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Centre

Français de Recherche sur le Renseignement





NOTE D’ACTUALITÉ N°453

TURQUIE – SYRIE :
MISE EN PLACE DE LA ZONE TAMPON

Alain Rodier




Le problème avec les medias est qu’une information en chasse l’autre. S’il a
beaucoup été question de l’offensive turque Bouclier de l’Euphrate (Fırat Kalkanı
Harekâtı) au moment où elle a été déclenchée le 24 août, plus personne ne semble y
porter beaucoup d’attention. Et pourtant, des choses se passent qui pourraient
bouleverser le théâtre de guerre syrien pour les mois, voire les années à venir.
Le 24 août, des éléments de la 2e Armée turque (PC à Malatya) s’emparent en
14 heures de la ville frontalière syrienne de Jarablus. Ils sont composés de 500 hommes
des 1ère et 2e brigades commando du 4e corps d’armée, de chars M60 A3 de la 5e brigade
blindée du 6e corps d’armée et de véhicules de combat d’infanterie ACV-15 de la
20e brigade mécanisée du 7e corps d’armée. Les pièces d’artillerie de 155 mm du
106e régiment d’artillerie (6e corps d’armée) assurent les feux d’appuis depuis la
frontière. Le tout est appuyé par les chasseurs bombardiers turcs et américains (F-16 et
A-10).

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Pour apporter un semblant de légitimité à la violation du territoire d’un pays


souverain, plus d’un millier d’activistes appartenant à différents groupes rebelles
syriens (turkmènes et arabes) sont mis en avant. Les principaux mouvements
représentés sont la Brigade Sultan Mourad, la Légion du Sham, la 13e division, le Liwa
Suqour al-Jabal, le Harakat Nour al-Din al-Zenki, le Front du Levant, le Jaysh al-Tahrir, la
Brigade Hamza, le Liwa al-Fatah, le Jaysh al-Nasr, le Ahrar Tal Rifaat, la Brigade al-
Moutasem et le Ahrar al-Sham1. En fait, ces rebelles sont encadrés par des membres des
forces spéciales turques commandées par le lieutenant général Zekai Aksakalli, qui s’est
rendu à Jarablus dès le 25 août.
Depuis début de septembre, les groupes rebelles soutenus par les chars turcs
continuent de renforcer leurs positions à Jarablus où la vie semble reprendre son cours,
en particulier grâce à l’aide humanitaire délivrée par le Croissant rouge. Mais la
progression est stoppée vers le sud, la rivière Nahr al-Sajour servant de limite à ne pas
franchir, la rive sud étant tenue par les Forces démocratiques syriennes (FDS) qui ont
conquis Manbij le 12 août. Les Américains ont clairement laissé entendre qu’ils
n’appuieraient pas des forces turques qui franchiraient le Sajour. Il reste aussi
l’inconnue russe. Quels sont les termes de l’accord vraisemblablement conclu entre les
présidents Recep Tayyip Erdoğan et Vladimir Poutine lors de leur rencontre à Saint-
Pétersbourg le 8 août ? En effet, les forces gouvernementales syriennes et leurs alliés
russes restent étonnamment stoïques pour le moment. Il est probable que des limites à
ne pas dépasser ont été définies.
Par contre, une poussée a lieu vers l’ouest, en suivant approximativement la
frontière, pour tenter de faire la liaison avec les rebelles de l’ASL qui ont conquis la zone
sur Daech.
Le 3 septembre, une vingtaine de chars turcs M60T Sabra2(1) accompagnés de
cinq véhicules de combat d’infanterie sont entrés dans le village d'Al-Rai, situé à une
cinquantaine de kilomètres à l’ouest de Jarablus. Ces blindés provenaient de la ville
frontalière turque de Elbeyli où ils avaient été acheminés sur des porte-chars. Leur unité
d’appartenance n’est pas connue mais ils pourraient venir de la 3e Armée (PC à
Erzincan). Pendant cette nouvelle opération terrestre, des cibles de Daech étaient visées
par des tirs d'artillerie dont certains provenaient de lance-roquettes M142 High Mobility
Artillery Rocket System (HIMARS) américains positionnés du côté turc de la frontière,
dont la portée des roquettes peut atteindre 200 à 300 kilomètres.
Le but tactique poursuivi par Ankara est de boucler la frontière de l’Euphrate, à
l’est, jusqu’au au corridor d’Azaz, à l’ouest. Pour cela, la Turquie s’appuie sur tous les
mouvements rebelles et combat théoriquement Daech - qui n’a pas opposé de franche
résistance à ses actions jusqu’à maintenant.
L’objectif prioritaire du président Recep Tayyip Erdoğan est d’empêcher la
création d’un Kurdistan autonome - le Rojava - au nord de la Syrie, à la frontière sud de
la Turquie. Il appelle cette région le « couloir terroriste ». Cette trégion est contrôlée par
le Parti de l’union démocratique (PYD), principale formation politique locale, disposant
d’un puissant bras armé, les Unités de protection populaires (YPG) qui forment
l’ossature des FDS. Or celui-ci est d’obédience marxiste-léniniste et très proche des
séparatistes du PKK. Pour Ankara, il est donc intolérable de le laisser faire. Résultat de
l’opération turque, le Rojava se retrouve de facto coupé en deux. A l’ouest, le canton
d’Efrin ; à l’est, ceux de Kobané et de Djézireh. Une des conséquences de ces

1 Il apparaît sur la carte sous l’acronyme FSA/Free Syrian Army (Armée syrienne libre).
2 M60 américain modernisé par Israël.
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évènements - ajoutés aux affrontement ayant eu lieu entre forces légalistes et le YPG à
Hassaké1 - est que les FDS perdent progressivement leur composante « arabes », dont
les éléments rejoignent soit des milices pro-gouvernementales, soit l’ASL. Ainsi, une
cinquantaine d’hommes du Liwa al-Tahrir sont arrivés le 2 septembre à Jarablus où ils
se sont placés sous les ordres de l’ASL.


*


La nouvelle donne en Syrie risque d’être la suivante :
- le nord du pays va être contrôlé par les Kurdes, par les rebelles soutenus par la
Turquie2 et par les islamistes radicaux dans la province d’Idlib ;
- Alep, considérée comme une bataille majeure par toutes les parties va continuer à être
disputée ;
- l’est reste tenu par Daech car il n’est plus question de libérer Raqqa, la « capitale » du
proto-Etat, les FDS ayant jeté l’éponge suite à la politique ambiguë de Washington ;
- la côte méditerranéenne et Damas sont solidement aux mains du régime et de ses alliés
mais harcelés par des groupes rebelles ;
- le centre (région de Hama) et le sud (région de Deraa) vont rester disputés de manière
à desserrer l’étau pesant sur Alep.
Bien que personne ne veuille l’avouer, la partition de la Syrie se poursuit.


Alain Rodier
Septembre 2016

1 Cf. Note d’actualité n°452, « Syrie : point de situation », août 2016, www.cf2r.org.
2 Ankara va vraisemblablement parvenir à établir une zone tampon de 100 kilomètres sur 30.

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