de infime pour ceux en blés, de même
pour ceux en légumes, de sorte que l'aspect du territoire d'un village présentait ici une
grande surface en nombres, et là une pareille étendue en culture de blé, etc.
340 LA RÉFORME SOCIALE
1786 son pays natal pour louer à une lieue de Beaune, à Neuvelle-
les-Serrigny, une grosse ferme de la terre du marquis de Glermont-
Montoison. C'est là que la Révolution le surprit.
M. de Tocqueville, dans son admirable livre, Y Ancien régime et la
Révolution, ouvrage malheureusement inachevé, dont le vaste sujet
devait passionner vingt ans plus tard M. Taine, M. de Tocqueville fait
cette remarque curieuse que le règne de Louis XVI fut l'époque la plus
prospère de l'ancienne monarchie, même pour l'agriculture. Jean
aurait pu servir d'exemple au grand philosophe : après huit ans de
mariage, il trouvait le moyen d'acheter un petit domaine de bonnes vignes
a Auxey (1). Le même auteur ajoute que les points de la France
alors les plus riches étaient en même temps les plus affranchis des
entraves féodales, et que néanmoins ce sont ceux-là mêmes sur lesquels
laRévolution eut le plus de prise. En cela encore, la Bourgogne semble
donner raison à M. de Tocqueville. Cette province était heureuse ; elle
avait ses Etats, son parlement, et il suffit de jeter les yeux sur les
plans terriers de cette époque pour se convaincre de l'état de morcel-
lement où se trouvait dès lors la propriété foncière dans beaucoup de
villages. Cependant, le mouvement révolutionnairey fut plus particuliè-
rement violent. C'est quand les entraves se rompent que l'on songe à
les briser tout à fait.
Laissantlà ces considérations, constatons que le fermier de Neuvelle
avait toutes les aspirations du tiers état au moment de la convocation
des Etats généraux;; mais il n'en rejeta pas avec une moindre indigna-
tion les excès vexatoires, sanguinaires et sacrilèges des hommes de la
Révolution. Royaliste dans l'âme, il ne lui vint jamais la pensée de
rendre la royauté responsable des vices d'une constitution vieillie. Jean
demandait l'égalité des droits entre citoyens sous la protection de cette
monarchie traditionnelle, qui restait pour lui l'égide indiscutable de la
France. Son honnête instinct ne lui montrait pas dans cette égalité
autre chose, sinon la sauvegarde de la dignité de tout homme, qui,
entré en possession de soi-même, ayant conscience de ses forces et de
ses droits, entend les défendre comme un bien intime et inséparable
de sa personne.
(1) Veut-on avoir une idée de la fortune de Jean au moment de,son mariage? Le
contrat lui attribue 42,000 livres d'économies, c'est-à-dire son gain depuis qu'il dirige
la ferme de M. de Maleteste en compte à demi avec sa mère ; plus le domaine d'Kcu-
tigny estimé 18,000 livres. Il est vrai que c'est là le plus clair du patrimoine, car il
prend avec lui sa mère et doit donner à ses quatre soeurs, au décès de celle-ci,
une somme d'ensemble 10,000 livres. Il n'aura donc en réalité qu'une valeur de
20,000 livres. Son frère, qui était l'aîné, avait été pourvu d'autre part. Jean jouit, il
est vrai, de la ferme du château à Ecutigny et de tout son train. Sa femme, Margue-
rite H..., lui apportait un peu d'argent et moitié d'un domaine à Corcelles-les-ArU,
ce qui la faisait aussi riche que son mari.
LES SALONS AU. DIX-HUITIEME SIECLE S4o
1789 trouva Jean en possession'd'un ascendant considérable sur les
habitants de son canton. Dans les communes voisines de la sienne,
tous les paysans acceptaient entièrement sa domination,sans qu'il cher-
chât à l'exercer. Maire de Serrigny, électeur du tiers-état, son atti-
tude à Dijon impressionna tellement le collège électoral qu'on voulut
l'envoyer à Versailles. Le désespoir qu'en ressentit sa femme le con-
traignit à décliner un honneur que, certainement, il aurait payé
cher.
D'ailleurs, il avait à remplir auprès des siens un rôle considérable
.
au milieu des événements dramatiques qu'il nous reste à raconter.
{La fin au prochain numéro).
t
« Celui qui n'a pas vécu avant \ 789 ne connaît pas la douceur de
vivre. » Je ne souscrirais pas, sans réserves, à ce jugement, que Tal-
leyrànd a exprimé, avec une émotion contenue, qui ne lui est pas
habituelle; mais, après avoir analysé le livre instructif et piquant de
M. Feuillet de Conches, je comprends la séduction exercée sur les con-
temporains par cette brillante époque, trop vantée par les uns, trop
sommairement jugée par les autres.
Quand nous arrêtons une attention superficielle sur l'immense bagage
d'erreurs, de sophismes, d'excès de tout genre, que les peu fidèles
sujets de LouisXV traînent après eux, nous sommes tentés de crier à la
décadence, et nous croyons surprendre dans la succession des faits des
traces irrécusables de sénilité et de décrépitude; unexamen plus réfléchi,
sans infirmer de légitimes sévérités, conduit peut-être à des conclusions
différentes. Envisagé dans ses types originaux ou secondaires, le dix-
huitième siècle n'a point l'aspect de la caducité; il réunit, au contraire,
tous les traits caractéristiques de la jeunesse : générosité du coeur et
enthousiasme, ardeurs sensuelles et passion de l'idéal, dédain de l'ex-
périence et outrecuidance fanfaronne. Rien n'y manque, pas même
l'optimisme imperturbable, que rien ne déconcerte et qui interprète
tout au gré de ses désirs. Sur un fond d'utopie court une grâce incom-
parable, et l'esprit garde tout son prestige, où la morale perd le sien.
On rit de lout'pour le plaisir d'en rire, et l'on aurait pu prendre pour
devise les vers si connus :
Le monde est plein de fous, et qui n'en veut point voir
Doit rester clans sa chambre et casser son miroir.
(1) Cité par M. Despois dans son livre sur les Lettres ci la Liberlc,p, 371.
LES SALONS AU DIX-IlUI'l'IÈHE SIÈCLE 549
Oublieuse de sa situation, elle avait appliqué à Mme dePompad our la
qualification de première fille du royaume. « Ne me forcez pas de
compter jusqu'à trois, «riposta la maréchale. La seconde était M"e Mar
quise, la maîtresse du duc d'Orléans.
La société du dix-huitième siècle manquait de sérieux, comme son
souverain; elle ne manquait pas de coeur et s'élevait à un certain idéal,
qui n'était pas sans noblesse ni sans grandeur. Mais ses vertus étaient
incomplètes et mutilées, comme la Vénus de Milo, et "inspirent tout à
la fois des sentiments de sympathie et de tristesse. Dans le tome IY de
ses Nouveaux Lundis, Sainte-Beuve a publié un code de sagesse mon-
daine, que Mme de Boufflers avait rédigé pour son propre usage. Ces
quelques ligues ont une fière allure et, avec plusieurs additions, ne
seraient pas indignes des plus distinguées parmi nos contemporaines.
On me pardonnera de reproduire une partie de ce règlement : « Dans
la conduite, simplicité et raison. Dans l'extérieur, propreté et décence.
Dans les procédés, justice et générosité. Dans l'usage des biens, éco-
nomie et libéralité. Dans les discours, clarté, vérité, précision. Dans
l'adversité, courage et fierté. Dans la prospérité, modestie et modéra-
tion. Dans la société, aménité, obligeance, facilité. Dans la vie domes-
tique, rectitude et bonté sans familiarité.»Et plus loin: «Ne s'accorder
à soi-même que ce qui vous serait accordé parmi tiers éclairé et im-
partial. Lorsqu'il s'agit de remplir un devoir important, ne considérer
les périls et la mort même que comme des inconvénients et non des
obstacles. Tout sacrifier pour la paix de l'âme, etc. »
Que ces règles de conduite aient été pratiquées de point en point, il
serait téméraire de le soutenir, puisque la liaison avec le prince de
Conti a survécu même à l'amour. On a bien de la peine à rompre, quand
on ne s'aime plus, a dit La Bochefoucault. Mais, toutes critiques et
toutes réserves faites, l'idole du Temple n'a jamais perdu de vue son
idéal trop exclusivementphilosophique et païen et s'estrelevée à demi
vers ce Dieu que sa plume ne nomme point.
