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MELAMPOUS

Les jeunes d’aujourd’hui


sont-ils les mêmes que ceux d’hier ?
Jean-Jacques Yvorel*
Historien

Melampous : Une première question volon- M. : L’archétype “gamin de Paris” c’est une
tairement très naïve, la délinquance juvéni- image plutôt positive de l’enfance populaire ?
le a-t-elle toujours existé ? J.J.Y. : Pas vraiment. Comme beaucoup de
Jean-Jacques Yvorel : La question n’est en nos contemporains, vous avez été "trompés"
rien naïve. Si l’on entend par délinquance par Victor Hugo et par son Gavroche, personne
juvénile le fait pour des enfants ou des adoles- positive par excellence. Certes, cette version
cents de commettre des infractions pénales, le favorable du “gamin de Paris” existe en dehors
phénomène est très ancien et nous en trouvons des Misérables, notamment sous la plume des
militants républicains ou socialistes, mais elle
des traces dès l’Antiquité. Si, par contre, on se est loin d’être dominante. Dans ses Mémoires
réfère à un problème social spécifique, distinct d’outre-tombe Chateaubriand qualifie les
de la délinquance en générale, c’est, en France, gamins de singes laids et étiolés, libertins
dans les années 1820-1840, que l’on “invente” avant d’avoir le pouvoir de l’être, cruels et
la délinquance juvénile. pervers. Moreau-Christophe, inspecteur des
Le mineur délinquant existe d’abord en tant prisons, déclare au Congrès pénitentiaire de
que “jeune détenu”. Sous la Restauration, le Bruxelles de 1847 que le gamin de Paris est
fonctionnement ou plutôt les dysfonctionne- vicieux par nature, vicieux par essence, ce
ments de la prison suscitent une abondante qui justifie à ses yeux le régime d’isolement
littérature dans le cadre notamment de la très cellulaire stricte et de longue durée qu’on lui
officielle Société royale pour l’amélioration applique à la Petite Roquette. Les frères
des prisons. C’est dans ces écrits que le mineur Goncourt concluent leur portrait très “chargé”
délinquant apparaît en premier lieu. Bientôt, la d’un gamin rencontré dans un magasin en ces
question de “l’enfance irrégulière” trouve termes : un de ces enfants où tout le mal, tout
aussi sa place dans les grandes enquêtes trai- le vice d’une capitale de deux millions d’hom-
mes est en effrayante miniature. On pourrait
tant de la condition des classes populaires multiplier les citations, le gamin de Paris est
urbaines. Au mi-temps de la Monarchie de bien le premier archétype du délinquant juvé-
Juillet, sur fond d’insurrections, et de grèves nile avant l’apache, le J3, le blouson noir… et
souvent violentes, se multiplient les travaux le jeune des banlieues.
sur la condition ouvrière, le paupérisme et les
“basses classes” de la société. De ces plongées M. : Il existerait donc une représentation de
au cœur de la misère, au-delà de leurs diver- la délinquance des mineurs propre à chaque
gences quant aux causes et aux remèdes, les époque ?
observateurs sociaux reviennent avec une cer- J.J.Y. : Je viens d’évoquer l’existence, à
titude : la santé, la morale, l’instruction et la diverses époques, d’archétypes de jeunes
formation d’un nombre croissant d’enfants délinquants. Ces figures font parties des repré-
sont gravement compromises avec comme sentations de la délinquance des mineurs mais
conséquence une augmentation de la délin- n’épuisent pas la question qui est autrement
quance juvénile. Non seulement, les monar- compliquée. En effet, les représentations de la
chies constitutionnelles donnent naissance aux délinquance des mineurs sont au croisement
premiers discours experts, mais c’est aussi à des représentations de la délinquance, elles- * Docteur en histoire, chargé
mêmes très multiples, et des représentations d'études au CNFE-PJJ (Vau-
cette époque que les premières institutions cresson), Jean-Jacques Yvorel
consacrées aux enfants délinquants apparais- tout aussi complexes de l’enfance, de l’adoles-
cence et de la jeunesse. Au prix de quelques a publié récemment diverses
sent et que les premiers professionnels de leur contributions notamment dans
prise en charge voient le jour. Bref, c’est dans simplifications je vais cependant essayer de le numéro 7 de la revue d’his-
répondre à votre interrogation. toire de l’enfance “irrégulière”
les années 1820-1840 que se constitue le
champ de l’enfance délinquante dans ses Pour commencer, je ferai une première consacré à Enfermements et
remarque. Quand on utilise dans le langage éducation. Il vient également de
dimensions discursive, institutionnelle, profes- collaborer aux ouvrages collec-
sionnelle et même médiatique puisque c’est courant, en dehors d’un cénacle de spécialistes
tifs sur Les violences rurales au
alors que la première figure de “l’enfance ayant préalablement défini leur objet, l’expres- quotidien (dir. F. Chauvaud,
irrégulière” est construite : je veux parler du sion la délinquance des mineurs, on opère une J-L. Mayaud) et sur la colonie
triple opération. Premièrement, d’un point de agricole et pénitentiaire de
“gamin de Paris”. vue juridique, on efface la distinction classique Mettray, 1839-1937 (dir. L.
