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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Francis Dupuis-Déri,


“Anarchisme et libéralisme: réflexions sur la notion de «libéral-libertaire».” in
ouvrage sous la direction de Benoît Coutu et Hubert Forcier, Les deux faces de Janus.
Essais sur le libéralisme et le socialisme, pp. 197-226. Montréal: Les Éditions libres du
Carré rouge, 2011, 365 pp. [M. Benoît Coutu nous a accordé, le 6 mai 2020
l’autorisation de diffuser en accès libre à tous ce livre dans Les Classiques des sciences
sociales.]

[197]
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Les deux faces de Janus
Essais sur le libéralisme et le socialisme.
Références
bibliographiques
avec le catalogue “Anarchisme et libéralisme
:
réflexions sur la notion de
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« libéral-libertaire ».”
Par Francis Dupuis-Déri *
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numérisés de cette l’anarchisme et le libéralisme relève
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l’anarchiste et le libéral ont en
partage. Mais qu’il y ait une ou deux
Pour une liste
complète des auteurs ressemblances entre deux
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
phénomènes ne signifie pas qu’ils
cliquer ici. sont identiques. Si l’anarchisme et le libéralisme ont
des éléments communs tenant à leur histoire et à leurs
principes, il s’agit néanmoins de deux idéologies
distinctes qui entretiennent à la fois des rapports
d’émulation et d’opposition. À la suite de la turbulence
de Mai 68 en France, des voix se sont pourtant élevées
en Occident pour accuser la fronde, de sensibilité
anarchiste ou « libertaire », de faire le jeu du
libéralisme économique, voire de relever de la même
logique, d’où l’épithète dénigrante « libéral-libertaire ».
Serge Audier, dans son ouvrage La pensée anti-68, a
bien expliqué comment l’événement Mai 68 a été
présenté, dans une perspective plus ou moins critique,
comme l’occasion [198] d’une fusion entre le
libéralisme et l’anarchisme [1]. « Je suis un libéral-
libertaire », finit même par lancer en 1999 Daniel
Cohn-Bendit, figure emblématique de Mai 68, qui
s’explique : « [v]oilà le cadre dans lequel j’installe ma
réflexion politique : un réformisme écologico-social lié
à une tradition libertaire qui est effectivement non
étatique. Je revendique l’accusation d’être un libéral-
libertaire [2]. »

Le recours à l’expression « libéral-libertaire » pour


marquer la critique se pratique aussi bien à l’extrême
droite (voir, par exemple, Alain Soral) qu’à gauche et à
l’extrême gauche, ainsi que chez les conservateurs.
Même du côté des anarchistes, Murray Bookchin réduit
les débats historiques au sein de l’anarchisme à une
opposition entre deux tendances, soit l’approche
individualiste, qui prône l’ « autonomie » et qui
propose une vision « minimaliste » de l’anarchisme
comme opposition à l’État pour le bien de l’individu, et
l’approche collectiviste qui prône la liberté (freedom) et
qui propose une vision « maximaliste » de l’anarchisme
comme force révolutionnaire qui peut créer une
nouvelle société [3]. Selon Bookchin, les anarcho-
individualistes des années 1990 se complaisaient à
expérimenter un « anarchisme-de-style-de-vie »
(lifestyle anarchism) se réduisant à des choix
esthétiques vestimentaires et musicaux, un régime
alimentaire et une participation sans grande
conséquence à quelques manifestations au-dessus
desquelles flotte le drapeau noir. Les anarchistes
lifestyle seraient égoïstes, narcissiques, irrationalistes
et contre toute forme d’organisation collective [4].
Bookchin précise que leur approche « libérale » [5] peut
facilement être récupérée par le capitalisme qui
commercialise les produits de la contre-culture [6].

