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Langue française

La prononciation et la prosodie du français du XVIème siècle selon


le témoignage de Jean-Antoine de Baïf
M. Yves-Charles Morin

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Morin Yves-Charles. La prononciation et la prosodie du français du XVIème siècle selon le témoignage de Jean-Antoine de
Baïf. In: Langue française, n°126, 2000. Où en est la phonologie du français ? pp. 9-28;

doi : 10.3406/lfr.2000.4672

http://www.persee.fr/doc/lfr_0023-8368_2000_num_126_1_4672

Document généré le 13/06/2016


Yves Charles Morin
Université de Montréal

LA PRONONCIATION ET LA PROSODIE DU FRANÇAIS


DU XVIe SIÈCLE SELON LE TÉMOIGNAGE
DE JEAN-ANTOINE DE BAÏF

On connaît relativement bien la prononciation et la phonologie segmentale du


français du xvie siècle — même si les recherches récentes ont montré que la
variation permise à l'intérieur de la norme « reconnue » était beaucoup plus importante
qu'on avait longtemps imaginé. On connaît cependant beaucoup moins bien sa
prosodie (durée vocalique) qui était beaucoup plus variable1.
Nous examinerons ici le témoignage laissé par Jean- Antoine de Baïf dans ses
œuvres en vers mesurés. Ces vers, construits sur le modèle des vers classiques du
grec et du latin, sont en principe fondés sur le poids des syllabes (qui dépend en
partie de la durée vocalique dans les syllabes ouvertes). Le vers mesuré de Baïf
n'était cependant sensible au poids syllabique que dans les syllabes non accentuées.
Les syllabes accentuées étaient soumises à une autre contrainte et devaient occuper
une position forte du mètre (correspondant aux ictus du vers classique). La graphie
de Baïf, néanmoins, fait apparaître des propriétés prosodiques non prises en compte
par la métrique et note souvent la durée phonologique sur les voyelles, en
particulier les toniques, par un accent circonflexe. Les contraintes métriques et la graphie
permettent ainsi de reconstruire les aspects les plus importants de la prosodie de la
langue de Baïf — qui devait être celle des lettrés de la Capitale 2.

1. Ceci est un rapport d'étape d'une recherche sur la langue de Baïf, subventionnée en partie par le
Conseil de Recherches en Sciences Humaines du Canada et par le ministère de l'éducation du Québec
(F.C.A.R.). Ce travail a impliqué la saisie informatique de l'ensemble des vers mesurés de Baïf (les
Étrennes de poésie française en vers mesurés 1574, les Chansonnettes, le Psautier [A] en vers mesurés de 1569 et
le Psautier [B] en vers mesurés de 1573) et leur lemmatisation partielle. J'aimerais remercier M. Dominique
Billy pour des observations judicieuses d'une version préliminaire de ce travail.
2. Fils non légitime de Lazare de Baïf, Jean-Antoine n'a pas eu de contact avec la famille angevine de son
père et a été élevé à Paris — c'est probablement le poète le plus « parisien » de la Pléiade, avec des traits
de prononciation assez distincts des autres poètes de ce groupe, et en particulier de Ronsard.
1 . Le témoignage de Baïf

1.1. La graphie

On dispose de deux sources pour reconstruire la prononciation de Baïf : sa


graphie et ses vers. Les observations antérieures sur sa prononciation 3 se sont fondées
presque exclusivement sur la graphie utilisée par l'imprimeur des Étrennes de poésie
française 4 et présupposent que Baïf avait réellement essayé d'établir une
orthographie phonétique comme le laisse entendre le poète: «Ainsi prenant sa droite
forme, /L'écrit au parler se conforme » (vv. 139-140 de la dédicace des Jeux, éd.
Marty-Laveaux des Euvres en rime, t. 3, p. 1-5). En particulier, on a régulièrement
cherché à attribuer des timbres univoques aux lettres notant les voyelles (selon
Millet 1933:31 et 37, la différence terminologique longue/brève chez Baïf et ses
successeurs recouvrirait une distinction d'aperture) 5 : ainsi <Ee'> 6 noterait la voyelle
fermée [e], <Eç> la voyelle ouverte [e], <O o> la voyelle ouverte [o] et <A//oo a//oo>
la voyelle fermée [o] — certains s'étonnent aussi parfois de ne pas retrouver la
distinction entre les voyelles [0] fermé et [cel ouvert qui seraient toutes les deux
rendues par <E/ e/> 7.
L'imprimeur, cependant, n'a pas été capable de reproduire intégralement la
graphie de l'auteur et a supprimé tous les signes et accents qui apparaissaient sur les
caractères spéciaux, qu'on trouve cependant dans les manuscrits ; par exemple,
l'accent circonflexe sur le caractère spécial <ê/>, qui permet de distinguer la voyelle
longue de <jêne> 'jeûne' de la voyelle brève de <je/ne> 'jeune', n'apparaît jamais
dans le texte imprimé.

3. Augé-Chiquet 1909 :349-351, Beaulieux 1927 :262, Bird (Baïf 1964 :xix), Bonniffet 1988 :76-84, Bousquet
1981 550-552 et 564, Catach 1968 :128-141, 1997 :34-35, Cerquiglini 1996 :97, Demaizière 1983 :596-597,
Hyatte 1981 :490 et 505n7, Jeanneret 1969 :208n3 et 346, Lote 1988 :140, Millet 1933 :31, Тепу (Baïf 1966 :51),
Thurot 1881 :xxxvi. Le traitement de Bullock 1997 :29, qui s'inspire du texte d'une conférence de 1996
(maintenant, Morin 1999a), est un peu plus nuancé.
4. Des différents textes écrits dans la graphie de Baïf, seul l'ouvrage intitulé Étrennes de poésie française en
vers mesurés a été publié du vivant de l'auteur en 1574 et n'est connu que sous cette forme. Ses autres
travaux, les Chansonnettes, le Psautier [A] en vers mesurés de 1569 et le Psautier [B] en vers mesurés de 1573, sont
restés sous formes de manuscrits et ont été rassemblés dans un seul volume (B.N. ms. fr. 19140) — cf.
Vignes 1999. C'est par erreur que Catach (1968 :128n2, 135) présente le Psautier A (« 62 feuillets de 78 (sic)
psaumes ») comme étant « en orthographe de Ronsard "plus avancée" » , la graphie dans ce texte est, à
quelques détails près, la graphie réformée que Baïf utilise dans les autres textes.
5. L'interprétation de Millet est conforme à la doctrine de Rousselot (cf. Morin et Dagenais 1985) dont
s'inspirent de nombreuses études contemporaines du système vocalique français du xvie siècle, et en
particulier Lote dans son œuvre sur l'histoire du vers français.
6. Les graphies de Baïf sont données entre crochets angulaires. Quand nous parlons d'une lettre, nous
donnons ses deux formes importantes <X x>, comprenant la majuscule <X> et la minuscule <x>. La lettre
<A/ ao est une variante dans le texte imprimé de la lettre <oo oo> des manuscrits, nous noterons souvent
cette lettre ainsi <A//oo a//oo>.
7. Cf. les observations d'Augé-Chiquet 1909 :348 selon qui Baïf n'aurait pas distingué jeune de jeûne.
Bullock 1997 :34и8 en arrive à la conclusion que « this difference was apparently not perceived in
Renaissance French » ; elle parle probablement d'une différence de timbre entre [0] et [œ], qui
effectivement n'aurait pas été perceptible... s'il s'avère que les deux voyelles s'opposaient seulement par la durée :
[30п(э)1 vs. [30 :п(э)].

10
Il faut bien comprendre, cependant, que l'objectif de Baïf était moins de noter la
prononciation que de rendre l'esthétique du système métrique du grec classique tel
qu'il l'avait intériorisé et dans lequel la graphie jouait un rôle dépassant la simple
représentation phonique du langage : l'imitation des régularités graphiques du vers
classique grec ne conduisait donc pas nécessairement à une transcription fidèle de
la prononciation du français (cf. Morin 1999b). Les hésitations et les corrections que
l'on peut déceler dans les manuscrits, que l'auteur reprenait régulièrement au cours
des ans au fur et à mesure qu'il amendait sa graphie, sont par contre très
précieuses, car les variations graphiques peuvent faire apparaître l'identité de sons
notés par des lettres distinctes.