entre contraventions, délits et crimes. Forlivesi et alii).

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bourrasques
Secondement, on subsume en un seul “émotions populaires” pour reprendre une ex-
ensemble une multiplicité infractions de natu- pression des historiens modernistes. La dimen-
res, de causes et de conséquences totalement sion sexuelle, avec les “ tournantes ”, est, elle
différentes. Enfin et surtout, l’expression aussi, bien présente.
masque une opération de tri voire de disquali-
fication. En fait, quand on parle de la délin- M. : Vous avez évoqué les infractions autour
quance des mineurs, on ne se réfère jamais à desquelles se construisent des représenta-
tous des illégalismes et à tous les mineurs. tions de la délinquance juvénile. Qu’en est-
Personne, par exemple, n’inclut spontanément il des mineurs sur lesquels se concentre le
dans l’ensemble “délinquance des mineurs” les regard social ?
petits services à la personne que les adoles- J.J.Y. : J’ai évoqué la question de l’âge. Il y
cents peuvent rendre “au noir” (baby-sitting) a eu, au tournant des XIXe et XXe siècles un
ou dont ils peuvent bénéficier toujours en premier déplacement de la figure du délinquant
dehors des règles du Code du travail (cours juvénile en terme d’âge. Le gamin de 8-15 ans
particuliers). En fait, sans en avoir toujours ne symbolise plus le “péril jeune”. C’est de la
conscience, on sélectionne quelques infrac- catégorie des 15-20 ans, des adolescents désor-
tions et on “pense” à certains mineurs. mais considérés comme une classe d’âge, que
L’histoire met à jour ce processus car, dans le vient le danger. Permettez-moi de citer de
temps, on ne sélectionne pas toujours les mémoire Émile Faguet, professeur de littératu-
même infractions et on ne “pense” pas toujours re à la Sorbonne, académicien, mais aussi
aux mêmes mineurs. chroniqueur au Journal des débats où il rem-
M. : Vous pouvez illustrer votre propos ? place Jules Lemaitre, commentant, en 1906 ou
1907 la condamnation à mort par le jury de la
J.J.Y. : Sous la Monarchie de juillet, de Seine de Desmaret et Tessier, jeunes meurtriers
façon très unanime, c’est la figure de l’enfant d’un garçon de recettes : “De 15 à 20 ans, l’ê-
vagabond qui mobilise toute l’attention. Ce tre moral, sollicité au crime par l’éveil des
« mineur isolé », pour utiliser une dénomina- passions et le désir des jouissances et n’ayant
tion actuelle, ne peut vivre que d’expédients pas encore été moralisé par la vie, est le ban-
qui mettent en péril la propriété et il est dit à l’état pur [...] ne vous y trompez pas, le
toujours disponible pour les émeutes et les plus grand danger social, c’est le bandit
manifestations de tout ordre. Or, le vol et la imberbe.” La traduction législative de ce
révolution sont les deux grandes peurs des pos- changement aboutit à une classification un peu
sédants. Aussi, “l’enfant des rues” suscite une plus fine. Dès 1912, on distingue les moins de
véritable angoisse et on incarcère à la Petite 13 ans, les 13-16 ans, les 16-18 ans et les
Roquette ou on envoie dans les colonies cor- 18-21 ans. Ces catégories, qui reposent sur une
rectionnelles, sous le chef de vagabondage, des vision de l’enfance, de l’adolescence, de la
mineurs qui n’ont pas dix ans et dont le seul jeunesse, sur certaines conceptions du déve-
tort est d’être orphelins ou délaissés. La vio- loppement psychologique, du processus de
lence pourtant bien réelle, qui préside aux rap- maturation des individus et sur le rôle que l’on
ports entre les enfants des rues ou les délits accorde à l’éducation, sont restées stables jus-
contre les mœurs ne sont pour ainsi dire jamais qu’à une date récente. Le double mouvement,
