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OUVERTURE(S)
SUR UN COMPARATISME
PLANÉTAIRE
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ETIEMBLE

OUVERTURE(S)
SUR UN COMPARATISME
PLANÉTAIRE

CHRISTIAN BOURGOIS EDITEUR


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Document de couverture :
Globe terrestre peint à la laque sur bois.
Il fut fabriqué en 1623 à l'usage de l'empereur de
Chine par les PP. jésuites Manuel Dias le Jeune
et Nicola Longobardi, successeur du P. Ricci à la
tête de la mission de Pékin. La légende placée
dans l'hémisphère Sud mentionne la gravitation
universelle, conception dérivée des travaux chinois
sur le magnétisme. (British Museum. Londres.
Phot. © British Museum/Photeb.)

© Christian Bourgois Editeur, 1988


ISBN 2-267-00540-9
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Au directeur
de Comparative Literature Studies
A. Owen ALDRIDGE,
mon ami et collègue d'outre-
Atlantique, non seulement parce
qu'il accueillit beaucoup de mes
textes que le comparatisme à la
bien française eût refusés, mais
aussi parce que voilà des années
qu'il ouvrit largement sa revue
aux littératures de l'Asie extrême,
désormais notre voisine et depuis
deux mille ans au moins notre
inspiratrice.
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AVANT-PROPOS

Si je m'avilissais à écrire m a langue selon


les critères auxquels désormais se rallie
Hagège, j ' i n t i t u l e r a i s cet ouvrage :
THE POST-ETIEMBLE ERA
OF COMPARATIVE LITERATURE
puisque le j o u r n a l de nos c h ô m e u r s (sic) et
de nos « precaires » (sic) s'intitule sinistre-
m e n t CASH et n o n CACHE, ou m i e u x encore
FRIC. J ' y serais autorisé p a r u n e a u t r e cau-
tion, et cette fois de qualité, p u i s q u e la for-
m u l e est de Gloria B i e n dans C o m p a r a t i v e
Literature Studies, vol. 22, n° 1, Spring 1985,
p. 129. E t n u n c e r u d i m i n i (est-on comparatiste,
oui ou n o n ? a-t-on étudié q u e l q u e s lan-
gues ?) : voici donc le texte complet : « I n
this post-Etiemble era of c o m p a r a t i v e litera-
ture, one need not to be a lunatic to go f r o m
h e r e to specu'late on various theories of univer-
sal correspondences »; a u t r e m e n t et mal dit,
puisque je tâcherai de le dire en français cor-
rect, voire c r o q u a n t : « Dans cette ère nouvelle
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de la littérature comparée qu'ouvrit Etiemble,


pas besoin d'être un cinglé pour, partant de là,
se hasarder à des spéculations concernant les
diverses théories des correspondances univer-
selles », ce que je m'obstine — contre la
majorité de mes collègues — à considérer en
effet comme une des plus heureuses décou-
vertes du comparatisme sérieux : la théorie
des invariants. Ce qui ne signifie pas du tout
qu'on doive, en littérature comparée, ne
considérer que les invariants ; mais oui, bien
que tout comparatiste est de peu de valeur
qui ne sait pas transcender les particularismes,
les chauvinismes, et reconnaître dans quatre
ou cinq littératures qui n'ont pas encore eu
de rapports historiques décelables, ce qui en
elles toutes est la marque de ce qu'il y a en
elles de commun : l'humain.
Certes il importera également au compara-
tiste sérieux de cataloguer, en les expliquant
par les conditions religieuses, historiques,
sociologiques, les nombreuses divergences.
Mais quand les racismes, de plus en plus véhé-
ments, menacent jusqu'à l'existence de notre
chétive espèce, la recherche des invariants,
qui démontre qu'un Évé (ou Éwé), un Russe,
un Pintupi, un Français, un Chinois disposent
d'une raison et d'une imagination qui conver-
gent vers une même image pour exprimer tel
aspect du monde réel, ou des sentiments vécus,
cette part de la littérature comparée me paraît,
plus que la bombe à neutrons, capable de
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perpétuer ce qui se peut encore sauver de la


