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LES “MUETS VOLONTAIRES” 291

LES “MUETS VOLONTAIRES” DANS LA PROCEDURE PENALE


FRANÇAISE DE L’EPOQUE MODERNE ET CONTEMPORAINE

par

ANTOINE ASTAING (Reims) et GÉRARD CLÉMENT (Reims)*

Le silence de l’”accusé”1 au cours du procès pénal a, jusqu’à un certain point,


été peu évoqué dans les procès criminels à l’exception de ceux que l’on peut
qualifier de “politiques”2. En effet, les écrits pénalistes, abondants sur le thème
de l’aveu pénal3, traitent moins facilement l’hypothèse du silence volontaire de
l’accusé, celui que l’ancien droit nomme le “muet volontaire”. Pourtant, dans
tout procès pénal se pose une question centrale pour ce dernier: quel avantage
peut-on espérer de se taire et, au contraire, quel risque encourt-on à garder le
silence aux questions posées? Le mutisme volontaire peut être aussi vu du côté
du juge: doit-on essayer d’obtenir l’aveu et en recourant à quels moyens? Com-
ment apprécier le silence de l’accusé? Une première approche, qui ne doit pas
conduire à trop simplifier les réalités historiques4, amène à distinguer deux

* Cette étude a fait l’objet d’une communication orale d’Antoine Astaing lors des
Journées d’histoire du droit qui se sont tenues à Turin en mai 2001. Les développements
relatifs au “droit au silence” dans le procès comtemporain et en droit positif ont été écrits
en collaboration avec le Professeur Gérard Clément, Doyen de la Faculté de droit de
l’Université de Reims.
1. Par commodité de langage, et pour s’en tenir à l’usage des anciens auteurs, c’est un
terme que nous utilisons ici de manière générique pour parler de la personne poursuivie
lors de la phase d’instruction dans l’ancien procès pénal et dans le procès pénal con-
temporain.
2. Les manuels actuels de procédure pénale citent dans un curieux raccourci le procès
de Jésus … et deux grands procès de la deuxième guerre mondiale. Le premier d’entre eux
est celui de Riom durant l’hiver 1942. Au cours de celui-ci, Gamelin, après la lecture
d’une déclaration, décide de garder le silence. Il le fait “pour servir” sans pour autant
desservir ses co-accusés, en particulier Blum et Daladier qui mettront directement en cause
le régime et son chef; le procès est d’ailleurs ajourné. Le second exemple est celui du
procès du maréchal Pétain devant la Haute Cour durant l’été 1945. Le Maréchal utilise le
même procédé: il lit une déclaration et dit ne vouloir répondre “à aucune question”. Il reste
muet, ou quasiment muet durant les audiences. Le correspondant de l’Aurore écrit qu’il a
l’impression d’assister à … un “procès posthume”.
3. Récemment, v. R. Dulong (dir.), L’aveu, Histoire, sociologie, philosophie, Paris
2001. Pour le cadre général et la bibliographie relatifs à l’ancien droit, le lecteur doit se
reporter à J.-M. Carbasse, Histoire du droit pénal et de la justice criminelle, Paris 2000.
On doit rappeler l’ouvrage classique de J.H. Langbein, Torture and the law of proof, Eu-
rope and England in the Ancient Régime, Chicago 1977 et signaler la prochaine parution
du colloque de Montpellier (juin 2000) sur le thème: La torture judiciaire (direct. B.
Durand). Pour le procès contemporain, le recours aux ouvrages usuels de procédure pénale
suffit pour une première approche.
4. V. en particulier l’histoire complexe de la maxime “Nemo tenetur prodere seipsum”
retracée par R. Helmholz, Origins of the privilege against self-incrimination: the Role of

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hypothèses selon la logique accusatoire ou inquisitoire suivie par le procès.


Dans un procès de type accusatoire, le silence semble être une stratégie de
défense efficace. Sous la République romaine, on note une véritable “hostilité à
l’aveu”5, que l’on estime antinomique à l’idée de liberté de même qu’à la logique
profonde du système accusatoire. Dans la joute oratoire, un combat mené entre
égaux, il n’est pas honorable d’avouer et cela est même dangereux: “confessio
turpis” et “periculosa” selon Cicéron. Dès lors, le silence est une victoire, l’aveu,
rare semble-t-il, une défaite6.
Les droits anglo-saxons moderne et contemporain7 semblent aussi répondre
de manière nette aux questions posées puisque le criminel dispose d’une véri-
table option au moment du jugement: plaider coupable ou non coupable, guilty
or not guilty? Pour ne pas rendre cette option illusoire ni risquer d’aller à
l’encontre des droits de la défense, dès les premiers temps du procès et jusqu’au
jugement, le silence de celui qui est poursuivi est protégé par le droit. Cela veut
dire deux choses: que la contrainte ne doit pas amener une personne à faire des
déclarations contre elle-même et que l’accusé peut se taire et rester passif. Les
historiens de la procédure anglaise semblent admettre que ce “droit au silence”,
tant vanté aujourd’hui sur le continent, mais souvent contesté outre-Manche, se
soit mis en place progressivement au cours du XVIIIe siècle grâce à l’action
concertée et efficace des avocats8, ceux-ci conseillant à leurs clients de ne pas
s’accuser eux-mêmes pour mieux argumenter sur le terrain du droit et contester

the European Ius commune, in New-York University Law Review 65 (1990), p. 963 sq. et
990 et J.H. Langbein, The historical origins of the privilege against self-incrimination at
commun law, Michigan Law Review 92 (1994), n° 5, p. 1047–1085. Les deux études ont
été reprises et complétées dans un ouvrage ultérieur The Privilege against self-incrimina-
tion, Its Origins and Development, Chicago–London 1997, sous les titres The Privilege
and the Ius commune: The Middle Ages to the seventeenth Century et The Privilege and
Common Law Criminal Procedure: The Sixteenth to the Eighteenth Centuries, auxquelles
il faut joindre l’Introduction de R.H. Helmholz.
5. Y. Thomas, L’aveu, de la parole au corps (Rome, Ve siècle av. J.-C.–IVe s. apr. J.-
C.), in L’aveu, Histoire (supra, n. 3), p. 31; p. 17–31 pour la République; et p. 32 sq. pour
l’Empire.
6. Dans ce cas, “les textes insistent sur l’idée que l’aveu est arraché”, Y. Thomas,
L’aveu (supra, n. 3), p. 30.
7. R. Helmholz, Origins of the privilege (supra, n. 4) et, du même auteur, The privilege
(supra, n. 4); John H. Langbein, The historical origins (supra, n. 4), et, du même auteur,
The Privilege (supra, n. 4); les autres contributions de l’ouvrage The Privilege against
self-incrimination, Its Origins and Development, Chicago–London 1997, disent l’essentiel.
On peut encore consulter C. Girard, Culpabilité et silence en droit comparé, Paris 1997 et
John Spencer, Le procès pénal en Angleterre, in Procès pénal et droits de l’homme, Vers
une conscience européenne, Paris 1992, p. 117–130.
8. Sur la base du préambule du Treason Act de 1696, le conseil est toléré dans les cas
graves. Puis, l’intervention de l’avocat se généralise, ce qui permet aux accusés de con-
server le silence sans que cela ne puisse leur nuire; “Without professional assistance, per-
sons accused of a crime had little choice to speak for themselves”, R. Helmholz, Introduc-
tion (supra, n. 4), p. 8. Cela conduit progressivement au renversement complet du système;
néanmoins “until late in the eighteenth century, the fundamental safeguard for the defen-
dant in common law criminal procedure was not the right to remain silent, but rather op-
portunity to speak”, J.H. Langbein, The historical origins (supra, n. 4), p. 1047. L’auteur
insiste aussi sur le rôle des juges qui “discouraged guilty pleas in seventeenth and eigh-
teenth century criminal trials”, p. 1065.

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les preuves à charge9. Du coup, un processus cumulatif de courte durée a


transformé la légitimité et la logique traditionnelles de la preuve pénale10. Le
silence, qui ne constitue pas une preuve de culpabilité dans tous les cas, est
devenu une arme entre les mains de la défense.
Les règles et les croyances qui inspirent un procès mené selon une logique
inquisitoire sont radicalement différentes. En droit romain, avec la discipline
impériale, le système criminel bascule complètement: la torture envahit la
procédure, lui donne son nom, et vise à arracher les aveux en désorganisant les
défenses de l’accusé11. La douleur corporelle côtoie les souffrances morales les
plus aiguës; tout ceci concourt à l’obtention d’aveux. En dépit de lieux communs
relatifs aux dangers de la torture et au caractère incertain des aveux obtenus par
violence12, la procédure inquisitoire repose sur la croyance en la vérité “ar-
rachée” par les tourments (et autres pressions, notamment lors de la “détention
préventive”)13. Plusieurs aspects de cette idéologie judiciaire peuvent être
retenus: l’absence de distinction entre l’aveu libre et celui arraché par les
tourments; l’idée selon laquelle la conscience coupable du criminel “se contraint
d’elle-même à l’aveu”14 ; le fait que le suicide de l’accusé ante questionem soit
parfois vu comme le signe d’une culpabilité avérée15.
Plus tard, la logique du droit de l’Eglise, spécialement celui mis en œuvre par
les juridictions de l’inquisition médiévale, mais aussi celle des droits con-
tinentaux et du droit français, donnent à ces questions une importance par-
ticulière16. Ces derniers adoptent progressivement la procédure inquisitoire, et

9. Il faut mettre en relation cette question du silence avec celle des degrés de preuve ou
de certitude des droits anglais et américain, cf. B.J. Shapiro, Beyond Reasonable Doubt
and probable Cause, Historical Perspectives on the Anglo-American Law of Evidence,
Berkeley–Los Angeles–London 1991.
10. Tableau nuancé, avec une condamnation sans équivoque de la “peine forte et dure”,
dans William Blackstone, Commentaries on the Laws of England, ed. 1765–1769, livre 4,
chapitre 25: Of Arraignment, and it’s Incidents, p. 317–325.
11. Récemment, R. Fasano, La torture judiciaire en droit romain, Neuchâtel 1997.
12. D. 48,18,1,17, Ulpien; D. 48,18,1,27, Ulpien. Mais le droit romain connaissait aussi
la prison comme moyen de contrainte, cf. R. Vigneron, La torture judiciaire en droit romain
à paraître in La torture judiciaire (supra, n. 3).
13. D. 47,10,15, Ulpien: “quaestionem intellegere debemus tormenta et corporis do-
lorem ad eruendam veritatem”: par question, il faut entendre les tourments et douleurs
corporelles pour extirper la vérité. Cette définition est étroite car l’imagination et la peur
qui rôdent autour de la douleur physique ne sont pas évoquées.
14. Y. Thomas, L’aveu (supra, n. 5), p. 54–55.
15. Ibid, p. 55. Pour le reste, le silence de l’accusé est assimilé à l’aveu dans certaines
sources, R. Fasano, La torture (supra, n. 11), p. 82. Quant à la problématique particulière
de l’aveu, de la dénégation et du silence dans les procès des chrétiens, et les paradoxes de
cette procédure, ils ont été rapportés par Tertullien, Apologeticum, Paris 1998, § 10 sq.; on
songe évidemment à l’étude de Jean Imbert, Le procès de Jésus, 2e éd. Paris 1980.
16. Signalons que, devant les juridictions féodales, aux origines en quelque sorte, le
silence de l’accusé – celui-ci devant répondre sur le champ – est assimilable à un aveu,
cette preuve la moins coûteuse de toutes, A. Esmein, Histoire de la procédure criminelle,
Paris 1882, p. 45. Plus tard, avant la mise en place de la procédure inquisitoire devant les
cours laïques du royaume et alors que se développent les exceptions au principe accusatoire,
le silence de l’accusé contribue à paralyser la répression dans le cas spécial où celui-ci
refuse l’enquête. Il s’agit d’ailleurs moins d’un silence que du refus d’être jugé sans
accusateur, A. Laingui, A. Lebigre, Histoire du droit pénal, Paris 1979, t. 2: Procédure
pénale, p. 35 sq.

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celle-ci, dans le même temps, se hérisse de sévérités dirigées contre l’accusé17.