Une autre pécheresse, la maréchale de Luxembourg, a été moins
timide. Des irrégularités de sa vie, je ne veux rien dire : elles ont été
popularisées par le fameux quatrain du comte de Tressan, et par les
deux vigoureux soufflets que le caustique gentilhomme a recueillis
pour ses droits d'auteur. En se rapprochant del'arrière-saison, la ma-
réchale s'était apaisée, elle avait ressaisi les rênes de sa volonté et avait
transformé son salon en un conservatoire de belles manières et de bon
goût. Avait-elle fait la paix avec Dieu, je ne sais, mais elle avait fait
tout au moins une trêve, et, comme une de ses amies, M"10 de Maucon-
seil, était dangereusement malade, elle s'était engagée par un voeu à
délivrer dix prisonniers pour dettes, si la maladie avait un dénouement
favorable. Voilà de la dévotion fructueuse, ajoute Sainte-Beuve à qui
550 Î-A REFORME SOCIALE
j'empruntele fond de ces détails. L'observation est vraie. Dans ces âmes
dévoyées, sur ces instruments désaccordés, le sentiment religieux,
caché dans un repli mystérieux des fibres les plus intimes, émet parfois
de ces notes d'une pureté exquise et soupire comme un chant du cygne.
Les poètes, pris de désespoir amoureux, se plaisent à appeler les
femmes un sexe exécrable et charmant; la première épithète, j'aime à
le croire, est injuste, quandil s'agit des femmes en général, mais l'une
et l'autre conviennentparfaitement aux hôtes des salons, dont j'ébauche
le croquis.
C'est un lieu commun de répéter que l'homme est un être ondoyant
et divers, mais, de tous les hommes, les plus ondoyants et les plus di-
vers, sont naturellement les jeunes gens et les femmes, surtout aux
époques intermédiaires entre un état de choses qui finit et un autre qui
commence. Le désir de penser par soi-même, de ne pas accepter sans
contrôle des opinions toutes faites, qui, antérieurement, était le partage
d'une petite minorité, s'était généralisé au dix-huitièmesiècle, et grisait
les intelligences mal préparées, comme il grise encore aujourd'hui les
esprits juvéniles.
Un écrivain, souvent ingénieux et parfois profond, le Père Gratry, a
très finement analysé cet état mental qui, d'après lui, se rencontre
dans une grande partie de la jeunesse contemporaine et qui, selon moi,
a caractérisé plus spécialement les générations que j'essaie de com-
prendre et d'expliquer. « Voyez, dit le Père Gratry, ces écoliers qui
n'ont pu entendre une langue en dix ans, et qui, du reste, n'entendent
point consumer leur vie dans l'exercice de la pensée, voyez-les, s'il
s'agit de Dieu, déclarer que chacun, seul, en suivant sa conscience, doit
pouvoir parvenir à tout ce qu'il en faut connaître. C'est le mot d'ordre.
Il faut avancer seul, sans l'intermédiaire d'aucun homme, individu ou
société. »
N'est-ce pas l'histoire prise sur le vif, du grand monde, sous le gou-
vernement de Louis XV? Les sciences venaient de prendre un prodi-
gieux essor et ouvraient devant l'imagination des perspectives sans
fin (1); le passé semblait bien terne et la tradition était bien démodée.
On ne se proposait pas d'inventer la poudre, et pour cause, mais on
croyait avoir la certitude de découvrir dans le monde moral des terres
inconnues. La raison raisonnante sortait audacieusement du nid tra-
ditionnel et rêvait de lointains voyages, sans mesurer la force de ses
ailes. La confiance en soi était universelle et sans mesure comme l'es-
pérance. « Tenez, mon enfant, disait naïvement la duchesse de la Fer-
té à Mme de Staal, il n'y a que moi qui aie toujours raison. » Chacun
(1) M. Taine a fait du progrès des sciences un tableau aussi achevé dans le fond
que dans la forme. Voir Les origines delà France contemporaine; YAncien régime.
LES SALONS AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE 551
pensait de soi comme Mme de la Ferté et mettait en quarantaine une
religion, dont les préceptes n'étaient pas en harmonie avec les maxi-
mes du beau monde : « Un homme qui voudrait seul posséder sa
femme, écrivait Montesquieu dans les Lettrés, persanes, serait consi-
déré comme un perturbateur de la joie publique. » A ces considérations
égoïstes s'en mêlaient d'autres, qui provenaient tout à la fois d'un
sentiment louable et d'un jugement défectueux. La révocation de
l'édit de Nantes, comme toutes les armes à deux tranchants, avait
lésé matériellement les protestants et atteint moralement le catholi-
cisme. La pitié pour les victimes s'était transformée en aversion pour
les persécuteurs et le blâme, porté contre Louis XIV et son temps,
avait rejailli sur les croyances héréditaires, par une conséquence
aussi injuste qu'inévitable.
Une autre cause de défaveur grossissait le nombre des adversaires.
Le docteur Burnet, à son retour à Londres, s'exprimait ainsi : « Je
ne connais point d'hommes qui fassent plus d'honneur à l'huma-
nité que les curés de Paris (1). » Malheureusement certains membres
de l'épiscopat ne méritaient pas cet éloge et formaient un étrange con-
traste avec leurs subordonnés. La religion en souffrait : « La haine
contre les prêtres va au dernier excès, disait d'Argenson en 1753. A
peine osent-ils se montrer dans les rues sans être hués (2). »
En nous débarrassant des fausses vocations ecclésiastiques, la Révo-
lution, sans le vouloir et sans le savoir, a guéri une plaie profonde,
qui paraissait incurable et a purifié l'épiscopat des incapables et
des indignes. De ces fausses vocations, la noblesse était responsable,
et, moins que personne, avait qualité pour s"ériger en juge inexorable.
N'importe, displicuit nasus. Ecrasons l'infâme!
La réforme du gouvernement n'était pas poursuivie avec plus de
discernement. Quand j'étais au collège, il y a longtemps, je me sou-
viens que mes camarades et moi, nous devenions accidentellement des
généraux ou des hommes d'Etat, César, Annibal, Alexandre, etc., et
que nous étions chargés de haranguer les légions romaines ou carthagi-
noises et la cohorte Macédonienne. Certain discours de Yercingétorix
aux Arvernes est resté présent à ma mémoire. Il n'y avait rien de
remarquable pourtant dans ce discours ; les généralités se profilaient
dans des attitudes héroïques et se drapaient dans des phrases voyantes
comme un manteau de théâtre. S'ils nous avaient entendus, Yercin-
gétorix et les Arvernes auraient été bien étonnés : le premier ne se
serait pas reconnu dans notre prose et les autres n'y auraient rien
compris. Les réformateurs de salon connaissaient les Français à peu
près autant que nous les Arvernes, et leurs réformes étaient aussi per-
tinentes que nos ordres du jour aux Gaulois. Sismondi, lorsqu'il était
écolier, a eu la pensée (c'était dans l'air) d'élaborer une constitution
et me parait avoir résumé, avec un rare bonheur, les idées domi-
nantes. Son projet de constitution était court, imperatoria brevitas, et,
par-dessus le marché, il était clair, ce qui n'arrive pas à toutes les
constitutions : Article premier : Tous les hommes seront vertueux.
Article deux : Tous les hommes seront heureux. C'est parfait d'inten-
tion, de générosité, de candeur et d'optimisme, mais ce n'est pas plus
concluant que le discours 'de Yercingétorix.
