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Construire l'ennemi

Il y a quelques années à New York, je suis tombé


sur un chauffeur de taxi au nom. difficile à déchif-
frer et il m'a expliqu~ qu'il, était pakistanais. Il m'a
demandé d'où je venais, Je lui · ai répondu d'Italie et il
a été frappé d'·apprendre que -nous .étions si peu nom-
breux et que notre langue n'était pas l'anglais.
Enfin, il m'a demandé 'quels étaient nos ennemis.
Devant mon incompréhension, il m'a , expliqué qu'il
voulait savoir ave_c.quels.,peuples nous étions en guerre
depuis des siècles,pour des revendications territoriales,
des haines ethniques, d'incessantes violations de fr<?n-
tières, etc; Je.lui ai dit que nous n'étions en guerre avec
personne. Avec patience, il m'a réexpliqué qu'il voulait
savoir quels ,étaient nos adversaires historiques, ceux
qui nous .massacraient et ceux que nous massacrions.
Je lui ai répété que ,nous n'en avions pas, que la der-
nière guerre, nous l'avions faite il y a plus d'.u n demi"'
siècle, et d'ailleurs en la commençant avec un ennemi
et en la finissant .avec un autre.

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construire t ennemz
Construire l'ennemi

. f . Comment pouvait-il exister un


Dn,était pas saus ait.
euple sans ennemis .
. .
• ;> Je suis descendu en lm laissant .
, d
l tions. Voyez ce qui s'est produit aux États-Unis lorsque
l'Empire du Mal a disparu et que le grand ennemi sovié-
tique s'est dissous. Les Américains risquaient de perdre
p d de pourboire pour le dedommager e
deux o11ars . dolent puis m'est venu a, l' esprit .
ce leur identité jusqu'à ce que Ben Laden, reconnaissant
notre pacifisme m , . ,. . des bienfaits reçus quand ils l'avaient soutenu contre
·• · du' lui· répondre à savoir qu il est mexact
que J aurais ' . . l'Union soviétique, leur a tendu une main miséricor-
de dire que les Italiens n'ont pas d'ennemis. En fait,
dieuse et a fourni à Bush l'occasion de créer un nouvel
ils n'ont pas d'ennemis extérieurs, et, de toute façon,
étant sans cesse en guerre les uns avec les autres, ils ennemi, de renforcer le sentiment d'identité nationale
t son pouvoir.
n'arrivent jamais à se mettre d'accord pour établir qui
ils sont : Pise contre Lucques, guelfes contre gibelins,
7
/. Avoir un ennemi est important pour se définir une
Nordistes contre Sudistes, fascistes contre partisans, identité, mais aussi pour se confronter à un obstacle,
Mafia contre État, gouvernement contre magistrature mesurer son système de vâleurs et montrer sa bravoure.
- et dommage qu'à l'époque il n'y ait pas encore eu Pâr conséquent, au cas où il n'y aurait pas d'ennemi"""7
la chute des deux gouvernements Prodi,' sinon j'aurais / il faut le construire. Voyez la généreuse flexibilité avec
laquelle les skinheads nazis de Vérone taxaient d'ennemi
p~ lui expliquer avec plus de clarté ce que signifiait
quiconque n'appartenait pas à leur groupe, dans le but
perdre une guerre sous le feu ami.
de se définir à tout prix comme groupe. J'en arrive
., _T~~tefois, en réfléchissant davantage à cet épisode,
donc à penser que ce qui nous intéresse ici, ce n'est
lai ete convaincu que l'un des malheurs de notre pays,
pas tant le phénomène presque naturel d'identification
au cours des soixante dernières années, a justement été
d'un ennemi qui nous menace, mais plutôt le processus
~e n_e P'.15 avoir eu de véritables ennemis. L'unité de
1Italie s est faite grace ' a, 1a presence
, . . de production et de diabolisation de l'ennemi.
des Autrichiens
Dans les Catilinaires (II, 1-10), Cicéron n'a nul
ou, comme le disait Berchet d e l' trto . . .
zncresctoso ale-
manno. .'.Mussolini a pu Jolllr
1
. . d ' besoin de dessiner une image de l'ennemi, car il a
u consensus populaire en toutes les preuves du complot de Catilina. Mais il le
nous mc1tant à no
humili· . us venger de la victoire mutilée des construit néanmoins quand, dans la deuxième oraison,
at1ons subies à D a1i , '
ploutocrati· . . . og et a Adoua et des démo- il dépeint aux sénateurs l'image des amis de Catilina,
es Jmves qm nous m • fligea1ent
. d'iniques sanc-
en répercutant sur le principal accusé leur halo de per-
1. L'h·irsute, msupportable
· T
versité morale :
euton. (Note de la traductrice, N.d.t. T.)

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, dans leurs festins, entourés
ent couc hes le sait, fait allusion à un défaut de langage et donc
Nonchalamm . affaissés par l'ivresse, gorgés
• pudiques, de pensée.
de femmes im , d guirlandes, inondés de parfums, Toutefois, au départ, les ennemis ne sont pas tant
couronnes e l di
de mets, , h ils vomissent dans eurs scours ceux qui nous menacent directement du fait de leurs
, , de debauc es, .
enerves de meurtre contre les bons citoyens différences (comme ce serait le cas des Barbares), mais
. . des menaces
unpies di t e la ville [ .. .] Vous les voyez avec une ceux que certains ont intérêt à représenter comme
et d'incen e con r . .
élé amment peignée, brillants de parfums, sans menaçants même s'ils ne le sont pas. Ce n'est pas leur
chevel ure g A d •
1 b arbe arrangée avec art, vetus e turuques à caractère menaçant ui fait ressortir leur différence,
barbe ou a . A

manches et traînantes, portant des voiles plutot que des mais eur · érence qui devient un signe de menace.
toges ; et toute leur activité, toute l~ur fo~ce à supporter .... Voyez ce que Tacite dit des juifs : chez eux, « est
les veilles se fait voir dans des fesuns qw se prolongent profane tout ce qui chez nous est sacré, légitime tout
jusqu'au jour. Ce vil troupeau n'est qu'un ramas de tous ce que nous tenons pour abominable» (et on se prend
les joueurs, de tous les adultères, de tout ce qu'il y a à penser à la réprobation des Anglo-Saxons envers les
d'impur et d'impudique. Ces jeunes gens si gracieux et Français mangeurs de grenouilles et à celle des Alle-
si délicats n'ont pas appris seulement l'art d ' aimer et de mands envers les Italiens gros consommateurs d'ail).
se faire aimer, de chanter et de danser ; ils savent aussi Les juifs sont « étranges » parce qu'ils s'abstiennent
darder le poignard et verser le poison. de manger de la viande de porc, ne mettent pas de
levain dans leur pain, chôment le septième jour, ne
Le moralisme de Cicéron sera ensuite celui de saint se marient qu'entre eux, se font circoncire (non pas
Augustin, qui marquera du sceau de l'infamie les païens au nom d'une norme hygiénique ou religieuse, mais
parce que, à la différence des chrétiens, ils fréquentent « pour marquer leur diversité»), enterrent leurs morts
les cirques, les théâtres, les amphithéâtres, et célèbrentt et ne vénèrent pas nos Césars. Après avoir démon-
des fêtes orgiaques. Les ennemis sont différents de tré combien certaines de leurs coutumes (circoncision
n~us, et ils suivent des coutumes qui ne sont pas-les repos du shabbat) sont différentes, on peut insister su;
notres. la diversité en insérant dans le portrait des coutumes
1- Le Mf' , .. légendaires (ils consacrent l'effigie d'un âne, ils mépri-
l i b 1 erent par excellence c'est l'étranger. DeJa
es as-reliefs romams · représentent
' sent père et mère, enfants, frères, la patrie et les dieux).
les Barbares b ar·
bus et camus Pline n~ trouve, pour les chrétiens, aucun chef
' et l' appeliatlon
. même de barbare, on

