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Islam : 15e siècle de T Hégire
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Religion, mais aussi règle de vie, culture et civilisation, l'Islam embrasse tous les
TRÉSORS domaines de l'activité humaine dans une vision unifiante. La quête du savoir, que
le Coran prescrit expressément à l'homme, est une des lignes de force de ce
DE L'ART
vaste projet, et la société islamique a fait, dès l'origine, une place centrale à l'édu¬
MONDIAL
cation. L'enseignement était le plus souvent dispensé dans les madrasas, à l'ori¬
gine écoles associées aux mosquées. Ci-dessus, la Mosquée d'al-Azhar, au Caire,
inaugurée par les Fatimides le 7 Ramadan 361 (22 juin 972 ap. J.-C.) et qui fut le
Egypte noyau de l'université du même nom. L'une des plus prestigieuses du monde isla¬
mique, elle contribua pendant des siècles au rayonnement de l'Islam et décerne
des milliers de diplômes chaque année dans des disciplines aussi diverses que la
théologie, la langue arabe, la médecine, les sciences et l'architecture.
pages
Courrier de
l'unesco
A l'aube du 15e siècle de l'Hégire
LE MESSAGE DE L'ISLAM
Une fenêtre ouverte sur le monde
par Amadou-Mahtar M'Bow
8 LE CORAN
Français Italien Turc Macédonien
Hindi Ourdou Serbo-Croat 9 LA SUNNA
Anglais
Espagnol Tamoul Catalan Slovène
12 LE MONDE DE L'ISLAM
Russe Persan Malais Chinois
Images et textes
Allemand Hébreu Coréen
14 UNE MISSION UNIVERSELLE
Arabe Néerlandais Kiswahili
par Habib Chatty
Japonais Portugais Croato-Serbe
23 IBN BATTUTA
Une édition trimestrielle en braille est publiée Le tour du monde en trente ans
en français, en anglais et en espagnol.
28 RITES ET FÊTES EN UNION SOVIÉTIQUE
Mensuel publié par l'UNESCO par Ziyauddin Babakhan
Organisation des Nations Unies
pour l'Éducation,
30 INDONÉSIE : L'ÉLAN RÉFORMATEUR
la Science et la Culture par Siti Baroroh Baried
Ventes et distributions :
32 L'INFLUENCE EN AFRIQUE NOIRE
Unesco, place de Fontenoy, 75700 Paris
par Sulayman S. Nyang
Belgique : Jean de Lannoy,
202, avenue du Roi, Bruxelles 6
34 L'ÉTHIQUE DU SAVANT ET DU SAVOIR
ABONNEMENT 1 an : 44 francs français ; deux
ans : 75 francs français. Paiement par chèque ban¬
par Mohammed Allai Sinaceur
caire, mandat, ou CCP 3 volets 12598-48, à l'ordre
de : Librairie de l'Unesco. Retourner à Unesco, 43 L'HÉGIRE
PUB/C, 7, place de Fontenoy - 75700 Paris. par Hakim Mohammed Said
Reliure pour une année : 32 francs.
Les articles et photos non copyright peuvent être reproduits à 44 L'ÂGE D'OR SCIENTIFIQUE DE L'ISLAM
condition d'être accompagnés du nom de l'auteur et de la men¬
tion « Reproduits du Courrier de l'Unesco », en précisant la par Abdul-Razzak Kaddoura
date du numéro. Trois justificatifs devront être envoyés à la
direction du Courrier. Les photos non copyright seront fournies 50 UMMATAL-ILM
aux publications qui en feront la demande. Les manuscrits non
sollicités par la Rédaction ne sont renvoyés que s'ils sont accom¬ Pour une renaissance de la science dans le monde islamique
pagnés d'un coupon-réponse international Les articles parais¬
par Abdus Salam
sant dans le Courrier de l'Unesco expriment l'opinion de leurs
auteurs et non pas nécessairement celle de l'Unesco ou de la
Rédaction. Les titres des articles et les légendes des photos sont 56 LA DYNAMIQUE DE LA PENSÉE MUSULMANE
de la rédaction.
par Abdel Majid Meziane
Bureau de la Rédaction :
Le message de l'Islam
QUATORZE siècles sont passés depuis frappée, c'est chaque personne en son sein l'accueil fraternel que leurs réservaient alors
le jour où le Prophète Muhammad, qui est touchée ou 'meurtrie. En revanche, les Partisans, les recevant au sein de leurs
qui avait pendant dix ans appelé les lorsque ses membres sont empêchés de familles et partageant avec eux leurs foyers
habitants de la Mecque à suivre la voie de vivre pleinement leur vie en participant libre¬ et leurs biens. Et ils se prennent à rêver, à
Dieu, se voyait brusquement contraint à ment à celle de la Cité, la vie ne peut que l'heure actuelle, d'un même élan de solida¬
l'exil. s'appauvrir et la Cité cesse d'être elle-même. rité entre les peuples, par où chacun d'eux
éprouverait les besoins des autres comme
Il s'y était fait un groupe de fidèles, mais Les droits de chaque homme se fondent
les siens propres et tous ceux qui connais¬
aussi des ennemis tenaces qui, après alors sur l'égalité absolue de tous les indivi¬
sent l'abondance tendraient la main de l'ami¬
avoir tour à tour tenté de le séduire et de dus devant Dieu. « Vous êtes tous égaux
tié à ceux que frappent la guerre, la misère,
l'effrayer, projetaient de l'assassiner. C'est comme les dents du peigne » a dit le Pro¬
l'ignorance ou la maladie.
alors qu'il décidait l'exode de sa commu¬ phète. Et cette égalité fondamentale, que
nauté. Puis un soir, accompagné du fidèle n'altèrent ni les privilèges de la naissance ni Les musulmans évoquent encore le Pro¬
Abu Bakr, il quittait la ville en secret. Après les aléas de la fortune implique une res¬ phète exposant à ses compagnons le plan
une longue et périlleuse traversée du désert, ponsabilité juridique et morale égale pour d'une bataille imminente. L'un deux, lui
il parvenait enfin à Yathrib, où ses compa¬ tous. Chacun répond dès lors devant Dieu et
ayant demandé si ce plan participait de la
gnons l'avaient précédé et dont les habitants devant les hommes de son propre compor¬ Révélation ou émanait de son propre enten¬
le recevaient à bras ouverts. tement comme de la conduite des affaires de
dement, le Prophète répondit que le plan
la communauté.
De cette modeste agglomération, le Pro¬ était le fruit de sa réflexion personnelle.
phète fit la Cité par excellence, Médine, qui Ainsi l'Islam apportait-il à des univers his¬ Alors son compagnon exposa ses vues sur
allait devenir la deuxième ville sainte de toriques jusqu'alors séparés, à des régions ce plan et finit par convaincre le Prophète de
l'Islam ; de cette petite oasis, il fit le point de géographiques diverses, à des aires linguisti¬ le changer. Et chacun se prend à rêver, à
départ d'une civilisation nouvelle. ques et culturelles différentes, le souffle uni¬ l'heure actuelle, d'un même climat de cha¬
ficateur d'une espérance commune qui sus¬ leureuse fraternité, qui conduirait le plus
Ainsi l'Hégire épopée de l'exode citait entre eux de multiples rapproche¬ humble des hommes à s'exprimer sans
contient-elle en puissance plusieurs des rai¬ ments, un continuel mouvement d'échanges crainte devant le plus respecté d'entre eux,
sons pour lesquelles le message transmis par fécondants et d'enrichissements récipro¬ dans un climat de tolérance mutuelle qui est
Muhammad devait, après lui, s'identifier aux ques. la condition même de la démocratie pour
espoirs de tant de peuples, en donnant à tous.
Dans le même temps, l'Islam s'ouvrait aux
leur vie une nouvelle dimension spirituelle,
savoirs venus de tous les horizons culturels
éthique, politique et sociale. Les musulmans évoquent aussi le Calife
qu'il croisait au fur et à mesure de son essor.
Omar, chef spirituel et temporel d'un Etat
La première de ses significations est celle Le Prophète ayant recommandé aux
islamique devenu immense, qui, gagné par
de l'universalité. C'est en s'adressant à tout Croyants de chercher la science « du ber¬
la fatigue, se couchait à l'ombre d'un pal¬
l'homme et à tous les hommes que le Pro¬ ceau au tombeau » et d'aller, pour cela, mier et l'un de ses sujets qui le voyait,
phète et ses compagnons allaient bâtir une « jusqu'en Chine s'il le fallait », l'Islam
s'arrêtait et prononçait à son égard ces paro¬
société nouvelle ; que les premiers Califes déployait dès lors, à partir d'une visée uni¬
les d'indicible affection : « Tu t'es acquitté
allaient porter l'Islam au-delà des frontières que, sa capacité d'intégrer le capital intellec¬ de tes tâches publiques, Omar, tu as servi la
de la Péninsule arabique ; et que leurs suc¬ tuel des peuples partageant une même foi, justice, et le c rasséréné tu t'es
cesseurs, à leur tour, allaient le faire rayon¬ en même temps que les principaux acquis de endormi ». Et qui ne se prend à rêver, à
ner sur un immense espace où se rejoi¬ la connaissance dans le reste du monde.
l'heure actuelle, d'un même sens de l'éga¬
gnaient l'Asie, l'Afrique et l'Europe.
