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Discours et mémoire 8. La shoah au corps.

Les
cicatrices mémorielles de Marina Vainshtein
PAR MARIE-ANNE PAVEAU · PUBLIÉ 06/10/2013 · MIS À JOUR 06/10/2013
« Sûr que seuls m’entendront ceux qui la faiblesse eurent
De toujours à leur cœur préférer sa blessure »
Aragon, « La nuit de Dunkerque »
Grâce à Régine Robin, qui fait partie des fées et enchanteurs heureusement croisés sur les chemins
ouverts par les désirs épistémologiques et leurs compagnons émotionnels, j’ai découvert Marina
Vainshtein. Important choc esthétique, intense émotion aussi corporelle qu’épistémique, compréhension
immédiate et intime du tatouage considéré comme cicatrice volontaire : « Pourquoi ne pas montrer à
l’extérieur les blessures et les cicatrices qu’on a à l’intérieur  ? », explique-t-elle si simplement. Marina
Vainshtein est entièrement tatouée, des pieds à la tête, littéralement. Tatouée de la shoah :
Les trois photographies sont de  Justin Dawson, 2004 et figurent sans brouillage sur son site
personnel, sur la page Tattoo Jew. 
Marina Vainshtein a quarante ans, elle est la petite-fille de survivants de la shoah et a été élevée aux
États-Unis dans un milieu juif orthodoxe. Photographe, intégrée au milieu punk et underground de Los
Angeles, elle rompt avec son milieu et commence à se faire tatouer et piercer vers 20 ans. Comme on le
sait, le tatouage est interdit par le judaïsme, mais certains juifs, souvent jeunes, de la génération des
petits-enfants de survivants, sont tatoués, j’y reviens plus bas, la plupart du temps au nom de la
mémoire et de l’honneur de la lignée. Justin Dawson précise bien les choses sur la page qu’il consacre
aux tatouages juifs :
Les tatouages de Marina Vainshtein constituent une sorte de récit corporel de la shoah. Régine Robin
décrit ainsi ce qu’elle appelle son « corps-graffitis » :

Pour Marina Vainshtein, le tatouage est un geste politique : « It is a political act and a bold statement to
have these tattoos. I want people to remember what happened there. It’s something so important to me
that I have made my skin a canvas dedicated to remembering the holocaust », déclare-t-elle dans un
dossier de Skin & Ink intitulé « Jews with Tattoos » en septembre 2004 (p. 42). Dans un article intitulé
« The Tattoed Jews » intégré à un collectif publié par Barbie Zelizer, Visual Culture and the
Holocaust, Dora Apel décrit ainsi ce qu’elle appelle la « commémoration personnelle » de Marina
Vainshtein : « To demonstrate her belief that the postwar generations must carry on the memory of the
Holocaust, she places her own body between the past and the future as a barrier to forgetting » (2000 :
308). Les tatouages de Marina Vainshtein relèvent du « témoignage secondaire » (secondary
witnessing), concept proposé par Dora Apel dans son livre Memory Effects: The Holocaust and the Art
of Secondary Witnessing, et qui correspond à ce queMarianne Hirsch appelle la postmémoire,
emblématisée par l’énoncé « Vous n’étiez pas à Auschwitz », qu’Art Spiegelman reçoit de son
psychanalyste : c’est une mémoire non vécue et réélaborée qui se dit alors et se vit (s’arbore en corps
pour Marina Vainshtein), chez les porteurs de traumas non traversés, mais cependant hérités. Dora Apel
explique dans son livre que c’est un article reçu sur Marina Vainshtein qui lui a fait commencer son
travail sur les « effets de mémoire » : la transmission cutanée de la photographe a donc fonctionné bien
au-delà de la seule mémoire sociale et politique.
Sur la pratique plus générale du tatouage chez les juifs, il existe un site où sont rassemblés
des photos et vidéos de porteurs de tatouages : Tattoo Jew Movie. On peut d’ailleurs y voir et écouter
Marina Vainshtein dans ce documentaire :
Object 1

 La page d’accueil du site donne la description suivante :


A place where the ink is kosher, the people are fascinating and the images are unique.
Tattoo Jew explores the stories of people who get tattoos to honor their roots, express their
pride, defy anti-Semitism, and to connect with their faith in a tangible way. These
individuals respect tradition but they aren’t confined to the synagogue. This ain’t your
grandma’s Judaism. To these tattooed Jews this is a new Jewishness that is more accessible
and meaningful than their previous experiences with religion. The interview subjects in
Tattoo Jew have struggled emotionally and put a great deal of thought into getting tattoos
in the context of controversy and opposition. In the end each of them has chosen to wear
their identity for the whole world to see, permanently etched in ink upon their skin.
Ces encres taboues sont en général des œuvres de grande qualité,
et on ne se lasse pas de les contempler, étoiles de David, lettres de
l’alphabet hébraïque, et même, un cochon casher ou, ailleurs, une
menorah. Un passionnant documentaire Cette pratique est loin
d’être isolée, et se transmet elle-même : un film non encore sorti
en France mais déjà diffusé dans plusieurs pays rassemble des
témoignages de jeunes juifs portant les numéros de déportation à
Auschwitz de leurs grands-parents (400.000 estimés)
: Numbered est un documentaire sur la transmission du trauma,
sur l’intégration de la catastrophe à l’existence, sur le partage de la
blessure et de ses cicatrices, que nous choisissons parfois de
montrer.
Références
Apel D., 2000, « The Tattoed jew », in Zelizer B. (ed.), Visuel
Culture and the Holocaust, Rutgers University Press, 301-319.
Apel D., 2002, Memory Effects: The Holocaust and the Art of
Secondary Witnessing, Rutgers University Press.
Doron D., Sinai U., 2012, Numbered, documentaire, Israel, KNow
Production.
Robin R. 2003, La mémoire saturée, Paris, Stock.
Zelizer B. (ed.), 2000, Visuel Culture and the Holocaust, Rutgers University Press.

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