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Surveillance et punition à la Colonie agricole et pénitentiaire de

Mettray :
La question de la délinquance juvénile en France aux XIXème et
XXème siècles.

Cheriane Dallançon
Master Langues et Société Mention Etudes Culturelles – Parcours Anglais
UE 90 EC1 : Théories et Politiques : Droit(s), ordre(s) et liberté(s)
Année universitaire 2022-2023
Le début du XIXème siècle en Europe voit naître le concept de philanthropie, qui
découle alors de la charité chrétienne. En effet, les penseurs influents de l’époque
commencent à nommer comme devoir de l’homme celui d’aider son semblable et de venir en
aide aux populations infortunées et vulnérables. D’une part, on peut associer cette nouvelle
résolution à la pensée humaniste du siècle précédent, qui veut que chaque homme puisse être
maître de son propre destin et dépasser sa condition. En revanche, on peut aussi voir en
l’essor de la philanthropie à la période postrévolutionnaire une volonté de limiter les risques
de rébellion, car les classes sociales les plus aisées redoutaient par-dessus tout de nouvelles
insurgences qui les mèneraient à de grandes pertes matérielles et de pouvoir. Ainsi, la
philanthropie peut être envisagée également comme un acte intéressé, et non seulement
comme un acte de bienfaisance d’un être humain à un autre. Néanmoins, il va sans dire que
certaines initiatives philanthropiques prises tout au long du XIXème et XXème siècle étaient
le reflet d’une réelle volonté de la part de certains individus de venir en aide aux plus
vulnérables. Parmi ces populations, on retrouve la jeunesse, enfants comme adolescents.

En 1840, la Colonie agricole et pénitentiaire de Mettray ouvre ses portes en Indre-et-Loire, un


projet mené par Frédéric-Auguste Demetz, un magistrat conseiller à la Cour royale. Cette
période, celle de la Monarchie de Juillet, est marquée par de nombreux troubles d’ordre
social. Ceux-ci s’expliquent par l’industrialisation qui a changé le paysage urbain, le peuplant
désormais de classes ouvrières qui sont porteuses d’émeutes et de révoltes. Elles instiguent
chez les classes sociales les plus élevées un sentiment à la fois de peur et de pitié, et les
philanthropes se pencheront alors sur la question, tant pour des raisons humanitaires que par
soucis de conservation de l’ordre social. D’après Demetz, il y aurait eu « 39 %
d’augmentation de la délinquance entre 1825 et 1837… en particulier chez les jeunes
délinquants âgés de moins de 21 ans »1. Cette jeunesse prolétaire--en termes marxistes--
inquiète particulièrement car elle tombe en nombres importants dans la petite délinquance, le
vandalisme et le vagabondage. La question de la gestion de cette délinquance juvénile se pose
alors pour la première fois. En effet, jusqu’ici les mineurs étaient incarcérés avec les majeurs
dans les mêmes conditions insalubres, et il n’était pas question de réhabilitation ou de
réinsertion. Demetz suggère comme première solution d’éloigner cette jeunesse de

1
Demetz, Frédéric-Auguste. Fondation d’une colonie agricole de jeunes détenus, Mettray, Duprat,
Paris, 1839, p. 5
l’environnement urbain où elle s’agglutine, qui est d’après lui « pour elle une source
perpétuelle de dépravation »2. Il faut ainsi les délocaliser vers des milieux ruraux où ils seront
chargé d’effectuer du travail agricole, ce qui permettra aussi, d’après Demetz, de « rendre des
bras à l’agriculture ». Charles Lucas, inspecteur général des prisons et théoricien de la science
pénitentiaire, souhaite également une séparation des mineurs et des majeurs dans les prisons
françaises, et ayant d’abord penser à créer des quartiers distincts, il finit par adopter l’idée
d’institutions telles que le sera Mettray : des colonies agricoles, qui permettront de « sauver le
colon par la terre et la terre par le colon. »3 Ainsi, en plus de permettre d’éloigner cette
jeunesse d’un milieu urbain qui lui nuit, ils trouvent en la création de la colonie de Mettray un
intérêt pour l’industrie agricole. La colonie de Mettray qui partit d’une intention humaniste et
qui jouit d’une réputation assez positive pendant les premières décennies de son existence
garde pourtant aujourd’hui la réputation d’un « bagne pour enfant », où le mode de vie et les
punitions devinrent sévères, et où un certain nombre d’enfants ont trouvé la mort.

