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d o s si e r

Du corps au sujet

anthropologie

Les marques du corps


❚ Le corps est l’objet de l’expression du sujet, comme la toile qui reçoit l’offrande
de l’artiste peintre ❚ Le fait de tatouer son corps ou de le parer d’attributs
souvent contestés par la norme sociale témoigne d’une recherche d’appartenance,
d’esthétisme, d’indépendance, parfois d’affirmation sexuelle ❚ Entre douleur,
agression, normalité et pathologie, les modifications du corps viennent interroger
le regard de l’autre. BRUNO ROUERS

oulouse (31), 2003, cinéma Le Cratère : le film l’humain et du non-humain, celle qui permet de
T de la réalisatrice belge Marina De Van intitulé sortir de l’animalité pour revendiquer l’huma- MOTS CLÉS
Dans ma peau est commencé depuis moins de nité. Universelles, elles se déclinent différemment
• Construction
trente minutes, et déjà une partie des spectateurs d’une société à l’autre, selon le sexe, les classes
identitaire
a quitté la salle. Les autres sortiront marqués par d’âge, les classes sociales et les appartenances reli-
la violence des images et la manière dont ont été gieuses, et permettent de signifier à l’autre son • Corps
traités les deux thèmes principaux du film, l’au- statut et son identité. • Douleur
tomutilation et l’autocannibalisme. 2006, cours • Esthétique
d’anthropologie à l’Institut de formation en soins LE POIDS DE L’HISTOIRE • Limite
infirmiers (Ifsi) Louis-Mourier de Colombes (92) : Pour comprendre et analyser le regard que notre
des cris d’horreur surgissent de la classe quand le société porte sur ces pratiques, il est utile de poin- • Norme
diaporama des modifications corporelles que je ter quelques éléments de la dimension historique • Piercing
présente à ces élèves infirmiers de première de leurs usages. • Représentation
année montre une photo de subincision (incision ❚ Les Occidentaux prennent réellement conscience
• Symbole
de l’urètre de la base de la verge jusqu’au gland, des marques corporelles au XVe siècle à travers les
• Tatouage
faisant partie chez certains peuples océaniens des voyages d’exploration et la découverte de nou-
épreuves subies lors des rites de passage pour velles cultures. Auparavant, la principale
atteindre la masculinité et désormais pratiquée marque dont ils avaient connaissance était la
dans le cadre des modifications corporelles brûlure au fer rouge (le tatouage, pratiqué par
contemporaines). Cette réaction de rejet, de refus certains peuples européens avant l’ère chré-
d’accepter la réalité, ne s’était pas produite de tienne, a été diabolisé et interdit par
façon si unanime pour les autres photographies l’Église dès 787, excepté dans le cas de
projetées auparavant, alors qu’elles présentaient tatouages religieux réalisés lors de pèlerinages),
la déformation du crâne, le limage des dents, des déjà employée dans le monde gréco-romain
scarifications et même des piercings génitaux mul- comme sanction pénale, et plus tard connue
tiples (masculins et féminins). sous le nom de “flétrissure”, pour stigmatiser les
Ces deux moments particuliers montrent bien mendiants, les voleurs, les prostituées et autres
qu’une limite a été franchie, permettant à “criminels”, ainsi que les esclaves fugitifs. Les
l’homme de faire la différence entre ce qu’il peut grandes expéditions maritimes des XVIIe et
© J. Cha

accepter et ce qu’il doit refuser. Cette limite, bien XVIIIe siècles permettent aux Occidentaux de
uvin/Els

que propre à chaque individu, est socialement découvrir le “tatouage”, mot dérivant d’un
construite et varie selon le temps et le lieu ; un terme des Îles de la Société et introduit en
evier-M

Aborigène, par exemple, considère la subincision Europe par James Cook. Certains insulaires tatoués
asson

comme une pratique normale et nécessaire. Des sont amenés en Europe et exhibés dans des foires
SAS

modifications corporelles existent dans toutes les ou dans la haute société. Des marins reviennent
cultures et sont l’un des moyens utilisés par tatoués de leur séjour dans le Pacifique et, petit à

l’homme pour tracer une autre limite, celle de petit, le tatouage devient signe d’exotisme.

