Vous êtes sur la page 1sur 13

Grigori Lazarev1

Sociologue, et Géographe.
Association de Recherche Interdisciplinaire Al Idrissi, Rabat
Ancien fonctionnaire international (FAO), Rome.
grigorilazarev@gmail.com

Les Ṣanhāja du Maghreb Central aux X-XI Siècles

Résumé : Cet article étudie l’ascension au pouvoir de la lignée Talkāta des Ṣanhāja, fondatrice de la
principauté Ziride du Maghreb. Les Talkāta, une branche des Ṣanhāja de Sigilmasa, surent s’allier aux
Fatimides contre les Zenata, inféodés aux Omeyyades. Les Talkāta rallièrent sous leur nom de Ṣanhāja
des tribus sédentaires d’origine diverses du Maghreb Central. Cette analyse jette un nouveau regard sur
l’opposition classique des Ṣanhāja sédentaires opposés aux Zanāta nomades. Des considérations sont faites
sur les biais introduits par une référence non critique aux classifications des généalogies tribales.
Mots Clé : Ṣanhāja. Zirides. Maghreb médiéval. Tribus berbères. Généalogie tribale. Fatimides. Omeyyades.
Abstract: This paper relates the rise to power of the Talkāta, a ṣanhājan lineage, and the founder of the
Ziride princedom in Maghreb. The Talkāta, a migrated Ṣanhāja clan from Sigilmasa, gained recognition
in supporting the Fatimides against the Zanāta, allied to the Omeyyades. The Talkāta gathered under their
tribal name an array of Central Maghreb sedentary tribes from diverse ascent. This analysis provide a new
insight on the classical opposition of sedentary Ṣanhāja against nomadic Zanāta. Some views are given
about bases resulting from uncriticised references to tribal genealogies.
Keywords: Ṣanhāja. Zirides. Medieval Maghreb. Berber tribes. Tribal généalogy. Fatimids. Omeyyads.

1. Nous utilisons le système de transcription de l’école espagnole d’arabisants adapté à la phonétique française : j par ŷ et kh pour j. Les
noms des dynasties n’ont pas été arabisés.

(Recibido el 25/04/2020. Aceptado el 11/05/2020)

Al Irfan / n°: 5
35
ISSN: 2351-8189
L’histoire du Maghreb Central du X au XI siècle est dominée par le conflit qui opposa les Ṣanhāja
aux Zanāta. Nous nous interrogeons, dans cet article, sur la domination politique des Ṣanhāja
dans une grande partie du Maghreb Central, une domination qui prit une ampleur territoriale
beaucoup plus vaste lorsque la chefferie des Ṣanhāja se transforma en principauté Ziride. Notre
première interrogation porte sur le territoire qui constitua l’aire de domination initiale des
Ṣanhāja. Nous constatons que leur pays était essentiellement un territoire de commandement
tribal conduit par des Ṣanhāja et qui s’appliquait à des populations berbères sédentaires d’origine
différente et incorporées à une confédération connue par son éponyme de Ṣanhāja.
Nous nous interrogeons ensuite sur l’origine de cette chefferie et sur les circonstances qui en
ont fait une puissance régionale. Ce questionnement nous montre l’émergence politique d’une
chefferie Ṣanhāja, celle des Talkāta, et son association au pouvoir des Fatimides. Il se termine
par un regard sur l’expansion des Ṣanhāja lorsqu’en 972, le calife fatimide al- Muʻizz, quittant
l’Ifrīqiya pour l’Egypte, confia la gouvernance du Maghreb fatimide à Zīrī ibn Manād, puis à
Buluggīn ibn Zīrī.
Ces interrogations jettent une lumière nouvelle sur le récit historique, rapporté depuis Ibn
Khaldūn, amplement repris par l’historiographie coloniale et répété depuis, sur le conflit majeur
entre les Ṣanhāja sédentaires, opposés aux nomades Zanāta, clients des Ommeyades.

1. Quel était le pays des Ṣanhāja ?


Le pays dit des Ṣanhāja occupait, au X siècle la moitié nord-est du Maghreb central mais ses
limites sont difficiles à cerner. Al-Bakrī indique que «la source d’Aouzekour est l’extrême limite
du pays des Ṣanhāja» vers l’ouest. L’itinéraire montre que cet endroit devait se trouver à l’ouest
de Médéa, bien avant la vallée du Chelif.2 Cette limite devait atteindre la Méditerranée où se
trouvaient les Mazghāna, une tribu de la région d’Alger, qui est citée par Ibn Khaldūn, comme
une composante de la confédération Ṣanhāja. Il est frappant de constater que cette limite ouest
n’était pas très différente de celle qui, à l’époque romaine, séparait la Numidie (et plus tard, la
Sitifiensis), de la Cesariensis, dont le chef-lieu était Cesarea (Cherchel), à l’ouest d’Alger.
Le pays Ṣanhāja devait s’étendre vers l’est, jusqu’aux limites ouest des pays de Sétif où il confinait
avec le pays des Kutāma. Bedjaya, devenue la capitale des Hammadites à l’époque d’al-Bakrī,
a pu faire partie du pays Ṣanhāja, car il n’y avait pas d’obstacle politique ou tribal à l’ouest du
pays des Kutāma. Mais le pays Ṣanhāja devait cependant contourner la Grande Kabylie qui ne
semble pas avoir été associée aux conflits de la période fatimide (seuls les Ziwāwade la petite
Kabylie furent nettement associés à la geste des Kutāma fatimides). Vers le sud, le pays Ṣanhāja
ne dépassait pas les espaces des steppes largement tenus par des Magrāwaou d’autres Zanāta-s.
Ils avaient cependant accès aux plateaux au sud du Titteri, dans le pays de Haz, où al-Yaʻqūbī
mentionnait une présence Ṣanhāja3.
L’examen des sources ethnonymiques nous montre comment un pays des Ṣanhāja, dont aucune
source n’avait parlé auparavant, a pu se constituer, créer une confédération avec des populations
sédentaires locales et comment cette confédération est devenue cette entité politique régionale

2. Al-Bakrî, p. 135. L’auteur indique aussi une petite ville Ṣanhāja sur le Chelif mais le traducteur montre que cette localisation est
vraisemblablement erronée, car ne pouvant pas se situer sur l’itinéraire décrit.
3. F. Dechraoui, citant la source ʻUyūn du DāʻīImām al-ʻImād (qui avait compilé toutes les sources fatimides) indique qu’en 947, le calife
Ismāʻīl al-Manṣūr « fit une halte à Ḥāʼiṭ Hamza, à la limite des plateaux Ṣanhāja, au sud du Titteri » (Dechraoui, p. 198). Ces plateaux
correspondent au pays de Haz, au sud d’Achir où al-Yaʻqūbī localisait des Ṣanhāja dans la seconde moitié du siècle précèdent.

