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Comment le télétravail a changé l'ambiance

dans les entreprises


Entre « présentiel » et « distanciel », les entreprises jonglent comme elles peuvent. Et se
rendent compte qu'il va falloir réinventer en profondeur les façons de collaborer.

Les études montrent que les salariés travaillent plus efficacement chez eux, mais le télétravail
entraîne aussi un repli sur soi et peut brider la créativité.

En vingt ans de carrière, Laurent Tylski n'avait jamais fait une aussi bonne année. Depuis la
fin des confinements, ce coach en entreprise a vu son chiffre d'affaires doubler. Ces dernières
semaines, une dizaine de grandes sociétés l'ont sollicité. Sa mission : recréer un esprit de
groupe dans des organisations déboussolées dans l'ère post-Covid. A titre personnel, il ne s'en
plaindra pas. Sur le fond, en revanche, son diagnostic est sombre : « Les entreprises essayent
de compenser ce qu'elles ont perdu et nous confient un rôle qui devrait être le leur », assène-t-
il.

Comment leur en vouloir ? Avec l'explosion du travail à distance et la disparition, pendant


presque deux ans, d'un collectif qui n'a plus la possibilité de renouer avec les coutumes
d'antan, le retour dans les locaux partagés est l'occasion d'un grand flottement. Certes, la
majorité des collaborateurs n'ont pas été mécontents de sortir de leur isolement. Mais tout a
changé.

Les bureaux ? Ils sont parfois à moitié vides, au point qu'on y entendrait une mouche voler.
Les moments de convivialité ? Rarissimes. Le dosage entre vie privée et vie professionnelle ?
Le Covid a accéléré un grand mouvement de balancier qui pousse chacun au repli sur ses
problématiques familiales et personnelles. Les collaborateurs ? Beaucoup ont repris le chemin
du bureau trois jours par semaine et restent chez eux le reste du temps. Nouvelle norme
épanouissante ou équilibre instable ?

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Wagon de retard

A ce stade, difficile d'y voir clair. « Le Covid a constitué sans aucun doute la perturbation la
plus forte que j'ai croisée dans ma vie professionnelle », témoigne Olfa Jouini, médecin dans
un service de santé au travail interentreprises (CMIE-SEST) pour qui le choc est loin d'être
terminé : « On a bien secoué un mélange et il n'a pas encore sédimenté. »

Vouloir revenir en arrière sur le télétravail, c'est risquer de perdre des salariés et des
candidats.

Audrey Richard Présidente de l'Association nationale des directeurs des ressources humaines

Une certitude, toutefois : une mutation irréversible du travail a été enclenchée : « Aujourd'hui,
dans les entretiens d'embauche, la question du télétravail est devenue centrale », prévient
Audrey Richard, DRH du groupe Up et présidente de l'Association nationale des directeurs
des ressources humaines (ANDRH). Autrement dit, « vouloir revenir en arrière, c'est risquer
de perdre des salariés et des candidats ». Le travail en entreprise sera hybride ou ne sera pas .

Cette révolution sert d'abord de révélateur de la maturité managériale des entreprises : celles
dont la culture est restée fortement hiérarchisée et qui ont bridé l'autonomie de leurs salariés
pourraient avoir du mal à relever le défi. « Il faut souhaiter bon courage aux sociétés qui
avaient un wagon de retard en la matière car leurs salariés n'ont guère envie de retourner sur
site », prévient un DRH.

Pour les autres, cette nouvelle organisation a ouvert des perspectives intéressantes, notamment
en matière de productivité. Isabelle Maujean, DRH des centres de formation continue du
groupe Aftral, évoque par exemple le fait que les responsables du traitement des factures
« effectuent 10 à 15 % de tâches en plus en télétravail ».

Toutes les études démontrent que l'on travaille souvent plus efficacement depuis chez soi.

Temps de transport en moins, meilleure concentration : toutes les études démontrent que l'on
travaille « souvent plus efficacement depuis chez soi ». Dans la plupart des organisations, le
Covid aura forcé cette prise de conscience, même chez les managers les plus réfractaires.

Autre point positif : la pandémie a servi d'accélérateur technologique. Des interfaces virtuelles
qui n'en étaient qu'à leurs balbutiements dans les entreprises se sont subitement généralisées -
là encore, la productivité y a gagné.

