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Réforme de la Charte de la langue française

L’exception ne fait pas la règle

Le projet de loi 96 qui a été adopté le 24 mai 2022 prétend rénover la Charte de la langue
française (CLF) 45 ans après son adoption. « La loi que nous adoptons aujourd’hui représente le
début d’une grande relance linguistique qui permettra à la nation québécoise de continuer
d’exprimer pleinement son identité et ses valeurs », a dit le ministre Simon Jolin-Barrette, appuyé
par le premier ministre qui a qualifié la loi de « responsable » et « modérée ». Le temps nous
dira, mieux que les politiciens, si cette rénovation aura l’effet escompté, mais on peut en douter,
comme le font d’ailleurs de nombreux spécialistes auxquels nous ajoutons notre voix.

En ce qui nous concerne, le projet de loi est un exercice inutile qui n’aura pas de conséquence
importante sur la vitalité du français au Québec et sur le poids des francophones au Canada. Il
aura cependant des effets délétères sur la réputation internationale du Québec et sur son
économie. Ce projet de loi est avant tout conçu pour épater les Québécois francophones et leur
montrer que leur gouvernement prend ses responsabilités historiques pour protéger le français.
Et c’est une réussite parce que l’illusion est complète. Le public auquel cette illusion est destinée
applaudit un projet musclé où les coupables tout désignés sont en l’occurrence les entreprises et
le bilinguisme. Cela évite d’avoir à se poser des questions sur les causes réelles du déclin du
français à Montréal que les francophones ont déserté pour la banlieue et sur la responsabilité
collective du public envers la langue française. Il faut ajouter que la culture numérique
envahissante ne fait rien pour améliorer la situation.

Les entreprises sont donc les coupables désignés de cette campagne politique de relations
publiques. On n’a pas véritablement amélioré la partie de la loi qui porte sur la francisation des
entreprises. Cela concerne les relations que les entreprises entretiennent avec leurs travailleurs
et leurs clients au Québec. La majorité des entreprises travaillent déjà en français puisque 89%
des travailleurs utilisaient le français en 2016, selon une étude de l’OQLF. S’il y a eu une baisse
de ce nombre au cours des années, c’est parce que l’anglais s’est imposé dans le secteur de la
science et des technologies. Entre 2006 et 2016, l’utilisation prédominante du français à Montréal
est passée de 72,2% à 69,6%, mais celle de l’anglais a aussi diminué. De plus en plus de
travailleurs montréalais utilisent maintenant autant le français que l’anglais. 
C’est donc l’augmentation de ce « bilinguisme » dans les milieux de travail montréalais qui
expliquent la légère baisse d’utilisation prédominante du français par les travailleurs québécois. 

Faut-il pour autant s’attaquer au bilinguisme pour préserver le français comme le fera la loi, en
mandatant l’OQLF pour surveiller les entreprises qui exigent la connaissance d’une autre langue
que le français? Sûrement pas. Car, en toute logique, cela n’aura aucun effet sur le français. Si
l’exigence est inutile, personne ne parlera l’anglais au lieu du français et si elle ne l’est pas, c’est
parce que l’anglais sera nécessaire pour communiquer avec l’extérieur du Québec. Quant aux
personnes unilingues francophones qui ne seraient pas embauchées parce qu’on exigerait
inutilement le bilinguisme, elles sont inexistantes parce qu’aucun employeur n’a les moyens de
refuser une candidature valable en ces temps de pénuries durables de la main-d’œuvre. En
s’attaquant au bilinguisme, on s’attaque à l’économie et aux relations que le Québec entretient
avec le monde extérieur. Et si l’attitude de l’OQLF aujourd’hui est garante du futur, les entreprises
qui seront harcelées seront celles qui font des affaires avec l’étranger.

La loi étendra dans 3 ans l’obligation de généralisation du français aux employeurs de plus de
25 personnes et elle obligera bientôt ceux qui emploient au moins 5 personnes à offrir aux
travailleurs non francophones les cours de français de Francisation-Québec. Nul besoin d’une loi
pour accomplir tout ça puisqu’il suffisait d’ajouter un règlement à la Charte pour définir la notion
d’entreprise et en profiter pour déclarer qu’un franchiseur et ses franchisés ne forment qu’une
seule et même entreprise. Au lieu de ça, l’OQLF devra continuer à franciser l’une après l’autre,
chaque entité juridique reliée à un franchiseur, et certifier l’une après l’autre toutes les divisions
immatriculées d’une même entreprise. Un gaspillage immodéré de ressources. Quant à
Francisation-Québec, des budgets suffisants auraient permis de financer des cours de français
qui ne sont pas disponibles dans certaines régions, ce qui aurait permis d’accomplir la même
chose sans modifier la loi.