36 Revista de Ciencias Humanas y Sociales


Grigori Lazarev Les Ṣanhāja du Maghreb Central aux X-XI Siècles

qui devait se métamorphoser, ensuite, en un état. Il nous faut, pour cela, partir de l’origine et de
la montée en puissance de la chefferie d’une branche des Ṣanhāja, celle des Talkāta.

2. L’apparition dans l’histoire des Ṣanhāja


L’aire historique des Ṣanhāja du Maghreb Central semble avoir été surtout désignée sous leur
nom lors du long conflit qui opposa les Zirides et leurs successeurs Hammadites aux Zanāta-s.
Ce conflit marqua le X siècle maghrébin avec d’autant plus de force qu’il fut sous tendu par des
alliances tribales, recomposées au gré des pressions opposées des Omeyyades et des Fatimides,
en conflit pour le contrôle du Magrib al-Aqṣà et du Magrib al-Awsaṭ. On note que les premières
guerres dites Ṣanhāja, selon les historiens du XIII siècle, ne furent pas conduites par les Kutāma
dont le rôle militaire avait été essentiel pour la conquête du pouvoir Fatimide, mais par les
tribus qui s’étaient agrégées autour des Ṣanhāja Talkāta. Ibn Khaldūn est très clair à ce sujet et il
distingue bien les Kutāma et les Ṣanhāja (Ibn Khaldūn, trad. Slane, T. I, p. 191). Les Ṣanhāja du
Maghreb Central apparaissent dans l’histoire dans le contexte de leur alliance avec les Kutāma,
puis dans celui des principautés ṣanhājiennes Zirides et Hammadites.
On observe que les Ṣanhāja ne sont pas cités dans le Maghreb Central dans les ouvrages d’al-
Yaʻqūbī, d’al-Muqaddasī (les seules référence données par al-Yaʻqūbī concerne des Ṣanhāja dans
le pays de Haz et à Falusan, au nord de Tlemcen).4 Ibn Ḥawqal ne localise aucune tribu Ṣanhāja.
En revanche il donne une liste de plus de 200 noms, correspondant à un nombre considérable de
tribus du Maghreb (et même du Sahara) et qu’il range toutes dans une grande dichotomie Ṣanhāja-
Zanāta. Reflétait-il une perception fatimide des conflits dont il était le contemporain ? Comment
cette grande aire historique du X siècle s’est-elle identifiée à une appellation Ṣanhāja sinon
comme un reflet des alliances politiques qui opposaient des tribus distinctes des mouvances
Zanāta des steppes et qui furent confédérées par les Ṣanhāja Talkāta?
Les Ṣanhāja apparaissent en pleine lumière dans l’histoire des Fatimides, dans les années 940,
lorsque leur tribu, devenue l’alliée des Kutāma, vint au secours du fatimide Abū l-Qāsim,
assiégé dans Mahdiya par les tribus rassemblées par Abū Yazīd, le chef de la révolte nukkārite.
Les Ṣanhāja étaient alors commandés par Zīrī Ibn Manād, le chef d’une branche ṣanhājienne,
celle des Talkāta. Le récit rapporté par Ibn Khaldūn, nous dit que son père, Manād ibn Manqūs,
« régna sur une partie de l’Ifrīqiya et du Maghreb Central au temps des Abbasides, sous l’autorité
des Aghlabides. Il eut pour successeur, son fils, Zīrī Ibn Manād, qui se distingua comme l’un des
plus grands rois berbères » (Ibn Khaldūn, trad. Cheddadi, p. 231).
Ce récit nous interpelle car les sources ne nous disent rien, pendant les temps aghlabides,
d’un puissant émirat Ṣanhāja au Maghreb, commandé par Manād.5 Nous devons, par contre
nous interroger sur la personne de Zīrī Ibn Manād et sur les Talkāta que l’on voit survenir
dans l’histoire des Fatimides. Hady Roger Idris, qui est l’auteur d’une grande thèse sur les
Zirides (Idris, 1962, p. 8), nous dit que « on manque de précisions sur le territoire occupé par
les Talkāta à la chute des Aghlabides. Mais ils semblent déjà bien installés, au moins à l’ouest
du Maghrib ».
Selon Ibn al-Aṯīr qu’il cite, « à la chute des Aghlabides (909), les Talkāta étaient commandés

4. Ces Ṣanhāja sont, cependant, cités en même temps que des Gezzula et des Targa, des tribus sahariennes qui séjournèrent à Falusan, une
ville commerciale. Il ne s’agit pas de tribus locales (al-Yaʻqūbī, trad., pp. 222 et 225).
5. L’index de l’étude de Vonderheyden, 1927, de même que celui de Talbi, ne mentionnent aucune population Ṣanhāja.

Al Irfan / n°: 5
37
ISSN: 2351-8189
par Manād b Manqūs. Il était alors le souverain (ṣāḥib) de la qalʻat Manādiyya, proche de
Sigilmasa ».
Al Bakrī confirme cette présence territoriale lorsqu’il écrit que
Yunus, qui le premier avait soutenu par les armes la religion des Bargawāṭa, …avait (au-
paravant, lors de sa formation religieuse) rencontré plusieurs autres personnages remar-
quables …. (dont) Menad, chef des Menadiya, le même qui donna son nom au château
d’el Menadiya, près de Sigilmasa (al-Bakrī, trad. 204).

Son fils, Zīrī Ibn Manād « étendit son autorité sur les tribus ṣanhājiennes et combattit les Zanāta ».
Hady Roger Idris (1968, p. 487) nous dit aussi que « tous les auteurs affirment que c’est en 324
(935-936) que Zīrī fonda dans le massif du Titteri, en un site doté de sources et dans des parages
où étaient située, semble-t-il, sa résidence antérieure devenue trop exiguë, une ville appelée
‘Achir ».
S’engageant très activement dans un soutien au Mahdī fatimide, les Talkāta se firent
progressivement reconnaître une prééminence politique et militaire. Celle-ci devait les conduire
à la fondation des principautés Ziride et Hammadite, La prédominance des Talkāta devait
transformer leur confédération en une mouvance Ṣanhāja dont l’empreinte éponymique devait
marquer profondément l’histoire du X siècle, devenant l’emblème de l’opposition du Maghreb
tellien aux mouvances Zanāta des steppes du Maghreb Central.