mentionnés. que l’on observe dans presque toute l’Europe,
A la Belle Époque, quand on évoque la d’abaissement des seuils de responsabilité
délinquance juvénile, présentée par ailleurs pénale, qui se traduit en France par la création
comme étant en pleine expansion, ce n’est plus d’une nouvelle catégorie de mineurs “sanctio-
au gamin vagabond que l’on pense, mais à l’a- nables”, les 10-13 ans, et de recul de la protec-
dolescent en rupture d’atelier que les médias tion judiciaire pour la catégorie des 18-21 ans
baptisent apache. Ce sont l’attaque nocturne, est peut-être la marque d’une redéfinition en
les violences entre bandes rivales (l’affaire cours des âges de la vie, d’un recul du senti-
Casque d’Or) ainsi que la propension de ces ment de l’enfance ou du moins d’une réduction
jeunes à embrasser la carrière de souteneur qui de “l’espace chronologique” de l’enfance.
défrayent la chronique et effrayent le “bour- Parallèlement au regard sur l’enfance et
geois”. Désormais, les “gosses” délaissés sont l’adolescence, les lectures de la délinquance
unanimement considérés comme des victimes changent. En lien avec le développement de la
et non plus comme de véritables coupables. Un démocratie et en s’appuyant sur de nouveaux
tournant “mental” que la loi du 22 juillet 1912 discours savants, ceux de la criminologie, de la
sur les tribunaux pour enfants et adolescents, sociologie, de la psychologie, toutes sciences
en fixant à 13 ans l’âge en dessous duquel sociales en plein développement, l’équation
aucune peine ne peut être prononcée, a inscrit classe laborieuse - classe dangereuse, (mise à
dans le droit positif. jour dans le livre éponyme désormais classique
A la fin des années cinquante et dans les de Louis Chevalier) est remise en cause.
années soixante, le triptyque vol de véhicules à Jusqu’au début de la Troisième République,
moteur, bagarre, viol collectifs concentre l’at- pour nombre d’observateurs, la déviance est
tention des médias et la crainte des “braves l’affaire d’un prolétariat urbain constitué de
gens”. Aujourd’hui, avec tout le manque de déracinés de la campagne formant une classe
recul que je peux avoir, la locution délinquan- sociale vicieuse par essence selon certains pro-
ce des mineurs est, me semble-t-il, associée pos, qui partage son temps entre travaux déqua-
assez systématiquement à l’idée de violence lifiés et pratiques illégales et laisse ses enfants
avec un retour des violences collectives de type vaquer dans les rues dès le plus jeune âge.

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Aux yeux des élites, tout enfant des villes issu homicides qui ait un sens. Le véritable effort
des classes pauvres est plus ou moins un délin- d’objectivation, c’est dans tous les travaux de
quant juvénile même s’il peut échapper à l’ap- sociologie (et depuis peu d’histoire) de la
pareil de répression… et ce n’est pas totale- déviance qu’il faut le chercher.
ment faux, car leurs conditions d’existence Malheureusement, en France, la recherche
matérielles et culturelles sont telles qu’ils ne en ce domaine depuis la quasi disparition de
peuvent vivre sans commettre quelques illéga- l’activité scientifique au centre de Vaucresson
lismes. est très peu développée et son écho est très fai-
Dans les dernières décennies du XIXe siè- ble. Les travaux menés sur la délinquance en
cle cette vision recule. La “vraie” délinquance bandes, par exemple, avaient permis, au moins
est perçue comme l’œuvre d’individus singu- aux professionnels, d’échapper à la vision apo-
liers qu’il convient de repérer et d’isoler (d’où calyptique de hordes sauvages répandue par la
le développement des enquêtes, de l’observa- presse.