1.2. Les vers

L'interprétation métrique des vers mesurés de Baïf est relativement complexe,


car ceux-ci respectaient deux mètres simultanément: un mètre graphique et un
mètre phonique accentuel-quantitatif (cf. Morin 1999a). Le mètre graphique suit
scrupuleusement les règles de la métrique classique, mais ne permet pas vraiment
de déterminer les caractéristiques phoniques des mots. En effet, dans le sentiment
esthétique associé à la métrique classique, la forme graphique pouvait très bien
primer sur la forme phonétique (et le faisait effectivement pour les vers grecs et
latins tels qu'ils étaient prononcés à la Renaissance). Il pouvait, comme dans la
poésie latine du moyen âge, en résulter une forme de « Scheinprosodie » (cf.
Norberg 1958:10) où les syllabes ouvertes étaient, au choix du poète, lourdes ou
légères ; seules les syllabes fermées étaient nécessairement lourdes. L'auteur dispose
d'un arsenal de conventions permettant de faire apparaître une durée graphique
conventionnelle pour satisfaire la métrique (graphique). Ainsi selon les besoins, le
mot juge s'écrit <juje> (sans indication du poids de la syllabe tonique), ou <juje> (le
micron indiquant qu'elle est légère), ou encore <jujje> et <juje> (la gemination ou
le macron indiquant qu'elle est lourde). Un autre moyen est le choix des lettres
<Éc> ~ <Eç> et <O o> ~ <A//oo a//oo>. Baïf écrit ainsi père <pere> pour la scansion
(uu)et <pe.re> pour (- u) ; de la même manière orage est <oraje> pour la scansion
( lj - u) et <a/raje> pour ( — u). (La graphie de Baïf adopte de son modèle grec la
distinction entre des voyelles toujours brèves : e et o, des voyelles toujours longues :
n et со, et des voyelles » communes » pouvant être longues ou brèves : i, t>, a — ainsi
dans le système de Baïf, <O o> est brève, <E ç> et <A//oo ay/oo> sont longues et
<Ee'> est commune.)
Combinée à la variation graphique observée dans les manuscrits, la métrique
graphique permet néanmoins de faire parfois quelques hypothèses sur la
prononciation. En syllabe fermée, comme dans les mots perte ou porte, où la syllabe est
nécessairement lourde, l'on n'observe pratiquement aucune variation entre <Ee'>
et <E e_> : perte s'écrit toujours <pçrte> et jamais *<pe'rte>. On peut en déduire que
l'auteur distingue deux timbres pour les voyelles moyennes antérieures non
arrondies et que la valeur par défaut de <Eç> est celle qui apparaît en syllabe fermée, où
il n'a pas besoin de « tricher » pour indiquer le mètre graphique. Par contre, porte
s'écrit aussi bien <payrte/poorte> que <porte>, la variante <pa/rte/poorte> étant
dominante, sauf dans ses premiers manuscrits où la graphie était à l'origine <porte>
mais très souvent corrigée ensuite en <poorte>. Ces hésitations et revirements pour

11
les graphies en syllabe fermée indiquent que les distinctions entre <O o> et <A//oo
a//oo> sont phonétiquement arbitraires et relèvent simplement de la métrique
graphique.
Il ne faudrait pas croire, cependant, que les choix graphiques utilisés pour
indiquer la métrique graphique soient toujours phonétiquement arbitraires : ils
accompagnent le plus souvent des régularités de la métrique accentuelle-quantitative. La
voyelle accentuable d'un mot — que nous appelons sa tonique — peut être ou non
accentuée dans le syntagme où elle apparaît. Une syllabe <E' ouverte contenant une
tonique brève inaccentuée, comme celle de <juje> dans juje droçt il qt> 'Et juge
droit il est' (PsB 7.38) est légère dans les deux métriques. Une syllabe ouverte
contenant une tonique brève accentuée, comme celle de <juje> dans <Juste juje sur nrs>
'Juste juge sur nous' (PsB 9.14) est lourde dans la métrique graphique et accentuée
dans la métrique accentuelle-quantitative. Ce n'est qu'en dépassant la simple
observation des régularités graphiques 8 et en établissant les bases de la métrique
accentuelle-quantitative de Baïf que l'on peut espérer découvrir le système phonique de
la langue de Baïf. Il ressort en particulier qu'en position prétonique, la métrique
accentuelle-quantitative permet de connaître la durée des voyelles en syllabe
ouverte (lorsque ce sont des monophtongues non suivies d'un groupe
Obstruante+Liquidé). Par exemple, l'hexamètre <Fç-me mrrir malure/s : ne me fe. ni
karcsse nï drse/r :> 'Fais-moi mourir malheureux : ne me fais ni caresse ni
douceur :' {Chans. 3.17.13) qui obéit au schéma métrique graphique (— u u — lju-uu
-u u -u u — ), exige que la prétonique <y> [u] de <mrrir> 'mourir' soit brève
alors que celle de <drse/r> 'douceur' doit être longue. Le relevé de toutes les
occurrences de mourir et douceur dans les œuvres de Baïf confirme qu'effectivement ce
sont les deux durées les plus régulièrement associées à ces deux voyelles
prétoniques et l'on peut en déduire qu'il existait une opposition de durée pour les [u]
prétoniques (il ne suffit pas d'observer une valeur dans un vers spécifique, car en
vertu de la conception que l'on se faisait alors de la métrique classique, le poète
pouvait altérer de temps en temps la valeur normale des poids syllabiques).

2. Le système vocalique

2. 1 . Les monophtongues orales


[i] <i> [y]<u>
^ e.?> [0] <eo
[e] <e q> [э] <e> [o] <o, oo/a/>
[a]<a> ^

Tableau 1. Valeur phonétique des voyelles


Les valeurs phonétiques apparaissent entre crochets carrés et les lettres de la graphie de
Baïf entre crochets angulaires.

8. C'est essentiellement cette lecture graphique non linguistique qu'examinent par exemple Bullock
(1997), Hyatte (1981) et Nagel (1878).

12
Le système vocalique de Baïf comprend neuf voyelles orales qui peuvent toutes
être longues ou brèves à l'exception du chva [э], toujours bref. L'indication du
timbre des voyelles est approximative et variait peut-être plus ou moins selon que
la voyelle était brève ou longue ; nous examinerons plus bas les probèmes
spécifiques de [e], [e] et [o]. Il est le plus souvent admis que la voyelle moyenne
antérieure arrondie correspondant aux voyelles modernes [0(1)] et [œ] avait un timbre
relativement fermé [0] au xvie siècle (avec des différences possibles selon la durée),
mais il est difficile de statuer. Quant à la voyelle <y> que nous avons transcrit [u],
comme il est aussi généralement admis, rien ne permet de décider la valeur réelle
de son timbre — qui aurait pu être relativement variable et avoir des réalisations
ouvertes [u] et même parfois [o] (comme on observe encore dans certains parlers
occitans modernes pour le continuateur du [o] roman fermé).
On notera que la graphie de Baïf ne se conforme pas à l'idéal des graphies
phonétiques, avec deux lettres <Ee> et <Çe.> qui semblent pouvoir transcrire toutes les
deux les voyelles moyennes antérieures [e] et [e], et deux lettres <O o> et <A//oo
a//oo> pour rendre l'unique voyelle moyenne postérieure [o].

