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Abdallah Fili
Université Chouaib Doukkali
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Introduction
1. On a conservé dans le texte la forme orthographique des toponymes telle qu’elle est aujourd’hui d’usage
courant sur les cartes consultées, dans les indications routières et l’historiographie du Maroc, ce qui
implique une certaine variabilité des termes. Les translittérations savantes de l’arabe ou du berbère
(dans sa variante régionale de la tachelhit) ne concernent que les citations dans les textes de ces mêmes
noms de lieux.
Centres de pouvoir et organisation de l’espace – Xe colloque intal (Caen, 2009), puc, 2014, p. 117-140
118 Jean-Pierre Van Staëvel et Abdallah Fili
Marrakech
Tinmal LAS
T- AT
HAU
Ouarzazate
Aoulouz
Igli Azrou Zougaghane
Taroudant
Agadir Igiliz
OCÉAN Tughmart
ATLANTIQUE SOUS Tinouainane
AS
- AT L
ANTI
Tiznit N
0 50 km
Point historiographique
2. R. Montagne, Les Berbères et le Makhzen dans le sud du Maroc, Paris, 1930 (rééd. Casablanca, 1989).
3. R. Montagne, Un magasin collectif de l’Anti-Atlas. L’agadir des Ikounka, Paris, 1930.
4. Par exemple L.-V. Justinard, « Notes sur l’histoire du Sous au XVIe siècle. I. Sidi Ahmed ou Moussa.
II. Carnet d’un lieutenant d’El Mansour », Archives marocaines, t. XXIX, 1933, p. 1-231.
5. D. Jacques-Meunié, Greniers citadelles au Maroc, Paris, 1951, 2 vol. C’est durant la même période
(1930-1940) que la région est sillonnée par l’immense chercheur que fut Mokhtar Soussi, dont le projet
scientifique était tout entier tourné vers la réalisation d’une histoire locale, écrite en partant de textes
(ou de récits) produits par la société soussie elle-même. Voir par exemple ses ouvrages Ḫilal Ğazūla,
Rabat, s. d., ou Illīġ qadīman wa-hadīṯan, Rabat, 1966.
6. D. Jacques-Meunié, Le Maroc saharien des origines à 1670, Paris, 1982, 2 vol.
7. P. Berthier, Les anciennes sucreries du Maroc et leurs réseaux hydrauliques. Étude archéologique et
d’histoire économique, Rabat, 1966, 2 vol.
120 Jean-Pierre Van Staëvel et Abdallah Fili
« Naissance de la ville islamique », codirigé par Patrice Cressier et Larbi Erbati, qui
a permis de mener un premier diagnostic archéologique sur les sites d’Aghmat et
surtout de Tamdult, au nord et au sud de la zone concernée 8. On citera également
les travaux menés par André Bazzana, en amont de la réhabilitation des murailles
de Taroudant 9, et surtout l’important programme archéologique qui a eu pour objet
l’étude de l’histoire du peuplement dans le Sous Tekna, et notamment dans l’oued
Noun, au sud-ouest de la zone qui nous intéresse, sous la responsabilité de Youssef
Bokbot et Jorge Onrubia Pintado 10.
C’est en partant du double constat de la richesse relative des informations fournies
par les textes sur la région et de l’absence problématique d’une étude archéologique qui
soit spécifiquement consacrée à l’histoire médiévale et pré-moderne du peuplement
dans le Sous que nous avons initié, en 2004, une enquête intitulée « Villages et sites-
refuges du Sous et de la région d’Igherm (Anti-Atlas central) : géographie historique
et reconnaissance archéologique dans le Sud marocain ». Celle-ci a consisté en une
première approche, envisagée dans un temps long (XIe-XVIIIe siècles, les deux termes
étant donnés a priori par les textes consultés), de l’évolution du peuplement dans la
moyenne et la haute vallée du Sous, ainsi que sur les zones de piémonts voisines de
Taroudant (avec quelques prolongements du côté d’Aoulouz, aux confins orientaux
de la plaine, comme on le verra). L’étude s’est fondée d’une part sur l’exploitation la
plus complète possible des sources arabes d’époque médiévale (chroniques, ouvrages
géographiques, récits de voyage, documentation de chancellerie, littérature hagio-
graphique 11), en en proposant une relecture critique systématique, ainsi que sur une
approche – critique, elle aussi – de l’ensemble des toponymes berbères proposés par
les textes (ou de leurs équivalents arabes, dont il est parfois possible de restituer la
forme originelle dans la langue vernaculaire). Parmi les événements consignés dans
les sources, il en est un qui bénéficie d’une longue description dans le Bayān du
8. Voir par exemple P. Cressier, « Du Sud au Nord du Sahara : la question de Tâmdult (Maroc) », in Du
Nord au Sud du Sahara. Cinquante ans d’archéologie française en Afrique de l’Ouest et au Maghreb.
Bilan et perspectives, A. Bazzana, H. Bocoum (éd.), Paris, 2004, p. 151-158.
9. Programme initié par P. Cressier, puis engagé par A. Bazzana pour sa partie archéologique et J.-P. Van
Staëvel pour la partie historique. Les premiers résultats en ont été présentés lors de la table ronde de
castellologie « Autour de la Méditerranée occidentale : châteaux et territoires » qui s’est tenue à Lyon
les 19 et 20 octobre 2002 : communications d’A. Bazzana et de J.-P. Van Staëvel (« Les murailles de
Taroudant : l’apport des textes », à ce jour inédite).