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. l'ennemi
Construire Construire l'ennemi
. il t bien obligé
. ificatif car es li
d'admettre
. ,
d'accusation s1gn ' , des actes dé ctueux, mais a connus semblent être le destin de cette race malheu-
u'ils ne s'adonnent paps a rtant il les envoie à la mort reuse : on dit que l'oisiveté, la trahison, la vengeance,
q euses ou '
des actions vertu rif.' t pas à l'empereur, et que ce la cruauté, l'impudence, le vol, le mensonge, l'obscé-
'il ne sac ien il nité, la débauche, la mesquinerie et l'intempérance ont
parce qu s h aussi évidente et nature e
refus obstiné d'une . , c ose éteint les principes de la loi naturelle et ont fait taire les
, blit leur divers1te. d
etaPar la sUite,
. avec 1e développement , es contacts reproches de la conscience. Ils sont étrangers à tout senti-
. .
e nouvelle forme d ennenu verra ment de compassion et constituent un terrible exemple de
entre les peup1es, un d h aff' h. la corruption de l'homme quand il est laissé à lui-même.
.
le Jour : ce sera c ertes celui qui est e
. ors. et . 1c e.
son e,trangeté de loin, mais..aussi celw ,. .qw, est parmi . Le nègre est laid. L'ennemi doit l'être car on identi-
nous - auiour . d'hui nous dinons 1lffimlgre .,' extracom-
. , , fie le beau au bon (kalokagathia), et l'une des caracté-
unautaire _ et qui se comporte de mamere differente
ristiques fondamentales de la beauté a toujours été ce
: parle mal notre langue tel, dans la satire de Juvé 0
que le Moyen Âge appellera plus tard integritas (c'est-à-
nal le méchant Grec fourbe et véreux, irrespectueux,
dire posséder la même chose que le représentant moyen
libidineux, capable de culbuter la grand-mère d'un ru,ni.
d'une espèce donnée, si bien que parmi les humains,
L'étranger d'entre tous, de surcroît différent · par seront laids ceux à qui il manque un bras, un œil, qui
la couleur, c'est le Nègre. À l'entrée «Nègre» de
ont une taille inférieure à la moyenne ou une couleur
l'Encyclopaedia Britannica, première édition américaine «inhumaine»). Voici alors que, du cyclope Polyphème
de 1798, on lisait ceci :
au nain Mime, nous avons immédiatement le modèle
d'identification de l'ennemi. Priscus Panita au V" siècle
Dans le teint des nègres, on rencontre plusieurs après J.-C. décrit Attila comme de petite taille, avec un
nuances ; mais tous se différencient des autres hoilUJ,les . thorax large et une grosse tête, des yeux minuscules,
par les traits de leur visage. Joues rondes, pommettes_., une barbe fine et grisonnante, le nez aplati et (trait
~autes, front légèrement grand, nez court, large et épaté) ,. fondamental) la carnation foncée. Mais il est curieux
levres épaisses, oreilles petites laideur et irrégularité de de voir combien le visage d'Attila est semblable à la
forme ,. , ,
caractensent leur aspect extérieur. Les negress
es physionomie du diable tel que le décrira, plus de cinq
on~ une cambrure très marquée et des fesses très grosses, siècles après, Raoul Glaber : taille moyenne, cou chétif,
qui leur confèrent la forme d'une selle. Les vices les plus visage émacié, yeux très noirs, front plissé par les rides,

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. l'vres gonflées, menton démontre dans La Polychésie de la race allemande que
h saillante, e .
ez écrasé, bouc e . oreilles hirsutes et pom- · !'Allemand moyen produit plus de fèces que le Fran-
n ff:il , barbe caprine, .
,aés denture camne, crane
A

étroit et e e, , çais, et d'odeur plus désagréable. Si le Byzantin puait,


ides et e6 ouru11 '
rues, cheveux ra , . t dos bossu (Chronique, V, 2). le Sarrasin puait aussi dans I'Evagatorium in Terrae
, se proeminen ' .. .
allonge, ror vec une civ1hsat1on encore Sanctae, Arabiae et Egypti peregrinationem de Felix
Dans la rencontre a dd C ,
tins vus par Liutpran e remone, Fabri (XV" siècle) :
inconnue, les Byzan O 1er , B
, 968 par l'empereur tton a yzance,
envoye en
, d'integritas (Relation e am assa de a,
. d l' b Les Sarrasins souffrent d'une odeur horrible, ce qui
sont depourvus
explique qu'ils aient recours à des ablutions fréquentes
Constantinople) : ·',
et variées; nous n'avons pas cette odeur, et ils ne voient
Te fus introduit auprès de Nicéphore [ ... ] ; c'est un pas d 'inconvénients à ce que nous puissions nous bai-
ho~e assez monstrueux, une sorte de pygmée, à la ,tête ' gner avec eux - ce qu'ils ne laissent pas faire aux Juifs
grasse, et ses tout petits yeux le font ressembler à une,· qui dégagent une odeur pire encore. Ils nous voient
taupe, ses cheveux longs et fournis le font ressemblêr donc d'un bon œil aux bains 1•
d'assez près tandis que sa couleur évoque un Éthiopien ,
qu'on ne voudrait pas rencontrer en pleine nuit; il a une· Ils puaient aussi, les Autrichiens de Giusti :
large panse, les fesses décharnées, ses cuisses sont déme~,,.
surément longues par rapport à sa petite taille, ses jambes J'entre et, je me trouve devant un tas de soldats
de ces soldats septentrionaux '
sont courtes, tout comme ses talons et ses pieds ; il est vêtu )
d'une veste de soie, mais beaucoup trop vieille et devenùe, · comme seraient des Bohèmes et des Croates
mis ici dans la vigne plantés comme des piquets
en raison d'un usage quotidien, repoussante et jaunâtre:; :·
[. .. ]
t
Je restai en arrière, car, tombé au milieu
Fé:ide. L'ennemi pue toujours. Un certain Bérillon;
au debut de la p rem1ere
., G uerre mondiale ( 19 15)'' ;· de cette populace, je ne nie pas

1. Liutprand de Crém .. 1. Felix Fabri, Voyage en Égypte de 1483, traduction du Révérend


Schnapp Édi. one, Ambassades à Byzance, traduction Jo~l Père J~cques Masson, Éditions de l'Institut d'archéologie orientale
, tlons Anach arsis,
p. 45. (N. d.l.T.)
· p · d
ans, 2004 ; deuxième ambassa e, du Caue, 1975; tome 1, 15h, traité V, pp. 27-28. (N.d.l.T.)

