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LA CONSTRUCTION DES
THEORIES SCIENTIFIQUES
Une bonne théorie ne fait pas que des prédictions, mais des prédictions surprenantes qui s'avèrent vraies.
(Francis Crick)
Nous avons montre que 1'approche inductiviste pour décrire la science est insatisfaisante.
Discutant des difficultés soulevées par cette voie, nous avons esquisse des pistes de solution.
Dans ce chapitre nous allons présenter quelques unes des approches parmi les plus
remarquables qui ont jeté un éclairage plus complet sur la science comme activité intellectuelle
et socio-historique. Si aucune d'elles ne se révélera entièrement satisfaisante, chacune apportera
des éléments qui aideront à mieux comprendre le processus scientifique. On verra que les
relations entre la science et la société prendront de 1'importance, car le chercheur est membre
d'une communauté de chercheurs qui opère dans un cadre social élargi.
1.1 Le falsificationisme
L'idée sous-jacente du falsificationisme est simple. Les énoncés pour être scientifiquement
valides, doivent être formulés pour qu'on puisse les réfuter. Cette caractéristique à pouvoir
démontrer qu'un énoncé est faux est la réfutabilité ou la "falsifiabilité". Andre Lwoff suggère
de parler de réfutation, plutôt que de "falsification", signalant avec raison que la traduction de
falsify n'est pas très heureuse et contribue à la confusion des concepts, falsifier pouvant vouloir
dire fausser, maquiller, dénaturer [2]. Nous emploierons donc le terme réfuter, mais nous
maintiendrons "falsificationisme" pour décrire l'école popperienne.
Pour être scientifique une affirmation doit pouvoir être réfutée. L'essai de réfutation
est un test de vérité, une vérification de 1'adequation entre notre conception du monde
et sa réalité. Voici quelques exemples d'énoncés susceptibles d'être réfutés, c'est-à-dire
qu'il est possible de les démontrer comme étant faux :
* On observe un corbeau qui n'est pas noir à 1'endroit xi au temps ti.
=> L'énoncé que tous les corbeaux sont noirs est faux, donc réfuté.
* On établit par observation qu'un poids de 10 kg et un poids de 100 g tombent en chute
libre avec la même accélération.
=> 1'enonce que les corps tombent avec une vitesse proportionnelle à leur poids est faux.
Chalmers donne une définition succincte de la réfutabilité : Une hypothèse est réfutable
si la logique autorise 1'existence d'un énoncé ou d'une série d'énoncés d'observation qui lui sont
contradictoires [3]. Explorons ce concept plus en profondeur.
Lorsque j'observe qu'il neige sur le Mauna Kea, volcan dormant de 4200 m de la grande île
de Hawaii, je réfute le premier énoncé. On peut procéder à des vérifications analogues pour les
énoncés 2 et 3; on peut les entériner, mais on peut et on doit pouvoir tester leur validité.
1. Certains titres boursiers pourraient bien décoller dans les prochaines semaines.
2. Vous pouvez avoir de la chance lors d'une rencontre prochaine.
3. L'été prochain sera particulièrement ensoleillé (ou pluvieux).
4. Dieu existe.
Ces énoncés ne sont pas réfutables, car quoi qu'il arrive ils ne seront pas contredits. Les
discours de politiciens à la langue de bois et les déclarations des marchands de bonne aventure
font partie de la catégorie des énoncés non réfutables. Lisez vos prochains horoscopes pour
vous en convaincre. Certaines prédictions de la marche boursière sont aussi des énoncés non
réfutables; jetez un coup d'oeil sur les chroniques boursières et vous réaliserez que certaines
sont aussi instructives que 1'horoscope du jour.
Un corollaire du critère de réfutabilité est que toute théorie ou loi scientifique doit être
porteuse d'information. Les théories doivent donner une information sur le comportement réel
du monde.