[199]

La critique de Bookchin a le mérite de distinguer


minimalement deux formes d’anarchisme, prudence
dont ne font pas preuve les autres détracteurs du
phénomène « libéral-libertaire ». À titre d’exemple, le
polémiste marxiste français Michel Clouscard présente
lui-même l’objectif de son ouvrage au titre évocateur,
Critique du libéralisme libertaire, comme une riposte à
« la contre-révolution du libéralisme social-
libertaire [7] », tout en dévoilant « les fondements
d’une pensée devenue commune aux libéraux, aux
sociaux-démocrates, aux contestataires
libertaires [8] ». Selon Clouscard, il convient de
distinguer deux « dimensions libertaires » propres au
capitalisme lui-même, soit un espace d’expression
(contre)culturel réservé à la bohème issue de l’élite et
« une structure libertaire de la société ». Il précise, en
référence au « libéralisme libertaire », qu’« [u]ne
société capitaliste accomplie est une société libertaire.
On peut même considérer que cette nature libertaire
de la société est la finalité du capitalisme. Avec le
libertaire, le libéralisme accomplit son concept [9] », et
vice-versa.

Le politologue contemporain Gilles Labelle, plutôt


conservateur ou anarchiste-tory [10], en appelle à la
[200] réhabilitation des institutions, de l’autorité et de
l’asymétrie [11]. Il s’en prend aux activistes du
mouvement altermondialiste et à leur « idéologie
libertaire-libérale [12] ». Selon Labelle, « [l]e
néolibéralisme, qui accompagne la mondialisation
marchande tous azimuts, n’est en ce sens aucunement
contredit par le démocratisme libertaire. » En fait, « il
s’en nourrit et se combine avec lui [13] », puisque

[l]a version « de gauche » – c’est-à-dire


altermondialiste ou radicale - qu’appelle la version
« de droite » – c’est-à-dire néolibérale – de la
société fondée sur l’individu délié, non seulement
n’est pas une critique, mais elle forme avec son
« adversaire » une sorte de couple maudit et
participe, par là (même si c’est à son corps
défendant) à la configuration idéologique qui
définit les paramètres de la doxa contemporaine
[... et...] par là même, s’en trouve nourrie la
puissance du marché. [14]

Cette critique se déploie sous le mode de la thèse de


l’effet pervers. Les anarchistes peuvent être de bonne
foi dans leurs critiques et leurs actions contre le
libéralisme économique. Malgré cela, ils en font la
promotion et « nourrissent la puissance du marché »
(selon les mots de Gilles Labelle), en raison de leur
manière d’être qui incarne les principes du libéralisme
économique. Les critiques du prétendu phénomène
« libéral-libertaire » identifient l’anarchiste à l’être
libéral, soit à un individu égoïste et « délié », puisque
s’épanouissant hors de toute institution (famille,
université, parti, État, etc.). Les raisons et les émotions
qui motivent l’engagement politique des anarchistes
seraient identiques aux raisons et aux émotions qui
motivent le libéral qui s’engage dans le marché du
travail et, surtout, de la [201] consommation avec pour
unique objectif de satisfaire momentanément un désir
personnel égoïste.

À s’amuser à raisonner ainsi par amalgame[15],


pourquoi ne pas reprocher à l’anarchiste de « nourrir la
puissance » du régime de la Corée du Nord, puisque
tous deux rejettent le capitalisme… Ou de « nourrir la
puissance » du Catholicisme, puisque les anarchistes et
le Pape sont – en principe – contre les frontières
nationales et pour une solidarité universelle [16]… À
dénoncer ainsi les anarcho-nord-coréens et les
anarcho-papistes, qu’y gagnerait-on, sinon l’apparence
d’une problématique originale, voire sophistiquée qui
carbure à coup de syllogismes [17].

[202]

