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Doc 1.

Jobin Paul et Tseng Yu-Hwei, « Le suicide comme karōshi ou l’overdose de travail »,


Travailler, 2014, no 31, p. 45-88.
[Extrait p.45-48]

Dans le Japon des années 1980, le terme de « karoshi » a fait irruption sur la scène
médicale avant de s’imposer dans le reste de la société [...] ; « ka 過» désignant « l’excès », «
rō 労 » le « travail », « shi 死 » la « mort », en serrant au plus près de l’original, cette expression
peut donc se traduire « mort par surtravail1». Elle s’est révélée particulièrement utile pour faire
appliquer les normes qui avaient été adoptées, dès 1960, pour la reconnaissance par le système
d’assurance des accidents du travail ou maladies cardio ou cérébro-vasculaires (mcv) provoqués
par le travail et, le cas échéant, des mcv entraînant un décès. Durant la décennie suivante, la
notion de « suicide par surtravail » (karōjisatsu) a ouvert la voie à la reconnaissance des troubles
psychiatriques et des suicides liés au travail2. La force symbolique des caractères chinois a
appuyé la mobilisation des médecins, des juristes, des militants et des familles de victimes.
Cette dénomination a permis de faire connaître le phénomène et de le rendre socialement visible
avec des conséquences progressives sur la législation. [...]

Dans leur étude comparative sur le Japon, la Corée et Taiwan, Cheng Yawen et al.
(2011a) ont remarqué que si les maladies professionnelles liées au surtravail étaient de mieux
en mieux reconnues dans ces trois pays, le nombre moyen d’heures travaillées et le pourcentage
d’employés cumulant beaucoup d’heures de travail étaient en diminution. Les auteurs en ont
déduit que la reconnaissance des pathologies engendrées par le stress au travail ne pouvait pas
se fonder uniquement sur les heures travaillées, mais que devaient également être pris en
compte d’autres indicateurs de la charge de travail comme le « rythme de travail, l’intensité du
travail, les exigences émotionnelles et les exigences cognitives ». Les auteurs ont montré aussi
que le fait de se concentrer sur le surmenage avait tendance à occulter d’autres aspects des
risques psychosociaux au travail comme « la perte du contrôle sur son travail, la menace de
perdre son travail, l’insécurité de l’emploi ainsi que l’injustice sur le lieu de travail ». Ces
conclusions combinent utilement les travaux développés en Asie orientale sur les notions de
karōshi et karōjisatsu avec le modèle développé par Karasek et Theorell (1990), c’est-à- dire le
modèle exigence-autonomie (demand control en anglais, qui postule que l’association de
pressions psychologiques fortes au travail et d’un faible contrôle sur son propre travail cause
un épuisement et des maladies liées au stress). [...]

Dans une étude précédente (Jobin, 2008, 2009a, b) consacrée aux conséquences
possibles du modèle toyotiste3 (ou lean system) sur les enjeux de santé au travail, nous avions

1
Au terme de surmenage qui n’est pas nécessairement lié au travail, nous préférons l’expression de surtravail qui,
bien que toujours absente des dictionnaires, apparaît dans la traduction française du Capital de Marx, avec des
nuances diverses, (karôshi) pour les cas d’accidents ou de maladies cérébro- et cardiovasculaires. En France, il a
fallu attendre 2007 pour qu’un cas d’infarctus du myocarde soit reconnu en accident du travail. Cette situation
mérite d’autant plus d’attention que les maladies cérébro- et cardiovasculaires représentent actuellement en France
la deuxième cause de mortalité pour les personnes en âge de travailler (24-64 ans), entre les cancers et les suicides,
et la première au niveau européen, devant les cancers.
Source : Paul Jobin, « La mort par le travail », Mouvement des idées et des luttes, 2008.
2
Le Japon offre depuis plusieurs années la possibilité aux familles de victimes de suicides imputés au surtravail
(karôjisatsu) une reconnaissance en accident du travail donnant droit à pension, quel que soit le lieu du passage à
l’acte. À l’origine de cette reconnaissance, il y a la lutte des familles de victimes des morts par surtravail
3
Toyotisme (définition)
Au début des années 1960, l’ingénieur Ôno Taiichi, futur vice président de la société Toyota, met en pratique de

1
envisagé un spectre très large de maladies susceptibles d’être attribuées à ce type de
management, depuis les troubles musculo-squelettiques jusqu’aux suicides. Sans imputer toutes
les maladies professionnelles au seul fait du toyotisme, nous avions surtout mis en évidence
que l’approche japonaise du « surtravail » (karō) avait contribué à confirmer la dimension
professionnelle des troubles psychiques et des suicides, et cela beaucoup plus tôt que dans
d’autres pays. Nous avons ensuite suggéré que, dans l’analyse de ces pathologies, soient inclus
des aspects plus qualitatifs et structurels relevant de l’organisation du travail en nous appuyant
sur la notion de «mal-travail» introduite par les sociologues Damien Cartron et Michel Gollac
(2006) au terme de leur enquête sur le travail répétitif dans les restaurants McDonald en France.
La notion de « travail vivant » élaborée par Christophe Dejours (Dejours, 2008 ; Dejours et
Deranty, 2010) nous fournit aujourd’hui un complément d’analyse encore plus fondamental
pour apprécier la pertinence des notions de « surtravail » et de karōshi dans le cas extrême des
suicides au travail, c’est-à-dire exécutés sur les lieux de travail ou, pour poser plus largement
le problème, les suicides liés au travail, c’est-à-dire sans exclure les passages à l’acte hors du
lieu de travail lorsqu’il est légitime d’envisager que le travail est le facteur principal.