Par exemple, la structure en double hélice de 1'ADN permet d'expliquer comment 50% de
notre bagage génétique provient de notre mère et 50% de notre père [4]. La théorie de la
structure des étoiles propose que la luminosité du Soleil soit assurée par la lente conversion par
fusion nucléaire de 1'hydrogene en hélium au centre du Soleil ou règnent des températures de
10' degrés Kelvin. La luminosité solaire est donc stable pour une durée d'environ 10 milliards
d'années parce que la fusion de 1'hydrogene est une réaction très efficace énergétiquement, qui
se produit à un rythme relativement lent dans le coeur des étoiles peu massives où l'hydrogène
est très abondant.
Simultanément, les théories doivent exclure tous les événements logiquement possibles,
mais qui ne se produisent pas.
L'histoire des sciences a légué de beaux exemples d'énigmes ou problèmes qui furent
résolus par une nouvelle théorie. En voici une liste ainsi que les théories qui les expliquèrent.
- Ralentissement séculaire de la Lune sur son orbite de même que de la rotation de la Terre sur
elle-même.
* Théorie des marées (Newton et Laplace)
- Irrégularités dans le mouvement orbital de la planète Uranus.
* Prédiction de 1'existence d'une nouvelle planète, Neptune, par la théorie de Newton.
- Soudaineté des débuts et fins des périodes glaciaires dans 1'histoire du climat terrestre
Ces problèmes seront un jour résolus et donneront naissance à de nouvelles théories; les
recherches pour y parvenir dégageront certainement de nouveaux problèmes. Par exemple, la
théorie des quarks, qui explique les propriétés des particules subatomiques, fait surgir un
nouveau problème, celui de leur confinement a 1'interieur des protons par exemple. Somme
toute, la vieille idée récurrente de la "fin de la science" qui revient de façon épisodique dans
1'histoire intellectuelle est prétentieuse sinon ridicule. [7][8]
3 LA REFUTATION DU FALSIFICATIONISME !
3.1 Le mérite des théories
L'approche de Popper permet d'affirmer que certaines théories sont meilleures que d'autres. Elle
propose d'ailleurs une fa§on d'évaluer le mérite des nouvelles théories :
a) Une hypothèse nouvelle doit être plus réfutable que celle qu'elle remplace. Ainsi le fal-
sificationiste met 1'emphase sur le progrès, et propose une vision dynamique de la science, qui
contraste avec la vision accumulative de 1'inductivisme.
b) Une théorie nouvelle pourra remplacer 1'ancienne (i) si elle peut expliquer quelque chose
que 1'ancienne théorie ne pouvait pas, et (ii) si elle peut prédire un nouveau type de phénomène
que 1'ancienne n'avait pas permis d'envisager. Par exemple, la Relativité générale prédit le
ralentissement des horloges dans les champs gravitationnels forts. En effet, le temps physique
s'écoule plus lentement a la surface de la Terre que lorsque vous volez à bord d'un avion où la
force de gravité est plus faible parce que vous êtes plus éloigne de la Terre. Cet effet qui n'a
aucune conséquence mesurable sur le vieillissement de votre corps a toutefois été mesure avec
une grande précision par maintes expériences. Il est une conséquence d'une propriété
fondamentale de la nature mise en évidence par Albert Einstein : c'est l'invariance des lois
physiques par rapport au mouvement des systèmes de référence qu'ils soient en mouvement
uniforme ou accélère.
INDUCTIVISME
FALSIFICATIONISME
* Les théories peuvent être réfutées et rejetées. Le rejet est un acte décisif.
* On ne peut établir la vérité d'une théorie. Les expériences ne peuvent que réfuter une
théorie; elles ne peuvent pas la prouver de façon absolue.
* Lecontexte historique dans lequel se fait la confirmation ou la réfutation est
important =>, La démarche scientifique est historique.