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Du corps au sujet

L’idée selon laquelle les modifications corporelles seraient


indissociables de la marginalité, donc limites, est encore fait que leur évolution est comparable à celle des
études qui furent consacrées au tatouage : dans
très présente dans l’imaginaire collectif un premier temps, l’accent fut mis sur le rejet de
la société (les épingles de nourrice des punks),
❚ Depuis le XVIe siècle, la relation à l’autre (non- puis sur l’homosexualité (l’anneau d’oreille mas-
occidental – NDLR) est ambiguë et oscille entre culin). Certains articles rapprochèrent également
NOTES deux pôles opposés : le piercing de déviances sexuelles3, de psychopa-
1. Parry A. Tattoo: • une perception négative, celle du “sauvage” thologies4 et, souvent, des automutilations5.
Secret of a Strange Art censé vivre sans loi, sans religion, quasiment à ❚ De nos jours, les rapports entre tatouage, pier-
as Practised by the l’état de nature, parfois anthropophage, pour cing et marginalité apparaissent dans des articles
Natives of the United lequel se posera la question de savoir s’il est médicaux corrélant les modifications corporelles
States. New York, humain ou non, et s’il possède une âme ; avec des marqueurs de déviance et de personna-
Simon & Schuster, 1933 • une vision positive ayant débouché sur le lité antisociale (coupe de cheveux, vêtements et
2. Bourgain A. Piercing mythe du “bon sauvage”, individu qui, n’ayant cosmétiques, apparence gothique et attitudes
et tatouage : du corps
pas été au contact de la société, aurait été pré- sexuellement provocantes), et avec les “mauvaises”
à l’œuvre d’art. Archives
de pédiatrie 2001 ; 85 :
servé de ses méfaits, serait doté de certaines qua- conduites (usage de drogue, refus de l’autorité,
1006-12 lités considérées comme idéales et vivrait en har- comportement marqué par des brimades infligées
3. Buhrich N.
monie avec la nature. et des crimes). Ce type d’article, très fréquent dans
The association Le “sauvage” devient par la suite le “primitif”, la presse anglo-américaine, l’est moins dans les
of erotic piercing terme s’appliquant aux groupes ignorant l’écri- publications françaises, qui mettent davantage l’ac-
with homosexuality, ture et n’ayant pas subi l’influence des sociétés cent sur les problèmes psychologiques, en parti-
sadomasochism, dites “évoluées”. Les deux visions occidentales de culier ceux rencontrés à l’adolescence. Parfois, les
bondage, fetichism l’époque associent donc les marques du corps à liens d’inférence entre les marques corporelles et
and tattoos. Archives
un franchissement de limites, puisqu’elles les pla- la déviance ne sont pas si nets, mais plutôt en
of Sexual Behavior 1983 ;
12(2) : 167-71
cent en dehors de la civilisation. demi-teinte, dans des articles qui vont faire l’amal-
❚ Ce sont des médecins qui, dès le milieu du game – dans le texte et non plus dans le titre –
4. Bourgeois D. e
XIX siècle, vont se pencher intensément sur le entre les pratiques de décoration tégumentaire
Conduites sadiques