Doc 2.
Sala Adrienne et Kasagi Eri, « Judiciarisation de la mort et du suicide par surmenage et
cause lawyering à la japonaise ? », Droit et société, 2021, vol. 109, no 3, p. 713-735.
[Extrait p.727-729]

La reconnaissance du karôjisatsu

Les années 1990 sont également marquées par la découverte d’un autre type de maladie
professionnelle : les troubles psychiques, pouvant entraîner le suicide, constatés chez les
travailleurs qui effectuent de longues journées de travail et sont soumis à une pression intense,
le karôjisatsu. La question du suicide soulevait une difficulté théorique particulière liée à la
définition même de l’acte du suicide. En effet, selon l’article 12-2-2 de la loi Accidents du
travail et maladies professionnelles, les actes intentionnels sont exclus de l’indemnisation par
la Sécurité sociale en raison de son caractère assurantiel. L’existence de cet article explique
pourquoi la prise en charge du suicide était alors, sauf dans des cas exceptionnels,
systématiquement refusée. Malgré ces obstacles, les refus de demande d’indemnisation ont été
contestés par quelques rares contentieux. Parmi eux, la décision du tribunal de première
instance de Nagano (12 mars 1999, Rôdôhanrei 765-43, « Affaire Ijima ») fut l’une des
premières décisions judiciaires à annuler la décision du chef de l’Agence de l’Inspection du
Travail en reconnaissant le suicide comme étant la conséquence d’une maladie en lien avec le
travail.

nouveaux principes d’organisation du travail qui fonderont le « toyotisme » et assureront le succès du « modèle
japonais » dans les années 1980. Pour éviter l’accumulation des stocks, la solution est de « fabriquer à la
commande », autrement dit, de ne produire que la quantité nécessaire. Pour cela, selon les principes du just in
time (« juste à temps »), une gestion stricte pour une production fluide, à débit parfaitement contrôlé, sans
perturbation et sans interruption, devient essentielle. C’est la gestion à « flux tendus » avec les cinq objectifs de
la production « allégée » (lean production) : « zéro stock, zéro délai, zéro panne, zéro défaut, zéro papier ». Ce
système de production, devenant la référence de tous les industriels bien au-delà du seul secteur automobile,
s’est généralisé dans les grandes firmes japonaises, avec une fidélisation d’une partie du collectif du travail ;
l’implication et la loyauté des salariés sont indissociables de la stabilité de leur emploi et de la progression du
salaire à l’ancienneté. Notons que ce genre de logique dans la production contribue à accroître la tension du flux
autant que la pression sur les travailleurs.
Source : Marcelle Stroobants, Sociologie du travail, Paris, Armand Colin, 2016, p.56.

2
Parallèlement à ces contentieux administratifs, les arrêts successifs rendus dans l’affaire
Dentsu, défendue par l’avocat H. Kawahito en 1996, 1997 et 2000 74 ont reconnu la
responsabilité civile de l’employeur en consacrant la faute de l’employeur et en établissant le
lien de causalité entre cette dernière et le suicide d’un salarié. Pour rendre leurs décisions, les
juges se sont appuyés sur l’obligation de sécurité de l’employeur à l’égard des salariés,
développée par la jurisprudence à la suite d’une décision rendue par la Cour suprême en 1978.
Le manquement à cette obligation constitue une faute civile de droit commun (cette obligation
est aujourd’hui codifiée comme une obligation contractuelle dans l’article 5 de la loi sur les
contrats de travail [rôdô keiyakuhô]).

Étant donné la notoriété de l’entreprise Dentsu, ce cas a fait l’objet d’une forte
médiatisation. Les conséquences de cette affaire ont notamment dépassé le cadre de la
responsabilité civile de l’employeur en aboutissant à un changement du dispositif
d’indemnisation par la Sécurité sociale. En effet, dès le premier arrêt rendu en 1996, plusieurs
comités d’experts ont été constitués pour examiner les possibilités d’indemnisation du suicide
par la Sécurité sociale. En 1999, suite à la décision judiciaire rendue dans le cas « Ijima », le
ministère a publié une nouvelle circulaire dans laquelle il est mentionné que le suicide n’est pas
un acte intentionnel quand la maladie mentale de la victime est à l’origine de son suicide. On
peut toutefois s’étonner ici que seule la circulaire ait été changée sans modification du tableau.