Elle guide la répression des crimes les plus graves à la fin du Moyen Âge. Or,
cette procédure suppose la participation de l’accusé lui-même à la manifesta-
tion de la vérité, ce qui peut aller loin: jusqu’à lui faire dire ce qu’il est impos-
sible de dire18. Simplement, demeure le silence des accusés, qui pose d’épineux
problèmes, imparfaitement résolus par le droit criminel car le juge n’est pas
toujours en présence de suspects se confessant sans être mis à la question, ni en
présence de cet accusé “faible et débile et duquel on présume plus aisément
tirer la vérité” sous les tourments19.
C’est en se servant de la législation comme premier guide et en considérant
les grands crimes que le silence des “muets volontaires” sera étudié à l’époque
moderne et contemporaine. Les règles de la procédure ont été peu à peu fixées
par le législateur. A la fin du Moyen Âge, la royauté française, spécialement
dans l’ordonnance de Blois de 1498, précise les règles de l’instruction à l’extra-
ordinaire. Celle-ci se caractérise par le secret20 et le recours éventuel à la ques-
tion. La royauté développe ces règles dans l’ordonnance de Villers-Cotterêts en
1539 qui, dans une large mesure, prive l’accusé d’avocat. Cette procédure est
codifiée par l’ordonnance de 1670 dont la meilleure part est reprise dans le
Code d’instruction criminelle, œuvre de transaction entre l’ancienne procédure
et les apports de la législation révolutionnaire. Dans tous les cas, le législateur,
souvent guidé par la doctrine pénale, spécialement dans un contexte de plura-
lisme juridique21, et soucieux des réalités judiciaires, veut apporter des réponses
à la question du silence volontaire de l’accusé.
A considérer les choses d’un premier coup d’œil, le législateur essaye de
tenir l’équilibre entre ce qui est perçu comme une nécessaire sévérité et le res-
pect des droits de l’accusé. En accord avec cette attitude, les criminalistes
fournissent un portrait flatté de la justice criminelle auquel il est difficile de
croire sans restrictions, même si, à l’inverse, on ne saurait dénier l’influence sur
le cours de la justice du caractère sacerdotal de l’office du juge22. En effet,
l’aveu, si nécessaire, mais à des degrés divers selon le régime des preuves et les
circonstances de chaque affaire, est rarement spontané. Cela implique que l’on
tire de la bouche du criminel sa version des faits, parfois en employant des

17. Pour une étude de la procédure criminelle au XIVe siècle, L. de Carbonnières, La


procédure devant la chambre criminelle du parlement de Paris au XIVe siècle, Paris 2000,
thèse droit, 2 vol. dactyl.
18. J. Chiffoleau, Avouer l’inavouable: l’aveu et la procédure inquisitoire à la fin du
Moyen Âge, in L’aveu, Histoire (supra, n. 3), p. 57–97.
19. La pratique de Masuer … mise en françois par Antoine Fontanon, Lyon 1594, tit.
XXXVI: De la question, p. 619.
20. J.-M. Carbasse, La place du secret dans l’ancien procès pénal, in Secret et Justice,
Le secret entre éthique et technique?, Lille 2000, p. 207–221.
21. Par comparaison avec les sources de l’ancien droit français, le droit et la doctrine
contemporains sont assez laconiques sur ce thème. On peut néanmoins, outre les manuels
classiques de procédure pénale, citer R. Charles, Le droit au silence de l’inculpé, in Revue
internationale de droit pénal, 1953, p. 129–143; P. Volo, Le silencieux droit au silence, in
Petites affiches, 19 juillet 1993, n°86, p. 18 sq.; B. Bouloc, R. de Beco, P. Legros, Le droit
au silence et la détention provisoire, Bruxelles 1997; les premiers commentaires de la loi
du 15 juin 2000 seront cités en cours de démonstration.
22. Cf. M. Rousselet, Histoire de la magistrature, Paris 1957; les contributions de
l’ouvrage La conscience du juge dans la tradition juridique européenne, (direct. J.-M.
Carbasse), Paris 1999.

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moyens violents, des pressions plus ou moins fortes, ou en s’accommodant de


leur refus de principe. Le juge joue ainsi un rôle ambigu qui peut l’éloigner de
l’idéal de neutralité et d’impartialité de la magistrature. Or, les magistrats
doivent affronter le silence volontaire des accusés: dans cette hypothèse, le ris-
que d’un déséquilibre de la procédure est plus marqué que dans une situation
plus ordinaire où l’accusé finit par “coopérer” avec la justice. Ce déséquilibre
est d’ailleurs accentué par le manque d’autres preuves qui permettraient d’es-
timer, en fin de compte, le suspect convictus, et qui, lorsque le juge instructeur
a une conviction intime, encourage une recherche active de l’aveu.
Certaines difficultés ont rendu délicat l’examen de cette question; elles sont
au nombre de deux. D’abord, les contours juridiques et psychologiques du si-
lence de l’accusé, la qualité de celui-ci, sont rendus de manière approximative
par les sources. Ensuite, il est nécessaire de partir de ce point précis du droit et
de revenir sans cesse aux lignes générales de l’évolution de la procédure
criminelle, en replaçant son étude dans celle plus vaste du passage des preuves
objectives à l’intime conviction, dont l’histoire est incertaine à bien des points
de vue. On peut dire néanmoins, de manière schématique, que le droit a fourni
deux réponses successives au silence volontaire du criminel. Dans l’ancien
procès pénal, dont les dispositions sont sous-tendues par les règles d’un système
de preuves objectives, l’accusé a, semble-t-il, un grand intérêt à se taire, mais
les juges sont prêts à recourir à la violence pour obtenir l’aveu et sont hostiles
au silence volontaire. Dans le procès pénal contemporain, sous un régime
d’intime conviction, l’accusé dispose de la faculté de se taire dans le cadre d’une
procédure criminelle qui rejette toute forme de torture: les autorités judiciaires
sont placées dans la nécessité de parvenir autrement à la vérité des faits. En
partant de là, il faudra se demander, de manière assez inhabituelle en histoire de
la procédure pénale, si les transformations intervenues en procédure et spéciale-
ment dans le domaine de la preuve doivent quelque chose aux comportements
de ces accusés, semble-t-il nombreux, qui se sont tus.
Deux points seront successivement envisagés: le silence volontaire du cri-
minel est perçu dans l’ancien procès pénal comme un outrage fait à la Justice
(I), il est reconnu, dans le procès pénal contemporain, comme un droit accordé
à l’accusé (II).

I. – Un outrage à la Justice

L’examen du silence des accusés permet de rendre compte des tensions qui
traversent le droit criminel de la fin de l’Ancien Régime. Une série de sévérités
sont destinées à vaincre le silence de l’accusé dans la procédure extraordinaire.
Le silence, à condition que les charges s’accumulent par ailleurs, détermine
l’emploi de moyens violents dans un système dirigé par les règles des preuves
objectives, l’aveu étant la preuve parfaite à côté du double témoignage. Néan-
moins, le silence est une attitude répandue pouvant mettre en échec la procédure
criminelle. Il est une des raisons du déclin de ces moyens de contrainte dans un
temps où les juges renoncent progressivement aux preuves objectives.
Il faut considérer la volonté des juges de vaincre les silences des accusés (A),
puis le mutisme de ces accusés qui gardent “bonne bouche” (B).

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296 ANTOINE ASTAING ET GERARD CLEMENT [6]

A. – Vaincre le silence des accusés

Le système des preuves objectives assure la mise en œuvre du principe de la


présomption d’innocence. En théorie, le juge ne peut condamner qu’en présence
d’une preuve parfaite, l’aveu ou le double témoignage de deux témoins irré-
prochables et de visu qui sont des oiseaux rares. Mais le droit, spécialement
dans les crimes graves, justifie, pour les mêmes raisons, l’existence de sévérités
dirigées à l’encontre des accusés. Des moyens de pression ou de contrainte sont
mis en œuvre pour obtenir des aveux lors de l’instruction (1). De plus, à la fin
de l’Ancien Régime, le silence est sévèrement apprécié lors de la phase de
jugement (2).

1. – L’instruction
Le juge instructeur, guidé par une probabilité lors de l’instruction, cherche,
en l’absence de témoignages formant une pleine preuve, à obtenir l’aveu de
l’accusé. Sa conviction intime et subjective joue et il est parfois persuadé qu’il
est face au coupable vraisemblable, à tort ou à raison. Reste alors à obtenir la
preuve parfaite du crime, nécessaire au moment du jugement définitif, ce qui
justifie l’emploi de pressions et de la violence à l’encontre des suspects dans le
but d’obtenir un aveu. Les moyens employés pour vaincre le silence sont connus.
Il convient seulement de les énumérer, en soulignant cette idée d’une gradation
dans les moyens utilisés: serment de l’accusé, longtemps pratiqué et consacré
par le législateur en 167023, le silence de l’accusé étant dès lors perçu comme
un “mépris pour la justice”24 et le refus de prêter serment assimilé en doctrine
au refus de répondre25; absence d’avocats aux côtés des accusés qui doivent
répondre “par leur bouche”26 sur les faits; recours à la mise au secret, parfois
absolue, considérée par certains pénalistes comme une torture comparable dans
ses effets à la torture judiciaire27; tourments de la question préparatoire, et, enfin,
jusqu’aux dispositions de l’ordonnance de 1670, possibilité de réitérer les
tourments, ce qui est la garantie de l’efficacité de la question, à condition
néanmoins pour torturer à nouveau que le juge dispose de nouvelles preuves28.
On remarque, s’agissant des premiers interrogatoires, qu’il n’est pas inutile
pour les juges de faire preuve d’une grande habileté. Certains criminalistes

23. Ord. de 1670, tit. XIV, art.7.


24. François Serpillon, Code criminel, Lyon 1767, t. 2, p. 900. Le silence est le signe
de la désobéissance du criminel lorsque celui-ci s’obstine dans cette attitude. Dans la pensée
pénaliste, résister au magistrat, c’est en quelque sorte résister à l’ordonnance de Dieu. Sur
le substrat canonique et théologique, R. Helmholz, Origins (supra, n. 4), passim.
25. A. Laingui, A. Lebigre, Procédure pénale (supra, n. 16), p. 94 (les opinions de
Jousse et de Serpillon sont rapportées).
26. Ord. de 1539, art.162; ord. de 1670, tit. XIV, art. 8.
27. Dans ce cas, la prison est déviée de son but premier et l’isolement du suspect doit
ainsi faciliter l’obtention d’aveux, notre étude, Durus carcer aut tortura?, La mise au se-
cret et la recherche de l’aveu dans la procédure pénale française (XVe–XIXe s.), in La
torture judiciaire (supra, n. 3). C’est la raison pour laquelle, William Blackstone, Com-
mentaries (supra, n. 10), p. 317–325, qui reprend les développements de Beccaria contre
la torture et vante dans le même temps l’humanité du droit anglais, condamne l’emploi en
Angleterre de la “peine forte et dure”.
28. Ord. de 1498, art.114. B. Durand, Les juristes sont-ils sans cœur: L’interdiction de

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[7] LES “MUETS VOLONTAIRES” 297

rappellent que le juge peut interroger l’accusé par “circuits” au grand criminel,
après avoir médité les questions à poser et le déroulement des séances. Mais on
n’a peut-être pas assez insisté sur le fait que le visage du juge loyal est identique
à celui du juge qui arrive à ses fins en employant une sorte de “douceur”. Il
fallait pour cela suivre pas à pas les auteurs. Ceux-ci insistent sur le fait que trop
d’âpreté de la part du juge stopperait la confession de l’accusé, si difficile à
obtenir en raison des regrets ou de la honte des accusés et d’autres motifs moins
avouables29. Toute l’habileté consiste à faire sentir à l’accusé le soulagement
consécutif à un éventuel aveu, tout en ne lui posant aucune question captieuse et
sans lui faire de promesses fallacieuses qui seraient évidemment condamnables,
sauf à les justifier par les impératifs de la raison d’Etat.
Surtout, les sévérités habituellement dirigées contre l’accusé lors de l’instruc-
tion sont renforcées lorsque le juge est en présence d’un “muet volontaire”. Le
procès est instruit selon des modalités précisées par un arrêt de règlement du
parlement de Paris du premier décembre 1663. Celui-ci, cherchant à éviter les
multiples instructions frappées de nullité en cette matière, proscrit définitive-
ment l’emploi de la procédure de contumace pour instruire et juger des accusés
silencieux et la présence d’un curateur30. Ces dispositions, discutées âprement
lors de la rédaction des conférences sur l’ordonnance, sont reprises et complétées
par l’ordonnance de 1670 dans son titre XVIII, “Des muets et sourds, et de ceux
qui refusent de répondre”31. Le droit prive les accusés silencieux de certains
moyens de défense32. D’abord, l’accusé ne pourra répondre ultérieurement “sur
ce qui aura été fait en sa présence pendant son refus de répondre”33. Ensuite, la
procédure des reproches lui est fermée, sauf par écrit (“par pièces”) et s’il se
décide finalement à parler34.
Ce sont ici des pressions exercées sur l’accusé ; il faut s’interroger sur leur
efficacité réelle. S’agissant de la prohibition relative aux reproches, la procédure
permettant de les présenter au juge instructeur est déjà très défavorable à
l’expression d’une défense utile pour celui qui parle: l’ordonnance n’ajoute
qu’une sévérité superfétatoire sauf à considérer le refus éventuel des juges de
lire ses requêtes. De plus, rien n’interdit à l’accusé de dire ce qu’il pense au
dernier moment, de garder le silence durant l’instruction et de parler devant le
siège assemblé lors du dernier interrogatoire, avant la sentence, ce qui marquerait
un appel à la conscience des derniers juges et une sorte de désaveu du juge
instructeur. Mais les sources consultées n’ont livré aucun exemple concret
évoquant une telle hypothèse.

répéter la torture, symbole d’humanité ponctuelle ou refus programmé de la douleur, in


La Douleur et le Droit, Paris 1997, p. 303–323.
29. De ce point de vue, en dépit d’une différence de nature entre ces deux types d’actes,
un parallèle peut être établi entre la présentation du criminel et l’accueil du pénitent, de
même qu’entre les règles des interrogatoires exprimées dans la doctrine pénaliste (sur ce
point, le plus clair est Daniel Jousse) et les règles de conduite sur lesquelles s’appuient les
confesseurs; v. J. Delumeau, L’aveu et le pardon, Les difficultés de la confession XIIIe–
XVIIIe siècle, Paris 1992 (1961), “l’obstétrique spirituelle”, p. 22.
30. Journal des Audiences, Paris 1757, titre II, livre II, chapitre XLI, arrêt d’audience
de la Tournelle du premier décembre 1663, p. 193 sq.
31. Le cadre général est précisé par l’ord. de 1670, tit. XVIII, art. 7 à 11.
32. Ces rigueurs s’exercent après trois interpellations du juge.
33. Ord. de 1670, tit. XVIII, art. 8.
34. Ibid, art. 10.

