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Les centres du pouvoir dans le Souss (Maroc)

Article · February 2013

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Abdallah Fili
Université Chouaib Doukkali
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Centres de pouvoir dans le Sous (Maroc)
entre le IXe et le XIIIe  siècle : Un premier
inventaire d’après les textes et l’archéologie

Introduction

La plaine du Sous (fig. 1) 1, limitée au nord et à l’est par la barrière montagneuse du


Haut-Atlas, au sud et au sud-est par la chaîne de l’Anti-Atlas, s’étend sur 200 kilomètres
de longueur entre l’Océan atlantique et le Djebel Siroua (3 300 m d’alt.). Située entre
la zone méditerranéenne et le Sahara, la région bénéficie d’un réseau hydrographique
performant (l’oued Sous et ses affluents), qui lui assure un fort potentiel d’irrigation.
Elle est ainsi caractérisée par une grande prospérité agricole, dont se font l’écho les
auteurs médiévaux. La ville de Taroudant est située à environ 150 kilomètres au sud de
Marrakech et à environ 75 kilomètres à l’est d’Agadir, à l’intérieur des terres. Avant le
développement de ce grand pôle touristique sur la côte, Taroudant était la principale
cité de la région. Si la plaine a concentré certaines activités agricoles de grand rapport,
les montagnes environnantes, et notamment leurs zones de piémont, ont joué un rôle
clé dans la balance des populations ainsi que dans les équilibres de force et de pouvoir.
Même s’il a pu donner lieu à l’implantation, locale et ponctuelle, de fortes entités
politiques, le Sous envisagé de manière générale est avant tout, au long de la période
médiévale, une région périphérique qui entretient des rapports souvent tendus avec
les centres du pouvoir situés au nord du Haut-Atlas. C’est là, dans cette région à la
situation stratégique avérée, que s’affrontent, entre le Xe et le début du XVIe siècle,
des pouvoirs politico-religieux concurrents, chiites et sunnites, puis Almoravides et
Almohades, rebelles enfin de tendance mystique et tenants du contrôle étatique sur
la province. De ces luttes, de la richesse économique de la vallée qui bien souvent les
sous-tend, et de l’ombrageuse puissance des chefs tribaux qui exercent leur autorité sur
les montagnes environnantes, on possède des témoignages textuels certes disparates
et décousus, mais néanmoins précieux, qui éclairent l’histoire de la région durant
l’époque médiévale.

1. On a conservé dans le texte la forme orthographique des toponymes telle qu’elle est aujourd’hui d’usage
courant sur les cartes consultées, dans les indications routières et l’historiographie du Maroc, ce qui
implique une certaine variabilité des termes. Les translittérations savantes de l’arabe ou du berbère
(dans sa variante régionale de la tachelhit) ne concernent que les citations dans les textes de ces mêmes
noms de lieux.

Centres de pouvoir et organisation de l’espace – Xe colloque intal (Caen, 2009), puc, 2014, p. 117-140
118 Jean-Pierre Van Staëvel et Abdallah Fili

Marrakech

Tinmal LAS
T- AT
HAU
Ouarzazate
Aoulouz
Igli Azrou Zougaghane

Taroudant
Agadir Igiliz
OCÉAN Tughmart
ATLANTIQUE SOUS Tinouainane
AS
- AT L
ANTI

Tiznit N
0 50 km

Fig. 1 – La plaine du Sous, le Haut-Atlas et l’Anti-Atlas. Localisation des sites explorés

Si le Sous est – au moins théoriquement – intégré au monde islamique à partir


de la première moitié du VIIIe siècle, il semble bien n’entrer pleinement dans la
« grande Histoire » qu’avec l’irruption dans la région des Berbères almoravides, qui
conquièrent la vallée peu après le milieu du XIe siècle. Ces Sahariens sunnites, dirigés
par le groupe tribal des Lamtūna, fondent plus au nord leur capitale, Marrakech, et
s’assurent tant bien que mal une domination effective sur les populations du Sous,
alors même que leurs conquêtes militaires les mènent, toujours plus au nord, jusque
dans le lointain Andalus. Mais si la plaine semble pacifiée par ces nouveaux venus,
le feu couve encore dans les montagnes environnantes. Dans la première moitié
du siècle suivant, l’Anti-Atlas voisin est le théâtre des premiers soubresauts de la
révolution almohade, prônée par Muḥammad Ibn Tūmart, un juriste et théologien
originaire de la région. De fait, les premières luttes opposant Almoravides et partisans
du Mahdī – la figure messianique incarnée par ce chef berbère – se dérouleront
dans la plaine de Taroudant et dans les petites vallées des piémonts montagneux
qui l’avoisinent. Le conflit, longtemps indécis semble-t-il, tournera finalement à
l’avantage des sectateurs unitaristes, peu de temps avant que le disciple et successeur
d’Ibn Tūmart, cAbd al-Mu’min, ne se taille par ses conquêtes un second empire à
cheval sur le Maghreb et l’Andalus.
Centres de pouvoir dans le Sous (Maroc)… 119

À partir du XIIIe siècle, dans les soubresauts qui marquent la progressive déprise


almohade, l’arrivée de nomades arabes marque une nouvelle étape, décisive, dans
l’évolution du peuplement de la région, marginalisée alors par rapport à Fès, la capitale
des Mérinides. Cette situation de repli ne sera vraiment rompue à nouveau qu’à partir
du début du XVIe siècle, avec l’arrivée d’un nouveau pouvoir d’origine saharienne, celui
des Saadiens, qui régnera d’abord depuis Taroudant, cité revivifiée et bientôt promue
capitale, le temps d’évincer de la côte les Portugais, avant de s’emparer de Marrakech
et de fonder, depuis leur base arrière du Sous, le premier État pré-moderne du Maroc.

Point historiographique

L’éloignement du Sous par rapport au « Maroc utile », l’entité géographique et écono-


mique privilégiée par les agents du Protectorat français, ainsi que la priorité accordée
par ceux-ci, sur le plan des travaux historiques et archéologiques, aux « capitales
impériales », ne pouvaient guère favoriser a priori l’éclosion d’un intérêt précoce
pour la région du Sous. C’est tout le contraire qui se produisit. La conquête des
chaînes de l’Atlas et les opérations militaires dont elles servirent de cadre permirent
en effet à deux chercheurs, alors sous l’uniforme, d’y réaliser une œuvre historique et
ethnographique de très grande portée : on pense bien sûr à Robert Montagne, pour
sa fameuse thèse sur le pouvoir tribal dans le Sous 2 ou son enquête sur les greniers
collectifs de l’Anti-Atlas 3, et au lieutenant-colonel Justinard, dont le travail sur les
documents originaux et la tradition orale fait encore autorité aujourd’hui 4. C’est
dans la lignée du travail initié par R. Montagne sur les agadirs que devait d’ailleurs
s’inscrire, à partir du début des années 1940, D. Jacques-Meunié 5, à qui l’on doit par
ailleurs une belle thèse sur l’histoire du Sud marocain 6. Après l’indépendance, la région
est encore restée en marge des centres d’intérêt de la communauté scientifique, si
l’on en excepte la remarquable enquête entreprise par Paul Berthier sur les sucreries
du Sous 7. Mais ce n’est que récemment que l’intérêt pour cette région du sud du
Maroc s’est trouvé renforcé, sans jamais d’ailleurs que celle-ci n’apparaisse au cœur
même du questionnement. Il faut mentionner à ce titre le programme archéologique

2. R. Montagne, Les Berbères et le Makhzen dans le sud du Maroc, Paris, 1930 (rééd. Casablanca, 1989).
3. R. Montagne, Un magasin collectif de l’Anti-Atlas. L’agadir des Ikounka, Paris, 1930.
4. Par exemple L.-V. Justinard, « Notes sur l’histoire du Sous au XVIe siècle. I. Sidi Ahmed ou Moussa.
II. Carnet d’un lieutenant d’El Mansour », Archives marocaines, t. XXIX, 1933, p. 1-231.
5. D. Jacques-Meunié, Greniers citadelles au Maroc, Paris, 1951, 2 vol. C’est durant la même période
(1930-1940) que la région est sillonnée par l’immense chercheur que fut Mokhtar Soussi, dont le projet
scientifique était tout entier tourné vers la réalisation d’une histoire locale, écrite en partant de textes
(ou de récits) produits par la société soussie elle-même. Voir par exemple ses ouvrages Ḫilal Ğazūla,
Rabat, s. d., ou Illīġ qadīman wa-hadīṯan, Rabat, 1966.
6. D. Jacques-Meunié, Le Maroc saharien des origines à 1670, Paris, 1982, 2 vol.
7. P. Berthier, Les anciennes sucreries du Maroc et leurs réseaux hydrauliques. Étude archéologique et
d’histoire économique, Rabat, 1966, 2 vol.
120 Jean-Pierre Van Staëvel et Abdallah Fili

« Naissance de la ville islamique », codirigé par Patrice Cressier et Larbi Erbati, qui
a permis de mener un premier diagnostic archéologique sur les sites d’Aghmat et
surtout de Tamdult, au nord et au sud de la zone concernée 8. On citera également
les travaux menés par André Bazzana, en amont de la réhabilitation des murailles
de Taroudant 9, et surtout l’important programme archéologique qui a eu pour objet
l’étude de l’histoire du peuplement dans le Sous Tekna, et notamment dans l’oued
Noun, au sud-ouest de la zone qui nous intéresse, sous la responsabilité de Youssef
Bokbot et Jorge Onrubia Pintado 10.
C’est en partant du double constat de la richesse relative des informations fournies
par les textes sur la région et de l’absence problématique d’une étude archéologique qui
soit spécifiquement consacrée à l’histoire médiévale et pré-moderne du peuplement
dans le Sous que nous avons initié, en 2004, une enquête intitulée « Villages et sites-
refuges du Sous et de la région d’Igherm (Anti-Atlas central) : géographie historique
et reconnaissance archéologique dans le Sud marocain ». Celle-ci a consisté en une
première approche, envisagée dans un temps long (XIe-XVIIIe siècles, les deux termes
étant donnés a priori par les textes consultés), de l’évolution du peuplement dans la
moyenne et la haute vallée du Sous, ainsi que sur les zones de piémonts voisines de
Taroudant (avec quelques prolongements du côté d’Aoulouz, aux confins orientaux
de la plaine, comme on le verra). L’étude s’est fondée d’une part sur l’exploitation la
plus complète possible des sources arabes d’époque médiévale (chroniques, ouvrages
géographiques, récits de voyage, documentation de chancellerie, littérature hagio-
graphique 11), en en proposant une relecture critique systématique, ainsi que sur une
approche – critique, elle aussi – de l’ensemble des toponymes berbères proposés par
les textes (ou de leurs équivalents arabes, dont il est parfois possible de restituer la
forme originelle dans la langue vernaculaire). Parmi les événements consignés dans
les sources, il en est un qui bénéficie d’une longue description dans le Bayān du