C'est ainsi que les enseignements de lité, qui ferait du gouvernant un homme
Le message transmis par le Prophète l'Islam ont gardé une actualité constamment parmi les hommes, voué au bien de ses sem¬
apportait en effet aux populations qui le renouvelée et que l'épopée de l'Hégire, blables au point que chacun d'entre eux se
recevaient un élargissement radical de tous au cours de laquelle ces enseignements ont sentirait, à son tour, un peu responsable de
lui ?
les horizons de l'esprit en illuminant leur pris corps, a continué d'inspirer les esprits et
existence d'une foi transcendant les contin¬ les cRurs. Aujourd'hui les musulmans en
Ces valeurs de liberté, de responsabilité et
gences du vécu, en donnant au politique les rappellent les multiples épisodes, comme
de solidarité éclairées et sublimées par la foi,
fondements de l'éthique, en assurant à cha¬ s'ils concernaient des êtres récemment dis¬
sont aussi essentielles à l'homme contempo¬
que individu la plénitude de ses droits au parus, dont le souvenir leur reste infiniment
rain qu'elles l'étaient aux contemporains du
sein de la communauté. proche, dont les gestes et les paroles les
Prophète. Aujourd'hui, comme hier et
La liberté de la communauté musulmane touchent encore au plus profond d'eux-
demain, elles lui offrent un idéal de vie où
est en effet tissée de toutes les libertés indi¬ mêmes et dont l'exemple continue d'inspirer
ses actions quotidiennes les plus humbles
leurs pensées et leurs actes.
viduelles, qui ne s'épanouissent que dans la sont irriguées par ses plus hautes aspirations
mesure où s'épanouit la communauté tout Ils évoquent avec émotion l'entrée des spirituelles.
entière. Lorsque celle-ci est menacée ou compagnons du Prophète à Médine et Amadou-Mahtar M'Bow
La vie du
duire l'image des êtres animés, et tout particulièrement Il y avait dans son visage tant de dou¬ l'empire byzantin.
de l'homme. A partir de l'époque des Abbassides, cette ceur, qu'une fois en sa présence, on ne La Mecque, où transitaient les caravanes
règle s'assouplira, ce qui permettra l'essor de la minia¬ pouvait pas le quitter ; si l'on avait faim, chargées de marchandises très précieuses
ture, notamment en Iran et en Turquie. Elle continue on était rassasié en le regardant, et l'on (soieries de la Chine, épices de l'Inde, par¬
toutefois d'être scrupuleusement respectée, dans le ne songeait plus à la nourriture. Tout fums du Yémen) que l'on acheminait vers
monde musulman, en ce qui concerne te Prophète et homme affligé oubliait son chagrin Byzance et les marchés d'Europe, était une
certains personnages parmi les plus vénérés de l'Islam. quand il était en sa présence, charmé par cité-Etat bien organisée, gouvernée par un
la douceur de son visage et de sa parole. conseil oligarchique de dix membres dont
On demandait à Ali des détails sur Quiconque l'avait vu convenait n'avoir les sièges étaient héréditaires. Plusieurs
l'apparence extérieure du Prophète. Ali jamais trouvé, ni avant, ni après lui, un « ministères », responsables de la justice, de
dit : il était de taille moyenne, ni très homme ayant la parole aussi charmante. la défense, du culte, des relations extérieu¬
Son nez était droit, ses dents écartées.
grand, ni très petit. Son teint était d'un res, des consultations civiques et autres
blanc rosé ; ses yeux étaient noirs ; ses Tantôt il laissait tomber les cheveux de
affaires municipales, se distribuaient entre
cheveux, épais, brillants et beaux. Sa sa tête naturellement, tantôt il les portait
les grandes familles de la tribu de Qoreich, à
barbe, qui entourait tout son visage, noués ensemble en deux ou quatre bou¬
laquelle appartenait Muhammad.
était bien fournie. Les cheveux de sa tête cles. A soixante-trois ans, l'âge n'avait
encore fait blanchir qu'une quinzaine de Les gens de la Mecque avaient une grande
étaient longs et lui allaient jusqu'aux
cheveux...
réputation d'honnêteté et de générosité : en
épaules ; ils étaient noirs [...]. Sa démar
temps de famine, ils nourrissaient les pau-
vres, leurs chevaliers protégeaient les étran¬ ché, l'affranchit sur le champ, et, l'emme¬ et son jeune cousin Ali, qu'il élevait comme
gers contre toute injustice. Ils croyaient en nant devant la Ka'ba, déclara qu'il avait un fils. Les autres restèrent sceptiques,
un dieu unique, mais, comme la plupart des décidé d'adopter son ancien esclave. sinon franchement hostiles.
de la Mecque étaient connus pour leur élo¬ Vers cette époque, pour fuir la vie mon¬ de Dieu, et la résurrection après la mort,
quence et pour leur amour de la poésie. Des daine qui l'entourait, il commença à faire des dans l'au-delà.
poètes de toute la péninsule venaient chez retraites pour passer de longues journées en
Cette idée d'un Dieu omniscient et omni¬
eux faire étalage de leur talent et gagner les méditation. Son lieu de recueillement pré¬
présent, à qui chacun devra un jour rendre
louanges des connaisseurs. féré était la grotte de Hira. Cinq ans de suite,
des comptes contredisait les conceptions
il vécut ainsi en reclus pendant tout le mois
idolâtres des Mecquois. Ceux-ci s'amusè¬
C'est dans ce cadre que prit sa source le de ramadan, qui tombait alors en hiver, pour
rent d'abord de l'enseignement de Muham¬
message de l'Islam. Au moment de sa pre¬ se livrer à la méditation.
mad ; mais bientôt, ils le couvrirent de sar¬
mière révélation, Muhammad avait quarante
C'est au cours de sa cinquième retraite casmes et une véritable persécution s'abattit
ans. Né à la Mecque d'une famille de mar¬
annuelle qu'il eut sa première vision de sur le petit groupe des convertis.
chands, il avait été caravanier, à l'instar de
l'archange Gabriel. Bouleversé, Muhammad
son père et de son grand-père. Puis il avait Harcelé par les impies, le Prophète con¬
rentra précipitamment chez lui et se confia à
épousé la veuve d'un négociant, Khadijah, seilla à ses fidèles de chercher asile en Abys¬
sa femme. Dans son émotion, il doutait de
dont il servit les intérêts en voyageant en sinie. Le roi de ce pays, qui était chrétien,
l'apparition : cet ange n'était peut-être que
Syrie, au Yémen, en Arabie orientale (Bah¬
le diable déguisé... Khadijah fit tout pour le leur accorda sa protection, et quand les
rein, Oman) et peut-être même jusqu'en en païens vinrent lui demander de leur livrer les
réconforter. Elle avait un cousin, Waraqa
Abyssinie, pays qui entretenait des rapports réfugiés, il repoussa leur requête. La déléga¬
Ibn Nofal, chez qui ils se rendirent tous deux
commerciaux très actifs avec la Mecque pré¬ tion mecquoise repartit frustrée et, en con¬
dès le lendemain, en consultation. Ce vieil¬
islamique. Jeune encore, il s'était distingué séquence, la persécution des musulmans
lard aveugle, converti au christianisme, était
par des qualités exceptionnelles ; sa probité restés à la Mecque s'aggrava. Les Mecquois
homme de savoir et de religion.
surtout paraissait remarquable : elle lui avait décidèrent alors de boycotter le clan du Pro¬
valu le surnom d'AI Amin (« digne de con¬ Muhammad conta ce qui lui était arrivé et phète. Toutes transactions commerciales
fiance »). aussitôt Waraqa s'écria : « Si ton récit est furent interdites, y compris la vente des
On rapporte qu'il avait acheté un jeune véridique, ce message est semblable au aliments ; plusieurs musulmans périrent en
nomos (la loi, la torah) dicté à Moïse. Si ce temps-là. Cette mise à l'écart dura trois
esclave, Zaïd Ibn Haritha, qu'il traitait avec
une grande bonté. Le jeune Zaïd avait été Dieu me prête vie, je te défendrai quand ans, et quand elle prit fin d'autres difficultés
capturé lors d'une guerre. Son père, notable viendra l'heure de ta persécution. » s'annonçaient. Le chef du clan, son oncle
d'une grande tribu, vint à la Mecque, après « Quoi ? Répliqua Muhammad, serai-je Abu Talib, avait toujours protégé Muham¬
de longues années de recherches, et pria persécuté pour avoir évoqué Dieu et ses mad ; il mourut, laissant la place à un autre
bienfaits ?» « Oui, répondit Waraqa, nul oncle, Abu Lahab, qui fit du Prophète un
Muhammad de le lui rendre en échange
d'une rançon. Le futur Prophète répondit Prophète n'a échappé à la persécution d'une hors la loi que chacun pouvait tuer impuné¬
qu'il était disposé à libérer sans contrepartie partie de son peuple... ». ment. Forcé de quitter la Mecque, Muham¬
le jeune esclave, à condition que celui-ci Le récit de la vision de Muhammad se mad crut pouvoir se réfugier, non loin de là,
accepte, de son propre gré, de suivre son répandit dans la ville. Les premiers à procla¬ à Taïf ; mais les gens de Taïf se montrèrent
père. Invité à choisir, Zaïd déclara aussitôt et mer leur foi en son message furent Khadijah, encore plus hostiles que ceux de la Mecque,
sans hésiter qu'il préférait rester auprès de le fidèle affranchi Zaïd, et deux autres pro¬ et le Prophète rentra bientôt dans sa ville
Muhammad. Celui-ci, profondément tou ches du Prophète, son camarade Abu Bakr natale où il se plaça sous la protection d'un ;
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Le Coran
/4ü no/7? cte Dteu te Miséricordieux Le texte sacré ne suivant pas Tordre chronologique, pierre tendre, etc). Cette notation des textes était sou¬
plein de miséricorde. Louange à Dieu le les messages dictés au Prophète à la Mecque - avant vent fragmentaire et marquée de divergences.