tion et des examens de toutes sortes prévus, du
moins sur le papier, dans la loi de 1912). On les M. : Et aujourd’hui quelle représentation de
désigne sous divers vocables comme “crimi- la délinquance des mineurs prédomine ?
nels nés” ou “pervers constitutionnels” dans J.J.Y. : L’historien manque de recul pour
les lectures crimino-psychiatriques, ou délin- répondre, mais il me semble bien que, mutatis
quant d’habitude dans les entrées socio-juri- mutandis, la lecture en terme de classe dange-
diques. Pour les autres, les délinquants occa- reuse connaît une seconde vie. La situation des
sionnels, surtout s’il sont jeunes, on admet que jeunes issus de l’immigration qui vivent dans
les circonstances puissent être à l’origine de les quartiers d’habitat social est très proche
leur délit ou de leur crime. De plus, les lois de celle des enfants des classes laborieuses de
scolaires, les politiques sociales, l’enrichisse- la Monarchie de juillet. Ils sont considérés a
ment général, l’investissement plus grand des priori comme délinquants. Leur situation est
parents des classes populaires dans l’éducation peut être plus grave encore, non au niveau
de leurs enfants qu’une “aisance” nouvelle per- matériel (la misère est moins profonde aujour-
met, font disparaître presque totalement l’en- d’hui qu’au XIXe siècle), mais au niveau de
fant des rues comme le note, par exemple le leur place dans la société. Le sous-prolétariat
Grand dictionnaire universel du XIXe siècle de juvénile du XIXe siècle est indispensable au
Pierre Larousse à l’article “gamin”. Aussi le développement du capitalisme, eux sont des
“nouveau délinquant juvénile”, celui qui appa- “inutiles au monde”.
raît à la Belle Époque est plus vieux, et s’il
appartient toujours aux classes populaires M. : Vous venez de parler d’immigration.
urbaines, il ne les recouvre plus dans leur inté- Y-a-t-il des constantes dans les discours sur
gralité. le lien entre immigration et délinquance en
Après la seconde guerre mondiale, sous particulier entre immigration et délinquan-
l’influence du courant dit de la nouvelle défen- ce juvénile ?
se sociale, la délinquance des mineurs est J.J.Y. : La mise en cause des immigrés en
d’abord vue comme le résultat d’un dysfonc- tant que responsable de la délinquance est une
tionnement individuel du processus de sociali- véritable ”tradition” depuis la fin du XIXe siè-
sation, un défaut d’éducation. On n’abandonne cle. Vous seriez surpris de la violence des pro-
pas totalement l’idée d’une déviance hérédi- pos tenus à cet égard. La presse nationaliste
taire - relisez par exemple dans le premier parle des rastaquouères, des métèques, des
numéro de la revue Rééducation en 1947, le youpins, des ritals, des polacks, bref de tous les
cas présenté par Paul Luth sous le titre “dis- étrangers, comme des individus culturellement
qualification d’un délit en crime”- mais elle est programmés pour assassiner et violer. Par
perçu comme très marginale. Dans cette per- contre, dans les discours centrés sur la délin-
spective socio-étiologique, le mineur délin- quance juvénile, y compris dans les propos les
quant peut être de tout milieu. Le cinéma reflè- plus médiatiques et les plus racoleurs, le fac-
te bien ce nouveau regard. Le héros des 400 teur de l’origine nationale apparaît peu. Par
coups par exemple, n’est certes pas né dans la exemple, dans la campagne de presse sur les
grande bourgeoisie mais il n’appartient pas Apaches, en dehors de leur nom, on ne rencon-
non plus au lumpenprolétariat. tre pas de connotation sur leur “exotisme”. Il
en est de même un demi siècle plus tard quand
M. : Au-delà des représentations, n’a-t-on
il est question des blousons noirs. Même dans
pas essayé d’objectiver les évolutions de la
le discours savant le facteur origine est négligé.
délinquance des mineurs au travers des sta-
Dans la grande enquête dite étiologique sur la
tistiques par exemple ?