8. Voir par exemple P. Cressier, « Du Sud au Nord du Sahara : la question de Tâmdult (Maroc) », in Du
Nord au Sud du Sahara. Cinquante ans d’archéologie française en Afrique de l’Ouest et au Maghreb.
Bilan et perspectives, A. Bazzana, H. Bocoum (éd.), Paris, 2004, p. 151-158.
9. Programme initié par P. Cressier, puis engagé par A. Bazzana pour sa partie archéologique et J.-P. Van
Staëvel pour la partie historique. Les premiers résultats en ont été présentés lors de la table ronde de
castellologie « Autour de la Méditerranée occidentale : châteaux et territoires » qui s’est tenue à Lyon
les 19 et 20 octobre 2002 : communications d’A. Bazzana et de J.-P. Van Staëvel (« Les murailles de
Taroudant : l’apport des textes », à ce jour inédite).
10. Voir par exemple Y. Bokbot, P. Cressier, M.-C. Delaigue, R. Izquierdo Benito, S. Mabrouk, J. Onrubia
Pintado, « Enceintes refuges, greniers fortifiés et qasaba-s : fonctions, périodisation et interprétation
de la fortification en milieu rural pré-saharien », in Mil anos de Fortificações ne Península Ibérica e no
Magreb (500-1500) (Actes du colloque de Lisbonne, 2000), Palmela, 2001, p. 213-227.
11. On ne possède, pour l’époque médiévale et à la différence de l’époque ultérieure, que très peu d’informa-
tions de nature historique susceptibles d’être glanées dans les recueils jurisprudentiels ou les ouvrages
hagiographiques – du moins ceux à présent publiés. Une autre dimension du travail – à peine esquissée
à ce jour – porte sur l’exploitation de matériaux textuels demeurés jusqu’à nos jours à l’état manuscrit
(sources d’époque saadienne, XVIe-début XVIIe siècle) et surtout sur l’étude des sources européennes,
portugaises et espagnoles notamment, pour le début de la période pré-moderne.
Centres de pouvoir dans le Sous (Maroc)… 121

chroniqueur Ibn cIḏārī : il s’agit de l’expédition entreprise en 665 / 1267 par le dernier


calife almohade, Abū Dabbūs, dans le Sous, afin d’y réprimer la sédition initiée plus
d’une décennie plus tôt par un personnage nommé cAlī ibn Yidder 12. Cette expédition
nous servira de point de départ et de fil conducteur dans cette contribution, qui traite
notamment de problèmes de localisation de certains des principaux points d’appui
fortifiés de la rébellion dont parle cette chronique. L’autre volet de la recherche a
consisté en une série de prospections visant à repérer sur le terrain certains des sites
mentionnés dans les textes étudiés et à poser les premiers éléments d’un diagnostic
concernant leur potentiel archéologique. Réalisée avec peu de moyens 13, la prospection
a permis toutefois d’engranger de nombreuses observations et de localiser plusieurs
des principaux sites mentionnés dans les textes médiévaux. La moisson s’est avérée
d’autant plus significative que les vestiges archéologiques étudiés en prospection au
long de ces dernières années sont inédits pour la plupart. L’objectif à terme se proposait
de fournir, à la fin de la dernière campagne d’exploration, à l’automne 2007, un bilan
des connaissances permettant la constitution d’un projet de coopération scientifique
franco-marocain, autour de la fouille d’un site archéologique sélectionné à cette fin 14.
Cette contribution a pour objet de présenter les premiers résultats du programme
de prospections archéologiques qui a été mené, à partir de 2004, par Abdallah Fili et
J.-P. Van Staëvel, après plusieurs années de recherche documentaire, sur la moyenne
vallée du Sous et la zone de piémont des Atlas (Haut-Atlas et Anti-Atlas). Il s’agit d’un
simple inventaire des centres de pouvoir signalés par les auteurs médiévaux, que nous
avons cherché à localiser et identifier sur le terrain. Le format d’une contribution à
un colloque ne permettant pas d’entrer dans le détail des descriptions matérielles, les
informations d’ordre archéologique sont réduites à la portion congrue 15. La logique
de l’inventaire nous a amené à privilégier un découpage géographique très simple,
allant des sites de plaine à la montagne, en passant par les implantations humaines
dans les zones de piémont. On verra en conclusion que cette répartition n’est pas si
artificielle qu’elle y paraît de prime abord.

12. Ibn cIḏārī, Al-Bayān al-muġrib. Qism al-Muwaḥḥdīn, M.I. al-Kattānī, M. b. Ṭāwit, M. Znībar et
ʿA. Zammāma (éd.), Casablanca, 1985.
13. Puisqu’elle a été d’abord financée sur fonds propres, avant que l’UMR 5648 (CIHAM, Lyon), puis la
Casa de Velázquez, ne viennent apporter leur soutien au projet. Qu’il nous soit permis ici de remercier
également M. A. Akerraz, directeur de l’Institut national des sciences de l’archéologie et du patrimoine,
pour l’attention bienveillante avec laquelle il a suivi nos travaux, et les différentes autorités qui, sur le
plan local, nous ont toujours facilité la tâche.
14. Par souci de cohérence, nous avons jugé utile de garder à la présente contribution la forme et le fond
de la communication au colloque de mai 2009, dont elle procède. Il s’agissait alors de dresser un bilan
des premières opérations archéologiques engagées dans la région. Il ne nous est pas apparu nécessaire
de fournir, dans la version définitive de ce texte, les résultats acquis depuis 2009 dans le cadre d’un
nouveau programme de recherches archéologiques de plus large ampleur (cf. la conclusion de l’article).
15. Dans l’attente, bien souvent, de contributions à venir ou en cours de publication. Que notre collègue
et ami Ahmed S. Ettahiri, qui nous a depuis rejoint dans l’exploration archéologique du Sous, reçoive
ici nos chaleureux remerciements : le fruit de nos discussions a contribué à enrichir la matière de cet
article.
122 Jean-Pierre Van Staëvel et Abdallah Fili

La plaine

De manière générale, la prospection en plaine n’est pas sans poser de délicats problèmes
à l’archéologue. La région du Sous n’échappe pas à cette règle. Difficultés d’accès
aux parcelles, taux d’accroissement exponentiel de l’occupation des terres, état de
dégradation des vestiges dû à la mise en valeur des sols à des fins agricoles et à l’usage
de matériaux de construction issus de dépôts alluvionnaires omniprésents, arabisation
enfin des toponymes : tous ces éléments s’allient pour brouiller une image du peu-
plement ancien qu’on aurait souhaité plus parlante. C’est en plaine que se trouvent
deux des principaux centres de pouvoir dont nous parlent les auteurs médiévaux :
Igli et Taroudant.

Igli, l’ancienne capitale du Sūs al-aqṣā

Située à une trentaine de kilomètres environ à l’est de Taroudant (fig. 1), sur la rive
droite de l’oued Sous, juste en amont de l’endroit où confluent les eaux de celui-ci
et celles de l’oued Talekjount, l’ancienne cité médiévale d’Igli (« Īglī » dans les textes
arabes) a aujourd’hui bien perdu de sa superbe. Son origine demeure obscure, même si,
pour certains auteurs médiévaux, la ville a pu succéder à une agglomération d’époque
pré-islamique 16. Il est vraisemblable que c’est cette même Igli qui, sous l’appellation
générique de « Madīnat Sūs », est mentionnée par la littérature géographique arabe des
premiers siècles 17. Comme son nom l’indique, il s’agit alors de la principale localité
sise dans la plaine du Sous ; son rôle politique s’affirme sans doute durant le IXe siècle,
lorsqu’un prince de sang idrisside, cAbd Allāh, petit-fils d’Idrīs Ier, y fixe sa résidence.
L’essor de la cité est à mettre au compte du nouveau dynamisme qui caractérise alors
les échanges commerciaux au travers du Sahara, et la fondation ou réactivation de cités
caravanières comme Sijilmasa, Nul Lamta ou Tamdult, cette dernière fondée par ce
même prince. À la prospérité liée aux flux commerciaux qui transitent par le Sous s’ajou-
tent les bénéfices d’une production agricole sans doute florissante, dont témoignent,
non sans une certaine redondance, les textes d’alors. De la ville et de ses environs, le
géographe andalusí al-Bakrī (m. 1094) nous offre, dans la seconde moitié du XIe siècle,
une description bucolique : Igli est alors, selon lui, « une grande ville de plaine » (madīna
kabīra sahliya) dotée d’une grande mosquée (ğāmic), et « la capitale de la province du
Sous » (qācʿidat balad al-Sūs) 18. Durant le Xe siècle, la lignée idrisside de cAbd Allāh
– figure fondatrice dont le tombeau est d’ailleurs visible dans la cité – conserve une
autorité au moins partielle ou nominale sur la riche plaine du Sous et l’Anti-Atlas