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· t enn c.. ,,••
Construire Construire l'ennemi
. nt d'horreur
, un sentune
·
avoir e'prouve . vous épargne . est près de la porte. Et venez vous asseoir près de moi.
foncuon Il faut que nous fassions plus ample connaissance 1• »
que votre hal ur étouffante,
D flottait une c e .
un souffle de puanteellur , ce mais dans cette Le juif, vu comme modèle de l'Antéchrist, l'archi-
i Exc en ,
Pardonnez-mo ' S . r même les cierges ennemi, non seulement notre ennemi mais celui de
. n du e1gneu ,
belle maiso · d uif Dieu, est tout aussi monstrueux et puant, du moins à
• el me paraissaient e s .
du mattre-aut partir des origines du christianisme :

, G't ne peut que puer, puisqu'il se '


A son tour, 1e i an 'H . . l Voici ses traits : sa tête est comme une flamme
Lombroso L omme crzmzne ,.
ourrit de charognes ( ' . il ardente, son œil droit est injecté de sang, le gauche
n II) dans Bons Baisers de Russie, e e pue·
1876 1 , et, d · est d 'un vert félin, et il a deux pupilles, ses paupières
.'R' Kl bb l'ennemie de James Bon ' qq.1 est. sont blanches, sa lèvre inférieure est grosse, son fémur
aussi osa e , . 1 h"
., .
russe et soviettque mais lesbienne par-dessus e marc e.. droit est faible, ses pieds sont gros, son pouce écrasé
et allongé. (Testament syriaque de Notre Seigneur Jésus-
Avant même que la porte anonyme, peinte en crème., Christ, 1, 4, VC siècle)
se fût ouverte, Tatiana sentait déjà l'odeur qui ré~nait ià,~
1,.mteneur.
,. Quand on lw' eut dit sur un ton sec d entrer,
., , , L'Antéchrist naîtra du peuple des juifs [ ... ] de l'union
et qu'elle eut ouvert la porte, l'odeur la prit à la gorge\ d'un père et d'une mère, comme tous les hommes, et non,
tandis que son regard plongeait dans celui de la femm_e selon le dire de certains, d'une vierge. [ ... ] Au début de
_c ·
assise derrière une table ronde, sous un p l aronruer. C'était
, .' sa conception, le diable entrera dans l'utérus maternel,
par la vertu du diable, il sera nourri dans le ventre de
l'odeur du métro un soir de grande chaleur : parfum
la mère, et la puissance du diable sera toujours avec lui
bon marché mêlé d'effluves animaux. En Russie, les gens
(Adso de Montier-en-Der, Sur la naissance et les temps
s,.mon dent d'e parfum , meme s 'ils ont oubli'e de prendre
A
,, , de l'Antéchrist, siècle).
un bain, et de préférence quand ils n'en ont pas pris: E-,1:]
Rosa Klebb avait ôté ses lunettes. Ses yeux étaient bar·
bouilles
, de mascara, ses joues et ses l'evres re couvertes
. 1·, , , 1. Ian Fleming, Bons Baisers de Russie (1957), traduction d'André
, · couc he de rouge. [ . .. ] E ile tapota le divan· a
d' une epa1sse Gilliard, Paris, Livre de Poche, chap. 9, pp. 95-107. (N.d.l. T.)
côté d'elle.« Éteignez la lumière, ma chère. L'interrupteur
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20
Construtrt: '~ ..
oreilles comme celles d'un prétendent que la chair d'oie, dont ils sont friands, les
, de feu, des 'il rend atrabilaires et livides, attendu que cette nourriture
naura deux yeux bOuche de lion ' parce qu enverra abonde en sucs grossiers et visqueux. (Baptiste-Henry
, un nez et une c li du plus délictueux d'entre
ane, des actes de ro e . Grégoire, Essai sur la régénération physique, morale et
aux hommes . l honteuses de la contradic-
1 VOIX les p US
les feux et es .
1
. répandant dans eurs sens politique des ]uzfs, 1788)
f . ant renier 0 ,eu, . . .
tion, leur ais l h "ble lacérant les mst1tut1ons de
1 anteur la p us orn ' . . , . Plus tard, Wagner compliquera le portrait avec des
a pu f' oce des cup1dites ; ricanant avec
l'É lise avec 1a p1us er f aspects phonétiques et mimiques :
g. , t découvrant d'horribles dents de er.
un nctus enorme e . . e •,
(Hildegarde de Bingen, Liber savzas, III, 1, 14, XII s1ecle)
Le Juif, qui a un Dieu bien à lui, nous frappe à pre-
Si l'Antéchrist vient du peuple hébreu, son modèle mière vue par son aspect extérieur, et cela à quelque
nationalité qu'il appartienne et nous nous sentons, de
ne pourra que se réverbérer sur ~'imag~ d~ j~if'. ~u'il
ce fait, devant un étranger. Involontairement, nous dési-
s'agisse d'antisémitisme populaire, d ant1sem1t1sme
théologique ou d'antisémitisme bourgeois des XIX" et rons n'avoir rien de commun avec un pareil homme
[. . .] Nous ne pouvons en effet pas nous figurer un
xx< siècles.
Juif représentant sur la scène tel héros ou tel amou-
Commençons par le visage :
reux, ancien ou moderne, sans qu'aussitôt nous appa-
En général, ils ont le visage blafard, le p.ez crochu, raisse l'énormité et le ridicule d'une telle impropriété.
les yeux enfoncés, le menton proéminent, et les muscles •: ·] D'ailleurs, l'accent purement physique du parler
Jlllf nous choque désagréablement. Malgré un contact
constricteurs de la bouche fortement prononcés. [ ... ] On
ajoute que les Juifs sont cacochymes et très sujets aux de d~ vin~ siècles av~c- le~ na~ions européennes,
maladies qm· m· diquent corruption dans la masse du sang, la. c1vil1sat1on n est pas arnvee a faire disparaître cer-
tames_par~icularités d 'expression et de tonalités propres
comme autrefois la lèpre et aujourd'hui le scorbut, qui
a tant d'afflllltes
· , avec elle, les scrofules le flux de sang. au Juif. Rien de plus désagréable pour notre oreille que
[. .. ] On prétend aussi· que 1es Juifs exhalent
' le son à la fois zézayant, criard et traînard qui est à la
constam·
ment une ma • O d base de la prononciation juive. De plus, le Juif a une
ff , , uvaise eur. [ ...] D 'autres attribuent ces f~ço~ t~ut à fait impropre d'employer notre langue,
e ets a 1usage f ,
, , requent des légumes dont l'odeur eS t 1 alterat1on systématique qu'il fait de certains termes
penetrante c l' . .
' omme oignon et l'ail.[ .. .] Et d 'autres enflil '

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'il mploie mal à propos ne milliers de jeunes filles ne se laisseraient pas séduire par
d phrases qu e . hl
certains rours e n notre espnt un trou e
de provoquer e ,. d' de repoussants bâtards juifs aux jambes torses 1•
manquent pas d lus qu'est-ce qu il nous it,
deman ons p .
rel que nous ne l d"t [ J Il est de toute rmpor-
. nt il nous e 1 · · · · . Du visage aux coutumes, il n'y a qu'un pas, et voici
mais comme • hénomène pour nous expliquer
d reconnaitre ce P . l'ennemi juif qui massacre les enfants et s'abreuve de
rance e. d . ur nous par les œuvres musicales leur sang. Il apparaît très vite dans les Contes de Canter-
l'impress10n pro utte s .
. d Lorsque nous entendons un Jwf bury de Chaucer, où l'on raconte par exemple que, au
des Jwfs mo ernes. .
es blessés de rencontrer dans ses ·dis- moment où il passe par le quartier juif en chantant
parler, nous somm , . ,
complète de chaleur et d humamte. 0 Alma Redemptoris Mater, un enfant ressemblant à
cours une abse nce , .
[... ] Si l'on considère le chant comme l exp_ression la . saint Simonin de Trente est enlevé, qu'on lui tranche
1
plus adéquate d'une sensibilité exagérée, ~ais ~rofon- • la gorge et qu'on le jette au fond d'un puits.
dément humaine, il est naturel que le Jwf atteigne le Le juif qui tue les enfants et s'abreuve de leur sang
plus haut degré de sa sécheresse égoïste et nous pouvons a une généalogie très complexe, car le .même modèle
donc en déduire que dans tous les domaines de la vie préexistait dans la construction de l'ennemi interne au
artistique - en dehors de ceux mêmes qui ont le chant christianisme, à savoir l'hérétique. Un seul texte suffit :
à leur base - on est en droit de dénier à la race juive
toute possibilité d'exprimer des pensées d'art 1. Sur le soir, environ l'heure qu'on allume les cierges,
lorsque nous célébrons la salutaire passion de Notre Sei-
Hitler procède avec plus de grâce, presque à la limite gneur Jésus-Christ, ils assemblent en quelque logis à ce
de l'envie : destiné les jeunes filles instruites en leur catéchisme, puis
éteignent les chandelles, de peur que la lumière ne soit
témoin de leur abomination, et alors se jettent lubrique-
Justement chez les jeunes gens, l'habillement doit être
ment sur les filles, quiconque soit celle qui première tombe
mis au service de l'éducation. [ ... ] Si la beauté corpo-
ès mains d'un chacun d'entre eux, soit-elle sa sœur, soit-
relle n'était pas de nos jours si complètement reléguée au :--,
elle sa fille. Car il leur est avis qu'en cela ils font chose
second plan par la niaiserie de la mode, des centaines de: {
,, ,, 1
1. Adolf Hitler, Mein Kampf, Paris, Nouvelles Éditions latines, 1934,
L Richard Wagner, Le Judaïsme dans la musique (1850), traduction traduction intégrale par J. Gaudefroy-Demombynes et A. Calmettes.
de B. de Trèves, Paris, Société d'édition Muller et Cie.