Au-delà de cet amalgame qui tire sa force sans doute


en partie de l’effet rythmique obtenu en accolant les
deux termes, les critiques du phénomène « libéral-
libertaire » expriment souvent une profonde inquiétude
face à la dégénérescence d’une société en perte de
sens et de normes qui permettraient de distinguer le
beau du laid, le bien du mal et le vrai du faux, autant
de distinctions laminées par le capitalisme et son esprit
individualiste. Gilles Labelle et d’autres attribuent une
grande importance à ce qu’ils nomment, de manière
quelque peu abstraite, « l’institution du sujet ». Ils font
ici référence à la fondation et à la formation
psychologique, morale et sociale de l’individu. Pour
Gilles Labelle, « on ne naît pas un sujet, on le devient.
On s’institue comme sujet et le sujet humain s’institue
comme sujet dans un processus assez long, assez
difficile. […] Contrairement au libéralisme, les sujets ne
sont pas donnés dans l’état de nature [18] ». La
fondation et la formation du sujet ne seraient possibles
que dans le cadre d’institutions où l’individu reçoit
d’une autorité les normes et principes nécessaires pour
donner un sens moral et social à son existence. Selon
les auteurs, les institutions si importantes pour fonder
le sujet individuel et collectif sont l’État et ses
représentants qui incarnent le « bien commun », le
Parti (nationaliste ou communiste), l’Université,
l’Église, la famille. Les autorités instituées importantes
sont – selon les auteurs – l’enseignant ou le professeur
ou les auteurs « classiques », le père de famille ou les
anciens, un chef de parti ou d’État, un curé, un rabbin
ou un imam [19]. Les institutions fondent et
représentent les sujets collectifs, comme la nation ou
la classe ouvrière qui incarnent le bien commun face à
la vague de l’individualisme libéral promu par le
marché capitaliste. De même, les autorités proposent
à la communauté des normes communes qui
permettent à leur tour le maintien des liens d’une
solidarité organique qui offre la possibilité d’une
véritable résistance face au capitalisme. On reprochera
alors à l’anarchiste (comme au libéral) de se penser
[203] comme un sujet autofondé et libre de toute
contrainte, c’est-à-dire de se considérer comme toute
puissance individuelle, et d’autant plus puissante que
« déliée » de toute institution et de toute autorité. On
lui reproche aussi de confondre l’autorité (bonne et
nécessaire) et la domination, fondée sur la coercition et
la violence.

En se croyant capable de mener une lutte politique


contre le capitalisme hors des institutions ou sans
aucune institution ni autorité, l’anarchiste marcherait
naïvement vers sa propre défaite individuelle et vers
l’écrasement inévitable de son mouvement de
contestation peut-être sympathique, mais contre-
productif puisque « nourrissant la puissance du
marché ».

Cette critique fait écho à d’autres auteurs (ou aux


mêmes) qui s’en prennent, avec des arguments
similaires, aux luttes « identitaires » ou
« spécifiques », soit celles des « Autres » (femmes,
Afro-américains, Amérindiens, personnes homo ou
bisexuelles, etc.), qui relèveraient elles aussi d’un
réflexe avant tout égoïste et nuiraient à la constitution
et la consolidation d’un mouvement nationaliste [20] ou
socialiste [21] seul apte à définir et promouvoir le bien
commun. De ce côté, on rejette également le
« principe libéral-libertaire », on déplore « les attaques
du libéral-multiculturalisme », on prétend que « la
culture, le symbolique et les institutions politiques
offrent un certain cadre et perpétuent certaines
formes, certains contenus, des “réserves de traditions”
qui ont ouvert l’espace de lutte de classes », et on
conclut en proposant « un conservatisme de gauche »
qui « refuse d’adhérer spontanément au progressisme
libéral et au discours libéral-libertaire [22] ».

Certes, plusieurs anarchistes sont individualistes et


égoïstes en tout temps, ou occasionnellement. Mais
l’intelligibilité de l’engagement anarchiste ne saurait se
réduire [204] au simple amalgame « libéral-
libertaire », pas plus d’ailleurs que les rapports
complexes qu’entretiennent l’anarchisme et le
libéralisme.

Hypothèses quant à l’origine de l’anarchisme

Cet amalgame entre anarchisme et libéralisme oblitère


les débats au sujet de l’origine et de l’histoire de
l’anarchisme comme pensée politique et mouvement
social. Plusieurs thèses concurrentes – mais qui ne
sont pas mutuellement exclusives – expliquent
l’émergence de l’anarchisme et de ses tendances
diverses, soit la thèse ontologique [23], la thèse
économiste, la thèse idéologique, la thèse politique et
la thèse historique. Cette diversité révèle une histoire
et une logique de l’anarchisme qui ne sauraient se
réduire à un amalgame pur et simple avec le
libéralisme.