3.2 Les failles du falsificationisme
* On avait réalise au 19e siècle que le plan de 1'orbite de la planète Mercure tournait dans
1'espace a une vitesse plus grande que celle prédite par la théorie de Newton. Cet avance-
ment du périhélie de Mercure fut explique en 1915 par Albert Einstein dans sa théorie de la
Relativité générale. On continue néanmoins d'utiliser la mécanique de Newton, par exemple
lorsqu'on lance des fusées et des sondes spatiales. D'ailleurs, vous serez peut-être plus a
1'aise de traverser un pont dessine par un ingénieur qui a fonde ses calculs sur la mécanique
newtonienne, que celui dessine par un physicien de la mécanique quantique; exemple un
peu étiré qui illustre la différence des domaines, voire leur quasi-exclusion. Mais si on
habitait prés d'un trou noir, il faudrait alors adopter la relativité générale dans la vie
quotidienne, car la mécanique newtonienne serait totalement inadéquate. De façon stricte,
la théorie de Newton a été réfutée, et on continue pourtant de 1'utiliser. Peut-on considérer
que la Relativité englobe la théorie de Newton comme un cas particulier ? "Einstein ne
montra pas que 1'oeuvre de Newton était fausse; il créa un cadre plus grand à 1'interieur
duquel des limitations, contradictions et asymétries de la physique ancienne disparurent.
"[9] Jusqu'a quel point la théorie - inexacte - de Newton peut-elle donc être considérée
comme incorrecte ? Voila des questions qu'escamote le falsificationisme.
* La structure en double hélice de 1'ADN proposée par Watson et Crick en, 1955 ne fut
finalement confirmée qu'au début des années 1980. Il fallut 25 ans pour que ce modeler de
1'ADN passe d'une hypothèse plausible à un fait vérifié dans tous ses détails. D'ailleurs
Crick et Watson éprouvèrent, peu après la publication de leur idée dans la revue Nature,
des doutes quant a la justesse de leur modeler. Crick raconte que Watson craignait même
qu'ils se soient trompés et deviennent la risée de leur collègue [10]. Cet exemple montre
que la démarche scientifique n'est pas structurée de façon aussi rigide que le prétend Pop-
per.
Enfin, la motivation du chercheur n'est pas de réfuter une erreur, mais de répondre à une
question, de résoudre une énigme, et de construire une théorie plutôt que d'en détruire. Mario
Bunge met, je crois, le clou final dans le cercueil du falsificationisme lorsqu'il écrit très
justement : "Je ne crois pas que la refusable soit le critère de la scientificité. L'astrologie a été
réfutée par Saint Augustin, mais cela ne la rend pas scientifique. Un savant ne veut pas lui-
même réfuter ses hypothèses, ce serait antipsychologique. II souhaite au contraire leur
confirmation. Qu'il cherche des contre-exemples, oui, j'en conviens. Mais c'est seulement d
regret qu'il reconnaît être dans 1'erreur. Il vaut mieux employer un terme neutre : ce que fait le
scientifique, c'est simplement tester ses théories. Si les résultats sont positifs, alors on peut
embrasser I'hypothèse en cause, du moins jusqu'à plus ample informe. Mime une réfutation
West pas nécessairement définitive." [11].
La démarche scientifique emprunte des avenues extrêmement diverses. L'ébauche d'une théorie
est un processus ardu, frustrant et complexe comme peuvent en témoigner tous les chercheurs.
La démarche de recherche est pleine d'obstacles et de fausses pistes qui exigent des retours
fréquents sur les hypothèses et les expériences; il y n'a que très rarement progression
systématique. Michel Cabanac le décrit bien : "Chaque petit pas en avant découvre une
perspective nouvelle conduisant à une nouvelle question et a un nouveau petit pas en avant.
Chaque petite étape, chaque question est accessible à quiconque s'intéresse au problème pose
et souhaite progresser avec autrui, car la science est un partage d'évidences avant d'être une
organisation des connaissances résultantes en un tout cohérent. "[12].