et masochistes : tatouage, et en particulier ceux qui vont se spécia- non directement qualifiées de déviantes et
approche criminologique. liser en criminologie. Le plus célèbre d’entre eux, d’autres qui le sont, comme la consommation de
In Albernhe T. (dir.) Cesare Lombroso, affirme que le tatouage est ata- drogue ou la délinquance.On assiste donc à une
Criminologie et vique, parfaitement sauvage, qu’il prévaut chez les sorte d’enrobage, dans du papier médical, des
psychiatrie, Ellipses, 1997 criminels, où il acquiert presque une diffusion données sur les modifications corporelles, et à la
5. Hewitt K. Mutilating professionnelle. Un examen des articles parus diffusion de l’idée, largement répandue et encore
the Body: Identity in Blood dans la revue Archives de l’anthropologie criminelle de très présente dans l’imaginaire collectif, selon
and Ink. Bowling Green,
1886 à 1914 montre qu’à cette époque celui qui laquelle elles seraient indissociables de la margi-
Bowling Green State
University Popular Press,
est tatoué, considéré aux antipodes de l’homme nalité, donc limites.
1997 honnête et civilisé, est associé au “sauvage” et au
6. Pfahlert J. The
criminel. Les analyses du tatouage l’associant à la LES LIMITES DE LA DÉMOCRATISATION
Functional Significance marginalité évoluent ensuite avec l’influence crois- ❚ Même si les analyses évoquées ont peu de
of Contemporary Body sante de la psychologie, de la psychanalyse et de la chance d’être lues par le grand public, les repré-
Adornment. University psychiatrie qui l’abordent dès lors en termes de sentations des personnes non marquées de celles
of Kentucky, Department déviance sexuelle. En 1933, aux États-Unis, Albert qui le sont apparaissent fortement influencées par
of Sociology, MA Thesis, Parry le qualifie de substitut du plaisir sexuel, de les médias, qui reprennent parfois à leur compte
2000 (non publié) ;
preuve de l’homosexualité et de source de plaisir ces interprétations déclinées en termes de limites
Haza M. À fleur de peau
ou le Marquage du corps
masochiste1. Cette interprétation de déviance franchies ou sur le point de l’être. Il faut néan-
à l’adolescence. sexuelle est tenace et paraît encore dans certains moins souligner qu’il existe une évolution de ce
Bordeaux, université de articles récents ; en 2001, une psychologue-psy- que l’on pourrait appeler “le seuil d’acceptation
Bordeaux, maîtrise de chanalyste n’écrit-elle pas à propos des tatoués et de ces pratiques” ; celui-ci, en effet, a bénéficié
psychologie du des “piercés” : « Tant d’idéaux virils chez certains de changements majeurs apparus dans les années
développement, super-Rambo ne sont-ils pas des réactions défensives 1990. Durant cette période :
2000 (non publié)
contre une homosexualité inconsciente ? »2 ? • le piercing gagne en visibilité et devient à la
…/… ❚ Curieusement, les analyses spécifiques du pier- mode ;
cing, plus rares, mettent souvent en avant l’éloi- • les femmes s’emparent du tatouage, tel un
gnement de la pratique de la norme sociale, et le moyen d’expression artistique de leur corps ;