2. 7. 7. Les voyelles moyennes antérieures [e] et /e]


Comme nous le faisions remarquer, on a régulièrement admis que la lettre
<Ëe'> de Baïf note la voyelle fermée [e] et la lettre <Ç e.> la voyelle ouverte [e].
Nous avons vu que les deux lettres n'ont pas les mêmes fonctions dans la métrique
graphique, de telle sorte que, sauf en fin de mot, le poète écrit la tonique avec <Çe.>
dans une syllabe (graphique) ouverte pour indiquer qu'elle est lourde et, sinon,
<Ée'> 9, p. ex. <je'te> ou <je.te> '(elle) jette'. Le plus souvent, il est vrai, <Ëe>
correspond à la voyelle fermée [e] telle qu'on peut la reconstruire pour la langue de
Baïf, et de la même manière <Ç e.> à [e].
Dans les syllabes fermées, qui sont nécessairement lourdes, le choix entre les
deux lettres est indifférent dans la métrique graphique. Pour les syllabes fermées
par r et suivies d'une consonne, Baïf utilise régulièrement <e'> là où l'on attend [e]
pour des raisons historiques, c'est-à-dire, dans le pluriel des noms se terminant par
-(i)er comme dans <bçzers> 'baisers' ou <e'tranjie'rs> 'étrangers' ainsi que dans le
mot <fie'rte'> 'fierté''; sinon, il utilise <e.> pour [e], comme dans <ale.rte> 'alerte',
<se.rs> 'cerfs', <ce.rc.eT> 'chercher', <krve.rt> 'couvert'.
Il est plus délicat d'interpréter une autre distinction qu'il fait régulièrement
devant [sa]. Il écrit <-e.sse> les terminaisons issues de [e] et de [e] romans devant
l'ancien français -sse [-sa], comme dans (il) baisse, (il) cesse, confesse, (il) laisse, presse
([e] roman) et déesse, maîtresse, pilleresse, princesse, vainqueresse ([e] roman) ; par
contre, il écrit <-esse> ou <-ese> (selon la position métrique, lourde ou légère) pour
les terminaisons issue de [e] roman devant l'ancien français -ce [-tsa] : (il) blesse, (il)
dresse, jeunesse, liesse, richesse, sagesse, tresse, tristesse, vieillesse, vitesse. Une distinction
de timbre [e] ou [e] selon ces sources étymologiques n'apparaît pas dans les autres

9. Dans la métrique graphique de Baïf, <E' e> est une voyelle commune. Elle peut donc en principe
apparaître aussi bien dans une syllabe ouverte lourde que légère. Le poète, cependant, limite son usage
aux syllabes ouvertes légères lorsqu'elle est suivie d'une consonne dans le même mot.

13
témoignages de la même époque (Peletier, Meigret, Ramus, Lanoue, mais ceux-ci ne
sont pas parisiens). Baïf a pu vouloir noter des différences de durée phonologique,
puisque la distinction qu'il fait entre <-e>sse> et <-e's(s)e> correspond à des
distinctions de durée dans la langue de Peletier et de Lanoue (cf. Morin et Ouellet
1991). On comprend mal, cependant, qu'il n'ait pas utilisé l'accent circonflexe,
comme il le fait ailleurs pour les durées phonologiques.

2.1 .2. La voyelle moyenne postérieure [o]


II est souvent admis que, dès le xvie siècle, les voyelles que nous avons notées ici
[a] et [э] avaient des timbres très différents selon leur durée : [a] antérieur et [o]
ouvert pour les voyelles brèves mais [ai] postérieur et [o:] fermé pour les voyelles
longues, comme cela sera vrai plus tard. Les descriptions des grammairiens du
xvie siècle cependant ne permettent pas vraiment de trancher 10. Cette interprétation
des timbres de [a] et de [o], déjà fréquente au xixe siècle, a été renforcée par deux
enseignements influents, celui de la phonétique expérimentale de l'abbé Rousselot
et celui de la phonétique historique. L'abbé Rousselot n'avait pas réussi à établir de
corrélation précise entre la perception de la durée phonologique et le temps mesuré
sur le tambour enregistreur. Par contre, ce chercheur notait que l'oreille — un
instrument de très grande précision dans ce cas — relevait très bien les différences de
timbre, même petites, associées aux différences phonologiques de durée. Son
enseignement a eu pour conséquence que l'on a régulièrement réinterprété les
indications de durée des grammairiens anciens comme des essais malheureux
d'indication de timbre n. Quant à la linguistique historique, elle a été marquée par
les travaux de Martinet (1955 :245-46, reprenant une idée de Joos 1952) et de Straka
(1964 :626-28 [1979 :462-64]) qui — chacun pour des raisons contradictoires u — font
valoir que la distinction existait déjà au moment où s'amuïssait le [s] préconso-
nantique dans des mots comme paste 'pâte' et coste 'côte', et remontait donc aux хпе
ou хше siècles 13.

10. Cf. Axelrod 1945 :20 pour le français du Manceau Peletier, Morin et Desaulniers 1991 pour celui du
Nantais Lanoue. Pour le français du Lyonnais Meigret, Shipman (1953 :68-70) essaie de distinguer
plusieurs valeurs allophoniques du [o] ouvert, mais celles-ci ne seraient pas reliées à la durée vocalique.
Enfin pour le français du Marseillais Rambaud qui ignore les oppositions de durée, Hermans (1985 :56)
reconstruit la valeur [o].
11. Ce que dénonce très justement Martinet (1947 :19-20 [1969 :163]) : « l'on accuse les grammairiens de
l'époque d'avoir, en s' obstinant à marquer la longueur aux dépens du timbre, manqué de perspicacité. »
12. Cf. Straka (1981 :208и227, «228 ; 209и233 ; 214и254) pour une critique de la position de Martinet (1955).
13. Martinet semble défendre, à cette époque, deux positions contradictoires. Dans des travaux écrits
avant et après 1955 il estimait que « vers 1700 » le français ne connaissait qu'une opposition de durée et
que les distinctions de timbre étaient marginales : « nous pouvons conclure qu'il y avait, dès cette époque,
au moins dans certains usages, un embryon de cette distinction de timbre qui a aujourd'hui à peu près
triomphé. Mais il ne s'agissait sans doute que d'une nuance... » (1947 :20-21 [1969 :164]), ou encore :
« l'évolution a consisté [. . .] à [. . .] remplacer la distinction de longueur par une distinction de timbre [...].
De façon générale, l'ancienne voyelle brève a tendu à s'ouvrir, l'ancienne longue à se fermer : /pôm/
(c'est-à-dire pomme) est devenu /рэт/ et /pôm/ (c'est-à-dire paume) est devenu /рот/ ; la distinction
qui était essentiellement de longueur a tendu à devenir une distinction de timbre. » (1959 [1969 :178]).
Martinet (1985 :30) revient sur ce problème et défend cette fois plus clairement son analyse de 1955, qui
— rappelons-le — concluait ainsi : « c'est ainsi que le français distingue encore aujourd'hui entre (il) lace
[las] et lasse [las] (1955 :246, c'est nous qui soulignons) [il parlait alors d'une distinction ininterrompue de
timbre depuis le moyen âge].

14
Il est possible que la fermeture du [oi] > [o:l qui a fini par s'imposer ait déjà
commencé au xvie siècle. Ce pourrait être une des sources du « ouïsme », si l'on admet
que [o:] était perçu comme ou (continuateur de [ol roman et [ol]/[ol] romans pré-
consonantiques) par les locuteurs qui avaient conservé le [o:] (cf. Dauzat 1928 :19
pour une interprétation voisine). Cette variation sociale disparaîtra progressivement
lorsque la fermeture des [01] se généralisera dans la norme (ainsi que,
éventuellement, celle de ou).
Il apparaît, cependant, que la langue de Baïf ne connaît pas cette fermeture.
Nous venons de voir que la distinction entre les lettres <O o> et <A//oo a//oo>, que
l'on a voulu interpréter comme une différence entre les timbres [ol et [o], relevait
simplement de la métrique graphique : <O o> en syllabe (graphique) ouverte note
une syllabe (graphique) légère et en syllabe (graphique) fermée une syllabe
(graphique) lourde ; <A//oo a//oo> note toujours une syllabe (graphique) lourde. Dans les
syllabes (graphiques) fermées lourdes, l'auteur a donc le choix entre les deux
lettres : porter et (il) porte, par exemple, peuvent s'écrire indifféremment <porter> et
<porte> ou <poorte'r> et <poorte>. Baïf a décidé à un certain moment qu'il utiliserait
la lettre <A//oo ги/оо> dans les syllabes fermées par <r>, mais même dans les
derniers textes, il reste suffisamment de fluctuation entre les deux lettres pour voir que
le choix est simplement graphique. La distinction entre <O o> et <A//oo a//oo>
accentués ne note pas non plus la durée, non seulement en syllabe (graphique) fermée où
ces deux lettres sont interchangeables, mais aussi en syllabe ouverte. En effet,
l'usage de l'accent circonflexe permet de conclure que les voyelles <A//oo a//oo> dans
les mots <soote> 'sotte', <paroole> 'parole' sont brèves, alors qu'elles sont longues
dans les mots <soôte> '(il) saute', <e'poôle> 'épaule', <roôze> 'rose'. Les
interprétations traditionnelles, toute poétiques qu'elles soient parfois — comme celle de
Bonniffet (1988 :82) qui voudrait que <moort> 'mort' prononcé [mort] (ou [mo:rt] ?)
avec une voyelle fermée « la rend[e] encore plus sinistre » — sont symptomatiques
de la légèreté avec laquelle on aborde parfois les faits de prononciation du français
du xvie siècle.