La thèse ontologique postule que l’humanité est par


nature porteuse de deux forces antagonistes : le
principe de liberté ou d’autonomie, qui peut être
identifié à l’anarchisme, auquel s’oppose de tout temps
le principe d’autorité ou de domination. Cette
opposition n’est pas dialectique, car elle ne peut se
résorber ou être dépassée dans une synthèse ; selon
les époques et les régimes, l’une des tendances sera
plus ou moins influente. Cette thèse permet de retracer
des moments (proto)anarchistes avant même que le
mot « anarchisme » ne soit utilisé, comme dans les
communautés amérindiennes d’Amérique du Nord, ou
encore dans la philosophie politique non-occidentale,
comme le Taoïsme [24] ainsi que dans la tradition
occidentale, comme les Cyniques et les Stoïciens [25].

La thèse économiste considère que l’anarchisme est


une réaction conservatrice de la paysannerie réfractaire
et même effrayée par les transformations économiques
et l’émergence du capitalisme qui menacent son mode
de vie et [205] de production. Selon cette conception,
l’anarchiste est un petit paysan individualiste, peu
éduqué et fondamentalement pré-moderne ou même
anti-moderne. Il cherche à préserver à la fois son
autonomie individuelle, sa culture rurale (face à
l’urbanisation et l’industrialisation) et les coutumes et
pratiques politiques du village, dont les terres
communales et l’assemblée d’habitants qui s’est
toujours montrée fière de son indépendance face aux
rois et à ses agents [26].

La thèse idéologique présente l’anarchisme comme une


composante intellectuelle de la grande pensée
socialiste du XIXe siècle [27]. L’anarchisme y retrouve
une certaine influence lorsque le courant plus
autoritaire – marxiste-léniniste – est en perte de
légitimité, comme en Mai 68 (voir le marxisme
libertaire d’Herbert Marcuse 1969) et à la suite de la
chute du Mur de Berlin (voir le néo-marxisme libertaire
de Hardt et Negri, qui se défendent toutefois d’être
anarchistes).

La thèse politique, proche de la thèse idéologique,


présente l’anarchisme comme une force politique liée
aux mouvements sociaux d’extrême gauche.
L’anarchisme est né dans le mouvement ouvrier au
XIXe siècle et en a été la principale idéologie
révolutionnaire pendant quelques décennies, avant de
se faire doubler par le marxisme-léninisme, surtout
après la victoire des bolchéviques, lors de la Révolution
russe de 1917, et la catastrophe de la Révolution
espagnole de 1936-1939. À la suite de l’assimilation du
mouvement ouvrier au système libéral et à ses
institutions, l’anarchisme est réapparu comme force
politique dans les nouveaux mouvements sociaux des
années 1960, puis dans le mouvement
altermondialiste.

La thèse historique compte pour sa part trois


perspectives, celle de longue durée, celle de courte
durée et celle du présentisme. Dans la perspective de
longue durée, l’anarchisme est une force inhérente à
l’histoire occidentale qui prend racine aux débuts du
christianisme, avec le message égalitaire et libertaire
de Jésus Christ. C’est la thèse défendue [206] par
Jacques Ellul, dans son livre Anarchie et christianisme,
où il discute des principes et des valeurs. C’est aussi la
thèse, plus historique que philosophique, qui voit dans
les mouvements millénaristes une poussée anarchiste,
que ce soit à la sortie du Moyen Âge dans les courants
radicaux de la Réforme, ou même chez des anarchistes
espagnols au XIXe et XXe siècles. John Corbin explique
ainsi que « l’anarchisme en Andalousie a été compris
davantage comme un phénomène religieux que
politique ou économique, en recherche d’une
transformation totale et radicale de la moralité de la
société [28] ».

La perspective historique de courte durée présente


l’anarchisme comme l’enfant maudit de la Révolution
française, qui tentera aux XIXe et XXe siècles d’en
terminer la mission, pour réaliser pleinement ses
principes de liberté, d’égalité et de solidarité [29]. Il
s’agit là d’une perspective qui peut se concilier avec la
critique du « libéralisme-libertaire ». Une variante de
cette perspective identifie la Révolution française non
pas tant à des idéaux libéraux que peuvent
s’approprier les anarchistes, mais bien au début de la
lutte engagée entre la bourgeoisie et le prolétariat (ou
à tout le moins les forces qui rêvaient d’une égalité
économique) dont l’anarchisme défend aujourd’hui les
intérêts.