Seigneur des mondes, le Miséricordieux l'Hégire donc- alternent avec ceux reçus ensuite à
Le Coran était aussi conservé grâce aux «hafiz»,
plein de miséricorde, le maître du jour du Médine.
fidèles qui l'avaient appris par c auprès du Pro¬
jugement. C'est toi que nous adorons,
phète. Après sa disparition, un grand nombre de ceux-ci
c'est toi que nous implorons. Conduis- Les premiers, ou sourates mecquoises (près du tiers
périrent lors des guerres d'apostasie (qui survinrent
nous vers le droit chemin, le chemin de du Coran), révélés à l'intention d'une communauté hos¬
quand certains musulmans, à la mort du Prophète, reje¬
ceux que tu combles de bienfaits, non de tile et païenne, constituent une sorte de code éthique
tèrent l'Islam et refusèrent de payer l'aumône obliga¬
ceux qui t'irritent ni de ceux qui t'éga- et inculquent la charité, la persévérance, la purification.
toire, la « zakat »). Aussi le premier calife, Abou Bakr,
rent. Ils ont aussi un caractère eschatologique très prononcé,
sur le conseil de Omar, qui devait lui succéder,
Coran, I, 1-7, L'entrée. rappelant surtout aux croyants le Jugement Dernier qui
ordonna-t-il, pour sauvegarder le Coran et en achever la
les attend.
vérification par l'intermédiaire des «hafiz» encore
Le Coran (en arabe le Quran : « la lecture » par
Les seconds, ou sourates médinoises (près des deux- vivants, de rassembler les divers fragments en un cor¬
excellence) est le livre saint des musulmans. Il se com¬
tiers du livre), sont ponctués de dispositions juridiques pus unique. On rapporte qu'Omar lui-même écrivit le
pose de Tensemble des révélations communiquées par texte sacré en un seul volume. Mais on doit en fait
nécessaires à la vie communautaire de la nouvelle
Dieu à Muhammad, au cours des vingt dernières
société islamique créée à Médine. l'édition officielle et complète du Coran au troisième
années environ de sa vie par l'intermédiaire de
calife, Othman qui régna de 23/644 à 36/656.
l'archange Gabriel. Ces messages révélés se succéderont, jusqu'à la mort
du Prophète en Tan 11 de l'Hégire (632 après J.-C). Le Coran ne consacre pas seulement une religion
Muhammad, considéré comme le dernier des prophè¬
mais une langue, l'arabe. Du temps de Muhammad,
tes et le messager chargé de la transmission de la
Les fragments du Coran ont été assemblés sous les une multitude de dialectes d'origine sémitique étaient
parole divine, connaît sa première visitation, vers l'âge
directives du Prophète lui-même. Après chaque révéla¬ parlés dans la péninsule arabique. La parole divine fut
de quarante ans, lors d'une retraite pieuse dans une
tion, il dictait à un de ses compagnons lettrés les paro¬ révélée dans l'idiome de la puissante tribu de Qoreich,
grotte, sur une montagne proche de la Mecque. Il a
décrit lui-même en ces termes la révélation :
les reçues de Gabriel tout en indiquant la place exacte destinant l'arabe à devenir une langue de civilisation
de ce nouvel élément dans Tensemble déjà constitué. A pour des centaines de millions de personnes. Premier
« Elle se fait de différentes façons : parfois Gabriel
une codification par ordre chronologique des révéla¬ livre arabe connu rédigé en prose et non en vers
prend la forme d'un homme, qui me parle comme parle
tions, Muhammad a préféré un classement pour (même si les versets sont souvent rimes), le Coran est
un homme, parfois comme un être particulier, doté
l'essentiel "thématique" (en dehors de très longs textes un texte « inspiré » d'une grande perfection formelle.
d'ailes, et je retiens tout ce qu'il me dit. D'autres fois,
où sont traités plusieurs problèmes, les chapitres sont
j'entends comme une cloche sonner dans mes oreilles Dans leurs prières, tous les Musulmans du monde
le plus souvent formés de révélations, d'époques diffé¬
- et c'est là, la plus dure des épreuves - et quand cet sont tenus de réciter de brefs versets dans la langue
rentes, traitant d'un même sujet), ce qui confère à
état d'extase s'en va, je me souviens parfaitement de originelle du Coran (traduit aujourd'hui dans presque
Tensemble un agencement logique.
tout, comme si c'était gravé dans ma mémoire ». toutes les langues).
Ce travail de transcription dura tout le long de la vie
Le texte du Coran se divise en 114 sourates (chapi¬
missionnaire du Prophète. Après sa mort, la commu¬
tres) elles-mêmes divisées en versets. De longueur iné¬
nauté n'eut aucun droit de modifier, par ajout ou sup¬
gale, les sourates ne suivent pas Tordre chronologique,
pression, la longue séquence des révélations corani¬
mais se présentent selon un ordre de grandeur décrois¬
ques.
sante. A une exception près, la première, longue de
sept versets seulement, et intitulée al-Fatiha C'est aux successeurs du Prophète qu'incomba la
(« L'entrée »). Considérée comme une somme de tout le tâche d'établir une version complète et définitive du
livre saint, elle est la seule partie du Coran à être obli¬ Coran en un seul et même livre. Les habitants de la
gatoirement récitée dans toutes les prières. péninsule arabique ne connaissant pas alors le papier,
Pour les musulmans, le Coran guide Thomme dans la les premiers musulmans de la Mecque, puis de Médine,
notèrent les révélations sur des matériaux plus ou Les citations du Coran reproduites
totalité de sa vie, temporelle aussi bien que spirituelle,
individuelle ou collective. Il s'adresse à tous les hom¬ moins frustes et précaires (morceaux de cuir, tablettes dans ce numéro viennent, sauf indica¬
mes sans distinction, dans tous les pays et pour tou¬ de bois, omoplates de chameaux, fibres de dattiers, tion contraire, de la traduction du Coran
jours, car, selon le livre saint, il n'y a pas d'autre révéla¬ pierre tendre, etc). Cette notation des textes était sou faite par Jean Grosjean (Le Coran, éd.
tion dans les temps à venir. vent fragmentaire et marquée de divergences. Philippe Lebaud, Paris, 1979).
8
ami non-musulman, puisqu'il était excom¬ En apprenant ce complot, Muhammad et Mais la sécurité était un tout autre pro¬
munié par son clan. son ami Abu Bakr décidèrent de quitter la blème. A l'arrivée du Prophète, Médine était
Mecque à la faveur de la nuit. Abu Bakr se en proie au chaos politique : tribus et clans
C'est alors que lui vint l'idée de prendre
mit d'accord avec un homme qui leur pro¬ déchirés par les luttes ne reconnaissaient ni
contact avec les étrangers qui venaient cha¬
cura deux chameaux et s'offrit à les guider chef, ni autorité étatique. Muhammad pro¬
que année en pèlerinage à la Ka'ba. Après
sur des pistes peu fréquentées. Après main¬ posa aux représentants de toute la popula¬
de vaines démarches auprès de contingents
tes aventures, ils arrivèrent sains et saufs à tion où se mêlaient païens, musulmans, juifs
de diverses tribus, quelques hommes origi¬
Médine, à la grande joie des musulmans qui et chrétiens, de fonder une véritable cité
naires de Yathrib (la future Medinat al-Nabi,
les attendaient. assez forte pour repousser tout assaillant. La
« la ville du Prophète », ou simplement
plupart des habitants se rallièrent à cette
Medina, la ville) se rallièrent à sa cause et Cet événement, l'Hégire, devait servir de
offre et choisirent Muhammad comme chef
commencèrent à prêcher chez eux. L'année point de départ au calendrier islamique, en
du nouvel Etat. Aussitôt, le Prophète éla¬
suivante, douze citoyens de Médine vinrent usage maintenant depuis quatorze siècles
bora une constitution écrite, la première du
à la Mecque déclarer publiquement leur con¬ (voir page 43). Avant l'Hégire, l'Islam n'avait
connu que persécutions ; après elle, à genre délimitant les devoirs et les droits du
version, et repartirent en compagnie d'un
Médine, vint une époque de relative sécurité chef et des sujets, et établissant des règles
missionnaire chargé de les instruire. Ce mis¬
et de progrès, qui permit l'établissement pour la défense, la justice, la pratique
sionnaire réussit si bien qu'au prochain pèle¬
d'un Etat islamique. sociale. Une caractéristique de cette consti¬
rinage il y eut à la Mecque des dizaines de
tution est sans nul doute la tolérance,
convertis de Médine : ils invitèrent Muham¬ Epris de doctrine pratique, Muhammad
puisqu'elle prévoit la liberté de conscience,
mad et tous les musulmans persécutés à chercha à donner aux musulmans des règles
ainsi que la liberté juridique : la loi musul¬
venir s'installer chez eux. Le Prophète de vie quotidienne vie spirituelle de la
mane ne devant pas s'appliquer, en matières
accepta, non sans demander d'abord à ses personne, et vie politique dans la commu¬
civiles ou pénales, aux non-musulmans.
fidèles de se répartir en petits groupes, de nauté.. C'est à Médine qu'il entreprit cette Fort de certaines alliances contractées
peur que les autorités de la Mecque, alarmés tâche.
avec des tribus avoisinantes, le Prophète
d'une émigration en masse, ne les poursui¬
Son premier problème fut celui des réfu¬ interdit aux caravanes mecquoises se ren¬
vissent. Ils partirent donc par petits groupes,
giés. Il demanda à chaque famille aisée de dant en Syrie, en Egypte ou en Irak de tra¬
secrètement.