culture et de la vie.
Au moment où j'écris ces lignes, j'apprends,
sans surprise, mais avec horreur, qu'une fois
de plus le hideux régime de l'ayatollah Kho-
meiny vient d'arrêter, pour les mettre à mort,
comme il fit déjà d'un Iranien de mes amis,
quelques humains dont le seul crime est d'avoir
adopté la doctrine Baha'i. Nous voici revenus
aux temps de la Croisade des Albigeois. Mais
en ce temps-là on n'enseignait pas beaucoup
le comparatisme. Or, et c'est à devenir « luna-
tic » pour parler hagégien, oui c'est à devenir
fou de recevoir en même temps une revue
iranienne, Luqmān, publiée aux Presses uni-
versitaires d'Iran, dirigée par mon premier
étudiant iranien de doctorat : Djavad Hadidi,
le seul de mes docteurs iraniens qui soit
demeuré là-bas. Sa thèse traitait de Voltaire
et l'Islam, et fut même discrètement traduite
en persan. Or ce n° 3 (Troisième année, n° 1)
est entièrement rédigé en français ; mieux :
s'ouvre sur un savant article de l'arabisant
français Roger Arnaldez : Fakr al-Dîn al Razî
(543-606 ou 1149-1209). Le directeur annonce
un prochain numéro sur « l'état actuel de
l'enseignement du français en Iran, et sur les
origines de la connaissance du français par les
Iraniens 1 ». Mon ancien étudiant, puis profes-
seur à l'université de Meched, puis estompé,
revient en force et en forme à ses premières

1. Il est sorti : « Printemps-été 1987. »


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curiosités. La revue Luqman ayant pour devise


« Au nom de Dieu », je ne suis pas digne d'y
insinuer mon athéisme. Je m'abstiendrai donc.
Mais enfin, un savant comparatiste iranien, et
qui me connaît bien, m'invite à Luqman !
Ce ne serait déjà pas mal. Or voici qu'à
quelques jours d'intervalle, et ce, après des
années de silence — bien compréhensibles,
étant donné la situation en cette partie de la
planète —, voici qu'un Irakien, dont je diri-
geai aussi le doctorat de littérature comparée,
m'expédie de Bagdad le volume qu'il vient
de publier, en arabe, lui, mais intitulé :
Recherches sur la littérature comparée. Son
nom ? Abdul Muttalib Salih. Outre une
ouverture sur le comparatisme en littérature,
j'y découvre une étude consacrée à l'œuvre
de mon grand cher et depuis quelques mois
feu ami : ce Tewfik el Hakim, dont, à mon
retour d'Egypte, je proposai vainement à Gal-
limard le chef-d'œuvre : Journal d'un substi-
tut de campagne. Au panier, ce navet dont
j'avais persuadé Merleau-Ponty de publier
quelques fragments aux Temps modernes,
avant leur culbute dans la gadoue stalinienne
selon saint Jean-Paul Sartre. Après quoi, il
s'agit des Arabes vus par Voltaire, d'une étude
sur Sylvestre de Sacy, chef et éclaireur des
arabisants, de l'influence des Mille et Une
Nuits dans les lettres françaises (ce qui me
rappelle fort à propos qu'un de mes collègues
comparatistes, après avoir lu L'Érotisme et
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l'amour 1 m'a exprimé sa déception de n'y


rien lire sur précisément ces Mille et Une
Nuits), d'un poème anté-islamique : Antara,
vu par Lamartine ; enfin, diverses traductions
de travaux publiés par des comparatistes fran-
çais : H. Roddier, Paul Van Tieghem, Jean
Gillet : en tout, une bonne vingtaine d'articles
qui tous manifestent à quel point les cultures
arabophones et la française se sont entre-
mêlées.
Ainsi, quand l'Irak et l'Iran se livrent
depuis des années des combats qui couvrent
de cadavres le Chott-el-Arab et jonchent de
ruines les villes des deux belligérants, deux
comparatistes font leur métier : le même, ici
et là.
Quand je me casse la voix à crier que l'ini-
tiation, dès le lycée, aux études d'art et de
littérature comparé(e)s, leur insertion systé-
matique, intensive, dans l'enseignement supé-
rieur sont aujourd'hui, hic et nunc, le seul
remède, le seul vaccin contre tout chauvi-
nisme langagier, tout fanatisme religieux,
toute perversité raciste, je suis heureux d'être
entendu à Bagdad comme à Téhéran. Bien
plus que les ventes d'armes sous le manteau
Arlequin, avec jolis dessous-de-table, c'est la
littérature comparée qui, pour peu qu'on la
prît au sérieux en hauts lieux, pourrait mani-
fester la vanité de la « guerre du Golfe »
comme désormais on la baptiste (prenons à

]. Arléa, 8, rue de l'Odéon, 1987.