Dans Surveiller et Punir, texte de Michel Foucault publié en 1975, on se penche sur la
question de l’incarcération, mais aussi sur celle de la discipline et de la punition. Il s’est
brièvement intéressé à Mettray dans son ouvrage, citant la colonie comme « la forme
disciplinaire à l’état le plus intense »4. Nous allons nous efforcer d’utiliser son analyse tout au
long de Surveiller et Punir pour l’appliquer à la colonie pénitentiaire et agricole de Mettray,
en se concentrant sur trois aspects de sa réflexion. Tout d’abord, nous traiterons de la prison
qui assujetti les corps et nous verrons ce qui caractérise la colonie de Mettray en tant
qu’établissement carcéral, son fonctionnement et son organisation interne ; ensuite nous nous
pencherons sur la question de la discipline qui sert à rendre les corps dociles et la manière
dont cela a été mis en place à Mettray ; enfin nous étudierons la question de punition qui
contrôle les corps, et en quelle mesure cela concerne les colons de Mettray.

La colonie pénitentiaire et agricole de Mettray se situe sur une propriété de sept-cent


hectares, et elle a pu pour but d’offrir une alternative à la prison à des jeunes délinquants
ayant été condamnés à des peines inférieures à deux ans de prison, à ceux qui ont été acquitté
pour avoir agi sans discernement, aux enfants placés sous demande de leur père en guise de
correction, ainsi que les enfants de l’Assistance Publique (aujourd’hui l’Aide Sociale à

2
Ibid p.9
3
Ibid
4
Foucault, Michel. Surveiller et punir : naissance de la prison, Gallimard, 1975, p.300
l’Enfance). Au début du XIXème siècle, certains souhaitent réformer le système carcéral en
France, ou plutôt même en instaurer un. En effet jusqu’ici, les prisons françaises n’avaient pas
de réelle organisation et étaient essentiellement de vastes salles où s’entassaient les détenus.
Alexis de Tocqueville s’est notamment penché5 sur la question et a étudié le cas des prisons
américaines, dont il retient deux modèles principaux, celui de Cherry Hill, et celui d’Auburn.
A Cherry Hill, les détenus sont nuit et jour dans des cellules où ils travaillent sans jamais
entrer en contact avec autrui, sans même se voir. Il correspond là à ce que Michel Foucault
appelle le Panoptique, cet état de surveillance constante où les détenus sont vus en
permanence, sans jamais voir quoi que ce soit. Le détenu n’est pas caché ou dans l’ombre, il
est soumis à l’oppression de la surveillance de ses moindres faits et gestes, il est "objet d'une
information, jamais sujet dans une communication. »6 Le deuxième modèle, celui d’Auburn,
consiste au contraire à ne pas enfermer constamment les détenus. La journée, ils pratiquent du
travail en commun, et c’est seulement le soir qu’ils retournent à l’isolement. Néanmoins,
quelle que soit l’heure, il sont soumis à une obligation de silence qui, si elle n’est pas
respectée, est punie par l’usage du fouet. Ainsi ces deux modèles de prisons américaines sont
recommandés comme modèle pour la réforme carcérale française, et c’est celui d’Auburn qui
servira de modèle à Mettray. Néanmoins, Mettray est aussi inspirée par les voyages qu’a fait
Demetz lui-même afin de se renseigner sur les prisons, dont le plus notable aura été sa visite
en Prusse de l’école de réforme de Horn7. Très similaire à la colonie de Mettray, celle-ci a été
fondée quelques années plus tôt par un pasteur afin de recueillir les jeunes vagabonds. Ils sont
chargés de travail agricole et d’artisanat, et on leur y donne une éducation morale et religieuse
sur les principes du protestantisme. De plus, l’école de réforme de Horn est organisée sur un
système de « familles », quatre d’entre elles composées de douze enfants et encadrées par un
« chef de famille », vivant ensemble dans une maison qu’ils ont construit de leurs propres
mains. On retrouve ici beaucoup des principes qui font la colonie de Mettray, à la fois par la
ruralité du projet, son éducation basée sur les valeurs religieuses, mais surtout le principe de
famille et d’autorité paternelle. En effet, Mettray s’organise de manière similaire. Elle n’est
pas construite sur le modèle d’une prison, mais plutôt sur celui d’un petit village composé de
maisons dans lesquelles vivent les colons en groupes organisés sous plusieurs modèles.
Foucault en distingue cinq. Le premier est celui de la famille, les colons de chaque groupe

5
De Tocqueville, Alexis. Œuvres complètes, tome IV, Écrits sur le système pénitentiaire en France et à
l'étranger, p. 724-726