16. Voir notamment D. Jacques-Meunié, Le Maroc saharien…, 1, p. 190-191, qui rassemble les sources à ce
sujet.
17. Ibn Ḥawqal, Kitāb Ṣūrat al-arḍ, J.H. Kramers (éd.), Leyde, 1967, p. 91-92 ; trad. J.H. Kramers et G. Wiet
sous le titre Configuration de la Terre, Paris, 1964, p. 91.
18. Al-Bakrī, Kitālb al-Masālik wa-l-mamālik, éd. et trad. W. Mac Guckin de Slane sous le titre Description
de l’Afrique septentrionale, 2e éd., Paris, 1965, ar. 161 et 162, trad. 305 et 306.
Centres de pouvoir dans le Sous (Maroc)… 123

voisin. La ville et son territoire s’affirment en outre comme un lieu particulièrement


propice à l’affirmation de courants idéologiques hétérodoxes : à la présence du chiisme
prôné par les Idrissides se juxtapose en effet l’activisme vite décisif d’une autre secte
chiite, celle des Bağaliya, introduite dès le IXe siècle depuis l’Ifriqiya par Ibn Warsand
al-Bağalī. L’exacerbation des affiliations politico-religieuses dans le courant du Xe siècle
favorisera l’émergence, dans le Sous, de dissensions politico-religieuses entre chiites
et sunnites d’obédience malikite, dont on nous dit qu’ils se partagent l’usage d’une
grande mosquée (sans doute celle d’Igli), quand ils ne s’affrontent pas ouvertement.
Le chiisme se maintiendra en tout cas fermement dans cette région jusqu’à l’arrivée
des Almoravides malikites, peu après le milieu du XIe siècle 19.
Malgré son rôle de pôle citadin auquel s’ajoute la dimension de siège d’une
autorité princière, il n’en reste pas moins que, à partir très vraisemblablement de
cette date, Igli va être supplantée par de nouveaux centres de peuplement, dont
Taroudant va bientôt s’affirmer comme le plus considérable. On notera que la ville
n’est même pas mentionnée parmi les cités prises par les Almoravides au cours de
leurs conquêtes, au contraire de Sijilmasa et Aghmat 20. Autre preuve de ce déclin :
durant la première moitié du siècle suivant, la localité, loin de jouer un rôle stratégique
majeur dans le contexte du conflit entre Almoravides et Almohades, n’est mentionnée
que de manière extrêmement épisodique. La cité est ainsi une première fois prise l’an
529 / 1134-1135 par le calife cAbd al-Mu’min en même temps que Taroudant, avant de
passer définitivement, à l’instar de celle-ci, aux mains des partisans de l’unitarisme
en 535 / 1140 21. Devenue insignifiante sur le plan politique et économique, Igli tombe
alors progressivement dans l’oubli : le nom de l’ancien chef-lieu de province n’est
même pas mentionné par al-Idrīsī vers le milieu du siècle suivant 22.
Si le toponyme d’Igli s’est bien conservé, rien ne semble plus subsister aujourd’hui
de l’époque médiévale dans le paysage urbain. La ville ne paraît pas avoir été entourée
d’une muraille. Les constructions les plus anciennes remontent vraisemblablement
au XIXe siècle, à l’exception peut-être de la grande mosquée, dont le décor de la salle
de prière nous ramènerait peut-être aux environs du XVIIIe siècle.

19. D. Jacques-Meunié, Le Maroc saharien…, 1, p. 208, d’après al-Bakrī et Ibn Ḥawqal ; V. Lagardère, Les
Almoravides, jusqu’au règne de Yūsuf b. Tāšfīn, Paris, 1989, p. 34-41. Mention du tombeau de ʿAbd Allāh
b. Idrīs b. Idrīs dans al-Bakrī, Masālik, ar. 162, trad. 308.
20. Il faut toutefois remarquer que la relation de la conquête almoravide du Sous repose avant tout sur des
textes tardifs, dont la fiabilité du contenu peut être à bon droit questionnée.
21. Rasā’il muwaḥḥidiya, mağmūʿa jadīda, ‘Azzaoui (éd.), Kenitra, 1995, 1, lettre n° 3, 50-51 ; D. Jacques-
Meunié, Le Maroc saharien…, 1, p. 254-255 ; Ibn al-Qaṭṭān, Naẓm al-ğumān, ʿAlī Makkī (éd.), Beyrouth,
1990, ar. 237, où la ville est encore qualifiée de madīna ; al-Bayḏaq, éd. et trad. É. Lévi-Provençal sous
le titre Documents inédits d’histoire almohade, Paris, 1928, ar. 87-88, trad. 141-142.
22. Al-Idrīsī, Nuzhat al-muštāq, éd. et trad. R.P.A. Dozy et M.J. de Goeje sous le titre Description de
l’Afrique et de l’Espagne, 2e éd., Leyde, 1968, ar. 61-62, trad. 71-72. On trouve encore des descriptions
postérieures, notamment sous la plume de l’auteur anonyme du K. al-Istibṣār ou dans le Rawḍ al-Miʿṭār
d’al-Ḥimyarī, mais les témoignages anachroniques qui sont compilés dans ces ouvrages ne résultent
que de la remobilisation de matériaux antérieurs ; Anonyme, Kitāb al-Istibṣār, éd. ʿAbd al-Ḥamīd,
Alexandrie, 1958, ar. 212-213 ; al-Ḥimyarī, Rawḍ al-Miʿṭār, éd. ʿAbbās, Beyrouth, 1975, 330.
124 Jean-Pierre Van Staëvel et Abdallah Fili

Taroudant, une fondation almoravide ?


C’est sans doute dans ce contexte de relative opulence, mais troublé par des luttes
intestines et par des mouvements de populations 23, qu’il convient de chercher les
circonstances de la naissance puis de la croissance de l’agglomération de Taroudant,
contemporaine de l’occupation almoravide de la plaine du Sous. C’est à partir des
XIe et XIIe siècles – époque qui voit l’intégration de la région du Sous dans l’orbe du
pouvoir politique almoravide puis almohade qui règne au nord de l’Atlas, depuis la
nouvelle capitale, Marrakech – que la cité va affirmer son statut de ville principale
du Sous, supplantant ainsi définitivement la vénérable Igli 24. Lors des luttes que
se livrent, de 1122 à 1140, Almoravides et Almohades pour le contrôle de la vallée,
Taroudant, exposée aux raids menés depuis l’Anti-Atlas voisin par les tribus converties
à l’unitarisme tūmartien, paraît avoir été une place difficile à tenir pour les garnisons
implantées là par le pouvoir central 25. Il en ira de même un peu plus tard, une fois
affirmée pourtant l’hégémonie almohade. Le récit que fait, au début du XIVe siècle, le
chroniqueur Ibn cIḏārī de l’expédition lancée en 1267 par le dernier calife almohade,
Abū Dabbūs, contre le rebelle cAlī ibn Yidder, montre bien que la ville est alors
perçue par les populations environnantes comme un avant-poste du pouvoir central,
toujours susceptible d’être mis à mal par une rébellion locale. Le texte souligne la place
importante que tient encore la ville dans le dispositif stratégique mis en place par les
Almohades pour contrôler la vallée du Sous. Taroudant est ainsi qualifiée de « capitale »
(qācida) du Sous ; il s’agit d’une « place-forte » (ḥiṣn) utilisée par les califes almohades
comme « refuge fortifié » (macqil). Le texte insiste par ailleurs sur la vocation militaire et
défensive de l’ensemble : à la ville ceinte de murailles s’adjoint une « citadelle » (qaṣba)
dotée d’une mosquée à prône, alors qu’un faubourg se développe extra-muros 26. On
comprend, à cette énumération, que les rebelles aient pris soin de détruire, de manière
très sélective, ces signes par trop manifestes de la domination étatique.

23. Les dissensions politico-religieuses recouvrant peut-être d’ailleurs d’autres antagonismes plus profonds,
comme un clivage entre groupements tribaux Sanhāğa (les Gazūla de la plaine) et Maṣmūda (Harġa et
Suktāna dans la montagne), clivage peut-être lui-même motivé par des raisons économiques.
24. On considérera avec beaucoup de circonspection la notice quelque peu déconcertante que fait de la ville
un contemporain, l’auteur anonyme de l’Istibṣār qu’il rédige vers 1191-1192, pour qui elle n’est qu’une
« très grosse bourgade » (qarya kabīra ğiddan), alors qu’Igli, dans cet ouvrage, retrouve son statut de
« ville » (madīna) et « capitale » (qāʿida) du Sous, et ce quelques décennies seulement après que Taroudant
ait été encore qualifiée de « ville » (madīna) principale du Sous par les géographes andalous. Il semble
plus logique de voir dans cette mention problématique une réminiscence littéraire des descriptions
géographiques de haute époque, sans rapport avec la réalité d’alors.
25. Une fois assurée la domination des Almoravides sur le Sous, les sources semblent se désintéresser de
l’histoire de Taroudant, éclipse documentaire qui reflète peut-être le moindre investissement consenti
dans la région par les nouveaux maîtres par rapport à celle de Sijilmasa, étape essentielle des parcours
transsahariens. Il faudra attendre en fait l’épisode de la lutte que se livrent entre 1122 et 1140 Almoravides
et Almohades afin de s’assurer le contrôle de la vallée de l’oued Sous pour que Taroudant revienne sur le
devant de la scène. Mais si l’on en croit les textes de l’époque, le point d’appui principal des contingents
almoravides semble bien être alors non Taroudant, mais la forteresse de Tīwīnwīn (voir infra).
26. Ibn cIḏārī, Bayān. Qism al-Muwaḥḥdīn.
Centres de pouvoir dans le Sous (Maroc)… 125

Du point de vue de l’archéologie, la période de fort déclin que connaît la cité


à la fin du Moyen Âge, puis la brusque renaissance apportée par la « refondation »
saadienne à partir des années 1514-1516, ont dû oblitérer en grande partie les vestiges
médiévaux, à l’exception sans doute de certains tronçons de la muraille, encore visibles
il y a quelques années, notamment du côté de l’oued Ouaar. Les travaux menés par
A. Bazzana et Y. Montmessin permettent d’ores et déjà de jeter de nouvelles lumières
sur l’histoire monumentale de la cité du Sous 27, en attendant l’apport de travaux en
cours 28.