délinquance des mineurs lancée au début des
J.J.Y. : Si, bien sûr, mais Michelle Perrot et années soixante par le centre de recherche de
Philippe Robert ont montré il y a plus d’une Vaucresson et qui a donné le livre « 500 jeunes
vingtaine d’années que les statistiques judiciai- délinquants », il n’y a rien sur l’origine des
res, pénitentiaires ou policières rendent comp- mineurs. On indique seulement s’ils sont fran-
te d’abord de l’activité des institutions qui les çais ou étrangers. Bien sûr, cela ne signifie pas
produisent. Elles sont précieuses pour analyser que les adolescents d’origine étrangère ne sont
les politiques pénales, les priorités de la répres- pas déjà sur-représentés parmi les mineurs
sion mais sont finalement peu bavardes sur déférés, jugés et incarcérés dans les années
la délinquance et la criminalité elle-même. 1960, ni que cette sur-pénalisation ne s’est pas
En la matière, il n’y a guère que la courbe des accentuée dans la dernière décennie.

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bourrasques
M. : Revenons, non plus sur les représenta- L’usage d’armes à feu de type armes de guerre
tions, mais sur les faits eux-mêmes. En s’ap- n’est pas rare. Les mineurs suivent en cela la
puyant sur les travaux des historiens et des très vive recrudescence de la violence crimi-
sociologues, peut-on dire que les mineurs nelle de la Libération (c’est l’époque de Pierrot
délinquants sont aujourd’hui plus jeunes et le fou et du gang des Tractions Avant).
plus violents qu’auparavant ?
En 1947, l’école n’est obligatoire que jus-
J.J.Y. : Il est très difficile de répondre à cette qu’à 13 ans et les ouvriers de 14, 15, 16 ans
question, pour plusieurs raisons. Si je situe sont nombreux. Les rapports des préfets souli-
bien “aujourd’hui”, je ne peux pas situer gnent le rôle « en pointe » des jeunes ouvriers
“auparavant”. Votre question renvoie-t-elle au durant les grèves insurrectionnelles de l’au-
XIXe siècle, à la Belle Époque, à la Libération, tomne 47 qui ont fait une vingtaine de morts et
à la période dite des trente glorieuses ou à l’en- de très nombreux blessés. Si l’on considère
trée dans l’ère du chômage de masse dans que les “émeutes urbaines” et plus globale-
laquelle nous vivons depuis un peu plus de ment ce que certains analystes appellent délin-
trois décennies ? Quant à la notion de violence, quance d’exclusion ou délinquance d’expres-
elle est beaucoup trop vague et surtout elle sion relèvent de la violence politique ou pour
varie considérablement selon les époques et le moins d’un mode violent de protestation
selon les groupes sociaux. Des actes qui étaient sociale, là encore les tribunaux du XXIe siècle
jadis tacitement acceptés comme normaux, sont confrontés à des formes d’agressivité
deviennent peu à peu des violences intoléra- beaucoup moins radicales que ceux de 1945-
bles aux yeux de la majorité du corps social. Le 1947. Par contre, le regard sur l’usage de la
processus n’est pas général et immédiat et les violence insurrectionnelle a changé : même
normes nouvelles peuvent ne pas être accep- dans le monde ouvrier ou dans l’extrême gau-
tées par tel ou tel groupe social. Bref, la civili- che, la légitimité d’un tel recours à la force a
sation des mœurs, pour reprendre l’expression reculé ; il n’y a plus guère que les syndicats
de Norbert Élias, n’est pas un mouvement uni- paysans pour le justifier.
forme et continu.
En 1945-1947, l’avortement est considéré
Par contre, si vous m’interrogez, sur la
comme une violence à peine moins grave que
période de la Libération, au moment où l’or-
donnance relative à l’enfance délinquante est l’infanticide et la France connaît, en la matiè-
promulguée, je peux vous répondre à condition re, sa période la plus répressive (même si l’his-
de distinguer les formes de violence. toire a retenu la condamnation à mort par le tri-
bunal d’Etat d’une avorteuse durant Vichy).