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dessein u n m o t d u vocabulaire chrétien p o u r


m a n i f e s t e r le d é r i s o i r e d e ces m a s s a c r e s e n t r e
s u n n i t e s e t c h i ' i t e s , e n t r e u n e l a n g u e sémi-
tique et u n e langue indo-européenne). Une
fois de plus : E t n u n c e r u d i m i n i , c o m m e
d i s a i e n t les p a g e s d u P e t i t L a r o u s s e i l l u s t r é .
E s s a y o n s d e v o i r la v i e e n r o s e : e n c o m p a -
ratiste.
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LE TOUR DU MONDE DANS U N G R E N I E R


ou
Naissance d ' u n comparatiste
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A u m o m e n t de confier à m o n é d i t e u r cette
o u v e r t u r e o u ces o u v e r t u r e s s u r u n c o m p a r a -
tisme v é r i t a b l e m e n t planétaire, celui q u e je
tentai de faire sinon prévaloir, d u moins valoir
d a n s l ' e n s e i g n e m e n t d e c e t t e f a s c i n a n t e disci-
p l i n e , je m e d i s p e n s e r a i d e r é g l e r m e s c o m p t e s
avec tous ceux e n F r a n c e q u i t e n t è r e n t l'im-
possible p o u r m ' e m p ê c h e r d ' e n t r e r dans leur
r o n d e : u n comparatiste, moi ? E t t o u t ce
vacarme parce q u e j'avais dans mes thèses
d'Etat sur Le M y t h e de R i m b a u d étudié cette
religion avec des références en u n e v i n g t a i n e
de langues. J e n'étais q u ' u n agrégé de gram-
maire ; n o n point d'anglais ou d'allemand.
Alors quelle m o u c h e m ' a v a i t piqué ? Q u e j'aie
enseigné plusieurs années aux Etats-Unis, passé
d i x - h u i t m o i s a u M e x i q u e , d o n t la p l u s g r a n d e
part dans l'église-bibliothèque de m o n cher
Alfonso Reyes ; q u e j'aie ensuite, plus de
quatre années d u r a n t , enseigné en Egypte,
p a r c o u r u l ' E g y p t e , la H a u t e a u s s i b i e n q u e la
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Basse, découvert le Liban sans parler de la


Russie, où j'avais dès 1934 été pèleriner, de
l'Italie, de l'Angleterre, des Pays-Bas, n'en
jetons plus, ne jouons pas les farauds, cela ne
comptait pas pour ceux qui avaient décidé que
M. Un tel, un candidat sérieux, un agrégé de
langue vivante, succéderait en Sorbonne à
Jean-Marie Carré, mon directeur de thèse.
Alors que moi, étais-je agrégé de chinois ?
D'abord l'agrégation de chinois, elle n'existe
pas. Et comment un comparatiste ose-t-il se
prévaloir d'une langue que nul ne pratique
en France ?
Mais voilà-t-il pas qu'une poignée de sor-
bonnards me fit parvenir, in extremis, un mes-
sage qui me sommait de me porter candidat
avant la date de forclusion, qu'ils voulurent
bien me préciser. Arrivé à Paris juste à temps,
je fus reçu par le Doyen comme un chien dans
un jeu de quilles ; par M. Le Prince Dédéyan,
Directeur de l'Institut de littérature comparée,
comme un éléphant dans une boutique de por-
celaine et de cristaux ; quasiment jeté à la
porte de son bureau par le chef de la section
de français — car il est évident que pour bien
juger un comparatiste il se faut enfermer dans
la tour d'ivoire de la littérature française !
Le grand jour du vote, un certain Balden-
sperger, rimailleur on ne peut plus médiocre
sous le pseudonyme de Baldenne (Baderne eût
en l'espèce été plus convenable), expliqua à la
docte assemblée qui devait élire le futur com-
paratiste sorbonnard que l'usage était de passer
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d'abord par Lyon ; après quoi, après quoi


seulement on pouvait prétendre à la dignité
sorbonnarde. Il n'omit dans son réquisitoire
qu'un détail : ledit Baldensperger avait com-
mis et publié à Marseille, durant l'occupation
nazie, une histoire antisémite de la littérature
française, ouvrage qui, bien que je vécusse
outre-Atlantique, ne m'avait pas échappé, et
que j'avais étrillé aussi fortement j'espère qu'il
le méritait ce factum, ce méfait, cette lâcheté.
Mais voici arriver sur un brancard Marie-
Jeanne Durry, laquelle venait de subir un
accident de voiture, après avoir subi les effets
du racisme, si cher au poète Fernand Baldenne.
Nous nous étions rencontrés en Algérie, durant
les quelques mois que j'y passai, en attendant
l'avion qui pourrait d'Alger me conduire vers
l'Egypte : les militaires avaient évidemment
priorité sur chaque avion disponible. Heu-
reux délai, qui me permit de retrouver André
Gide, de connaître Marcel Flory, ferme résis-
tant à Pétain, futur ambassadeur en divers
pays d'Afrique et d'Asie. Notre commune
horreur devant toute forme de racisme nous
rapprocha, Marie-Jeanne Durry et moi, l'in-
digne candidat futur... Toujours est-il que son
intervention fut décisive, et que je fus élu
contre le candidat officiel. Tel, néanmoins, le
dépit des officiels, que Robert Escarpit eut le
courage de m'écrire pour déplorer mon élec-
tion et m'assurer que s'il avait eu connais-
sance de ma candidature, il aurait posé, lui, la
sienne, dérivant vers soi des voix qui m'eussent
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empêché d'obtenir un poste qu'il ne m'appar-