Une théorie s'élabore donc autour d'énoncés structurés et universels (par oppositions aux
énoncés uniques comme "tous les cygnes sont blancs"), et d'un ensemble d'hypothèses
auxiliaires; ces dernières régissent le protocole expérimental et incluent les lois et les théories
des instruments de mesure utilisés. De plus ces connaissances doivent être partagées et
communiquées. On connaît bien 1'importance de publier en science. Cette pression n'est pas
uniquement pour justifier un meilleur financement, ou pour mieux faire connaître son
laboratoire. Le "public or péris" fait aussi partie de la dynamique du processus qui exige que les
connaissances scientifiques soient communiquées a 1'audience la plus élargie possible. La très
grande majorité des scientifiques en font une obligation morale et sociale. En plus, le processus
de rédaction amener un second regard et un nouvel éclairage par le recul -et la réflexion que
force 1'écriture; il est souvent source d'idées et d'interprétations nouvelles.
La supposition de Popper qu'il existe toujours des tests clairs pour vérifier les théories
n'est peut-être viable que pour des théories solidement établies. Dans un jeune domaine, il
arrive souvent qu'une prédiction ne se réalise pas ou qu'une expérience affiche un résultat
imprévu. On sait bien qu'une prédiction faite par une théorie peut se révéler incorrecte pour
des causes diverses : a) une hypothèse auxiliaire incorrecte; b) un instrument de mesure mal
compris; c) des conditions initiales mal cernées. Une impasse ou un résultat négatif
amènera les défenseurs d'une théorie prise en défaut à faire dévier la falsification sur un de
ces aspects périphériques. La théorie est alors "protége" du moins temporairement.
Face a ses critiques, Popper a pose la défense suivante: un énoncé d'observation est
acceptable à titre d'essai et à une étape particulière d'une science, s'il parvient a résister a
tous les tests permis par 1'etat de développement de la science a cette étape. Popper a ainsi
accepte la faillibilité des énoncés d'observation, et 1'extrait suivant est révélateur d'un esprit
surprenamment amolli chez ce redoutable positiviste : "La base empirique de la science objective
ne comporte donc rien d "absolu'. La science ne repose pas sur une base rocheuse. La structure audacieuse
de ses théories s'édifie en quelque sorte sur un marécage. Elle est comme une construction bâtie sur pilotis.
Les pilotis sont enjonces dans le marécage mais pas jusqu'a la rencontre de quelque base naturelle ou
`donnée' et, lorsque nous cessons d'essayer de les enjoncer davantage, ce n'est pas parce que nous avons
atteint un terrain ferme. Nous nous arrêtons, tout simplement parce que nous sommes convaincus qu'ils sont
assez solides pour supporter l"édifice, du moins provisoirement. "[l3].
Le mérite principal de Popper est d'avoir coince dans ses derniers replis le modèle
inductiviste. Son approche s'est toutefois avérée limitée parce qu'il ne peut y avoir de
réfutation totalement convaincante à une époque donnée du développement des nouvelles
idées, surtout quand une théorie est jeune. De plus, l'activité des scientifiques ne consiste
nullement en démarches repesées pour abattre une théorie. La vision "falsificationiste" est
trop simple et incomplet. Passons à des visions beaucoup plus englobantes et plus
soucieuses de tenir compte de la dimension historique et sociale de 1'evolution des idées en
science, celles d'Imre Lakatos et de Thomas Khun.
4 LA RECHERCHE, UN ENSEMBLE
DYNAMIQUE
Un examen le moindrement approfondi de la science contemporaine et de 1'histoire des
sciences révèle que les théories et 1'activite scientifique sont des ensembles beaucoup plus
complexes et plus dynamiques que ne le laissent croire les partisans de 1'inductivisme ou de
1'ecole de Popper. Dans 1'introduction de son livre La structure des révolutions scientifiques,
Thomas Khun (1922-1996) avoue à quel point il fut frappe par le contraste entre 1'image de la
science transmise par le curriculum de 1'enseignement universitaire traditionnel et celle qui se
dégage d'une étude attentive des comptes rendus historiques de 1'activite de recherche révèles
par les articles originaux, les lettres et les témoignages personnels des chercheurs [14].