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298 ANTOINE ASTAING ET GERARD CLEMENT [8]

2. – Le jugement
Outre le fait qu’au moment du jugement, le rapporteur du procès, souvent le
juge instructeur, joue un rôle déterminant, s’agissant de la preuve pénale, on est
loin, dans le droit criminel français de la fin de l’Ancien Régime, d’appliquer
strictement les règles savantes de la procédure; celles-ci s’effacent dès le XVe
siècle dans le droit, la pensée et la pratique pénalistes35. Contrairement à ce que
l’on pourrait penser, le silence ne permet pas à l’accusé d’échapper à une
condamnation. Au contraire, le mutisme volontaire de celui-ci est sévèrement
apprécié à la fin de l’Ancien Régime, en doctrine et dans la législation; il sert
éventuellement de preuve indirecte de la culpabilité.
Le silence est vu avec défaveur dans la doctrine, et spécialement celle du
XVIe siècle. Les témoignages les plus nets sont ceux des démonologues. De
manière générale, les écrits relatifs aux procès de sorcellerie conseillent aux
juges de s’écarter des formalités ordinaires et des règles habituelles de preuve.
Durant l’instruction, tout est fait pour déjouer le maléfice de taciturnité36. Pour
la phase de jugement, et pour certains auteurs, tel Jean Bodin, la “taciturnité
emporte effet de confession”37. Le mutisme de l’accusé(e) est le signe d’une
collusion avec le diable, ce qui justifie son assimilation à un aveu implicite. En
réalité, on a recours à la preuve oblique; les indices sont faits d’éléments
d’expérience, d’apports “savants” et imaginaires plus ou moins fantaisistes; ces
éléments-là comblent le silence et le transforment en une sorte d’aveu.
On est certes en présence d’un droit d’exception. Néanmoins, cette tendance
défavorable au silence volontaire se retrouve dans des écrits plus ordinaires. Il
faut citer ici Pierre Ayrault38. Celui-ci explique qu’il faut apprécier justement
les causes du silence durant l’instruction39. Il conclut cependant, qu’au moment
de juger, rien ne sert de “conjecturer d’où vient cette taciturnité”. En effet, celui
qui persiste dans son silence désobéit à la justice, en conséquence, “son silence
approuve le crime”40. Voici pour le principe. Il est simple et sévère. Mais sa
mise en œuvre soulève des difficultés. Pierre Ayrault rapporte alors un souvenir
personnel de lieutenant criminel41. Devant le silence obstiné de l’accusé42, “je
passe outre à l’interrogatoire et aux confrontations”; l’instruction se borne à un
nombre limité d’actes et omet des formalités essentielles. La compagnie, au
moment de juger, tente de procéder à l’interrogatoire mais l’accusé “nous tourna

35. J.-M. Carbasse, Histoire du droit pénal (supra, n. 3), n°102.


36. La fouille des détenus est systématique et soigneuse afin de déceler les “brevets de
magie cachée”, Gabriel Cayron, Le parfait praticien français, 5e éd. Toulouse 1665, p.
186. Le juge espère encore un aveu; il cherche à éviter le silence; il scrute les attitudes et
les apparences de l’accusé; il attend une défaillance éventuelle du suspect.
37. Jean Bodin, Démonomanie des sorciers, Paris 1637, liv. IV, p. 203.
38. Pierre Ayrault, L’ordre, formalité et instruction judiciaire, 4e éd. Paris 1610, liv. 3,
p. 3, XXV et XXVI, p. 489–492.
39. Ibid.: ce silence a plusieurs sources: “étonnement avec foy” de celui qui, présent,
révère la justice; “nature et complexion rustique” de l’accusé; “chagrin, indignation, et
extrême douleur de se voir traité calomnieusement et indignement”… .
40. Ibid., p. 492.
41. Ibid.
42. Car le muet peut s’exprimer par gestes et ces gestes peuvent être interprétés. On
trouve une espèce, qui peut faire sourire un instant, dans Bourguignon, Traité de l’in-
struction criminelle, Paris 1811, t.1, p. 415 sq.

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[9] LES “MUETS VOLONTAIRES” 299

le dos, et ne peusmes tirer de lui aucune parole”. Mais, conclut-il, se ravisant


aussitôt après un emportement calculé, dans une affaire grave, à défaut de
confessus, la taciturnité ne doit pas faire de l’accusé un convictus. Il faut donc
prendre des précautions et instruire une sorte de contumace de présence, en
sachant que si l’accusé peut se taire, il peut aussi se mettre à “parler trop” 43…
Quant au législateur, il va purement et simplement supprimer l’obstacle
représenté par le silence. L’ordonnance de 1670 soumet l’utilisation de la ques-
tion préparatoire à des conditions très restrictives: délit constant, crime méritant
peine de mort, preuve considérable (qui entraînerait une lourde condamnation
aujourd’hui)44, appel automatique qui implique la confirmation de la sentence
interlocutoire “par arrêt de nos cours”45, interdiction absolue de réitérer les
tourments qui ôte une ressource essentielle au juge, celui-ci ne pouvant plus
“travailler” l’accusé jusqu’à l’obtention de l’aveu46. De manière incontestable,
les dispositions royales contribuent à expliquer le déclin de la question pré-
paratoire47. Mais la procédure n’est pas désarmée pour autant: l’absence d’aveu
n’est même plus un problème. En effet, le législateur généralise des pratiques
qui existent depuis le XVIe siècle48 en permettant au juge de réserver les
preuves49. Or, la réserve des preuves en leur entier conduit à la condamnation
de “celui qui a souffert la question sans rien avouer” à une peine d’élimination
comme les galères perpétuelles.
Trois remarques complémentaires sur le dispositif du titre XIX de l’ordon-
nance de 1670 peuvent être faites.
D’abord, la doctrine du XVIIIe siècle, tributaire des auteurs qui par leurs
travaux ont préparé l’ordonnance de 1670, admet que le silence de l’accusé lors
de l’instruction puisse servir d’indice à charge et conforter la “preuve considé-
rable” de l’article premier. Pour Jousse, dont l’analyse est autant psychologique
que juridique, la personne poursuivie “garde le silence comme une personne

43. Pierre Ayrault, L’ordre (supra, n. 39), p. 462. Brillon rapporte que les accusés
parlent toujours trop et manifeste une sorte de gourmandise sarcastique en donnant une
définition du silence qu’il ne faut pas prendre au pied de la lettre: “ce n’est pas ce que l’on
a d’ordinaire à reprocher aux accusés d’être muets. Ils ne parlent toujours que trop, soit
contre eux, s’ils sont innocents, soit contre la vérité, s’ils sont coupables”, Dictionnaire
des arrêts, Paris 1727, verbis “muet”, “procès criminel”, p. 245 sq.
44. Ord. de 1670, tit. XIX, art.1: le juge n’est pas en présence ici d’une preuve parfaite;
la “preuve considérable” est constituée de simples indices.
45. Ibid., art.7. A. Soman, Aux origines de l’appel de droit dans l’ordonnance criminelle
de 1670, Sorcellerie et justice criminelle, Londres 1992, Variorum Reprints, VI.
46. Ibid., art.9. Interdiction de prolonger abusivement les séances, art.11.
47. Commentant le dispositif complexe des douze articles du titre dix-neuf de l’or-
donnance, les historiens de la procédure pénale insistent sur le fait que les règles adoptées
tendent à “miner” l’emploi de la question et de déceler ici, de manière implicite, une fine
“stratégie” d’élimination de la torture comme moyen d’instruction, cf. B. Durand, Royal
Power and its Legal instruments in France, 1500–1800, in Legislation and Justice, Lon-
don 1997, p. 291–312.
48. J.-M. Carbasse, Histoire du droit pénal (supra, n. 4), n° 214, p. 363 sq.
49. Ord. de 1670, tit. XIX, art.2: “Les juges pourront aussi arrêter que nonobstant la
condamnation à la question, les preuves subsisteront en leur entier, pour pouvoir condamner
l’accusé à toutes sortes de peines pécuniaires ou afflictives, excepté toutefois celle de mort,
à laquelle l’accusé qui aura souffert la question sans rien avouer, ne pourra être condamné,
si ce n’est qu’il survienne de nouvelles preuves depuis la question”.

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300 ANTOINE ASTAING ET GERARD CLEMENT [10]

qui se sent coupable”50. C’est ce qu’explique le célèbre auteur, résumant à grand


renfort d’autorités la pensée pénaliste européenne51 et rangeant en conséquence
ce type de silence (ce qui laisse supposer qu’il en existe d’autres, d’autres
qualités) dans la catégorie des “indices légers”. Cependant, l’approche n’a rien
de très rigoureux du point de vue du droit car il resterait à apporter, en suivant
les règles, la preuve de ce fait: “se sentir coupable”. Mais, comment faire pour
apporter la preuve d’un fait psychologique qui réside dans le cœur de l’homme
accusé de crime? On est en présence ici d’une aporie du système des preuves
objectives52. De plus, ces indices légers, dans lesquels est rangé le silence, sont
en réalité bien graves puisqu’on y trouve la “mauvaise réputation”, l’accoutu-
mance au crime, la rechute dans un même crime … On est donc en présence
d’une sorte de tutiorisme puisque, dans le doute, l’opinion la plus sévère, qui
n’est pas nécessairement la plus probable, a des chances d’être suivie. Du moins,
le juge va-t-il suivre une direction probable plutôt que d’autres. Et c’est certaine-
ment là que se joue l’essentiel pour une frange de délinquants: l’exploration du
passé criminel permet de faire une sorte de partage (parfois hasardeux) entre
délinquants primaires et consuétudinaires53, entre silences “légitimes” et silences
illégitimes. La recherche du passé criminel appuie ainsi une démarche subjec-
tive relevant de l’intime conviction du juge, et, d’une certaine manière, le passé
criminel des accusés silencieux peut permettre de combler certaines lacunes du
dossier.
Ensuite, c’est une deuxième remarque, lorsqu’il y a réserve des preuves en
leur entier, l’article deux précise que la peine de mort est écartée “si ce n’est
qu’il survienne de nouvelles preuves depuis la question”54. On ne peut donc
exclure l’hypothèse de la peine de mort, à condition toutefois que la “preuve
considérable” réservée soit augmentée par l’ajout de compléments de preuve
aboutissant à une preuve complète.
Enfin, il faut noter ici que le législateur consacre un article à la question
préalable, celle qui précède l’exécution de la sentence, un moyen efficace pour
démanteler des réseaux de criminels et obtenir des preuves contre ceux qui ne
sont pas encore arrêtés et dont on redoute l’éventuel silence mais qui auront
peut-être des complices plus loquaces55. Le procédé n’est d’ailleurs contesté
que tardivement; et même, l’abolition prononcée par l’édit du premier mai
1788 ne l’est qu’à titre expérimental56. Car personne n’ignore que les crimes

50. Daniel Jousse, Traité des matières criminelles, Paris 1771, chap. 6, “De la preuve
(…) conjecturale”, sect. 3, § 4, n° 284, p. 772.
51. Ibid., p. 772. Mais déjà Pierre Ayrault, L’ordre (supra, n. 39), livre 3, partie 3,
XXV et XXVI, p. 489–492
52. On est forcé d’admettre qu’il existe des mystères de l’instruction criminelle que le
droit ne peut qu’imparfaitement saisir. Il est parfois impossible d’atteindre la certitude
physique de faits psychologiques qui ont disparus ou “quid latens in corde” tels que le
mandat ou l’intention délibérée ainsi que l’écrit un criminaliste aragonais, D.L. Mattheus
et Sanz, Tractatus de re criminali ..., Lyon 1676, controversia 20, n° 17.
53. B. Durand, Arbitraire du juge et consuetudo delinquendi, La doctrine pénale en
Europe du XVIe au XVIIIe siècle, Montpellier 1993.
54. Ord. de 1670, tit. XIX, art. 2.
55. Ibid., art. 3.
56. Préambule de l’édit du 1er mai 1788: “nous réservant, quoiqu’à regret, de rétablir la

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[11] LES “MUETS VOLONTAIRES” 301

commis en groupe par des professionnels nécessitent, de même que les cons-
pirations politiques57 ou encore les émeutes, la mise en place d’une procédure
rigoureuse sans laquelle, en l’absence d’une phase de recherche policière des
preuves, la répression serait anéantie.