tenait pas d'occuper.
Comme je ne suis pas rancunier, sitôt nommé
au poste que devait honorer le candidat officiel,
je négociai avec le Prince Dédéyan pour qu'à
la première occasion, celui que j'avais battu
vînt occuper la chaire dont il était seul digne.
Elle ne tarda guère.
Entre temps, j'avais été bien embarrassé par
le titre du cours qu'avait choisi de faire, trois
années durant, le seul candidat sérieux :
L'Orient philosophique. Titre ambigu. S'agit-il
des pensées de l'Orient ? Mais le candidat
officiel n'en savait pas un traître mot. Il fallait
donc supposer que ce couple hasardeux signi-
fiait quelque chose comme : les pays de l'Asie;
tels qu'on les voyait au siècle des Lumières.
Mais alors quel pays choisir ? Les Turcs, les
Japonais, les Chinois avaient joué leur rôle
(et parfois quel rôle !) en ce temps-là. Parce
que, d'une part, je savais un peu de chinois,
et que, de l'autre, j'avais entrevu l'extrême
importance qu'avait eue la route de la soie
pour transmettre, outre des marchandises, les
notions, les idées qui fatalement suivent le
même chemin, je décidai de traiter de l'Europe
chinoise et ce, bien avant le XVIII siècle : à
partir, pourquoi pas ? de l'Empire romain.
Quel meilleur moyen de faire d'une pierre
deux coups contre le comparatisme gallo- ou,
au mieux, européocentriste qui prévalait alors
un peu partout, sinon partout en France.
Or, grâce au grenier où j'avais passé autant
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de temps qu'il m'était loisible dès que je sus


lire, écrire, c'est-à-dire trois ans et demi, j'avais
sans le savoir découvert le comparatisme ;
m'en étais à mon insu imprégné. Par quel
hasard cette immense surface, au quatrième
étage d'un immeuble aujourd'hui disparu, abri-
tait-elle tant de collections de journaux, de
périodiques ? Sans doute parce que le rez-de-
chaussée était le siège de Mayenne-Journal et
que M. Bridoux les avait reçues, ou en avait
hérité. Un beau livre rouge, déchiré, certes,
mais relié avec de l'or un peu partout, que
jadis on avait décerné comme prix à quelque
Guadeloupéen, attira mon attention, et la retint
d'autant plus facilement qu'il était abondam-
ment illustré : et voilà pourquoi le Don Qui-
chotte de Cervantès m'occupa longuement.
Malgré les hasards d'une vie passablement
errante, les expurgations, les pillages et les
pertes que subirent mes diverses bibliothèques,
ce premier témoin de mon indiscrète curiosité
orne encore l'un des rayons de la vieille étable
où j'ai fini par engranger une bonne part de
nos livres. Je ne le vois jamais sans que
renaisse en moi le souvenir émerveillé du
vieux grenier où je naquis à la littérature, et
plus précisément à la littérature comparée.
Ap rès le Quichotte, je rencontrai là-haut un
autre personnage espagnol, notre Gil Blas de
Santillane. Certes je ne lisais ces histoires de
moulin à vent que dans ma langue maternelle ;
mais que font d'autre, maintenant, quand ils
entrent en faculté, la plupart des étudiants de
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littérature comparée ? Rarissimes, selon Jean-