« La liberté, quel que fût son langage, dit M. de Ségur, nous plaisait
par son courage; l'égalité par sa commodité. On trouve du plaisir à
descendre, tant qu'on croit pouvoir remonter dès qu'on veut; et, sans
prévoyance, nous soûlions à la fois les avantages du patriciat et les
douceurs a'une philosophie plébéienne. Ce n'étaient que combats de
plume et de paroles, qui ne nous paraissaient devoir faire aucun
dommage à la supériorité d'existence dout nous jouissions... » Habe-
mus confitentem revm.
Ces discussions de omni re scibili, n'étaient que des récréations intel-
lectuelles et fournissaient un canevas, sur lequel les saillies entre-
croisées s'allumaient, comme les vers luisants dans l'herbe des prai-
ries. A cette brillante société, la "Providence avait tout prodigué, le
charme et la beauté, l'esprit et l'éloquence, le désir du mieux et
l'espoir de le réaliser. Tous, gentilshommes et grandes dames, avaient
les grâces d'une jeunesse qui,semblait-il, ne devait jamais finir ; ils en
avaient aussil'inexpérience et la folie. Ils voyaient le bonheur partout
dans le plaisir qui passe et le propos qui vole, dans la danse de Jélyotte
et le clavecin de Mozart, dans la verve de Yoltaire et la poésie de
Rousseau. Du bonheur, il y en avait pour tout le monde, il y en avait
pour toujours!... Il n'y en avait pour personne, et déjà se préparait le
lugubre panier, qui allait remplacer les corbeilles de roses. La mort
planait sur leurs fêtes enchantées, et attendait, ironique et grave,
l'heure de Dieu raillé ou méconnu.
A. BOYENVAL.
Le secrétaire général des Unions rappelle à nos confrères que la Liste gé-
nérale des membres, qui doit être publiée le •!a' janvier, est en préparation.
Tous ceux qui ont des présentations à nous adresser voudront bien le faire
daus le plus bref délai, afin que les nouveaux adhérenls puissent figurer
sur cette liste.
Sauf avis spécial, la cotisation des membres admis à partir du <!<"' dé-
cembre, sera inscrite pour 1884, mais les deux livraisons de ce mois leur
seront servies, en prime gratuite.
Prière de nous laire parvenir, sans retard, toute rectification de noms,
qualités ou adresses.
LA YIE RURALE
et les Chenollé des environs de Vire en Calvados. Ils n'ont qu'un but,
qu'une pensée, qu'un rêve : gruger, dépouiller, voler le cousin César,
brave mercier parisien qui s'est retiré au village, espérant y trouver
la paix, le repos et la sécurité. Il y a, dans le roman de M. Lapointe,
une leçon que celui-ci n'a certes pas songé à y mettre. C'est celle-ci :
si vous enlevez aux paysans l'idée de Dieu, qui donc les élèvera au-
dessus de la matière et réfrénera leurs basses convoitises?
Une excellente leçon, mais voulue cette fois, se dégage aussi de la
Rose-de-Noel de M. Charles d'Héricault. Rose-de-Noel est dédiée à
Mmo Aubry-Yitet. Ce roman, d'un intérêt puissamment soutenu, se
divise en deux parties. Première partie : comment les paysans sortent
du village et de leur province (le Boulonnais) ; deuxième partie : ce
qu'ils deviennent dans la grande ville (ParisJ. Les paysans de M.d'Hé-
ricault n'y deviennent pas tous millionnaires : quelques-uns restent
balayeurs. Mais tous y perdent peu ou prou de leur honnêteté native.
Et le vieux père Bélenclos qui ne quitte pas les champs, s'il est le plus
pauvre d'entre eux, meurt du moins le plus riche en vertus et en
probité. Bref, M. d'Héricault a tenu à démontrer que le paysan par-
venu (dans le mauvais sens du mot) devient en général un paysan
perverti. C'était vrai du temps de Restif de la Bretonne : c'est encore
plus vrai aujourd'hui.
Mais cette thèse n'est qu'un côté spécial du problème qui nous oc-
cupe, et, en résumé, nonobstant quelques tentatives plus ou moins
louables, le roman de la vraie « vie rurale » reste encore à écrire.
J'estime même qu'on ne l'écrira pas de longtemps. Il y faut un talent
réel, sinon du génie, l'amour des champs, une grande sincérité d'ob-
servation, le sens chrétien, de la probité littéraire, la connaissance
parfaite des moeurs du paysan et une large compréhension de son rôle
social : toutes qualités dont nos romanciers les plus réputés sont loin
d'offrir le précieux, mais difficile assemblage !
FIRMIN BOISSIN.
(1) Nous n'avons pas besoin de signaler à l'attention de nos lecteurs cette correspon-
dance, qui est due à la plume d'un des écrivains les plus distingués des Etats-Unis.
Liv. xt. 37
562 LA REFORME SOCIALE
de la richesse publique et le fardeau écrasant d'un emprunt énorme met-
taient en péril notre existence nationale.
Pour conjurer ce danger, la sagesse nous conseillait la plus stricte éco-
nomie. Malheureusement,l'abondance du papier-monnaie produisit le résultat
contraire. Au lieu de regarder chaque greenbaclt comme un titre de la dette
nationale, nos concitoyens s'imaginèrent que ce papier avait une valeur
réelle, augmentant d'autant la fortune publique. Trompés par cette erreur
grossière, peuple et gouvernement se livrèrent bientôt à toutes les extrava-
gances. On oublia bien vite les cruelles leçons de la guerre. A Yashington,
comme dans tous les Etats, ce ne fut partout qu'emprunts ; chaque ville,
chaque village voulut entreprendre des projets de travaux publics.On aurait
dit que la plupart des hommes agissaient sans discernement. Une sorte de
vertige s'était emparé des esprits et il semblait que le congrès pût augmenter
indéfiniment la richesse en décrétant de nouvelles émissions de papiei'-
monnaie.
Ajoutons à cela l'amour du luxe, la prodigalité que l'on remarquait dans
toutes les classes de la société. Voici un homme qui, possesseur de cinquante
mille dollars,achète un terrain pour lequel il paie 8,000 dollars. Il y bâtit une
maison qui lui coûte presque le reste de sa fortune.Aussitôt il s'imagine que
l'argent qu'il a converti en moellons, en sculptures et en ameublement
somptueux continuera à produire un revenu suffisant. Ayant ainsi amélioré
sa propriété (c'est l'expression consacrée), cet homme l'évalue à 60,000 dol-
lars au moins; en d'autres termes, après avoir dépensé presque tout son
avoir, il prétend s'être enrichi. Il a, il est vrai, dans ses salons, de belles
peintures achetées en Europe ; mais ces tableaux ne donnent pas de quoi
manger à ses enfants ; le voilà donc conduit à désirer la vente de sa propriété,
il en demande au moins 50,000 dollars, mais personne ne voudrait en faire
l'acquisition pour plus d'un tiers de cette somme.
Tel est, entre mille cas du même genre, le raisonnement suivi par la
plupart des capitalistes d'alors. Une grande partie de nos richesses se compose
de maisons d'habitation, d'effets mobiliers, de manufactures, d'outillage
mécanique et de chemins de fer qui ne produisent rien par eux-mêmes et
que l'on ne peut pas vendre. Une forte' proportion des capitaux placés dans
ces entreprises est donc perdue sans retour ; il vaudrait mieux que nous
fussions dès aujourd'hui convaincus de cette désagréable vérité.