B. – Garder “bonne bouche”

En dépit des moyens mis en œuvre pour vaincre le silence des accusés, les
sources évoquent la fréquence du silence des accusés (1) sans pour autant donner
d’explications nettes de ce phénomène (2). Certaines d’entre elles évoquent la
reconnaissance implicite d’un droit au silence (3).

1. – La fréquence du silence
L’hypothèse du mutisme de l’accusé est omniprésente dans les sources; les
silences sont nombreux lors des différentes étapes du procès criminel.
S’agissant de l’instruction préparatoire, des recherches exhaustives dans les
archives judiciaires montrent que les taux d’aveux sont très bas lors des pre-
miers interrogatoires: toutes affaires confondues, “quatre accusés sur cinq
refusent de répondre”58. Des accusés organisent dès ce moment une défense
efficace en proposant des moyens d’incompétence ou en cherchant à récuser
leurs juges, autant de moyens de droit dont la doctrine favorise l’utilisation. De
ce point de vue, l’insistance avec laquelle la doctrine appuie la démarche de
l’accusé qui argumente en droit concourt à rendre plus légitimes les silences de
ces accusés qui contestent la régularité des procédures; dans tous ces cas, il
n’est pas “difficile de distinguer en filigrane, derrière l’accusé, la marque d’un
praticien rompu aux détours de la procédure”59, ce qui atteste une application
souple des rigoureuses dispositions législatives. Il faut encore noter, dès ce stade
de l’instruction, que la distance n’est pas si grande entre le silence volontaire et
les réponses qui n’en sont pas: l’accusé ne répond qu’aux questions secondaires;
il ne parle que pour sa justification, le juge affrontant ici encore un silence
partiel; il simule, disant par exemple “souffrir d’un défaut de mémoire” qui
l’empêche de rapporter l’essentiel de ce qu’il sait; d’autres encore ont pu
s’essayer à contrefaire les fous ... Néanmoins, ces tactiques de défense, plus ou
moins maladroites, sont déjouées par les juges instructeurs et se heurtent au
principe de la divisibilité de l’aveu.
Lors de l’instruction définitive, le législateur et les criminalistes envisagent
plus facilement le cas du mutisme complet de l’accusé, une hypothèse très

question préalable, si, d’après quelques années d’expérience, les rapports de nos juges
nous apprenaient qu’elle fut d’une indispensable nécessité”.
57. Dont l’existence recommanderait peut-être que l’on agisse sans preuves, car “on
n’en a jamais de preuve évidente que par leur avènement”, Richelieu, Testament politique,
Paris 1981, n° 267.
58. L.-B. Mer, La procédure criminelle au XVIIIe siècle, L’enseignement des archives
bretonnes, in Histoire du droit social, Mélanges en hommage à Jean Imbert, Paris 1989, p.
24. Ce qui est un élément qui va à l’encontre “de la vision aprioristique d’une justice plus
redoutable que le crime” (p. 33).
59. C. Plessix-Buisset, Le criminel devant ses juges en Bretagne aux XVIe s. et XVIIe
s., Paris 1992, p. 392. Un exemple type, p. 392 sq.

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302 ANTOINE ASTAING ET GERARD CLEMENT [12]

fréquente d’après des études fondées sur le dépouillement de sources archivis-


tiques60. Sous la torture en effet, nombreux sont les accusés qui “gardent bonne
bouche” et ne livrent rien au juge instructeur, se taisant ou niant61. La taciturnité
des sorciers, qui a pu conduire les démonologues à un certain découragement
dans un premier temps, puis à déployer des trésors d’expédients, est à rattacher
à ce thème62. Cet obstacle si difficile à vaincre a d’ailleurs “encouragé” une
sorte de défiance paradoxale de la pensée pénaliste envers la question, le si-
lence obstiné des accusés provoquant un doute sur l’efficacité réelle des tour-
ments physiques. Il faut enfin considérer les règles posées par le législateur.
Celui-ci a tendance à évoquer ce qui arrive le plus souvent: or les dispositions
prises dans les ordonnances sont fréquemment relatives au silence des accusés.
La législation aborde ainsi le thème de la limitation de la réitération des tour-
ments dès l’ordonnance de 1498. Si l’on réitère les tourments, c’est que l’accusé
a gardé le silence, ou que celui-ci se rétracte, c’est-à-dire choisit de se taire
après avoir parlé sous les tourments. Le mécanisme de la réserve des preuves,
qui permet de prononcer un jugement en intime conviction en cas d’incom-
plétude de la preuve, les juges fondant leur condamnation sur les indices ad
torturam, signale à l’évidence ce genre d’obstacle et atteste la fréquence des
silences des accusés63.
Cela conduit à insister sur un point essentiel: le silence des accusés est reconnu
au moment de la rédaction des conférences sur l’ordonnance de 1670 comme
étant une des causes sinon la cause principale de l’inutilité de la question
préparatoire64, et donc un des facteurs décisifs ayant favorisé le passage à un

60. Non seulement l’emploi de la torture se fait de moins en moins fréquent, mais
encore, les taux d’aveux sont de plus en plus bas. Sur ces deux points, A. Soman, La justice
criminelle, vitrine de la monarchie française, in La justice Royale et le Parlement de Paris,
[Bibliothèque de l’École des chartes, t. 153], Paris 1995, p. 301 et Y.-M. Bercé, A. Soman,
Les archives du parlement dans l’histoire, in La justice française (supra, n. 50), p. 265, les
auteurs soulignant le “taux dérisoire de l’aveu sous la torture. Il n’était que de 8,5% en
1539–1542 et il descendait à 2% en 1620. En même temps, le taux d’application à la tor-
ture baissait de 20 à 5%”. C’est à cette époque, en 1640, que la torture disparaît en
Angleterre. Cette pratique – inconciliable avec le privilege against self-incrimination –
n’aura été qu’une prérogative du pouvoir royal apparue dans une période d’instabilité
politique en Angleterre, cf. J.H. Langbein, Torture (supra, n. 3).
61. Déjà D.18,1,23 Ulpien. Pour l’ancien droit, v. par ex. Jean Papon, Recueil d’arrêts
notables des cours souveraines de France, 4e éd. Lyon 1562, liv. 24, titres 8 et 9, et François
Serpillon, Code criminel (supra, n. 25), t. 2, sous le tit. XIX.
62. Dans les procès de sorcellerie, les amulettes qui procurent le don du silence aux
accusés, de même que le secret juré entre les mains du diable entraînent de redoutables
difficultés pour les juges. Pour un exemple exceptionnel, J. Vidal, La preuve du crime
dans l’affaire du carroi de Marlou, in Les sorciers du carroi de Marlou, Un procès de
sorcellerie en Berry (1582–1583), Grenoble 1996, p. 432 sq.
63. On peut remarquer, à ce stade, avec les progrès de l’intime conviction, que les
rigueurs de la torture sont à la fois atténuées (car on renonce de plus en plus à ordonner la
question préparatoire, les juges aux termes de l’art. 1er de l’ord. de 1670 disposant d’une
véritable option) et, dans le cas de la réserve des preuves, renforcées (tortures suivies d’une
lourde condamnation, à l’exception de la mort).
64. C’est un point connu. “Paradoxalement, l’accord de Lamoignon et de Pussort sur
l’inefficacité d’un pareil moyen d’instruction eut pour effet de laisser intacte la disposition
du projet [... qui] subsista donc dans la loi jusqu’en 1780”, A. Laingui, Procédure pénale
(supra, n. 16), p. 116. C’est d’ailleurs la raison qui est invoquée par le législateur dans le
préambule de la déclaration du 24 août 1780.

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[13] LES “MUETS VOLONTAIRES” 303

autre système de certitude, le système de l’intime conviction qui permet de


fonder le jugement sur des présomptions ou des indices. Il n’en demeure pas
moins que les rédacteurs ne suppriment pas la question préparatoire.

2. – Les explications du silence


Les sources ne donnent pas de manière explicite des raisons à la fréquence
des silences des accusés. Si l’on cherche à en dresser la liste, en partant des
notations éparses des ordonnances et des criminalistes, du concret et du par-
ticulier, deux types de justifications apparaissent.
Tout d’abord, il faut considérer que l’accusé mène un véritable combat lors
de l’instruction criminelle. La résistance d’accusés ayant agi seuls et soumis
à la question préparatoire est mentionnée dans les sources65. Mais celles-
ci semblent plus facilement considérer les stratégies de “défense collective”
de la criminalité organisée. Deux choses sont dites dans ce cas: soit que les
réponses des accusés sont concertées66, soit que les criminels gardent à n’im-
porte quel prix le silence, les plus féroces de ces méchants “s’exer[çant] à se
donner les uns aux autres la question de toutes sortes, à fin de s’y accoustumer
et s’endurcir à la soustenir lorsqu’ils sont apprehendez par la justice”67. Dans
tous les cas, le dispositif de l’ordonnance de 1670 fournit des arguments aux
accusés soumis à la question préparatoire. Ces derniers voient dans ce mutisme
volontaire leur intérêt car, si les preuves ne sont pas purgées comme le veut
la théorie savante, ils échappent à la peine habituelle de leur crime, c’est-à-
dire, au XVIIe siècle, dans les crimes graves, la peine de mort68. Pour le reste,
la législation et la doctrine envisagent encore l’obstination des juges aux-
quels les accusés résistent en dépit de la violence des tourments69 et le cas

65. François Serpillon, Code criminel (supra, n. 24), sous tit. XIX, art. 1, p. 908 sq.
L’auteur, décrivant l’ancien usage d’Autun (la torture n’est plus pratiquée de son temps) et
les accidents qu’il provoquait relate le cas d’un accusé silencieux sous la torture alors
même que l’on était certain de sa participation à un incendie et qui a survécu “plus de
trente ans après”, libre (élargi ?), mais “sans pieds et même sans jambes”: or, durant la
longue séance de torture, il n’a rien dit.
66. Déjà l’ord. de 1454 (Montils les Tours), art. 34: “souventes fois ilz se conseillent,
et forgent leurs matières et leurs réponses en telle manière qu’à grand peine et difficulté en
peut-on avoir la vérité”.
67. Claude Lebrun La Rochette, Les procès civil et criminel, Lyon 1624: Les indices,
p. 166 qui fait explicitement référence à Damhouder qui “dit en avoir veu plusieurs, qu’il a
luy-mesme faict torturer”, François Serpillon, Code criminel (supra, n. 24), sous tit.19,
art.12, p. 935 sq. Un serment peut, dans les cas de complicité, unir les accusés: celui de ne
rien avouer, de ne rien trahir, sous peine d’une vengeance terrible. Le juge doit alors com-
mencer par torturer le plus faible du groupe, le moins apte à prévoir la douleur et à la
combattre, espérant de la sorte obtenir des aveux. Pour une synthèse de la doctrine, voir
P.J. Brillon, Dictionnaire des arrêts (supra, n. 43), t.2, verbo question et A. Allard, Histoire
de la justice criminelle au XVIe siècle, Gand 1868, p. 298. Les accusés ont pu aussi pren-
dre des drogues, parfois très efficaces, comme l’opium et ses dérivés.
68. Récemment, v. Pinson-Ramin, La torture judiciaire en Bretagne au XVIIe siècle,
RHD 72 (1994), p. 549–568. Pour le reste, l’accusé a toujours le droit de se rétracter au
moment de la réitération des aveux.
69. L’ex. le plus frappant est celui du préambule de la Caroline (1532) qu’ont pu lire
les régnicoles. Les résultats de la grande enquête menée par les parlementaires parisiens en
1697 témoignent suffisamment de cet état des choses; elle débouche sur un arrêt de
règlement visant à prévenir les excès des tourments infligés sous la question par les juges

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304 ANTOINE ASTAING ET GERARD CLEMENT [14]

de ceux qui se taisent à cause de la “douleur qui empêche de parler”70.