6
Foucault, op. cit. p. 202
7
Demetz, op. cit. p.06
étant des « frères » sous l’autorité de deux « aînés ». Le second est l’armée, chaque famille
ayant un chef et un sous-chef. Foucault décrit que « chaque détenu a un numéro matricule et
doit apprendre les exercices militaires de base; une revue de propreté a lieu tous les jours, une
revue d'habillement toutes les semaines; l'appel trois fois par jour ». Le modèle suivant est
celui de l’atelier, où les colons sont dirigés par des chefs et des contre-maîtres ; ensuite, viens
le modèle de l’école où l’enseignement est donné par des chefs et des sous-chefs ; enfin, vient
le modèle judiciaire, puisqu’une « distribution de justice » a lieu tous les jours au parloir.

Mais si la colonie de Mettray s’inspire très largement de l’école de réforme de Horn, Demetz
avait l’intention d’en faire un milieu plus pénitentiaire, où les colons seraient soumis à un
règlement sévère. Ainsi, il s’inspire également du modèle de la prison d’Auburn à New York,
les colons travaillant ensemble la journée dans le silence, et retournant à l’isolation le soir. Ils
sont soumis à une surveillance constante et suivent un rythme militaire, le réveil et le couvre-
feu sont à la même heure tous les jours, ils portent un uniforme et ont le crâne rasé. Lorsqu’ils
ne travaillent pas, les colons prient, auquel cas ils peuvent briser l’obligation de silence.

La colonie de Mettray correspond à ce que Foucault définit comme étant l’enfermement, une
procédure pour « répartir les individus, les fixer et les distribuer spatialement, les classer, en
tirer d'eux le maximum de temps, et le maximum de forces, dresser leur corps, coder leur
comportement continu, les maintenir dans une visibilité sans lacune, former autour d'eux tout
un appareil d'observation, d'enregistrement et de notations, constituer sur eux un savoir qui
s'accumule et se centralise »8. La colonie n’est pas tout à fait une prison, mais elle existe dans
leur continuité. En effet, il n’y a pas que les enfants qui ont été condamnés par le tribunal qui
peuvent être envoyés à la colonie. On peut donc se poser la question de cet enfermement forcé
qui existe hors du système juridique. Mettray a bien pour vertu d’imposer un emplacement
spatial aux individus, on retire aux colons leur liberté de mouvement, avec ici la volonté
spécifique de les éloigner des milieux urbains. L’ordre à Mettray est extrêmement
hiérarchisé : on nomme des chefs de section parmi les colons, et un tableau d’honneur recense
les colons ayant le mieux agi. On se sert également des colons pour du travail, ils sont rendus
utiles à l’industrie agricole et à l’artisanat, on leur impose la piété, la foi et un certain code
moral. De plus, leur simple présence à la colonie les rend objets d’une surveillance constante
de la part des contre-maîtres. A la manière des camps militaires, Mettray correspond à un
nouveau type d’architecture qui ne vise plus à être vu ou à observer l’extérieur, mais plutôt à
observer ceux qui se trouvent à l’intérieur. On ne cherche plus seulement à enfermer les gens,

8
Foucault, op. cit. p. 233
mais à pouvoir exercer sur eux une forme de contrôle constant qui nécessite une surveillance
permanente. Mettray correspond à ce que Foucault appelle une « machinerie de contrôle » qui
fonctionne comme un « microscope de la conduite »9.

Ce qui rend la colonie de Mettray exceptionnelle cependant est sans doute sa capacité
à pratiquer la discipline, à en faire presque une science. Foucault cite Mettray comme étant
« le modèle où se concentrent toutes les technologies coercitives du comportement »10. En
effet, comme nous avons pu le voir, le modèle de la prison s’y applique, et celui du camp
militaire également. Mais Mettray correspond également à d’autres institutions que l’on peut
qualifier de disciplinaires, à commencer par le cloître. Les journées sont marquées par la
prière, leur seule occasion de parler est pour consacrer cette parole à Dieu. L’isolement,
obligatoire le soir et utilisé comme punition en cas de transgression du règlement, se fait dans
des cellules sur les murs desquelles sont inscrits « Dieu vous voit ». Demetz cite l’isolement
comme idéal car il permet à la voix de la religion de « recouvrir toute sa puissance
d’émotion ». Ainsi, le silence doit permettre aux colons de se repentir, et seule la voix de Dieu
peut se faire entendre. Ici, la discipline existe encore une fois par la surveillance, mais cette
fois non pas par la surveillance physique littérale à laquelle ils sont assujettis, mais bel et bien
par l’omniprésence de la religion qui les soumet à un code moral précis. La menace du
châtiment divin est utilisée comme moyen de dissuasion, on implante dans l’esprit des colons
qui auraient potentiellement abandonné la foi l’idée que quoi qu’il fasse et où qu’ils soient, ils
ne peuvent échapper à la surveillance. Même si les contre-maîtres n’étaient pas là pour les
voir, l’œil omniprésent de Dieu les observe toujours. La religion est alors ici outil de
discipline et de surveillance ultime.