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Les marques du corps

• ces pratiques se répandent dans des classes lescent d’afficher son indépendance vis-à-vis de
sociales plus larges. ses parents ; pourtant, des recherches établissent NOTES
Désormais, ces modifications corporelles sont que, d’après les adolescents, les piercings courants
…/…
plus facilement acceptées, voire valorisées, sont bien acceptés, à la fois par les parents et par
7. Brunk D. Body piercing
comme dans les milieux de la mode, de la publi- le public7.
considered mainstream
cité ou du show-biz, grâce auxquels les marques by adolescents. Family
corporelles ont acquis une rapide visibilité sociale LA QUESTION DU POURQUOI Practice News 2001 ;
qui a profondément modifié le regard porté sur ❚ Obtenir une marque corporelle représente la 31(18) : 29.
elles. On tolère beaucoup plus de piercings et de possibilité d’afficher un nouveau statut et de Gold M. et al. Body
tatouages, ceux-ci frôlant parfois la frontière de bénéficier des avantages qui l’accompagnent. Plus piercing practices and
l’acceptable dans cette zone où le look branché les adolescents réussissent à en obtenir tôt, plus ils attitudes among urban
adolescents. Journal of
vient puiser son originalité et sa signification. en tirent des privilèges importants : avoir, pour
Adolescent Health 2005 ;
❚ Mais il existe encore de nombreuses pratiques une fille, un piercing à quatorze ou quinze ans se 36 : 352.e15-21
qui provoquent la réprobation, voire le rejet, traduit, tout comme des relations sexuelles pré-
8. Rose J. Rituals
telles que : coces, par une avance temporelle prise sur les of the Flesh: Pain,
• la présence simultanée de plusieurs piercings autres filles et permet à l’adolescente d’en tirer Pleasure, Performance
et/ou tatouages localisés sur une même partie des bénéfices en termes de reconnaissance et and the Question of
du corps ; d’admiration. Le corps, support d’expression per- Identity. 2001 (non publié)
• certaines localisations de piercing (comme celui sonnalisé, permet de concrétiser le besoin de se 9. Myers J.
du septum nasal, souvent comparé à l’anneau des différencier des autres et participe à la construc- Nonmainstream body
naseaux de certains animaux ou aux pratiques de tion identitaire ; la marque crée une nouvelle modification. Genital
certaines sociétés exotiques, qui serait donc conscience de soi et du corps dans le sentiment piercing, branding,
burning and cutting.
emblématique du non-humain ou de l’altérité, et d’identité 8.
Journal of Contemporary
qui franchirait donc la frontière de l’humain) ; ❚ Cette construction de soi peut s’établir par Ethnography 1992 ; 21(3) :
• le tatouage du visage ; l’inscription corporelle d’événements significa- 267-306
• certains bijoux jugés agressifs (les spikes en tifs qui scandent la biographie personnelle ou …/…
forme de cône ou de pointe) ; par l’inscription de marques qui disent quelque
• l’élargissement des piercings (le stretching) au- chose de soi, de son caractère, de l’image que
delà d’une certaine limite ; l’on veut donner aux autres. Ainsi, les tatouages
• les modifications corporelles considérées sont porteurs de symboles, la métaphore inscrite
comme extrêmes (implants sous-cutanés, scarifi- dans le motif devenant alors la justification
cations, branding, subincision, suppression volon- exprimée du choix qu’il a fallu opérer lors de la
taire d’organes sexuels). question du pourquoi.
Le corps marqué va alors devenir un corps rejeté
et considéré comme extrême au regard de l’autre
Le corps marqué va alors devenir un corps rejeté
parce qu’il dépasse certaines limites de l’accepta-
bilité sociale. Il est au-delà des normes de la
et considéré comme extrême au regard de l’autre
société dès lors qu’il affiche un déséquilibre esthé-
tique important et expose trop visiblement une
s’il dépasse certaines limites de l’acceptabilité sociale
altération de l’idéal corporel, lequel se caractérise
par une certaine intégrité du corps conservant
son caractère lisse. L’altération du corps se trans- ❚ Beaucoup de piercings et de tatouages sont
forme alors en altérité sociale. réalisés pour embellir et érotiser le corps ; l’es-
❚ Les représentations que se font d’eux-mêmes thétique, d’abord pour soi, puis pour l’autre
les individus portant des marques corporelles ou pour les autres, semble être le premier
sont diverses, la volonté de se mettre en marge de facteur d’acquisition d’un piercing. Myers 9 cite
la société n’étant guère leur revendication princi- l’une de ses informatrices qui lui affirme que son
pale. Certains individus, ayant besoin de s’agréger piercing aux petites lèvres « transforme magiquement
à des communautés, portent des tatouages pour un bout de chair en œuvre d’art ». D’autres motiva-
montrer leur affiliation à des groupes marginaux tions relèvent de la recherche d’une amélioration
ou délinquants, mais plusieurs études ont montré de la vie sexuelle ; les pierceurs déclarent que 90 %
qu’ils restent minoritaires6. Un grand nombre de des personnes désirant des piercings génitaux le
psychologues ont établi que le désir de marque font dans le but d’améliorer leur sexualité.