En 2000, le ministère a publié une nouvelle circulaire administrative sur la prise en


charge des troubles psychiques en maladies professionnelles, pour permettre, dans certaines
conditions, la présomption du lien de causalité entre la maladie et le travail. Afin d’apprécier
l’existence (ou l’inexistence) d’une « charge mentale très lourde pesant sur le salarié »,
plusieurs événements et facteurs sont identifiés sous forme de liste. Cette liste fut renouvelée
en 2011, suite à plusieurs cas de contentieux dans lesquels les juges ont intégré de nouveaux
facteurs comme le harcèlement. Par ailleurs, quand un « événement particulier » est révélé, ce
seul événement suffit pour apprécier l’existence d’une « charge mentale très lourde ». Le temps
de travail extrêmement long est pris en compte comme un « événement particulier », lorsque le
salarié a effectué plus de 160 heures supplémentaires par mois.

Depuis 2010, la liste des maladies professionnelles contient de nouvelles clauses pour
ces deux types de maladies (les maladies cérébrales et cardiovasculaires, n° 8 de la liste, et la
maladie mentale ou les troubles du comportement, n° 9 de la liste). Ces deux types de maladie
sont donc aujourd’hui officiellement reconnus comme maladies professionnelles dans le cadre
de l’indemnisation par la Sécurité sociale. Néanmoins, si ces nouvelles clauses facilitent
l’attribution d’une indemnisation, elles dépendent toujours de la définition des critères diffusés
par les circulaires administratives, car elles définissent peu les facteurs de risque pour ces
maladies.

La reconnaissance officielle de ces troubles en maladies professionnelles a fait évoluer


les cadres de perception légitimes faisant pression sur les autorités publiques pour traiter ce
problème. En 2012, les avocats du mouvement anti-karôshi ont influencé la rédaction de la
première législation sur la prévention du karôshi et du karôjisatsu (loi PPPK). Cette loi exige
de l’État et des collectivités locales l’application de mesures de prévention en collaboration
avec les employeurs et les familles de victimes, marquant ainsi un premier pas dans le
développement d’une politique de prévention du karôshi et du karôjisatsu. Néanmoins, cette loi
demeure symbolique, les mesures se limitant principalement à la diffusion d’une campagne de
sensibilisation et à la publication d’études. En outre, les heures supplémentaires ne faisaient
encore l’objet d’aucune limite réelle et contraignante avant la réforme de juin 2018.

3
L’articulation entre le juridique et le politique préfigure de la faible capacité du pouvoir
politique à faire appliquer des mesures efficaces, laissant la défense des droits des travailleurs
s’organiser dans les arènes judiciaires.

Doc 3.
Jobin Paul et Tseng Yu-Hwei, « Le suicide comme karōshi ou l’overdose de travail »,
Travailler, 2014, no 31, p. 45-88 [Extrait p.67-68].

Le tableau 6 présente ainsi une image ambivalente des catégories d’emplois les plus à
risque. Les employés permanents bénéficiant du fameux « contrat à vie » (shūshin koyō), un
des emblèmes du modèle social japonais, représentent la grande majorité des demandes de
reconnaissance en maladies professionnelles (91,5 %) devant les contrats de travail précaires
(sous-traitants 1,5 %, intérimaires 2,2 % et temps partiels 4 %). Les employés permanents
peuvent être contraints d’accepter des heures supplémentaires, une pression morale et des
objectifs de production très élevés dans l’espoir d’une promotion, ou simplement pour garder
leur travail en période de récession économique.
Mais ces données ne veulent pas nécessairement dire que les employés permanents
soient plus exposés aux risques. Cela suggère plutôt que les travailleurs non permanents (ou
leur famille en cas de suicide) rencontrent plus de difficultés pour constituer un dossier de
demande de reconnaissance faute des ressources culturelles et symboliques, ou faute de l’aide
des syndicats d’entreprise (même si la plupart sont souvent des annexes du service du
personnel).
Par ailleurs, comme l’a montré le sociologue japonais Masahiro Yamada (1999, 2007),
les travailleurs non permanents rencontrent de plus en plus de difficulté à fonder un foyer ; la
précarité des contrats de travail fragilise l’intégration sociale qui, au Japon, passe toujours
principalement par le biais du mariage. De sorte que, dans le cas de travailleurs précaires non
mariés, seuls les ascendants de la victime sont susceptibles d’effectuer une demande de
reconnaissance, ce qui ne peut qu’accentuer l’invisibilité statistique de ces occurrences.

4
QUESTION :

Document 1 : Expliquez les termes « karôshi » et « karô jisatsu ».


Document 2 : comment la « judiciarisation » des affaires de morts par suicide liées au surtravail
a-t-elle influé sur la prévention contre le karōjisatsu ?
Document 3 : Le tableau 6 indique que les employés permanents bénéficiant du « contrat à vie
» (employés dits « seishain ») représentent la très grande majorité des victimes de suicide par
surtravail reconnues comme telles, tandis que la reconnaissance en accident de travail est assez
rare pour ceux ayant des contrats de travail précaires. Quelles sont les éventuelles raisons ?

SUJET DISSERTATION :

Quelles sont les avancées et les limites des politiques publiques japonaises menées ces dernières
décennies en matière de reconnaissance des conséquences du surtravail, dont le cas extrême est
le suicide ?

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