10. Voir par exemple Y. Bokbot, P. Cressier, M.-C. Delaigue, R. Izquierdo Benito, S. Mabrouk, J. Onrubia
Pintado, « Enceintes refuges, greniers fortifiés et qasaba-s : fonctions, périodisation et interprétation
de la fortification en milieu rural pré-saharien », in Mil anos de Fortificações ne Península Ibérica e no
Magreb (500-1500) (Actes du colloque de Lisbonne, 2000), Palmela, 2001, p. 213-227.
11. On ne possède, pour l’époque médiévale et à la différence de l’époque ultérieure, que très peu d’informa-
tions de nature historique susceptibles d’être glanées dans les recueils jurisprudentiels ou les ouvrages
hagiographiques – du moins ceux à présent publiés. Une autre dimension du travail – à peine esquissée
à ce jour – porte sur l’exploitation de matériaux textuels demeurés jusqu’à nos jours à l’état manuscrit
(sources d’époque saadienne, XVIe-début XVIIe siècle) et surtout sur l’étude des sources européennes,
portugaises et espagnoles notamment, pour le début de la période pré-moderne.
Centres de pouvoir dans le Sous (Maroc)… 121
12. Ibn cIḏārī, Al-Bayān al-muġrib. Qism al-Muwaḥḥdīn, M.I. al-Kattānī, M. b. Ṭāwit, M. Znībar et
ʿA. Zammāma (éd.), Casablanca, 1985.
13. Puisqu’elle a été d’abord financée sur fonds propres, avant que l’UMR 5648 (CIHAM, Lyon), puis la
Casa de Velázquez, ne viennent apporter leur soutien au projet. Qu’il nous soit permis ici de remercier
également M. A. Akerraz, directeur de l’Institut national des sciences de l’archéologie et du patrimoine,
pour l’attention bienveillante avec laquelle il a suivi nos travaux, et les différentes autorités qui, sur le
plan local, nous ont toujours facilité la tâche.
14. Par souci de cohérence, nous avons jugé utile de garder à la présente contribution la forme et le fond
de la communication au colloque de mai 2009, dont elle procède. Il s’agissait alors de dresser un bilan
des premières opérations archéologiques engagées dans la région. Il ne nous est pas apparu nécessaire
de fournir, dans la version définitive de ce texte, les résultats acquis depuis 2009 dans le cadre d’un
nouveau programme de recherches archéologiques de plus large ampleur (cf. la conclusion de l’article).
15. Dans l’attente, bien souvent, de contributions à venir ou en cours de publication. Que notre collègue
et ami Ahmed S. Ettahiri, qui nous a depuis rejoint dans l’exploration archéologique du Sous, reçoive
ici nos chaleureux remerciements : le fruit de nos discussions a contribué à enrichir la matière de cet
article.
122 Jean-Pierre Van Staëvel et Abdallah Fili
La plaine
De manière générale, la prospection en plaine n’est pas sans poser de délicats problèmes
à l’archéologue. La région du Sous n’échappe pas à cette règle. Difficultés d’accès
aux parcelles, taux d’accroissement exponentiel de l’occupation des terres, état de
dégradation des vestiges dû à la mise en valeur des sols à des fins agricoles et à l’usage
de matériaux de construction issus de dépôts alluvionnaires omniprésents, arabisation
enfin des toponymes : tous ces éléments s’allient pour brouiller une image du peu-
plement ancien qu’on aurait souhaité plus parlante. C’est en plaine que se trouvent
deux des principaux centres de pouvoir dont nous parlent les auteurs médiévaux :
Igli et Taroudant.
Située à une trentaine de kilomètres environ à l’est de Taroudant (fig. 1), sur la rive
droite de l’oued Sous, juste en amont de l’endroit où confluent les eaux de celui-ci
et celles de l’oued Talekjount, l’ancienne cité médiévale d’Igli (« Īglī » dans les textes
arabes) a aujourd’hui bien perdu de sa superbe. Son origine demeure obscure, même si,
pour certains auteurs médiévaux, la ville a pu succéder à une agglomération d’époque
pré-islamique 16. Il est vraisemblable que c’est cette même Igli qui, sous l’appellation
générique de « Madīnat Sūs », est mentionnée par la littérature géographique arabe des
premiers siècles 17. Comme son nom l’indique, il s’agit alors de la principale localité
sise dans la plaine du Sous ; son rôle politique s’affirme sans doute durant le IXe siècle,
lorsqu’un prince de sang idrisside, cAbd Allāh, petit-fils d’Idrīs Ier, y fixe sa résidence.
L’essor de la cité est à mettre au compte du nouveau dynamisme qui caractérise alors
les échanges commerciaux au travers du Sahara, et la fondation ou réactivation de cités
caravanières comme Sijilmasa, Nul Lamta ou Tamdult, cette dernière fondée par ce
même prince. À la prospérité liée aux flux commerciaux qui transitent par le Sous s’ajou-
tent les bénéfices d’une production agricole sans doute florissante, dont témoignent,
non sans une certaine redondance, les textes d’alors. De la ville et de ses environs, le
géographe andalusí al-Bakrī (m. 1094) nous offre, dans la seconde moitié du XIe siècle,
une description bucolique : Igli est alors, selon lui, « une grande ville de plaine » (madīna
kabīra sahliya) dotée d’une grande mosquée (ğāmic), et « la capitale de la province du
Sous » (qācʿidat balad al-Sūs) 18. Durant le Xe siècle, la lignée idrisside de cAbd Allāh
– figure fondatrice dont le tombeau est d’ailleurs visible dans la cité – conserve une
autorité au moins partielle ou nominale sur la riche plaine du Sous et l’Anti-Atlas
16. Voir notamment D. Jacques-Meunié, Le Maroc saharien…, 1, p. 190-191, qui rassemble les sources à ce
sujet.