pouvait relever également d’une volonté de l’ado- Cependant, certaines femmes affirment

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Du corps au sujet

également en porter pour se trouver plus belles


NOTES avec ce bijou qui va mettre en valeur leur sexe ou
…/…
pour posséder un secret qu’elles ne dévoilent
qu’aux personnes choisies, contrairement aux
10. Caliendo C,
Armstrong ML,
bijoux visibles. La femme qui possède ce genre de
Roberts AE. piercing se singularise, elle a l’impression de « se
Self-reported sentir unique » et de posséder une « aide à l’expres-
characteristics of women sion de la sexualité »10.
and men with intimate ❚ Les motivations qui poussent les individus à
body piercings. Journal porter des marques corporelles sont complexes

© BSIP/Lissac
of Advanced Nursing
et souvent conjointes, car rares sont les infor-
2005 ; 49(5) : 474-84
mateurs n’exprimant qu’une seule raison à
11. Lenk V. Le corps
leurs modifications corporelles. Les représenta-
transpercé. Approche
anthropologique du
tions collectives et individuelles s’appuient sur met d’atteindre des niveaux de conscience que le
piercing. Université de différents éléments présents dans tous les pro- monde moderne ne connaîtrait plus. En outre, ils
Neuchâtel, institut cessus de marquage cutané, intervenant à des perçoivent certaines modifications corporelles
d’ethnologie, moments clés de l’opération et qui paraissent comme des rites de passage, à l’instar de ce qui a
1998 (non publié) fondamentaux dans l’analyse que l’on peut ten- lieu dans les sociétés traditionnelles où la douleur
12. Clastres P. Chronique ter de faire de ces pratiques : la douleur, l’écou- fait partie de la construction de la masculinité ou
des Indiens Guayaki. lement sanguin et le risque d’infection. de la féminité, et notamment le fait de la suppor-
Plon, 1972 ter sans broncher. Ainsi, Pierre Clastres note que,
13. Mishima Y. Le Soleil LA DOULEUR, LE SANG ET L’INFECTION chez les Guayaki du Paraguay, lors d’une lacéra-
et l’Acier. Gallimard, 1973 ❚ La pratique des marques corporelles s’écarte du tion du dos à l’aide de couteaux volontairement
14. Scubla L. (entretien rapport normatif à la douleur (que l’on se doit de peu tranchants, « on n’entendra pas le jeune homme
avec). X-Passion. combattre), transgresse le tabou qui interdit de laisser échapper plaintes ou gémissements : plutôt perdra-
La Revue des élèves de
faire couler volontairement le sang et met en dan- t-il connaissance, mais sans desserrer les dents. À ce
Polytechnique 2003.
http://www.polytechnique ger d’infection ou de maladie. La douleur est pré- silence se mesurent sa vaillance et son droit à être tenu
.fr/eleves/binets/xpassion sente dans toutes les modifications corporelles pour un homme accompli »12. Dans ces sociétés, la
/article.php?id=65 permanentes. L’attitude la plus courante est l’ac- douleur subie fait donc partie intégrante d’un
15. Loraux N. Les ceptation résignée, la volonté d’avoir un piercing processus de construction identitaire.
Expériences de Tirésias. ou un tatouage l’emportant sur la crainte de la ❚ Pourquoi n’en serait-il pas ainsi également dans
Le féminin et l’homme douleur à endurer. La motivation est très éloignée notre société ? La prise de conscience de son
grec. Paris, Gallimard de la recherche d’une forme de jouissance corps, le contrôle de celui-ci, le dépassement de
(Essais), 1989 comme ce serait le cas dans le masochisme. Beau- soi peuvent passer par l’expérience de la douleur.
Holder R. Geschichte
coup ne recherchent pas la douleur, elle est juste L’écrivain japonais Yukio Mishima écrivait :
der Burschenschaften
von 1815-1914. 1998 un élément incontournable qui fait partie inté- « J’avais également perçu, confusément, que la seule
http://www.geschichteco grante de la pratique. Par ailleurs, le futur tatoué preuve physique de l’existence de l’état conscient était la
m.org/index.htm ou piercé se met en condition de la surmonter ; souffrance. À n’en pas douter, la douleur comportait une
16. Brunk D. Op. cit. : 29. généralement, il existe un temps plus ou moins certaine splendeur apparentée à cette splendeur que révèle
…/… long entre le moment de la prise de décision et la force »13. Lors de l’alchimie de la modification
le passage à l’acte, temps qui permet de se fami- corporelle, la douleur, au même titre que la chair,
liariser avec l’idée de la souffrance, sans compter devient une materia prima du Grand Œuvre réalisé
que selon les professionnels « une réelle extériorisa- avec son corps. Dans notre société férue d’anal-
tion de la douleur est plutôt rare »11. Dans tous les cas, gésiques, accepter la douleur revient à faire acte
afficher une marque corporelle revient à attester de transgression.
que l’on a surmonté une douleur choisie, ce qui ❚ Le sang possède un statut symbolique ambigu.
peut avoir un impact positif sur soi-même ainsi Il peut être vu tantôt comme bon et porteur de
qu’une influence favorable sur le regard et le force permettant de fertiliser, de faire croître et
jugement d’autrui. de guérir, tantôt comme mauvais, porteur de
❚ Les modern primitives vantent les bienfaits des malédiction, de maladie et de mort. L’écoule-
modifications corporelles et parlent de la méta- ment sanguin qui se produit lors du marquage
morphose de leur corps comme d’une élévation corporel comporte ces deux composantes : il
ou d’une sublimation ; ici, l’importance de la dou- pourra être considéré comme nécessaire par
leur est fondamentale, et son dépassement per- celui qui se fait faire une marque et comme