Ensuite, une autre explication de la fréquence des silences tient au régime
des preuves71. Celui-ci est envisagé de manière assez systématique par la
législation impériale qui peut servir de point de départ pour cette analyse. La
Caroline (1532)72, fidèle à la théorie savante, expose des règles essentielles:
absence de serment de l’accusé lors de l’interrogatoire; le convictus ne peut pas
être mis à la torture même s’il garde le silence73; l’aveu obtenu par force peut
être rétracté74; l’accusé peut dénier ce qu’il a auparavant avoué75. Le silence
apparaît comme un avantage pour l’accusé dans un système qui maintient les
règles fondamentales des preuves objectives. Plus précisément, le mutisme de
l’accusé est un véritable problème lorsque le juge recherche la preuve parfaite.
Non seulement l’aveu, et surtout l’aveu forcé, doit revêtir certaines formalités76,
mais, en l’absence d’aveu et en présence d’un silence de l’accusé77, les juges
doivent disposer d’autres preuves aussi solides pour asseoir leur condamnation.
Or c’est une chose bien difficile que d’être en présence d’un convictus: les
témoins directs et irréprochables sont rares, leurs témoignages sont souvent
contestables, la “preuve scientifique” des faits matériels n’est guère développée
(ou sur des bases scientifiques hasardeuses), l’accusé a cherché à faire dis-

inférieurs du ressort. Cette question des douleurs est aussi évoquée par le législateur dans
le préambule de la déclaration du 24 août 1780.
70. G. Rousseau, La véritable méthode de sçavoir en bref la pratique et de bien instruire
toutes sortes de procès ..., Paris 1676, chap. 34, p. 170–172, cette douleur qui contraint
l’accusé à dire des choses qui “ne sont point véritables”. Il parle encore des “douleurs
extrêmes” des tourments de la question extraordinaire, une torture qui “fait souffrir
extraordinairement”. Et de conclure sur ce dernier point: “Dieu veille qu’on ait jamais
occasion de les faire souffrir, car cela n’arrive qu’au plus grand malheur d’un Etat”. Pour
le XVIIIe siècle, on peut citer Dumont, Nouveau style criminel, Paris 1770, t.1, chap. XVII,
tit. XIX, p. 155. Les représentations relatives aux séances de torture (par ex. dans Jean de
Mille au XVIe s.) semblent suggérer des cris d’accusés subissant les tourments plus que
les aveux du malheureux.
71. Sont laissés de côté certains droits continentaux, tel celui des Pays-Bas, qui nient
cette possibilité du silence, estimant que le convictus doit être aussi confessus.
72. Les dispositions de la Caroline servent de guide aux Universités nécessairement
consultées par les juges en cas de doute.
73. Notamment, sur le mutisme de l’accusé, v. l’art. LXIX de la Caroline (désormais
CCC) qui estime la présence de preuves suffisantes exclusive de la recherche de l’aveu par
la torture: l’accusé peut alors garder le silence car la torture n’est qu’un moyen subsidiaire.
Pour autant, “si l’accusé après des preuves suffisantes de son crime ne voulait point le
confesser, on doit lui remontrer qu’il en est convaincu, quoique pour cela on ne puisse
point tirer de lui sa confession”.
74. CCC, art. LXIX.
75. CCC, art. XCI.
76. Les pénalistes expliquent que cet aveu doit être accompagné d’autres éléments:
preuve sans faille du corps du délit (qui ne peut être obtenue en ayant recours aux tourments
d’une quelconque torture d’inquisition, et doit être minutieusement établie dans le cas de
facti transeuentis), formalités de l’aveu (et notamment l’obligation de répéter la confessio
obtenue une première fois sous la torture, celle aussi d’apprécier la vraisemblance de
l’aveu), preuves complémentaires, au nom de l’adage “nemo auditur perire volens”, qui
trouve alors une grande portée.
77. Daniel Jousse, Traité (supra, n. 50), partie III, livre I, titre III, chap. I: Des preuves
en général, n° 3, p. 655. Les riches développements sur la preuve de l’auteur commencent
en évoquant le silence: “la vérité des faits (…) ne peut se connaître habituellement par la
bouche de l’accusé, qui a intérêt de la tenir cachée”.

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[15] LES “MUETS VOLONTAIRES” 305

paraître les traces du crime et, de manière générale, le travail du juge n’est pas
épaulé par celui d’une police qui n’existe pas alors.
Au surplus, des arguments pleins de scepticisme concluent aux silences du
coupable comme de l’innocent, ce que le simple bon sens suggère. La torture
est “un essai de patience plus que de vérité” pour celui qui tient à cacher des
choses et pour l’innocent qui, de manière logique, n’a peut-être rien à dire même
pour sa justification78. Une telle attitude intellectuelle, pleine de scepticisme,
plus répandue que ce que l’on pourrait croire, ne peut que faire le vide de tous
les principes assurant la cohérence du système des preuves objectives, par
définition un système dogmatique.

3. – Vers un droit au silence


On doit pousser l’analyse plus loin. L’ancien droit va évoluer vers une sorte
de douceur en demi-teintes; le droit au silence paraît alors de manière indirecte
et incomplète dans l’ancien droit criminel. Il est remarquable de constater que
cette tendance est perceptible dans le droit officiel, seul envisagé ici, et pas
seulement dans les écrits des contempteurs du droit criminel de la fin de l’Ancien
Régime79. Le cadre général dans lequel s’inscrit la pensée pénaliste la plus cri-
tique à l’égard du droit existant est fourni, dès le XVIe siècle, par les amples
commentaires d’Ayrault80. Fait essentiel, il existe dans l’ancien droit français
un courant secondaire de la doctrine, qui a ses représentants dans la magistra-
ture, favorable à la reconnaissance, en contre-jour, d’un droit au silence. Cela
conduit à évoquer le rôle des appuis de l’accusé, la désuétude et la suppression
de la torture, et la formalité du serment des accusés lors des interrogatoires.
S’agissant du serment de l’accusé, un témoignage formel suffit à appuyer la
démonstration. La revendication de la faculté pour l’accusé de se taire paraît de
manière implicite dans les conférences sur l’ordonnance de 167081. Ce droit est
le corollaire du refus du serment de l’accusé. L’inutilité et le danger du serment,
de même que le caractère illogique d’une telle formalité, sont soulignés par le
président Lamoignon: le serment n’empêche pas l’accusé de mentir ou de se
taire pour se sauver et cela le conduit inévitablement au parjure. Ses arguments

78. C’est l’argumentation de Montaigne qui corrige aussitôt son propos en expliquant
que “le fondement de cette invention est appuyé sur la considération de l’effort de la cons-
cience. Car, au coupable, il semble qu’elle aide à la torture pour lui faire confesser sa faute,
et qu’elle l’affaiblisse; et, de l’autre part, qu’elle fortifie l’innocent contre la torture. Pour
dire vrai, c’est un moyen plein d’incertitude et de danger” (Essais, II, 5).
79. Sur ce point, le lecteur peut se reporter à Beccaria, Des délits et des peines, 1764, §
16, 18, 31, etc.
80. L’auteur regrette la voie accusatoire, autrefois pratiquée – encore par un de ses
ascendants –, et, en esprit détrompé des préjugés, dénonce l’injustice qui s’embusque dans
les règles en apparence les plus légitimes. Le lieutenant criminel commence son étude en
exposant les calculs du pouvoir derrière certains procès montés de toutes pièces et en se-
cret (“caparaçonnés” sont ses mots), et continue en condamnant la sévérité outrée de
certaines règles de la procédure à l’extraordinaire, le rôle du ministère public, le manque
de charité derrière les routines de la justice criminelle. Bien entendu, cela ne l’empêche
pas de regretter, à l’inverse, le caractère laxiste de certaines dispositions du droit criminel,
et, par ex., les dispositions relatives à la contumace, favorables à l’impunité. D’où un
curieux mélange chez Ayrault, entre le vieux et le neuf, une tendance à l’indulgence et une
à la sévérité, dont il faudra un jour mener l’étude complète.
81. Procès-verbal des conférences, Paris 1709, sous tit. XIV, art. 7, p. 153–161.

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306 ANTOINE ASTAING ET GERARD CLEMENT [16]

sont les suivants: absence de la formalité du serment dans la Caroline, hostilité


de Clarus ou de Lizet82 à celui-ci, absence de dispositions législatives antérieures
dans le royaume et de “loi précédente”83. L’avis de Lamoignon, malheureuse-
ment, n’est pas suivi. Néanmoins, la controverse prend une telle ampleur qu’on
a recours à l’arbitrage du roi84.
Ensuite, c’est un argument péremptoire, du moment où la question pré-
paratoire disparaît de la législation royale avec la déclaration du 24 août 1780,
après un mouvement progressif de désuétude85, on conclut nécessairement à la
reconnaissance implicite d’une forme de droit au silence puisque l’aveu arraché
par les violences disparaît complètement86. La contrainte est rejetée et ne peut
donc plus amener une personne à faire des déclarations contre elle-même. On
ne doit pas pour autant en déduire qu’il puisse facilement se taire et rester passif.
Car ces mesures placent alors ce droit au silence inédit dans un autre contexte
probatoire. La déclaration qui supprime la question préparatoire procède à la
reconnaissance officielle, quoique de manière implicite, du système de l’intime
conviction du juge. Telle est l’interprétation de la doctrine qui s’exprime après
1780. Celle-ci considère alors que l’apprentissage des règles des preuves objec-
tives et celui des mécanismes du droit de la torture ne sont qu’une manière de
former correctement les esprits à la compréhension des preuves pénales87.
Enfin, certaines affaires attestent l’efficacité de la démarche de l’accusé qui,
tout en restant plus ou moins silencieux argumente en droit, en invoquant des
exceptions d’incompétence, des nullités, des moyens de récusation ou de prise

82. Pour celui-ci, “nul n’est tenu de se condamner par sa bouche”, cité par Lamoignon,
Procès-verbal des conférences (supra, n. 81), sous tit. XIV, art. 7, p. 156.
83. Ce dernier terme évoque un ensemble de règles complexes tirées du droit canonique
qui expriment l’idée selon laquelle on ne peut concourir, au-delà d’une certaine limite, à sa
propre incrimination, R. Helmholz, Origins (supra, n. 4), p. 962–982. Sur la place du droit
naturel au XVIIe siècle dans les discussions pénalistes, A. Laingui, Grotius et le droit
pénal, XVIIe siècle, 126 (1980), p. 37–58. Il faut noter que l’argument du droit naturel se
retrouve aussi lorsque Lamoignon est d’avis de modifier les dispositions très restrictives
relatives à l’intervention du conseil, Procès-verbal des conférences (supra, n. 81), sous tit.
XIV, art. 8, p. 162–167, lorsqu’il propose de supprimer la question préparatoire (Ibid.,
sous tit. XIX, art. 2, p. 224) ou qu’il argumente sur le bris de prison (Ibid., sous tit. XXVI,
art. 25, p. 310).
84. Les prises de position de Lamoignon ne s’imposent pas face à la volonté de la
monarchie absolue Louis quatorzième. Au contraire, la sévérité l’emporte, qui se résume
en une vieille maxime, bien connue de son adversaire, Pussort: “ne crimina remaneant
impunita”. Notons que plus tard, lors de l’abolition de la question préparatoire en 1780, et
plus encore lors de la suppression de la question préalable en 1788, on évoquera les fausses
routes suivies au siècle précédent par la législation.
85. Ce mouvement s’amorce très tôt: A. Soman, La justice criminelle (supra, n. 60), p.
301; Y.-M. Bercé, A. Soman, Les archives du parlement (supra, n. 60), p. 265.
86. La déclaration du 24 août 1780 part d’une description de la réserve des preuves
pour déclarer l’inutilité, c’est-à-dire l’inefficacité, ainsi que les dangers, de la torture,
rappelant en cela les conférences sur la grande ordonnance. Il faut d’ailleurs remarquer
que cette suppression dans la législation de la torture ne fait qu’“enregistrer” la désuétude
progressive de l’institution qui exprime une progression du silence des accusés dans la
pratique du XVIIIe siècle, une synthèse dans J.-M Carbasse, Histoire du droit pénal (su-
pra, n. 3), n° 214.
87. Très net dans Guyot, Répertoire universel et raisonné de jurisprudence, Paris 1781,
t. 47, verbo “Présomption” (écrit par Merlin), p. 347sq.