En effet, un ensemble de facteurs logiques, historiques et sociologiques, de même que
métaphysique et psychologiques, ont marque avec force le développement des idées en science.
Ces interactions reflètent le jeu complique entre les facteurs internes et les facteurs externes.
Considérons comme exemple les efforts de recherche pour comprendre les changements
climatiques paraissant affecter 1'atmosphere terrestre depuis près d'un siècle. Une partie des
efforts de cette recherche est motivée par un désir de mieux comprendre les réactions
chimiques dans la haute atmosphère et les mécanismes d'échange d'énergie entre les diverses
couches de 1'atmosphere; c'est le facteur interne. D'autre part, la société donne un large appui
financier à ce programme de recherche pour minimiser les impacts socio-économiques
qu'entraîneraient des changements climatiques importants ou 1'amincissement permanent de la
couche d'ozone stratosphérique; c'est le facteur externe.
Une théorie ou un événement scientifique peuvent être la source de beaucoup d'activités de
recherche motivées à des degrés divers par les facteurs externes et internes. De nouveaux
résultats, surtout s'ils sont spectaculaires, peuvent générer d'autres actions. L'impact sur Jupiter
de la comète Shoemaker-Levy en juillet 1994 a mobilise des dizaines d'observatoires et des
centaines d'astronomes a travers le monde les amenant a combiner leurs efforts pour observer
cet événement exceptionnel. Les grands accélérateurs de particules sont construits et finances
par plusieurs pays, par exemple le CERN ou des expériences impliquent des centaines de
chercheurs. La découverte des supraconducteurs a hautes températures a suscite 1'organisation
de grandes conférences internationales. Une des retombées de nouvel investissement en main
d'oeuvre et en argent et d'éveiller 1'interet de 1'entreprise privée. Nous développerons ce thème
au cours des deux prochains chapitres. Retenons de tout ceci qu'au delà de la vérification de la
validité des théories scientifiques, il y a quelque chose de beaucoup plus complexe qui fait
marcher la science que le schéma inductiviste ou falsificationiste le laisse entendre. Autre point
négligé par 1'approche inductiviste et falsificationiste : les concepts ont une histoire. Les idées
d'atome, inconscient, galaxie, gène, cellule, opinion publique ont débute par des concepts flous.
Ils ont ensuite connu une phase plus ou moins longue de clarification (près de 2,500 ans pour
1'atome et moins de 100 ans pour le gène) avant d'aboutir a une théorie cohérente. De plus des
théories aujourd'hui dépasses étaient en harmonie avec les idées et les outils de leur époque;
elles n'étaient pas nécessairement des "erreurs".
Ce bref examen suggère 1'idée d'une nécessité pour la science de progresser et de
déclencher de nouvelles activités. Une bonne théorie, et ce sera le point de vue de Laka.tos, doit
donc avoir une structure et une dynamique qui donne des `clefs' et des prescriptions pour la
développer et 1'etendre. Les théories suscitent des programmes qui permettent de guider la
recherche; le nombre et 1'importance de ces nouveaux programmes est une mesure de la qualité
d'une théorie. Enguerrand des exemples :
- La mécanique de Newton a permis la recherche de nouvelles planètes autour du Soleil ou
d'étoiles proches, et d'envoyer nos propres sondes spatiales en orbite autour de la Lune, Venus,
Mars, Jupiter et du Soleil.