Le modèle de l’école s’applique également à Mettray, d’abord par sa hiérarchie interne, mais
aussi par le contrôle de l’éducation des jeunes délinquants qui s’y trouvent. Le temps
d’éducation scolaire quotidien est d’une heure par jour, et ils effectuent un peu de calcul, de
lecture et d’écriture. Lorsqu’il est estimé par l’enseignant qu’un colon a atteint un niveau
suffisant de savoir et d’éducation, alors celle-ci s’arrête. Le règlement de la colonie de
Mettray stipule que ceci est « pour ne point donner aux élèves des connaissances qui,
relativement à l'état actuel de l'instruction du peuple, seraient peu en rapport avec la condition
qu'ils doivent occuper en sortant de la Colonie »11. On ne permet pas aux colons d’utiliser

9
Ibid p.175
10
Ibid p.300
11
Société paternelle. « Règlement de la colonie agricole de Mettray, dans Fondation d'une colonie agricole de
jeunes détenus à Mettray », 1839
l’éducation comme moyen d’émancipation, il n’est pas question de leur donner les moyens
d’être maîtres de leurs propres destins, comme le voulait pourtant les idéaux humanistes de
l’époque. Au contraire, on détermine pour eux une place bien précise dans la société, et tout
ce qui est considéré comme inutile à la réalisation de cette tache est laissé de côté. Il n’y a
donc aucune place laissée à l’expression de soi par l’art par exemple, à la réflexion
philosophique ou encore à l’apprentissage des sciences. L’éducation a pour unique but de
rendre les colons utiles et de faire d’eux des corps dociles et modelables, on leur donne les
informations qu’on veut qu’ils aient, et rien qui ne soit pas nécessaire à l’accomplissement des
taches qui leur sont imposées.

Cette discipline est donnée par des contre-maîtres que Foucault nomme des « techniciens du
comportement, ingénieurs de la conduite, orthopédistes de l’individualité »12. Ils agissent à la
fois comme juges, contre-maîtres, parents, professeurs… sans jamais réellement agir comme
l’un ou comme l’autre. Leur rôle est d’enseigner la conduite dans tous ses aspects aux colons,
avec qui ils passent tout leur temps. C’est eux qui dirigent leur quotidien, dans le travail, mais
aussi au réveil et au coucher, ils gèrent les défilés, les repas, l’exercice physique et les
sanctions. Ce sont les agents de cette discipline militaire qui vise à dresser le corps, le rendre à
la fois docile et capable, pour en obtenir ce que l’on désire. De plus, ce sont eux qui sont
chargés de la surveillance et de l’observation des colons, sur lesquels des renseignements
seront scrupuleusement notés tout au long de leur séjour à la colonie, de leur arrivée
jusqu’après leur départ. Ces renseignements permettent de perfectionner la pratique de la
discipline, et preuve en est : jusqu’au déclin de Mettray pendant l’entre-deux guerres, les
colons obéissaient très largement. Il n’y eut aucune tentative d’évasion pendant les premières
décennies d’existence de la colonie, et c’est précisément dans les moments où les autres
écoles connaissaient le plus de rébellions que les colons de Mettray se trouvaient les plus
calmes. Une discipline aussi efficace peut être expliquée par l’investissement qui était fournie
dans la formation même de ces contre-maîtres. En effet, une école de formation avait été créée
au sein-même de la colonie, dans laquelle les contre-maître étaient soumis aux mêmes règles
et à la même discipline qu’ils devraient par la suite imposer aux colons. Eux-mêmes peuvent
alors se retrouver décorés de récompense pour leur bon travail. On trouve à Mettray ce qui
sera peut-être la première « école de la discipline ».