nine Kohn-Etiemble, qui enseigne cette disci-
pline, rarissimes désormais les étudiants capa-
bles de lire couramment, en quelque langue
étrangère que ce soit, un ouvrage inscrit à son
programme. Dès 1913 ou 1914, j'étais donc
un apprenti comparatiste selon les normes
de 1987... Mais je me trompe. En fait, quand
je lisais « là-haut » et que ma mère m'appelait
pour dîner, d'un mystérieux mais impérieux :
« Qu'est-ce que tu bouines ? » (ce qui n'est
pas : « qu'est-ce que tu fouines ? »), c'étaient
les mots étrangers qui retenaient mon atten-
tion, obtenaient ma révérence. De quelle atten-
tion je suivais René Caillié à travers une
Afrique dont les impérialismes européens
n'avaient pas encore massacré les habitants et
leurs cultures. Avec lui, je parvins jusqu'à
Tombouctou. C'est chez lui que je découvris,
un jour qu'il s'était aventuré dans un cours
d'eau qui lui arrivait aux aisselles, le credo de
l'Islam. Effrayés de son imprudence et du dan-
ger qu'il courait, les « nègres » qui l'accom-
pagnaient se mirent à dire tous ensemble :
La allah il-allah, Mohammed rasoul oullahi,
selon la transcription que j'ai vérifiée dans la
récente réimpression du fameux Voyage à
Tombouctou 1 Bien entendu, je ne savais pas
ce que signifiait cette formule que Caillié
n'avait pas traduite. Mais j'étais sensible aux

1. René Caillié, Voyage à Tombouctou, 2 vol., LD/La


Découverte, 1985.
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redondances phonétiques et le voyageur par-


lait assez souvent du péril qu'il courait en
terre d'Islam, des m e n s o n g e s auxquels devait
recourir son guide, p o u r supposer q u e c'était
de l'arabe ; de l'arabe, là, devant moi, dans
m o n grenier, où la m è r e d u vinaigre faisait
son travail dans une énorme bouteille bien
p l u s h a u t e q u e m o i ! G r â c e à C a i l l i é , q u i cette,
fois s'explique, je c o m p r i s ce q u e c'était q u ' u n
« cafre » (qu'il écrit kaffre, q u ' o n dit également
k a f i r ) , savoir u n infidèle, u n idolâtre. L e plus
piquant est sans doute que je d e m e u r a i per-
suadé jusqu'en 1 9 8 5 q u e , si j e d é c l a r a i s m o n
« amour » à une fillette e n g r i b o u i l l a n t à la
craie, s u r t o u s les m u r s autour de notre mai-
son, inti m e s i a n a h dharifah, c'est pour avoir
chez lui repéré l'expression. Il se peut que,
pressé par le temps, je l'aie parcouru trop
vite e n 1 9 8 5 1 : je n ' y ai p a s r e t r o u v é ces m o t s
p o u r m o i b i e n p l u s p r é c i e u x q u e L a a l l a h il-
allah, M o h a m m e d rasoul oullahi. Mais tant
d'autres périodiques encombraient le grenier
où je rencontrais Stanley rencontrant Living-
stone en 1871 que c'est l ' u n d ' e n t r e e u x sans
d o u t e q u i m'offrit le m o y e n d ' e x p r i m e r secrè-
tement un sentiment puéril que jamais je
n'eusse griffonné en français. Le m ê m e grenier
m'offrit mes deux premiers mots de russe :
t o u t ce q u i s u r v i t e n m o i d e p u i s la g u e r r e d e
14-18 d ' u n r o m a n intitulé P i e r r e Bartay, pri-

1. Je l'ai relu en 1987. Inti mesianah dharifah n'y figure


pas ; à moins que ma cataracte ne m'ait joué un tour
d'escamotage.
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s o n n i e r d e g u e r r e : l ' a n e c d o t e et le n o m m ê m e
de l'auteur ont disparu de m a m é m o i r e : mais
j ' o u b l i a i si p e u l e d o u c h a b o l i t ( l e c œ u r s o u f -
fre) de m o n P i e r r e B a r t a y qu'arrivé à Paris
comme élève d'hypokhâgne à une époque
(1927) où maint chauffeur de taxi était u n
émigré russe, d o n t je sus bientôt reconnaître
l'accent, qu'il m'advint, tout membre que je
fusse de l'Action universitaire républicaine et
socialiste (siglée e n L A U R S ) , de h a s a r d e r à
l ' o c c a s i o n u n d o u c h a b o l i t s a n s d o u t e si m a l
accentué q u e jamais je n'obtins de réponse à
cette compatissante question ; compatissante,
p a r c e q u e le socialisme, tel q u ' a l o r s je le vivais,
faisait b o n ménage avec u n bouddhisme dont
e n f o u i l l a n t les boîtes o u d e v a n t u r e s des bou-
q u i n i s t e s j'avais d é c o u v e r t l'essentiel : u n e reli-
g i o n a t h é e , ce q u i d o n n a i t à p e n s e r a u M a i n i a u
que j'étais par droit de naissance et catholi-
cisme imposé.
L'Afrique noire q u e m ' a v a i t offerte Caillié
jouait en moi a v e c les w i g w a m s , les s q u a w s ,
les tomahawks dont regorgeaient les pério-
d i q u e s de m o n g r e n i e r , t o u s é g a l e m e n t sou-
c i e u x d e d é n o n c e r l a c r u a u t é d e ces s a u v a g e s
p e r p é t u e l l e m e n t engagés sur « le sentier de la
g u e r r e » q u a n d ils n e t o r t u r a i e n t p a s l e s p a u -
vres « blancs » q u i n e v e n a i e n t q u e p o u r les
civiliser : les dépouiller de leurs terres, de
leurs langues, de leurs vies. Soyons franc :
bien plus que l'idéologie et les cruautés des
civilisateurs, ce q u i m ' e x c i t a i t l ' e s p r i t d a n s ces
histoires de Sioux, d'Iroquois, de Hurons, de
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Mohawks ou d'Algonquins, c'étaient les mots