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. bl s'ils transgressent les
. aux dia es, .
, éable et plaisante 1 quelles tous manages Thersite (« Bancroche et boiteux d'un pied, il a de
tres agr de Dieu, par es .
lois et ordonnances , d s Et lors ce beau sacrifice plus les épaules voûtées, ramassées en dedans. Sur son
· · , ont défen u · , · crâne pointu s'étale un poil rare.» Iliade, II, 212 1) est
de consangum1te s . h un chez soi, et apres avoir
, il se renrent c ac . , , h 1 socialement inférieur à Agamemnon ou à Achille et par
paracheve, s . . d neuf mois, etant ec u e
ordinaire e
attendu le renne f t exécrables conçus de tant conséquent il les jalouse. Entre Th~rsite et le Franti
d' fanter ces en an s
temps en il e rassemblent au même lieu. Puis de De Amicis, il y a peu de différences, ils sont laids
exécrable semence, s s il h tous les deux. Ulysse frappait au sang le premier et la
__ . , l'enfantement, s vous arrac ent
le quatneme Jour apres , . . . ., , société jettera le second en prison (Edmondo De Ami-
. , bl
ces misera es en d' tre les bras de leurs meres, pws mc1sant
. . ;
cis, Le livre Cœur, 25 octobre, 21 janvier2) :
et scarifiant tou t autour ces petits tendrons avec rasoirs. · ; :,i
. affil es,
b1en , ils reçoivent en certaines fioles on boucalz Je . ,1,. , Il est assis à côté d'une espèce d'effronté, un triste
sang qui en dégoutte et ruisselle de toutes parts : cela fait, ):
sire, un dénommé Franti, qui a déjà été renvoyé d'une
·ettent au feu ces pauvrets encore pantelants et haletants.:'_ü\
autre école. [. .. ] Il n'y en avait qu'un pour rire pendant
et là les font brûler et consumer. P ms
l . ils d'etrempent-. 1es ·~,,,· _
que Derossi décrivait les funérailles du roi, et Franti a ri.
cendres avec le sang contenu et réservées dites fioles, ·et .~~- '
Je le déteste. Il est mauvais. Quand le père d'un élève
ainsi pétrissent et composent je ne sais quelle abominable ,;-.,_,, ·
vient à l'école pour réprimander son fils, ça le réjouit ; quand
drogue de laquelle par après celéement ils souillent et j} quelqu'un pleure, il rit. Il tremble devant Garrone, et il
honnissent leurs viandes et breuvages, comme ceux .qui ; }:," frappe le petit maçon qui est tout menu ; il tourmente Crossi
mixtionnent le poison avec le mélicrat ou quelque autre _ à cause de son bras paralysé ; il raille Precossi qui est res-
breuvage doux, comme hypocras, puis participent tous :',' pecté par tout le monde ; il se moque même de Robetti, le
ensemble à ce banquet diabolique 1. garçon de seconde élémentaire qui marche avec des béquilles
depuis qu'il a sauvé un enfant. Il provoque les plus faibles et,
Parfois, l'ennemi est perçu comme différent et '·:: lorsqu'il en vient aux mains, il essaie vraiment de faire mal.
aid parce qu'il est de classe inférieure. Dans Filiade, :.\_,
', : '

1. Traduction Mazon, 193 7. (N. d. l.T.)


· Michel Psellos, De la puissance des démons in Revue des Etudes ,\ 2. Edmondo De Amicis, Le livre Cœur, traduction de Piero Carac-
1
;e~ques, Paris, Éditions Ernest Leroux, 1920, traduit du grec pat : ' ciolo, Marielle Macé, Lucie Marignac et Gilles Pécout - Notes et
,mile Renauld. :t postface de Gilles Pécout, Paris, Éditions Rue d'Ulm, 2001. (N.d.t. T.)
' ' ~11i:.•
<~;'l\
,, 27
26
el chose de repou ssant dans son front
Il y a qu que bl 'il cache presque sous la celui de l'imaginaire populaire - diabolise la femme
d I yeux trou es qu . .
bas, ans es d toile cirée. Il ne craint rien et dès !'Antiquité et jusqu'aux temps modernes. Pou;
visière de sa casque:te . ed' qu'il peut, il vole, puis il le !'Antiquité, je me limite à Martial (Épigrammes, 94) :
. , ,eux du maitre ' es .
nt aux ) . ffrontée . il se dispute tou1ours
nie avec une expression e , , . 1
, il apporte à l'école de grosses epmg es Quoique tu aies déjà vu passer trois cents consuls,
avec qu el qu un, d
. . • s• Il arrache Vetustilla, qu'il ne te reste que trois cheveux et quatre
pour piquer ses vo1sm . les boutons
. e sa veste,
dents, que tu aies une poitrine de cigale, de misérables
il. arrache ceux des autres , et il les Joue ; son cartable,
. ses livres , tout est froissé, déchiré, sale.. Sa cuisses de fourmi, un front où se montrent plus de rides
ses cah,ers,
règle est toute tordue, il mordille so~ porte-plume, il se que ta robe n'a de plis, des mamelles semblables à des
toiles d'araignée ; [. ..] que tu n'y voies pas plus clair
ronge les ongles. Ses habits sont plems de taches et de
déchirures qu'il se fait quand il se bat. [ .. .] Le maître qu'une chouette le matin; que l'odeur de ton corps soit
pareille à celle qu'exhale le mâle de la chèvre, que tu aies
fait parfois semblant de ne pas voir ses canailleries, alors
le croupion d'une oie maigre, [. .. ] tu te complais, après
Franti en rajoute. Il a essayé de le prendre par la gen-
deux cents veuvages, dans la pensée d'un nouvel hymen,
tillesse, mais le garçon s'est moqué de lui. Le maître lui
et tu cherches, insensée, un homme chez qui ta cendre
a dit des mots terribles ; Franti s'est caché le visage dans
excite le désir. [ ... ] Qui pourra te nommer sa femme,
les mains, comme s'il pleurait, mais il riait.
son épouse, [. .. ]. Celui qui met le feu aux bûchers por-
tera devant toi la torche de la nouvelle mariée : il ne faut
Parmi les êtres atteints de laideur à cause de leur
pas moins que ce flambeau pour entrer dans un organe
position sociale, on trouve évidemment le délinquant comme le tien1•
et la prostituée. Mais avec la prostituée, nous entrons
dans un autre univers, celui de l'inimitié ou du racisme Et qui pourrait bien être l'auteur des lignes suivantes ?
sexuel. Pour le mâle qui gouverne et écrit, ou gouverne
en écrivant, la femme est représentée comme l' enne- La femme est un animal imparfait, proie passionnée de
mie. Ne nous laissons pas b erner par les donne angeli- mille passions déplaisantes et exécrables ne serait-ce qu'à
cate, au contraire; c'est justement parce que la grande
littérature est dominée par des créatures belles et très 1. Traduction de Constant Dubos, Paris, ]. Chapelle Éditeurs, 1841.
douces, que le monde de la satire - qui est cl' ailleurs (N.d.l.T.)