La perspective historique du présentisme considère que


nous vivons aujourd’hui en postmodernité, c’est-à-dire
dans une civilisation sans grands récits unificateurs ni
sujets collectifs (nations, classes), et qui ne fait société
que par le réseautage plus ou moins chaotique
d’individualités atomisées et d’identités collectives
fragmentées (femmes, homosexuels, etc.). Un
anarchisme renouvelé par l’intégration de la nouvelle
[207] sensibilité poststructuraliste (voir des auteurs
comme Michel Foucault et Gilles Deleuze) offrirait la
philosophie politique la plus cohérente dans ce
contexte, à la fois pour analyser la configuration des
nouveaux rapports de force, et pour s’engager dans
une lutte désenchantée mais (relativement)
efficace [30]. Cette approche est parfois désignée par
l’étiquette « postanarchisme », un objet plutôt flou qui
a fait couler sans doute trop d’encre dans les cercles
intellectuels et universitaires anarchistes [31], et qui
saurait s’attirer les foudres des critiques du prétendu
phénomène « libéral-libertaire ».

Ce survol rapide des thèses explicatives de l’émergence


et des renouveaux de l’anarchisme rappelle que
l’anarchisme est une philosophie, une idéologie et une
force politique qui traverse l’histoire moderne de
l’Occident, sans que le sens de cette traversée soit
définitivement donné. Ces thèses qui ne s’excluent pas
mutuellement indiquent diverses variables qui
influencent le dynamisme ou l’effacement de
l’anarchisme selon tel contexte idéologique et politique.
Associer simplement et uniquement l’anarchisme au
libéralisme a pour effet d’évacuer des raisons et des
émotions historiques et politiques qui donnent sens à
l’anarchisme d’hier comme d’aujourd’hui.

[208]

Retour sur le prétendu phénomène


« libéral-libertaire »

Si l’anarchisme entretient un rapport d’affinité avec le


libéralisme, soit parce que tous deux proviennent de la
même matrice (la Révolution française), ou parce qu’il
s’agit de deux forces s’opposant au fil des siècles de
manière parfois meurtrière (surtout pour les
anarchistes), on pourrait avancer – comme le font les
critiques du phénomène « libéral-libertaire » – que
l’anarchisme a influencé le libéralisme.

Luc Boltanski et Ève Chiappelo ont montré comment


l’esprit anarchisant de Mai 68 a influencé – ou a été
récupéré par, selon la perspective privilégiée – le
« nouvel esprit du capitalisme » qui s’incarne dans les
approches du nouveau management pour cadres
intermédiaires, et qui fait la promotion de la réalisation
de soi, de la participation et d’une certaine forme
d’autonomie [32]. Cette thèse pourrait plaire aux
critiques du prétendu phénomène « libéral-libertaire ».
La philosophe Christiane Vollaire note toutefois que
cette récupération « elle-même n’en demeure pas
moins l’un des signes de [la] vitalité » de l’anarchisme
et de ses idées. « Que les dimensions les plus radicales
d’une pensée de la subversion puissent être aussi
constamment recyclées et marchandisées, ne nous
donne ainsi qu’une preuve supplémentaire de leur
impact, et fait percevoir les ondes de choc du
redoutable séisme intellectuel qu’a provoqué, dans la
culture contemporaine, l’irruption de la pensée
anarchiste [33] ».