Si la langue de Baïf connaissait une véritable distinction de timbre entre [o] et


[ol, on se serait attendu à ce qu'elle apparaisse en syllabe fermée, puisque dans ce
cas la métrique graphique permet de choisir librement les lettres <O o> ou <A//oo
a//oo>. Or si Baïf utilise effectivement les lettres <Ee'> et <Eç> pour distinguer les
timbres [e] et [e] dans les mêmes conditions, il n'en est rien pour <O o> et <AI/oo
ги/оо>, où au contraire le choix est relativement arbitraire : une forte indication que
ces deux lettres notent le même timbre [o] (qui est le timbre que l'on reconstruit
pour le roman et que l'on observe encore en français moderne dans les mêmes mots
en syllabe fermée, cf. porte, force, mort, etc.).

2.2 Lechva

Les anciennes suites constituées d'une voyelle et d'un chva se sont normalement
contractées dans la langue de Baïf pour donner une voyelle longue : <kitê' >
'quittée', <jyrç> '(je) jouerai', <khfte"s> 'cloutées' < afr. cloueté(es). Dans certains vers,
exceptionnellement, une voyelle tonique peut être suivie d'un chva « ornemental »
que l'auteur marque d'un tréma, p. ex. <amîë> 'amie', et qui doit alors être

15
prononcé. Il s'agit clairement d'une convention de la langue poétique ne
correspondant pas à l'usage ordinaire. Les toniques suivies d'un chva ornemental
conservent la durée issue de la contraction historique, comme l'indique l'accent
circonflexe dans la graphie.
Les chvas post-consonantiques à l'intérieur d'un mot sont normalement
prononcés. Ils peuvent cependant être librement syncopés au contact d'un r, p. ex.
<e'Jperit> ~ <e'Jprit> 'esprit', <surete'>~ <surte'> 'sûreté', <Isràçl> ~ <Iseràçl>
'Israël'. Ceci est particulièrement fréquent avec les formes du futur et du
conditionnel, surtout après une occlusive, p. ex. <krpras> ~ <krperas> '(tu) couperas',
après un r simple, p. ex. <demvrra> 'demeurera' ~ <durera> 'durera', et dans les
formes du verbe donner <doneras> ~ <donras> '(tu) donneras' (la syncope n'est pas
attestée pour les formes des verbes entraîner, moissonner, aimer et allumer). Le chva
thématique de la première conjugaison est exceptionnellement généralisé aux autres
conjugaisons, comme dans <plyvera> '(il) pleuvra'. La syncope s'observe aussi
après un groupe obstruante+[r] : <anjandrrâs> '(tu) engendreras', <montrront> '(ils)
montreront', <de'livrra> ~ <de'livrera> '(il) délivrera'. Baïf conserve alors les deux
<rr> dans la graphie, peut-être pour éviter une mauvaise lecture du temps de la
forme verbale, mais peut-être aussi pour noter que la coupe syllabique passe entre
l'obstruante et le r qui suit. (Cette syncope est encore fréquente dans la langue
parlée moderne, et très souvent, on entend alors une coupe syllabique de ce type,
qui fait que je le rentrerai(s) peut avoir une prononciation [кШ.ке] distincte de je le
rentrais [im.tKe].)
Les chvas post-consonantiques en syllabe finale de mot sont normalement
prononcés devant consonne et en fin de vers, sauf ceux de encore, de homme et de
prud'homme qui peuvent exceptionnellement être élidés (Г élision du chva final de
homme et de prud'homme, écrits <om'>, <om> et <prudom> est-elle à rapprocher du
cas sujet on/от et prudon/prudom de l'ancien français ?).
La conservation des chvas post-consonantiques relève probablement du style
poétique voulu par Baïf. Il n'est pas impossible que dans la prononciation
spontanée, au moins en débit rapide, les chvas post-consonantiques puissent syncoper. On
peut croire, cependant, que dans la langue soutenue, sur laquelle se modelait la
poésie, la syncope n'était pas obligatoire. Par opposition, la contraction des chvas
avec une voyelle précédente était achevée dans la langue du poète.
Les diphtongues [ai] et [oi] de l'ancien français lorsqu'elles étaient suivies de
chva ont connu plusieurs développements, de telle sorte que leurs continuateurs
peuvent avoir ou non un yod, qui se comporte alors comme une consonne et
bloque la contraction avec le chva suivant (sans bloquer l'allongement) : afr. [ais] >
[e:is] ~ [e:] et [ois] > [ue:ia] ~[ue:] (cf. § 2.4.1). Selon les besoins du mètre, Baïf
utilisera l'une ou l'autre de ces variantes : <gçiemant> ~<gçmant> 'gaiement', <vrê.ie>
~<vrç> 'vraie', <joê>ie> ~<joç> 'joie' u. On ne trouvera donc qu'exceptionnellement
des chvas ornementaux après les continuateurs de ces diphtongues, p. ex.
<ge.rroçe> '(il) guerroie' (qui pourrait bien être un lapsus pour <gçrroçie>).

14. Baïf a le même usage dans sa poésie rimée, ce que son éditeur de 1963 ne comprend pas.

16
Enfin, un chva peut venir briser les groupes Obstruante+Liquide devant une
diphtongue ascendante : <rvrie'r> ~<Yverie'rs> 'ouvrier', <çevrea/s> ~<çeverea/s>
'chevreaux'.

2.3. Les monophtongues nasales

Les deux principaux problèmes concernant les voyelles nasales au xvie siècle
sont d'une part le maintien des voyelles nasales devant une consonne nasale
forte 15, dont il reste quelques rares continuateurs en français moderne, comme dans
les mots ennui [ânyi] et (nous) vînmes [vë:m], et d'autre part la préservation des
consonnes nasales faibles après les voyelles nasales, qui ont toutes disparu dans la
norme du français parlé dans le nord de la France, mais qu'on entend encore parfois
dans les variétés méridionales, comme dans grand [grâ4] et grande [grâM].