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[17] LES “MUETS VOLONTAIRES” 307

à partie88. Il est jugé préférable par l’accusé de se taire et de laisser travailler


ceux qui le soutiennent: famille, amis, alliés et, souvent de manière souterraine,
parfois au grand jour, en faisant appel à l’“opinion publique”, l’avocat. Il est
remarquable de ce point de vue que la législation, dès le XVIe siècle, n’ait pas
été appliquée avec la plus grande rigueur et que les criminalistes eux-mêmes ne
se soient pas émus de la transgression des règles les plus sévères89. Dans une
telle configuration du procès, l’avocat se place d’abord sur le terrain du droit,
puis, dans le cadre d’une procédure rendue en partie contradictoire, sur celui de
la preuve, discutant du caractère probable ou improbable des informations
recueillies, et, du moins peut-on le supposer, conseillant aux accusés le silence.
On observe alors un phénomène neuf. Pour défendre l’innocence opprimée,
on discute des preuves dans une logique d’intime conviction; s’amorce une dis-
cussion contradictoire des charges qui se fait principalement par l’écrit car la
plaidoirie est impossible90. On critique et on confronte les témoignages que l’on
arrive souvent à connaître; on conteste la preuve des éléments qui échappent à
l’emprise du système des preuves objectives comme la preuve de la prémé-
ditation ou celle du corps du délit dès lors qu’il s’agit de facti transeuentis, etc.
Dans ce cadre, les règles du système des preuves objectives sont souvent
considérées comme des lieux communs rhétoriques. Elles sont à la fois des
éléments de persuasion et de démonstration dans une logique qui renvoie à une
approche non plus analytique mais synthétique de la preuve, dans un cadre non
plus objectif mais où la subjectivité et le sentiment jouent un rôle déterminant91.
La conception extensive des preuves dans la rhétorique judiciaire, héritage an-
tique remis au goût du jour, n’a pu que favoriser ce mouvement en accréditant
cette idée selon laquelle on peut atteindre la vérité par l’emploi rigoureux d’un
raisonnement qui peut être distinct de la logique formelle des preuves objec-
tives: la démonstration rhétorique ne s’attache-t-elle pas d’abord au vraisem-
blable92? Cette dernière favorise, en dépit d’obstacles procéduraux évidents,
une logique de discussion plus libre des charges; elle met également fin, du
moins en théorie, au risque de dogmatisme présent dans un système où existent
une hiérarchie des preuves, une appréciation a priori de la force de celles-ci, et
une combinaison prédéfinie des moyens de preuves entre eux93.

88. Ainsi, par ex., pour le XVIIIe siècle, deux affaires mettant en cause des ec-
clésiastiques, les affaires Desrues et La Cadière, que l’on retrouve dans les Causes célèbres.
89. Une synthèse dans notre étude, Droits et garanties de l’accusé dans le procès
criminel d’Ancien Régime, Aix–Marseille 1999, n° 135 à 165.
90. Ce sont les factums ou mémoires que l’on rencontre dans les procès “ordinaires”, et
bien entendu dans les affaires ayant un grand retentissement.
91. Les commentaires des arrêtistes lors des affaires Langlade et Lebrun dans le dernier
tiers du XVIIe siècle en témoignent puisque dans ces deux cas, l’idée d’une preuve parfaite
au procès n’apparaît même pas lorsque sont évoqués les mécanismes probatoires; ce sont
des hypothèses plus ou moins bien étayées qui s’affrontent. Une même confusion est à
relever dans le procès Calas, v. notamment C. Bontems, L’affaire Calas, in Quelques procès
criminels des XVIIe et XVIIIe siècles, Paris 1964, p. 143–150.
92. En particulier, A. Kibedi-Varga, Rhétorique et littérature, Etudes de structures
classiques, Paris 1970 et C. Perelman, L. Olbrechts-Tyteca, La nouvelle rhétorique, Traité
de l’argumentation, Paris 1958.
93. Il existe néanmoins une forme de dogmatisme lié au langage lui-même. Pour y
remédier, il faut douter véritablement, sans quoi l’on risque d’être pris au piège du langage
et donc aussi de la rhétorique.

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308 ANTOINE ASTAING ET GERARD CLEMENT [18]

Pour conclure sur ces premiers développements, on peut noter que le droit
criminel de la fin de l’Ancien régime est équivoque. S’agissant de l’intervention
de l’avocat, si le droit criminel se veut efficace et sévère, il peut manquer de
l’être. Il se veut juste en restreignant autant que possible l’action des avocats
réservés aux plus puissants, mais alors, il entre en contradiction avec lui-même
et devient injuste en ne laissant plus qu’à certains accusés le soin de disposer de
l’aide de l’un d’entre eux, pourvu qu’il soit correctement rétribué et qu’il en tire
quelque gloire. Il reste dès lors à adopter certaines mesures qui permettent aux
accusés de discuter pleinement des preuves: la présence généralisée d’un avocat,
la communication des pièces du procès, des délais suffisants pour organiser une
défense efficace, enfin une phase de jugement qui ne soit plus atrophiée. Ce
sera chose faite, en partie, dès les débuts de la Constituante. Mais alors, la
compréhension du silence de l’accusé implique que l’on replace son étude dans
un nouveau système officiel des preuves et de certitude: celui de l’intime con-
viction, qui, pour les crimes, n’est plus celle de juges mais de jurés.

II. – Un droit de la défense

Les règles générales de l’instruction à l’extraordinaire se retrouvent pour une


partie d’entre elles dans le Code d’instruction criminelle, remplacé en 1958 par
le Code de procédure pénale. Simplement le procès pénal suit alors une autre
logique probatoire, proclamée dès la Constituante: une logique d’intime con-
viction des juges et des jurés. La question qui se pose est de savoir ce qui subsiste
dans l’esprit du juge de la présomption d’innocence lorsque l’accusé choisit
d’exercer le droit au silence qui lui est reconnu. Car le droit est contradictoire:
celui-ci reconnaît formellement la faculté laissée à l’accusé de garder le silence
mais ce silence est alors diversement apprécié, souvent défavorablement.
Seront successivement envisagées la progression du droit au silence (A) puis
l’appréciation du silence de la personne poursuivie (B).

A. – La progression du droit au silence

Plusieurs éléments permettent d’affirmer que non seulement le silence est un


droit laissé à l’accusé dans le procès pénal contemporain mais que ce droit
s’affermit au cours de la période considérée.
Plusieurs arguments fondent le droit au silence de la personne poursuivie dès
le début de la période. D’une part, dès la Constituante, le serment de l’accusé
disparaît. Il est supprimé par l’article 12 du décret du 8–9 octobre – 3 novembre
1789. De la sorte, l’accusé n’est plus contraint soit à se condamner lui-même,
soit au parjure. De plus, le même décret prévoit l’intervention de l’avocat aux
côtés des accusés dans les vingt-quatre heures qui suivent le décret de corps,
dispositif dont l’effectivité est assurée par une éventuelle insertion de la dé-
signation d’office. D’autre part, on est alors dans un système qui rejette toute
forme de torture: de la sorte, et de manière implicite, le droit au silence des
accusés est-il accepté dans le procès contemporain94. Enfin, il faut remarquer

94. Argumentation identique de B. Bouloc, G. Stéfani, G. Levasseur, Procédure pénale,


Paris 2000, n°123, p. 99.

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[19] LES “MUETS VOLONTAIRES” 309

que, s’agissant des interrogatoires, le Code d’instruction criminelle adopte un


système de prétérition; il ne contient aucune disposition relative à ceux-ci. Ce
silence s’interprète comme une référence à l’ancien droit et implique le recours
aux dispositions toujours compatibles avec la loi de l’ordonnance de 1670: mais
les auteurs visent alors seulement celles du titre XIV95. On est ainsi dans un
système de droit où l’accusé est libre de se taire s’il pense que cela convient
mieux à sa défense. Pour le reste, le principe de l’autorité de la chose jugée et
son corollaire, la règle non bis in idem, protègent après un acquittement éventuel
la personne restée silencieuse durant le procès en interdisant, en principe, et en
dépit d’exceptions trop longtemps négligées par la doctrine, la reprise du procès.
A partir de la fin du XIXe siècle, on va chercher à aller plus loin encore. Cela
conduit à envisager la loi Constans (1897) qui transforme les traits de l’in-
struction préparatoire et l’émergence puis la reconnaissance formelle du “droit
au silence” lors de la garde à vue dans la récente loi du 15 juin 2000.
Il faut attendre la loi Constans pour que l’équilibre de l’instruction pré-
paratoire soit radicalement modifié. Des règles nouvelles dévient la logique
répressive du Code: suppression de la mise au secret absolue, présence de
l’avocat aux côtés de l’inculpé dès la première comparution, communication de
certaines pièces de procédure et, enfin, reconnaissance formelle d’un droit au
silence. En effet, obligation est faite au juge de dire à l’inculpé qu’il peut ne
faire aucune déclaration. L’article 3 de la loi du 8–10 décembre 1897 dispose,
dans le même article qui introduit le principe du contrôle et de la contradiction
par la présence de l’avocat aux interrogatoires, que “lors de la première com-
parution, le magistrat constate l’identité de l’inculpé, lui fait connaître les faits
qui lui sont imputés, et reçoit ses déclarations, après l’avoir averti qu’il est libre
de ne pas en faire. Mention de cet avertissement est faite au procès verbal”. Cet
article, qui se justifie par le trouble éventuel de l’inculpé dans les vingt-quatre
heures de son arrestation, n’a malheureusement pas suscité de discussions dans
les Chambres. Notons seulement quelques remarques spéciales dans les Obser-
vations de la Cour de cassation96, la cour précisant que cette mesure est un
emprunt au Code de procédure pénale allemand97 et non à la procédure anglaise,
et résumant les objections qui peuvent lui être faite. L’attitude ultérieure de la
Cour de cassation atteste d’ailleurs une hostilité profonde à la réforme de
l’instruction préparatoire: au droit au silence mais aussi à l’intervention du
conseil. Elle favorisera une interprétation restrictive de la loi Constans, essayant
ainsi de freiner son application. Notons aussi que, sur ce point, l’argumentation
de la Cour de cassation est critiquable car l’on ne peut nier (il suffit de lire la
doctrine ou de parcourir les débats parlementaires) la prégnance de l’exemple
anglais, au moins sous l’angle idéologique et politique des choses.
Cette règle, qui reconnaît formellement le droit de l’accusé au silence, se
retrouve dans le Code de procédure pénale98. Simplement la portée de celle-ci

95. S’appliquent les dispositions des art. 2, 6, 11, 13, 15 du titre XIV de l’ord. de 1670.
L’art. 7 est rejeté (il s’agit du serment de l’accusé).
96. J.O., Documents parlementaires, Sénat, session ordinaire, 1897, annexe 2, p. 380,
col. a et b.
97. Le Code de 1877 utilise la formule: “L’accusé sera invité à déclarer s’il veut
répondre à l’inculpation”.
98. Art.114.

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310 ANTOINE ASTAING ET GERARD CLEMENT [20]

est largement déterminée par le développement de la phase policière et la


légalisation des enquêtes officieuses. Les services de police judiciaire apportent
au juge instructeur un dossier en l’état; ce sont eux qui interrogent d’abord
l’accusé (ce qui n’interdit évidemment pas aux accusés de rétracter les aveux
passés devant la police). Cela emporte d’abord comme conséquence que l’his-
toire des institutions policières devient un point de départ lorsque l’on se penche
sur la procédure criminelle contemporaine; en matière probatoire, la pratique
policière doit même être placée au cœur des études théoriques99. De plus, cela
montre bien que la phase la plus protectrice pour le suspect est la phase suivante,
celle où il est inculpé (aujourd’hui, mis en examen), l’instruction préparatoire
proprement dite: “le problème de la torture et de ses substituts ne se pose
pratiquement qu’au cours de l’enquête et, le cas échéant, dans le cadre de
l’instruction préparatoire lorsqu’un policier entend un suspect sur commission
rogatoire”100. La garde à vue a ainsi fait l’objet de nombreuses réflexions; elle a
aussi servi de cible aux critiques, violentes jusqu’à l’excès pour certaines d’entre
elles. D’où les réformes successives qui touchent la garde à vue; la dernière
d’entre elles, décisive pour notre objet, date du 15 juin 2000.
La loi du 15 juin 2000 relative à la présomption d’innocence apporte des
innovations marquantes dans la procédure pénale, certaines ayant pour effet de
nuire à l’efficacité de l’instruction. Car “l’enfant chéri” de cette loi (texte frappé
“d’éléphantiasis” et baigné dans la fausse vertu des beaux discours), c’est bien
la personne poursuivie101, quoiqu’il s’agisse là d’une manière trop simple de
voir les choses. La loi apporte en ce domaine une innovation: les officiers
chargés de l’enquête devront dire au suspect qu’il peut garder le silence, plus
précisément qu’il pourra ne pas répondre aux questions posées102, ce que ne
prévoyait pas la loi du 4 janvier 1993103. Or cette mesure prend place dans tout
un ensemble de règles à commencer par l’intervention de l’avocat dès le début
de la garde à vue104, et non plus à partir de la vingtième heure, qui peut aboutir
à un conseil simple et peut-être efficace donné au suspect: “taisez-vous”105.