Cet enchaînement dynamique a été pris en compte par Imre Lakatos (19??-19??) qui a
propose une approche qui dépasse le falsificationisme de Karl Popper. Lakatos suggère de
décrire la science en terme de programmes [15]. Un programme lakatosien est défini sim-
plement comme une structure qui guide la recherche. Le guidage s'effectue de façon à la fois
positive et négative, et Lakatos parle d'heuristique positive et d'heuristique négative. On peut
faire une analogie avec le jeux de hockey : une équipe est constituée de défenseurs (e.g. le
gardien ou joueur défenseur) - c'est 1'heuristique négative -, et d'attaquants (e.g. joueur ailier
ou centre) - c'est 1'heuristique positive. Pour le programme de recherche, cette analogie
amener la distinction suivante :
HEURISTIQUE NEGATIVE ou DEFENSIVE
La défensive dans un programme scientifique est constituée de quelques hypothèses
fondamentales. Ces dernières ne peuvent être ni modifies, ni rejetées, car elles constituent le
noyau dur. Le noyau dur d'un programme est rendu irréfutable par décision méthodologique
de ses protagonistes; il doit rester inchangé au cours du programme. Cette vision est
totalement opposée a celle de Popper pour qui ce noyau dur est continuellement mis a
1'epreuve, et pour qui les tests successifs pour le déboulonner constituent 1'essentiel de
1'activite de recherche. Pour Lakatos ou Mario Bunge, cette vision de forteresse assiette est
une vue de 1'esprit qui n'a rien à voir avec 1'histoire de la science pas plus qu'avec la
recherche contemporaine.
HEURISTIQUE POSITIVE ou OFFENSIVE
De façon complémentaire, l'offensive d'un programme est faite de 1'ensemble des règles
qui indiquent aux chercheurs ce qu'ils doivent faire. Ce sont les lignes de conduite générale,
les directions d'étude et de développement, et les manières d'enrichir et de prédire les
phénomènes, de solidifier le cadre théorique.
EXEMPLES: Les longueurs d'onde des transitions spectrales de 1'hydrogene n'avaient pas
les valeurs exactes prédîtes par Niels Bohr (1885-1962), Dans son premier modèle atomique
d'électrons négatifs en orbite autour d'un noyau de charge positive, Bohr ne tenait alors pas
compte des effets relativistes. Il ne fut pas ébranlé, par les différences entre les longueurs
d'onde des raies spectrales atomiques que prédisaient son modèle et celles mesurées en
laboratoire. Le physicien Arnold Sommerfeld (1868-1951) recalcula le modèle de Bohr, en
incluant cette fois les effets relativistes, car les électrons de I'atome se meuvent a des
vitesses qui sont une fraction importante de la vitesse de la lumière. Les longueurs d'onde,
des raies spectrales correspondirent exactement aux longueurs d'onde observées.
Mario Bunge 1'énoncé clairement : "L'important c'est que, dans les sciences, on
peut toujours corriger, on peut obtenir des vérités de plus en plus raffinées et
précises... La science tend à des approximations sans cesse meilleures. "[17]
Lorsqu'un programme est bien développe, ce sont les confirmations ou les vérifications, et
non pas les efforts de réfutation, qui revêtent une importance, donc qui dirigent la recherche;
les efforts de bonification dynamisent les activités de recherche. Ainsi un programme
vigoureux doit aboutir de temps à autre à des prédictions nouvelles, parfois surprenantes, qui
se voient confirmées.
EXEMPLE : La prédiction de 1'existence d'une nouvelle planète, Neptune, par les as-
tronomes Urbain le Verrier (1811-1877) et John Couch Adams (1819-1892), et observée par
Johan Gottfried Galle (1812-1910) a représente un triomphe spectaculaire de la théorie de la
gravitation de Newton étendue du mouvement de la Lune autour de la Terre aux mouvements
planétaires autour du Soleil.
Alors que Popper proposait le degré de réfutabilité, Lakatos assure 1'evaluation du
mérite des programmes au moyen des deux critères :
I. Le degré de cohérence qui définit la recherche future.
II. L'efficacité a prédire et a découvrir des phénomènes nouveaux (au moins occasionnelle-
ment).