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Les marques du corps

dangereux par la société qui l’observe au regard l’utilisation de piercings tests sur différentes par-
du risque éventuel de contamination. Étrange- ties du corps 17. NOTES
ment, ces deux pôles rappellent l’opposition ❚ Le tatouage, la scarification ou le branding (de
…/…17. Giorni N.
structurante dans les sociétés traditionnelles l’anglais brand, marque) sont parfois exécutés dans
Le piercing sauvage.
entre le sang du gibier et le sang menstruel : des conditions identiques. En prison, le tatouage Revi-Hop 06 2004 ; 23 : 4.
« Dans la mesure où les femmes sont déjà marquées est un moyen d’affirmer sa virilité dans un contexte http://www.revihop06.org
par le sang qui coule spontanément, il appartiendra qui ne permet pas de l’exprimer “normalement” 18, /Archives/revihop23.pdf
aux hommes de verser le sang de la chasse ou du sacri- et cela passe par une prise de risque médical 18. McDonough J.
fice »14. Le bon sang est celui de l’animal tué, le importante : conditions d’hygiène non respectées, Indelebile Impressions.
sang dangereux est celui de la femme. utilisation de substituts à l’encre de Chine (cendres Tattoos and Tattooing
❚ Traditionnellement, les femmes pouvaient faire de papier toilette et eau, par exemple) et d’instru- in the Context
couler leur sang dans deux cas : ments de fortune nettoyés à l’eau de Javel, etc. Ces of Incarceration.
University
• lors de funérailles, pour montrer leur dou- séances de tatouage ont lieu généralement la nuit
of Ottawa, Department
leur ; les femmes de certaines cultures se lacé- ou en secret, élément qui rajoute une dimension of Criminology, Master
rant le visage ou allant même jusqu’à s’amputer au transgressif. Dans notre culture, en permanence of Arts, 2001
d’une phalange ; à la recherche de la “santé parfaite”, pour 19. Sfez L. La santé
• lors de la défloration ; pratique ayant une visi- reprendre les termes de Lucien Sfez19, livrer son parfaite : critique d’une
bilité sociale dans beaucoup de sociétés (la déflo- corps à des expériences susceptibles d’engendrer nouvelle utopie. Seuil,
ration pouvant se faire artificiellement par une des troubles médicaux relève de l’incompréhen- 1995
femme ou en présence de témoins, la déchirure sible, parfois même de l’inacceptable. 20. Sammoun M.
de l’hymen pouvant devoir être prouvée, etc.). Tendance SM. Essai
Notons que ces écoulements de sang correspon- CONCLUSION sur la représentation
sadomasochiste.
dent à des praxis culturellement normées et codi- Le rapport à une douleur acceptée ou recherchée,
La Musardine, 2004
fiées. les rituels de sang et les hasards médicaux, de
❚ L’homme actuel ne fait couler le sang que dans même que l’invocation de la forte charge symbo-
deux pratiques qui restent marginales et contes- lique associée aux orifices du corps et à la peau,