28 29
e à raconter. [ . . .] Nul autre ani-,.
eler
rapP '
et plus
al
encor
'elles . mem
• e le porc, encore qu il vomissure ou du fumier comment donc p
mal n'est plus s e qu ' , tteint pas leur hideur: Et , ouvons-nous
b ill ' de fange, na . b dé:ire~ de serrer dans nos bras le sac d'excréments lui-
soit plus bar ou e· s vo u1a1en . t le nier , qu'ils o servent meme?
si d'aventure certain h 'ils cherchent les endroits
ell accoue ent, qu .
comment es elles dissimulent les horribles De la misogynie que nous dirions « normale » on
, honteusement,
secrets ou, ' Il til'sent pour extraire leurs humeurs arrive à la construction de la sorcière, chef-cl' œuvr~ de
instruments qu e es u 1
superflues 1. la civilisation moderne. La sorcière était déjà connue
dans l' Antiquité classique, et je me contente de rap-
Si Boccace (Corbaccio) pouvait penser ~si, lui, •le peler Horace («J'ai vu, de mes propres yeux, marcher
.. et 1e débauché , imaginez ce que devait ff"
1aie penser et d'un pas ferme, dans une ample robe noire retrous-
l ..
, · un moraliste du Moyen Age pour rea mner e J ·
A ,

sée, Canidie, les pieds nus et les cheveux épars, hur-


ecnre hl . ,
rincipe de Paul selon lequel, si jamais c'était possi ,;·, '. '. lant avec l'aînée des Saganas : leur pâleur les rendait
~ans brûler, mieux valait ne jamais connaître les ·plai~ -~, 1 l'une et l'autre effrayantes à voir2. » Satires, 8) ou les
sirs de la chair. . }- sorcières de L'Âne d'or d'Apulée. Mais dans l'Antiquité
Odon de Cluny au X: siècle rappelait que : · . . -~: comme au Moyen Âge, on parlait de sorciers et de

La beauté du corps est tout entière dans la pea~.


effet, si les hommes voyaient ce qui est sous la p~aù; 1·
~(:!;1-1 sorcières surtout en se référant à des croyances popu-
laires, comme des faits de possession somme toute épi-
sodiques. Rome au temps d'Horace ne se sentait pas
menacée par les sorcières et, au Moyen Âge, on pensait
doués comme les lynx de Béotie d'intérieure pénétra-/
tion visuelle, la vue seule des femmes leur serait na_u /'l,: ',, encore que la sorcellerie était un phénomène d'auto-
suggestion, c'est-à-dire que . la sorcière était celle qui
séabonde : cette grâce féminine n'est que saburre, sang, , '
croyait être une sorcière, comme le disait au IX" siècle
humeur, fiel. Considérez ce qui se cache dans les narinek { le Canon episcopi :
dans la gorge, dans le ventre : saletés partout ... Et nout \.'·'
qui répugnons à toucher même du bout du doigt de l~\
. ,. \·,Ù 1. Odon de Cluny, Collationum, lib. III, Migne, t. CXXXM,
~. p. 556.
1
1. Boccace, Corbaccio/Corbeau de malheur traduction de P. · Piori~ 2. Horace, Satires, traduction de François Villeneuve, Paris, Les
chon, Paris, Les Belles Lettres, 2010. (Njz_
T.) ',, Belles Lettres, 1995. (N.d.t. T.)