17. Ibn Ḥawqal, Kitāb Ṣūrat al-arḍ, J.H. Kramers (éd.), Leyde, 1967, p. 91-92 ; trad. J.H. Kramers et G. Wiet
sous le titre Configuration de la Terre, Paris, 1964, p. 91.
18. Al-Bakrī, Kitālb al-Masālik wa-l-mamālik, éd. et trad. W. Mac Guckin de Slane sous le titre Description
de l’Afrique septentrionale, 2e éd., Paris, 1965, ar. 161 et 162, trad. 305 et 306.
Centres de pouvoir dans le Sous (Maroc)… 123
19. D. Jacques-Meunié, Le Maroc saharien…, 1, p. 208, d’après al-Bakrī et Ibn Ḥawqal ; V. Lagardère, Les
Almoravides, jusqu’au règne de Yūsuf b. Tāšfīn, Paris, 1989, p. 34-41. Mention du tombeau de ʿAbd Allāh
b. Idrīs b. Idrīs dans al-Bakrī, Masālik, ar. 162, trad. 308.
20. Il faut toutefois remarquer que la relation de la conquête almoravide du Sous repose avant tout sur des
textes tardifs, dont la fiabilité du contenu peut être à bon droit questionnée.
21. Rasā’il muwaḥḥidiya, mağmūʿa jadīda, ‘Azzaoui (éd.), Kenitra, 1995, 1, lettre n° 3, 50-51 ; D. Jacques-
Meunié, Le Maroc saharien…, 1, p. 254-255 ; Ibn al-Qaṭṭān, Naẓm al-ğumān, ʿAlī Makkī (éd.), Beyrouth,
1990, ar. 237, où la ville est encore qualifiée de madīna ; al-Bayḏaq, éd. et trad. É. Lévi-Provençal sous
le titre Documents inédits d’histoire almohade, Paris, 1928, ar. 87-88, trad. 141-142.
22. Al-Idrīsī, Nuzhat al-muštāq, éd. et trad. R.P.A. Dozy et M.J. de Goeje sous le titre Description de
l’Afrique et de l’Espagne, 2e éd., Leyde, 1968, ar. 61-62, trad. 71-72. On trouve encore des descriptions
postérieures, notamment sous la plume de l’auteur anonyme du K. al-Istibṣār ou dans le Rawḍ al-Miʿṭār
d’al-Ḥimyarī, mais les témoignages anachroniques qui sont compilés dans ces ouvrages ne résultent
que de la remobilisation de matériaux antérieurs ; Anonyme, Kitāb al-Istibṣār, éd. ʿAbd al-Ḥamīd,
Alexandrie, 1958, ar. 212-213 ; al-Ḥimyarī, Rawḍ al-Miʿṭār, éd. ʿAbbās, Beyrouth, 1975, 330.
124 Jean-Pierre Van Staëvel et Abdallah Fili
23. Les dissensions politico-religieuses recouvrant peut-être d’ailleurs d’autres antagonismes plus profonds,
comme un clivage entre groupements tribaux Sanhāğa (les Gazūla de la plaine) et Maṣmūda (Harġa et
Suktāna dans la montagne), clivage peut-être lui-même motivé par des raisons économiques.
24. On considérera avec beaucoup de circonspection la notice quelque peu déconcertante que fait de la ville
un contemporain, l’auteur anonyme de l’Istibṣār qu’il rédige vers 1191-1192, pour qui elle n’est qu’une
« très grosse bourgade » (qarya kabīra ğiddan), alors qu’Igli, dans cet ouvrage, retrouve son statut de
« ville » (madīna) et « capitale » (qāʿida) du Sous, et ce quelques décennies seulement après que Taroudant
ait été encore qualifiée de « ville » (madīna) principale du Sous par les géographes andalous. Il semble
plus logique de voir dans cette mention problématique une réminiscence littéraire des descriptions
géographiques de haute époque, sans rapport avec la réalité d’alors.
25. Une fois assurée la domination des Almoravides sur le Sous, les sources semblent se désintéresser de
l’histoire de Taroudant, éclipse documentaire qui reflète peut-être le moindre investissement consenti
dans la région par les nouveaux maîtres par rapport à celle de Sijilmasa, étape essentielle des parcours
transsahariens. Il faudra attendre en fait l’épisode de la lutte que se livrent entre 1122 et 1140 Almoravides
et Almohades afin de s’assurer le contrôle de la vallée de l’oued Sous pour que Taroudant revienne sur le
devant de la scène. Mais si l’on en croit les textes de l’époque, le point d’appui principal des contingents
almoravides semble bien être alors non Taroudant, mais la forteresse de Tīwīnwīn (voir infra).