La zone de piémont
Du fait des difficultés d’étude des modalités du peuplement ancien dans la plaine du
Sous, notre programme de prospection s’est attaché dans une large mesure à l’étude
des sites fortifiés situés en pourtour de celle-ci, dans la zone de piémont, dite du Dir,
le « poitrail » de la montagne. C’est dans cette zone que se concentrent plusieurs des
sites dont parlent les textes médiévaux : parmi eux se trouvent les principaux points
d’appui de la rébellion de cAlī ibn Yidder, qui ont retenu toute notre attention :
Tīwīnwīn, Tānṣāṣt et Tīzeġt.

Tīwīnwīn, une place stratégique


Le nom même de cette forteresse, qui devait servir d’ultime refuge à cAlī ibn Yidder,
n’est pas sans poser de délicats problèmes de restitution. Les auteurs arabes de l’époque
médiévale ont en effet bien du mal à l’orthographier de manière uniforme, tant
l’original berbère leur pose apparemment problème : des multiples formes que nous
donnent les sources, on retient généralement la leçon Tīwīnwīn, à la vocalisation
toute aléatoire. En différentes occasions, la localité semble avoir eu un rôle de refuge
pour les populations fuyant la plaine. Si l’on suit le témoignage de sources textuelles
– peu claires au demeurant sur le sujet – le site paraît avoir abrité dans un premier
temps des groupes d’obédience chiite, originaires d’Igli ou de Taroudant, d’où ils
auraient pu être chassés par les Almoravides vers le milieu du XIe siècle 29. Quoi qu’il

27. Voir par exemple A. Bazzana, « Les remparts de Taroudannt (Maroc du Sud) : un conservatoire des modes
de construction en terre crue (XIe-XVIe siècles) », in Échanges transdisciplinaires sur les constructions en
terre crue (Actes de la table ronde de Montpellier, 17-18 novembre 2001), 1 : Terre modelée, découpée ou
coffrée : matériaux et modes de mise en œuvre, C.-A. de Chazelles-Gazzal et A. Klein (éd.), Montpellier,
2003, p. 343-357.
28. Cf. notamment la thèse de M. Godener, en cours à l’université de Paris-Sorbonne, sous la direction
de J.-P. Van Staëvel et d’A. Fili : Archéologie du peuplement médiéval et pré-moderne dans la plaine de
Taroudant et la zone de piémont des Atlas, ainsi que les articles à paraître de J.-P. Van Staëvel.
29. Le nom du site semble bien apparaître pour la première fois dans des textes se référant pour l’essentiel
d’entre eux à la première moitié du XIIe siècle, à l’exception de la Nuzhat d’al-Idrīsī, rédigée à partir
de šawwāl 548 H. / janvier 1154, qui met en relation la forteresse (mais sans doute la situation qui y est
décrite remonte au siècle précédent) avec une population professant un dogme chiite duodécimain qui
s’oppose par la force aux habitants de Taroudant, sunnites de tradition juridique malikite ; Al-Idrīsī,
126 Jean-Pierre Van Staëvel et Abdallah Fili

en soit de cette vocation de repaire de l’hétérodoxie, la place-forte devient ensuite, et


au plus tard au début du siècle suivant, la principale forteresse détenue par le pouvoir
de Marrakech dans la partie centrale du Sous 30, avant qu’elle ne soit finalement prise
par les Almohades. Par la suite, Tīwīnwīn conservera de manière sporadique son
rôle de forteresse-refuge (ḥiṣn), en accueillant divers mouvements séditieux. Le site
sert de point d’appui initial à la révolte qu’Ibn Yawğā suscite dans le pays du Sous
en 636 (14 août 1238-2 août 1239) contre l’autorité almohade, avant de servir d’ultime
réduit au rebelle et à ses partisans 31. C’est là que se retranchent également un peu plus
tard le fameux Abū Qaṣaba 32, puis un autre rebelle, Ibn al-Fāris 33. Cette vocation est
bien soulignée par Ibn cIḏārī, qui conclut l’exposé des révoltes ayant eu ce lieu pour
cadre par cette formule : « Depuis des temps anciens, les habitants sont voués dans
cette forteresse à la rébellion et à l’opposition » 34.
Bien que les chroniques aient sporadiquement documenté certains pans de cette
histoire tumultueuse, le site n’a cependant donné lieu qu’à de très rares tentatives de
localisation. Seuls Huici Miranda et Jacques-Meunié proposent de situer – de manière
bien vague au demeurant – Tīwīnwīn entre Ameskroud et Taroudant, soit à l’ouest
de cette dernière 35. Cette localisation s’accorde mal toutefois avec l’itinéraire détaillé
que fournit Ibn cIḏārī dans sa relation de l’expédition d’Abū Dabbūs contre cAlī ibn
Yidder 36. Les prospections que nous avons pu mener dans les environs de Taroudant
nous ont permis de proposer un autre emplacement pour ce site ô combien important
de l’histoire du Sous : la localité de Tinouainane Ufella, à une dizaine de kilomètres au
sud de Taroudant (voir fig. 1). Le nom de cette localité n’est pas sans rappeler en effet
la forme graphique souvent donnée pour le toponyme médiéval. De plus, la situation
de ce village par rapport à Taroudant s’accorde bien avec la plupart des éléments de
localisation fournis par les textes. Les vestiges en élévation sont sans doute pour partie
tardifs, mais le matériel archéologique collecté ne laisse guère de doute quant à une
occupation du site dans la longue durée (fig. 2).

Nuzhat, ar. 62, trad. 72. Si l’on en croit le témoignage tardif du Rawḍ al-Qirṭās, il est possible que
Tīwīnwīn soit alors devenue le lieu de refuge des chiites du Sous après la conquête de leur principale
cité, Taroudant, par les Almoravides, vers le milieu du XIe siècle ; Rawḍ al-Qirṭās.
30. L’empreinte chiite ne perdure apparemment pas longtemps, puisque la place est occupée par les
Almoravides au plus tard au début des années 1120, moment où débute l’insurrection almohade. C’est
là que sont maintenus prisonniers, en 516 / 1122, par ces mêmes Almoravides, des membres de la tribu
d’Ibn Tūmart. Et c’est encore là que, plus tard, en 529 / 1134-1135, les Almoravides se replient lorsque
c
Abd al-Mu’min, le premier calife almohade, s’empare de Taroudant.
31. Ibn cIḏārī, Bayān. Qism al-Muwaḥḥdīn, trad. A. Huici Miranda, 2, 123.
32. Ibid.
33. Ibid., 2, trad. 123-124.
34. Ibid., 2, trad. 123.
35. D. Jacques-Meunié, Le Maroc saharien…, 1.
36. On sait simplement, d’après la Nuzhat d’al-Idrīsī, que « les deux villes de Taroudant et de Tīwīnwīn
sont séparées par une journée de marche », alors qu’Ibn cIḏārī précise quant à lui que la forteresse se
situe à « 6 milles » de la seconde étape du corps expéditionnaire dans le Sous, sur le territoire des Banū
Bādās (Al-Idrīsī, Nuzhat ; Ibn cIḏārī, Bayān. Qism al-Muwaḥḥdīn).
Centres de pouvoir dans le Sous (Maroc)… 127

Fig. 2 – Vue vers l’ouest des ruines du site de Tinouainane

Le grand nombre de citernes (une dizaine d’entre elles ont été repérées lors des
premiers passages sur le site en 2004) témoigne des difficultés d’approvisionnement en
eau dans la zone : elles peuvent convenir aux impératifs de stockage pour la population,
ou pour les troupeaux en déplacement dans le cadre de la transhumance. Les maigres
vestiges de la muraille sont par contre décevants : on a peine à voir, dans les faibles
traces qu’en a laissé, en 1963, l’épierrement pour la construction du nouveau souk
de Tinouainane, le mur d’enceinte qui avait tenu en échec le corps expéditionnaire
almohade, avant que le calife Abū Dabbūs ne se résigne à faire venir de Marrakech
des engins de siège pour venir à bout de la résistance des rebelles. Les recherches
archéologiques en cours sur ce site devraient permettre d’analyser plus en détail les
phases d’occupation de ce site et de préciser la validité de cette identification encore
hypothétique 37.

Tānṣāṣt, Ānsā, Ānsā-n-Īmādīden : la ville oubliée du Haut-Sous


Un autre site fortifié par cAlī ibn Yidder était au centre de nos interrogations lorsque
nous avons commencé nos prospections dans la région. Les indices topographiques
fournis par les textes semblaient en effet à même de nous fournir les clés de localisation
et d’identification de la forteresse de Tānṣāṣt, où s’était installé, très tôt, le rebelle. La
mention la plus précise est celle apportée par Ibn Ḫaldūn :
L’année suivante [= 651 / 1253-1254], cAlī [b. Yidder] se jeta dans la révolte et occupa
Tānsāst, forteresse située à l’endroit où la rivière Sous débouche de l’Atlas (wa-nazala
bi-ḥiṣn Tānṣāṣt safḥa al-ğabal hayṯu yadfacu wādī al-Sūs min Daran) ; il répara cette
place et la mit en état de défense (wa-šayyada-hu wa-ḥaṣṣana-hu) 38.