Ces extravagances et les illusions qui en furent la cause ne tardèrent pas
à produire de profonds changements dans la morale publique. On en vint à
considérer le travail manuel comme une marque d'infériorité sociale. Une
multitude de citoyens qui, jusqn'alors, avaient honnêtement gagné leur vie
par le travail de leurs mains, se mirent h vivre d'expédients, tantôt se mettant
à la tête d'entreprises commerciales alimentées par l'argent des autres,
tantôt se faisant les fournisseurs des services publics ou entrepreneurs de
travaux dans les grandes villes. Le redoublement d'improbilé qui, depuis
lors, a été le fléau de nos moeurs sociales, la banqueroute de plusieurs Etats
et de plusieurs villes quront répudié leurs dettesja tendance alarmante des
fonctionnaires à s'approprier les fonds commis à leur charge et tant d'autres
influences malsaines qui corrompent notre société américaine, ont eu leurs
LA QUESTION SOCIALE AUX ÉTATS-UNIS 563
sources dans les erreurs économiques et les extravagances engendrées par la
guerre.
La passion de l'or étant devenue générale, nos concitoyens, au lieu de
régler leur conduite d'après les réalités de la vie, se repaissaient d'illusions
et d'utopies dangereuses.
C'était le temps des considérations philosophiques sur les aspirations des
masses à un avenir meilleur; on souhaitait une plus grande culture intellec-
tuelle, en un mot, une civilisation plus parfaite. Au nom du patriotisme, la
presse excitait le peuple à se livrer à toutes les extravagances. On proclamait
que la dette publique était un bienfait national.
On ne devait pas s'attendre à ce que les ouvriers se montrassent plus sages
que leurs guides. Les salaires avaient été considérablement augmentés, cela
n'empêcha point que bien peu firent des économies. La prodigalité des patrons
leur servit d'exemple. Aux yeux de ses camarades, l'ouvrier économe était un
être stupide et méprisable. A mesure que l'esprit de prévoyance et de sim-
plicité disparaissait des moeurs, il fallut inventer de nouveaux besoins à
satisfaire; aussi avons-nous vu se développer parmi les ouvriers des habitudes
et des idées nouvelles qui ont changé profondément leur caractère. S'il était
possible de se représenter à quel point le gaspillage fut poussé à cette épo-
que, tous ceux qui n'en ont pas été témoins en seraient effrayés. N'est-ce pas
aussi un signe du temps que cette aberration générale, ce spectacle de toute
une multitude d'hommes aveuglés par.une prospérité imaginaire,dont pas un
ne prévoyait la fin prochaine. Telles furent cependant les conditions dans
lesquelles se trouvèrent subitement placées des populations abandonnées à
leurs propres forces, sans qu'aucun frein moral pût réagir sur cet entraîne-
ment. Peu à peu, la corruption s'était propagée de classe en classe et bientôt
elle avait envahi tout le corps social.
Il
Pendant un séjour dans deux des principaux Etats de la Nouvelle-Angle-
terre, j'ai eu de fréquents entretiens avec des hommes de différentes condi-
tions, je les ai trouvés plus ou moins imbus des idées socialistes et des doc-
trines révolutionnaires, ainsi que le témoignent les extraits suivants de mes
conversations.
1 : 3.173.
Caisse des retraites.— La caisse des retraites pour la vieillesse a reçu, dans
CHRONIQUE DU MOUVEMENT SOCIAL 573
le deuxième trimestre! 883, la sommede 10,722,277fr.54, en 123,516 versements,
sur lesquels 77,180 faits à Paris, d'une valeur de 4,412,150 fr.54 et 46,336
dansles départements,s'élevant à 6,610,124 fr.Les versements de Paris se divi-
sent en 22,523 à capitaux aliénés et 54,657 à capitaux réservés, et ceux de pro-
vince, en 35,812 du premier genre contre10,524 seulementdu second. Ces chif-
fres semblent, à première vue, fournir de singulières conclusions. Le nombre
total des versements de Paris est en effet, beaucoup plus élevé que ceux de
province, mais le montant en est d'un tiers plus faible et, d'autre part, les
versements à capitaux réservés, à Paris, dépassent considérablement en
nombre ceux à capitaux aliénés, tandis que le contraire se produit dans les
départements; mais, en échange, le montant des sommes versées à capitaux
réservés est double, en province, de celui des sommes versées à capitaux alié-
nés, lorsque à Paris il est seulement d'un tiers plus élevé. On pourrait en
conclure: 1° que les personnes prévoyantes sont en beaucoup plus grand
nombre à Paris; 2° que le souci de la famille est dans cette ville énormément
plus développé ; 3° enfin, que les clients provinciaux de la caisse des re-
traites qui songent à laisser un patrimoine à leurs enfants, ne sont qu'une
minorité très petite mais très aisée. Devant un examen plus approfondi, ces
conclusions s'évanouissent en grande partie. Si les versements sont beau-
coup plus nombreux à Paris qu'en province,cela est uniquement dû à ce que
diverses grandes administrations, la Compagnie de l'Ouest, d'Orléans, de
l'Est, etc., dont le personnel est en partie en province, et certaines autres qui
n'ont même d'employés que dans les départements, comme le Creusot, Saint-
Gobain. etc., font à Paris les versements pour tout leur personnel. En second
lieu, la préférence qui semble très accusée à Paris, pour les capitaux réser-
vés, provient, en grandemajorité, des versements intermédiaires, c'est-à-dire
de ceux faits par les Compagnies ou des patrons, au compte de leurs ou-
vriers, tandis que les versements directs, c'est-à-dire ceux faits par les titu-
laires des livrets, sont, pour la plupart, à capital aliéné. Ainsi, en 1880, les
versements directs à capitauxaliénés ont été à Paris, de 6 millions contre
4 millions à capitauxréservés et,dans l'un des trimestres de 1883,de 2,150,000
contre 1,155,000.11 faut dire que ces versements directs sont faits,en général,
par des petites ménages sans enfants,ou des célibataires.Maisil faut bien noter
aussi que si les versements intermédiaires sont faits particulièrement à ca-
pitaux réservés, cela ne tient pas à ce que les Compaguies ou les patrons im-
posent ce régime à leurs ouvriers; ils les laissent, au contraire, le plus sou-
vent, libres de choisir, et c'est de son propre mouvement que le personnel
de ces grandes administrations opte pour le système qui assure un patri-
moine aux enfants.
En province, il n'en va pas de même: les cantonniers forment la grande
majorité des 35,812 versements à capital aliéné. Or, pour eux, dont la solde
est très petite, le versement à capital réservé donnerait de trop faibles ré-
sultats. L'administration verse donc pour eux, à capital obligatoirement
aliéné. Mais si on passe de là aux versementsdirects, on trouve, au contraire,
que le capital réservé y est très en faveur. Ces versements sont faits assuré-
ment par des personnes aisées, puisqu'ils sont en moyenne de 430 fr. tandis
qu'à Paris ils n'atteignent pas 45 francs.
574 LA RÉFORME SOCIALE
la caisse des dépôts et consignations 637 francs pour assurer aux parents de
96 élèves un capital de 600 francs en cas de décès de leur enfant. Une somme
de 757 fr. a été déposée à la caisse des pensions de retraite pour la vieillesse,
au nom de 150 apprentis, et à la caisse commune, <l,S00 francs, ce qui porte
le montant actuel, au bout de quatre ans,de cette caisse destinée à être répartie
tous les cinq ans entre les élèves restés fidèles à la maison, à 4,497 fr.75.Une
CnRONIQDE DU MOUVEMENT;SOCIAL 575
part dans les bénéfices de l'école professionnelle est attribuée chaque année
aux élèves les plus studieux, elle a été de 611 fr. 50 c, 11 a été versé comme
récompense 100 francs à la caisse d'épargne, sur 30 livrets dont les titu-
laires avaient épargné 2 fr. chacun. Les petites économies personnelles des
élèves versées à la caisse d'épargne scolaire ont été de 832 fr., et celles des
anciens apprentis de 6,326 fr. répartis en 2,165 fr. à la caisse d'épargne et
3,590 fr.à la caisse des retraites.Ces chiffres sont en progression marquée sur
ceux de l'année dernière qui étaient de 1,796 fr.pour la caisse d'épargne et de
3,050 fr. pour la caisse des retraites, et l'année dernière elle-même était en
progression sur la précédente.