26. Ibn cIḏārī, Bayān. Qism al-Muwaḥḥdīn.
Centres de pouvoir dans le Sous (Maroc)… 125
La zone de piémont
Du fait des difficultés d’étude des modalités du peuplement ancien dans la plaine du
Sous, notre programme de prospection s’est attaché dans une large mesure à l’étude
des sites fortifiés situés en pourtour de celle-ci, dans la zone de piémont, dite du Dir,
le « poitrail » de la montagne. C’est dans cette zone que se concentrent plusieurs des
sites dont parlent les textes médiévaux : parmi eux se trouvent les principaux points
d’appui de la rébellion de cAlī ibn Yidder, qui ont retenu toute notre attention :
Tīwīnwīn, Tānṣāṣt et Tīzeġt.
27. Voir par exemple A. Bazzana, « Les remparts de Taroudannt (Maroc du Sud) : un conservatoire des modes
de construction en terre crue (XIe-XVIe siècles) », in Échanges transdisciplinaires sur les constructions en
terre crue (Actes de la table ronde de Montpellier, 17-18 novembre 2001), 1 : Terre modelée, découpée ou
coffrée : matériaux et modes de mise en œuvre, C.-A. de Chazelles-Gazzal et A. Klein (éd.), Montpellier,
2003, p. 343-357.
28. Cf. notamment la thèse de M. Godener, en cours à l’université de Paris-Sorbonne, sous la direction
de J.-P. Van Staëvel et d’A. Fili : Archéologie du peuplement médiéval et pré-moderne dans la plaine de
Taroudant et la zone de piémont des Atlas, ainsi que les articles à paraître de J.-P. Van Staëvel.
29. Le nom du site semble bien apparaître pour la première fois dans des textes se référant pour l’essentiel
d’entre eux à la première moitié du XIIe siècle, à l’exception de la Nuzhat d’al-Idrīsī, rédigée à partir
de šawwāl 548 H. / janvier 1154, qui met en relation la forteresse (mais sans doute la situation qui y est
décrite remonte au siècle précédent) avec une population professant un dogme chiite duodécimain qui
s’oppose par la force aux habitants de Taroudant, sunnites de tradition juridique malikite ; Al-Idrīsī,
126 Jean-Pierre Van Staëvel et Abdallah Fili
Nuzhat, ar. 62, trad. 72. Si l’on en croit le témoignage tardif du Rawḍ al-Qirṭās, il est possible que
Tīwīnwīn soit alors devenue le lieu de refuge des chiites du Sous après la conquête de leur principale
cité, Taroudant, par les Almoravides, vers le milieu du XIe siècle ; Rawḍ al-Qirṭās.
30. L’empreinte chiite ne perdure apparemment pas longtemps, puisque la place est occupée par les
Almoravides au plus tard au début des années 1120, moment où débute l’insurrection almohade. C’est
là que sont maintenus prisonniers, en 516 / 1122, par ces mêmes Almoravides, des membres de la tribu
d’Ibn Tūmart. Et c’est encore là que, plus tard, en 529 / 1134-1135, les Almoravides se replient lorsque
c
Abd al-Mu’min, le premier calife almohade, s’empare de Taroudant.
31. Ibn cIḏārī, Bayān. Qism al-Muwaḥḥdīn, trad. A. Huici Miranda, 2, 123.
32. Ibid.
33. Ibid., 2, trad. 123-124.
34. Ibid., 2, trad. 123.
35. D. Jacques-Meunié, Le Maroc saharien…, 1.
36. On sait simplement, d’après la Nuzhat d’al-Idrīsī, que « les deux villes de Taroudant et de Tīwīnwīn
sont séparées par une journée de marche », alors qu’Ibn cIḏārī précise quant à lui que la forteresse se
situe à « 6 milles » de la seconde étape du corps expéditionnaire dans le Sous, sur le territoire des Banū
Bādās (Al-Idrīsī, Nuzhat ; Ibn cIḏārī, Bayān. Qism al-Muwaḥḥdīn).
Centres de pouvoir dans le Sous (Maroc)… 127
Le grand nombre de citernes (une dizaine d’entre elles ont été repérées lors des
premiers passages sur le site en 2004) témoigne des difficultés d’approvisionnement en
eau dans la zone : elles peuvent convenir aux impératifs de stockage pour la population,
ou pour les troupeaux en déplacement dans le cadre de la transhumance. Les maigres
vestiges de la muraille sont par contre décevants : on a peine à voir, dans les faibles
traces qu’en a laissé, en 1963, l’épierrement pour la construction du nouveau souk
de Tinouainane, le mur d’enceinte qui avait tenu en échec le corps expéditionnaire
almohade, avant que le calife Abū Dabbūs ne se résigne à faire venir de Marrakech
des engins de siège pour venir à bout de la résistance des rebelles. Les recherches
archéologiques en cours sur ce site devraient permettre d’analyser plus en détail les
phases d’occupation de ce site et de préciser la validité de cette identification encore
hypothétique 37.
Cette situation topographique semble aller de pair avec celle fournie pour une
localité du Sous nommé Ānsā. Le voyageur al-cAbdarī qui, au sortir de l’hiver de
l’année 788 / 1386, traverse la région, la mentionne, dès le début de son ouvrage, comme
une agglomération à présent moribonde, qui fut autrefois une grande ville (madīna
kabīra), « dans le pays du Haut-Sous extrême » (Ānsā min aclā bilād al-Sūs al-aqṣā) 39.