2.3.1 . Les voyelles nasales devant consonne nasale forte


C'est un lieu commun que de dire que dans l'histoire du français toutes les
voyelles se sont nasalisées devant une consonne nasale (sauf peut-être pour les
voyelles les plus hautes [i] et [y]) : pan [pan] > [pân] et dame [dama] > [dama]. Ce
serait pendant la période des xvie et xvne siècles que les voyelles se seraient
dénasalisées devant une nasale forte ; de sorte que dame [dâmfe)] redevient [dam(a)],
alors que la nasalisation reste dans pan [pân] devenu [pâ(n)] 16. L'on invoque pour
cela : les assonances dans les plus anciennes chansons de geste, le redoublement de
nasale dans la graphie, comme dans bonne, qui aurait noté la nasalisation de la
voyelle précédente (en faisant le pari que des graphies telles que peine, saine, dame,
lame, (il) étame, rame, plane, manie, moment, etc., ont été rénovées), et enfin, l'éternel
calembour de Molière jouant sur l'homophonie de grand-mère et grammaire, qui
prouveraient qu'au xviie siècle, dans certains milieux, la dénasalisation ne s'était pas
encore produite devant une consonne nasale forte. Les faits sont autrement
complexes et il n'y a malheureusement aucune raison de croire à une continuité entre la
nasalisation des chansons de geste et celle que l'on observe dans bonne ou grammaire
au xvie siècle.
En fait, il existait à cette époque deux normes concernant la présence des voyelles
nasales devant consonne nasale forte (cf. Morin 1994). Dans la première norme, ces
voyelles nasales étaient relativement rares. Elles se trouvaient (1) à la jointure de
morphèmes, comme dans emmener, immortel, (nous) vînmes, intelligemment,
plaisamment, nenni, en (arrivant), enmi, néanmoins, (2) dans des mots savants comme Anne,
automne, calomnier, condamner, ennemi, hymne, grammaire, somme, sommaire — qui
comprennent les mots préfixés en im- et in- déjà mentionné, tels que immortel — et (3)

15. Nous utiliserons les termes fort et faible pour décrire les consonnes qui étaient respectivement dans
une attaque et une coda de syllabe avant la syncope des chvas. Ainsi les deux consonnes nasales sont
fortes dans mime [тгт(э)] et faibles dans enfin [ânfî"].
16. Il existe d'autres scénarios plus ou moins semblables, qui présupposent aussi une dénasalisation se
produisant à la même époque.

17
dans les trois mots année, ennui et flamme 17. Cette norme s'était étendue dès le milieu
du xvie siècle aux français régionaux plus au Sud, en particulier à Lyon et à Marseille
pour lesquels nous avons des témoignages directs (la voyelle nasale cependant s'est
adaptée à la phonologie locale, pour donner une suite voyelle orale — ou plus ou
moins nasalisée — suivie de consonne nasale, ce qui a pu créer des consonnes
nasales géminées). Cette norme survit en partie dans la norme moderne où s'est
produit depuis la dénasalisation des voyelles nasales dans les terminaisons adverbiales
-emmentl-amment ainsi que dans les formes savantes (immortel, condamner, grammaire).
Dans la norme moderne des lettrés, ces mêmes mots savants connaissent souvent
des consonnes nasales géminées, comme sommaire [sommer] ou grammaire
[grammer], ou un groupe de deux consonnes nasales, comme hymne [imn]. Il n'y a
vraiment aucune raison de considérer le fameux grammaire de Molière comme un
exemple archétypique de l'évolution des voyelles devant consonne nasale.
La deuxième norme du xvie siècle connaissait les mêmes voyelles nasales que la
première plus les suivantes : о nasal bref devant consonne nasale, comme dans
bonne, homme, honneur ou besogne — ce qui inclut un nombre important de mots —,
a nasal long dans (il) gagne, et la diphtongue nasale longue [ë:i] de faîne, gaine, haine,
reine, traîne. Les autres voyelles, cependant, ne sont pas nasalisées devant consonne
nasale, comme dans les mots lame, cane, ébène, règne, peine, teigne, ancienne, voisine ou
lune. La nasalisation des voyelles devant consonne nasale forte semble avoir été
distinctive dans cette norme, car il existe aussi un petit nombre de о oraux devant ces
consonnes. C'est ainsi que Lanoue (1696) oppose le о bref oral de honoré [onore] au
о bref nasal de honneur [5n0r] ; de la même manière, il oppose le о long oral de tome
[toim(a)], au о bref oral de astronome [-пэт(э)1 et au о bref nasal de pomme [р5т(э)]
et (il) nomme [пэт(э)].
L'usage de Baïf reflète la première norme, avec cependant un a long nasal dans
les formes du verbe <ganneT> 'gagner', et (selon le mètre) dans le mot besogne 18. On
peut raisonnablement croire que la lettre <n> que Baïf utilise dans ces cas note la
nasalisation de la voyelle précédente. Devant une nasale dentale, comme dans les
mots <annui> 'ennui' ou <ootonne> 'automne', on peut hésiter et penser qu'il
voulait transcrire une géminée [annyi] et [oitonna] ou encore l'appendice nasal d'une
voyelle nasale [ânnyi] et [o:tônn3l. Il utilise, cependant, la même lettre devant la
labiale <m> et la palatale <r\>, comme dans <flanme> 'flamme', <ne>anmoe'ins>
'néanmoins', <inmorte.l> 'immortel', <bezonne> 'besogne', où il est très peu
vraisemblable qu'elle représente une consonne dentale (même réduite). Il est plus
difficile de décider si la voyelle о est bien orale dans la langue de Baïf devant consonne
nasale forte comme les graphies <bone> et <ome> de bonne et homme le laissent
croire. En effet, ne disposant que de la lettre <n> comme diacritique de la
nasalisation, il devrait écrire <bonne> et <onme> pour noter la nasalisation. Mais dans son

17. Le mot année peut être considéré relativement savant ou influencé par la tradition latine, comme l'a
été le mot semi-avant grammaire ; le mot flamme est probablement issu de flambe avec assimilation du b au
m précédent.
18. La présence du <n> devant <r\>, dans des mots comme <krenqet> '(ils) craignent', <malini\emant>
'malignement', <indinr^itec> 'indignité', est relativement rare et pourrait être un moyen graphique pour
noter une syllabe lourde.

18
système graphique, cela indiquerait aussi que la voyelle est longue. On peut penser
qu'il aurait pu écrire <bone> et <ome> malgré la nasalisation de la voyelle pour ne
pas lui attribuer une durée inopportune. On dispose, cependant, d'un autre
manuscrit autographe de Baïf, le Psautier [Cl en vers rimes de 1587, où il adopte la métrique
traditionnelle. Bien que cette métrique lui permette alors d'utiliser librement les
consonnes géminées, le poète conserve l'usage qu'on lui connaît ailleurs pour les
consonnes nasales, p. ex. done 'donne (impér.)' 19 mais solennelle, ce qui confirme que
la langue de Baïf suit bien la première norme.
On relève cependant une particularité distributionnelle insolite du о tonique bref
devant consonne nasale forte, comme dans les mots <bone> Ъоппе' et <ome>
'homme'. Baïf s'interdit d'utiliser cette tonique sous l'accent — il aurait alors pu
l'écrire <oo> pour se conformer à la métrique graphique, comme il le fait
régulièrement devant d'autres consonnes, p. ex. <noble> ~ <nooble> 'noble' ou <апкоге> ~
<апкооге> 'encore'. Cela correspond peut-être à une particularité de prononciation
(probablement prosodique) de о devant une nasale forte, que nous n'avons
cependant pas encore réussi à identifier.

2.3.2. La perte des nasales faibles en coda


Les nasales faibles en coda se sont amuïes très tôt dans certaines régions d'oïl.
Ce changement est certainement achevé dans la langue de Baïf devant consonne. La
lettre <n> qu'utilise le poète devant <p, t, к, b, d, g, f, s, v, z, 1, r> note certainement
la nasalisation ; c'est particulièrement clair devant les labiales <p> et <b>, comme
dans <ronpre> 'rompre' et <onbre> 'ombre', où elle peut difficilement avoir noté
une consonne dentale. Il est beaucoup plus difficile de savoir si sa langue connaît
aussi l'amuïssement des nasales faibles en finale de mot. Baïf utilise la letre <n>
pour représenter les nasales faibles issues d'un [pi palatal en finale de mot, comme
dans les mots <be'ir|> 'bain', <bezoe'iri> 'besoin', <Kre'ii\> 'crains (impér.)' ou
<be'niri> Ъешп', qui — si elle représente bien le son [n] palatal qu'elle note ailleurs
— montrerait que la distinction entre [n] et [ji] n'était pas encore neutralisée et que
[p], ainsi peut-être que [n], n'étaient encore articulés en finale de mot. On ne peut
totalement exclure une influence des graphies traditionnelles baing, besoing, craing,
cependant. Ce qui est plus inattendu, c'est la graphie <m> dans les mots <çam>
'champ' et <кат> 'camp' 20. En effet, on peut exclure l'influence de la graphie
traditionnelle, qui ne se manifeste pas dans les autres mots ayant aussi
traditionnellement un m — comme plomb, prompt, romps (impér.) ou temps que Baïf rend
toujours avec un <n> : <plon>, <pron>, <ron>, <tans>. La lettre <m> pourrait très
bien noter ici le son [m], probablement faible, provenant de l'affaiblissement et de

19. L'édition de 1963, cependant, réintroduit parfois des géminées absentes du manuscrit.
20. Les textes écrits dans l'orthographe Baïf contiennent une seule autre forme dont l'étymon médiéval
se terminait par -mp : (je) romp et romp (impér.), qu'il transcrit <ron> sans <m> final. La prononciation de
cette forme verbale pourrait avoir été refaite sur celle de l'infinitif <ronpre> 'rompre' ou de la 3s <ront>
'(il) rompt'. On notera aussi que dans le Psautier С en orthographe traditionnelle, Baïf utilise la lettre m
pour prompt, romps et temps.