Pour commencer, au sortir de la guerre, les L’avortement de jeunes filles mineures n’a pas
magistrats sont confrontés aux violences direc- disparu mais le regard que la société portait
tement liées au conflit mondial. Si la victoire a majoritairement sur le phénomène a radicale-
légitimé la violence des mineurs engagés dans ment changé et aujourd’hui quand un juge des
la résistance (certains ont fugué des IPES pour enfants intervient dans une affaire d’avorte-
rejoindre les maquis) y compris une part des ment, c’est pour aider la jeune fille, pas pour la
excès de la Libération, il n’en est pas de même mettre en prison.
des exactions des mineurs collaborateurs. Elles
sont suffisamment nombreuses pour faire l’ob- Au travers de ces quelques cas de figures, je
jet d’un texte spécifique : l’ordonnance du 11 veux souligner que la violence n’est jamais un
juillet 1945 additionnelle à l’ordonnance du 2 « en soi » et qu’on ne peut mesurer que les
février 1945 relative à l’enfance délinquante. variations phénoménologiques des violences
Certains de ces très jeunes gens condamnés de même nature sur lesquelles le regard social
pour crime de guerre, auraient pu être poursui- dominant a peu varié.
vis pour crime contre l’humanité. Des mineurs,
peu nombreux il est vrai, sont jugés (par la M. : Et sur la question de l’âge ?
Haute Cour, pas par les tribunaux pour enfants) J.J.Y. : Là encore, il faudrait savoir de quoi
pour de multiples exécutions sommaires, des on parle et sur quel laps de temps on entend
tortures, des arrestations arbitraires. La partici- mesurer les évolutions. En France, les enquêtes
pation d’enfants ou d’adolescents aux violen- sur la délinquance auto déclarée sont très
ces paroxystiques que sont les violences de récentes, il est donc impossible de mesurer sur
guerres n’a pas disparu. Il se peut même qu’a- cette base une quelconque tendance qui récla-
près une longue période de recul, elle soit de me plusieurs décennies de recul. Pour soutenir
nouveau en expansion. En France, nous som- la thèse du rajeunissement, on dispose, au
mes indirectement touché par ce phénomène mieux, mais sur une période brève et récente,
quand des « enfants-soldats » ou des « adoles- de l’âge de la première infraction ayant entraî-
cents-soldats » trouvent refuge sur notre terri- née l’intervention de la police ou de la gendar-
toire. L’analyse qui est faite de leur situation, la merie ou à défaut de celui de la première saisi-
forme de leur prise en charge tend alors à effa- ne de la justice pénale. Ces chiffres reflètent
cer leur violence. plus l’évolution des politiques de maintien de
Les violences acquisitives des mineurs sont l’ordre et des politiques judiciaires que celle de
celles pour lesquelles la comparaison est la l’âge d’entrée dans la délinquance. Il est en fait
plus aisée parce que ni la nature, ni le regard extrêmement difficile de mesurer l’âge d’en-
social sur ce type de délinquance n’ont trée dans la délinquance puisque ce dans quoi
beaucoup changé. Nous pouvons affirmer que on entre n’est pas un invariant. L’affaire se
celles des années 1945-1947, sont beaucoup complique quand dans certains propos média-
plus graves que celles des années 2005-2006. tiques et malheureusement aussi dans certains

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discours experts, on mélange déviance et M. : On peut souscrire à l’idée d’une cer-


délinquance. taine exacerbation des tensions… elle se
On ne peut étudier sérieusement que deux traduit notamment au niveau des rapports
choses. Soit, au travers des archives judiciaires jeunes/police. On peut supposer que le
et policières, suivre dans la longue durée un phénomène n’est pas nouveau ?
type donné de comportement (comparer l’âge J.J.Y. : Il a en fait été très mal étudié par les
des jeunes mendiants du XIXe siècle et celui historiens. Ils se sont plutôt penchés sur les
des auteurs de vols avec violence du XXe siè- rapports de la police et des classes populaires
cle n’a aucun intérêt euristique). Soit analyser en général. Il me semble malgré tout que,
ce que les anglo-saxons appellent les carrières même si les relations jeunesse/police ont rare-
délinquantes. Il faut pour cela mener de gran- ment été marquées du sceau de la civilité et de
des enquêtes orales qui doivent être régulière- l’irénisme, elles sont actuellement très dégra-
ment répétées ce qui est incompatible avec l’é- dées.