Pour Lakatos, un programme est dit scientifique si et seulement s'il satisfait ces deux critères.
On ne peut évidemment pas accepter comme scientifiques les programmes des partis
politiques (même si certains utilisent dans leur publicité des équations très complexes de la
physique !), la psychanalyse freudienne, le marxisme, 1'astrologie. Tout a 1'oppose, la
biologie moléculaire qui permet de montrer que tous les grands groupes animaux sont très
proches les uns des autres par leur ADN permet de faire de grands bonds grâce aux
possibilités qu'elle donne de révéler, de comprendre, et éventuellement, de modifier le code
génétique.
On arrive aux hypothèses scientifiques par plusieurs chemins : par nécessité, par préjuge, par
analogie, par accident [18]. Pour Lakatos, la méthodologie a 1'interieur d'un programme est
par conséquent ouverte; tout changement est permis (a 1'exception des hypothèse ad hoc) à
condition qu'il ouvre la voie a des tests inédits et qu'il permette de nouvelles découvertes. On
peut ajouter des hypothèses auxiliaires qui étendent et modifient la "ceinture protectrice". Par
exemple en cosmologie, la théorie classique du Big Bang (e.g. les modèles de Friedmann ou
de Lemaître) s'est trouvée profondément modifiée en 1983; Guth et Linde introduisirent une
phase dite inflationnaire lorsque 1'univers avait un age de 10-35 seconde. L'introduction de
1'inflation permit de résoudre certaines énigmes comme 1'uniformite et 1'isotropie des
propriétés de 1'univers a 1'echelle de plusieurs centaines de millions d'années-lumière. De
même a la fin du 19e siècle, la théorie électromagnétique de James Clerk Maxwell (1$31-
1879) était fondée sur les vibrations électriques de 1'ether, un milieu hypothétique
extrêmement rigide mais n'offrant que peu de résistance, par exemple aux planètes orbitant
autour du Soleil. A. A. Michelson (1852-1931) et E. W. Marley (1838-1923) en 1887
démontrèrent que l'éther n'existait pas. Néanmoins, le noyau, dur de la théorie de
1'electromagnetisme de Maxwell demeura intact malgré l'abandon d'un concept en apparence
fondamental, celui de, l'éther. Qu'une partie importante d'un complexe théorique puisse être
refusée est inacceptable pour le falsificationiste qui y voit une source de chaos. Mais, dans le
schéma lakatosien, 1'ordre des programme est maintenu par 1'inviolabilite du noyau dur et
par 1'heuristique positive.
Les analogies ont joue un rôle important dans les nouvelles découvertes. Ces rapprochements
que fait un chercheur entre une nouvelle équation et une autre décrivant un phénomène déjà
bien connu, ou entre un nouveau phénomène et un comportement bien compris sont les
"éclairs de génie" qui peuvent parfois propulser un chercheur aux tous devants de la scène
scientifique. On pense à Maxwell qui déduisit 1'existence d'ondes électromagnétiques en
remarquant 1'analogie formelle entre ses équations de champ et l'équation des ondes
élastiques. Peu après le retour du Beagle, Darwin se brancha sur l'évolution grâce à une
double analogie : il vit un parallèle frappant entre les variations géographique et temporelles,
le gradualisme géologique de Charles Lyell, et le gradualisme biologique qu'il avait
découvert durant ses cinq ans à travers le monde sur Beagle [16].
VERSUS
PARADIGME B
Il y a eu réchauffement naturel (par une cause encore non identifiée) de la planète.
La croissance du COZ atmosphérique est due au dégazage des énormes quantités de C02
dissout dans les océans. L'effet de serre est renforce par une cause naturelle inconnue.
* L'activité humaine aurait peu d'effet sur le contenu C02 de 1'atmosphere en comparai-
son des éruptions volcaniques, des grands incendies de forêts et de 1'activite de la
biomasse.