Si l’on peut appliquer la discipline à des corps pour les rendre dociles, c’est car l’on
joue sur un système de récompenses et de punitions, le second plus commun que le premier à

12
Foucault, op. cit. p. 301
la colonie de Mettray. La punition, dans l’objectif de dresser l’individu, est une technique de
dissuasion des dits « mauvais » comportements, elle fonctionne car elle fait appel à la peur de
celui qui y est soumis. Elle permet non pas d’enseigner les bons comportements en vertu de
leur valeur morale et de leur intérêt pour l’humanité, mais d’empêcher la mauvaise conduite
par la menace individuelle. Aujourd’hui, la colonie de Mettray perdure dans la mémoire
comme un bagne d’enfants, et cette réputation a commencé dans l’entre-deux guerres qui a
marqué le déclin de l’institution, qui était pourtant jusqu’ici appréciée pour ses vertus
philanthropiques. Après le décès de Demetz en 1873 et celui de son successeur en 1884,
Mettray se voit diriger par de nouveaux directeurs qui laissent place à une discipline encore
plus rigoureuse, plus sévère. Les punitions sont de plus en plus communes, et les décès
d’enfants sont beaucoup plus nombreux, en général des morts causées par les maladies. Petit à
petit, on privilégie le travail industriel au travail agricole, et les contre-maîtres qui vivaient
avec les colons dans des « familles » sont devenus des surveillants. A partir de cette époque,
là où les tentatives d’évasion étaient quasi non-existantes à Mettray pendant près de cinquante
ans, elles sont maintenant du nombre moyen de deux par jour. Jean Genet, qui fut colon à
Mettray, raconte que « Chaque paysan touchant une prime de cinquante francs par colon
évadé qu'il ramenait, c'est une véritable chasse à l'enfant, avec fourches, fusils et chiens qui se
livrait jour et nuit dans la campagne de Mettray »13.

Mais la punition n’est pas nouvelle à Mettray avec l’arrivée de nouveaux dirigeants, elle a
toujours fait partie du système disciplinaire qui y était mis en place. Il n’était pas question de
violence physique, l’usage du fouet étant très mal vu depuis la Révolution Française, et il
n’était pas question non plus d’utiliser le travail comme une punition. Pour les bons
comportements, les récompenses attribuées étaient moindres : des bons points, un tableau
d’honneur, le drapeau, ou encore le droit d’accéder au statut de frère aîné. Les punitions
pouvaient toutes constituer en le retrait de ces récompenses précédemment attribuées, mais ils
pouvaient également être contraints à ne manger que du pain noir et de l’eau (là où les repas
prévus pour les colons n’étaient déjà pas très copieux), ou encore être enfermés en cellule
claire ou en cellule sombre. Si vraiment un colon posait trop de problèmes, il était renvoyé en
maison d’enfermement. Pour le fondateur de Mettray, Demetz, la seule punition qui soit
vraiment efficace est l’enfermement, et il était donc plutôt partisan de la cellule. Très
religieux, il était persuadé qu’il n’y avait que l’isolement qui permettrait à la voix de Dieu
d’atteindre ces jeunes vagabonds. Les colons étaient payés pour le travail qu’ils effectuaient à

13
Genet, Jean. Miracle de la rose, L’arbalète, 1993, p. 18
la colonie, mais on ne leur donnait jamais plus d’argent qu’on ne leur estimait nécessaire pour
subvenir aux besoins qui ne seraient pas couverts par la colonie. Ainsi, ils pouvaient recevoir
des amendes en guise de punition. De plus, lorsqu’un colon se conduisait mal et que cela
échappait à un contre-maître, c’était le rôle des sous-chefs—soit d’autre colons nommés à ce
poste—de les dénoncer. Ce climat d’insécurité entre les colons mêmes, qui de toute manière
n’étaient pas autorisés à se parler, permet d’éviter des mouvements de groupe. Autour des
années 1920, la colonie deviendra véritablement un bagne pour enfants. Les surveillants sont
bien souvent d’anciens sous-officiers revenant de la guerre, alcooliques et violents. Ainsi,
bien que les châtiments corporels ou la privation de nourriture soit interdite par le règlement,
ces punitions deviendront monnaie courante jusqu’à la fermeture de Mettray en 1937. Ces
punitions sont comme un engrenage dans la technologie de l’obéissance, elle permet le
contrôle des actions et mêmes des pensées de celui qui en fait l’objet. C’est grâce à la
discipline, endurcie par la punition, que l’on parvient à créer des corps dociles, et à terme, à
priver de leur individualité, voire de leur humanité, ces corps jugés indésirables. Pour les plus
infortunés des colons de Mettray, ils y trouveront la mort, comme en parle Jean Genet : « J’ai
vu à Mettray le sang couler de torses d’enfants. J’en ai vu expirer, tués »14. 