On voit que la sollicitude de la maison s'étend sur les intérêts les plus
divers des élèves, elle leur garantit le présent et les met à même d'assurer
leur avenir par l'éducation morale, intellectuelle et professionnelle.
nouvelle, dans son numére du 1er juin, mais elle se plaît à la répéter et à
rendre un nouvel hommage à notre collègue.
Un autre concours portait sur la question des associations coopératives.Le
jugement porté par M. Paul Pont sur le travail de l'un des concurrents,
M. C. Renaud, mérite d'être cité ici, car il apporte une nouvellejustification
à la méthode que la Société d'Economie sociale a prise pour instrument de
ses observations. La première des règles de cette méthode est de se dépouiller
de l'idée préconçue et de l'idéal personnel. L'auteur du mémoire avait négligé
cette salutaire précaution; aussi, sous l'empire de la conception que « c'est
par l'association seulement que l'ouvrier peut espérer arriver à la suppres-
sion du patronat et à l'indépendance absolue vis-à-vis du capitaliste, » n'a-t-il
tenu aucun compte des résultats médiocres obtenus jusqu'ici par les associa-
tions, et surtout, bien que ce fût là la condition essentielle de l'utilité de ces
recherches, oublié de définir les causes des insuccès passés. En signalant
ces incorrections du travail de M. Renaud, M. Paul Pont a rendu hommage à
notre méthode et nous ne devons pas laisser passer sans le signaler un pareil
témoignage.
Un troisième concours portait sur les assurances.Le lauréat, M. Chaufton,
avocat au conseil d'Etat et à la Cour de cassation, a présenté, a dit M. Paul
Pont, un ouvrage considérable et du plus haut mérite. L'assurance, selon
M. Chaufton, est un mécanisme à l'aide duquel s'opère le partage des pertes
de diverse nature que peut subir le patrimoine de l'homme. La solidarité
humaine, sous la forme de la mutualité, met ce mécanisme en mouvement et
la statistique règle les rapports de ses organes. Le principal de ces rapports,
c'est la proportionnalité de la peine et du risque. L'organisation scienti-
fique de la mutualité est une idée essentiellement moderne.
L'assurance appliquée au patrimoine du pauvre, c'est-à-dire à sa capacité
de travail, peut atténuer, dans une large mesure, le fléau du paupérisme,
mais, selon l'auteur, les sociétés actuelles de secours mutuels ne sont qu'un
moyen très imparfaitement tenté dans ce sens, car elles ne sont pas consti-
tuées conformémentaux principes rationnels de l'assurance.
D'autre part, l'auteur déclare que l'assurance doit agir librement sous
l'impulsion des intérêts privés, et que l'Etat ne doit ni la confisquer, ni s'en
réserver l'exploitation exclusive. L'assurance par l'Etat est, en effet, en dé-
saccord avec le principe essentiel de l'assurance, la classification et la sélec-
tion des risques. Le véritable rôle de l'Etat consiste : à faire de l'assu-
<1<>
rance préventive, c'est-à-dire à prévenir les sinistres, par des lois ou des
mesures réglementaires ; 2° à contrôler les entreprises privées d'assurance
réparatrice et notamment les entreprises d'assurances sur la vie, parce
qu'elles reposent sur des contrats à longue échéance.
A. FOUGEROUSSE.
Il '
i; EN FRANCE DEPUIS LA RESTAURATION
;
.„
(1) Elle paraîtra à la librairie GoLillon sous ce titre: La pays libres. Leur organi-
sation, et leur éducation d'après la législation comparée.
Liv. XII 38
578 LA RÉFORME SOCIALE
111
IV
Il a été expliqué, dans les pages qui précèdent, qu'en 1848 une infime
minorité du nouveau corps électoral avait seule, depuis 18(4, connu
et pratiqué le régime parlementaire, et qu'au contraire la généralité
de la population avait entièrement conservé, en matière d'affaires
publiques, les idées, les goûts et les habitudes de l'Empire. D'un autre
côté, à l'époque que nous rappelons, l'épopée napoléonienne formait
à peu près le seul idéal des masses populaires ; on s'exaltait encore
dans les veillées aux récits des vieux soldats ; Touvrier et même le
bourgeois libéral n'avaient guère d'autres chansons favorites que Les
souvenirs du peuple, L*e champ d'asile, Le cinq mai de Béranger ; l'image
du héros martyr de Sainte-Hélène était appendue au foyer de la plupart
des chaumières ; on était encore presque au lendemain du retour de
ses cendres à Paris. L'institution du suffrage universel ayant rendu
la foule souveraine, l'Empire devait nécessairement renaître de cet
ensemble d'antécédents et de circonstances.
Le 10 décembre 4848, sur 8,424,673 électeurs, 6,434,236 avaient
écarté de la présidence le général Cavaignac qui personnifiait la Répu-
blique, et y avaient appelé l'héritier de Napoléon h", le prince Louis-
Napoléon. Le 20 et le '21 décembre 1851, 7,439,816 adhésions contre
640,737 refus, ratifièrent le coup d'Etat et déléguèrent au prince-pré-
sident la mission d'élaborer une nouvelle constitution. Enfin, le 21 et
le 29 novembre 18S2, 7,824,189 voix acclamèrent l'Empire. Une frac-
tion très restreinte du pays manifesta de l'inquiétude ou du méconten-
tement ; la très grande majorité, qui n'avait aucune notion de gouver-
nement ni d'administration, fut confiante et satisfaite.
Le second Empire ne se départit pas des errements du passé, et, à
L'ANTAGONISME ADMINISTRATIF ET POLITIQUE 585
son tour, il arriva moins à s'établir d'une manière d urable qu'à s'installer
momentanément.
Les monarchies de 1814 et de 1830 avaient, jusqu'à un certain point,
préparé elles-mêmes leur chute en s'obstinant à concilier le parle-
mentarisme avec l'organisation unitaire et absolutiste de l'an VIII (1);
l'Empire de 1852 entreprit de réaliser une antinomie encore plus
périlleuse : il prétendit faire coexister le vote universel et direct ainsi
qu'une certaine liberté de presse avec le gouvernement d'un seul. Immé-
diatement il fut permis de prévoir que les électeurs improvisés de
1848 et, tout au plus, la génération suivante resteraient dans l'état
intellectuel et psychologique voulu pour qu'une telle combinaison fût
praticable.
Plus encore que sous les régimes antérieurs, il devjnt nécessaire que
la commune et le département, tous les agents administratifs et tous
les intérêts confiés aux soins de ces agents fussent employés à domi-
ner le vote. Le corps électoral, appelé à recruter l'une des deux
assemblées législatives, ne se composait plus, comme de 1814 à 1848,
de quatre-vingt mille ou de deux cent mille notables, relativement
aisés et instruits, mais de huit à neuf millions de citoyens, dont la
majorité était illettrée et soumise à des conditions d'existence qui la
rendaient accessible à toutes les captations. Comment le nouveau
pouvoir se serait-il défendu contre ses ennemis; comment même
aurait-il assuré la bonne gestion des affaires, s'il n'eût, lui aussi, dirigé
le vote et mis en oeuvre la candidature officielle? Plus le nombre et
l'inexpérience des électeurs avaient augmenté, plus il allait falloir
malheureusement que cette candidature pénétrât partout et s'exerçât
avec énergie.
La constitution de 1852, les décrets-lois, les lois organiques et les
lois de finances qui en furent les corollaires, pourvurent à cette exi-
gence fatale.
On imposa silence aux personnes réputées trop hostiles au nouveau
gouvernement en les éloignant du territoire. Les ministres cessèrent
d'être responsables devant les Chambres; celles ci, le Corps législatif
et le Sénat, n'eurent plus à peu i>rès qu'un rôle consultatif. La presse,
sans disparaître, fut contenue par des rigueurs spéciales. Le chef de
l'État et les préfets recouvrèrent le droit de nommer les maires et de
les choisir même en dehors des conseils municipaux. Ils purent dis-
soudre ces conseils et les remplacer par des commissions provisoires.