30 31
~-- r dues, p
erverties par Satap,
. t t~p'
'
comme Jérôme Cardan (De rerum varietate, XV) sou-
. [ ..,es pe
rem,., séduc ti·ons croien e ..• ,,ro- ' lèvent leurs objections de bon sens :
Certainesr ses illusions et ses ili.eu de la nuit, elles~,,, che-
séduites pa ent que, au m · d'une multituq.e Ce sont de petites femmes de condition misérable,
t ouvertem ' compag01e .. ,.
fessen aines betes en , aïenne Diane. : n~J:1 ] qui vivotent dans les vallées en se nourrissant d'herbes
vauchent cert . de la deesse p , ... : ... ,
[ mes, à la suite_ d . t constamment pree~~~- et de châtaignes. Si elles ne buvaient aussi un peu de
de rem . 1 s pretres o1ven , f •. f ·. \,11. ,,
'
Ces t pourquoi e
. que ces c os h es sont tout a ait aus~es
, ,. , ,. . ,·' lait, elles ne survivraient .pas. Aussi sont-elles émaciées,
euple de Dieu, . sont pas envoyées dâËl.lhla,) difformes, de couleur terreuse, avec les yeux hors de la
au P divagauons ne . . . , .. _·' •\ , .:
et que de tell~
, des fideles par
l'Es rit divin mais bien ,pa~,
P
~Tl~
· · -- ~\ -~èlJ'
tête, et montrent-elles par leur regard qu'elles sont d'un
pensee . tan en effet, se transforme en ~gjl./ , tempérament mélancolique et bilieux. Elles sont aussi
du mauvais. Sa ' . de l'esprit de ces>Bçmn~ ' taciturnes, distraites, un peu différentes des personnes
"' rend possess10n , . " .,-~.;- :
la Jum1ere, p . , de leur peu de foi •-~~,e possédées par le démon. Elles sont très fermes dans leurs
femmes et les domme a cause . .- ;)i:J:t: .
, opinions, si bien qu'en: ne prêtant attention qu'à leurs dis-
,._ ;,; i\1~--,•)i\
.\..•-,i\>-;'.\î,
leur incrédulite. cours, on pourrait croire vraies les choses qu'elles racon-
.~;·-~-:,~: ~1~i1~
tent avec tant de conviction, alors qu'elles ne sont jamais
En revan che , c'est à l'aube du monde hl
modem~,'~?~rt
, · ·'t 'sMi:l advenues, et n' adviendront jamais 1•
·, commencent à se rassem er en sec
1es someres . ..•-~-
•,,,~ ·- <~
t j':1
'l'b r leur sabbat à voler à se transmuer en :~ _./ ;\;'.
ce e re , ' . d ,. 'Vr,ii-tl, Les nouvelles vagues .de persécutions commencent
et à devenir l'ennemi de la société au pomt · ~•:W,~./-;~:
avec les lépreux. Carlo · Ginzburg rappelle, dans Le
, de l'Inqmsltlon
ter 1es proces · · · et ··l·e b"cher
u_ · Ge,'
' , .n -e~t: i{, Sabbat des sorcières, qu'en 1321 ils furent brûlés dans
pas ici que nous aborderons le probleme coni:ple,Y
., ..,., '"il toute la France pour avoir essayé de tuer la population
du syndrome de sorcellerie, en cherchant à saYQJ.f~~r en empoisonnant les eaux, : les ·fontaines et les puits :
s'agit de la recherche d'un bouc émissafre·lors dé:'_ ~-~~: « Les femmes lépreuses qui avaient avoué leur crime,
, .J,. e
fondes crises sociales des influences du èhamàfl:1§BJ, spontanément ou sous l'effet de la torture, devaient être
sibérien ou de la pe~anence d' archétype_s éteM,t: brûlées, à moins qu'elles ne soient enceintes ; si elles
C . 'l , .,.·&~
e qm nous intéresse ici, c'est encore le mod_e ;tÇ}\; ·"<
rent de la création d'un ennemi - modèle ·qui egr~~- 1. Jérôme Cardan, Dè la vànétë des choses, 1557, in U. Eco, Histoire
~o?ue à celui de la construction de l'hérétique '.: Ç'!t1?u de la laideur, Paris, Flammarion, 2007, p. 208. (N.d.l.T.)
Juif E il • ' i • ·"'t e
· t ne suffit pas que des hommes de scie{'fr,
'\;\~
-!:;,!1\~ 33
32
ues au secret jusqu'à
être ten , . premiers manuels d'instruction pour les procès inquisi-
d evaient e des enfants, et PUlS
l'étaient, e1les ent et au sevrag ··. toriaux visant les hérétiques, comme Practica inquisitio-
ccouche01 -.lées » ·~ nis hereticae pravitatis de Bernard Gui ou Directorium
Jeur ad .~;ent être bflJJ. 'd · tifier ici les racines de tout
elles ev,,., . cil d'1 en ,;, Inquisitorum de Nicolau Eymerich, c'est au XVC siècle
'est pas diffi e . urs Mais l'autre aspectirde
nn ntanunate . ' 1 l' :•\; (tandis qu'à Florence Marsile Ficin traduit Platon sur
proc ,
es fait aux co
. , ar mzG' burg , c est que es epr<!ux "1 l'ordre de Côme de Médicis et que, selon une fameuse
ersécUtion ctte dés aux Juifs et aux ·~- a ~ra- parodie goliardique, les êtres humains s'apprêtaient à
1a p étaient asso . d ., ,. ,
contamïnateurs h niqueurs colportaient es
,a' rents C ro,u li
~ t,l-1~-
des l'e~r~lp{-,
chanter « Quel soulagement, quel soulagement - nous
sins. DIlle ell les Juifs e'tat'ent comp ces " , . ,,~,..-
sommes sortis du Moyen Âge») entre 1435 et 1437 que
selon lesqu es . b up étaient brûles en ,w.:eme paraît (publié ensuite en 1473) le Formicarius de Nider
et c'est pourquo1Leeaucn·~ peuple se faisait ·justicf lµiç,, où, pour la première fois, on parle des différentes pra-
temps qu'eux ·· « elper ni au prévôt ni au bailli'·· · ;} ;t, il tiques de sorcellerie au sens moderne du terme.
même, sans en apphe x en même temps) qûè.~.le Dans la bulle Summis desiderantes a/fectibus, Inno-
__ r . les gens c ez eu , ..,:·".-"".· •,11:
emennait . cent VIII, en 1484, écrira :
bétail et le mobili ,
·er et il mettait le
.
feu. »
, ·,1\t•\.
il'.. ~; , ·r
L'un des chefs des lépreux. aur~t avo~e qu :•:\av; Récemment, il en est venu à nos oreilles, non sans
été acheté par un Juif qui hn avait_ remt.s du\f os- susciter beaucoup de chagrin, que dans certaines régions
(fait de sang humain, d'urine, de trois herb~s et-\~~ - ~les du nord de l'Allemagne [ ... ], nombre de personnes de
ries consacrées) placé dans des sachets lest~ ,ppl ~ ais l'un et de l'autre sexe, sans souci pour leur salut et en
faire couler plus aisément au fond des fontam~:'~\ "•t . s'éloignant de la foi catholique, se sont abandonnées
· , 't ·t adresse~a.qx aux ·démons, aux succubes et aux incubes et, en faisant
que c'était le roi de Grenad e qui s e al . ·\ '.·\' ti·\
• · mplot"1e, sw recours aux incantations, sortilèges, conjures et d'autres
Juifs - et une autre source aJoutait au co , , .'''t :" f\i •
, ·ent;·reuIDS
tan de_Babylone. Ainsi.' d'm:1 _seul coup, ~tal x\( ·)riif infâmes activités superstitieuses et pratiques magiques,
ont tué des enfants encore dans le ventre de la mère, des
les tr01s types d'ennem1 traditionnel: le lepreu ' ,-~--~àit
. l'h'ere'tique'"'e~ veaux et du bétail, elles ont fait sécher les récoltes [ ... ].
et le Sarrasin. Le quatrième ennemi, , '\\~;de Attendu que nous voulons empêcher, comme nous l'im-
, lepreux..,
apparu lorsque ordre avait été d onne aux ,i;~.' _ pose notre charge, par des remèdes opportuns, que le
cracher sur l'hostie et de piétiner la ·croix. •' · 1~~t~)p :·,,.,.
. . u~ • li' fléau de la dépravation hérétique ne diffuse ses poisons
Plus tard, des rituels de ce genre seront prauq:, 'f":aes
les sorcières. Si le :xw siècle avait vu la publi_catf~f'.
:
·\"'•
I,~ ".°i 1
35
,\1[~\

. ,;_;,•
,,:\t~
34
· t en" "" ..
Construire \.,ur,nruzre rennemi
nsenti aux inquisi-
. des innocents, il sera co d'exercer l' o ffitee et la foi catholique et la sainte Croix, et je t'accepte, toi,
détnment et Sprenger
au ommés Kramer Robinet, pour mon seigneur et maître. » Et elle rendit
teurs sus~ ces terres. hommage au démon en lui baisant le pied [. ..]. Ensuite,
inquisitonal sur
. . Sprenger et Kramer en signe de mépris de Dieu, elle jeta par terre et piétina
. , du Formrcanus, (Le du pied gauche et brisa la croix de bois. [. .. ] Elle se
Et en effet, inspire ,. fâme Malleus Maleficarum
publieront en 1~-86 1 m , fit transporter sur un bâton de la longueur d'un pied et
marteau des soraeres). . une sorcière, nous 1appre- demi ; pour se rendre aux synagogues, elle devait l'enduire
construtt d d'un onguent contenu dans un ciboire, qui en était rem-
Comment on ill ) dans les actes u pro-
pie entre m e • d pli, et se le placer entre les cuisses en disant : « Va, va
nons (un ex~ Antoinette de la parmsse e
cès inquisitonal contre , 1477 . , .:~ vers le diable ! » et immédiatement, elle était transportée
. Jonoz,
Saint- . diocèse de Geneve, en · · dans les airs en un mouvement rapide, jusqu'au lieu de
la synagogue. Elle confesse encore que, dans le lieu sus-
, ayant aban donné son mari et sa famille,
L'accusee d rejoi- ·· dit, ils mangèrent du pain et des chairs ; ils burent du
. , 1 li -dit « laz Perroy » près u torrent, vin et à nouveau ils dansèrent ; puis, ledit démon, leur
grut avec Masset e eu , , , . ell ..
,
[ ] ou se tenru .t une synagogue d hereuques, et
b e y,
. ·, ,.
·. maître, s'étant transmuté d'homme en un chien noir, ils
... d h et des femmes en grand nom re, qw ' l'honorèrent et le révérèrent, l'embrassant sur son der-
trouva es ommes . ., .·
1, courtisaient se trémoussaient et dansaient en amer~. . .. rière ; enfin, le démon, ayant éteint le feu qui resplendis-
a se , , b. . . vait .
Il lui montra alors un démon, appele Ro met,~ qw .. . sait de flammes vertes illuminant la synagogue, s'exclama
l'aspect d'un nègre, en disant:« Voici notre maitre, a qw à haute voix « Meclet ! Meclet ! » et, à ce cri, les hommes
nous devons rendre hommage, si tu veux avoir ce qu_e tu,~ couchèrent bestialement avec les femmes, et elle avec le
désires. » L'accusée lui demanda comment elle devait _se susdit Masset Garin'.
comporter [. .. ] et ledit Masset lui répondit : « Tu rerue- .·
ras Dieu ton créateur, et la foi catholique et cette maque-,~ Cette déposition, avec les différents détails de la
relie de Vierge Marie et tu accepteras comme ton seigneur; destruction de la croix et du baiser à l'anus, rappelle
presque littéralement les dépositions du procès des
et maître ce démon appelé Robinet et tu feras à sa façon
tout ce qu'il voudra[. .. ].» A ces mots, l'accusée s'attris~a
et refusa de le faire sur-le-champ. Mais à la fin, elle renta, 1. Cité dans Giuseppina et Eugenio Battisti, La civiltà delle streghe,
Milan, Lerici, 1964, pp. 75 et suivantes.
Dieu son créateur en disant : «Je renie Dieu mon créateur

37
36
'--''-'' " - ·'\

iède et demi plus-,l?t.