Une page plus loin, il décrit à nouveau Ānsā comme « la dernière agglomération
du Haut-Sous, contiguë à la montagne et surplombant le [fleuve] Sous » (wa-huwa
āḪir bilād al-Sūs min aclā-hu muttaṣil bi-l-ğabal mušrif calā al-Sūs) 40. Les éléments
de localisation proposés par les auteurs médiévaux pour Ānsā et Tānsāst, alliés à la
ressemblance phonétique des deux toponymes, l’un constituant manifestement le
doublon berbère de l’autre 41, semblaient bien aller dans le sens d’une réduction des
deux sites à une réalité archéologique unique 42.
Si le toponyme Tānsāst n’apparaît qu’à l’occasion de la relation des événements
politico-militaires survenus peu après le début de la seconde moitié du XIIIe siècle,
il n’en va pas de même d’Ānsā, dont l’histoire paraît étroitement liée à l’expansion
almohade dans les montagnes environnant la plaine du Sous. La localité semble avoir
abrité certains des plus fervents partisans de la doctrine unitariste, des proches du
Mahdī ou, plus tard, des Mu’minides : tel est le cas d’Abū cAbd Allāh Muhammad 43
b. Sulaymān, membre du Conseil (al-Ğamāca) et imam du temps de la prédication
d’Ibn Tūmart 44, ou du grand-père maternel du deuxième calife almohade, Abū Yacqūb
Yūsuf, lui aussi originaire du Haut-Sous 45.
Ces liens idéologiques et familiaux ont dû compter, au même titre que des impé-
ratifs politiques plus immédiats, dans le grand rassemblement des tribus du Sous
qu’organise en ce lieu le calife cAbd al-Mu’min, vers la fin de son séjour dans le Sous
46. Mağmūʿat rasā’il muwahhidiya, É. Lévi-Provençal (éd.), Rabat, 1941, lettre n° 17, éd. 81-93 (87), ana-
lyse 42. On notera qu’Ānsā est alors qualifiée de « localité située à la lisière du Sous ». Sur cet épisode,
voir également A. Huici Miranda, Historia política del imperio almohade, 1, p. 181.
47. Comme à son habitude, ce dernier est très confus quant à la date de l’événement en question (É. Lévi-
Provençal, Documents inédits d’histoire almohade, ar. 76, trad. 122-123). L’épisode de la rencontre, tel
qu’il est rapporté par Ibn al-Qaṭṭān, est daté des années 517 / 1123 (Ibn al-Qaṭṭān, Naẓm al-ğumān). Cf.
aussi Ibn Ḫaldūn, cIbar, ar. 1, 302, trad. 2, 171. Voir également A. Huici Miranda, Historia política del
imperio almohade, 1, p. 70-71. On remarquera que dans tous ces récits, aussi ambigus soient-ils, c’est
toujours le même chef almoravide, cUmar ibn Dayyān, qui est opposé aux forces almohades. Sur ce
personnage, voir la note de J. Bosch Vilá, Los Almorávides, 2e éd., Grenade, 1998, p. 213, n. 29.
48. É. Lévi-Provençal, Documents inédits d’histoire almohade, ar. 76, trad. 122-123.
49. Ibid., ar. 128, trad. 218. Le fait que la forteresse d’Ānsā-n-Īmādīden soit la seconde sur la liste établie par
al-Bayḏaq, après celle de Tāsġimūt, n’est pas forcément en soi un argument en faveur d’une localisation
dans la proximité du célèbre point fort de la défense de Marrakech, sur le piémont septentrional du
Haut-Atlas. Devant l’absence de possibilité de localiser précisément la plupart des autres sites fortifiés
cités dans l’ouvrage, il ne peut être prouvé de manière indubitable que la liste en question suit une
progression géographique. Sans présumer de la logique de présentation de ces différentes places-fortes,
force est d’indiquer qu’elle peut fort bien répondre à d’autres critères de classement, dont celui de
l’importance du point de vue militaire n’est pas le moindre.
50. Selon l’éditeur et traducteur d’al-Bayḏaq, « c’était, comme on le verra plus loin dans la liste des forteresses
almoravides, un point stratégique situé à la lisière du Grand-Atlas, sans doute à l’Ouest du plateau du
Tasghaimut : il ne paraît pas possible d’en identifier le site exact à l’heure actuelle » (Documents inédits
d’histoire almohade, trad. 122, n. 4).
51. Cette hypothèse de localisation a été reprise telle quelle par A. Huici Miranda, Álmoravides, p. 213, n. 28
et p. 218. Il semble bien que le grand arabisant espagnol n’ait toutefois jamais fait l’assimilation entre
Ānsā-n-Īmādīden et Ānsā, patrie d’origine d’Abū cAbd Allāh Muhammad b. Sulaymān, dont il a été
question supra (A. Huici Miranda, Historia política del imperio almohade, 1, p. 101-102). La confusion est
plus grande chez V. Lagardère, qui ne fait par ailleurs que paraphraser ses devanciers, alors même que
les sources qu’ils citent auraient dû l’inciter à une plus grande prudence (V. Lagardère, Les Almoravides.
Le Djihâd andalou (1106-1143), Paris, 1998, p. 128-129).