Les conseillers généraux perdirent la faculté de former leurs bureaux.
Paris, qui depuis le décret du 4 juillet 1818 ne jouissait déjà plus d'une
(1) Paroles que prononçai assure-t-on, le prince Albert* après qu'il eut pris con-
naissance de la constitution de 1832.
L'ANTAGONISME ADMINISTRATIF ET POLITIQUE 587
Aux termes des changements effectués, l'empereur, ou par lui-même
ou par ses délégués, était demeuré responsable et partie prépondé-
rante dans la plupart des débats auxquels donnaient lieu les affaires
locales et générales. En même temps, il avait cessé d'être garanti
contre les conséquences attachées à ce rôle; avec les libertésnouvelles,
le mauvaisvouloir et lapassion avaient obtenu le droit de lejuger et de
le critiquer sans merci. On conçoit que son autorité et son prestige ne
pouvaient survivre longtemps àuntelrégime.D'un autrecôté, et en rai-
sou des mêmes changements, l'efficacité de la candidature officielle dé-
croissait de jour en jour (1), et il n'avait été pris aucune disposition ni
d'ordre législatif, ni d'ordre éducatif, qui pût y suppléer. De ce chef
encore, le gouvernement allait être impuissant à préserver le vote des
entreprises de ses adversaires et des entraînements de l'ignorance.
Dans les Etals constitutionnels, la portion du pays favorable à l'ordre
de choses existant veille et combat pour lui, et lui sert de rempart.
Chez nous, depuis '1852, la population, nous venons de l'expliquer,
s'était plus que jamais déshabituée de toute initiative, de toute respon-
sabilité, de toute entente commune, et elle se trouvait manifestement
hors d'état de s'acquitter des obligations qui lui avaient été tout à coup
départies. L'opposition, au contraire, ou plutôt le parti républicain,
n'avait pas cessé, depuis i8b2, de mener la lutte et spécialement de
se tenir en contact avec les masses ouvrières de Paris et des grandes
villes. Dans cette position respective de l'Empire et de ses adversaires,
ne devait-on pas s'attendre à ce que ceux-ci bénéficieraient seuls des
'franchises accordées ? L'occasion survenant, ne mettraient-ils pas à
profit le relâchement des ressorts officiels ainsi que l'état de passivité
de la nation, et n'arriveraient-ils pas tout naturellement au pouvoir?
Nul doute que la prescience de cet avenir n'ait beaucoup contribué
à précipiter l'empereur Napoléon III, déjà affaibli par l'âge et par la
maladie, dans la guerre à jamais néfaste de 1870.
La prostration des esprits qui suivit le désastre de Sedan et, aussitôt
après ce désastre, la révolution du quatre septembre, ne furent que les
conséquences toutes naturelles de la situation générale que nous ve-
nons de décrire. Comme on l'avait déjà vu tant de fois depuis 1789,
les moeurs issues de la centralisation laissèrent renverser l'édifice de
1852, avec la même facilité qu'elles l'avaient laissé construire.
JOSEPH FERRAND,
ancien préfet.
(1) Aux élections législatives de 1869 le nombre des candidats d'opposition (;ni
l'emportèrent fut de 100; en 1863, il n'avait été que de 34, en -I8S7 que de 7.
SCÈNES DE LA VIE DOMESTIQUE
{Deuxième article.)
ù-ferre suffisant pour les deux mois que passait là Bailly, mais trop
restreint pour y faire vivre toute une famille pendant toute l'année.
Il ne s'agissait donc de rien moins que de raser le bâtiment du fond
pour lui substituer, mais plus en arrière afin d'agrandir la cour, un
pavillon entièrement neuf. On lui donnerait cinq ouvertures de face,il
serait presque aussi profond que large et le logement, entièrement de
plain pied, suffirait pourtant à contenir à l'aise un gros ménage. Cet
étage unique serait compris entre un cellier élevé propre à recevoir
beaucoup de vin et un grenier non moins spacieux propre à entasser
les grains ; l'ancien fermier se berçait de l'espoir de faire, entre
temps, d'heureux coups de commerce sur les deux principaux pro-
duits du pays.
Entrepris en 1802, ce pavillon fut achevé eu 1804. D'abord, on prit
un architecte, ce qui dut paraître un peu glorieux aux amis. Seuls, les
gens de marque se permettaient ce luxe à la campagne. D'architecture
à proprement parler, il ne devait guère être question assurément ;
mais Jean aimait à voir tout large, correct et ordonné. 11 n'était point
nécessaire que ce fût beau, seulement il fallait éviter que ce fût laid.
Au reste, le caractère du propriétaire devait se retrouver partout dans
les dessins de l'homme de l'art.
L'escalier en pierre rose de Premeaux à deux rampes, qui de la
cour monte aux appartements, est le seul point où l'architecte se soit
donné carrière. La balustrade de fer ouvragée porte le chiffre de Jean
et de Marguerite. Du perron, une porte épaisse ouvre sur un vestibule
étroit. Delà, deux entrées, une de chaque côté, menaient aux appar-
tements. A droite c'était la chambre de ménage, sorte de cuisine élevée
à la dignité de pièce de famille. Ses belles dimensions permirent plus
tard à l'aîné des fils de Jean d'y installer sa bibliothèque et d'en faire
son cabinet de travail.
D'autres locaux fermés cachaient ce qui dans une cuisine peut offus-
quer la vue. La chambre de ménage était donc toujours reluisante de
propreté. Son charme, nous ne le connaissons plus, nous vantons de
confiance, l'ancienne vie patriarcale ; mais nous ne savons même pas,
bien souvent, ce qu'était cette vie dans notre propre famille. Nous
n'avons pas été les témoins de l'hospitalité rurale de ces temps déjà
vieux, alors que le même feu et que la même lampe éclairaientpour tout
le monde, et que la même table offrait à tout venant du pain, du vin et
un peu de fromage. On vivait tous ensemble, maîtres et domestiques,
la porte ouverte aux pauvres, aux voisins, et nul ne s'en trouvait gêné.
Jean était maire,il se livrait aussi à des travaux d'expertise : avait-on à
lui parier d'affaires, alors seulement il vous conduisait dans un étroit
bureau; mais,le temps que l'actif bourguignon passait au logis,il le nas-
sait surtout dans la chambre commune, écrivant ou lisant,appuyé suc le
UNE FAMILLE BOURGUIGNONNE Î197
bord de la grande table entre la vas te cheminée et le dressoiroù s'étalaient
les faïences de toutes couleurs et de toutes formes. La haute horloge
partageait avec le foyer les soins diligents de Marguerite, et son mari,
sans bouger, donnait de là des ordres qui étaient entendus partout.
Quant aux enfants, on ne s'en occupait guère. Hors le temps des
repas où il fallait être à l'heure,d'eux il n'était point question au logis.
L'école les laissait-elles libres ? ils erraient de çà de là avec les petits
paysans sans autre surveillance que celle de leur ange gardien, et il
paraît que dans bien des familles plus relevées les choses ne se pas-
saient pas alors autrement.
Bien que Jean eût sans doute la prétention de posséder une chambre
de ménage hors ligne, il ne s'en était pas tenu là, et, si depuis le ves-
tibule on prenait à gauche, on entrait dans une pièce dont le maître
était justement fier. Du salon, il n'en fut question que sur le plan de
l'architecte ; mais il en devait être tout autrement de la salle à
manger.
Cette pièce mesurait vingt-deux pieds sur vingt, et pouvait re-
cevoir trente convives dans les cas ordinaires, et, dans les grands
jours, soixante-neuf. Neuf portes, grandes ou petites, toutes à pan-
neaux de ch<|ne soigneusement encadrés, s'ouvraient sur cette pièce.
Cinq, surmontées de leurs impostes, boisaient entièrement l'un des
grands côtés. En face, la grande cheminée en marbre du pays,dont le
foyer, large de cinq pieds, recevait le bois de moule dans toute sa
longueur. Deux fenêtres donnaient sur le gracieux horizon qui s'é-
tend au midi.