Productivité contre créativité

Mais « dans la durée, il va falloir être très vigilant », indique Isabelle Maujean, car il faut tenir
compte de « tout ce qui ne peut pas passer à travers un écran ». Comme le note Antoine
Brachet, directeur associé du cabinet Bluenove , « on voit apparaître une tension entre, d'un
côté, l'efficacité du télétravail et des nouveaux outils numériques et, de l'autre, le besoin de
bulles d'air, d'oxygène, de lien ».

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Les réunions sur Zoom et autres Teams ? Elles constituent « une illusion de lien social »,
estime ce consultant qui, entre autres mesures préconisées, pousse les sociétés dans lesquelles
il intervient à organiser des moments de convivialité et d'échange - interdiction absolue d'en
faire des réunions productives. « Il est essentiel de créer des rituels de ce genre, et de
comprendre que l'on peut gagner du temps à en perdre », assure-t-il.

Car à trop se focaliser sur la productivité, c'est la créativité qu'on risque d'étouffer . Olfa
Jouini en est convaincue : « Il y a de la créativité dans tous les jobs, et elle émerge
essentiellement des conversations impromptues. » Aujourd'hui, assure le médecin du travail,
« on commence à comprendre qu'avec le télétravail, les process ont été figés et une forme de
lassitude s'est installée ».

Chacun répète, avec une remarquable constance, ce qu'il sait faire. L'évolution naturelle de
chaque fonction dans l'entreprise, qui se faisait auparavant « par capillarité et par
glissement », s'est grippée, prévient-elle. Le retour dans l'entreprise doit donc être repensé à
l'aune de ce risque de pétrification : « Certains salariés me disent désormais que leur journée
sur site est leur journée off, qu'elle est remplie de discussions informelles et honnêtement, je
pense que c'est une très bonne chose. »

Recréer du collectif

Pour Laurent Tylski, la menace sur la créativité est un problème profond. « Seuls chez eux,
les gens ont moins de stimuli intellectuels et s'isolent aussi au plan émotionnel », constate le
coach, convaincu que « c'est en se confrontant aux autres qu'on grandit ». Lors de séances
visant à faire mûrir une réflexion sur la stratégie d'une entreprise, Laurent Tylski a constaté
que « beaucoup de collaborateurs n'avaient plus d'idées, probablement parce qu'il leur avait
manqué la discussion autour de la machine à café ». Dans un monde où les réseaux dits
sociaux poussent paradoxalement à un certain repli sur soi, il exhorte les entreprises à « ne pas
laisser le télétravail prendre le pas sur l'ensemble » et à fixer un cadre clair et des limites.
Avec, si possible, des moments où le collectif est réuni : « Les gens aiment se retrouver et se
chamailler : si vous leur enlevez ça, c'est aussi le sel de leur métier qui disparaît ».

Le paradoxe ? Ce besoin de collectif n'est pas toujours exprimé ni même identifié par les
collaborateurs eux-mêmes. Certains ont peur de retourner au bureau à cause des risques de
contamination - Olfa Jouini a vu des équipes se déchirer entre promoteurs et détracteurs du
vaccin. D'autres se sentent bien dans leur cocon et peinent à s'en extraire. A l'ANDRH, on
constate que 30 % des entreprises ont été confrontées à des cas de déménagements lointains
de collaborateurs pendant la pandémie. « On va devoir ramer pour remettre en avant le
collectif », avoue le DRH d'une entreprise industrielle qui constate que « les salariés se sont
beaucoup recentrés sur eux-mêmes en tant qu'individus cherchant du sens à leur vie, quitte à
prendre leurs distances avec l'entreprise ».

La tentation de l'auto-exclusion

Une fois de plus, c'est sur les épaules des managers que va reposer une bonne partie de cet
effort. Eux qui ont été nombreux à terminer la période des confinements sur les rotules
doivent, à nouveau, inventer les façons d'articuler les désirs contradictoires des collaborateurs,
veiller à leur santé physique et psychique tout en gardant le cap au plan économique. Il leur
faudra en outre, ajoute le même DRH, être particulièrement attentifs à l'intégration des jeunes
arrivants dans l'entreprise. Ce dernier, qui avoue « quelques gros échecs en la matière »,

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promet « une extrême vigilance, à l'avenir, sur ce sujet ». Faire ses premiers pas dans une
entreprise en ne rencontrant ses nouveaux collègues que de façon sporadique ? Désastre
assuré.