de leurs langues que fervemment j'enregistrais.
Vu l'exiguïté de notre logement : une
minuscule cuisine, une chambre à deux lits,
une « salle à manger » qu'on n'ouvrait que
dans les circonstances exceptionnelles — invi-
tation à déjeuner pour mon tuteur, accueil
de mon oncle lavallois, prestigieux employé
de préfecture, par exemple — c'est au grenier
que je me réfugiais le plus souvent pour me
plonger dans ce qu'en français de qualité on
nommerait mon livre de chevet (pour qu'il le
devînt, il fallait que je fusse alité ; de fait,
cela m'arrivait souvent, couvert de cataplasmes
à la farine de moutarde ou de ventouses, à
l'occasion scarifiées) : le Petit Larousse illus-
tré. Les alphabets étrangers, qu'on y consignait
alors, me plongeaient dans une joie à la fois
intense et inquiète. Si, dans l'alphabet russe,
je parvenais à reconnaître quatorze des capi-
tales, je ne comprenais pas pourquoi le B devait
se prononcer vé, pourquoi le H devenait un
enne, le P, un erre, et le C un esse ; et à qui
m'adresser ? En dépit de ses fioritures, l'alpha-
bet allemand, alors noté en gothique, ne m'était
pas impénétrable ; mais allez comprendre
pourquoi ce B gothique, ainsi reconnaissable
en capitales d'imprimerie, devenait en minus-
cules (je disais même, intérieurement, en « bas
de casse » car je fréquentais assidûment l'ate-
lier de Mayenne-Journal, dont les protes
m'avaient enseigné à composer lettre à lettre
mon nom, mon adresse et même davantage)
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devenait alors, dis-je, une espèce de l manus-


crit : l mais avec une petite queue : b . Etc.
L'alphabet grec lui aussi me proposait quel-
ques merveilles stupéfiantes : ce ∆ qui se
muait en D dans la graphie du grec moderne.
Et le H qui en russe me devenait un enne,
s'écrivait à la main comme notre n mais se
prononçait éta. Rien à voir avec le russe ?
Mais si ! puisque le P du russe et celui du
grec imprimé équivalaient à notre R. Trou-
blante, elle aussi, cette coïncidence de Γ en
capitales russes et en grec imprimé pour noter
notre son -gue. Concordances et divergences
qu'aucun employé de Mayenne-Journal n'était
capable d'élucider pour moi ; même un Mon-
sieur Bridoux séchait là-dessus... Cet impri-
meur n'avait jamais ouï parler d'un alphabet
cyrillique !
En 19] 7, j'avais alors huit ans, quand on ne
spécula plus que sur l'arrivée des soldats et
officiers américains, ma mère me fit donner
des leçons d'anglais, afin que je lui pusse servir
d'interprète : la fine mouche avait compris
que les douzaines de chemises de jour et de
nuit, que les douzaines de culottes qu'elle se
fabriquait en morte saison, triste consolation
à son veuvage prématuré, pourraient séduire
les officiers américains qui, ainsi pourvu de
nippes ornées de dentelles authentiques du
Puy, ou de Valenciennes, obtiendraient les
faveurs de certaines veuves de guerre, de toutes
les filles faciles. On m'administra donc Tom
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in England, dont il ne me reste que deux sou-


