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Varia

Strasbourg • 2019, tome 69/2


François Gendron 297
rdc 69/2, 2019, p. 297-302.

Le Christ et la femme adultère :


une lecture juridique
« Juger, c’est de toute évidence ne pas
comprendre, puisque si l’on comprenait,
on ne pourrait plus juger ».
André Malraux

L
e texte de Jean l’évangéliste sur le Christ
et la femme adultère, universellement connu1, relate, en
14 phrases et 183 mots, l’un des procès les plus célèbres
de l’histoire. C’est aussi l’un des textes les plus commentés
de l’exégèse canonique traditionnelle2. Nous en proposons ici
une exégèse proprement juridique, à l’aide du vocabulaire, des
catégories d’analyse et des principes généraux du droit.
De par sa nature, le texte se prête à cet exercice; on y
trouve notamment, comme nous le verrons, l’illustration
convaincante d’un principe, consacré par la pratique judiciaire
contemporaine, qui interdit d’utiliser la loi et les tribunaux à
des fins étrangères à la justice3.

1. Jean 8. 1-11. Nous suivons ici le texte de la Traduction Œcuménique


de la Bible.
2. Pour un état de la question, voir Chris Keith, Recent and Previous
Research on the Pericope Adulterae (John 7.53-8.11), Currents in Biblical
Research, London, 2008, vol. 6.3, p. 377-404. Voir aussi Wieland
Willker, A Textual Commentary on the Greek Gospels, vol. 4b, The Pericope
de Adultera : Jo 7 :53-8 :11, Bremen, online published, 12th edition,
2015, p. 27. Voir enfin Jacek Oniszczuk, « Composition et message de
la péricope de la femme adultère (Jn 7,53–8,11) », Exercices de rhétorique
[En ligne], 8 | 2017 : http://journals.openedition.org/rhetorique/488. En
peinture, c’est un sujet traité par les plus grands maîtres : Lucas Cranach
l’Ancien, Le Titien, Le Tintoret, Brueghel l’Ancien, Véronèse, Rubens, Le
Guerchin, Poussin, Rembrandt…
3. Au Québec, les articles 51 et suivants du Code de procédure
civile permettent de prévenir et de sanctionner l’utilisation abusive des
tribunaux. En cas d’abus de procédure manifeste, le tribunal peut, à
tout moment et même d’office, sanctionner le plaideur de mauvaise foi
en rejetant sa demande et en le condamnant à des dommages-intérêts
298 François Gendron

Voyons d’abord le cadre général de l’affaire :


«  Et Jésus gagna le mont des Oliviers. Dès le point du
jour, il revint au temple et, comme tout le peuple venait
à lui, il s’assit et se mit à enseigner ».
Voilà donc que prêche, dans un prétoire de plein air, à
l’aube, celui qu’à son corps défendant on va bientôt faire juge,
bien qu’il n’en ait ni le titre ni la compétence.
Survient alors ce qui ressemble à un incident d’audience :
« Les scribes et les Pharisiens amenèrent alors une femme
qu’on avait surprise en adultère, et ils la placèrent au
milieu du groupe ».
C’est donc un flagrant délit4, ce qui, dans certains systèmes
de droit5, justifie une comparution immédiate, car la preuve
en est accablante. Des circonstances du crime, de l’identité
des témoins, on ne sait rien. De l’accusée, citée à procès de par
la clameur publique6, et que la tradition populaire assimile à
Marie-Madeleine, on ne sait rien non plus. Dans son anonymat,
elle représente un peu la femme universelle, parfois victime de
traitements injustes et cruels. Quant à ses accusateurs, qui ne
s’identifient pas, ils ont de solides connaissances juridiques.
Les scribes sont des docteurs de la Loi, et les Pharisiens,
désignés en hébreu comme « ceux qui sont à part », sont des
hommes qui vivent dans la stricte observance de la Loi, ce qui
suppose qu’ils la connaissent.
Vient ensuite le réquisitoire des accusateurs, qui s’ouvre
avec une interpellation ironique :
« Maître, lui dirent-ils, cette femme a été prise en flagrant
délit d’adultère. Dans la Loi, Moïse nous a prescrit de