Médine de fraterniser avec une famille de verser le territoire dominé par les musul¬
Bientôt, au fur et à mesure de ces réfugiés de la Mecque : elles travailleraient mans. Quand ils tentaient de forcer le pas¬
départs, les Mecquois craignirent que, si et vivraient ensemble pour ne former qu'un sage, les marchands de la Mecque étaient
Muhammad s'en allait aussi, ce fût pour seul groupe. Les musulmans de Médine arrêtés par des troupes musulmanes trois
revenir à la tête de ses hôtes en chef acceptèrent et la question fut bientôt réso¬ fois et même dix fois moins nombreuses que
d'armée. Ils décidèrent donc de l'assassiner. lue. les leurs. C'est ainsi que la célèbre victoire)
Second fondement du Dogme et de la Loi de Tlsiam En peu de temps, le corpus de la Tradition grossit consi¬
après le Coran, elle consiste essentiellement en com¬ dérablement. Certains fabriquaient des hadith pour
mentaires du Coran par le Prophète ou en règles de appuyer leur propre doctrine ou enseigner des doctrines
conduite prescrites à Tensemble de la communauté isla¬ hérétiques. D'autres, par piété et souci d'édification,
mique. allaient jusqu'à inventer des traditions.
Appelée aussi Hadith, ou Tradition du Prophète, la Il devint alors essentiel, vers le deuxième siècle de
Sunna fut la source d'une multitude de règles pratiques l'Hégire, de pouvoir faire état d'une chaîne complète
qui guidèrent les juges dans les premiers siècles de d'autorités remontant à la source pour valider le Hadith.
Tlsiam avant la codification de lois positives. Elle conti¬ Sa critique s'est alors transformée en une véritable
nue jusqu'à nos jours à être une importante source de science. Des ouvrages biographiques ont été consacrés
lois dans plusieurs pays appliquant entièrement ou par¬ aux personnes qui figurent dans les chaînes de transmis¬
tiellement la Chari'a (« législation ») islamique. sion : on y étudiait scrupuleusement leurs origines, idées,
doctrines, degrés de vertu, etc., pour juger de la fiabilité
Muhammad faisait une nette distinction, dans ce qu'il
de leurs paroles.
transmettait à sa communauté, entre le Coran, parole
de Dieu, dictée par Gabriel, qui ne peut souffrir la moin¬ Ainsi les hadith se divisent-ils en deux parties : Tlsnad,
dre altération, et l'inspiration qui l'incitait, dans sa vie ou la chaîne complète d'autorités remontant à la source,
quotidienne, à des actes ou à des paroles approuvées et le Matn, ou le texte lui-même, comme le montre
par Dieu. Une révélation venait parfois corriger une l'exemple suivant :
décision prise par le Prophète. Celui-ci prit lui-même « a) Isnad : El-H'oumaidi nous a rapporté d'après Soufian,
soin de l'agencement du Coran, mais non de celui du d'après Yah'ya Ibn Sa'id eîAnsari, que Muhammad Ibn
Hadith. Ibrahim Et Taïmi l'avait informé qu'il avait entendu
Alqama Ibn Waqqâs El-Laïthi dire : « Jai entendu Omar
Au début, la Sunna se transmit presque exclusive¬
Ibn El-Khat'tab (que Dieu soit satisfait de lui) dire du haut
ment à partir des mémoires privés des compagnons du
de la chaire qu'il avait entendu l'Envoyé de Dieu (à lui
Prophète. Certains d'entre eux, comme Abdullah Ibn
bénédiction et salut) s'exprimer en ces termes :
Amr et Anas Ibn Malik notèrent les paroles et les
b) Matn : « On ne jugera des actions que selon les inten¬
actions de Muhammad de son vivant; d'autres ne le
tions ».
firent qu'après sa mort ; d'autres enfin - la majorité -
communiquèrent oralement leurs connaissances à leurs Six grands recueils de hadith font autorité : les Sahih
élèves. Parfois, pour résoudre quelque problème, juridi¬ {« l'authentique ») de Bukhari et de Muslim, et les Sunan
que ou autre, on cherchait un précédent dans la vie du (« conduites ») d'Abu-Dawud, de Tirmidhi, de Nasaï et
Prophète : un fait décisif retrouvé permettait alors de d'lbn Maja, tous composés au 3e siècle de l'Hégire
trancher. (9e siècle après J.-CJ.
de Badr (en l'an 2 de l'Hégire) opposait quel¬ l'Islam. Sa mission sur terre était achevée ;
que 300 musulmans à 950 païens. trois mois après, il s'éteignit.
Au fil des années, la Mecque manifesta A sa mort, en l'an 11/632 toute la pénin¬
des signes d'épuisement économique. sule arabique, ainsi que les parties méridio¬
Généreusement, Muhammad proposa une nales de la Palestine et de l'Irak, s'étaient
trêve. Mais lorsque les Mecquois violèrent converties à l'Islam. L'Etat qui avait pris
cette trêve, il marcha contre leur ville et naissance dans un quartier de Médine en
l'occupa sans coup férir. Sa première déci¬ l'an 1 de l'Hégire occupait déjà 3 millions de
sion fut de proclamer une amnistie générale km2 et possédait toutes les institutions éco¬
qui bouleversa si profondément la cons¬ nomiques, militaires, administratives, juridi¬
cience du peuple que dans sa grande majo¬ ques et éducatives nécessaires à sa survie et
rité, il se convertit aussitôt à l'Islam. à son développement.
La Mecque
10
Photo Abdelaziz Fnkha © Sud éditions, Tunis
La Mecque est le berceau et le ciur de l'Islam et la Ka'ba son avec, au centre, la Ka'ba (ou « cube », allusion à la forme de
sanctuaire le plus sacré. Cinq fois par jour, chaque jour, des l'édifice) construite, selon la tradition, par Abraham et son fils
millions de musulmans â travers le monde se tournent vers la Ismael. Le Hajar al-Aswad ou Pierre noire est enchâssé dans l'angle
Mecque en récitant les prières requises, et, depuis quatorze est de la Ka'ba à environ un mètre et demi au-dessus du sol. Une
siècles, c'est à la Mecque que les pèlerins musulmans viennent tradition veut que la Pierre noire ait été apportée à Abraham par
accomplir sept circumambulations rituelles autour de la Ka'ba, l'ange Gabriel ; blanche à l'origine, la pierre aurait acquis sa
embrasser la Pierre noire et faire sept fois le trajet entre al-Safa et couleur actuelle parce qu'elle fut en contact, à l'époque païenne,
al-Marwa, deux monticules situés dans l'enceinte de la mosquée. avec l'impureté et le péché. Selon un autre récit, la Pierre noire est
La salât, ou prière quotidienne, et le hadjdj, le pèlerinage à la tombée du ciel. La Ka'ba est recouverte d'une kiswa ou parement,
Mecque dont tout musulman, s'il en a les moyens, doit s'acquitter voile de brocart noir changé tous les ans. L'accès à l'intérieur, d'un
au moins une fois dans sa vie, sont deux des cinq « Piliers de grand dépouillement, est très limité. Trois piliers de bois
l'Islam », somme fondamentale des obligations et croyances soutiennent le toit ; de nombreuses lampes en or et en argent
religieuses des musulmans. Les trois autres piliers sont la shahada, forment tout le mobilier. A gauche, enluminure de style ottoman
ou profession de foi, la zakat, ou aumône légale, et le siyam, ou (12e/XVIII<> siècle) représentant la Mecque. C'est un pendant de
jeûne. Ci-dessus, vue aérienne de la Grande Mosquée de la Mecque l'image de Médine reproduite en couleurs â la page 42.
11
Le monde
de
l'Islam
images et textes
L'avènement de l'Islam et son rapide
essor à travers le monde marquent une
des grandes étapes de l'histoire de
l'humanité. Révélé en Arabie au Pro¬
13
Une mission univ
Cet immense campement, dans la plaine d'Arafat, abrite comme Safa etal-Marwa, situées dans l'enceinte du Haram, la Grande
chaque année un million, sinon davantage, de musulmans du Mosquée de la Mecque. D'autres rites sont accomplis au
monde entier venus à la Mecque pour accomplir le Hadjdj, voisinage de la Mecque, entre autres la lapidation d'une stèle
pèlerinage que chaque fidèle, s'il en a les moyens, doit effectuer représentant Satan, a Mina, avec sept cailloux, et l'ascension du
une fois au moins dans sa vie. Le pèlerin revêt l'habit de Vihram, mont sacré de Jabal al-Rahma, dans la plaine d'Arafat. Point
fait de deux pièces d'étoffe blanche sans couture. Le Hadjdj a culminant du pèlerinage : le adha, sacrifice du mouton, qui
lieu dans le mois de dhou'l-hidjdja et comprend plusieurs rites, marque le début de la plus grande fête de l'année islamique.
notamment le tawaf, sept circumambulations autour de la Ka'ba, Avant de rentrer chez eux, la plupart des pèlerins se rendent à
et le sa'y, sept allers et retours entre les deux eminences de al- Médine se recueillir sur le tombeau du Prophète.