Rappelons par ailleurs que de très nombreux libéraux


au XIXe siècle considéraient raisonnable de s’opposer
aux droits politiques et sociaux des femmes – à la
contraception et à l’avortement –, à l’éducation mixte
pour toutes et tous, à l’homosexualité, au syndicalisme
et au droit de grève, aux droits « libéraux » des
minorités ethniques (Amérindiens, Juifs, etc.), tout en
étant favorables au travail salarié des enfants, au
colonialisme, au service militaire obligatoire et à la
peine de mort. Sur tous ces sujets, plusieurs
anarchistes du XIXe siècle [209] avaient des
perspectives qui apparaissent aujourd’hui comme
relevant du libéralisme le plus modéré. C’était des
anarchistes bien plus que les libéraux qui militaient
pour que les hommes et les femmes aient les mêmes
droits, que les femmes puissent « contrôler leur
corps » (slogan déjà en vogue au XIXe siècle chez les
anarchistes), que l’homosexualité soit décriminalisée,
que l’éducation soit ouverte à toutes et tous, que les
ouvriers puissent se regrouper en syndicat et y
pratiquer l’aide mutuelle, que le colonialisme et le
militarisme soient abandonnés et la peine de mort
abolie [34]. Ce militantisme des anarchistes n’aura pas
suffi à lui seul, malgré leurs efforts, leurs sacrifices et
la répression qui les frappa, à élargir chez les libéraux
leur entendement de la liberté et de l’égalité. Cela dit,
le libéralisme d’aujourd’hui est plus proche de
l’anarchisme du XIXe siècle sur bien des enjeux, que
du libéralisme du XIXe siècle. Est-ce en ce sens qu’il
faut dénoncer le « libéralisme-libertaire », ou doit-on
être nostalgique d’institutions comme la famille
patriarcale instituée par le droit des pères, l’école
réservée aux garçons, la médicalisation et la
criminalisation de l’homosexualité, les colonies, l’armée
obligatoire et la potence ou la guillotine [35] ?

Le libéralisme influence l’anarchisme

Si l’on souscrit, au moins minimalement, à la thèse


historique qui associe l’anarchisme au libéralisme de la
Révolution française et aux principes de liberté,
d’égalité et de solidarité, on ne saurait s’étonner
qu’anarchistes et libéraux aient en partage certaines
valeurs, dont la liberté individuelle. Il est raisonnable
de supposer qu’une société dominée par l’idéologie
libérale produira un certain nombre d’anarchistes, soit
des personnes socialisées de manière à chérir des
principes libéraux (entre autres, la liberté), mais
qu’elles les auront redéfinis de façon plus radicale,
c’est-à-dire anarchiste. Ces [210] principes communs
au libéralisme et à l’anarchisme entraînent donc une
possible permanence de l’anarchisme au sein d’une
société libérale, le libéralisme en tant que philosophie
ne pouvant se débarrasser une fois pour toutes de
l’anarchisme puisqu’il l’entretient avec ses propres
principes (la même chose pouvant être dite du
christianisme).

Cette émulation peut être entendue de deux


manières : (1) l’anarchisme serait une forme
radicalisée de libéralisme, un mouvement politique et
philosophique qui compte d’ailleurs diverses tendances
(néolibéralisme, national-libéralisme [36], libéralisme
social-démocrate, libéralisme cosmopolite, etc.) [37] ;
(2) l’anarchisme serait autre chose que le libéralisme,
mais trouverait sa source dans les principes organiques
du libéralisme lui-même, l’anarchisme réinterprétant
ces principes à la fois dans une perspective critique du
libéralisme et dans une perspective programmatique
proposant un projet de société anarchiste.

Liberté n’est pas toujours synonyme de liberté

La proximité entre le libéralisme et l’anarchisme a été


constatée par plusieurs théoriciens anarchistes de
renom, dont Michel Bakounine, qui se réclamait
explicitement des principes « de justice, de liberté,
d’égalité et de fraternité » [38], et Pierre Kropotkine,
pour qui l’anarchie est un projet qui porte « l’humanité
vers la liberté, l’égalité et la fraternité » [39].
Kropotkine déclare que « ce qu’on apprend […] en
étudiant la Grande Révolution [française], c’est qu’elle
fut la source de toutes conceptions communistes,
anarchistes et socialistes de [211] notre époque ». Il
continue en précisant que ce choc politique et
philosophique a ouvert « à l’humanité de larges
horizons, avec des mots : Liberté, Égalité, Fraternité,
luisant comme un phare vers lequel nous
marchons [40] ». Aux États-Unis, l’anarchiste Lucy
Parsons réfère également à ces trois principes pour
synthétiser le projet anarchiste [41].

Le partage de ces principes entre l’anarchisme et le


libéralisme ne devrait pas mener à postuler la présence
de deux êtres identiques se confondant dans la
prétendue identité « libérale-libertaire ».