Mais recréer des moments collectifs n'est pas à la portée de toutes les entreprises. Dans
certains secteurs, le rapport de force à l'embauche est si déséquilibré que l'employeur doit
accepter les conditions posées par les candidats . C'est tout particulièrement vrai des
informaticiens. Un manager avoue ne pas savoir comment empêcher le mouvement : « Les
développeurs exigent de travailler d'où ils veulent, quitte à peu à peu s'auto-exclure de la vie
de l'entreprise ». Un vrai casse-tête en perspective car la communication virtuelle comporte
son lot d'ambiguïtés liées à l'absence de langage corporel, d'intonation vocale, d'humour. « J'ai
eu deux semaines d'incompréhension avec un développeur jusqu'à ce qu'il passe au bureau :
en dix minutes d'échange en face-à-face, tout était résolu », poursuit le même interlocuteur.

Chez Crowdsec, une société de cybersécurité , Philippe Humeau a pris acte de ce rapport de
force avant même le Covid : les 20 informaticiens qui composent sa société travaillent
exclusivement à distance. A titre personnel, il a certes la nostalgie de la vie de bureau. Mais il
est convaincu que ce mode d'organisation peut être le bon, notamment parce que « la
productivité d'un humain n'est pas linéaire » et qu'il vaut mieux « laisser chacun s'organiser à
sa manière, quitte à remettre au lendemain ce qu'il ferait mal aujourd'hui ».

Livraison de courses au bureau

Pour que prenne la mayonnaise du « tout distanciel », il faut toutefois multiplier les
précautions. D'abord, tous ses collaborateurs ont des parts au capital de l'entreprise, de
manière à créer une incitation au succès collectif. Ensuite, des moments de convivialité
virtuelle se déroulent chaque semaine, sur base volontaire - souvent, on y joue, parfois, on y
discute de ses vacances ou de sa famille…

« La difficulté, c'est qu'il faut une démarche volontariste pour maintenir ce genre de pratique,
alors que la machine à café a un pouvoir d'attraction naturel », plaisante Philippe Humeau.
Enfin et surtout, des séminaires réunissent tout le monde, une fois par trimestre, pendant cinq
jours. Si l'on ajoute à cela les dépenses substantielles effectuées pour que chacun ait un
environnement de travail de qualité chez lui - y compris en termes de sécurité informatique -
le fondateur et CEO de Crowdsec assure « dépenser autant qu'une société de bureaux pour le
bien-être et l'accompagnement des collaborateurs ».

Mais ce qui est possible entre 20 personnes l'est-il à plus grande échelle ? Sauf à embrayer sur
une virtualisation totale du travail, à grand renfort de métavers comme l'envisagent très
sérieusement certains, l'enjeu va surtout consister à rendre attractive la présence sur site. La
qualité de vie au travail sera un enjeu central des prochaines années. « Nous sommes tous en
train de réfléchir aux moyens de rendre plus agréable la vie sur le site de l'entreprise », résume
Audrey Richard. Les initiatives vont de la rénovation de la cafétéria à des services plus
surprenants - conciergerie, nettoyage de voiture, livraison de courses ou de médicaments…
Sauf nette dégradation du marché du travail, l'entreprise va devoir se plier en quatre pour
séduire des collaborateurs désormais tentés de rester chez eux.

Nouvelle ségrégation

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Reste à s'assurer que tout le monde en profite. « Il ne faut jamais oublier qu'en France, un peu
plus de la moitié des jobs ne peuvent pas être effectués en télétravail », met en garde Audrey
Richard. Dans le sud de la France, un DRH s'alarme de voir « deux mondes qu'on essayait de
rapprocher l'un de l'autre s'éloigner encore plus depuis le Covid ». D'un côté, des cadres, donc
le confort de vie a augmenté et auxquels l'entreprise a proposé sophrologie ou fitness en ligne
pour maintenir le lien avec les collègues.

De l'autre, des ouvriers qualifiés obligés de venir sur place, « que les opérations de
communication interne laissent de marbre et qui ont le sentiment qu'on ne fait rien pour eux ».
Pour ne pas virer au cauchemar, le « monde d'après » , tant fantasmé, devra d'abord éviter
d'être celui d'une nouvelle ségrégation.

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