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erselle par Habib Chatty
CE qui caractérise l'Islam, c'est d'abord Lieutenant de Dieu sur Terre, l'homme
l'universalité de son message. Point n'est pas astreint à être ici plutôt qu'ailleurs.
de particularisme. La religion musul¬ A l'exception de trois centres privilégiés
mane est par son essence ouverte à tous, la Mecque, temple d'Allah, la Mosquée
sans s'imposer à personne. L'appel corani¬ de Médine, et la Mosquée d'AI Quods, à
que est adressé à celui qui l'entend. Dieu dit Jérusalem, lieu de rencontre des trois reli¬
à Muhammad : « Nous t'avons envoyé gions révélées (Judaïsme, Christianisme, et
auprès de tous les hommes seulement Islam) tous les points de la terre se
comme héraut des bonnes nouvelles et valent. Les hommes doivent les peupler et
Photo Abdelaztz Fnkha © Sud éditions, Tunis
comme avertisseur » (XXXIV, 28). tirer profit des bienfaits qu'ils offrent :
« C'est Lui qui rendit la terre docile sous vos
Pacifique par principe, l'Islam présuppose
pas. Allez de par Ses contrées et nourrissez-
l'égalité foncière des hommes, égalité fon¬
vous des dons de votre Seigneur... »
dée sur l'identité de leur essence, l'unicité de
(LXVII, 15).
leur origine et la communauté de leur des¬
tin : « Hommes ! craignez votre Seigneur Mieux encore, le musulman est appelé à
qui vous a créés d'un seul être et de cet être ne pas trop s'attacher à un territoire particu¬
tira son conjoint, et de leur union fit prolifé¬ lier. La terre entière est sa patrie. Toutes les
rer tant d'êtres humains, hommes et fem¬ directions sont bonnes. Il a à les connaître et
mes ! »(IV, 1). Aucune distinction de nation à les explorer, soit pour y apporter un bien
ou de race, aucun privilège de caste ou de inattendu, soit pour y trouver refuge. Par¬
classe, aucun droit de naissance ne peuvent tout où il va, le musulman est toujours chez
prévaloir contre l'obéissance à Dieu et le lui. Il est le citoyen du monde par excellence.
dévouement à la cause humaine. « L'huma¬ Peut-on dès lors s'étonner de voir la carte
nité toute entière, disait le Prophète, consti¬ de l'Islam faire fi des facteurs géographiques
tue une seule famille dont Dieu a la charge ; et naturels pour s'étendre au-delà des mon¬
l'homme le plus aimé du Seigneur est celui tagnes et des déserts, au-delà des zones
qui se rend le plus utile à sa famille », ou sèches et des contrées pluvieuses ?
encore : « L'arabe n'a aucun mérite sur le
En effet, rien n'est plus vaste que la
non-arabe, ni le blanc sur le noir, si ce n'est « demeure de l'Islam ». L'universalité con¬
par la piété ». Peut-on mieux exprimer la
ceptuelle et l'universalité géographique vont
solidarité du genre humain ? Peut-on mieux
de pair ; l'idée s'incarne et se prolonge dans
dire l'égalité fondamentale de tous les hom¬ le réel.
mes ?
L'espace géographique actuel de l'Islam
Ce n'est pas seulement pour de telles rai¬ va de l'Asie à l'Afrique, de l'Europe aux con¬
sons que l'Islam est universel. Dernière reli¬ tinents américain et australien. Majoritaire
gion révélée, il se veut aussi la synthèse ou minoritaire, sans distinction de race et
ultime de tous les messages célestes passés. d'ethnie, sous tous les climats, en toute sai¬
C'est pourquoi un musulman est tenu de son, l'Islam a illuminé la terre ; il a touché
croire aux autres messages divins déjà trans¬ tous les c pénétré toutes les cultures.
mis aux hommes par d'autres apôtres que Ouvert comme le ciel, rien ne saurait l'enfer¬
Muhammad. C'est dire à quel point l'Islam mer. Tous les cadres craquent.
est, par essence, une religion de la con¬ Nos partenaires non-musulmans ont le
corde, de l'amitié et de la tolérance ; c'est plus souvent du mal à comprendre le phéno¬
une synthèse qui reprend, en le complétant, mène de l'islamisation. Force nous est de
en le rectifiant, en l'élucidant et en l'enrichis¬ reconnaître qu'il heurte une rationalité habi¬
sant, ce qui a déjà été révélé à Abraham, à tuée à catégoriser et à étaler la série des cau¬
Moïse, à Jésus et à d'autres encore : « Le ses et des effets dans un espace homogène.
Prophète a pleine foi en l'écriture qui lui est C'est peut-être pourquoi l'Islam passe sou¬
révélée par son Seigneur, ainsi que les fidè¬ vent, dans l'opinion occidentale, pour une
les. Tous ensemble croient en Dieu, en ses religion de guerre, de violence et de con¬
Anges, en ses Ecritures et en ses messagers. trainte.
Ils ne font point de distinction entre les
Or, si l'on y regarde de près, l'Islam ne
envoyés du Seigneur... » (II, 284). C'est
s'est jamais, nulle part, imposé par la con¬
pourquoi l'Islam se présente comme un
trainte. Ce serait, d'ailleurs, contraire à
creuset où sont venues se fondre toutes les
l'esprit et à la lettre mêmes du Coran. « Pas
vérités divines et comme une source où
de contrainte, dit-il textuellement, en
toute conscience, pour peu qu'elle le veuille, matière de religion ». j
est à même de retrouver sa vérité, son élan
et sa sérénité.
15
Le Monde
de l'Islam
16
L'Organisation de la Conférence Islamique
L'Organisation de la Conférence Isla¬ mique de développement, le Fonds de des Organisations Internationales. Oeu¬
mique, qui compte quarante-deux Etats solidarité islamique, l'Agence islamique vrer à éliminer la discrimination raciale et
membres, a été créée en septembre 1969 internationale de presse et l'Organisation le colonialisme sous toutes ses formes.
par le premier sommet des chefs d'Etat des radiodiffusions des Etats islami¬ Prendre les mesures nécessaires pour
et de gouvernement islamiques, réunis à ques ; à Ankara, le Centre de statisti¬ consolider la paix et la sécurité mondiale
Rabat. ques et d'études économiques ; à Istan¬ fondée sur la justice. Coordonner
L'Organisation, qui a pour siège la ville bul, le Centre d'art et d'étude de la civili¬ l'action pour sauvegarder les Lieux
de Djeddah, en Arabie Saoudite, sation islamique ; à Dacca, le Centre de Saints, soutenir la lutte du peuple pales¬
regroupe des Etats à majorité islamique formation technique et professionnelle tinien et l'aider à recouvrer ses droits et à
du monde arabe, d'Asie, d'Afrique et et, à Tanger, le Centre de promotion du libérer ses territoires. Consolider la lutte
d'Europe. commerce.
de tous les peuples musulmans pour la
Son instance suprême est la Confé¬ sauvegarde de leur dignité, leur indépen¬
rence des chefs d'Etat, qui s'est tenue L'OCI, dont l'activité est financée par dance et leurs droits nationaux. Créer
jusqu'ici trois fois, à Rabat (Maroc) en les contributions et les donations des l'atmosphère propre à promouvoir la
1969, à Lahore' (Pakistan) en 1974 et à la Etats membres, s'est assigné les buts coopération et la' compréhension entre
Mecque et Taïf (Arabie Saoudite), en suivants : "Consolider la Solidarité Isla¬ les Etats membres et les autres pays."
1981. La Conférence des Ministres des mique entre les Etats membres. Renfor¬ Outre l'OCI, il existe deux grandes
Affaires Etrangères se réunit chaque cer la coopération entre les Etats mem¬ organisations islamiques à caractère
année depuis 1970 dans une ville diffé¬ bres dans les domaines économiques, international : la Ligue Islamique Mon¬
rente du monde islamique. Plusieurs social, culturel, scientifique, ainsi que diale et le Congrès du Monde Islamique
commissions spéciales et organisations dans les autres domaines d'importance dont le siège est à Karachi (Pakistan).
subsidiaires ont été créées par l'OCI, vitale et procéder à davantage de consul¬ L'une et l'autre sont des organisations
notamment : à Djeddah, la Banque isla tations entre les pays membres au sein non gouvernementales.