. 'était tenu un s inquisiteurs , de, ce Que les chiens,aboient quand je les croise en claudiquant ...
i pliers qlll s , t que 1es .",' Eh bien, moi, en ce temps de paix alangui à la.voix de fausset,
em . t frappant, c es .dés dans leurs questlops
Ce ~UJ d: xv" siècle sont gui 'ils ont lu dàns qes p~o ~ Je n'ai d'autre plaisir .pour passer le temps,
proces . par ce qu . • , . , ,,. Que d'épier mon ·ombre au soleil,
t Jeurs contestano~s . ar le fait que la Vlctllne,::-~p
e_ précédents, mats a~ss1 p doute proche de ¾a
ces . ato1re sans éll .,, "'
·~~t· Et de fredonner des variations sur ma propre difformité.
Et donc, si je ne puis être l'amant
terme d'un mterrog,,. able de ce dont , e .{.~ t
· d etre coup ul ,., ,. ,
les:
Qui charmera ces jours si beaux parleurs ·
ture, se convainc ocès en sorcellerie, non se ~ ~ -t ·:
Je suis déterminé à être un scélérat,
accusée. D~s e de l'ennemi, non seulemen~:\~
Et à haïr les frivoles plaisirs: de ces jours.
on cons~t une ag qu'elle n'a pas commis,- II_i \ .
victime finit par avouer ce . de l'avoir·. commis: Vôû.s . J'ai tramé des intrigues, de, perfides prologues,
en l'avouant, e se
e1l convamc
d
. ,,, .. .
L z' et l'[n:t::'jzp· Grâce à ·des prophéties d'ivrogne,'. des libelles et des rêves,
vous souvenez sans doute que, ans e ero ._1 '1.,:' , ..,,,.·, Pour dresser mon.frère :~ence et le roi
(1941 ) Arthur 1\. voestler raconte un processus •
aflaLOgl;!e
· ·• En haine mortelle l'un"c<>ntre ,l'aùtre :
,,

- et que
' dans les procès staliniens aussi on cons .,
. d la· Et si le roi Edouard •est aussi franc et droit
. 1•·
Salt 1mage
de l'ennemi pour enswte. persua er. .., ., Que je suis rusé, fourbe et1traître, .
time de se reconnaître dans cette 1n1age. · ,. ·· · ·.·,' -i: Aujourd'hui même Clar~ce,sera bôuclé .
La construction de l'ennemi réduit à cela_mem_e·'C~ ; D'après une prophétie, qui-dit que -« G »
qUI. aurait. aspire · , a, une reconn";ssance
eu
b1enveillan't
· ::.:~:J/•· Des héritiers ·d'Edouard sera le 'meurtrier.,~.
Théâtre et littérature nous montrent des exempl~~t,e Plongez, pensées, au fond de mort âme :
« vilains petits canards » qui, méprisés par leur,: ~\ voici Clarence qui.vient 1•
blables, se conforment à l'image que ceux-ci ont ·d'e :,·
Comme exemple typique, je citerai Richard III : Il semble qu'il so~t impossiblè.: de se passer de l'eri-
nemi. La figure de l'ennemi.né peut'être abolie par-'!~
Moi qui suis tronqué de nobles proportions, procès de civilisation.;· Le ,besofü 'est'inné même chez
Floué d'attraits par la trompeuse nature, l'homme doux et ami deJa,• paix; Simplement, dans ces
Diffonne, inachevé, dépêché avant terme . (

1. Traduction de Jean-Mi~el Déprats,' Paris, Gallimard/NRF, 1995.


Dans ce monde haletant à peine à moitié fait ... (N.d.l.T.)
Si boiteux et si laid

39
38
- . . . .... .," i c:nnemz
. d'un objet humain
de l'ennemi, ,
Cas on déplace J'image ·ale qui peu ou prou, nous attribué à Galbraith 1). Il s'agit d' hl
, une , force nature1le Ousoct que' ce soit· 1•exp1· olta- . ,
guerre, ou du moms d un lamento un Pamp. .et contre la
a . , ombattue, l l . , . , . pessuruste sur son
menace et doit etre c . d s le monde ou a po - caractere mevttable. Mais puisque p f. l
. . , our aire a guerre,
tion du cap1t. alism e ' la faimM . anmême si ce sont l'a des il faut un ennemi contre qui guerroyer, I'inéluctabilité
·
lution envtronne mentale.
h a1s,rappelle que 1a h ame · de
Brec t nous de 1~ guerre correspond à l'inéluctabilité de l'indivi-
cas « vertueux », . 1 visage duation et de la construction de l'ennemi Ain . l'
. d 'f elle aussi e · . . , . s1, au-
l'injusttce e ormelle d impuissante face au besoin · teur afftrmrut tres sérieusement que la reconversion de
L'' hique est- e one l'
et , . d nemis ? Je dirais que instance la_ société américaine à une situation de paix eût été
ancestral d a~01r es eqnuand on feint qu'il n'y ait pas ,'; desastreuse car seule la guerre constitue le fondement
éthique survtent non 1 d ,
. .
d'ennenus, mats quan d on essaie
, de es compren re, ,, du développement harmonieux des sociétés humaines.
Son gaspillage organisé est une soupape de sécurité qui
de se mettre a, 1eur place· Il n y a pas chez Eschyle , . une. ,
. envers les Perses , dont il ,vit la tragedie règle le bon fonctionnement de la société. Elle résout
haine . l parmi
G '_ le problème des stocks ; c'est un rouage essentiel. La
eux et de leur point de vue. Cesar traitera es au- •,.,
guerre permet à une communauté de se reconnaître en
101s. avec beaucoup de respect, tout au plus f .
les feraa>,J
'il ,,
t-il paraître un peu pleurnichards cha~ue ms qu s se, ;,, tant que « nation » ; sans le contrepoids de la guerre, un
d t et Tacite admire les Germams, les trouvan~
1
,:1
gouvernement ne pourrait même pas établir la sphère
ren en , . . _ , d' l . de sa légitimité; seule la guerre assure l'équilibre entre
même d'une belle complexion, se limitant a ep orer\? ·
, "hles parc~~;' '•'-~ . les classes et permet de situer et d'exploiter les éléments
leur saleté et leur réticence aux travaux pem antisociaux. La paix produit de l'instabilité et de la
qu'ils ne supportent pas la chaleur et la soif. Jt\\ délinquance juvénile ; la guerre canalise de la manière la
Essayer de comprendre l'autre, signifie détruire sot\ 1- plus juste les forces turbulentes en leur donnant un « sta-
cliché sans nier ou effacer son altérité. · ,' \, . tus». L'armée est l'ultime espoir des déshérités et des
Mais soyons réalistes. Ces formes de compréhens~çn,;, inadaptés ; seul le système de guerre, avec son pouvoir
de l'ennemi sont le propre des poètes, des saints ou de~,
traîtres. Nos pulsions les plus profondes sont d,un b'ien. ,~ 1. La paix indésirable ? Rapport sur l'utilité des guerres, préface de
H. McLandres (pseudonyme de J .K. Galbraith), introduction de
autre ordre. En 1968, parut aux États-Unis un Re~~rt Leonard C. Lewin, Paris, Calmann-Lévy, 1968. Traduction de l'ou-
/rom Iron Mountain: on the possibility and desirabtltty vrage américain Report /rom Iron Mountain: on the possibi/ity and
of peace, sous la plume d'un Anonyme (on l' avait· même.' desirability of peace, paru en 1967 chez Leonard C. Lewin. (N.d./. T.)