3. Les ṢanhājaTalkāta
Comment pouvons-nous comprendre l’histoire des Talkāta ? Nous devons partir de leurs origines
Ṣanhāja. Celles-ci sont assez nettes si l’on retient les leçons convergentes des généalogies et de
la géographie des populations. Les commentateurs médiévaux rattachent les Talkāta aux autres
grandes mouvances Zenāga/Ṣanhāja du Sahara et du sud marocain. Ibn Khaldūn, reprenant
d’autres généalogistes, donne une liste des grandes branches des Ṣanhāja. On y retrouve, sur
un même rang, les Talkāta, les Lamtūna, les Massūfa, les Guddāla, les Haskūra. Ces tribus
étaient toutes des tribus pastorales et nomades sauf, selon Ibn Khaldūn, les Ṣanhāja/Talkāta qu’il
associait, du fait de leur territoire dans le Maghreb Central, à une notion de sédentarité. Cette
qualification s’est, on le sait, imposée dans le discours historique qui a opposé les « Ṣanhāja
sédentaires » aux « Zanāta-s nomades ». Mais les Talkāta étaient-ils différents des autres grandes
tribus Ṣanhāja ?6
Une origine des Talkāta dans la région de Sijilmāssa est tout à fait conforme aux données
géographiques sur les mouvances Ṣanhāja. Cette ville, comme celle de Tahert, avait établi de
nécessaires relations avec les tribus ṣanhājiennes du Sahara dont l’aide était indispensable pour
convoyer les caravanes vers le bilād al-Sūdān. Des branches de leurs tribus vivaient à proximité
de ces villes. Al-Yaʻqūbī nous dit, lorsqu’il décrit Sijilmāssa, que la «population, très mélangée,
comprend surtout des Ṣanhāja». Le sud du Dar’a, près de Tamdult, était fréquenté par des Tarja
(Targa/Touareg). Le même al-Yaʻqūbī, lorsqu’il décrit Falusan (qui correspond probablement à

6. Une anecdote illustre la parenté des ethnies Ṣanhāja. En 1102, le gouverneur almoravide de Tlemcen, Tāšfīn ibn Tina’mar, fut assiégé
par une armée de l’émir Hammadide al-Manṣūr, qui tentait d’arrêter la progression almoravide. La femme de Tashfîn, voulant épargner à
la ville, son pillage et ses tueries, sortit à la rencontre d’Al Manṣūr et « l’implora au nom des liens de parenté qui existent entre les deux
nations, (toutes deux sanhajiennes) de laisser la vie sauve à Tashfîn ». Al-Manṣūr fut sensible à cette prière et « il retourna le lendemain
à la Qala’a. ». Ibn Khaldūn, trad. Cheddadi, p. 270.

38 Revista de Ciencias Humanas y Sociales


Grigori Lazarev Les Ṣanhāja du Maghreb Central aux X-XI Siècles

Nedroma, au nord-ouest de Tlemcen) y rencontre des sahariens, Jazzūla (Gezzula) et Tarja (ou
Targa) ainsi que des Ṣanhāja, peut-être là pour des raisons commerciales (al-Yaʻqūbī, trad. 222
et 225). Al-Bakrī nous dit que les pays entre le Dar’a et Sijilmāssa étaient habités par des Serta,
de « la tribu des Ṣanhāja » (trad. 344 et 368). La Qalʻat Manādiyya qui est citée dans les sources,
aurait donc bien eu sa place parmi les Ṣanhāja de Sijilmāsa.
Rien ne s’oppose à ce qu’une branche tribale, menée par un chef entreprenant, s’engage dans des
combats pour élargir son territoire. D’autant plus que les circonstances auraient pu en donner des
raisons. Essayons de situer quelques repères en partant de Zīrī Ibn Manād. Celui-ci est mort au
combat en 970. Sa tête fut envoyée comme trophée aux Omeyyades. En 935, quand il fonda Ašīr,
Zīrī était un chef reconnu, qui avait déjà longuement combattu depuis ses premières années. Vingt
ans après, lors du siège de Mahdiyya en 947, il devait être dans la pleine force de ses moyens.
Donnons lui, pour fixer des ordres de grandeur, l’âge de la cinquantaine quand il est alors nommé
général des Fatimides. Lorsqu’il meurt, en 970, il aurait eu dans les 70 ans. Les premiers combats
que, selon les récits, le jeune et brillant Zīrī, aurait mené, d’abord pour rassembler des Ṣanhāja,
puis pour combattre les Zanāta, peuvent difficilement prendre place avant qu’il n’ait eu au moins
une quinzaine d’années, ce qui nous amènerait, au plus tôt, vers 915-920.7 Tahert était tombée
aux mains d’une armée fatimide en 909. La ville était alors gouvernée par des Kutāma qui
devaient mener de durs combats contre les Magrāwa, désormais qualifiés de Zanāta. Ne serait-il
pas tentant de voir là le premier essor de Zīrī et de ses Talkāta ?
Quoi de plus attrayant, en effet, pour un jeune chef ambitieux et déjà suivi par des branches
tribales ṣanhājiennes, que de proposer ses services à un gouverneur ketamien de Tahert, environné
de tribus hostiles (ou, par intérêt, de se joindre à ses combats). Un engagement d’autant plus
naturel que les Magrāwa avaient des rapports hostiles avec les Midrarites de Sijilmāssa, qu’il
leur arrivait de combattre. Quoi de plus évident pour Zīrī que de poursuivre la guerre contre les
Magrāwa aux côtes des armées kutāmiennes, une collusion qui put déterminer son allégeance
aux Fatimides alors que ses adversaires Magrāwa avaient reconnu l’autorité des Omayyades ?
Et quoi de plus naturel, aussi, que de le voir, dans la logique de la conquête d’un territoire par
une tribu pastorale, allier ou soumettre des tribus du Maghreb Central et les assembler sous son
« emblème onomastique » ? Quoi de plus évident, aussi, qu’un progrès territorial, poursuivi
jusqu’à la rencontre des pays des Kutāma-s ? En 935 quand il fonde Ašīr, Zīrī est déjà installé
depuis un certain temps dans le Titteri, au sud d’Alger puisqu’il abandonne alors son ancienne
résidence, voisine, et « devenue trop exiguë ». La reconstruction, que nous proposons, ne tient,
certes, qu’à quelques repères de dates mais celles-ci, quand elles sont confrontées aux périodes
de la vie de Zīrī, nous donne une séquence tout à fait plausible d’une histoire dont les détails ont
échappé aux sources.8
Pour tenter de comprendre comment ce pays des Ṣanhāja, dont aucune source n’avait parlé
auparavant, avait pu se constituer et comment cette mouvance tribale était devenue une entité
politique régionale qui devait se métamorphoser, ensuite, en un état Ziride - quand le calife

7. Si Zîrî était mort à 60 ans et qui’il eût commencé ses exploits à 20 ans, ces âges reculeraient la date de ses débuts guerriers aux années
930. Mais cela aurait laissé un intervalle bien court avec la fondation d’Achîr. Notre hypothèse d’une mort de Zîrî à 70 ans est plus
attrayante
8. La grande étude de Hady Roger Idris, abonde d’informations sur les évènements survenus à l’époque des Zirides. Mais son récit part
surtout des années postérieures à la fondation d’Achir, l’histoire ziride commençant en grande partie avec la charge de gouvernorat confiées
à Zîrî par le calife Fatimide. Le livre de Hady R. Idris n’apporte pas d’éléments qui auraient pu mieux documenter la reconstruction des
premières années que l’on propose ici.