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Pages en couleurs
Le Monde
4
de l'Islam
5
vertis à l'Islam, et non pas les Arabes, qui pour des raisons religieuses, la dissection des animaux n'était pas
pratiquée. Mais, selon certaines sources, des singes furent importés
fournissaient la plus grande partie des effec¬
spécialement de Nubie, sur l'ordre du calife abbasside al-Mu'tasim
tifs. Qu'y a t-il aussi de plus efficace pour
(3e/ IXe siècle) et disséqués non loin de Bagdad.
propager une idée que l'exemplarité de la
conduite de ceux qui y croient ? Il est édi¬
Photos Roland et Sabrina Michaud © Rapho, Paris
fiant de remarquer à ce propos que plusieurs
contrées lointaines où aucun combat n'a
4. Cette carte du monde, avec le sud en haut comme le voulait la tra¬
jamais été engagé ont adopté l'Islam de leur dition, est extraite d'un manuscrit de l'atlas de al-ldrisi, géographe
propre gré, sans pression extérieure. A elles arabe du 6e/Xlle siècle. Sa vie est mal connue. Selon certaines sources,
seules, la chaleur du contact humain, la il serait né à Ceuta, en Afrique du Nord, en 494/1101 et aurait reçu une
moralité des commerçants musulmans, la solide formation classique a Cordoue avant d'entreprendre de longs
sincérité des missionnaires pacifiques voyages dans l'Occident musulman, et probablement dans certains
avaient suffi à vaincre le paganisme des uns pays chrétiens, puis de devenir le géographe attitré du roi normand
Roger II de Sicile. Al-ldrisi établit un planisphère en argent accompa¬
et l'animisme des autres, en faisant naître la
gné d'un ouvrage de géographie descriptive abondamment illustré de
civilisation.
cartes, le Livre de Roger. Synthèse des connaissances grecques et ara¬
Partout où il est passé, l'Islam a laissé des bes accumulées jusqu'au 6e/XII siècle, le Livre de Roger constitue, de
l'avis unanime des spécialistes, le sommet de la cartographie islami¬
traces que la mémoire de l'humanité ne sau¬
que.
rait oublier. Par son exigence spirituelle,
l'Islam est une religion civilisatrice. Voilà ce
Photo© Bodleian Library, Oxford
que la géographie religieuse doit méditer.
Comment expliquer que l'Islam a multiplié
5. Ce dessin représentant des constellations vient d'un traité sur
les installations urbaines, lui qui n'a vu le
les étoiles rédigé par l'astronome persan Abd al-Rahman Sufi au
jour ni dans une société industrielle, ni
4e/Xe siècle â la demande du sultan, le Suwar al-kawakib al-thabita
même dans une société agricole, mais dans
(Images des étoiles). Cet ouvrage, souvent copié et enluminé (notre
une société hostile, comme l'avait bien vu illustration est tirée d'un manuscrit du 9e/XVe siècle) a exercé une
Ibn Khaldoun, au mode de vie citadin ? grande influence sur la toponymie des étoiles en Europe, à travers
un traité astronomique espagnol, les Libros del saber de astronomía
C'est qu'avant d'être un relais facilitant le de Alphonse X le sage.
mouvement des caravanes chargées d'assu¬
rer le commerce entre des contrées très dis¬ Photo © Bibliothèque nationale, Paris
férence d'une bourgade ou d'un village. Il y l'astrologie (Kitab al-tafhim. Eléments d'astrologie) où il traite
notamment des astrolabes, de leur composition, leurs types et leurs
a aussi le marché, avec ses concentrations
usages. Astrolabe mécanique, instrument pourvu d'un système
corporatives, ses caravansérails, ses bains
d'engrenage grâce auquel on peut déterminer la position des
publics. Véritable microcosme concentrique planètes et des étoiles.
et hiérarchisé, la cité est nécessaire à la mise
en de l'idéal social et religieux de Photo Roland et Sabrina Michaud © Rapho, Pans
18 SUITE PAGE 24
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IBN BATTUTA :
Page 22, en haut.
tôt visiter le royaume de Grenade, puis Les extraits choisis viennent des
Page 22, en bas. l'Afrique nigérienne.
Voyages d'Ibn Battuta, quatre volu¬
L'héritage de l'Orient - Inde et Perse - Son journal de route, rédigé par un mes parus dans la Collection d'
contribua aussi largement à façonner la scribe sous sa dictée, est une source de représentatives de l'Unesco, traduction
civilisation arabo-islamique des pre¬
la plus haute importance pour l'histoire par C. Defremery et B.R. Sanguinetti,
miers siècles de l'Hégire. L'un des chefs
du monde musulman post-mongol, et préface et notes de Vincent Monteil (Edi¬
d' de la prose arabe classique,
Kalila et Dimna, est un recueil de fables surtout de l'Inde, de l'Asie Mineure et de tions Anthroposl Unesco 1979).
traduit en arabe par Ibn al-Muqaffa l'Afrique de l'ouest.
(2e/Vllle siècle) d'après une version per¬
sane des fables indiennes de Bidpaï. Au Caire gnons ; nous étions tous habillés suivant la mode de
Sous forme d'apologues, ce livre est
l'Irak. Au soir, quand je quittai le château, je passai par
une réflexion profonde sur le pouvoir, J'arrivai enfin à la ville du Caire, métropole du pays et
le même marché ; or je vis mon portrait et les portraits
transmise ici au roi, par le sage Bidpaï ancienne résidence de Pharaon aux pieux; maîtresse
de mes compagnons peints sur des papiers qui étaient
lui-même, (miniature du début du de régions étendues et de pays riches, atteignant les
attachés aux murs. Chacun de nous se mit à examiner
7<>/XMI« siècle).
dernières limites du possible par la multitude de sa
la figure de son camarade, et nous trouvâmes que la
population et s'enorgueillissant de sa beauté et de son
Photo © Bibliothèque nationale. Pans ressemblance était parfaite.
éclat. C'est le rendez-vous des voyageurs, la station des
(IV, 262)
faibles et des puissants. Tu y trouves tout ce que tu
désires, savants et ignorants, hommes diligents ou La poste en Inde
adonnés aux bagatelles, doux ou emportés, de basse Dans l'Inde, la poste aux chevaux s'appelle oulâk. Elle a
extraction ou d'illustre naissance, nobles ou plébéiens, lieu au moyen de chevaux appartenant au sultan et sta¬
ignorés ou célèbres. Le nombre de ses habitants est si tionnés tous les quatre milles. Pour la poste aux pié¬
considérable, que leurs flots la font ressembler à une tons, voici en quoi elle consiste: chaque mille est par¬
mer agitée, et peu s'en faut qu'elle ne soit trop étroite tagé en trois distances égales que l'on appelle
pour eux, malgré l'étendue de sa surface et de sa capa¬ addàouah, ce qui veut dire « le tiers d'un mille ». Quant
cité.
au mille, il se nomme, chez les Indiens, alcoroûh. Or, à
(1, 67-68) chaque tiers de mille, il y a une bourgade bien peuplée,
à l'extérieur de laquelle se trouvent trois tentes où se
tiennent assis des hommes tout prêts à partir. Ces gens
ont serré leur ceinture, et près de chacun se trouve un
L'entrée à Pékin
fouet long de deux coudées, et terminé à sa partie
Pour ce qui regarde la peinture, aucune nation, soit supérieure par des sonnettes de cuivre. Lorsque le
chrétienne où autre, ne peut rivaliser avec les Chinois ; courrier sort de la ville, il tient sa lettre entre ses doigts
ils ont pour cet art un talent extraordinaire. Parmi les et, dans l'autre main, le fouet garni de sonnettes. Il part
choses étonnantes que j'ai vues chez eux à ce sujet, je donc, courant de toutes ses forces. Quand les gens pla¬
dirai que toutes les fois que je suis entré dans une de cés dans les pavillons entendent le bruit des sonnettes,
leurs villes, et que depuis il m'est arrivé d'y retourner, ils font leurs préparatifs pour recevoir le courrier, et, à
l'y ai toujours trouvé mon portrait et ceux de mes com¬ son arrivée près d'eux, un d'entre eux prend la lettre de
pagnons peints sur les murs et sur des papiers placés sa main et part avec la plus grande vitesse. Il agite son
dans les marchés.- Une fois je fis mon entrée dans la fouet jusqu'à ce qu'il soit arrivé à l'autre dâouah. Ces
ville du sultan (Pékin), je traversai le marché des pein¬ courriers ne cessent d'agir ainsi jusqu'à ce que la lettre
tres, et arrivai au palais du souverain avec mes compa- sort parvenue à sa destination.
(Ill, 95-96)
23
Les possibilités actuelles du monde islami¬
que nous semblent encore plus riches que
Le Monde les gloires de son passé. Ce monde qui a
tant donné à l'humanité est encore gros de
de l'Islam promesses, encore plein d'ardeur à servir et
à oeuvrer pour un ordre international meil¬
leur.
SUITE DE LA PAGE 18
Certes, les croisades, les invasions mon¬
goles, l'Inquisition espagnole et, plus récem¬
l'Islam : vivre ensemble, prier ensemble, Bassora, Kouffa, Damas, Ispahan, Bouk- ment encore, le colonialisme sont autant de
vouloir ensemble. Rassembler et ne jamais hara, Samarkand et Lahore en Asie, Istam- souvenirs cuisants qui ont fait que le monde
éparpiller, unir et ne jamais diviser. N'y a t-il boul et Cordoue en Europe, etc. A l'intérieur islamique s'est, pour un certain temps,
pas là un idéal qui répond à l'attente de de ces « Médinas », minarets dominant tous
crispé convulsivement dans une attitude
tous ? N'y a t-il pas là un modèle à suivre, les autres dans le ciel du savoir humain, les défensive.
celui d'une volonté constructive et civilisa¬ sciences du monde entier, chinoise ou
trice ?