37. Cf. la thèse de M. Godener, mentionnée supra.


38. Ibn Ḫaldūn, Kitāb al-cIbar, Beyrouth, 1992, 7 vol., ar. 323, trad. W. Mac Guckin de Slane sous le titre
Histoire des Berbères et des dynasties musulmanes de l’Afrique septentrionale (nlle éd. par P. Casanova),
Paris, 1927, 4 vol., 2, p. 276.
128 Jean-Pierre Van Staëvel et Abdallah Fili

Cette situation topographique semble aller de pair avec celle fournie pour une
localité du Sous nommé Ānsā. Le voyageur al-cAbdarī qui, au sortir de l’hiver de
l’année 788 / 1386, traverse la région, la mentionne, dès le début de son ouvrage, comme
une agglomération à présent moribonde, qui fut autrefois une grande ville (madīna
kabīra), « dans le pays du Haut-Sous extrême » (Ānsā min aclā bilād al-Sūs al-aqṣā) 39.
Une page plus loin, il décrit à nouveau Ānsā comme « la dernière agglomération
du Haut-Sous, contiguë à la montagne et surplombant le [fleuve] Sous » (wa-huwa
āḪir bilād al-Sūs min aclā-hu muttaṣil bi-l-ğabal mušrif calā al-Sūs) 40. Les éléments
de localisation proposés par les auteurs médiévaux pour Ānsā et Tānsāst, alliés à la
ressemblance phonétique des deux toponymes, l’un constituant manifestement le
doublon berbère de l’autre 41, semblaient bien aller dans le sens d’une réduction des
deux sites à une réalité archéologique unique 42.
Si le toponyme Tānsāst n’apparaît qu’à l’occasion de la relation des événements
politico-militaires survenus peu après le début de la seconde moitié du XIIIe siècle,
il n’en va pas de même d’Ānsā, dont l’histoire paraît étroitement liée à l’expansion
almohade dans les montagnes environnant la plaine du Sous. La localité semble avoir
abrité certains des plus fervents partisans de la doctrine unitariste, des proches du
Mahdī ou, plus tard, des Mu’minides : tel est le cas d’Abū cAbd Allāh Muhammad 43
b. Sulaymān, membre du Conseil (al-Ğamāca) et imam du temps de la prédication
d’Ibn Tūmart 44, ou du grand-père maternel du deuxième calife almohade, Abū Yacqūb
Yūsuf, lui aussi originaire du Haut-Sous 45.
Ces liens idéologiques et familiaux ont dû compter, au même titre que des impé-
ratifs politiques plus immédiats, dans le grand rassemblement des tribus du Sous
qu’organise en ce lieu le calife cAbd al-Mu’min, vers la fin de son séjour dans le Sous

39. Al-cAbdarī, Al-Riḥla al-maġribiyya, M. al-Fāsī (éd.), Rabat, 1968, ar. 7.


40. Ibid., ar. 8.
41. Tānsāst est très vraisemblablement une forme diminutive d’Ānsā. Resterait à expliquer le redoublement
en antépénultième de la lettre sīn.
42. Prenant appui sur des notations de M. al-Sūsī dans ses Ğazūla, 3, 168-169 et 173-177, M. Kably indique lui
aussi qu’il est probable que l’Ānsā d’al-cAbdarī corresponde à la Tānsāst citée par Ibn Ḫaldūn (M. Kably,
Société, pouvoir et religion au Maroc à la fin du Moyen Âge, Paris, 1986, p. 246). Voir cependant, contra,
la thèse de D. Jacques-Meunié où, curieusement, le toponyme n’apparaît jamais sous sa forme « Ānsā ».
On ne compte d’ailleurs qu’une seule mention du site, sous la forme « Tanesast », en rapport avec la
révolte d’Ibn Yidder (D. Jacques-Meunié, Le Maroc saharien…, 1, p. 307 et n. 15).
43. K. al-Ansāb, in É. Lévi-Provençal, Documents inédits d’histoire almohade, trad. n. 2 p. 50 ; Ibn Ḫaldūn,
c
Ibar, ar. 1, 301, trad. 2, 170.
44. Ibid., ar. 33, trad. 50. Ibn Ḫaldūn, cIbar, ar. 1, 301, trad. 2, 270, lui donne Tinmal pour origine. A. Huici
Miranda reprend dans son ouvrage ces informations, en ajoutant qu’Ānsā – située selon lui « sur le
versant méridional du Grand Atlas » – était la patrie de la mère du Mahdīi (A. Huici Miranda, Historia
política del imperio almohade, Grenade, 2000 (reprod. de la 1re éd., 1956-1957), 2 vol., 1, p. 101-102).
La mention est malheureusement problématique, car l’auteur ne l’étaie en aucune manière par une
référence précise à un texte ou à un auteur donnés.
45. Al-Marrākušī, Al-Muʿğib fī talḫīṣ aḫbār al-maġrib, annoté par Ḫ. cI. al-Manṣūr, Beyrouth, 1998, ar.
p. 308.
Centres de pouvoir dans le Sous (Maroc)… 129

et le Haut-Atlas, à l’automne 552 (1157) 46. Auparavant, la situation stratégique de


la ville en avait fait un enjeu primordial lors des premiers combats qui opposèrent
Almoravides et Almohades pour le contrôle du Haut-Sous et donc du passage entre
l’Anti-Atlas et le Haut-Atlas. Il est difficile, au vu de la grande confusion qui règne
dans les chroniques, de se faire une idée précise des événements. L’issue même de la
bataille d’Ānsā, en 557 (1123), fait l’objet de récits contradictoires : déroute complète
pour les troupes almohades, si l’on en croit le Naẓm al-ğumān, victoire longtemps
incertaine pour al-Bayḏaq 47. C’est dans ce contexte narratif précis qu’apparaît, pour la
première fois, sous le calame de ce dernier, un autre toponyme : Ānsā-n-Īmādīden 48.
Ce nom est également cité à la fin des Mémoires d’al-Bayḏaq, en seconde position dans
la liste, parmi les forteresses construites par les Almoravides pour juguler l’avancée
almohade 49. Malgré de bien maigres éléments d’information, É. Lévi-Provençal a
néanmoins proposé de localiser le site d’Ānsā-n-Īmādīden sur le piémont septentrional
du Haut-Atlas, en amont de Marrakech 50. Cette thèse, formulée en 1928, n’a jamais
été remise en question 51. Or l’examen minutieux de l’ensemble des textes disponibles
doit nous inciter aujourd’hui à reconsidérer celle-ci pour réduire les toponymes Ānsā

46. Mağmūʿat rasā’il muwahhidiya, É. Lévi-Provençal (éd.), Rabat, 1941, lettre n° 17, éd. 81-93 (87), ana-
lyse 42. On notera qu’Ānsā est alors qualifiée de « localité située à la lisière du Sous ». Sur cet épisode,
voir également A. Huici Miranda, Historia política del imperio almohade, 1, p. 181.
47. Comme à son habitude, ce dernier est très confus quant à la date de l’événement en question (É. Lévi-
Provençal, Documents inédits d’histoire almohade, ar. 76, trad. 122-123). L’épisode de la rencontre, tel
qu’il est rapporté par Ibn al-Qaṭṭān, est daté des années 517 / 1123 (Ibn al-Qaṭṭān, Naẓm al-ğumān). Cf.
aussi Ibn Ḫaldūn, cIbar, ar. 1, 302, trad. 2, 171. Voir également A. Huici Miranda, Historia política del
imperio almohade, 1, p. 70-71. On remarquera que dans tous ces récits, aussi ambigus soient-ils, c’est
toujours le même chef almoravide, cUmar ibn Dayyān, qui est opposé aux forces almohades. Sur ce
personnage, voir la note de J. Bosch Vilá, Los Almorávides, 2e éd., Grenade, 1998, p. 213, n. 29.
48. É. Lévi-Provençal, Documents inédits d’histoire almohade, ar. 76, trad. 122-123.
49. Ibid., ar. 128, trad. 218. Le fait que la forteresse d’Ānsā-n-Īmādīden soit la seconde sur la liste établie par
al-Bayḏaq, après celle de Tāsġimūt, n’est pas forcément en soi un argument en faveur d’une localisation
dans la proximité du célèbre point fort de la défense de Marrakech, sur le piémont septentrional du
Haut-Atlas. Devant l’absence de possibilité de localiser précisément la plupart des autres sites fortifiés
cités dans l’ouvrage, il ne peut être prouvé de manière indubitable que la liste en question suit une
progression géographique. Sans présumer de la logique de présentation de ces différentes places-fortes,
force est d’indiquer qu’elle peut fort bien répondre à d’autres critères de classement, dont celui de
l’importance du point de vue militaire n’est pas le moindre.
50. Selon l’éditeur et traducteur d’al-Bayḏaq, « c’était, comme on le verra plus loin dans la liste des forteresses
almoravides, un point stratégique situé à la lisière du Grand-Atlas, sans doute à l’Ouest du plateau du
Tasghaimut : il ne paraît pas possible d’en identifier le site exact à l’heure actuelle » (Documents inédits
d’histoire almohade, trad. 122, n. 4).
51. Cette hypothèse de localisation a été reprise telle quelle par A. Huici Miranda, Álmoravides, p. 213, n. 28
et p. 218. Il semble bien que le grand arabisant espagnol n’ait toutefois jamais fait l’assimilation entre
Ānsā-n-Īmādīden et Ānsā, patrie d’origine d’Abū cAbd Allāh Muhammad b. Sulaymān, dont il a été
question supra (A. Huici Miranda, Historia política del imperio almohade, 1, p. 101-102). La confusion est
plus grande chez V. Lagardère, qui ne fait par ailleurs que paraphraser ses devanciers, alors même que
les sources qu’ils citent auraient dû l’inciter à une plus grande prudence (V. Lagardère, Les Almoravides.
Le Djihâd andalou (1106-1143), Paris, 1998, p. 128-129).
130 Jean-Pierre Van Staëvel et Abdallah Fili