19
la nasalisation de l'ancien [p] final 21. On retrouve la même lettre <m> dans les mots
<nom>, <dam> et dans les noms bibliques, comme <Adam>, où elle pourrait bien
aussi noter une consonne finale faible [m] (dans les deux premiers mots, par
réfection savante).

2.3.3. Inventaire des voyelles nasales


Baïf distingue cinq monophtongues nasales : <in>, <un>, <e'n>, <an>, <on>.
L'absence de <e/n> est probablement accidentelle, cette voyelle nasale ne pourrait
apparaître que dans un petit nombre de mots, comme (à) jeun, qui n'ont pas été
utilisés dans ses œuvres en orthographe réformée. Seule l'absence de contreparties
nasalisées des voyelles orales <e.> et<Y> est significative. On notera en particulier
que les suites encoda et de ancoda de l'ancien français ont été neutralisées et ont pour
continuateur le même son, transcrit <an>, comme dans <vant> Vent' et <grant>
'grand'. On n'observe aucune différence de durée entre les continuateurs de encoà&
et de ancoda comme il existe dans certains parlers d'oïl. La monophtongue nasale
<e'n> n'apparaît que dans des mots savants comme <pe'ntemime'tre> 'pentemi-
mètre' ou <Me'nfis> 'Memphis'.

2.4. Les diphtongues

2.4.1 . Les diphtongues et triphtongues orales


Baïf note huit diphtongues ou triphtongues orales :
[je], écrite <ie'> comme dans <pie'> 'pied',
[ue]/[ue], écrite <oç> ou <oe'> comme dans <moç> 'moi' et <voe'zin> 'voisin',
[yi], écrite <ui> comme dans <fruit> 'fruit',
[ш], écrite <ie/> comme dans <lie/> 'lieu',
[эо] (ou [eo] ?) 22, écrite <eoo/ea/> comme dans <bea/> 'beau',
[ei], écrite <e'i> comme dans <pe'ine> 'peine' et <ve'ine> 'vaine',
[uei], écrite <oe'i> comme dans <e'loe'ii\e'e> 'éloignée'.
Les cinq premières diphtongues sont certainement ascendantes et la sixième
descendante comme nous les avons transcrites ; cette précision cependant ne peut se
déduire ni de la graphie, ni de la métrique de Baïf. La triphtongue <oei> [uei] est
probablement une variante allophonique de la diphtongue <oe'> ; en effet, elle ne
s'observe que devant une consonne nasale, où elle alterne d'aileurs souvent avec
<oe>. Baïf hésite souvent entre les graphies <oç> et <oe*> sans raison évidente, car
dans ce cas l'alternance n'est pas motivée par la métrique. Il se pourrait que ceci
corresponde à une fluctuation entre les deux prononciations [ue] et [ue] ; [ue]
semble favorisé en position tonique et [ue] en position pré-tonique. On notera que

21. On observe un développement semblable en français moderne dans le mot lambda, le plus souvent
prononcé [lamda] et dans somptueux ou tombe parfois prononcés [sômtuo] et [tôm].
22. La graphie <e> utilisée par Baïf incite à voir un [э] dans le premier élément de la diphtongue ; c'est
plutôt le timbre [g] qu'indique Ramus, par exemple. Il est possible qu'il y ait eu ici encore deux usages
distincts au xvie siècle (qu'on retrouve encore au xvne siècle).

20
le premier élément des diphtongues ou triphtongues issues de oi que nous avons
transcrit [u] est écrit <o>, qui ailleurs note la voyelle [э], et non pas <y>, qui ailleurs
note la voyelle [u]. Apparemment, le grammairien n'a pas perçu d'affinité entre
l'élément [u] et la voyelle [u], soit que la première s'apparente à [g], soit que la
seconde ne soit pas exactement un [u] (comme nous avons vu plus tôt). On ne peut
exclure non plus le poids de la graphie traditionnelle de oi dans le choix de la
graphie <o>. La langue de Baïf, comme celle des autres témoins du xvie siècle, connaît
la diphtongue descendante [ei] (il n'y a aucune raison de croire que Baïf s'est laissé
berner par la graphie traditionnelle, comme il est dit parfois).
La diphtongue <ie"> [je] s'observe encore dans les noms et les adjectifs après des
consonnes palatales, comme dans <çie'r> 'cher', <danjie'r> 'danger' ou <le'jie'r>
léger', mais jamais dans les verbes. La forme réduite moderne est parfois utilisée
(<çe'r>, <danje'r>), sans que le choix de la variante soit nécessairement motivé par
la métrique. La diérèse est régulière pour lierre (<nçre>) et s'observe parfois pour
ciel (<siel> ou <sïej>), fièvre (<fie'vre> ou <fiçvre>) et millier(s) (<milïe'rs>) ; le
changement de lettre <e_> pour <e>, cependant, n'implique pas nécessairement un
changement de timbre lié à la diérèse.
Les diphtongues ue et eu ainsi que les suites vocaliques eu [эу] ou [ey]) de
l'ancien français sont devenues la monophtongue [0] dans le parler de Baïf23, pour
laquelle il utilise le digraphe <eu> dans le manuscrit du Psautier A — ce qui
formellement correspond à une diphtongue [эу] 24 — et la lettre simple <e/> dans ses
travaux ultérieurs 25. (Il entreprend de corriger le manuscrit du Psautier A pour se
conformer à sa nouvelle graphie, mais abandonne après quelques pages).
Les diphtongues décroissantes ai [ai], oi [oi] et [yi] de l'ancien français, qui sont
normalement devenues <e.> [e], <oe.>/<oe'> [ue]/[ue] et <ui> [yi] devant consonne
ou en fin de mot, ont eu un triple traitement lorsqu'elle étaient suivies d'une
voyelle, soit qu'elles conservent la valeur qu'elles avaient en ancien français (avec
resyllabification probable du yod comme attaque de la syllabe suivante), soit
qu'elles évoluent comme si elles étaient devenues *[aii] > [ei], *[oii] > [uei] et [yii]
> *[yii] 26, soit encore — lorsqu'elles sont suivies de chva — qu'elles évoluent selon
le modèle régulier [-aia] > [e:], [oia] > [ue:] et [yia] > [yi:] (les alternances reliées à
[yi] cependant apparaissent difficilement dans la graphie). Baïf exploite
généreusement ces alternances à des fins métriques en position pré-tonique, sans que l'on
puisse déterminer leur statut dans la langue ordinaire, par ex. <paie?r> ~ <pe.ie'r>
'payer' et <frdroie/r> ~ <frdroe'ie/r> 'foudroyeur'. En position tonique, les
variantes du type [ai] et [oi] ne sont pas attestées (il est difficile de décider pour

23. Les suites vocaliques eu en toutes positions ainsi que diphtongues ue et eu en position prétonique
peuvent aussi devenir [y], d'où de nombreuses alternances entre <e/> [0] et <u> [y] dans les œuvres de
Baïf, qui les exploite à des fins métriques. Ces alternances relèvent de la linguistique historique.
24. La prononciation diphtongale de eu est largement attestée au XVIe siècle pour ces voyelles, en
particulier dans le français de Lyon décrit par Meigret, qui utilise [êy]. Le français de Marseille décrit par
Rambaud y substitue la monophtongue [y].
25. On observe la même évolution dans la graphie de Ramus à la même époque.
26. Les détails de l'évolution historique sont beaucoup plus complexes. Le changement, dans certains
dialectes, est en partie analogique.