Cependant, en dépit de tous les obsta¬
indienne, grecque ou romaine, égyptienne
cles, il reprend aujourd'hui confiance. La
ou chaldéenne, théoriques ou pratiques,
tâche, à n'en pas douter, ne sera pas facile.
Lieu de travail, centre de culte, la cité isla¬ expérimentales ou formelles, ont été patiem¬
mique est aussi un foyer de culture et de ment recueillies, généreusement conser¬ Le monde musulman doit d'abord dépas¬
science. C'est, là encore, l'une des exigen¬ vées, savamment traduites et commentées, ser ses contradictions internes et ses dissen¬
ces de la foi islamique. A l'ère des sciences génialement approfondies, recréées et sions intestines. Il doit rechercher sa cohé¬
exactes et de la technologie de précision, les repensées. La cité islamique est un véritable sion à l'intérieur de chaque pays, cohésion
historiens, pour peu qu'ils soient objectifs, chantier intellectuel qui a donné au savoir un menacée par des querelles entre sectes et
ne peuvent manquer d'évoquer le rôle, com¬ essor sans précédent, sans lequel notre mouvements que rien de fondamental, en
bien déterminant, qu'a joué, .dans ce modernité aurait été impossible. De Sarton à vérité, ne sépare, si ce n'est la passion, com¬
domaine aussi, la cité islamique Crombie en Amérique, de Duhème à Koyré bien légitime par ailleurs, de se rendre plus
Kairouan, Le Caire, Fès, Marrakech, et Taton en France, les historiens des scien¬ utile. Il doit aussi consolider les rapports de
Tlemcen et Alexandrie en Afrique, Bagdad, ces sont unanimes à le reconnaître. fraternité et de bon voisinage entre les pays.
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4 >á8Ér
A droite, scène de rue â Skopje, en
Yougoslavie, avec une mosquée à
l'arrière-plan. Skopje et Sarajevo
sont les principaux centres de la
communauté musulmane de You¬
Que le monde islamique traverse une espérer, lui qui se définit profondément
crise, c'est là un fait indéniable. Mais ce comme une Umma à l'intérieur de laquelle
n'est qu'une crise de croissance. Querelles entraide, protection réciproque et confiance
entre mouvements religieux (sunnites, sont des règles de vie et les fondements
chi'ites) divergences des mouvements politi¬ d'une spiritualité unificatrice.
ques ou conflits armés ne peuvent être,
Cette exigence d'unité, le monde musul¬
dans une perspective historique, que des
man la sent devenir d'autant plus impé¬
difficultés circonstancielles.
rieuse, d'autant plus vitale qu'il est con¬
En effet, par-delà les conflits contingents fronté au problème du sous-développement
et les contradictions passagères, les musul¬ qui le ronge depuis des siècles. Il a beau¬
mans se définissent comme membres d'une coup fait pour y remédier, mais il doit faire
Umma, d'une communauté spirituelle qui encore plus s'il veut accéder pleinement à
transcende toutes les différences et résorbe une modernité qui aurait été impossible sans
tous les différends. C'est pourquoi nous l'apport de sa civilisation, mais qui, tout
sommes intimement convaincus que ce lien compte fait, s'accomplit aujourd'hui sans
divin qui les unit demeurera toujours supé¬ lui.
rieur aux intérêts qui opposent aujourd'hui Tels sont nos soucis, nos espoirs le
quelques membres de la famille islamique. sens de l'ouvre que le monde musulman
25
Le Monde
de l'Islam
rtitJte.
t 'fis ?!
-^
« Vous êtes la meilleure nation qu'il y ait eu
chez les hommes : Vous ordonnez le bien,
Le Monde vous interdisez le mal et vous croyez en
Dieu. »
de l'Islam Coran, III, 110
leur religion.
par Ziyauddin Babakhan
Le Ramadan est une grande fête pour
tous les Musulmans. C'est le mois le plus
sacré, celui du jeûne obligatoire, et l'on s'y
prépare longtemps à l'avance. Dès le mois
précédent, celui de Sha'ban, les Imam-
Khatib prononcent dans les mosquées des
homélies qui en expliquent l'importance.
Le Ramadan est aussi célébré par une
autre coutume. Dès le début du mois, des
groupes d'enfants vont de maison en mai¬
son : ils adressent à tous des v de bon¬
heur et de santé, chantent des hymnes
sacrés traditionnels et demandent à Allah de
donner au maître de maison un fils robuste.
28
titre de contribution, au Fonds Soviétique
pour la Paix.
Le jour de la fête sont célébrés des offices
solennels ; de grands théologiens prêchent
les principes de la foi islamique, la nécessité
de faire le bien et l'attachement à la paix et à
l'amitié entre les peuples. Mais cette fête
religieuse est aussi l'occasion de réjouissan¬
ces profanes : dans les républiques d'Asie
centrale, des bazars improvisés s'installent
autour de la mosquée ; on y trouve des
pâtisseries orientales, des rafraîchissements
et des jouets pour les enfants. Il y a aussi des
balançoires et d'autres amusements. A la
campagne, les promenades à cheval ont, ce
jour-là, beaucoup de succès.
Autre tradition du Ramadan, le Khatm al
Qur'an est la récitation de l'intégralité du
Livre saint par clur. C'est là un exercice fort
\
prisé par tous les croyants de l'Islam, et il est
de notoriété publique que les Musulmans
d'Union Soviétique sont
dans cet art difficile. Ceux qui peuvent réali¬
passés maîtres ï
ser cet exploit reçoivent le titre de Hafiz, ou
gardien du Coran. A ce jour, des centaines
de Musulmans perpétuent cette tradition,
faisant la preuve de leur talent pendant le
Ramadan, mais aussi toute l'année aux offi¬
ces du vendredi ou à l'occasion d'autres
29
Le Monde
de l'Islam Indonésie : l'élan
AUSSI surprenant que cela puisse indiens appartenaient à la secte des de se débarrasser de tout ce qui était étran¬
paraître à des non-spécialistes, shafi'yyah qui prospérait encore dans cer¬ ger à la foi islamique.
l'Indonésie, située de l'autre côté du tains endroits de l'Inde méridionale, tandis
Une des principales figures de ce mouve¬
globe par rapport au berceau de l'Islam, que les chi'ites dont l'empreinte est toujours
ment fut un théologien et un commerçant
abrite une population musulmane plus manifeste à Java et à Sumatra, ont égale¬
du nom de Kyai Haji Ahmad Dahlan. Dahlan
importante plus de 120 millions de ment dû venir d'Inde ou de Perse.
comprit que les musulmans indonésiens
personnes que toute autre nation. Et L'Islam s'est réellement implanté en Indo¬ étaient confrontés à une crise de la foi, et en
pourtant dans cet archipel de plus de 3 000 nésie sans doute à la fin du 7e/XMIe siècle 1912, il fonda à Yogjakarta une organisation
îles qui s'étendent le long de l'équateur, appelée Muhammadiyyah, consacrée à la
lors de la fondation du royaume islamique de
l'Islam a contribué à façonner le cours de Samudra Pasai dans le nord de Sumatra. La purification de l'Islam indonésien et à l'éradi-
l'Histoire pendant plusieurs siècles. cation des influences animistes. Les premiè¬
tombe du Sultan, qui date de 696/1297,
Au vingtième siècle, en particulier, depuis s'est conservée et porte une inscription res années, la Muhammadiyyah fonctionna
que les penseurs et les érudits indonésiens entièrement écrite en arabe. Au cours du par l'intermédiaire de la pesantren, l'institu¬
sont entrés pour la première fois en contact siècle suivant, le célèbre voyageur arabe Ibn tion traditionnelle de l'enseignement du
avec les centres vitaux de la pensée islami¬ Battuta a évoqué les relations constantes Coran en Indonésie, mais, par la suite, elle
que, s'est fait jour un puissant mouvement entre l'archipel, l'Inde et la Perse; il a décrit devint un mouvement bien organisé et très
de réforme et de modernisation de l'Islam les liens d'amitié que le sultan de Samudra actif en matière d'éducation, de service
qui exerce et continue d'exercer une avait noués avec la cour de Delhi et précisé social, de culture, de santé, de vie économi¬
influence considérable dans des domaines que, de droit, de publications, de mouve¬
que deux des savants docteurs de la loi pro¬
comme l'éducation, la culture et le service tégés par ce prince pieux étaient d'origine ment de la jeunesse et de mouvement des
social. Parmi les organisations appartenant à persane.
femmes.
ce mouvement, la Muhammadiyyah a joué
L'expansion de l'Islam à travers l'archipel La décision de créer une section féminine
un rôle précurseur dans le mouvement des
fut un long processus qui dura plusieurs siè¬ de la Muhammadiyyah fut un exemple frap¬
femmes d'Indonésie.
cles et fut marqué par l'ascension et la chute pant des idées progressistes de Dahlan.