venirs : un chapitre intitulé Always make a
list (Faites toujours une liste), à la fin duquel
l'auteur minutieux de la liste complète des
courses à ne pas oublier oubliait, bien entendu,
sa liste quand il ou elle quittait sa chambre
ou sa maison ; de ces détails, aucun souvenir.
Le second souvenir qui demeure en moi, l'une
des hontes de ma vie, c'est qu'après avoir orné
la devanture d'une belle bande de drap blanc
sur laquelle j'avais inscrit en très gros carac-
tères : LACES EMBROIDERIES (dentelles et
broderies), je fus incapable de répondre
un traître mot à ces officiers, à ces soldats qui
m'administraient à la fois la preuve que les
accents et le vocabulaire des Américains ne
sont pas les mêmes que ceux du « british
English », celui que j'étais censé baragouiner
et que du reste mon « professeur » inepte pro-
nonçait à la française : tome ine anglande,
tous les polysyllabes étant accentués à la fran-
çaise : sur l'ultime syllabe. Par chance, ma
mère savait son métier de vendeuse et je décou-
vris que les gestes, parfois, sont plus explicites
qu'une langue mal sue et surtout fort mal
prononcée. D'où, je présume, le silence des
chauffeurs russes à qui je demandais, à la fran-
çaise, douchá bolít...
En dépit de ces déboires dont elle avait été
le témoin privilégié, lorsqu'une bourse d'inter-
nat, obtenue au concours départemental, me
permit d'accéder au lycée de Laval, ma mère
fit savoir au proviseur que je savais l'anglais
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et que par conséquent il serait préférable de


m'inscrire en allemand. J'entends encore le
proviseur : « Il en sera, Madame, selon votre
désir. » Je fus donc enfin capable de com-
prendre l'allemand gothique, capitales et bas
de casse, contraint d'apprendre chaque tri-
mestre des dizaines de pages par cœur,
prose et poésie en parts à peu près égales,
ce qui, somme toute, n'est pas une mau-
vaise méthode. Nous savions par cœur tous
les verbes irréguliers, et gare à qui ne
pouvait répondre à l'improviste, quand le
« Canasson » — comme nous l'appelions —
proférait « hauen » : hieb, hiebe, gehauen !
Nous étions peu nombreux à nous hasarder
dans la langue des « Boches » ; il était donc
facile d'être dans les premiers, ou le premier.
Mais le « Canasson » ne pouvait tolérer ceux
des élèves de quatrième qui décidaient de se
mettre au grec. Ce que je fis quand même : de
premier, je devins le second. Conscient de
l'injustice, je criai « merde ! » et fus immédia-
tement conduit chez le proviseur. On convoqua
ma mère. Prix d'excellence en sixième, en
cinquième, et assuré de l'obtenir en quatrième,
que faire ? « Mais mon fils sait l'anglais, Mon-
sieur le Proviseur. On l'inscrira l'an prochain
comme élève d'anglais en troisième. Il prendra
quelques leçons particulières d'allemand avec
l'autre professeur qui enseigne cette langue au
lycée. »
Voilà donc à quelle situation malaisée
m'avaient condamné ma prétendue connais-
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sance de l'anglais et ma curiosité d'enfant à


l'égard de l'alphabet gothique.
Dans ce fabuleux grenier de mon enfance,
je me délectais aussi des pages roses du Petit
Larousse illustré. L'exemplaire a disparu
qu'alors je décortiquai, ou décortiquais (l'un
et l'autre en l'espèce convient). Comme ensuite
je persévérai à m'y plonger, je ne suis pas
certain que certains mots dont j'ai souvenance
aient été enregistrés dès cette première lecture.
Il me semble pourtant que God save the king,
To be or not to be, anch'io sono pittore, chi
va piano va sano, chi lo sa ? y remontent. Mais
chi lo sa ? Je découvrais ainsi le Corrège
devant la Sainte Cécile de Raphaël. Ad augusta
per angusta me donnait à rêver : à penser mon
avenir. La paronomase, dont j'ignorais le nom,
cela va de soi, je la percevais agréable ; et
digne d'un homme vrai le précepte moral.
Conscient de la médiocrité du milieu auquel
j'étais condamné (quel cauchemar le souvenir
de ces veillées chez mon tuteur, de 1914 à
1918 : tout ce que j'y appris, c'est, au moment
où l'on servait le café, de savoir pencher de
biais la petite cuiller, afin que la dose de
« goutte » fût aussi forte que possible), j'osai
me croire capable d'accéder aux choses Augus-
tes (mais alors pourquoi traiter d'Augustes les
clounes des cirques qui de temps à autre vien-
nent dresser à Mayenne leurs chapiteaux).
Que c'est compliqué, les langues ! Par exemple,
si ma carabine s'appelait EURÉKA, ce n'était
pas parce qu'un certain Archimède, étudiant
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dans son bain un problème que lui avait sou-