Al Irfan / n°: 5
39
ISSN: 2351-8189
fatimide al- Muʻizz, eut confié la gouvernance du Maghreb au chef des Ṣanhāja Talkāta -, il
nous faut, d’abord, revenir sur un peu de chronologie. Lorsqu’en 907, le dāʻī Abū ʻAbdAllāh
avait réussi à expulser le dernier Aghlabide et qu’il était devenu, avec le soutien des Kutāma, le
maître de l’ancien territoire de cette dynastie, sa première initiative fut de se rendre à Sijilmāssa
pour ramener le Mahdī ‘Ubayd Allāh à Kairouan. Sur sa route, il s’empara de Tahert, en en
expulsant le dernier rustémide, mais il y rencontra, d’emblée l’hostilité des Magrāwa, et de son
chef Muḥammad ibn Khazar, qui avaient eu (ou avaient encore) des affinités pro-ibadites. A son
retour avec le Mahdī, Abū ʻAbd Allāh laissa un gouverneur kutāmi qui eut immédiatement à
combattre les Magrāwa.
Au cours des années suivantes, de 915 à 921, le Mahdī fut surtout mobilisé par ses deux tentatives,
sans succès, pour s’emparer de Fusṭāṭ en Egypte. 9 En 911, il avait fait exécuter le daʻī Abū
ʻAbdAllāh qui avait été accusé d’un complot. Cette exécution avait provoqué, l’année suivante,
l’indignation et la rébellion de plusieurs fractions des Kutāma que le Mahdī dut réprimer, créant
une fissure dans la loyauté de leurs tribus. En 921, souhaitant contrarier l’influence des Omeyyades,
le Mahdi envoya une expédition à Fès et à Nākūr sous le commandement de Masàla, un général
d’origine meknassienne. Elle fut sans lendemains. Masàla revint ensuite à Tahert combattre
les Magrāwa. En 927, le Mahdī, soucieux de l’expansion de l’Omeyyade ʻAbd al-Raḥmān III,
confia à son l’héritier présomptif, al-Qāʼim, une autre expédition vers l’ouest, qui l’amena, au
passage, à soumettre les Maṭmāṭa, les Miknāsa et les Huwwāra de Tahert, mais l’expédition à
Fès fut, à nouveau, sans lendemain. Le Mahdi s’attacha alors à consolider ses frontières contre
les Magrāwa qui étaient devenus plus menaçants depuis leur ralliement à ʻAbd al-Raḥmān III. Il
renforça les pouvoirs de Jaʻfar ‘Ali ibn Ḥamdūn, le seigneur du Zab (qui devait, un peu plus tard,
faire défection en se ralliant aux Omeyyades). Son fils, al-Qāʼim, noua également une alliance
avec les Talkāta de Zīrī ibn Manād pour combattre les Magrāwa. Quelques années plus tard, en
934 ou 936, après son intronisation, al-Qāʼim aida Zīrī ibn Manād à construire sa place forte
d’Ašīr. L’alliance entre les Fatimides et Zīrī ne put avoir eu lieu qu’entre 927 et 933/34.
Ce rappel est instructif car il nous montre le surgissement des Talkāta dont il n’avait jamais
été question auparavant et dont le nom n’était jamais apparu dans la longue liste de toutes les
tribus avec lesquelles le da’i Abū Abdallah et le premier Fatimide avaient été alliés ou en conflit.
Comment expliquer cette brusque apparition et cette expansion politique qui devait donner le
nom de Ṣanhāja à tout un pays du Maghreb Central. L’origine des Talkāta, nous l’avons retrouvée
dans la région de Sijilmāssa. Les Talkāta de la Qalʻat Manādiyya, où résidait le père de Zīrī, ne
formaient probablement qu’une fraction des Ṣanhāja de cette région, les Serta, et c’est qu’aux
généalogistes que l’on doit d’en avoir fait, postérieurement, l’une des principales branches des
Ṣanhāja. Mais comment les Talkāta s’étaient-ils retrouvés dans le Maghreb Central ?
Une première hypothèse serait celle d’un ralliement au Mahdi lorsque celui-ci, après avoir été
libéré par le dāʻī Abū ʻAbdAllāh, serait reparti vers l’ouest en laissant des troupes à Tahert. Les
Talkāta auraient pu faire partie de ces troupes. Une autre explication, qui peut aussi comprendre
la première, serait celle d’une agrégation de Zīrī à des Ṣanhāja déjà implantés dans les steppes.
Nous avons en effet noté que al-Yaʻqūbī avait trouvé des Ṣanhāja dans le pays de Haz. Ce pays
était en rebord de la steppe et ces Ṣanhāja auraient pu entrer en conflit avec les Magrāwa, pour
des raisons de pâturage ou pour d’autres raisons. Les Talkāta de Zīrī auraient pu se trouver là