21
[yi]), les deux autres sont fréquentes : <vrçie> - <vrç> Vraie' ou <joçie> ~
'joie'. De la même manière, la diphtongue oi [oi] a connu plusieurs développements
devant la nasale palatale forte [p] : [o] ~ [ue(i)l comme dans </ое?ще«> ~ <Joei\e/s>
~ <Jone/s> 'soigneux'.

2.4.2. Les diphtongues et triphtongues nasales


La langue de Baïf devait comprendre quatre diphtongues ou triphtongues
nasales correspondant à [je], [ue]/[ue]/[uei], [yi] et [ei]. La diphtongue [yï]
n'apparaît que dans quelques rares mots en français (juin, suint) et n'est pas attestée
dans les textes en orthographe réformée, les autres sont :
[iê], écrite <ien> comme dans <bieîn> 'bien',
[êi], écrite <e'in> comme dans < Kre'inte> 'crainte',
[uëi], écrite <oe'in> comme dans < moe'ins> 'moins'.

3. Le système consonantique

La graphie de Baïf apporte peu de connaissance nouvelles sur le système


consonantique du français du xvie siècle. Elle permet mal de noter l'amuïssement des
consonnes. Ainsi l'auteur écrit la consonne finale de petit dans <Son petit garson>
(- u ) de façon à assurer une lecture lourde de la syllabe tonique, bien que cette
consonne soit certainement amuïe. Avec l'adjectif grand, cette convention n'est pas
nécessaire, et il écrit alors conformément à la prononciation <gran> devant
consonne, p. ex. <de gran renom>, et <grand> (pour [grâ:t]) en fin de vers, p. ex. <si
pe/s te fe.re grand> 'si tu peux te faire grand'. Elle ne permet pas non plus de noter
le statut des consonnes faibles, n, r, s en fin de mot (en voie d'amuïssement ou
amuïes).
Il apparaît cependant que la langue ignore les consonnes géminées et que la
gemination graphique relève de la métrique graphique — quand elle n'est pas un
substitut à l'accent circonflexe pour noter la durée — , ainsi guérison s'écrit de trois
façons : <ge'rîzon>, <ge'rizzon> ou <ge'rizon>, qui renvoient toutes au même
schéma métrique ( u — ). On ne peut définitivement pas dire que « quand [Baïf] se
laisse aller à en doubler une [consonne], c'est par force de l'habitude » (Bonniffet
1988 :81).
Seule l'interprétation de <rr> est douteuse. L'on sait qu'au xvie siècle l'on
distinguait deux sortes de r, un [r] probablement vibrant (qui dans certains dialectes
ou sociolectes pouvait déjà être dorsal [r] ou [k]) et un [r] probablement émis avec
un battement simple (qui dans certains dialectes ou sociolectes pouvait être la
fricative [ô], devenue [z] dans chaise). Le premier provenait du r de l'ancien français
en initiale de mot et du rr géminé (intervocalique), le second du r simple (intervo-
calique) — il est plus difficile de se prononcer pour les autres contextes. Baïf ne fait
aucune distinction nette dans sa graphie. On observe quelques alternances du type
<rr> ~ <лг> comme dans <vçrra> ~ <vê>ra> '(il) verra', où le <rr> semble
simplement indiquer que la voyelle précédente est longue. Or il se trouve que les voyelles
ont été régulièrement allongées devant r fort. La graphie <rr> de Baïf pourrait donc

22
simplement noter la durée de la voyelle précédente. En principe, il devrait y avoir
une opposition phonologique entre [r] et [r] après voyelles longues, selon la source
de la durée : [ve:ra] < '(il) verra' mais *[ege:ra] '(il) égaiera' (dans le deuxième cas,
la durée provient d'une contraction avec un chva qui précédait le [r]). Il n'est pas
impossible, cependant, comme le laisse suggérer une remarque de Lanoue (1596),
qu'après une voyelle longue, il se soit produit une neutralisation des deux r en
faveur de [r] vibrant, ce qui expliquerait l'ambiguïté de la notation. Baïf, cependant,
utilise plus volontiers <rr> pour les anciens rr géminés (conservés dans la graphie
traditionnelle) et <лг> dans les autres cas.

4. Le système prosodique

C'est un autre lieu commun que de dire que le système prosodique du français
du XVIe siècle ignorait les distinctions de durée vocalique, ou que, s'il les connaissait,
elles étaient secondaires et peu perceptibles : « From a review of the literature, it is
impossible to state with any certainty that phonetic length was salient in Middle
French. It is even less likely that we can attribute any real degree of salience to
phonological length distinctions» (Bullock 1997:32). Une opinion un peu moins
extrême est celle de Cerquiglini (1995), selon qui le français de cette époque aurait
bien connu une durée distinctive, mais seulement pour les voyelles toniques 27. Une
troisième, qu'on retrouve sous la plume de Monferran (1999 :71), est prête à
reconnaître « la pertinence de l'opposition de longueur dans les parlers du Nord de la
France à cette époque », mais soupçonne les réformateurs d'avoir forcé la dose et
inventé « une prononciation quelque peu artificielle » pour donner au français le
lustre des langues classiques.
Ces opinions sont surprenantes. Elles semblent résulter d'une approche
philologique non-comparative de l'histoire du français dans laquelle on se limite aux
témoignages anciens (usages graphiques, métriques, rimes et commentaires sur la
prononciation) sans tenir compte des données ultérieures. Lorsque les témoignages
sur la durée vocalique semblent contradictoires, on en déduit qu'elle n'existait pas
et que les grammairiens l'ont inventée chacun à sa manière, sur le modèle du latin.
Cette démarche n'est pas légitime : il faut prendre en considération la variation
dialectale et sociolectale de la norme de cette époque. Ce n'est pas parce que Rambaud
n'observe pas de distinction entre les voyelles [0] et [y] dans le français de Marseille
de son époque que l'on peut en déduire qu'elle a été inventée par les grammairiens
qui la font. Il en est de même de la durée. Il suffit d'examiner les données modernes
pour voir que pâte et château se prononçaient il n'y a pas encore longtemps à Paris
(cf. Michaelis et Passy 1897) avec une voyelle a longue (et postérieure) s' opposant à
la voyelle a brève (en antérieure) de patte et bateau, comme nous le disaient déjà les
grammairiens du xvie siècle (sauf ceux qui étaient issus de régions où ces
oppositions n'existaient pas — dans une grande partie de la Picardie et du Midi de la

27. Cerquiglini semble attacher beaucoup d'importance à cette thèse, il la répète pas moins de sept fois
dans son ouvrage (1995 :53, 58, 98, 108, 128, 130, 146).