130 Jean-Pierre Van Staëvel et Abdallah Fili
52. Ibn al-Zayyāt, K. al-Tašawwuf ilā riğāl al-taṣawwuf, A. Toufiq (éd.), Rabat, 1984, ar. 342-343, n° 174.
53. Al-Bayḏaq cite le toponyme dans son K. al-Ansāb. On rencontre également d’autres mentions dans le
Nazm al-ğumān, p. 92, et dans I’clām, 4, 289 et 3, 198. Cette identification semble aller de soi pour un
certain nombre de chercheurs. L’annotation d’A. Toufiq dans Ibn al-Zayyāt, Tašawwuf, ar. n. 55, p. 342
en est une bonne illustration. Il n’est jamais alors question de l’hypothèse d’É. Lévi-Provençal.
54. Assez curieusement, Ānsā / Tānsāst ne joue aucun rôle dans la relation que fait Ibn cIḏārī de l’expédition
d’Abū Dabbūs. Le point fortifié n’est d’ailleurs jamais mentionné par le chroniqueur, ce qui ne laisse
de poser problème.
Centres de pouvoir dans le Sous (Maroc)… 131
dans les environs de la ville actuelle d’Aoulouz (voir fig. 1). La carte topographique
d’Aoulouz au 1 / 50 000e ne comportant aucune indication susceptible de guider nos
recherches, c’est encore une fois l’appel à la mémoire des habitants de la région qui
s’est avéré un guide des plus précieux. En effet, un toponyme parmi d’autres cités lors
des conversations nous est rapidement apparu comme porteur de sens : Tagergust,
toujours cité par nos interlocuteurs sous la forme complète de Tagergust-n-Wansa,
soit « la Tagergust 55 d’Ansa ». Le site ainsi désigné se trouve à la sortie d’Aoulouz,
sur la route menant à Taliwine, en direction de Ouarzazate, là où passait autrefois la
route qui menait au célèbre port saharien de Sijilmasa. Au sud sud-est de Tagergust
s’étend la montagne d’Azrou Zougaghane, marquée par une orientation générale
nord-ouest sud-est et flanquée d’une butte-témoin, celle du Bou Tini. De manière
révélatrice, les anciens de Tagergoust désignent encore aujourd’hui la montagne sous
le nom révélateur de Mdinat Ansa, « la ville d’Ansa ». Une première reconnaissance
nous a permis de découvrir un site médiéval de très grande superficie. Celui-ci est
formé de plusieurs zones d’habitat très denses occupant les versants et surtout les
sommets, tant sur le piton du Bou Tini que sur la montagne d’Azrou Zougaghane. Le
plateau couronnant celle-ci adopte la configuration d’un éperon barré (fig. 3). Limité
par un mur dont la fonction est moins sans doute d’assurer une défense efficace que
de marquer une différenciation sociale, socio-économique ou statutaire, le secteur
sommital ainsi défini présente, dans sa partie sud-est, un groupe de maisons et de
ruelles qui présente tous les signes d’une planification rigoureuse 56.
Des trois sites mentionnés dans les textes à propos de la révolte de cAlī ibn Yidder,
Tānṣāṣt, Tīwīnwīn et Tīzeġt (ou Tīzeḫt), deux semblent donc pouvoir aujourd’hui
faire l’objet d’une localisation précise ; seul le dernier cité (Tīzeġt, celui décrit le plus
en détail, paradoxalement) échappe encore, en l’état actuel de la recherche, à toute
tentative de localisation 57. L’arrivée dans la plaine du Sous du corps expéditionnaire
d’Abū Dabbūs au début du mois de šawwāl 665 (fin juin 1267) semble avoir provoqué
un vent de panique parmi les populations locales. Ainsi la plus grande partie des
récoltes de la vallée avait été emportée jusqu’à la forteresse de Tīzeġt (akṯar zarc
hāḏā al-basīṭ qad urtufica ilā ḥiṣn bi-hā), qui devient alors, du même coup, une cible
prioritaire pour les troupes almohades en mal d’approvisionnement 58. De même, la
forteresse sert de lieu de rassemblement pour tous les partisans du rebelle, « après
l’expulsion des membres de la tribu qui en assurait jusqu’alors la garde 59, des tribus
du Sous comme de ceux [qui habitaient] en amont du fleuve, et de ceux qui, dans les
campagnes, l’environnaient ». Sans doute la forteresse ne se trouvait-elle non loin de
Taroudant, puisque le chroniqueur indique que le corps expéditionnaire passe par
celle-ci le 8 šawwāl (2 juillet 1267) pour arriver, le lendemain, devant ses murs. Le
siège donne au chroniqueur, une fois n’est pas coutume, l’occasion de s’attarder sur
l’organisation du système défensif 60. La forteresse semble avoir été choisie pour son
caractère particulièrement inexpugnable. La description qu’en donne le chroniqueur
permet de l’assimiler sans peine à un site de hauteur, sous la forme d’un éperon barré.
Le seul côté accessible offrait des défenses avancées : un ravin entaillé d’un fossé et une
« végétation touffue » – sans doute assimilable à la zrība, la haie d’épineux si courante
dans cette région pour délimiter les propriétés. Au-delà se trouvait un avant-mur
percé d’une porte, auquel s’adossaient trois maisons, où les assiégés avaient serré « le
bétail, les récoltes et le mobilier ». Plus haut était juchée la forteresse proprement dite,
qui abritait les principaux soutiens au rebelle.
61. Ibid., ar. 455. Les informations glanées dans le récit du siège semblent bien aller dans le sens d’une situa-
tion exceptionnelle : on y apprend notamment que nombre de personnes, essentiellement des familles,
accompagnées de leurs bêtes et serrant avec elles leurs biens mobiliers, n’avaient apparemment pas pu
trouver place à l’intérieur même du réduit défensif et devaient s’être amassés derrière les premières
lignes de fortification (ibid., ar. 457-458).