tat catastrophique de la recherche en sciences
sociales française et le caractère erratique de la M. : L’historien voit-il une explication ?
commande publique. Dans le premier cas on
peut parfois constater des phases de rajeunisse- J.J.Y. : Si l’on suit le sociologue Robert
ment ou de vieillissement de la population Castel, la stigmatisation des jeunes des ban-
délinquante ou déviante. C’est le cas notam- lieues à laquelle on assiste aujourd’hui relève
ment, en matière de consommation de stupé- d’un processus de déplacement de la conflic-
fiants, de délits astucieux ou de vols de voitu- tualité sociale, autrement dit ces jeunes consti-
res. Dans le second cas, si l’on se fie aux tuent la nouvelle classe dangereuse. Or, le style
études étrangères, la courbe n’a pas beaucoup de politique de maintien de l’ordre qui accom-
bougé depuis cinquante ans : premiers actes pagne une lecture de la délinquance en terme
transgressifs vers 8-10 ans, accélération et pre- de classe dangereuse est très particulier. Il a été
mière aggravation des délits entre 12 et 13 ans, bien étudié par les historiens. Il s’agit de met-
acmé délinquantielle entre 15 et 18 ans, puis, tre sous pression permanente la population
sauf pour la minorité qui s’installe dans la car- cible, (l’historienne Simone Delâtre parle de
rière délinquante, décroissance rapide du nom- contrôle permanent par la tracasserie) et de
bre d’infractions. procéder de loin en loin à des arrestations et à
Si l’on s’en tient au XXe siècle, la délin- des condamnations exemplaires sans trop
quance juvénile est d’abord un phénomène lié s’embarrasser de preuves et de formalisme
à l’adolescence, ce nouvel âge de la vie qui se juridique. C’est la politique menée à l’égard
« démocratise » sous la Troisième République des enfants vagabonds de la Monarchie de
comme l’a montré Agnès Tierce dans son his- Juillet et du Second Empire que j’ai évoqué
toire de l’adolescence. plus haut. Ces enfants vivent tous dans l’an-
goisse de l’arrestation et du jugement, ceux qui
M. : L’aggravation actuelle de la délinquan- sont arrêtés et jugés sont lourdement condam-
ce juvénile serait donc un mythe ? nés même si le délit n’est pas véritablement
constitué, mais au regard de leur nombre, ils
J.J.Y. : Je ne prétends rien de tel. Je ne suis sont peu à comparaître devant les tribunaux.
d’ailleurs pas qualifié pour répondre à cette J’ai l’impression que nous sommes dans une
question sur laquelle je n’ai pas travaillé. Je situation très voisine. Une telle politique a peu
veux seulement combattre quelques affirma- de chance de déboucher sur une pacification
tions peu étayées, comme celle qui présente des relations.
sans véritable analyse les jeunes de 2005
comme bien « pires » que ceux de 1945 où M. : Une conclusion provisoire ?
encore les propos de ceux qui prétendent
déduire de la comparaison de quelques chiffres J.J.Y. : L’expression délinquance juvénile
distants tout au plus d’une dizaine d’années renvoie toujours, depuis la fin du XIXe siècle,
des indications sur le « sens de l’histoire ». aux mêmes bataillons de la jeunesse ouvrière
Mes travaux sur la délinquance juvénile au ou de ses marges déclassées. Mais aujourd’hui,
XIXe siècle et au début du XXe siècle m’ont la dégradation durable de la situation sociale
permis de mettre en évidence des phases de crée pour cette jeunesse, souvent issue de l’im-
tensions générationnelles souvent conjuguées migration récente, une situation désespérée.
à des phases de tensions sociales et/ou poli- Comme la classe laborieuse du premier XIXe
tiques qui se traduisent par une intensification siècle, elle forme une population ultra disqua-
des déviances juvéniles ou de leur répression. lifiée. L’État, les pouvoirs publics semblent
Je n’affirmerai pas que nous ne connaissons avoir renoncé à l’intégrer. Ils se contentent de
pas depuis les années 1990 une telle exacerba- la gérer, c’est à dire de la surveiller et parfois
tion des tensions. de la punir… ■

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