23
France par exemple, cf. Morin et Dagenais 1988). Il n'y a pas eu création ex nihilo de
durée (phonétique) dans pâte et château (pas plus que dans jeûne, comme le voudrait
Bullock). Les doutes émis par Monferran sur la valeur du témoignage de Peletier
relèvent d'un sain scepticisme scientifique ; ils ne s'appuient cependant sur aucune
observation spécifique.
Il n'y a aucune raison de douter que le français du xvie siècle connaissait des
oppositions de durée vocalique aussi bien pour les toniques que pour les
prétoniques. Il n'y a aucune raison de croire non plus que l'usage était dialectalement
uniforme et stable dans le temps. La durée des toniques dans les anciens oxytons
(les mots sans e « muet » post-tonique) en particulier était soumise à de fortes
pressions analogiques puisqu'elle était souvent associée aux marques de nombre pour
les noms, comme dans ami [ami] ~ amis [ami:28] ~ amie [ami:l {cf. Morin et
Desaulniers 1991), et de personne pour les verbes. Comme pour la nasalisation
devant consonne nasale forte, il existait au moins deux normes importantes pour la
distribution des durées des toniques dans les anciens oxytons ; on voit ainsi Peletier
du Mans passer de l'une à l'autre entre 1550 et 1580. A la toute fin du xvie siècle,
Lanoue — un grand du Royaume, peut-être moins soucieux des modes courtisanes
— ne connaît que la norme adoptée par Peletier en 1550. Cette norme apparaît
encore, avec une évolution compréhensible, dans les traités de La Touche à la fin du
xviie siècle et n'avait pas encore disparu des parlers de la Bretagne romane au
milieu du XXe siècle. On a donc des témoignages tardifs, plus ou moins précis, qui
confirment que les différents usages reconstruits pour le xvie siècle avaient des bases
réelles. Pour obtenir ces résultats, il a fallu examiner méticuleusement les données
disponibles, les replacer dans les contextes dialectaux et sociaux qui s'imposent,
voir comment ils dérivent des usages plus anciens et les comparer aux usages
ultérieurs — en d'autres termes, utiliser aussi rigoureusement que possible les
méthodes de la linguistique historique et comparative.
Nous pensons pouvoir exposer bientôt les résultats de cette démarche pour la
langue de Baïf. Les résultats pour les voyelles toniques sont limités et pas très
surprenants, ils se conforment aux usages déjà connus pour cette époque. Les résultats
pour les voyelles prétoniques sont beaucoup plus intéressants, car le témoignage de
Baïf est le plus riche dont on dispose avant le xvnie siècle. Les durées ainsi observées
sont dans l'ensemble justifiées historiquement. Ce sont les voyelles longues créées
(1) par la chute des [s] préconsonantiques, comme dans <tânie?rs> 'tanières' ou
<Ýtil> 'outil', (2) par la vocalisation de [1], comme dans <dvse/r> 'douceur' ; (3) par
coalescence de deux voyelles consécutives, comme dans <svle'r> 'saouler' ou
<klrte" s> 'cloutées' < af r. cloueté(es) ; (4) par la réduction des [rr] géminés, comme
dans <vçra> '(il) verra'. Le témoignage de Baïf met clairement en évidence qu'il y
a aussi eu un allongement des diphtongues ai et oi devant [z], comme dans
<mçzon> 'maison' (une durée que notent parfois ses contemporains et qui est
encore observée dans certains usages régionaux). Il confirme que si la chute du [s]
préconsonantique a généralement allongé les voyelles, il faut en excepter les [e]
prétoniques comme dans les syllabes initiales de <е'к1ете'> 'éclairé' ou de

28. C'est parce qu'il n'a pas vu ce changement de norme, que Monferran (in Peletier du Mans
1996 :180n7) se croit autorisé à corriger les textes tardifs de Peletier.

24
<de'Krvçrte> 'découverte'. (Les [e] prétoniques ont cependant pu être allongés
lorsqu'ils ont un rapport morphologique avec des [e] ou [e] toniques longs, comme
dans <mçle'r> 'mêler' dont la prétonique alterne avec la tonique longue de '(il)
mêle').
En ce qui concerne la phonologie de la langue, on observe donc que toutes les
voyelles peuvent être longues ou brèves. Cette distinction vaut non seulement pour
les monophtongues, mais aussi pour toutes les diphtongues — qu'elles soient
ascendantes : [ie:] comme dans <viè],e> 'vieille', [ue:] comme dans <chamoê.s>
'chamois', [yii] comme dans <suîs> '(je) suis', [101] comme dans <iê/s> 'yeux', [эо:]
comme dans <ea/> 'eau', ou descendante: [e:i], comme dans <rê4ne> 'reine'. Le
témoignage de Baïf, cependant, ne permet pas de noter s'il existait des oppositions
de durée pour les voyelles nasales, comme les décrira plus tard Lanoue (1596).

5. Conclusion

En conclusion, la poésie mesurée de Baïf offre un témoignage inestimable sur la


prononciation du français du xvie siècle, à condition bien sûr de bien comprendre
les objectifs de la graphie qu'il avait développée, d'examiner les documents dans
laquelle cette graphie n'a pas été mutilée par les imprimeurs et de distinguer la
métrique graphique de la métrique accentuelle-quantitative qui régissent toutes les
deux les vers mesurés de Baïf. Aucune des études antérieures sur la graphie, la
métrique ou la langue de Baïf n'a malheureusement pris ces précautions. Qu'elles
aient été franchement hostiles au projet de Baïf (p. ex. Lote 1988) ou favorablement
disposées (p. ex. Bonniffet 1988), elles ont cru relever de nombreuses contradictions
et incohérences, condamnées par les premiers, justifiées par les seconds. La durée
des voyelles prétoniques a surtout surpris ces observateurs ; Lotte ne comprend pas
pourquoi la prétonique de douceur pourrait être longue. Bonniffet celle de baiser.
Aucun n'imagine que c'est ainsi que l'on parlait à cette époque, comme s'il allait de
soi que les prétoniques ne pouvaient être que brèves ; c'est la même assurance qui
anime Cerquiglini (1995) dans ses observations sur l'accent circonflexe.
Il est vrai que les manuels de phonétique historique du français ne réservent
qu'une toute petite place à l'évolution de la durée vocalique (quand ils le font) et
que les témoignages anciens concernent presque tous les voyelles toniques. Le
corpus des poésies mesurées de Baïf est probablement le seul qui permette de
connaître la distribution des durées des voyelles prévocaliques dans un idiolecte
précis du français avant le premier dictionnaire « phonétique » du Marseillais
Féraud à la fin du xviir2 siècle. C'est ce qui fait toute la valeur de ce témoignage.
L'interprétation de ce corpus n'est possible que si son analyse est la plus exhaustive
possible 29. Ce travail a exigé la saisie informatique de l'ensemble des vers mesurés

29. Des études fondées sur l'examen d'un petit nombre de vers et limitées à la métrique graphique ne
permettent pas d'observer les régularités. Ainsi, dans l'appendice С qui présente la scansion d'un des
poèmes de son corpus, Bullock (1997 :41) omet le premier mot Ô du premier vers (apparaissant dans la
lettrine ornée au début de ce poème). Cela ne l'empêche pas d'offrir une scansion de ce vers ; mais celle-
ci viole au mons trois régularités métriques (graphiques et accentuelles) qui deviennent évidentes
lorsqu'on examine un corpus un peu plus représentatif.

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de Baïf en orthographe réformée et la mise au point d'un logiciel permettant
d'effectuer le découpage automatique des vers en constituants métriques à partir des
schémas métriques à vérifier et des durées vocaliques lexicales reconstruites par
approximations successives. Le système phonique synchronique présenté ici est
fondé sur l'analyse des hexamètres publiés dans les Étrennes (un peu moins de 1300
vers), de l'ensemble des vers de Chansonnettes (un peu plus de 3900 vers) et de
vérifications ponctuelles dans les autres textes. L'analyse complète du corpus
permettra de comprendre l'évolution historique, mais ne devrait pas modifier l'image
générale du système synchronique.
La langue de Baïf ne représente cependant qu'un des multiples usages de la
Cour bigarrée de la deuxième moitié du xvie siècle. D'autres usages, plus ou moins
teintés des traits régionaux de diverses provinces, s'y côtoyaient qui avaient plus ou
moins conservé la durée vocalique issue des divers allongements historiques qu'ont
connus les français d'oïl. Ce serait une erreur de croire que l'on peut reconstruire
une sorte de norme moyenne du français standard, comme le voulait Thurot (1881-
83) et la plupart des travaux sur l'histoire du français qui se sont inspirés de son
travail sans refaire l'étude monographique de chacun des témoignages. Bien qu'il soit
difficile de reconstruire la variété des usages cultivés à cette époque, on peut
raisonnablement croire que si Baïf n'a pas réussi à faire adopter la poésie mesurée, ce
n'est pas parce que « le français » ignorait les distinctions de durée qui la fondaient,
comme il a été souvent répété, mais parce qu'il n'existait pas de tradition culturelle
permettant les compromis nécessaires à son adoption par un groupe linguistique-
ment hétérogène. Les divergences de prononciation étaient bien plus redoutables
pour la survie de la poésie rimée à la même époque, mais son enracinement
culturel l'a protégée et a entraîné les compromis qui s'imposaient (cf. Morin 1996).

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