et Ānsā-n-Īmādīden à un seul et unique lieu. L’association d’Ānsā (nom employé


sans mention de l’ethnonyme) au groupe tribal des Īmādīden est bien attestée dans
la notice que consacre l’ouvrage hagiographique al-Tašawwuf à un santon qui y
vécut durant l’époque almohade, Abū Ḥafs cUmar ibn Hārūn al-Mādīdī 52 : la nisba
de ce personnage renvoie justement, sans équivoque possible, à cette appartenance.
Plus largement, il est désormais possible d’établir, en se fondant sur la répartition
régionale des tribus, que la localité d’Ānsā dont parlent les textes (sans l’associer
nécessairement à l’ethnonyme) occupe bien le territoire historique de la fraction des
Imādīden, rattachée à la tribu des Saktāna, près de Taliwine 53.
En d’autres termes, si l’argumentation présentée ici est correcte, les diverses formes
rencontrées dans les textes : Ānsā, Ānsā-n-Īmādīden et Tānsāst, pourraient recouvrir
en fait un seul et même site, que nous proposons de situer à la jonction du Haut-Atlas
et de l’Anti-Atlas, en amont de la vallée du Sous. Située dans une région d’une haute
importance stratégique, puisque contrôlant la route menant du Sous à Sijilmasa et le
passage entre les deux Atlas par la route des montagnes (donc la route menant des
provinces du sud à Marrakech), et intégrée en conséquence dans le dispositif défensif
du piémont des provinces méridionales de l’Empire, la localité aurait fait l’objet d’une
âpre lutte entre Almoravides et Almohades au début des années 1120. On remarquera
que dans les récits fort sibyllins des circonstances de la bataille d’Ānsā qui opposent
les deux protagonistes, il n’est pas question du siège de la forteresse proprement dite,
mais d’une bataille remportée par les Almohades aux dépens du corps d’armée envoyé
par le souverain de Marrakech, ce qui en dit peut-être long sur l’état peu avancé des
travaux de fortification sur le site même. Cette hypothèse pourrait être corroborée
par la mention explicite de la campagne de fortification entreprise in situ plus d’un
siècle plus tard par le rebelle Ibn Yidder, à l’heure de s’assurer le contrôle sur la vallée
du Sous. Ānsā ne devait garder cette importance stratégique que peu de temps 54.
Lorsque le voyageur al-cAbdarī passe en effet dans la région, dans la seconde moitié
du XIIIe siècle, il note que la localité est alors en déclin : s’agit-il d’un mouvement
irrémédiable, ou de la conséquence de la fin du premier épisode de la révolte des
Banū Yidder ? Le silence des sources ultérieures ne permet pas d’aller plus avant dans
l’histoire du site, telle qu’elle nous est présentée par les sources arabes.
L’analyse textuelle, croisée avec les données toponymiques et la distribution
géographique des groupes tribaux du Sous, nous a incité à entreprendre, en 2007, une
exploration de la zone amont de l’oued Sous, afin de tenter de retrouver le site d’Ānsā

52. Ibn al-Zayyāt, K. al-Tašawwuf ilā riğāl al-taṣawwuf, A. Toufiq (éd.), Rabat, 1984, ar. 342-343, n° 174.
53. Al-Bayḏaq cite le toponyme dans son K. al-Ansāb. On rencontre également d’autres mentions dans le
Nazm al-ğumān, p. 92, et dans I’clām, 4, 289 et 3, 198. Cette identification semble aller de soi pour un
certain nombre de chercheurs. L’annotation d’A. Toufiq dans Ibn al-Zayyāt, Tašawwuf, ar. n. 55, p. 342
en est une bonne illustration. Il n’est jamais alors question de l’hypothèse d’É. Lévi-Provençal.
54. Assez curieusement, Ānsā / Tānsāst ne joue aucun rôle dans la relation que fait Ibn cIḏārī de l’expédition
d’Abū Dabbūs. Le point fortifié n’est d’ailleurs jamais mentionné par le chroniqueur, ce qui ne laisse
de poser problème.
Centres de pouvoir dans le Sous (Maroc)… 131

Fig. 3 – Vue aérienne du sommet de la montagne


d’Azrou Zougaghane, près d’Aoulouz (cliché A. Humbert)

dans les environs de la ville actuelle d’Aoulouz (voir fig. 1). La carte topographique
d’Aoulouz au 1 / 50 000e ne comportant aucune indication susceptible de guider nos
recherches, c’est encore une fois l’appel à la mémoire des habitants de la région qui
s’est avéré un guide des plus précieux. En effet, un toponyme parmi d’autres cités lors
des conversations nous est rapidement apparu comme porteur de sens : Tagergust,
toujours cité par nos interlocuteurs sous la forme complète de Tagergust-n-Wansa,
soit « la Tagergust 55 d’Ansa ». Le site ainsi désigné se trouve à la sortie d’Aoulouz,
sur la route menant à Taliwine, en direction de Ouarzazate, là où passait autrefois la
route qui menait au célèbre port saharien de Sijilmasa. Au sud sud-est de Tagergust
s’étend la montagne d’Azrou Zougaghane, marquée par une orientation générale
nord-ouest sud-est et flanquée d’une butte-témoin, celle du Bou Tini. De manière
révélatrice, les anciens de Tagergoust désignent encore aujourd’hui la montagne sous
le nom révélateur de Mdinat Ansa, « la ville d’Ansa ». Une première reconnaissance
nous a permis de découvrir un site médiéval de très grande superficie. Celui-ci est
formé de plusieurs zones d’habitat très denses occupant les versants et surtout les
sommets, tant sur le piton du Bou Tini que sur la montagne d’Azrou Zougaghane. Le
plateau couronnant celle-ci adopte la configuration d’un éperon barré (fig. 3). Limité
par un mur dont la fonction est moins sans doute d’assurer une défense efficace que
de marquer une différenciation sociale, socio-économique ou statutaire, le secteur
sommital ainsi défini présente, dans sa partie sud-est, un groupe de maisons et de
ruelles qui présente tous les signes d’une planification rigoureuse 56.

55. Le sens de ce terme en particulier demande encore des recherches.


56. Voir une première et succincte description archéologique des vestiges dans J.-P. Van Staëvel, A. Fili,
« Villages et sites-refuges du Sous et de la région d’Iġerm (Anti-Atlas oriental, Maroc) : la mission d’août
2007 » (Chroniques d’archéologie), Mélanges de la Casa de Velázquez, 38, 2008, p. 293-308 (300-306).
132 Jean-Pierre Van Staëvel et Abdallah Fili

Le caractère particulièrement important de l’implantation, de même que les


trouvailles céramiques – qui attestent au moins une occupation durant un arc chro-
nologique allant du XIIe au XVe siècle – ainsi que les considérations toponymiques,
nous conduisent en conséquence à proposer d’interpréter le site comme étant celui
de la ville médiévale d’Ānṣā et de la forteresse d’Ānṣā-n-Īmādīden / Tānṣāṣt, ou tout
au moins l’une des composantes principales de cet important noyau de peuplement
de l’amont de la vallée du Sous.

Tīzeġt, forteresse et grenier collectif

Des trois sites mentionnés dans les textes à propos de la révolte de cAlī ibn Yidder,
Tānṣāṣt, Tīwīnwīn et Tīzeġt (ou Tīzeḫt), deux semblent donc pouvoir aujourd’hui
faire l’objet d’une localisation précise ; seul le dernier cité (Tīzeġt, celui décrit le plus
en détail, paradoxalement) échappe encore, en l’état actuel de la recherche, à toute
tentative de localisation 57. L’arrivée dans la plaine du Sous du corps expéditionnaire
d’Abū Dabbūs au début du mois de šawwāl 665 (fin juin 1267) semble avoir provoqué
un vent de panique parmi les populations locales. Ainsi la plus grande partie des
récoltes de la vallée avait été emportée jusqu’à la forteresse de Tīzeġt (akṯar zarc
hāḏā al-basīṭ qad urtufica ilā ḥiṣn bi-hā), qui devient alors, du même coup, une cible
prioritaire pour les troupes almohades en mal d’approvisionnement 58. De même, la
forteresse sert de lieu de rassemblement pour tous les partisans du rebelle, « après
l’expulsion des membres de la tribu qui en assurait jusqu’alors la garde 59, des tribus
du Sous comme de ceux [qui habitaient] en amont du fleuve, et de ceux qui, dans les
campagnes, l’environnaient ». Sans doute la forteresse ne se trouvait-elle non loin de
Taroudant, puisque le chroniqueur indique que le corps expéditionnaire passe par
celle-ci le 8 šawwāl (2 juillet 1267) pour arriver, le lendemain, devant ses murs. Le
siège donne au chroniqueur, une fois n’est pas coutume, l’occasion de s’attarder sur
l’organisation du système défensif 60. La forteresse semble avoir été choisie pour son
caractère particulièrement inexpugnable. La description qu’en donne le chroniqueur
permet de l’assimiler sans peine à un site de hauteur, sous la forme d’un éperon barré.
Le seul côté accessible offrait des défenses avancées : un ravin entaillé d’un fossé et une
« végétation touffue » – sans doute assimilable à la zrība, la haie d’épineux si courante
dans cette région pour délimiter les propriétés. Au-delà se trouvait un avant-mur
percé d’une porte, auquel s’adossaient trois maisons, où les assiégés avaient serré « le
bétail, les récoltes et le mobilier ». Plus haut était juchée la forteresse proprement dite,
qui abritait les principaux soutiens au rebelle.

57. Cf. la thèse de M. Godener, voir supra.


58. Ibn cIḏārī, Al-Bayān al-muġrib. Qism al-Muwaḥḥdīn, ar. 455.
59. On dit en effet que la forteresse appartenait au groupe supra-tribal des Sanhāğa, avant qu’Ibn Yidder
ne s’en empare, n’en expulse ses habitants et n’en fasse don à son gendre et neveu Ḥamdīn.
60. Récit du siège dans Ibn cIḏārī, Al-Bayān al-muġrib. Qism al-Muwaḥḥdīn, ar. 456.
Centres de pouvoir dans le Sous (Maroc)… 133

Au caractère de pièce maîtresse du dispositif de contrôle de la plaine du Sous par


un pouvoir rebelle, le site de Tīzeġt ajoute donc également une autre dimension, de
nature plus socio-économique. Dans quelle mesure le site en question peut-il rendre
compte de l’existence dès cette époque de l’institution de l’agadir ou grenier commu-
nautaire fortifié et préfigurer ainsi l’avènement d’une institution bien documentée pour
la période pré-moderne, mais dont les jalons médiévaux nous manquent encore 61 ?
Seule une localisation précise du site pourrait nous permettre d’assurer, au moins
partiellement, ce qui demeure encore une pure hypothèse de travail.