62. A. Huici Miranda, Historia política del imperio almohade, 1, p. 28.
63. D’où le nom complet qui est donné dans les sources almohades pour désigner ce site : Īgīlīz-n-warġen,
« La montagne des Arġen ».
134 Jean-Pierre Van Staëvel et Abdallah Fili
du site se double d’une dimension religieuse particulière, puisque Igiliz, en tant que
ribāṭ – c’est sous ce nom en effet que le site est désigné dans les sources almohades
les plus anciennes – est à la fois, au début des années 1120, un camp de base pour le
ğihād mené par Ibn Tūmart contre les Almoravides et un centre d’endoctrinement et
de diffusion de son enseignement en milieu tribal, restauré sous le règne du premier
calife, cAbd al-Mu’min, en 552H (1157). Le site est aussi associé, du vivant du Mahdī
comme après sa mort, à l’exercice de pratiques ascétiques de la part de certains
membres de la première communauté almohade 64. Il abrite deux « ermitages » ou
rābiṭa-s, dont l’existence est bien attestée encore au début du XIVe siècle 65. Déjà du
temps d’Ibn Tūmart, des visites pieuses à la grotte où il s’était retiré semblent s’être
imposées ; la montagne devient par la suite un lieu de culte et de vénération, centré
principalement sur cette grotte, devenue depuis un lieu sacré (al-ġār al-muqaddas) 66.
Si l’on s’en tient au témoignage des textes, l’occupation du site semble avoir été
éphémère, puisque le chef des Almohades n’y réside avec ses contribules que de 1121
à 1124-1125. Une lecture plus fine des chroniques permet néanmoins de déceler les
signes d’une occupation se prolongeant plus largement vers l’aval et le courant de la
seconde moitié du XIIe siècle. Aussi l’importance de l’ancienne forteresse du Mahdī ne
se dément pas lors des épisodes militaires qui marquent, dans la décennie 1130-1140, la
conquête almohade du Sous. Le site finira cependant par être progressivement oublié
(à tout le moins marginalisé) tant dans les récits illustrant la geste des Almohades
que dans les études contemporaines, au profit de Tinmal, la célèbre localité du Haut-
Atlas où émigrent, en 1124-1125, Ibn Tūmart et ses compagnons de lutte. Les diverses
graphies qui s’attachent au nom du site – et qui illustrent l’oubli relatif dans lequel
était tombé celui-ci – n’ont pas favorisé les quelques tentatives qui ont été menées
pour localiser précisément le berceau du mouvement almohade. On rappellera de
manière succincte que c’est É. Lévi-Provençal qui, le premier, suivant le conseil de
R. Montagne, corrige une localisation erronée dans le Haut-Atlas et situe l’origine
du mouvement almohade dans l’Anti-Atlas central, au sein du territoire de la tribu
des Arġen. A. Huici Miranda devait de même affiner cette proposition, en mettant
à profit les souvenirs de D. Jacques-Meunié, pour localiser le site dans la vallée de
l’Assif-n-warġen, axe majeur de pénétration en territoire montagnard, à l’est sud-est
de Taroudant (fig. 1). C’est enfin à un chercheur marocain, al-Murādī al-Bacamrānī,
qu’il devait revenir, malheureusement à un double titre posthume et confidentiel,
de proposer une localisation exacte du site, dont il semble bien qu’il n’ait jamais été
64. K. al-Ansāb, cf. É. Lévi-Provençal, Documents inédits d’histoire almohade, ar. 39, trad. 59.
65. Ibn cIḏārī, Al-Bayān al-muġrib. Qism al-Muwaḥḥdīn, ar. Il est possible que le terme soit utilisé, chez des
chroniqueurs encore plus tardifs, pour remplacer celui de ribāṭ, peut-être considéré désormais comme
désuet.
66. Mağmūʿa rasā’il muwaḥḥidiya, É. Lévi-Provençal (éd.), lettre n° 17, p. 81-93 (86-87). On trouvera un
exposé plus complet des différentes fonctions du site dans J.-P. Van Staëvel, A. Fili, « Wa-waṣalnā ʿalā
barakat Allāh ilā Īgīlīz : à propos de la localisation d’Īgīlīz-des-Harġa, le ḥiṣn du Mahdī Ibn Tūmart »,
Al-Qanṭara, XVII, 2006, p. 153-194. Voir aussi les publications à paraître ultérieurement concernant
les fouilles archéologiques en cours sur le site d’Igiliz.
Centres de pouvoir dans le Sous (Maroc)… 135
visité par des archéologues avant notre première reconnaissance in situ, en 2004 et
2005 67. La région et les environs du site semblent caractérisés par une forte inertie du
peuplement, ce qui explique à la fois la stabilité des toponymes et la grande richesse
de la mémoire qui s’attache localement au souvenir d’Ibn Tūmart.