Mais ce qu'on prisait le plus dans la grande salle, c'était le plafond.
La mode était encore à ces fragiles chefs-d'oeuvre de plâtrerie que
remplace assez mal aujourd'hui le carton moulé. Des Italiens, qui
excellaient dans ces décorations, se voyant sans travail pour l'hiver,
s'étaient proposés pour le revêtir, demandant pour tout salaire la
nourriture et le logem'ent. Tout l'hiver, le feu ne cessa de ronfler dans
la grande cheminée, pendant que se déployaient successivement deux
corniches parallèles, l'une sculptée, l'autre à simple profil, puis
quatre petites rosaces aux angles, et enfin au centre du plafond une
cinquième d'un relief prodigieux. Le manteau de la cheminée recevait
aussi une riche décoration.
Ce n'est point une puérile fantaisie que d'apporter quelque soin à ce
crayon de la maison de famille. Le judicieux La Fontaine nous montre
un lapin attaché à son gîte, parce qu'ille tient de ses pères; la terre
natale, une demeure triste sur un coteau aride, inspira puissamment
Lamartine; Homère, enfin, nous montre la couche nuptiale d'Ulysse
sortant du pied d'un arbre, vive image de la possession du sol par
les époux. D'ailleurs les familles elles-mêmes n'aiment-elles pas ùs'ap-
598 IA RÉFORME SOCIALE
peler races?Et celles que le temps a épargnées un peu plus que les
autres, ne sont-elles pas fières du nom générique de maison ? Qui de
nous n'a suspendu quelque souvenir aux murailles qui abritaient sa
jeunesse ? Mais quand ces murailles ont été élevées par les pa-
rents eux-mêmes, elles se trouvent par là doublement consacrées et
deviennent la plus haute personnification du chez-nous, terme qui, dès
à présent, cesse de paraître trivial, tant il est rarement prononcé
Ici doivent malheureusement s'arrêter ces souvenirs de famille.
Nous aurions aimé, répétons-le, à faire assister nos lecteurs à l'éduca-
tion des enfants dans ce modeste berceau d'une forte race et surtout
à suivre les premiers pas de celui d'entre eux qui s'éleva, moins encore
par la puissance de l'esprit que par celle du caractère, à des fonctions
publiques honorées, à un rôle marqué dans la société religieuse de
'1830 à 1870, à une puissante action morale, à des amitiés illustres.
Mais la Réforme sociale ne fait ni de la biographie ni même de l'his-
toire; elle se borne à recueillir les enquêtes individuelles sur nos
moeurs, sur nos institutions publiques ou privées, sur l'état matériel
ou moral de nos familles et, si elle est heureuse de rencontrer un
témoignage véridique qui éclaire la situation de celles-ci, en accusant
l'influence qu'exercent sur leur développement les vertus patriarcales
des ancêtres, elle ne saurait aller au delà.
Puissions-nous du moins avoir clairement montré, en reproduisant
les fragments qui précèdent, l'intérêt qu'offrent pour la science sociale
ces enquêtes domestiques et engager par là nos amis à rechercher
sincèrement, comme l'a fait si bien l'auteur anonyme de ces lignes, les
traces de leurs pères? Que d'enseignementsprécieux nous y puiserions,
non seulement pour l'histoire du passé, mais encore pour les luttes de
l'heure présente et pour la préparation de l'avenir?
HENRI BEAUNE,
ancien Procureur général à la Cour d'appel de Lyon.
EN FRANCE
Etudes sur le régime financier de la France avant la révolution de 1789, PAR M. An,
VUITRY, de l'Institut. Nouvelle série, 2 vol. in-8°. (Guillaumin 1883.)
aussi bien que l'impôt indirect sont affectés, explicitement, par les
délibérations mêmes des états généraux, aux dépenses militaires.
Le crédit public débuta en France sous les mêmes inspirations que
l'impôt. L'entreprise de la conquête de l'Aquitaine contraignit Philippe
le Bel à emprunter aux riches bourgeois de ses bonnes villes ; il em-
prunta ensuite au consul de Narbonne, puis au bailliage de Troyes et
à divers particuliers pour solder les troupes envoyées contre les Anglais
en Guyenne. Son fils Louis le Hutin affecta les recettes de divers baillia-
ges et sénéchaussées à la garantie des prêts obtenus par lui dans
le but de continuer la guerre de Flandre en 1315. Sous Philippe de
Valois et le roi Jean les opérations militaires s'étendent et s'aggravent,
et des emprunts s'élevant à la somme énorme de 150 millions de francs
de notre monnaie (3,5)7,000 florins d'or) sont obtenus du pape et de
divers seigneurs.
Malheureusement, l'impôt et l'emprunt ne suffirent pas à remplir le
trésor incessamment vidé par les dépenses militaires. Philippe le Bel
imagina, pour se procurer des ressources, un procédé plus funeste
encore : celui de l'altération des monnaies. Cette altération ne con-
sista pas, de sa part, comme on le suppose souvent, à abaisser le titre
des pièces d'or et d'argent. Il ne mit pas en circulation de fausse
monnaie proprement dite. Ses pièces d'or furent frappées à 22 karats,
c'est-à-dire qu'elles contenaient 916il000es de fin. Si l'on a suivi les
dernières discussions du Sénat relatives à la liberté de la bijouterie,
on reconnaîtra que le titre de 0.916 dépasse les meilleurs actuellement
en usage. La monnaie actuelle n'est qu'à 0,900, et la bijouterie
honnête travaille à 0,750. L'épithète de faux monnayeur ne convient
donc pas exactement à Philippe le Bel. Mais il attribua à ces pièces
de bon aloi une valeur officielle qu'elles n'avaient pas. Ainsi le royal
d'or, valant réellement 21 sous 6 deniers, eut cours pour 62 sous 5 de-
niers, presque le triple. Nécessairement, une telle fiction troubla
profondément les transactions civiles et les opérations de commerce ;
elle désorganisa la vie sociale tout entière, d'autant plus que ces per-
turbations n'avaient aucune fixité. Elles se renouvelaient à des taux
constamment variables. A chaque émission, la valeur officielle s'éle-
vait ou s'abaissait, suivant les scrupules ou les besoins du roi.
La défaite de la chevalerie française à Courtray et les dépenses em-
ployées à réparer ce malheur,redoublèrent l'activité des opérations sur
les monnaies et portèrent à leur comble les falsifications. L'excès,
cependant amena une réaction; en présence des plaintes universelles,
et sur les représentations du pape lui-même, le roi se vit forcé de
revenir à la vérité. Mais le rétablissement de la monnaie à sa valeur
réelle causa plus de ruines encore et de troubles que ses affaiblisse-
602 LA RÉFORME SOCIALE
de la fin d'une carrière, remplie déjà par tant de grands travaux ad-
ministratifs et politiques, et nous ne craignons pas de vanter ici
publiquement ce bel exemple clans un milieu où l'on sait respec-
ter les autorités sociales.
MENÉ STOURM,
ancien inspecteur des Finances et administrateur
des Contributions indirectes.
Plus leur enfance a été pénible et fatigante, plus les mères s'attachent à
leurs fils. Il y a quelque chose de ce sentiment dans la fidélité que les
habitants des vallées vaudoises conservent pour un sol qui leur coûte les
plus rudes labeurs sans suffire à leurs besoins. L'émigration vers les villes
désole nos plus belles provinces, et les parties les plus riches de la Nor-
mandie voient leur population rurale diminuer dans une proportion inquié-
tante. Les pauvres montagnards dont M. Schatzmann nous dépeint la na-
vrante misère ont résistéjusqu'ici à la légitime ambition de trouver dans
des pays moins ingrats non pas le plaisir et l'abondance mais les aliments
indispensables à la vie.