9. Ces données chronologiques sont extraites de l’ouvrage de Dachraoui, 1981.

40 Revista de Ciencias Humanas y Sociales


Grigori Lazarev Les Ṣanhāja du Maghreb Central aux X-XI Siècles

ou y venir lors des déplacements des troupes fatimides. Ils auraient pu épouser leur conflit avec
les Magrāwa, à moins que ce conflit n’ait eu des racines plus anciennes. Ce qui est cependant
probable, c’est que le jeune Zīri dût faire preuve de suffisamment de combativité pour que al-
Qāʼim, qui allait devenir le second calife fatimide, soit amené à s’allier aux Talkāta pour renforcer
ses moyens contre les Magrāwa. L’expédition de 927 pût, peut-être, lui en donner l’occasion.
Quelques années plus tard, en effet, al-Qāʼim l’aidait à construire Ašīr10. L’emplacement de ce
site dans le Titteri ne nous surprend pas car il est situé sur une frontière avec les pays Magrāwa.
Mais il ne nous surprend pas non plus, parce qu’il se trouvait au nord et à proximité du pays de
Haz, qui était déjà occupé, depuis au moins l’époque d’al-Yaqʻūbī, par des Ṣanhāja11 Mais une
autre information vient à l’appui de l’établissement ancien de Zīrī dans la région de Haz. Lorsque
d’al-Yaqʻūbī y rencontra des Ṣanhāja, ceux-ci n’étaient pas seuls. Avec eux se trouvaient des
Zuwāga, des Banū Irniyān et peut-être d’autres tribus zanāta-s. A cette époque, la ville et le
pays de Haz étaient sous l’ombrelle, domaniale, politique, ou « vassalique » (rien dans les
sources n’indique en quoi consistait la réalité territoriale des principautés ‘alides) d’un prince
idrisside, Ḥasan ibn Sulaymān ibn Sulaymān, le petit fils de Sulayman qui avait reçu Tlemcen
en apanage, lors de la conquête de Tlemcen par Idrīs I (Lazarev, sous presse). Les itinéraires
d’al-Bakrī passèrent par le Haz. L’auteur nous dit que la ville de Haz était inhabitée car Zīrī ibn
Manād avait expulsé ses habitants Banū Izmartin que l’on trouvait désormais dans la ville de
Boura12. Il ne mentionnait pas de principauté alide dans le Haz. L’expulsion des Banū Izmartin
ne pourrait-elle pas illustrer les combats que le jeune Zīrī avait, selon sa légende, mené contre
les Zanāta-s ? Les Banū Izmartin, étaient en effet une branche des Zanāta-s Warglā13. Al-Bakrī
ne nous donne aucune date de leur expulsion mais on pourrait penser que cet évènement, qui
matérialisa la conquête du Haz par Zīrī, aurait pu précéder la construction d’Ašīr, dont le site se
trouve tout juste au nord du pays de Haz. On pourrait, d’ailleurs, se demander si cette « ancienne
résidence, voisine, et devenue trop exiguë » qu’il abandonna pour Ašīr ne correspondait pas à
son implantation, plus ancienne dans le Haz.
La fondation d’Ašīr pourrait avoir été un point de départ. Au moment de cette fondation, les
Ṣanhāja Talkāta devaient encore ne constituer qu’un clan guerrier. Ašīr devient assez vite une
ville mais aussi un centre de pouvoir. L’expansion de son influence régionale ne pouvait qu’entrer
dans la logique du clan dominant qui en possédait la maîtrise. Ce clan ne pouvait chercher des
alliés ou des clients, ni vers l’ouest, ni vers le sud où prévalaient les tribus Zanāta-s. Il lui restait
tous les espaces intermédiaires où aucun autre centre de pouvoir n’avait encore émergé.
Ce serait donc en s’alliant ou en soumettant les populations de ces espaces, en les intégrant sous
la bannière éponymique de leurs propres origines qu’ils durent rassembler ces populations en
une vaste confédération qui portait leur nom. Pourquoi ces populations s’étaient-elles ralliées ?
Le prestige ou la force d’un clan dominant puissant ? Le rayonnement de l’autorité émergente

10. Sur cette aide du calife fatimide, en 936, voir Farhat Dachraoui, 1981, p. 164. Roger Idris, dans son ouvrage sur les Zirides, ne
mentionne qu’une date de construction, en 933. Les faits d’armes de Zīrī ibn Manād, raportés par les sources, ont trait à l’aide apportée au
calife al-Qāʼim, lorsqu’il était assiégé par Abū Yazid à Mahdia, en 946, et aux derniers combats contre Abū Yazīd dans les monts du Hodna
en 947. La tradition rapporte que Zīrī faisait partie des quatre cavaliers qui blessèrent mortellement l’Homme à l’âne.
11. F. Dechraoui, citant la source ʻUyūn du Dāʻī Imām al-ʻImād (qui avait compilé toutes les sources fatimides) indique qu’en 947, le
calife Ismāʻīl al-Manṣūr « fit une halte à Ha’it Hamza, à la limite des plateaux Ṣanhāja, au sud du Titteri » ‘, Dachraoui, 1981, p. 198.
Ces plateaux correspondent au pays de Haz, au sud d’Ašīr où al-Yaʻqūbī localisait des Ṣanhāja dans la seconde moitié du siècle précèdent.
12. Al Bakrî, p. 275. Sur l’emplacement de Bourra, voir Seconde Partie. Ibn Hawqal, dont la description porte sur les territoires pendant
l’époque Ziride, note également qu’il n’y a que des ruines à l’emplacement de Haz
13. Ibn Khaldūn, trad Cheddadi, p. 828. Avec les Wargla, on trouve les Banū Ismerten, les Manjîsa, les Sbertra et des Numālta

Al Irfan / n°: 5
41
ISSN: 2351-8189
des Fatimides, dont les Talkāta étaient devenus des clients ? Je ne crois pas à l’explication
traditionnelle de la haine atavique des sédentaires pour les nomades. Les Ṣanhāja avaient été eux-
mêmes des « nomades », et, par ailleurs, les Zanāta-s ou d’autres tribus pastorales ne semblent
pas, non plus, avoir envahi leurs pays comme ils le firent dans les régions telliennes de l’ouest.
On ne voit pas de raisons d’affrontements religieux. Il est, en effet significatif qu’en dehors de
l’épisode nukkarite d’Abū Yazid qui concerna indirectement les Kutāma, les populations du
pays Ṣanhāja n’apparaissent nullement au cours des divers épisodes des mouvements kharidjites.
Ne faudrait-il pas se contenter de l’explication simple d’une agrégation de populations locales
autour d’un nouveau centre de pouvoir régional ? Une phrase d’Ibn Khaldūn nous en donne une
bonne image quand il dit : « Zīrī accompagné de son peuple et des troupes berbères qui s’étaient
ralliées à lui ».
Reste cependant la question des tribus qui ont constitué la confédération des Ṣanhāja que nous
rapporte l’histoire médiévale. Nous nous interrogeons sur cette question lorsque nous examinons
les populations du pays des Ṣanhāja. Nous montrons que hormis les clans Ṣanhāja qui avaient,
dès les origines, rallié les Talkāta, il n’y aurait pas eu d’autres populations ṣanhājiennes parmi les
tribus du Maghreb Central, soumises ou ralliées. Ces populations, qui avaient constitué le stock
humain du pays des Ṣanhāja, n’étaient pas des populations ṣanhājiennes.

Clan des Banū ʻUmar Zīrī IbnManād - Itarwin


- Iwazin
- Issūda
- Aswāla
Masāta, - Ifrin
- Imakitan - Bik
Clan de Yūsuf Ibn Zīrī
- Itutin - Aswāla
Ibn Manād,
- Banū Wartaf
Talkāta ibn Ḥammā - Izkaran

Composition du qawm des Talkāta selon Ibn Hawqal (trad. I, pp. 102-105)

L’histoire des Talkāta changea de sens et de dimension territoriale quand Zīrī Ibn Manād devint
gouverneur de l’Ifrīqiya et du Maghreb Central. Leur territoire, qui était celui d’une confédération
tribale que dirigeaient les Talkāta, se transforma en un territoire politique, celui de l’État Ziride,
d’où, plus tard, un fragment s’en détacha pour former la principauté Hammadite.