Les principes que le libéralisme et l’anarchisme ont en


commun – liberté, égalité, etc. – sont des concepts
essentiellement contestables et contestés, comme
l’évoquent les réflexions de W.B. Gallie (1962) et de
Chantal Mouffe (2005), pour qui les luttes politiques
s’articulent souvent autour de concepts que les
diverses forces cherchent à s’approprier et à définir
selon leurs intérêts et leurs objectifs. Les idées
centrales du libéralisme étant des concepts
essentiellement contestables, il est possible que des
citoyens réfléchissant à leur signification politique et
morale les définissent selon une perspective
anarchiste, ce qui provoque au sein du libéralisme un
problème de perte de légitimité.

Quiconque prend le temps de prêter attention aux


propos des anarchistes dans leurs tracts, pamphlets et
chansons, ou qui a l’opportunité de discuter de leurs
motivations politiques, devrait comprendre rapidement
que la notion de « liberté » n’a pas du tout pour eux la
même signification que pour les libéraux. Le principe
de « liberté » est cher aux libéraux comme aux
anarchistes, mais le même mot ne veut pas dire la
même chose selon qu’on est libéral ou anarchiste, car il
ne nourrit ni la même critique du pouvoir, ni le même
espoir politique.

[212]

Diego Paredes rappelle que la liberté pour les libéraux


est individualiste par essence et qu’elle est prépolitique
ou présociale, puisque c’est en principe un droit
naturel : tous les êtres humains naissent libres. On
connaît le mythe du contrat social : libres dans l’état
de nature, ils se craignent et fondent par contrat un
État à qui ils remettent le pouvoir coercitif, pour qu’il
assure au-dessus d’eux l’autorité, c’est-à-dire la loi et
l’ordre qui permettent à chacun – en principe – de jouir
de soi et de ses propriétés.

Si l’anarchiste peut éventuellement affirmer que les


êtres humains naissent en principe libres et égaux,
c’est pour ajouter que les être humains naissent en
réalité inégaux dans tous les régimes politiques, sauf
l’anarchie. Partout les gouvernants dominent leurs
subalternes, qui ne sont pas libres tant que ne survient
pas la révolution anarchiste qui permettra d’émanciper
le peuple et les individus qui le composent, puisque la
liberté est un fait sociopolitique et ne peut être que
collective [42].

Tomás Ibáñez suggère que l’exigence de liberté est le


principe premier de l’anarchisme, duquel découle
l’opposition à la domination [43]. Mais alors que le
libéral comprendra la « liberté » comme compatible
avec un État assurant par sa police et son armée la
sécurité (la loi et l’ordre) nécessaire à la jouissance de
cette prétendue liberté, l’anarchiste comprendra la
liberté comme incompatible avec l’existence d’un État
et des appareils coercitifs (police, armée, prison). Dans
la mesure où les institutions ne sont pas autonomes
des sociétés et des régimes inégalitaires, mais en
constituent des éléments centraux, les anarchistes sont
donc effectivement critiques des institutions et des
autorités instituées, puisqu’elles rendent [213]
impossible de par leur existence même la réalisation de
la liberté et de l’égalité. L’objectif ultime de
l’anarchisme est donc une révolution qui permettra de
fonder une nouvelle société et de nouvelles institutions
permettant et maintenant l’égalité et la liberté
individuelle et collective.

Diego Paredes en conclut que l’anarchisme ne


radicalise pas le principe de liberté emprunté du
libéralisme, mais qu’il définit et pense la liberté
autrement que le libéralisme [44]. Pour le libéralisme
d’aujourd’hui tel que stigmatisé aussi bien par les
anarchistes que par les critiques du prétendu
phénomène « libéral-libertaire », la liberté est en
grande partie pensée en lien avec l’argent (libre-
marché, liberté d’entreprise, liberté de choix de
consommation) et l’action libre est dite rationnelle si
elle est motivée par une recherche de profit ou une
réduction des coûts. Au fil du XXe siècle, sous
l’influence du néolibéralisme, toutes les sphères
d’activité humaine en viennent à être abordées sous
l’angle de cette rationalité économique. Politiquement,

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