41
40
~ , , payer un prix
, re Ja sociéte _a , dépendent et le traître. Il y avait longtemps [. .. ] il avait été l'un des
repa . qUJ n en É
de vie et de mort, Pd jnstituoons obilisme. co-· meneurs du Parti [ ... ]. Il s'était engagé dans une activité
• our es d !'autom . , ,
du sang meme P, el pernent e e de sécunte a contre-révolutionnaire, avait été condamné à mort, s'était
Je dev op e soupap
pas.' comme la erre offre XIX' siècle, n'y mo~- · mystérieusement échappé et avait disparu. L..] Il était le
logiquement, . et si, jusqu au alides du corps social \' traitre fondamental, le premier profanateur de la pureté du
I pulaoon ' lus v l '
a surpo bres les P , , happaient, es ' - Parti. Tous les •crimes subséquents contre le Parti, trahisons,
raient que les mem I réformes y ec hl' \
. ) alors que es d , udre ce pro eme .: actes de sabotage, hérésies, déviations, jaillissaient directe-
(les guemers , ermis e reso . . , \ .
, es actUelsdont pts sur les centres civils. Le bom~ ment de son enseignement. Quelque part, on ne savait où,
system . , 1. ' ,
vec les bombar emen . démographique rrueux '1, il vivait encore et ourdissait des conspirations. [. .. ]
a régule la croissance . . l tilaJ ' Le diaphragme de Winston s'était contracté. Il ne pou-
bardement . el l hasteté religieuse, a mu -~
. "d ntu a c
que l'infanoo e '
d rt ,.
if de la peine e mo ••• '•:. vait voir le visage de Goldstein. sans éprouver un pénible
, l'usage extens d' ,. •, mélange d'émotions. C'était un mince visage de Juif, lar-
tion forcee ou . et le développement un~- -
Enfin, c'est la guerre q:11 perm, rédominent les situa- gement auréolé de cheveux blancs vaporeux, qui portait
art vraiment « humantste », ou p , , :Î' une barbiche en forme de bouc, un visage intelligent et
· de conflit. , · d "t)f- pourtant méprisable par quelque chose qui lui était propre,
nons
S'il . . 1a cons t ru ction de l ennemi o1 . . ;,,. .
t amsi
en es et constante.
' Dans 1984 '. Orwell nous..:~,\~".,, avec une sorte de sottise sénile dans le long nez mince
être intensive .
sur lequel, près de l'extrémité, était perchée une paire de
en donne un modèle vraiment exemplaire . ,
lunettes. Ce visage ressemblait à celui d'un mouton, et la
voix, elle aussi, était du genre bêlant. Goldstein débitait
Un instant plus tard, un horrible crissement, comm~: , .
sa venimeuse attaque habituelle contre les doctrines du
cdui de qudque monstrueuse machine tournant san~;
Parti. [. ..] Goldstein insultait Big Brother, dénonçait la
huile, éclata dans le grand télécran du bout de la s~.~~-:
dictature du Parti, exigeait l'immédiate conclusion de la
C'était un bruit à vous faire grincer des dents et à vo,'}5· ·
paix avec l'Eurasia, défendait la liberté de parler, la liberté
hérisser les cheveux. La Haine avait commence. j , ,,. ',,~, 1

de la presse, la liberté de réunion, la liberté de pensée. Il


Comme d'habitude, le visage d'Emmanuel Goldst~, , criait hystériquement que la révolution avait été trahie[. .. ].
I'Ennemi du Peuple, avait jailli sur l'écran. Il y eut des co~e~ Avant les trente secondes de la Haine, la moitié des
de sifflet çà et là dans l'assistance. La petite femme ro~~· assistants laissait échapper des exclamations de rage. Le
jeta un cri de frayeur et de dégoût. Goldstein était le renégàt visage de mouton satisfait et la terrifiante puissance de

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. 1 qu'on n'en pouvait sup- Il n'est pas nécessaire d 'atteindre les délires de 1984
l'armée eurasienne étaient pus , , 1.
. . G !dstein, ou meme penser a m, pour reconnaître en nous des êtres ayant besoin d'un
porter Par ailleurs, voir o l' ( ] ennemi. On voit bien la force de la peur engendrée
: . . ment Ja crainte et la co ere. . ..
prodmsait automatique ,.
, d . te la Haine tourna au dehre. Les par les nouveaux flux migratoires. En élargissant à
A 1a secon e minu ,
. r place et criaient de toutes leurs forces toute une ethnie les caractéristiques de certains de ses
gens sautaient su . .
pour s'efforcer de couvrir le bêlement affolant qm ven~t membres marginalisés, on est en train de construire
de l'écran. [.. .] La petite femme aux cheveux roux avait aujourd'hui en Italie l'image de l'ennemi rom bouc
tourné au rose vif, et sa bouche s'ouvrait et se fermait émissaire idéal pour une société qui, emporté~ dans
comme celle d'un poisson hors de l'eau. La fille brune ~n processus de transformation ethnique, n'arrive plus
qui était derrière Winston criait : « Cochon ! Cochon ! a se reconnaître.
Cochon ! » Elle saisit soudain un lourd dictionnaire de La vision la plus pessimiste à ce propos est celle de
novlangue et le lança sur l'écran. Il atteignit le nez de Sartre dans Huis clos. D'un côté, nous ne pouvons nous
Goldstein et rebondit. La voix continuait, inexorable. reconnaître nous-mêmes qu'en présence d'un Autre et
Dans un moment de lucidité, Winston se vit criant avec c: est sur cela que reposent les règles de la cohabita-
tion et de la mansuétude. Mais, plus volontiers, nous
les autres et frappant violemment du talon contre les bar-
trouvons cet Autre insupportable parce qu'il n'est pas
reaux de sa chaise. L'horrible, dans ces Deux Minutes
nous. En le réduisant à l'ennemi, nous nous construi-
de la Haine, était, non qu'on fût obligé d'y jouer un
sons notre enfer sur terre. Quand Sartre enferme trois
rôle, mais que l'on ne pouvait, au contraire éviter de
défunts, qui ne se connaissaient pas de leur vivant,
s'y joindre. Au bout de trente secondes t~ute feinte,
dans une chambre d'hôtel, l'un d'eux comprend la
toute dérobade devenau· mut · ile. Une hideuse ' extase, fa1te•
terrible vérité :
de frayeur et de rancune, un d,es1r . de tuer de tortu-
rer,
, d'écraser des visages
· '
sous un marteau, semblait . se
Vous allez voir comme c'est bête. Bête comme chou !
repandre dans l'a s1st · .
s ance comme un courant électrique Il n'y a pas de torture physique, n'est-ce pas? Et cepen-
et transformer cha ,
fou if cun, meme contre sa volonté, en un dant, nous sommes en enfer. Et personne ne doit venir.
voc erant et grimaçant1 . Personne. Nous resterons jusqu'au bout seuls ensemble.
[ .. .] En somme, il y a quelqu'un qui manque ici : c'est
1. George Orwell le bourreau. [ .. .] Eh bien, ils ont réalisé une économie
d'Amélie Audibe~/984, Paris, Gallimard/Folio, 1950, traduction

45
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de personnd. Voilà tout. [ .. .l Le bourreau, c'est chacwi
1
de nous pour les deux autres •

[Conférence prononcée à l'Université de Bologne le 15 mai


2008, dans le cadre des soirées sur les classiques et publiée
in lvano Dionigi éd., Elogio della politica, Milan, BUR, 2009.]

1: Jean-Paul Sartre' Huts. clos. Paris Gallim d


' , ar , 1991.

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