Des luttes cruelles, provoquées par l'hérésie dont ils s'étaient faits les
adeptes, obligèrent leurs ancêtres à se réfugier dans les vallées les plus
désolées des Hautes-Alpes. Depuis des siècles, la pacification s'est faite; les
guerres de religion ne sont plus qu'un douloureux souvenir; protestants et
catholiques vivent dans un paisible accord. Rien ne confine donc les pau-
vres Vaudois dans leurs tristes retraites, rien que l'attrait du sol natal dont
nous parlions tout à l'heure. Leur misère même et la difficulté des commu-
nications les ont soustraits aux fascinantes séductions des agglomérations
urbaines. Us supportent avec résignation l'existence misérable que leurs
pères ont menée ayant eux, et, depuis peu d'années seulement, quelques-uns
d'entre eux sont allés demander à l'Algérie des moyens d'existence moins
précaires.
L'émigration qui a pour but la colonisation ne produit pas les conséquences
désastreuses de celle qui engloutit dans les centres populeux l'élite de notre
population agricole. Celle-ci est délétère, immorale, destructive de la famille.
Celle-là, au contraire, fournit un utile aliment à l'activité humaine, et les peu-
ples les plus prospères lui doivent une notable partie de leur grandeur.
Elle favorise l'accroissementde la famille en permettant à quelques-uns des
fils de fonder au loin de nouveaux établissements, tandis que l'un d'eux,
(1) Etat économique des vallées vaudoises françaises, par M. B. Schatzmann, traduit
par Maurice David. — Grassart, Paris 1883.
LES VALLÉES VAUDulSliS KliA.NV.MSES 605
aidé des frères moins entrcprenauls, conserve intact le lover paternel. Mais
si elle est surtout avantageuse et indispensable, c'est daDs les régions déshé-
ritées où un sol ingrat ne peut fournir aux besoins des habitants.
Telle est la situation des vallées vaudoises françaises dont M. le profes-
seur Schatzmann a décrit la misère dans une monographie intéressante,
bien qu'insuffisamment détaillée. Ce travail a été traduit en français par
M. M. David, à la suite d'une excursion qu'il fit lui-même en 1877 dans la
vallée, de Molins, embranchement de la vallée de Queyres.
On est péniblement impressionné tout d'abord par l'insuffisance des habi-
tations : au rez-de-chaussée une écurie ; au-dessus la cuisine et quelquefois
une place pour dormir. La cuisine est sans cheminée; la fumée sort par les
fenêtres et la porte toujours ouvertes. Aus?i n'est-ello occupée que l'été ;
pendant l'hiver l'existence des malheureux Vaudois se passe tout entière
dans l'écurie, pêle-mêle avec les animaux. De plus, et afin de conserver
quelque chaleur, on n'enlève la litière qu'au printemps. Durant de longs
mois, une épaisse couche de neige interdit toute circulation, tous travaux
extérieurs. Il est facile d'imaginer les ravages que cette inaction dans une
atmosphère empestée exerce sur le tempéramentdes pauvres reclus; et l'ap-
pauvrissement de la race qui en est la conséquence nécessaire.
C'est surtout dans les villages du val de Freissinières que la misère est
plus navrante. L'auteur y a rencontré une famille, composée du père, de
la mère, d'un enfant et d'un nourrisson étranger. Cette famille était la
quatrième, parquée avec le bétail, dans une même étable de vingt-cinq
mètres carrés. On était au mois d'août; ses ressources pour l'hiver consis-
taient en vingt-huit gerbes de seigle, quelques pommes de terre et le lait
d'une chèvre étique.
M. de Lavergne a dit avec raison : « Ici on ne peut compter sur d'autres
produits que ceux des prairies et des forets, à l'exception de quelques places
susceptibles de culture ; aussi ne devrait-il être occupé par l'homme que
pendant l'été. » Les parties cultivées sont d'un très faible rapport. La
misère contraint les habitants à se servir des instruments de labourage les
plus primitifs. L'état des chemins et le manque de paille ne permettent pas
de donner à la terre un engrais suffisant; aussi la moitié en est-elle tou-
jours en jachère. Enfin, le morcellement delà terre, qui augmente toujours
le coût du travail sans augmenter la récolle, est arrivé à un point absolu-
ment désastreux. Les parcelles, dispersées aux quatre coins du territoire,
sont divisées par les partages successifs tant qu'elles peuvent constituer un
gage, si minime qu'il soit, pour les créanciers.
A ce dernier mal, la réforme des lois de succession, nécessaire partout,
apporterait sans doute un remède efficace; mais rien ne peut corriger l'ari-
dité du sol. Il n'est susceptible de donner des produits rémunérateurs que
par le pâturage et le reboisement. Déjà les troupeaux sont nombreux, trop
nombreux même, et les animaux mal nourris périssent en quantité. L'été,
le bétail venant de la Provence prend sa part dans le pacage. Les chèvres
et les moulons qui couvrent la montagne détruisent les jeunes bois, car,
après avoir rongé l'herbe jusqu'à la racine, les pauvres allâmes dévorent les
pousses des taillis.
606 LA RÉFORME SOCIALE
CORRESPONDANCE
LE « GAGNAGE »
DANS LA VALLÉE DE LA CANCHE (PAS-DE-CALAIS)
ou de délit. Dans toutes les autres provinces, les chiffres sont bien moins
favorables et notamment dans celle de Poseu qui compte un crime ou délit
pourol habitants. La même statistique montre que sur 400 condamnés, il
y a -'il femmes dans la province de Posen, 20 et demi dans le royaume entier
et -14 dans le Schleswig. La valeur morale de la femme est donc de plus en
plus grande par rapport à celle de l'homme, à mesure que la criminalité
générale diminue. Ces chiffres sont une preuve de plus que la moralité de
la femme est l'élément principal de la moralité d'un pays.
Sur la question de la natalité, le Schleswig cesse d'être à la lôLe des pro-
vinces : il arrive même à l'avaiil-dcrnier rang. Il ne compte que enfant sur
I
RÉUNION MENSUELLE DU GROUPE DE PARIS 609
29,90 habitants tandis que la Prusse en a 1 sur 25,87. C'est Posen, sur
ce point, qui tient la tête. Singulier rapprochement Le Schleswig-Holstein
1
—
—
—
15
3 —
-
13 — — au-dessous de 9 — — 3 ~
5 artisans — une maison et un jardin — 1
—
42 électeurs 31 voi:
RÉUNION RÉGIONALE
DE
—o—
Lc Rhus> 3 décembre m
UNION
D'ANSOUMOIS, A0NIS
ET SAIOTONGE
—o— MONSIEUR LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL,
étaient venus là, sans bien se rendre compte du but que l'on poursuivait.Lors-
que nous nous sommes séparés le soir, nous étions véritablement confrères
et tous emportaient, avec le souvenir d'une journée féconde, la résolution
bien arrêtée, de travailler, pour leur part, aux réformes essentielles que
réclame la situation de notre pays.
Au moment de terminer ma lettre, je reçois un exemplaire des quatre jour-
naux d'Angoulême, qui publient tous le compte rendu de notre réunion, en
constatant son succès complet.
Veuillez agréer, etc.
P. DE ROUSIERS.
faire mieux encore. Ceux qui n'auraient pas encore rempli l'obligation mo-
rale de présenter au moins un nouveau confrère, sont instamment priés de
ne point différer davantage. Nous recevons chaque jour des lettres touchantes,
soit par le dévouement qui les inspire, soit par les encouragements qu'elles
nous donnent. Nous n'osons les transcrire ici, mais du moins nous pouvons
assurer que la 'Réforme sociale ne négligera rien pour rester digne des juge-
ments bienveillants dont elle est l'objet. Quant aux Unions, elles seront
heureuses,si, à l'occasion de la nouvelle année, nos confrères veulent bien,
comme l'an dernier, donner à leurs voeux la forme d'adhésions nombreuses:
c'est le meilleur gage d'un avenir prospère, c'est-à-dire d'une propagande
de plus en plus efficace en faveur des vérités sociales.