4. Les populations de la confédération des Ṣanhāja


Quelles étaient les populations « ralliées » qui constituèrent la confédération des Ṣanhāja que
nous rapporte l’histoire médiévale ? Ibn Khaldūn, le rassembleur des sources qu’il connaissait,
nous en donne une image en les qualifiant de Ṣanhāja de la « première race » (selon De Slane) ou
de la « Première nation », selon la traduction plus récente d’A. Cheddadi.
Ce texte d’Ibn Khaldūn est cependant peu explicite sur les composantes de cette « Première
nation » devenue si puissante. Il n’en donne qu’un aperçu quand il évoque (Cheddadi, p. 251)
les survivants des Ṣanhāja du Maghreb Central. On y trouve des Matnān, des Wanuga, des Banū
ʻUṯmān des Banū Mazganna, des Banū Jad, des Buṭūya, des Banū Ifawen, des Banū Khil. On

42 Revista de Ciencias Humanas y Sociales


Grigori Lazarev Les Ṣanhāja du Maghreb Central aux X-XI Siècles

ne trouve pas de références à d’autres tribus qui furent soumises. Nous n’identifions dans cette
liste que les noms de Matnān, de Mazganna, de Buṭūya.14. Il s’agit de tribus du nord des Tell-s,
qui seraient situées entre Blida et Alger. Les Buṭūya se retrouvent aussi dans le Rif marocain
mais aussi dans la liste que donne Ibn Khaldūn des Ṣanhāja de la troisième race ou nation,
ce qui semble confondre, en partie tout au moins, les « Ṣanhāja » des deux listes.15 On trouve
également des Matnāndans le nord du Maroc (al-Bakrī, trad. pp. 211-213). Les Mazganna que
les généalogies associent aux Azdāja, sont une très ancienne tribu que l’on retrouve à Alger (qui
fut d’abord appelée de leur nom), mais aussi à Oran.
Jusqu’à quel point ces tribus qui apparaissent dans les listes ethnonymiques des Ṣanhāja de la
première nation étaient-elles Ṣanhājiennes ? On constate, lorsque l’on examine les populations
autochtones des Tell de l’ouest, dont on retrouve aussi les noms dans les populations de première
nation des Ṣanhāja, se caractérisaient par des langues appartenant à un sous-groupe du grand
ensemble des langues zanata-s.
Hormis les clans Ṣanhāja qui avaient rallié les Talkāta, dès les origines, il n’y aurait donc pas eu
de populations ṣanhājiennes parmi les tribus du Maghreb Central, soumises ou ralliées. Si les
interprétations linguistiques sont correctes, il n’aurait pu s’agir que de populations de langues
zanātí, comme presque toutes les populations du Maghreb Central, jusqu’à la Moulouya et au
sud des aires des parlers kabyles (dont faisaient partie les Zawāwa et probablement, bien que
l’on en ait pas de confirmation historique, les Kutāma). On est, à cet égard frappé de constater
que la vaste confédération des Ṣanhāja des IX et X siècles n’a laissé aucune trace d’une langue
ṣanhājienne. Au XIV° siècle, on ne cite plus que les branches des Talkāta de la région de Bijaya,
dernier refuge des Hammadites. Au XIX siècle, on ne retrouve, dans les inventaires tribaux
de la colonisation, que quelques Talkāta, près de Bougie, ainsi que, à proximité, une maigre
population qui se dénomme « Ṣanhāja », Ce sont les seules traces de l’immense aire politique qui
fut celle des Ṣanhāja du haut Moyen-Age 16. Il est, au passage, intéressant de noter qu’interrogés
sur leurs origines lors des premières enquêtes françaises, au milieu du XIX siècle, les Ṣanhāja se
donnèrent une origine saharienne

5. Le territoire de la principauté Ziride


Lorsqu’en 972 Maʻād al-Muʻizz, le calife fatimide qui venait de s’établir au Caire, nomma Zīrī
ibn Manād gouverneur du Maghreb, le territoire que commandait ce dernier passa du stade de
territoire tribal à celui d’un vaste territoire politique. Celui-ci allait devenir un état, l’Etat des
Zirides, commandé par le clan Talkāta des Zīrī ibn Manād (Idris, 1962).
Le territoire de dominance tribale des Talkāta était centré autour de la ville d’Ašīr, dans le massif
du Titteri, au sud d’Alger. Vers l’Ouest, il englobait les villes de Medea et Miliana et des pays

14. L’extension, du Rif Central à l’Algérie tellienne occidentale, de parlers zanātī assimilables au tarifit pourrait trouver une confirmation
dans la géographie des ethnonymes. Les localisations données par Ibn Khaldūn montrent, en effet, des correspondances ethnonymiques
entre des noms de tribus que l’on retrouve à la fois dans le Rif et en Algérie tellienne. Ainsi en est-il des Nador, des Amran, des Botuya (ou
Bokoya), des Beni Uryagel. Ce sont ces populations qui furent incorporées à une généalogie ṣanhājienne. La dispersion de l’ethnonyme
Waryagel pourrait expliquer son inclusion, par Ibn Khaldūn, dans plusieurs branches généalogiques. On les trouve en effet dans les
Maklāta du groupe Nafūsa, dans les Ṣanhāja de la Première nation et dans les Ṣanhāja de la troisième nation
15. Ibn Khaldūn, trad. Cheddadi, p. 336 : Banū Wariagel, Majāsa, Banū Lukay, Banū Wartin, Buṭūya, Banū Uriagel et Buqqūya, Mahal
16. Au milieu du XIX° siècle, on ne trouvait pratiquement pas de Ṣanhāja en Algérie centrale et orientale (les linguistes n’ont d’ailleurs
pas, non plus, trouvé de trace de leurs parlers). E. Carette (1840-47, p. 447) ne trouve qu’une petite tribu (2400 personnes) se réclamant
de l’ethnie Ṣanhāja. Il mentionne leur origine saharienne. « C’est la plus ancienne tribu des environs de Bône (nb. les anciens Talkāta). Ils
habitaient le Sahara, il y a plusieurs siècles et étaient, il y a deux ou trois cent ans maîtres de tout le pays jusqu’au lac Fzara. Peu à peu,
leur nombre a diminué ; ils ont vendus leurs terres aux Khoualed ».