punitifs, en réparation du préjudice subi par le défendeur. En matière


criminelle, lorsqu’ils compromettent l’équité du procès ou menacent
l’intégrité du système de justice, les abus de l’appareil judiciaire peuvent
être sanctionnés par l’arrêt des procédures. (R. c. Babos, 2014 CSC 16).
4. Le flagrant délit s’entend d’une infraction constatée pendant sa
commission ou immédiatement après.
5. Notamment en France et en Belgique.
6. La clameur publique, une institution de l’ancien droit qui remonte
à l’empire romain, permettait à la foule mobilisée par un cri d’alerte
judiciaire (Haro ! en Normandie, Hue and Cry ! en Angleterre), de saisir
un criminel en flagrance et d’exiger « à cor et à cri » son jugement immédiat.
Voir Frédéric Chauvaud et Pierre Prétou, Clameur publique et émotions
judiciaires. De l’Antiquité à nos jours, Rennes, Presses universitaires de
Rennes, 2014.
Le Christ et la femme adultère 299

lapider ces femmes-là. Et toi, qu’en dis-tu ? ».


Le Christ, comme juge, est maintenant saisi de la question,
en fait et en droit : l’adultère d’une part, la loi de Moïse d’autre
part. Sauf que, sur la question de droit, la poursuite tente
d’induire le tribunal en erreur. Et de fait, le Lévitique et le
Deutéronome, que la tradition attribue à Moïse, ne limitent pas
leur condamnation à « ces femmes-là ». Ils précisent qu’en cas
d’adultère, les deux coupables doivent être mis à mort, ce qui
est autre chose7. Or l’amant de cette femme, curieusement, ne
comparaît pas, bien qu’on ait constaté un flagrant délit. C’est
lui pourtant qui, par un aveu, pourrait corroborer l’accusation
et en étayer la force probante. À moins que, en l’espèce, le
véritable accusé ne soit le juge lui-même ?
Ici, la poursuite plonge en effet le juge dans un conflit
d’intérêts, avec une intention malicieuse :
«  Ils parlaient ainsi dans l’ intention de lui tendre un
piège, pour avoir de quoi l’accuser ».
Car, c’est un fait, le Christ a maintenant un intérêt personnel
dans l’affaire dont il est saisi. S’il acquitte l’accusée, on pourra
l’accuser d’enfreindre la loi de Moïse. S’il la condamne, il renie
son enseignement, fait de miséricorde, et surtout, il usurpe la
compétence juridictionnelle exclusive que s’est réservée l’occupant
romain de la terre d’Israël sur les crimes passibles de la peine
capitale. Ne devrait-il pas se récuser  ? Ce serait livrer l’accusée
à la clameur publique. Mais en toute hypothèse, l’enquête est
déjà close, si tant est qu’on puisse parler d’enquête en pareil cas.
L’accusée, qui n’a pas de défenseur, n’a pas témoigné. Son mari
non plus d’ailleurs, qui peut-être aurait pu lui fournir un alibi si
l’accusation était fausse. Personne n’a fait valoir de circonstances
atténuantes. Et le juge se retrouve seul face à son devoir : Da mihi
factum, dabo tibi jus (« donne-moi les faits, je te dirai le droit »).
Dans le silence, commence alors le délibéré :
«  Mais Jésus, se baissant, se mit à tracer du doigt des
traits sur le sol ».

7. « Si l’on trouve un homme couché avec une femme mariée, ils
mourront tous deux, l’ homme qui a couché avec la femme, et la femme
aussi » (Deutéronome, 22 : 22). « Si un homme commet un adultère
avec une femme mariée, s’ il commet un adultère avec la femme de
son prochain, l’ homme et la femme adultères seront punis de mort »
(Lévitique, 20 : 10).
300 François Gendron