99. H. Matsopoulou, Les enquêtes de police, Paris 1996 et L’aveu en matière pénale,
Bordeaux 1987, [dactyl., Association d’études et de recherches de l’école nationale de la
magistrature [promotion 1986]].
100. J. Larguier, Procédure pénale, 6e ed. Paris 1992, n° 292, p. 301.
101. Nous avons utilisé les premiers commentaires parus: J. Pradel, Encore une
tornade sur notre procédure pénale avec la loi du 15 juin 2000, in D., 2000, n° 26, Point de
vue, V. Citons encore P. Gagnoud, Les nullités de la garde à vue: essai d’un bilan, in GP,
6 et 7 déc. 2000; M. Guerrin, Les changements opérés par la loi relative à la présomption
d’innocence sur les nullités de procédure dans la phase préalable au jugement pénal, in
RSC, oct.–déc. 2000, n° 4; H. Leclerc, La loi du 15 juin 2000 renforçant la présomption
d’innocence et les droits des victimes, in GP, 29 et 30 sept. 2000, p. 2 sq.; C. Michel, On
n’ajourne pas la liberté, Pour la pleine application au 1er janvier 2001 de la loi sur la
présomption d’innocence, in GP, 24 et 25 nov. 2000; F. Taquet, Brève approche sur les
nouvelles dispositions relatives à la garde à vue, in GP, 8 et 9 sept. 2000; une étude bien
faible, celle de C. Baron, Le droit au silence: une révolution silencieuse, in D., 2 nov.
2000, point de vue, III et IV.
102. L., art. 8; art. 63–1, cpp.
103. P. Volo, Le silencieux droit au silence (supra, n. 21).
104. Art. 63-4, al.1, cpp.
105. Depuis l’écriture de cet article, ce droit au silence a ainsi fait couler beaucoup
d’encre, et de la plus mauvaise, soit que l’on ait défendu ce “droit au silence” soit qu’on
l’ait critiqué. Il est évidemment impossible dans le cadre de cette étude de suivre les

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[21] LES “MUETS VOLONTAIRES” 311

On perçoit facilement la raison d’être d’une telle disposition106. Concrète-


ment, en laissant de côté les aspects formels107, on peut imaginer que cette règle
permettra éventuellement de protéger les innocents ou les personnes trop fragiles
lors des gardes à vue en leur fournissant une sorte de soutien moral, ce qui est
évidemment le cas des délinquants primaires. Un auteur parle de “réconfort
moral»108. Car pour les autres, les délinquants endurcis, la règle est évidemment
inutile: ils connaissent bien les règles de procédure109. Il n’est pas rare de
rencontrer des mineurs qui connaissent par cœur le nom, l’adresse profes-
sionnelle et le numéro de téléphone de leur avocat; ils n’ignorent donc pas les
ressources du silence. Selon certains témoignages, quelques jeunes criminels
sont même soumis à des rites violents devant les endurcir et les préparer à
d’éventuels garde à vue et interrogatoires policiers: nuit passée dans une cave,
tabassage en règle110, etc. La règle serait donc fondée sur cette idée, ou plutôt ce
préjugé selon lequel l’innocent a tendance à trop parler, tandis que le criminel
d’habitude et de profession a tendance à se taire, ce qui n’est qu’un point de
vue, peut-être fondé sur l’expérience, mais traduisant une façon unilatérale de
voir les choses. Car le criminel peut parler pour sa défense ou pour libérer sa
conscience111 et l’innocent n’a pas forcément grand-chose à dire.

dernière péripéties de la loi du 15 juin 2000, sur le point d’être retouchée dans les prochains
jours. Un rapport a été remis au ministre au mois de décembre 2001 qui s’attache notam-
ment à préciser la formulation du droit des suspects de ne pas répondre aux questions
posées pendant la garde à vue.
106. F. Le Gunehec, Procédure pénale. Loi n°2000–516 du 15 juin 2000, in JCP,
n°26, 28 juin 2000, p. 1224; B. Bouloc, R. de Béco, P. Legros, Le droit au silence et la
détention provisoire, Bruxelles 1997.
107. En cas d’omission, nul doute que le procès-verbal serait entaché de nullité puisque
le juge verrait ici nécessairement une atteinte aux intérêts de la personne poursuivie. On
serait ici en présence d’une irrégularité qui “fait intrinsèquement grief à l’intéressé”, M.
Guerrin, Les changements (supra, n. 102), p. 757, à compléter par JCP, janvier 2001, p. 25
sq. Il faut noter, d’une part, que c’est en quelque sorte revenir à la position du droit criminel
de l’Ancien Régime où la “forme emporte le fond” (Ferrière). D’autre part, il faut remarquer
qu’il n’est pas prévu que cet avertissement soit réitéré lors de la prolongation de la garde à
vue. Enfin, moins que la mention orale, ce qui compte, c’est la preuve que cette mention
orale a été faite, donc une mention écrite, peut-être ratifiée ultérieurement.
108. F. Taquet, Brève approche (supra, n.102), p. 13.
109. C’est ici où perce, en contre-jour, un avantage relatif de la mesure: couper court
aux critiques trop systématiques adressées aux officiers de police judiciaire. Car l’allégation
de graves pressions morales est bien entendu, fréquente, parfois en référence à des faits
imaginaires (sans parler des sévices corporels, mais le médecin intervient aussi dans la
garde à vue).
110. Très récemment encore, G. Fenech, Tolérance zéro, En finir avec la criminalité
et les violences urbaines, Paris 2001, p. 56 qui cite le témoignage d’Alain Malouk.
111. La science du début du XXe siècle, nourrie des premiers apports de Freud, insiste
sur le besoin d’avouer de ceux qui ont cédé aux crimes en suivant leurs pulsions incon-
scientes, ayant agi pour partie du moins par “sentiment de culpabilité”, J.-Cl. Monier, Le
criminel et son énigme: du grand criminel au pâle criminel”, in La cour d’Assises. Bilan
d’un héritage, Paris 2001, p. 173–183. Belle illustration dans les dernières scènes de “M. le
Maudit” de Fritz Lang (All.1931) où le criminel en série invoque sa “malédiction” devant
le tribunal de la pègre … Ce film est inspiré d’une affaire criminelle célèbre, celle du
“vampire de Düsseldorf”, du nom que la presse a donné à un tueur en série qui a bu le sang
de l’une de ses victimes (1904). Dans ce cas, même si l’on doit noter un obscur désir d’être
puni de la part du criminel qui se confesse, comment l’aveu pourrait-il susciter le doute?

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312 ANTOINE ASTAING ET GERARD CLEMENT [22]

D’un point de vue théorique, il y a certainement là, aujourd’hui, un emprunt


au common law, le policier devant avertir l’inculpé qu’il peut garder le silence
et que ses déclarations pourraient se retourner contre lui. Il y a également ici la
marque de l’emprise croissante des règles internationales et européennes notam-
ment depuis la condamnation de la France par la Cour européenne des droits de
l’homme dans l’arrêt Funcke du 25 février 1993: le particularisme du droit
douanier ne peut pas justifier une atteinte “au droit de tout accusé de se taire et
de ne pas contribuer à sa propre incrimination”112. Enfin, il faut préciser que ce
droit au silence lors de la garde à vue découle logiquement de l’intervention de
l’avocat rendue possible par loi de 1993; on a pu ainsi parler du “silencieux
droit au silence” en commentant le dispositif de la loi113. Pour autant, en droit
français, le silence de la personne poursuivie peut se retourner contre elle. Il
s’agit donc de voir comment le silence peut être apprécié.

B. – L’appréciation du silence

Pour apprécier la portée du silence dans le procès contemporain français, il


faut replacer celui-ci dans le système des preuves en usage, celui de l’intime
conviction des juges et des jurés. Il existe toute une gamme de situations
possibles. La tendance dominante est celle d’une appréciation défavorable du
silence (1); ce qui ne veut pas dire que le silence n’ait aucun effet favorable
pour la personne poursuivie (2).

1. – Les effets défavorables


Le premier argument expliquant la “défaveur” du silence est que, dans un
système d’intime conviction, aucun élément de preuve n’est à privilégier en ce
qui concerne la conviction du juge ou des jurés. Quel que soit l’équilibre entre
les charges penchant les unes en faveur, les autres en défaveur de l’accusé, le
juge, ou les jurés, peuvent fonder une partie de leur conviction sur un silence ou
une dénégation. Les magistrats instructeurs de même que ceux des juridictions
correctionnelles et les jurés dans les cours d’Assises peuvent tirer de cette atti-
tude “toute conséquence utile à la formation de leur conviction”114. En con-
séquence, dans un système d’intime conviction, la rétractation de l’aveu est
laissée à l’appréciation des juridictions, au même titre que l’aveu lui-même115,
enfin, au même titre que le silence, total ou partiel, de l’accusé. De ce point de
vue, la disposition de l’article 3 de la loi Constans est une règle inutile, car les
accusés savent qu’ils peuvent se taire (le magistrat instructeur ne pouvant les

112. Sur la base d’une l’interprétation extensive de l’article 6 de la Convention eu-


ropéenne des droits de l’homme, voir B. Bouloc, R. de Béco, P. Legros, Le droit au silence
et la détention provisoire (supra, n. 106). Notons l’art. 14, litera g du Pacte international
relatif aux droits civiques et politiques, New-York, 19 déc.1966: “toute personne accusée
d’une infraction pénale a droit (…) à ne pas être forcée de témoigner contre elle-même ou
de s’avouer coupable”.
113. P. Volo, Le silencieux droit au silence (supra, n. 21).
114. R. Merle, A. Vitu, Procédure pénale, Paris 1979, n° 150, p. 193.
115. R. Merle, A. Vitu, Procédure pénale (supra, n. 114), n° 154, p. 196. Alors que la
rétractation des aveux soulève dans l’ancien droit, dans un système de preuves légales, des
problèmes bien plus graves.

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[23] LES “MUETS VOLONTAIRES” 313

contraindre à ne pas se taire); illogique, car il faudrait alors répéter tout au long
du procès à l’accusé qu’il peut se taire; dangereuse, “parce qu’on pourra tirer du
mutisme volontaire de l’inculpé une présomption de culpabilité” 116. On pourrait
d’ailleurs formuler des remarques semblables sur les dispositions de la loi du
15 juin 2000. Notons seulement qu’une telle interprétation ne serait pas pos-
sible si l’accusé, dans un système compatible avec les traditions françaises (?),
disposait d’une option: plaider coupable ou non coupable117.
Ensuite, c’est le second argument, en intime conviction, la recherche de l’aveu
et le poids de l’aveu au moment du jugement restent déterminants: et cela
implique le préjugé défavorable qui s’attache au silence volontaire. De la sorte,
le poids du silence du criminel ne se comprend qu’en comparaison avec la portée
de l’aveu. Il reste à examiner les arguments qui font de l’aveu la “reine des
preuves” dans le procès contemporain, même si cela est aujourd’hui très con-
testé, et font produire au silence des effets défavorables.
Officiellement – c’est le premier argument –, les violences dirigées contre
l’accusé sont repoussées dans le procès contemporain. Ainsi, et de manière
paradoxale, outre le fait qu’il y a parfois disette d’autres preuves, ce qui implique
une recherche active de l’aveu, une raison de poids contribue à valoriser celui-
ci: la disparition des tortures. L’aveu n’évoque plus les chairs tourmentées des
criminels de l’ancienne France et exprime d’autant mieux la vérité. La confes-
sion est d’une certaine façon plus crédible dès le XIXe siècle, ce qui a pu pousser
certains juges instructeurs à provoquer, dans les limites légales et déonto-
logiques, au-delà des aveux, l’expression de regrets118. Cela se conçoit d’autant
mieux que ne se posent plus les questions nées de l’examen des rapports ambigus
entre confession extorquée et confession libre qui avaient pu faire douter les
anciens criminalistes des caractères de vraisemblance de cette preuve à la fois
si parfaite et imparfaite. Ce type d’interprétation est rendue encore plus vraisem-
blable que l’aveu – au même titre que le silence – perd une grande partie de sa
signification juridique, et prend un contenu fortement psychologique dans un
système de preuves basé sur une approche subjective et synthétique des éléments
du dossier.
Ce poids de l’aveu – c’est le deuxième argument – est évidemment à rattacher
à un héritage, celui de l’ancien droit pénal, et à une construction élaborée au
XIXe siècle dans le silence du Code d’instruction criminelle, la théorie de la
valeur probatoire de l’aveu. Or celle-ci se rapproche curieusement, au-delà des
références aux leges ou au rhéteurs, des constructions des auteurs de la doctrine
pénaliste européenne, et notamment les auteurs du XVIIIe siècle français,
Muyart de Vouglans, Serpillon ou Jousse119. Bonnier, professeur suppléant à la
faculté de droit de Paris et avocat à la cour royale, auteur d’un des rares traités
de la preuve écrit au XIXe siècle, sous la monarchie de Juillet, exprime bien

116. J.O., Documents parlementaires, Sénat, session ordinaire, 1897, annexe 2, p. 380,
col. b.
117. Une proposition exposée aujourd’hui par P. Lumbroso, Christian Séranot, La
légitimité des juges d’instruction, Paris 2001.
118. F. Chauvaud, L’expertise ou l’art d’administrer les preuves au tournant du siècle,
in La cour d’Assises (supra, n. 111), p. 163.
119. Se reporter spécialement à M.E. Bonnier, Traité théorique et pratique des preuves
en droit civil et en droit criminel, Paris 1843, p. 267–305 (force et provocation de l’aveu).