Al Irfan / n°: 5
43
ISSN: 2351-8189
du moyen Chélif. Depuis la prise de Tahert par les Fatimides et la fin des Rustémides, en 909,
son influence avait dû s’étendre aux territoires de cette ville mais celle-ci était gouvernée par
des Kutāma, alors tout puissants dans l’état des Fatimides d’Ifrīqiya. Ce territoire rencontrait
vers l’ouest les pays Banū Ifran dont le chef, des BanūYaʻla, avait fait un temps, allégeance aux
Fatimides. Il voisinait aussi les Magrāwa, qui avaient fait allégeance aux Omeyyades. La rencontre
entre les territoires de ces deux mouvances tribales était assez confuse. Les Magrāwa durent, un
temps, être placés sous l’autorité des Fatimides, exercée en leur nom par des Banū Yaʻla des Banū
Ifran, mais ils durent reprendre le dessus sur ces derniers lorsqu’ils reconnurent les Omeyyades.
Les territoires de l’ouest, avaient été traversés par les armées kutamiennes, qui avaient pris Fès,
après s’être emparés de Tahert, mais celles-ci n’avaient pas établi de domination durable sur ces
territoires qui devaient rester longtemps sous l’emprise des Magrāwa et des Miknāsa.
Vers le nord, se trouvaient diverses branches tribales, dont on a souligné, l’appartenance non
ṣanhājienne, mais qui étaient soumises à l’autorité des Talkāta. Vers l’est, le territoire tribal
de ces derniers rencontrait, comme limite, celui des Kutāma et des Zuwāwa de Kabylie.
L’affaiblissement des Kutāma avait peut-être encouragé une certaine extension du territoire
tribal des Talkāta à leurs dépens. Vers le sud, les territoires du Zab et de Msila et Tobna étaient
alors gouvernés par les Fatimides.
A partir de la reconnaissance, par les Fatimides du Caire, du gouvernorat maghrébin de Zīrī ibn
Manād, le territoire tribal des Talkāta fut incorporé à l’espace de l’Etat ziride. Zīrī ibn Manād prit
le titre d’émir et eut une autorité sur tous les territoires maghrébins des Fatimides. Cette autorité
lui donnait pouvoir sur la nomination des gouverneurs des provinces et sur la perception des
impôts. Elle lui donnait aussi le pouvoir de conduire des guerres pour poursuivre l’expansion du
territoire, en particulier pour contrer l’influence politique des Omeyyades. C’est ce que fit Zīrī
dans la guerre engagée contre les Magrāwa, où il devait trouver la mort, mais ce que fit surtout
son héritier, Buluggīn ibn Zīrī, qui étendit la guerre contre les Magrāwa et les tribus alliées aux
Omeyyades jusqu’à Fès et aux pays du nord du Magrib al-Aqṣà. Ces expéditions élargirent
le territoire des Zirides jusqu’à l’Oranie et le pays de Tlemcen, dont les maîtres politiques,
Magrāwa et Banū Ifran furent repoussés vers l’oriental du Maroc. A Tlemcen et dans la basse
vallée du Chélif, les Zirides firent disparaître les petites principautés idrisides des héritiers de
Suleyman ibn Hasan (Lazarev, sous presse).
Le territoire fatimide comprenait les provinces très étendues du Zab, de Tobna et de Msila. Lors
de la reconnaissance du gouvernorat de Zīrī ibn Manād, ces provinces étaient gouvernées par
Jaʻfar ibn ‘Alī ibn Ḥamdūn qui avait été nommé par le dernier calife fatimide d’Ifrīqiya. Pour
des complexes raisons et des conflits internes, celui-ci rompit avec les Zirides et fit allégeance
aux Omeyyades. Ces provinces furent rattachées aux régions d’influence des Zanāta et Magrāwa
et devinrent, pendant plusieurs décennies, un enjeu du conflit entre les Ṣanhāja et les Zanāta
(Lazarev, sous presse).
L’autorité territoriale des Zirides s’étendait sur le territoire des Kutāma, contre lesquels le Mahdi
avait dû, en 912, se battre pour réprimer une révolte. A l’époque ziride, les Kutāma avaient perdu
beaucoup de leur puissance, diminués par les guerres qui les avaient épuisés, par la dispersion de
plusieurs de leurs branches dans des territoires lointains (notamment dans le nord du Maghreb
al-Aqṣà où on retrouve leurs traces), par les migrations en Égypte où se trouvaient certaines de
leurs troupes qui avaient suivi le calife fatimide.

44 Revista de Ciencias Humanas y Sociales


Grigori Lazarev Les Ṣanhāja du Maghreb Central aux X-XI Siècles

Le territoire politique des Zirides comprenait toutes les provinces de l’Ifrīqiya, de la Tripolitaine
et de la Cyrénaïque. Certaines régions leur échappaient cependant. Le Jerid, avec Tozeur et Nefta
ainsi que le pays des Nafzāwa, étaient sous l’influence des Zanāta tandis que les pays du Jabal
Demmer et du Nefūsa, demeurés sous une influence ibadite, se soustrayaient à l’autorité fiscale
des Zirides. Les Aurès, également, étaient dominés par des mouvances tribales de Huwāra et
d’Awraba qui ne s’étaient pas soumis aux obligations de l’impôt. Il en était de même, au nord,
des populations Zuwāwa des Kabylies.
La mutation d’un territoire tribal en un vaste territoire politique eut aussi une signification sur
l’organisation de la force armée. Dans l’organisation tribale, les forces de combat étaient d’abord
constituées de combattants ṣanhājiens, auxquels se joignaient des combattants des tribus alliées
ou soumises. Lorsqu’ils devinrent des émirs magrébins, Zīrī ibn Manād et Buluggīn ibn Zīrī
se trouvèrent être les commandants des armées qu’avaient constituées les Fatimides. Celles-ci
avaient des généraux arabes, des forces de l’ancien jound des Aghlabides, des contingents de
soldats anciens esclaves, dont la « garde noire » qui constitua la force rapprochée des émirs
zirides. La longue opposition qui est racontée dans l’histoire comme étant celle du conflit entre
les Ṣanhāja et les Zanāta, confronta, en fait, les armées d’un Etat, se réclamant de l’éponyme
ṣanhājien des Talkāta, aux forces combattantes tribales des groupements qui se rallièrent aux
Magrāwa, derrière l’éponyme tribal de Zanāta de ces derniers.

Buluggīn(973-984)
al-Manṣūr (984-995)
Bādīs (995-1015)
al-Muʻizz (1015-1062)
Tamīm (1062-1108)
Yaḥyà (1108-1116)
ʻAlī (1116-1121)
Ḥasan (1121-1148)

6. Les Ṣanhāja du Maghreb Central et l’historiographie

Le conflit entre Fatimides et Ommeyades dans le Maghreb Central n’a pris la dénomination
d’une opposition « historique » entre Ṣanhāja et Zanāta qu’avec les Zirides, dans le dernier tiers
du X siècle. Les évènements qui l’accompagnèrent, avaient, à cette époque, surtout pris place
dans le Magrib al-Awsāṭ et, en partie, dans l’est du Magrib al-Aqsā.
Les Zirides ont fait l’objet de deux importantes études. Celle de L. Golvin (1957) ne s’intéresse
qu’aux Zirides et aux Hammadites du Maghreb Central. Son interprétation du conflit entre les
« Ṣanhāja sédentaires » contre les « nomades Zanāta » reflète la vision de l’histoire coloniale.
L’ouvrage vaut surtout par les travaux archéologiques de L. Golvin sur les sites des villes-