mis le roi Hiéron de Syracuse, observa que
ses membres, une fois plongés dans l'eau, lui
semblaient plus légers : d'où l'Euréka ; le :
j'ai trouvé du Principe que tout écolier appelle
en effet d'Archimède. Ce n'était pas non plus
parce que, désobéissant à Marcellus, victorieux
de Syracuse, mais désireux de sauver le
suprême savant, un soldat, irrité de n'obtenir
aucune réponse à sa question, tua celui qui
avait donné à ma carabine son nom. Cette
furia francese n'était point du tout française.
Romaine, bien plutôt. Quant aux expressions
latines, qui durant mes études ultérieures
devaient me devenir lieux communs, comme
alors, dans le grenier magique, elles me deve-
naient bien précieux. Asinus asinum fricat me
semblait une évidence, une fois traduit en
français.
Comme je ne me bornais point aux pages
roses, mais lisais le dictionnaire de A à Z, le
mot axolotl me parut mystérieux : à cause
peut-être du mode d'existence qui était celui
de ces bestioles, mais surtout, surtout, à cause
de la finale en -tl. En position médiane, atlas,
atlantique m'étaient familiers, me semblaient
donc aller de soi. Mais en finale ? A-t-on jamais
entendu ça ? Lorsqu'en 1937, puis de 1938 à
1939, je séjournai au Mexique j'habitai
TZalpam, découvrais les sommets du Popocate-
petl, de l'Ixtacihuatl et la normalité en langue
nahuatl d'un consonantisme que Pizarre, bar-
bare prétendument civilisé, entendit faire dis-
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paraître du continent qu'il ne venait que


piller, dépouiller de soi.
N'y a-t-il pas là, dans ces souvenirs de gre-
nier mayennais, l'ébauche d'un comparatiste ?
Je le crois, sans la moindre forfanterie. A
telles enseignes que, sitôt débarqué à Paris en
1927, je levai sur le Boul'Mich' une jeune
fille à peine plus âgée que moi, qui se prépa-
rait au métier de sage-femme, alors que j'avais
la prétention, moi, de me former au métier
d'homme sage. Toujours est-il que, découvrant
ma passion pour les langues étrangères, elle
eut le tact de m'offrir, dédicacé à son père
par l'auteur : J. Berjot, agrégé de l'Université,
un Aperçu comparatiste des cinq langues ger-
maniques (anglais, allemand, hollandais,
danois, suédois), daté 1903, et publié chez
Le Soudier. J'étais surpris qu'on éliminât le
norvégien et l'islandais ; c'est que je n'étais
qu'un apprenti et que le prodigieux spécialiste,
de toutes ces langues, Régis Boyer, ne nous
avait pas encore prodigué, outre ses Sagas islan-
daises \ l'ensemble monstrueux de son œuvre.
Si je reconnais et connaissais I have loved et
Ich habe geliebt, ik heb bemind, ieg har elsket,
jag har älskat m'étaient ces « dernières nou-
veautés » qu'à chaque saison ma mère annon-
çait à sa clientèle. J'ai aimé, soit. Eh bien, je
l'ai aimé, ce petit manuel qui, enrichissant le
goût que j'avais formé en moi au grenier, me
révélait des analogies entre : eight, acht, acht,

1. Gallimard, coll. « La Pléiade », 1987.


otte et ötte, pour notre huit ; eleven, elf, elf,
elleve, elf va, pour notre onze. Vers le même
temps, je découvris, au 17 de la rue Cujas, un
petit bouquin, une brochure serait plus juste :
Qu'est-ce que la langue basque ? par un Geor-
ges de Kelovrat dont le nom ne figure même
pas aux bibliographies de l'Encyclopaedia Uni-
versalis relatives à cette langue. Dans cette
deuxième édition, revue et augmentée, l'auteur
explique ce qui me fut une révélation : l'origi-
nalité de cette langue, la répartition géogra-
phique du peuple qui la parle de part et d'autre
des Pyrénées me permit de comprendre qu'elle
est le dernier vestige d'un peuplement de
l'Europe avant la ruée des invasions indo-
européennes. Les douze cas de la déclinaison
me semblaient la preuve d'une Intelligence
grammaticale exceptionnelle. Les deux cent
cinquante formes des verbes être et avoir au
présent de l'indicatif en labourdin, les deux
cent soixante repérées en guipuzcoan, les deux
cent soixante-quatorze du biscayen et les trois
cent vingt et une du souletin me charmaient,
m'intriguaient, me décourageaient. Et voilà
qu'on me suggérait que la syntaxe du basque
se peut rapprocher de celle des langues syn-
thétiques comme le hongrois, le finlandais, le
paléosibérien : le cher et grand Dumézil,
notamment, avec qui, dès ses premiers travaux,
je fis connaissance et me liai d'amitié. Mais
enfin, rien n'est sûr : sinon qu'il importe que
survive ce témoin précieux de notre diversité,
cet implicite plaidoyer contre tout impérialisme

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