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314 ANTOINE ASTAING ET GERARD CLEMENT [24]

cela: l’aveu est considéré après la Révolution, et cela est bien sûr perceptible
aujourd’hui, comme “habituellement la meilleure preuve de la culpabilité”, celle
qui est parfois le “témoignage unique”, celle enfin dont la “supériorité” est
proclamée “par la conscience publique” et qui permet de guérir l’“anxiété” du
jury120. L’aveu n’est pas infaillible certes, mais “on ne saurait le rejeter sans
tomber dans un système de scepticisme” 121, un scepticisme radical et d’essence
anarchiste. Le silence est alors vu par l’auteur comme la marque de l’“opi-
niâtreté” de l’accusé122. Quant à la jurisprudence, elle admet que l’aveu puisse
servir de base à une condamnation dans le cas de crime, par cette raison que la
décision du jury n’a pas à être motivée, et sans qu’il soit nécessaire, comme
dans l’ancien droit de compléter cet aveu par d’autres preuves123. On le voit,
l’absence de motivation est un obstacle important à l’écriture d’une histoire de
l’intime conviction dans le procès pénal contemporain.
De la sorte, le silence de l’accusé et la recherche de l’aveu expliquent certaines
pratiques rigoureuses dirigées à l’encontre de l’accusé, et notamment les sé-
vérités de la détention préventive sous la forme de mise au secret (absolue
jusqu’en 1897) ou des longues détentions (les expertises entraînent aujourd’hui
un allongement des procédures mais la prison est aussi exceptionnellement un
moyen de provoquer l’aveu et de combattre le silence124). Même les laudateurs
du “système inquisitorial” réglé par le Code d’instruction criminelle, tel Bonnier,
voient ce risque de déséquilibre125. L’auteur condamne la procédure anglaise
dans laquelle “le juge impassible sur son siège [qui] ne fait personnellement
aucun effort”, ce qui est une vue singulièrement réductrice. Il vante, à l’inverse,
les qualités de la procédure française où “le pouvoir social dirige la procédure”
et réfute Beccaria qui jugeait l’aveu contraire à l’humanité. Mais Bonnier
souligne aussitôt le fait que le juge instructeur peut être tenté d’aller trop loin
dans la provocation de l’aveu au nom de la recherche de la vérité (l’“habileté”
du juge “dégénère en dol”), surtout en présence d’un accusé muré dans son
silence126.
Le refus de parler peut susciter des réactions énergiques qui tiennent à la
place encore déterminante de l’aveu dans le régime des preuves, d’où la garde à
vue n’est pas dénaturée par la disposition législative de la loi du 15 juin 2000.

120. Ibid., p. 292 et p. 268.


121. Ibid., p. 271.
122. Ibid., p. 302, n° 286: car “il est chez nous de l’essence de l’instruction criminelle
que l’accusé soit invité à donner des explications verbales (…) le refus de répondre peut
sans doute être interprété défavorablement pour l’accusé mais il ne peut donner lieu à
aucune mesure spéciale pour punir son opiniâtreté”.
123. Pour une synthèse de la jurisprudence des XIXe s. et XXe s., R. Merle, A. Vitu,
Procédure pénale (supra, n. 114), n° 153, p. 196. Cela va changer avec la mise en place
d’un appel des décisions d’assises.
124. B. Bouloc, Le silence de la personne mise en examen peut-il justifier sa mise en
détention?, in D., 1995, chr., p. 315.
125. Par ex. M.E. Bonnier, Traité théorique (supra, n. 119), p. 290, n° 275 – p. 292, n°
275; p. 294, n° 277. Il faut évidemment recourir sur ce point aux débats parlementaires
relatifs à la loi Constans qui sont des plus révélateurs et marquent la condamnation
définitive de ce “système inquisitorial” défendu par l’auteur.
126. Ibid., p. 305, n° 293 (sur le thème des questions captieuses), p. 302, n° 286 (sur le
refus de répondre).

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[25] LES “MUETS VOLONTAIRES” 315

L’aveu a des chances de demeurer cette “fausse reine des preuves” que l’on
cherche à obtenir dans “l’atmosphère contraignante d’un commissariat de po-
lice”127. L’argument des avocats pénalistes est toujours pertinent; la garde à vue
rend la “torture possible”128, même si l’on est en présence d’un lieu commun
contestable qui ne suffit pas à condamner le principe de la garde à vue tant son
utilité est évidente ...

2. – Les effets favorables


A l’inverse, si le silence est certainement vu avec plus de défaveur que de
faveur, il peut produire des effets positifs pour la personne poursuivie. Certes,
en l’absence d’une définition légale ou doctrinale des preuves et de leur force,
le prévenu est obligé de jouer “un rôle plus actif que celui que la présomption
d’innocence paraît lui assigner”129. Ce rôle, il peut difficilement l’assumer en
étant silencieux. Il le peut néanmoins, à condition qu’un avocat pénaliste de
qualité le soutienne efficacement. Mais alors, le silence, du moins un silence
partiel, combiné à une action décisive de l’avocat peut produire de bons effets
car un doute peut naître dans l’esprit des juges. En effet, le silence peut être
celui d’une personne peu fiable; il n’indique rien de certain; et rien que l’on ne
puisse prouver parfaitement. Comme l’aveu ou le témoignage, il est évidemment
source d’erreurs130.
On connaît les conseils donnés par les avocats d’assises (devenus pénalistes
entre-temps) à leurs clients et la règle de base de toute la stratégie judiciaire
selon Me René Floriot qui la résume en un conseil péremptoire: “n’avouez
jamais !”131. Le silence, on le voit, est compris par le célèbre avocat comme un
avantage stratégique. Un tel conseil exprime d’ailleurs une hostilité à l’aveu
assez compréhensible dans le cadre des procès d’assises qui peut être celui de
véritables joutes entre la défense et l’accusation. L’aveu est alors, d’une certaine
manière, le signe d’une défaite. Sans se ranger à cette logique, d’autres avocats
ont pu préconiser la fuite à l’accusé (fréquent sous l’Ancien Régime et encore
au XIXe siècle comme le montre l’exemple lillois), des aveux si l’on préjuge
l’éventuel “pardon” du jury d’assises132, et, stratégie habituelle, des aveux
partiels – une sorte de mi-chemin entre l’aveu et le silence volontaire –. Dans ce
dernier cas, le silence partiel de l’accusé peut le conduire au mensonge car rien
ne l’oblige, lorsqu’il choisit de parler, à dire la vérité. Il reste libre de choisir sa

127. R. Merle, La garde à vue, in GP, 1969, 2, Doct., 18.


128. Récemment T. Lévy, Justice sans Dieu, Paris 2000, p. 174: “La garde à vue est
une mise en détention arbitraire décidée par un fonctionnaire”, phase décisive “durant
laquelle la torture (physique et morale) n’est plus légale mais possible”.
129. J. Imbert, G. Levasseur, Le pouvoir, les juges et les bourreaux, Paris 1972, p.
184. Sur ce point, M.-J. Essaïd, La présomption d’innocence, Rabat 1971.
130. Dès les années vingt du vingtième siècle, on assiste ainsi à une “véritable offen-
sive contre la preuve orale”, F. Chauvaud, L’expertise (supra, n. 118), p. 163.
131. R. Floriot, Les erreurs judiciaires, Paris 1968, p. 84 (dénonçant plus loin la “re-
ligion de l’aveu”, p. 105). Dans les années soixante-dix une collection qui ne comptera que
quelques livres paraîtra aux presses de la Cité sous le titre “N’avouez jamais …”.
132. Par ex. E. Pollak, La parole est à la défense, Paris 1975, p. 177 sq. Il faut avouer
dans certaines affaires pour lesquelles on peut préjuger l’indulgence du jury. L’avocat ne
dit rien d’autre. Mais, dans ses développements, on trouve en réalité un argument a silentio
en faveur du silence volontaire … .

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316 ANTOINE ASTAING ET GERARD CLEMENT [26]

stratégie de défense à sa guise, ou aidé par son avocat, une stratégie de con-
nivence ou de rupture, de vérités partielles et de mensonges vraisemblables…
Pour autant, dans la pratique actuelle, ce qui compte avant même l’aveu, et
est ainsi appelé à jouer un rôle grandissant, ce sont les autres preuves recueillies.
Car le silence de l’accusé est apprécié en fonction de l’ensemble des preuves
collectées au cours des étapes du procès qui précèdent le jugement de l’affaire,
et spécialement les “preuves scientifiques” des faits matériels. De la sorte, les
autorités compétentes sont parfois en présence de personnes silencieuses,
toujours présumées innocentes, et, qui, pourtant, le sont de moins en moins, tant
s’accumulent les présomptions de fait de culpabilité. Mais il faut pousser plus
loin la réflexion. On peut, d’un côté, proposer l’exigence d’éléments probatoires
plus déterminants pour décider d’une garde à vue, ce qui aurait peut-être pour
effet de favoriser le développement des enquêtes policières133. On ne peut
qu’approuver, d’un autre côté, le développement rapide et l’emploi de plus en
plus systématique des techniques scientifiques et noter que la reconnaissance
d’un droit au silence ne peut que concourir au développement d’autres moyens
d’administration de la preuve. D’une certaine manière en effet, les doutes relatifs
au silence ne peuvent que favoriser une logique d’enquête plus poussée. Il faut
marquer une réserve néanmoins: la science concourt efficacement à l’établis-
sement de l’existence du crime, elle fournit des indices objectifs qu’il faut con-
fronter aux témoignages et aux déclarations éventuelles des accusés et qui
permettent de poser des questions déterminantes aux accusés silencieux, mais
elle contribue de manière moins nette à l’établissement de la vérité des faits.

En conclusion, le droit criminel, en dépit de tempéraments, reste guidé, durant


l’essentiel du procès par cette idée que les règles de procédure doivent être
aptes à éviter – la comparaison médicale s’impose – “la dangereuse contagion”
du crime (Lebrun La Rochette). Dans l’ancien droit, la procédure pénale devait
ainsi permettre aux juges “par tous moyens (d’)exterminer ceux qui troublent le
repos public” et “purge(r) et nettoye(r) la cité des meschans”134. Mais, durant
toute la période considérée, une sorte douceur de fait et d’intention dans l’exer-
cice de la justice se met en place touche par touche, sans plan préconçu, sur
fond de règles sévères. Ce mouvement pluriséculaire est appuyé par certains
courants de la pensée pénaliste dans lesquels se trouvent certains magistrats
guidés par une attitude charitable ou des motifs philanthropiques non dénués
d’ambiguïtés. Or, le silence volontaire des accusés, en pratique aidé par des
avocats, a certainement contribué à cette évolution. La difficulté reste que la
logique juridique n’y trouve pas toujours son compte, ni l’accusé son avantage:
le mutisme volontaire a une place ambiguë dans le régime de la preuve pénale.
Celle-ci l’est tout particulièrement en intime conviction, ce qui est nettement
perceptible dans les sources de la fin de l’Ancien Régime, et précisément celles
du XVIIIe siècle, période des Lumières à partir de laquelle le régime des preuves,
sinon la nature de l’instruction toute entière, prennent leurs traits actuels.

133. P. Lumbroso, C. Séranot, La légitimité des juges d’instruction (supra, n. 117), p.


108 sqq.
134. Charondas le Caron sur Brisson, Le Code Henri III, Paris 1605, 1 vol. in f°, livre
7, sous l’art. 35 de l’ordonnance de 1540, p. 177 a.; encore faut-il, pour réaliser ce dessein
une bonne organisation institutionnelle, c’est ce qu’explique l’auteur dans les brefs dévelop-
pements qui suivent.

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