Al Irfan / n°: 5
45
ISSN: 2351-8189
capitale d’Ašīr des Talkāta et de la Qa’la des Banū Ḥammād. La seconde étude est celle de
Hady Roger Idris (1962). Cette étude prend en considération toute l’histoire des Zirides et elle
est accompagnée d’une exploitation plus systématique des sources. Elle décrit de façon très
scrupuleuse l’histoire politique de cette dynastie, jusqu’à la fin, devant les Almohades, de ses
prolongements hammadites. La géographie du territoire des Zirides, presqu’une centaine de
pages, fait une bonne synthèse des sources médiévales mais ne semble pas toujours bien tenir
compte de la chronologie de ces sources, ce qui a conduit à des superpositions, non datées, de
certaines implantions tribales. Cet ouvrage offre également un très bon tableau des institutions
politiques, des configurations religieuses, de l’économie et des manifestations culturelles pendant
cette période. On y trouve, notamment, les tableaux généalogiques de Banū Manād et des Banū
Ḥammād. Mais on retrouve, aussi, en filigrane, l’opposition entre les « Ṣanhāja sédentaires »
contre les « nomades Zanāta », un conflit dont il nuance cependant le caractère simplificateur en
montrant les nombreux changements d’alliances qui se firent entre les deux ensembles.
Cette interprétation de l’historiographie coloniale, héritière directe des interprétations d’Ibn
Khaldūn, a eu la vie dure et elle fait encore partie du corpus historique contemporain. Notre
étude montre que des nuances importantes doivent lui être apportées. Les Ṣanhāja ont bien
dominé une partie, puis la totalité du Maghreb Central. Mais il faut certainement revenir à leurs
origines pour y voir un groupement pastoral belliqueux qui se serait imposé à un territoire peuplé
de populations sédentaires, comme le firent, à une autre époque et pour s’autres raisons, les
Lamtūna almoravides. Nos constats semblent bien montrer que de nouvelles approches sont
nécessaires pour mieux comprendre la complexité et les nuances d’une histoire régionale
ramenée à des schémas simplificateurs.17

17. Ce texte était achevé lorsque l’auteur a pris connaissance d’un article, peu diffusé, de 2010 d’Ahmed M’charek, (De Tacite à Ibn
Khaldûn. À la recherche de deux tribus berbères : Masofi (Masûfa) etVsinazi (BanûSinag / Sanhadja) et dont une synthèse a été faite par
le même auteur dans l’article Ṣanhāja de l’Encyclopédie Berbère (p. 7211). Cet article se réfère aussi à des travaux d’Aleya Bouzid sur les
Ṣanhāja du Maghreb Central. Il se propose de montrer, à partir de l’interprétation linguistique de quelques traces épigraphiques, l’antiquité
d’une implantation sédentaire des peuplements ṣanhājiens. Rien n’exclut que les ethnonymes de Saneg et de Massūfa, un autre nom que
l’on retrouve chez les Ṣanhāja, aient été présents à l’époque romaine. Il est cependant difficile d’en déduire une histoire de Ṣanhāja venus
de l’est et qui auraient été à l’origine des pays ṣanhājiens sédentaires de la période médiévale. C’est en effet des espaces de l’occident
saharien qu’il faut faire partir l’histoire des Ṣanhāja, comme le montre notamment la distribution des grandes familles linguistiques ainsi
que les courants de migration. L’histoire de la haute période médiévale ne montre pas avant le X siècle, de formations tribales ṣanhājiennes
dans les régions sédentaires. La seule mention d’al-Yaqūbī nous les montre, aux frontières des steppes, comme des éleveurs, mêlés à des
groupements de nomades Zanāta-s. Ces Ṣanhāja auraient pu y arriver comme le firent les Zanāta-s, mais en provenance du sud-ouest.
Les références aux traces ethnonymiques de la période romaine doivent certainement être expliquées (déportation politique, homonymie,
infiltrations sahariennes, ou autre raison ?) mais elles ne prouvent pas l’existence d’une antique sédentarité ṣanhājienne dont on ne trouve
trace ni dans les références tribales, ni dans les héritages culturels. Le présent article laisse ce débat ouvert car si l’analyse de A. M’charek
est rigoureuse, notre article se propose de porter un autre regard sur les Ṣanhāja du Maghreb Central.

46 Revista de Ciencias Humanas y Sociales


Grigori Lazarev Les Ṣanhāja du Maghreb Central aux X-XI Siècles

Bibliographie
AL-BAKRĪ, Kitāb al-Magrib fī ḏikr bilād Ifrīqiya wa-l-Magrib, trad du baron MacGuckin de
Slane, Description de l’Afrique Septentrionale, 1911-1913, réed. Paris 1965.
AL-MUQADDASĪ, Aḥsan al-taqāsim fī maʻārifat al-aqālīm (la meilleure répartition pour
la connaissance des provinces), trad. de l’introduction et de la partie sur la Syrie-Šām par A.
Miquel, Institut Français de Damas, 1963, Damas.
AL-YAʻQŪBĪ, Kitāb al-Buldān, trad G. Wiet, Les pays, Le Caire 1937.
CARETTE Ernest, L’Origine et les migrations des principales tribus de l’Algérie, (Exploration
Scientifique de l’Algérie), Paris, 1840-47.
DACHRAOUI Farhat, Le Califat Fatimide au Maghreb, 296-362/909-973, Thèse de Doctorat,
Tunis, STD, 1981.
GOLVIN Lucien, Le Maghreb Central à l’époque des Zirides, Arts et métiers graphiques Paris,
1957.
IBN ḤAWQAL, Kitāb al masālik wa-l-mamālik (ou Kitāb ṣūrat al arḍ), trad J. H. Kramers et
G. Wiet, Configuration de la terre, Paris/Beyrouth, 1964.
IBN KHALDŪN, Kitāb al-‘Ibar, trad partielle du baron McGuckin de Slane, Histoire des
Berbères et des dynasties musulmanes, Alger, 1852-1856, 2ed de Casanova, 1925, réed, 1968.
Nouvelle traduction. Abdeslam Cheddadi, La Pléiade Paris, 2018
IDRIS Hady Roger, La Berbérie Orientale sous les Zirides, Tome I. Maisonnneuve Paris 1962.
LAZAREV Grigori, Populations et territoires du Maghreb, VIe-XIe siècle (sous presse : les
références à l’auteur dans cet article renvoient à cet ouvrage en cours de publication).
M’CHAREK Ahmed. « De Tacite à Ibn Khaldûn. À la recherche de deux tribus berbères :
Masofi (Masûfa) et Vsinazi (BanûSinag/Sanhadja», en F. Béjaoui (ed.), Actes du 7e colloque
international sur l’, histoire des steppes tunisiennes, Sbeitla, session 2010, Tunis, INP, 2014, p.
239- 262.
MODÉRAN Yves 2003. Les Maures et l’Afrique Romaine (IVe-VIIe siècle), École Française de
Rome, Rome, 2003.

TALBI Mohamed, L’émirat Aghlabide, 800-809, Maisonneuve, Paris, 1966.


VONDERHEYDEN Maurice, La Berbérie Orientale sous la dynastie des Benou Aghlab, 800-
909, Paris 1927.

Al Irfan / n°: 5
47
ISSN: 2351-8189

Vous aimerez peut-être aussi