On ne sait pas ce qu’il écrit. Peut-être, comme législateur,


l’article d’une loi, jusque-là non écrite, qui fonderait sa décision.
Ou encore, comme juge, le texte de la sentence qu’il s’apprête
à rendre.
Et puis, vidant son délibéré, le tribunal rend jugement
séance tenante :
« Comme ils continuaient à lui poser des questions, Jésus
se redressa et leur dit : ‘ Que celui d’entre vous qui n’a
jamais péché lui jette la première pierre ’. Et s’ inclinant
à nouveau, il se remit à tracer des traits sur le sol ».
Aux termes du Deutéronome, le constat d’adultère
nécessitait deux témoins, à qui il revenait ensuite de jeter la
première pierre8. Parmi les accusateurs, c’est en particulier à
ces deux témoins que le tribunal s’est adressé. Et dans son
jugement, il vient de leur opposer ce qui apparaît comme une
fin de non-recevoir. En droit, il s’agit d’un moyen préliminaire
par lequel le juge, sans examen de l’affaire au fond, peut
déclarer le requérant irrecevable en sa demande, pour défaut
de droit d’agir. En l’espèce, un principe fondamental vient
donc d’être établi : c’est avec les mains propres qu’on doit se
présenter devant le tribunal9. Et avec une intention droite.
Celui-ci n’entend pas le plaideur de mauvaise foi, qui voit
sa duplicité sanctionnée par le refus d’action. À cause de sa
déloyauté, le tribunal nie qu’il ait qualité pour agir en justice.
Or, dans cette affaire, c’était bien d’un recours abusif que le
tribunal était saisi. La poursuite, en effet, ne visait pas à faire
apparaître le droit pour en assurer la sanction. Il s’agissait, on
l’a vu, de tendre un piège au juge, pour avoir ensuite de quoi
l’accuser lui-même s’il s’éloignait de la Loi, dont on lui présentait
d’ailleurs une version tronquée. Le recours, un abus de procédure,
détournait la justice de ses fins propres, au mépris des droits de
l’accusée, dont la vie même était en cause. Celle-ci, d’ailleurs, ne
pouvait pas espérer une audition impartiale devant un tribunal
indépendant, pour employer la formule consacrée. L’action
avait été mise en mouvement par la clameur publique et elle

8. Deutéronome, 17 : 6, 7.
9. La théorie des mains propres, principalement utilisée en
matière de contrats par le droit anglo-américain, et consacrée par
la maxime Ex dolo malo non oritur actio, veut qu’on ne puisse pas
fonder un recours sur son propre délit.
Le Christ et la femme adultère 301

comparaissait devant un juge plongé dans le conflit d’intérêts


que nous avons souligné, et qui ne jouissait pas de l’immunité
judiciaire qu’aujourd’hui la loi confère aux juges. On ne lui avait
pas donné l’occasion de s’expliquer et, de toute manière, son
témoignage, celui d’une femme, eût été irrecevable ou sans valeur
probante. En définitive, pour faire échec à cette justice expéditive
qui faisait bon marché de la présomption d’innocence et qui
débouchait sur une exécution sommaire dans l’enceinte même
du temple, il n’y avait qu’une solution. En provoquant le départ
des dénonciateurs, Jésus pouvait obtenir de facto le retrait des
accusations et l’arrêt des procédures, comme l’explique la maxime
d’ancienne jurisprudence : « sans accusateur, pas de juge ». Et c’est
bien à ce résultat que la fin de non-recevoir va conduire.
Déboutés, les accusateurs quittent donc le prétoire :
« Après avoir entendu ces paroles, ils se retirèrent l’un après
l’autre, à commencer par les plus âgés, et Jésus resta seul ».
Le fait que s’éloignent d’abord les plus âgés confirme le
bien-fondé de la fin de non-recevoir. Ce sont sans doute ceux
qui ont la connaissance la plus intime de la Loi, et peut-être
aussi ceux qui ont le plus souvent trahi la foi jurée en mariage.
Ils sont malvenus à réclamer pour cette femme la sanction
d’une faute qu’ils ont peut-être eux-mêmes commise.
Maintenant qu’il y a chose jugée, le Christ cesse d’être juge.
Il est dessaisi du dossier et va pouvoir commenter l’affaire et
son propre jugement :
« Comme la femme était toujours là, au milieu du cercle,
Jésus se redressa et lui dit : ‘ Femme, où sont-ils donc ?
Personne ne t’a condamnée ? ’ Elle répondit : ‘ Personne,
Seigneur ’, et Jésus lui dit : ‘ Moi non plus je ne te
condamne pas : va, et désormais ne pèche plus ’ ».
En fait, non seulement Jésus ne l’a pas condamnée, mais il a
refusé de la juger, opposant, comme on l’a vu, une fin de non-
recevoir à ses accusateurs. Et ce, bien qu’il la croie coupable,
comme en témoigne son exhortation à ne plus pécher. Il ne
l’acquitte donc pas et ne lui pardonne pas non plus, comme
on le dit communément. S’il s’abstient de la condamner, c’est
qu’il refuse de la juger. Il le confirmera d’ailleurs peu après :
« Moi, je ne juge personne »10…