La montagne : le cas d’Igiliz, foyer initial de la révolution almohade


Éléments de localisation d’Igiliz
Reste enfin à prendre en considération, au-delà de l’habitat et des fortifications de la
zone des piémonts, la montagne elle-même, ses populations aussi industrieuses que
belliqueuses et sa capacité de mobilisation de forces armées. Dans la zone concernée,
c’est l’Anti-Atlas qui est certainement le territoire dont l’étude historique et archéo-
logique est la plus difficile à mener, du fait de la rareté des témoignages textuels
disponibles pour la période médiévale ; à une exception notable toutefois : il s’agit
des récits véhiculés par l’historiographie almohade à propos des événements qui
entourent, au début des années 1120, le début de la prédication d’Ibn Tūmart sur la
montagne d’Igiliz. Celle-ci est connue en effet par les textes médiévaux pour avoir
abrité le lieu de naissance du futur Mahdī des Almohades et constitué le premier
épicentre de la révolution qui devait emporter l’État almoravide pour permettre la
fondation d’un nouvel empire, taillé à l’échelle de l’Occident musulman tout entier.
C’est de là qu’Ibn Tūmart entreprend, vraisemblablement en 500H (1106-1107) s’il faut
en croire la vulgate almohade, un voyage à fin d’études, qui devait durer quinze ans 62.
Et c’est également là qu’il devait revenir, au terme de ce long périple, pour s’installer
parmi les siens, les Arġen (ar. Harġa) 63, pour mener sa prédication et engager la lutte
contre les Almoravides.
C’est l’image d’un site polyvalent que convoquent les récits des chroniqueurs
médiévaux à propos d’Igiliz. La montagne apparaît tout d’abord comme un lieu de
refuge pour Ibn Tūmart et ses compagnons, et les Arġen de manière générale. Aux
défenses naturelles s’ajoutent des fortifications, ce dont témoignent les noms qui sont
associés à Igiliz : « forteresse » (ḥiṣn), « place-forte » (qalca ḥaṣīna). Le caractère militaire

61. Ibid., ar. 455. Les informations glanées dans le récit du siège semblent bien aller dans le sens d’une situa-
tion exceptionnelle : on y apprend notamment que nombre de personnes, essentiellement des familles,
accompagnées de leurs bêtes et serrant avec elles leurs biens mobiliers, n’avaient apparemment pas pu
trouver place à l’intérieur même du réduit défensif et devaient s’être amassés derrière les premières
lignes de fortification (ibid., ar. 457-458).
62. A. Huici Miranda, Historia política del imperio almohade, 1, p. 28.
63. D’où le nom complet qui est donné dans les sources almohades pour désigner ce site : Īgīlīz-n-warġen,
« La montagne des Arġen ».
134 Jean-Pierre Van Staëvel et Abdallah Fili

du site se double d’une dimension religieuse particulière, puisque Igiliz, en tant que
ribāṭ – c’est sous ce nom en effet que le site est désigné dans les sources almohades
les plus anciennes – est à la fois, au début des années 1120, un camp de base pour le
ğihād mené par Ibn Tūmart contre les Almoravides et un centre d’endoctrinement et
de diffusion de son enseignement en milieu tribal, restauré sous le règne du premier
calife, cAbd al-Mu’min, en 552H (1157). Le site est aussi associé, du vivant du Mahdī
comme après sa mort, à l’exercice de pratiques ascétiques de la part de certains
membres de la première communauté almohade 64. Il abrite deux « ermitages » ou
rābiṭa-s, dont l’existence est bien attestée encore au début du XIVe siècle 65. Déjà du
temps d’Ibn Tūmart, des visites pieuses à la grotte où il s’était retiré semblent s’être
imposées ; la montagne devient par la suite un lieu de culte et de vénération, centré
principalement sur cette grotte, devenue depuis un lieu sacré (al-ġār al-muqaddas) 66.
Si l’on s’en tient au témoignage des textes, l’occupation du site semble avoir été
éphémère, puisque le chef des Almohades n’y réside avec ses contribules que de 1121
à 1124-1125. Une lecture plus fine des chroniques permet néanmoins de déceler les
signes d’une occupation se prolongeant plus largement vers l’aval et le courant de la
seconde moitié du XIIe siècle. Aussi l’importance de l’ancienne forteresse du Mahdī ne
se dément pas lors des épisodes militaires qui marquent, dans la décennie 1130-1140, la
conquête almohade du Sous. Le site finira cependant par être progressivement oublié
(à tout le moins marginalisé) tant dans les récits illustrant la geste des Almohades
que dans les études contemporaines, au profit de Tinmal, la célèbre localité du Haut-
Atlas où émigrent, en 1124-1125, Ibn Tūmart et ses compagnons de lutte. Les diverses
graphies qui s’attachent au nom du site – et qui illustrent l’oubli relatif dans lequel
était tombé celui-ci – n’ont pas favorisé les quelques tentatives qui ont été menées
pour localiser précisément le berceau du mouvement almohade. On rappellera de
manière succincte que c’est É. Lévi-Provençal qui, le premier, suivant le conseil de
R. Montagne, corrige une localisation erronée dans le Haut-Atlas et situe l’origine
du mouvement almohade dans l’Anti-Atlas central, au sein du territoire de la tribu
des Arġen. A. Huici Miranda devait de même affiner cette proposition, en mettant
à profit les souvenirs de D. Jacques-Meunié, pour localiser le site dans la vallée de
l’Assif-n-warġen, axe majeur de pénétration en territoire montagnard, à l’est sud-est
de Taroudant (fig. 1). C’est enfin à un chercheur marocain, al-Murādī al-Bacamrānī,
qu’il devait revenir, malheureusement à un double titre posthume et confidentiel,
de proposer une localisation exacte du site, dont il semble bien qu’il n’ait jamais été

64. K. al-Ansāb, cf. É. Lévi-Provençal, Documents inédits d’histoire almohade, ar. 39, trad. 59.
65. Ibn cIḏārī, Al-Bayān al-muġrib. Qism al-Muwaḥḥdīn, ar. Il est possible que le terme soit utilisé, chez des
chroniqueurs encore plus tardifs, pour remplacer celui de ribāṭ, peut-être considéré désormais comme
désuet.
66. Mağmūʿa rasā’il muwaḥḥidiya, É. Lévi-Provençal (éd.), lettre n° 17, p. 81-93 (86-87). On trouvera un
exposé plus complet des différentes fonctions du site dans J.-P. Van Staëvel, A. Fili, « Wa-waṣalnā ʿalā
barakat Allāh ilā Īgīlīz : à propos de la localisation d’Īgīlīz-des-Harġa, le ḥiṣn du Mahdī Ibn Tūmart »,
Al-Qanṭara, XVII, 2006, p. 153-194. Voir aussi les publications à paraître ultérieurement concernant
les fouilles archéologiques en cours sur le site d’Igiliz.
Centres de pouvoir dans le Sous (Maroc)… 135

visité par des archéologues avant notre première reconnaissance in situ, en 2004 et
2005 67. La région et les environs du site semblent caractérisés par une forte inertie du
peuplement, ce qui explique à la fois la stabilité des toponymes et la grande richesse
de la mémoire qui s’attache localement au souvenir d’Ibn Tūmart.

Igiliz : une brève présentation archéologique


Imposante formation géologique d’orientation ouest-est, la montagne d’Igiliz (fig. 4)
présente sur trois de ses versants, à l’ouest, au sud et à l’est, des reliefs très abrupts,
qui garantissent le caractère inexpugnable du lieu. Les parties hautes de la montagne
s’organisent autour de trois éminences, dont la centrale est la plus élevée (altitude :
1 354 m). C’est autour des deux sommets les plus à l’est – le « Jebel oriental » et le « Jebel
central » – que sont répartis les vestiges archéologiques du site.
Le sommet du Jebel central, ainsi que ses premières pentes, abritent les princi-
paux bâtiments et les constructions encore aujourd’hui les plus visibles. À l’intérieur
de l’espace circonscrit par une muraille percée de trois portes coudées, plusieurs
ensembles monumentaux sont repérables. Si l’on excepte la zone de commandement
(la « Qasba ») qui a été implantée au sommet du site, le monument le plus remarquable
par ses dimensions est la grande mosquée, dont la salle de prière présente un plan
rectangulaire long de près de 30 mètres, articulé en deux nefs parallèles au mur de la
qibla. Un habitat, de densité variable selon les endroits, occupe l’espace intramuros
et certains versants à l’extérieur. L’alimentation en eau est assurée au moyen de
plusieurs grandes citernes aménagées au sommet. Deux abris sous roche ont enfin
reçu des aménagements : l’un des deux doit très vraisemblablement correspondre à
la « Grotte sacrée » d’Ibn Tūmart.
La mise en évidence par la prospection de sites d’époque médiévale dans la vallée
en contrebas de la montagne permet en outre de considérer Igiliz comme l’illustration
ad hoc d’un système de peuplement et de mise en valeur du territoire marqué par
l’association, sur un espace relativement restreint, d’un site-refuge et d’un ensemble
de petites implantations rurales dans la vallée, dont seules des ruines plus ou moins
visibles et la céramique marquent aujourd’hui l’emplacement. Cette complémentarité
fonctionnelle entre la montagne et les sites de la vallée, bien connue pour d’autres
régions de l’Islam d’Occident 68, doit toutefois être nuancée : si les textes médiévaux

67. Al-Bāʿamrānī, « Taḥqīq ‘an makān wilādat al-mahdī Ibn Tūmart », publication à titre posthume, par
les soins d’A. Afa, dans la Mağallat Kulliyat al-šarīʿa bi-Agādīr (Revue de la Faculté de droit d’Agadir),
2000, p. 137-142. Le texte est tiré d’un ouvrage inédit de l’auteur intitulé Lamaḥāt min Tārīḫ Sūs. N’ayant
pu prendre connaissance de l’existence de cet article qu’en 2006, nous avons suivi, sans le savoir, par
un cheminement intellectuel différent (l’emploi de cartes topographiques notamment), la même voie
que notre devancier, à qui revient, du strict point de vue de la chronologie de la recherche, la primeur
de la découverte. Sur la méthode qui nous a permis d’identifier le site d’Igiliz, voir notre « Wa-waṣalnā
ʿalā barakat Allāh ilā Īgīlīz ».
68. Voir notamment, pour al-Andalus, les travaux d’A. Bazzana, P. Cressier, P. Guichard, Les châteaux
ruraux d’al-Andalus, Madrid, 1988.
136 Jean-Pierre Van Staëvel et Abdallah Fili

Fig. 4 – Vue aérienne d’Igiliz. Le Jebel central apparaît


au centre gauche sur la photo (cliché A. Humbert)

donnent à la montagne d’Igiliz une fonction de refuge et d’habitat temporaire, les


vestiges jusqu’à présent recensés laissent penser à une occupation plus durable du site.
La qualité de construction des édifices laisse penser qu’il ne s’agit pas là d’un refuge
édifié à la hâte et pour une courte durée d’occupation : le site a été occupé, soit dans
la longue durée, soit pendant des périodes de plusieurs années, voire de plusieurs
décennies. De même, au moins l’un des petits noyaux de peuplement implantés dans
la vallée était doté d’une enceinte, lui offrant ainsi une relative garantie contre les
formes mineures de violence exercées à l’encontre des habitants. La redéfinition de
l’occupation du secteur après l’abandon de la forteresse-refuge, ainsi que l’apparition
des greniers collectifs – l’institution fameuse des agadirs – relèvent également d’un
questionnement d’ensemble, dans la longue durée cette fois, sur l’évolution socio-
économique de la région entre la fin de l’époque médiévale et la fin de la période
pré-moderne.