67. Al-Bāʿamrānī, « Taḥqīq ‘an makān wilādat al-mahdī Ibn Tūmart », publication à titre posthume, par
les soins d’A. Afa, dans la Mağallat Kulliyat al-šarīʿa bi-Agādīr (Revue de la Faculté de droit d’Agadir),
2000, p. 137-142. Le texte est tiré d’un ouvrage inédit de l’auteur intitulé Lamaḥāt min Tārīḫ Sūs. N’ayant
pu prendre connaissance de l’existence de cet article qu’en 2006, nous avons suivi, sans le savoir, par
un cheminement intellectuel différent (l’emploi de cartes topographiques notamment), la même voie
que notre devancier, à qui revient, du strict point de vue de la chronologie de la recherche, la primeur
de la découverte. Sur la méthode qui nous a permis d’identifier le site d’Igiliz, voir notre « Wa-waṣalnā
ʿalā barakat Allāh ilā Īgīlīz ».
68. Voir notamment, pour al-Andalus, les travaux d’A. Bazzana, P. Cressier, P. Guichard, Les châteaux
ruraux d’al-Andalus, Madrid, 1988.
136 Jean-Pierre Van Staëvel et Abdallah Fili
leur autonomie par rapport à la montagne voisine est toujours fluctuante. On notera,
au passage, un autre indice probant qui témoigne de la difficulté qu’éprouve le pou-
voir central à imprimer sa marque sur la région via des relais institutionnels. Il s’agit
de la très remarquable absence d’émissions monétaires provenant d’ateliers locaux :
fait qui ne laisse de surprendre, si l’on considère la place qu’occupe la région dans
l’exploitation des ressources minières et le commerce avec le Sahara. Il faut en effet
attendre le XVIe siècle et l’implantation du Makhzen saadien à Taroudant pour voir
apparaître les premières monnaies frappées dans la vallée du Sous.
Au-delà de ces villes ou « protovilles » de la plaine, notre programme de prospec-
tion s’attachait dans une large mesure à l’étude de sites fortifiés situés dans la zone
de piémont des Atlas. Ces forteresses – Tīwīnwīn, Ānsā – sont parfois qualifiées de
« cités » par les textes médiévaux. Adossées à la montagne, elles contrôlent la vallée mais
jugulent également l’expansion des populations des hauteurs. De tels lieux stratégiques
passent donc de mains en mains, contrôlés parfois par les mandataires du pouvoir
central et parfois par les rebelles. De fait, leurs fonctions semblent avoir souvent oscillé
entre celle de refuge ou de base d’opérations militaires et celle de lieu d’exercice d’un
pouvoir politique, celui incarné soit, de manière sporadique, par le représentant du
pouvoir central, soit par une entité extra-étatique, parfois de type charismatique, mais
le plus souvent de caractère tribal. On ignore tout des liens susceptibles d’unir ces
sites à une base tribale, comme le laisse entrevoir par exemple la mention associant
au toponyme Ānsā la fraction des Īmādīden. Le complexe d’Azrou Zoughagane et
du Bou Tini, que nous avons proposé d’identifier justement avec cette agglomération
médiévale, paraît avoir été conçu comme un point de peuplement fixe et durable, et
d’ampleur certaine. S’agit-il alors, dans ce dernier cas, d’une « protoville », ou d’une
ville à part entière ? La réponse à apporter ne saurait être que partielle et il ne fait
aucun doute qu’elle est prématurée, sans travaux archéologiques supplémentaires.
La région constitue par conséquent un terrain d’étude particulièrement fécond
pour tenter de mieux cerner les relations fluctuantes, selon les circonstances historiques,
entre tribus et État central, et de préciser la répartition du contrôle du territoire qui
s’opère alors. Ce questionnement est au cœur du programme archéologique, « La
montagne d’Igiliz et le pays des Arghen. Enquête sur l’histoire du peuplement rural
dans le Sud marocain au Moyen Âge et à l’époque pré-moderne » (resp. Jean-Pierre
Van Staëvel, Université Paris IV – Sorbonne, UMR n° 8167 ; Abdallah Fili, Université
d’El Jadida, UMR n° 5648, Lyon ; Ahmad S. Ettahiri, INSAP, Rabat). Inscrit en 2008 au
programme quadriennal de la Casa de Velázquez et soutenu au titre de nouveau projet
par le ministère des Affaires étrangères et européennes, il a donné lieu à l’établissement
d’un accord de coopération entre l’Institut national des sciences de l’archéologie et du
patrimoine (INSAP), l’université d’El Jadida, la Casa de Velázquez et l’UMR 8167. Il
a pour objet principal de recherche la montagne d’Igiliz, site historique de première
ampleur, susceptible d’offrir un incomparable éclairage sur les campagnes du Maghreb
pré-saharien durant l’époque médiévale, sur les modalités de l’islamisation d’une
société tribale rétive à toute autorité émanant d’un pouvoir central, sur la culture
matérielle enfin d’une communauté de dévots du XIIe siècle. De plus, l’ensemble
Centres de pouvoir dans le Sous (Maroc)… 139
des opérations envisagées sur le site même d’Igiliz et aux alentours de celui-ci, à la
recherche des témoignages de l’occupation humaine durant les périodes médiévale et
pré-moderne, permet de poser, en des termes renouvelés et à l’aide d’outils adéquats,
d’importantes questions sur l’organisation du peuplement de la région, ainsi que sur
les régimes politiques et économiques, agraires et pastoraux, des populations locales
dans la longue durée 69.
Abdallah Fili
Université Choaib Dokkali, El Jadida, UMR n° 5648
69. Les résultats engrangés au cours des cinq campagnes de fouille qui ont eu pour cadre le site d’Igiliz
depuis 2009 confirment en tous points les premiers éléments d’analyse présentés lors du colloque de
Caen (note des auteurs, janvier 2014).