10. Jean 8.15-16.


302 François Gendron

Ce que l’on peut comprendre, en somme, des paroles de


Jésus, c’est que la Loi ne doit pas être mise en œuvre par ceux qui
l’utilisent dans l’intention de nuire à autrui, en l’espèce au juge lui-
même, s’il ne condamne pas l’accusée. Et c’est à double titre que
les accusateurs font ici injure à la Loi : ils s’en réclament à des fins
illégitimes, et ils en faussent le sens en mutilant son texte, dans un
but inavoué. Cette Loi, Jésus ne la remet donc pas en cause. Il en
confirme indirectement l’intégrité, mais en évitant, à ses risques
et périls, qu’elle ne reçoive, par l’exécution de cette malheureuse,
une application contraire aux intérêts de la justice. Lui qui, pour
les scribes et les Pharisiens, était un « Maître », devient alors un
« Seigneur » aux yeux de la femme adultère, qu’il a sauvée de la
lapidation en provoquant un non-lieu.
Le motif, pour Jésus, de ne pas juger la femme adultère, qui
n’est pas strictement juridique, on le trouve dans la suite du texte :
« Jésus, à nouveau leur adressa la parole : ‘ Je suis la lumière
du monde. Celui qui vient à ma suite ne marchera pas
dans les ténèbres. Il aura la lumière qui conduit à la vie ’ ».
Par ces paroles, Jésus donne à penser qu’il subordonne la
loi des prophètes à une loi non-écrite, qui serait celle de la
lumière. Des paroles, et d’autres semblables, qui s’écartaient à
ce point de la doctrine reçue de par la Loi que, peu après, Jésus
échappa lui-même de justesse à la lapidation publique, en se
dérobant et en sortant du temple11.
Cette décision du Christ dans l’affaire de la femme adultère,
juridiquement hétérodoxe, le grec ancien allait la transmettre et la
diffuser jusqu’à notre époque. La jurisprudence universelle ne l’a
jamais remise en question. Elle témoigne de ce qu’on ne doit pas
utiliser la loi et les tribunaux à des fins contraires à la justice. Elle
s’impose aujourd’hui comme une norme morale transcendant
tous les systèmes de droit que les hommes ont élaborés par la
suite. À ce titre, il s’agit bien d’une décision historique...

François Gendron
Docteur en Histoire
Avocat
Québec

11. Jean 8.54


sommaire revue de droit canonique 69/2

Liminaire...................................................................................187
Grigorios D. Papathomas, Regard orthodoxe sur
l’œuvre législative du pape François...............................................189
Benoît Pigé, Repenser la gouvernance des communautés
paroissiales..................................................................................209
Pierre-Marie Berthe, L’Église de France face à l’interdiction
des rassemblements dans les lieux de culte pour raison sanitaire :
la question de la messe à domicile..................................................229
Christian Wehking, Le repos dominical et sa perception
évangélique à l’ époque de la Réforme. Une approche
franco-allemande des sources au sujet du « Dies Domini »...............261
François Gendron, Le Christ et la femme adultère :
une lecture juridique....................................................................297
Anne Bamberg, La femme adultère ou comment s’ écrit la loi.........303
Laura Viaut, Les manuscrits de droit canonique de l’abbaye
Saint-Martial de Limoges (9 e-11e siècle).........................................307
Frédérique Cahu, La production des manuscrits des
Décrétales de Grégoire IX en Italie. Quelques spécificités en
matière d’histoire du livre.............................................................321
Résumés.................................................................................... 333
Summaries.................................................................................337

Prix du numéro : 20 €
Abonnement : voir en page 2 de couverture

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