Pour conclure, la colonie pénitentiaire et agricole de Mettray regroupe beaucoup des


idées avancées par Michel Foucault dans Surveiller et Punir. Dans un premier lieu, elle
correspond bel et bien à la prison telle que la décrit Foucault, notamment en ce qui concerne
l’enfermement et la surveillance. L’analyse de Foucault, notamment celle du panoptique, nous
permet de comprendre comment l’observation et le silence auquel étaient soumis les colons à
Mettray venait à les assujettir. Ensuite, Mettray est peut-être l’exemple type d’une institution
disciplinaire, on pratique la discipline mais on l’enseigne même. Comme l’explique Foucault
dans sa partie Discipline, celle-ci permet de modeler des corps dociles et désirables pour la
société à laquelle ils appartiennent : c’est précisément le projet de la colonie de Mettray.
Enfin, la punition comme outil de contrôle telle qu’elle est présentée dans Surveiller et Punir
était bel et bien utilisée à Mettray comme outil disciplinaire, une forme de menace constante
qui ne peut être efficace que si elle est appliquée de manière rigoureuse et systématique, sans
distinction. Aujourd’hui, le site de la colonie agricole et pénitentiaire de Mettray est occupé
par un Institut Thérapeutique, Educatif et Pédagogique qui a pour but d’aider les personnes
vulnérables à s’insérer dans la vie active et à les aider à gagner en autonomie. Bien que ce soit
14
Ibid
cet organisme qui occupe les lieux de la colonie de Mettray, c’est peut-être plutôt dans les
foyers d'accueil pour jeunes que l’on peut trouver une continuité à son activité. Il est
intéressant de noter que les enfants placés à ce qui correspond aujourd’hui à l’Aide Sociale à
l’Enfance pouvait se trouver envoyés à Mettray. C’est cette même population qui peuple
aujourd’hui les foyers d’accueil, d’où les jeunes majeurs sortent avec un taux d’insertion très
faible. Les adultes ayant été placés par l’ASE à l’enfance ne représentent que 3% de la
population française, et pourtant ils constituent 23% des sans-abris15. On peut donc se poser la
question de l’efficacité du service de protection de l’enfance en France, dont la colonie de
Mettray fait partie de l’histoire.

Bibliographie
15
Frechon Isabelle, Marpsat Maryse. « Placement dans l’enfance et précarité de la situation de logement »,
Economie et Statistique, 2016, p.2
Bourquin, Jacques. « Le Mettray des origines », Revue d’histoire de l’enfance «
irrégulière » [En ligne], Hors-série | 2007, mis en ligne le 01 février 2010, consulté le 21
décembre 2022.

Chassat, Sophie, et al., ed. Éduquer et punir: La colonie agricole et pénitentiaire de


Mettray (1839-1937). Rennes: Presses universitaires de Rennes, 2005.

Demetz, Frédéric-Auguste. Fondation d’une colonie agricole de jeunes détenus,


Mettray, Duprat, Paris, 1839.

Demetz, Frédéric-Auguste. Rapport sur les colonies agricoles, Ladevèze, Tours, 1855

De Tocqueville, Alexis. Œuvres complètes, tome IV, Écrits sur le système


pénitentiaire en France et à l'étranger, synthèse de Jean Heffer, Annales. Économies, Sociétés,
Civilisations, vol. 41, no 3, 1986.

Foucault, Michel. Surveiller et punir : naissance de la prison, Gallimard, 1975.

Frechon Isabelle, Marpsat Maryse. « Placement dans l’enfance et précarité de la


situation de logement », Economie et Statistique N° 488-489, 2016 via l’INSEE

Genet, Jean. Miracle de la rose, L’arbalète, 1993.

Idelette Ardouin-Weiss et Georges-François Pottier, « Les décès des enfants de La


colonie agricole et pénitentiaire de Mettray » dans Histoire de la Touraine.

Pierre, Eric. « Mettray dans les années 1920, une période noire » dans Léger,
Raoul. La colonie agricole et pénitentiaire de Mettray. Souvenirs d’un colon 1922-
1927, Paris, L’Harmattan, 1997

Société paternelle. « Règlement de la colonie agricole de Mettray, dans Fondation


d'une colonie agricole de jeunes détenus à Mettray (Département d'Indre-et-Loire). » Libraire
de la Société Asiatique de Londres, 1839.

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