Quelques remarques en forme de conclusion

Depuis 2004, la vallée moyenne de l’oued Sous, la région de Taroudant, le Haut-Sous


et les piémonts voisins de l’Anti-Atlas et du Haut-Atlas ont fait l’objet de campagnes
de reconnaissance archéologique, dans le but de dresser une première cartographie
des sites d’habitat d’époques médiévale et pré-moderne et de contribuer ainsi à une
meilleure connaissance de l’histoire du peuplement dans cette région du Sud marocain.
Inédits pour la plupart, les vestiges archéologiques étudiés en prospection au long
de ces dernières années doivent permettre, à l’avenir, une approche des conditions
matérielles de vie des populations de la région du Sous, saisies dans la longue durée.
Ces vestiges d’implantations humaines sont parfois encore fort spectaculaires, comme
en témoigne par exemple le site d’Igiliz qui, longtemps ignoré par la communauté
Centres de pouvoir dans le Sous (Maroc)… 137

scientifique, considéré au mieux comme définitivement perdu, a fait l’objet, à partir de


2004, d’une première exploration archéologique par les deux auteurs de l’article. Sans
chercher à en proposer une synthèse – ce qui serait très prématuré – il est cependant
possible de dresser ici, en mode de conclusion, un premier tableau, sans doute encore
trop descriptif, des résultats obtenus.
Soumis de manière sporadique à l’autorité centrale, le Sous est pourtant resté,
durant de longues périodes de temps, en marge des centres de pouvoir installés dans
les capitales septentrionales, Fès, Marrakech ou Meknès. C’est précisément cette
situation périphérique qui lui a valu de jouer à deux reprises le rôle d’épicentre de
secousses politico-religieuses de grande ampleur : la première dans les années 1120-
1140, lorsque la révolution almohade, prônée par Ibn Tūmart dans les montagnes
environnant la vallée du Sous, prend corps avant de donner naissance au plus grand
empire que le Maghreb médiéval ait connu ; la seconde dans les premières décennies
du XVIe siècle, lorsque les Chérifs saadiens, soutenus par la confrérie šāḏilite, y
fondent les bases de leur État. Les populations du Sous et des Atlas voisins ont donc
souvent pris le parti de la lutte armée contre le pouvoir central : la région constitue par
conséquent un terrain d’étude particulièrement fécond pour tenter de mieux cerner
les relations fluctuantes, selon les circonstances historiques, entre les tribus et l’État,
et de préciser la répartition du contrôle du territoire qui s’opère alors entre ces deux
acteurs du champ sociopolitique.
Dans une région peu marquée par l’urbanisation et souvent rétive à l’affirmation
de l’autorité étatique, la notion même de « centre de pouvoir » se doit d’être question-
née, tant dans sa matérialité que dans sa fonction, tant ses formes sont changeantes
selon les époques et les circonstances : des « protovilles » aux petites cités de devenir
incertain, des places-fortes ou lieux de garnison qui témoignent des efforts de contrôle
du territoire par les autorités aux forteresses-refuges des tribus dans la montagne
toute proche, des lieux de résidence et d’exercice du pouvoir politique aux pôles liés
à la dévotion et à la sainteté, une large gamme de sites s’offre donc à l’observateur.
La plaine du Sous et son pourtour forment, au Moyen Âge, une région princi-
palement rurale : il n’y a pas de véritable tissu urbain, ni même de centre urbain
polarisateur. Aussi, plutôt que d’insister comme on le fait d’habitude sur la grande
« faiblesse » de l’urbanisation dans la région, serait-il sans doute plus judicieux d’évo-
quer les raisons de cette structuration incomplète du réseau urbain. Il ne semble pas
que le développement économique, précoce, de la région, ait suscité l’apparition de
nouveaux centres urbains, à l’exception d’Igli durant le IXe siècle, puis de Taroudant,
qui ne prend vraiment son essor que deux siècles plus tard, peut-être sous l’impulsion
des conquérants almoravides. Les raisons de cette relative indifférenciation socio-
économique sont sûrement à chercher, au moins en partie, dans la force de la dimen-
sion communautaire qui anime les échanges et les relations sociales et politiques
dans la région. En d’autres termes, l’influence exercée par les puissantes tribus des
montagnes environnantes est sûrement pour beaucoup dans l’inégal développement
de ces entités urbaines du Sous médiéval, qui doivent nécessairement composer avec
elles. Les sites de plaine constituent le débouché ultime du territoire des montagnes ;
138 Jean-Pierre Van Staëvel et Abdallah Fili

leur autonomie par rapport à la montagne voisine est toujours fluctuante. On notera,
au passage, un autre indice probant qui témoigne de la difficulté qu’éprouve le pou-
voir central à imprimer sa marque sur la région via des relais institutionnels. Il s’agit
de la très remarquable absence d’émissions monétaires provenant d’ateliers locaux :
fait qui ne laisse de surprendre, si l’on considère la place qu’occupe la région dans
l’exploitation des ressources minières et le commerce avec le Sahara. Il faut en effet
attendre le XVIe siècle et l’implantation du Makhzen saadien à Taroudant pour voir
apparaître les premières monnaies frappées dans la vallée du Sous.
Au-delà de ces villes ou « protovilles » de la plaine, notre programme de prospec-
tion s’attachait dans une large mesure à l’étude de sites fortifiés situés dans la zone
de piémont des Atlas. Ces forteresses – Tīwīnwīn, Ānsā – sont parfois qualifiées de
« cités » par les textes médiévaux. Adossées à la montagne, elles contrôlent la vallée mais
jugulent également l’expansion des populations des hauteurs. De tels lieux stratégiques
passent donc de mains en mains, contrôlés parfois par les mandataires du pouvoir
central et parfois par les rebelles. De fait, leurs fonctions semblent avoir souvent oscillé
entre celle de refuge ou de base d’opérations militaires et celle de lieu d’exercice d’un
pouvoir politique, celui incarné soit, de manière sporadique, par le représentant du
pouvoir central, soit par une entité extra-étatique, parfois de type charismatique, mais
le plus souvent de caractère tribal. On ignore tout des liens susceptibles d’unir ces
sites à une base tribale, comme le laisse entrevoir par exemple la mention associant
au toponyme Ānsā la fraction des Īmādīden. Le complexe d’Azrou Zoughagane et
du Bou Tini, que nous avons proposé d’identifier justement avec cette agglomération
médiévale, paraît avoir été conçu comme un point de peuplement fixe et durable, et
d’ampleur certaine. S’agit-il alors, dans ce dernier cas, d’une « protoville », ou d’une
ville à part entière ? La réponse à apporter ne saurait être que partielle et il ne fait
aucun doute qu’elle est prématurée, sans travaux archéologiques supplémentaires.
La région constitue par conséquent un terrain d’étude particulièrement fécond
pour tenter de mieux cerner les relations fluctuantes, selon les circonstances historiques,
entre tribus et État central, et de préciser la répartition du contrôle du territoire qui
s’opère alors. Ce questionnement est au cœur du programme archéologique, « La
montagne d’Igiliz et le pays des Arghen. Enquête sur l’histoire du peuplement rural
dans le Sud marocain au Moyen Âge et à l’époque pré-moderne » (resp. Jean-Pierre
Van Staëvel, Université Paris IV – Sorbonne, UMR n° 8167 ; Abdallah Fili, Université
d’El Jadida, UMR n° 5648, Lyon ; Ahmad S. Ettahiri, INSAP, Rabat). Inscrit en 2008 au
programme quadriennal de la Casa de Velázquez et soutenu au titre de nouveau projet
par le ministère des Affaires étrangères et européennes, il a donné lieu à l’établissement
d’un accord de coopération entre l’Institut national des sciences de l’archéologie et du
patrimoine (INSAP), l’université d’El Jadida, la Casa de Velázquez et l’UMR 8167. Il
a pour objet principal de recherche la montagne d’Igiliz, site historique de première
ampleur, susceptible d’offrir un incomparable éclairage sur les campagnes du Maghreb
pré-saharien durant l’époque médiévale, sur les modalités de l’islamisation d’une
société tribale rétive à toute autorité émanant d’un pouvoir central, sur la culture
matérielle enfin d’une communauté de dévots du XIIe siècle. De plus, l’ensemble
Centres de pouvoir dans le Sous (Maroc)… 139

des opérations envisagées sur le site même d’Igiliz et aux alentours de celui-ci, à la
recherche des témoignages de l’occupation humaine durant les périodes médiévale et
pré-moderne, permet de poser, en des termes renouvelés et à l’aide d’outils adéquats,
d’importantes questions sur l’organisation du peuplement de la région, ainsi que sur
les régimes politiques et économiques, agraires et pastoraux, des populations locales
dans la longue durée 69.

Jean-Pierre Van Staëvel


Université de Paris-Sorbonne, UMR n° 8167

Abdallah Fili
Université Choaib Dokkali, El Jadida, UMR n° 5648

69. Les résultats engrangés au cours des cinq campagnes de fouille qui ont eu pour cadre le site d’Igiliz
depuis 2009 confirment en tous points les premiers éléments d’analyse présentés lors du colloque de
Caen (note des auteurs, janvier 2014).

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