Pour le reste, on a raccourci inutilement les délais de production des rapports et formulaires,
imposé une double représentation rébarbative à la tête des comités de francisation et on a voulu
empêcher les entreprises d’être représentées par des experts auprès de l’Office québécois de la
langue française. La plupart des ajouts qu’on retrouve dans la loi ne sont que de bonnes
pratiques administratives, que l’OQLF aurait pu imposer, comme la production du compte-rendu
des réunions du comité de francisation. L’OQLF est en retard d’au moins deux ans dans le
traitement de ses dossiers! Pourquoi raccourcir les délais des entreprises, sinon pour démontrer
qu’on veut serrer la vis?

Il a la loi et il y a l’organisme qui la fait respecter. Et ce sont deux choses différentes. La loi qu’on
applique n’est pas toujours celle qu’on a votée. Tout dépend de la façon dont celui qui l’applique
la comprend.

L’OQLF conçoit difficilement qu’une entreprise implantée ici puisse avoir comme langue
principale de ses échanges quotidiens une autre langue que le français, à moins d’y percevoir un
siège social des années 80. Selon la logique de l’OQLF, toute entreprise installée au Québec
devrait pouvoir généraliser l’utilisation du français. Ce sont les entreprises qui font exceptions à
ces définitions qui entrent inutilement en collision frontale avec cet organisme qui cherche à les
franciser à tout prix, alors qu’elles n’ont aucun client ici et qu’elles travaillent quotidiennement
avec leurs collègues et clients à l’étranger, en anglais, bien entendu. L’OQLF dit tenir compte de
leur situation, mais il revient à la charge avec la généralisation du français et il ne comprend pas
que la CLF ne peut s’appliquer à des entreprises qui dérogent franchement à la loi par nécessité
et qui doivent utiliser l’anglais comme langue de fonctionnement tout le temps. Ce sont bien sûr
des exceptions, mais elles ont besoin d’être reconnues comme telles, car ce sont les règles et les
interprétations rigides qui créent des injustices envers ceux qui ne peuvent pas répondre à la
norme.

La réforme de la CLF aurait été l’occasion d’améliorer un peu la situation de désuétude de cette
partie de la Charte et notamment l’article 144 qui concerne la dérogation à la généralisation du
français. Ce ne sont pas toutes les entreprises qui peuvent généraliser l’utilisation du français
sans conséquences fâcheuses pour leurs affaires. On ne parle pas ici du patron anglophone qui
fait travailler ses employés en anglais pour son confort personnel. Il s’agit d’entreprises
innovantes, dont certaines sont recrutées par Montréal International, qui font converger ici des
projets et des affaires dont la portée est internationale. Ce sont aussi des entreprises
québécoises qui se sont développées sur les marchés extérieurs et qui n’ont que très peu de
clients, sinon aucun, au Québec. Ces entreprises sont génératrices d’emplois payants. Certaines
font rayonner le Québec à travers le monde et elles doivent demeurer concurrentielles à l’échelle
internationale. Elles ne représentent même pas un pour cent de toutes celles qui doivent
généraliser l’utilisation du français. Mais ce sont celles-là qui se font harceler par l’Office.

Dans la réforme actuelle de la Charte de la langue française, on a évité de moderniser


l’article 144 et ses règlements. L’article 144 fait toujours référence aux sièges sociaux qui
menaçaient de quitter le Québec au moment de l’arrivée au pouvoir d’un parti souverainiste, à
l’époque de l’adoption de la Charte de la langue française. Cela crée des contraintes à son
applicabilité qui débouchent sur des situations dans lesquelles l’OQLF exige d’entreprises qui ne
sont pas des sièges sociaux, mais qui ne font des affaires qu’à l’extérieur du Québec qu’elles
généralisent l’utilisation du français, sans apporter de solution pratique à ce problème. En outre,
les règlements d’application renvoient à des articles de la CLF qui n’existent plus. Mais le plus
gênant, c’est l’acharnement qu’on met à vouloir franciser des entreprises qui ne peuvent pas
l’être. L’article 144 permet de déroger à l’obligation de généralisation du français dans les
relations de l’entreprise avec l’étranger au moyen d’ententes particulières avec l’OQLF, tout en
imposant par ailleurs des mesures de francisation permettant de protéger les droits des
travailleurs, des consommateurs et des citoyens à des communications en français. L’entente
permet de travailler en anglais avec l’étranger tout en respectant les éléments fondamentaux de
la Charte. Mais il est peu utilisé parce que l’Office voudrait toute les éliminer.

Il s’agit pourtant d’un élément essentiel de Charte de la langue française et cela aurait pu
démontrer toute la souplesse et l’adaptabilité de la loi. La modification de cet article et de ses
règlements était nécessaire. On a soigneusement évité de le modifier pour laisser cette partie de
la loi dans l’état délabré auquel il se trouve aujourd’hui. Pour nous, c’est la preuve que le projet
de loi 96 était davantage un exercice politique qu’une véritable rénovation de la Charte de la
langue française.

Denis Villeneuve

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