tées : la guerre et la chasse. Les pratiques, initia- tout cela n’est pas sans rappeler la scène BDSM –
tiques ou non, visant à construire et à affirmer la acronyme combinant BD (bondage, – c’est-à-dire
virilité à travers l’exhibition de cicatrices ne sont utilisation d’accessoires pour attacher ou
pas nécessaires 15. Faire couler volontairement le contraindre, NDLR –, discipline), DS (domina-
sang semble donc être, à des niveaux différents, tion, soumission) et SM (sadisme, masochisme).
selon les sexes, un comportement de franchisse- Là où le sado-masochisme remet en cause la
ment de limites acceptable, de l’ordre de la norme sexuelle, généralement dans la sphère du
transgression. privé, la marque joue sur l’apparence, le plus sou-
❚ Un autre exemple de ce ressort du registre de vent dans la sphère publique. Mais loin de moi
la transgression consiste en une prise de risque l’idée de qualifier systématiquement de pratiques
médical, volontaire et consciente, lors de l’acte sadomasochistes ou automutilantes les marques
de la marque corporelle, puis durant la phase corporelles ! Ce qui rapproche ces deux domaines
de cicatrisation. Ceux qui désirent une marque est une recherche d’identité à travers une « expres-
sont conscients des risques médicaux : une sion du désordre »20 qui peut aller jusqu’à l’hubris
étude montre que les adolescents citent le (démesure, dépassement de la limite). Là où le
risque d’infection, le saignement, la réaction dominé ou le dominant abandonnent temporai-
allergique et l’hémorragie comme les quatre rement leur identité publique dans une théâtrali-
causes principales de complications médicales ; sation érotique, le marqué gagne en identité affi-
ils estiment que le risque est plus faible si l’acte chée et incorporée dans une mise en scène de la
est fait par un professionnel 16. Étant donné les réalité. Les professionnels de l’âme ont parfois du
prix pratiqués par certains salons, mais aussi mal à établir une distinction entre pratique
sans doute pour se singulariser et se valoriser, de ludique ou identitaire vécue positivement et L’AUTEUR
nombreux adolescents pratiquent le piercing pathologie sur fond de pulsions incontrôlables.
Bruno Rouers,
“sauvage” sur eux-mêmes ou réalisé par des Un travail sur les limites semble indispensable
ethnologue, formateur
amis. Les risques sont multipliés par la réutilisa- pour mieux appréhender le domaine des atteintes en anthropologie,
tion et la non-stérilisation du matériel, le au corps. En outre, ce travail devrait sans doute, Ifsi Louis-Mourier,
manque d’hygiène du lieu, le partage de bijoux pour être plus efficace, transgresser les limites éta- Colombes (92)
ou l’emploi de bijoux non adaptés, ou encore blies des disciplines et des domaines du savoir. ■ brouers@yahoo.fr

SOiNS PSYCHIATRIE - n°252 - septembre/octobre 2007 27

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