Dans le cadre de cet exemple d'actualité, on peut facilement élaborer des scénarios
qui amèneraient des chercheurs a passer d'un paradigme a 1'autre, et les motifs d'un
changement d'adhésion pourraient ne pas être uniquement d'ordre "interne". Un autre
bel exemple où s'opposent deux paradigmes est la grande extinction du Cretace-Tertiaire qui vit
la disparition des dinosaures. Un camp propose un scénario avec un impact de météore ou de
comète, et 1'autre invoque une violente recrudescence du volcanisme terrestre associée à la
tectonique des fonds marins et des continents.
Quoiqu'on puisse trouver dans 1'histoire des exemples qui différent de la vision de Kuhn, il
demeure que celle-ci nous pousse a jeter un regard neuf sur la science et son évolution, en
particulier, en accordant comme Lalcatos de 1'importance aux caractéristiques sociologiques
des communautés scientifiques et aux facteurs "externes". La démarche de Kuhn est
intéressante parce qu'elle permet d'a11er au-delà d'une description désincarnée de la dimension
humaine de 1'histoire de la science et de 1'oeuvre des scientifiques. Son "progrès" par des
révolutions s'oppose au "progrès cumulatif" cher aux inductivistes.
6 CONCLUSION
Vous étés probablement essoufflées ou quelque peu confus de ce survol de grands courants
d'analyse de la nature de la science. D'autres écoles de pensée existent; nous nous sommes
attardés à celles de Popper, Lakatos et Kuhn parce qu'elles sont bien connues et qu'elles
représentent des étapes importantes dans la réflexion contemporaine sur la science. Que retenir
de ces différentes approches que nous avons toutes critiquées a des degrés divers ? Suivons la
règle d'or énoncée par Mario Bunge : "Méfions-nous de toute description du processus
scientifique, mais n'en négligeons aucune !"[21]
Tirons le mot de la fin en soulevant un volet important du développement des idées et des
théories scientifiques; c'est celui des découvertes faites par pur accident. La plupart des grandes
découvertes contiennent un élément de chance; mais comme le dit Francis Crick, la chance
favorise un esprit prépare [22]. En voici des exemples :
Références
[ 1 ] POPPER, K. R., "La logique de la découverte scientifique", trad. Nicole Thyssen
Rutten et Philippe Devaux, Payot, Paris, 1984
[2] LWOFF, A., "Sur le prétendu principe de falsfication de Karl Popper et sur
quelques divagations logomachiques", La Recherche, mars 1983.
[3] CHALMER5, A. F., "Qu'est-ce que la science ?", trad. Michel Biezunski, La
Découverte, 1987. p. 26
[4] DAWKINS, R., "The Selfish Gene", Oxford University Press, 1989
[5] de DUVE, C., " ", La Recherche, Avril 1996, p. 90
[6] CABANAC, M., "La quête du plaisir : Etude sur le conflit des motivations", Liber,
Montréal 1995, p. 156
[7] Le lecteur intéresse trouvera une critique de la vision millénariste dans HOLTON,
G., "Einstein, History, and Other Passions", Addison-Wesley Publishing
Company, 1996
[8] Un ouvrage récent reprennent la thèse millénariste de la "fin de la science" est The
End of Science, par J. Horgan paru chez Addison-Wesley Publishing Company
Inc., 1996.
[9] HOLTON, G., ibid., pp. 48-49
[l7] BUNGE, M., "Sociologia de la ciencia", Siglo veinte, 1993 ou Ciencia, su me
[18] Lire dans HOLTON, G., ibid., chapitre 4 "Imagination in Science".
[19] KUHN, T. S., Ibid.
[20] BENSAUDE-VINCENT, B., "Lavoisier et la révolution de la chimie modern,
Recherche, mai 1994, vol 25., p. 538
[21] BUNGE, M., "La ciencia, su metodo y su filisofia", Siglo veinte, 1993
[22] CRICK, F., ibid.
[23] CRICK, F., ibid., pp. 137-142