On peut directement faire remonter les successives des royaumes islamiques de Comme le Coran et la Sunna s'adressent fré¬
origines de la vaste communauté musul¬ Java, des Célebes, de Bornéo, des Molu- quemment aux femmes et fixent leurs droits
mane indonésienne aux efforts de prosély¬
ques et de Sumba. Dans son avancée, la et leurs devoirs, Dahlan en déduisit qu'il fal¬
tisme déployés par les missionnaires arabes nouvelle foi entra en contact avec les cultu¬ lait instruire les femmes dans l'enseignement
et indiens qui durent, au commencement, res locales, en particulier avec la religion, à la de l'Islam afin qu'elles puissent jouir de ces
mener à bien leur sans le moindre
fois animiste et hindouiste, qui avait prévalu droits et remplir ces devoirs. Dahlan avait
appui ni la moindre aide de la part des diri¬ jusqu'alors, et acquit certains traits qui aussi pleinement conscience du potentiel
geants du pays, s'en remettant à leur seule allaient à rencontre, des principes stricte¬ que représentaient les femmes, comme les
force de conviction.
ment islamiques. Les soufis et les groupes hommes, pour la construction de la commu¬
Il est impossible de dater avec précision de mystiques furent les principaux artisans nauté musulmane. Dans ce souci éducatif,
l'extension de l'Islam à l'archipel malais, de cette expansion ; une certaine tendance Dahlan rejoignait les idéaux de Kartini, la
dont fait partie l'actuelle Indonésie, mais il au mysticisme devint une des caractéristi¬ Javanaise considérée comme la première
est probable qu'il y a été introduit par des ques de l'Islam en Indonésie. On a dit que championne indonésienne de l'égalité des
commerçants arabes dans les premiers siè¬ ces enseignements mystiques suscitèrent droits et de l'éducation des femmes. Mais si
cles de l'Hégire. Le commerce avec la Chine, une foi aveugle plus qu'un esprit d'appro¬ Kartini observait la vie des femmes de la
par Ceylan, commença à se développer rapi¬ fondissement des lois de. l'Islam, en harmo¬ société aristocratique, Dahlan, amené par
dement au début du Íer/Vlle siècle, et vers le nie avec les idéaux de développement et de son commerce à voyager dans les régions
milieu du 2e/ VIIIe on comptait déjà un grand progrès, et que seules quelques figures mar¬ reculées, voyait, de ses propres yeux, la
nombre de commerçants arabes à Canton. quantes témoignèrent, pendant ces siècles douloureuse condition des femmes qui
Par la suite, du 48/Xe au 9°/XVe siècle et obscurs et confus, de la grandeur de l'Islam. vivaient dans la misère.
jusqu'à l'arrivée des Portugais, les Arabes Mais il fallut attendre le XIXe siècle pour voir
La section féminine de la Muhamma¬
furent les maîtres incontestés du commerce les musulmans de l'archipel affirmer leur per¬
diyyah, la Aisyiyah, fut créée en 1927. Elle
avec l'Orient. sonnalité et leur identité.
entama son existence dans le village de Kau-
On peut donc en induire raisonnablement Ce furent l'invention du bateau à vapeur man Yogyakarta, où l'on construisit, en
que les Arabes durent très tôt installer des et l'essor du commerce maritime qui donnè¬ 1923, la première mosquée pour les femmes
comptoirs dans quelques îles de l'archipel rent à l'Islam en Indonésie une nouvelle et d'Indonésie, ce qu'on jugea comme un pas
malais, comme ils le firent ailleurs. Bien que extraordinaire impulsion. Alors, pour la pre¬ important vers la réforme. Aujourd'hui, plus
les géographes arabes ne mentionnent pas mière fois, les Indonésiens aisés purent faire d'un demi-siècle après, l'organisation pour¬
ces îles avant le 4e/X8 siècle, les annales chi¬
le pèlerinage à la Mecque, ce qui marqua le suit sans désemparer sa mission en créant
noises font état, en 54/674, d'un Arabe qui début de la communication directe entre les des écoles, des orphelinats et des foyers
(des preuves découvertes ultérieurement musulmans indonésiens et le berceau de pour étudiantes et en organisant des cours
étaleraient cette conjecture) aurait pu être le l'Islam et les mit en contact avec les diri¬ pour les femmes sur des thèmes variés allant
chef d'un établissement arabe sur la côte
geants musulmans d'autres pays comme de la santé mentale à l'artisanat.
occidentale de Sumatra.
l'Egypte, la Syrie, l'Inde et l'Algérie.
Les missionnaires, quant à eux, ont dû En 1928, l'Aisyiyah fut l'une des sept orga¬
De nombreux pèlerins indonésiens restè¬
venir du sud de l'Inde, à en juger par certai¬ nisations féminines qui prirent l'initiative de
rent en Arabie pour étudier les enseigne¬
nes caractéristiques de la théologie islami¬ tenir la Conférence Indonésienne des Fem¬
ments de l'Islam dans les sources originales
que adoptée dans les îles. En effet, ils appor¬ mes. Celle-ci déboucha sur la création d'une
tèrent avec eux une forme de l'Islam inévita¬ et suivirent de près le développement du
fédération, appelée aujourd'hui le Congrès
mouvement de réforme lancé par le groupe
blement influencée par l'hindouisme et qui Indonésien des Femmes, qui groupe toutes
Wahabi, par Jamaluddin al-Afghani, et par
avait aussi subi, l'Islam ayant déjà traversé la les organisations de femmes indonésiennes
Perse avant d'atteindre l'Inde, des influen¬ l'Egyptien Muhammad Abduh. Parmi ces
et dont l'Aisyiyah est toujours membre.
savants certains écrivirent des livres sur les
ces culturelles persanes. Les missionnaires
questions religieuses, en diverses langues Elle continue d' pour la promotion
indonésiennes. Lorsqu'ils rentrèrent dans de la femme indonésienne, et ses activités,
leur pays, où on les appela les "réformateurs grâce aux vues réformistes pleines de clair¬
SITI BAROROH BARIEO, indonésienne, est
professeur d'études islamiques à l'Institut d'Etat
islamiques", ils entreprirent de ramener les voyance de Dahlan, illustrent l'une des nom¬
musulmans indonésiens à une forme de breuses contributions du mouvement de
des études islamiques, à Yogjakarta, et profes¬
seur d'indonésien a l'Université Gadjah Mada à l'Islam exclusivement fondée sur le Coran et réforme islamique à la vie de l'Indonésie du
Yogjakarta. la Sunna, de simplifier le service religieux et XXe siècle.
30
réformateur par Siti Baroroh Baried
Rassemblement de membres de la
31
LJTEXPANSION de la religion de l'Islam
en Afrique apparaît d'une importance
Le Monde capitale pour les peuples du continent.
L'Islam étant entré en Afrique comme un
de l'Islam système de croyance fier de sa maîtrise du
mot écrit et de la culture matérielle associée
ruisseau, considérait la vie humaine comme gressivement la conscience africaine, l'Islam du Soudan occidental. Il est fort possible
un maillon d'une chaîne d'êtres humains commença à envahir l'univers conceptuel qu'un certain nombre d'ulémas du Soudan
remontant au fondateur mystique du clan ou africain : le processus d'absorption linguisti¬ occidental aient souhaité parfois écrire leurs
de la tribu et aspirait à se concilier les dieux que ne tarda pas à se faire sentir. Consciem¬ pensées sur certains sujets touchant l'édu¬
et les ancêtres, avec la religion Islamique il ment ou inconsciemment, l'Africain musul¬ cation de leurs étudiants.
découvrit que sa vie était limitée dans le man nouvellement converti commença à
Autre explication possible du développe¬
temps, et que les actes qu'il accomplissait abandonner des mots traditionnels de sa
ment de l'écrit en langue vernaculaire : le
sur terre prenaient un sens particulier. langue en faveur d'une terminologie désir qu'avaient les propagateurs les plus
empruntée au monde islamique.
Il apprit aussi de ses mentors islamiques actifs de la religion de rendre leur message
que tout ce qu'il faisait au cours de sa vie Exemple classique d'une langue africaine plus accessible aux éléments les plus simples
serait pris en considération dans l'au-delà et ayant subi en profondeur l'influence arabo- du mouvement islamique.
que la seule façon de sauver son âme et lui- islamique : le Wolof. L'arrivée de l'Islam non Quelques savants ont récemment suggéré
même le Jour du Jugement était d'accepter seulement modifia la conception du temps que les premières productions littéraires de
la responsabilité de vivre. Cela pour dire que en Wolof, mais fit qu'on substitua des mots langues vernaculaires africaines qui avaient
la conversion de l'Africain traditionnel signi¬ arabes à de nombreux termes. Ainsi, à cause adopté pour graphie l'Arabe ou même une
fiait sa découverte progressive de la solitude de l'influence arabo-islamique, la langue langue européenne, ne sauraient être clas¬
spirituelle de l'homme dans le monde et sa Wolof, dans la région de Sénégambie, sées dans la littérature : elles sont simple¬
responsabilité face aux exigences de sa reli¬ utilise-t-elle quatre mots arabes pour mardi ment la première manifestation d'une écri¬
gion. (Al-Thalatha en arabe), mercredi (Al-Arba'a), ture étrangère mise au service d'une langue
jeudi (Al-khamis) et vendredi (Al-Jum'a). africaine.
Cette conception de l'individuel et de la
C'est là un phénomène bien connu des com¬
vie incita de nombreux Africains convertis à On peut en effet considérer à juste titre
munautés africaines restées longtemps en
mettre en pratique les rites et les enseigne¬ que « ...de tels textes écrits dans les langues
contact avec la religion islamique.
ments de l'Islam. Dans cet effort pour vivre d'Afrique occidentale étaient généralement
l'idéal islamique, nombre d'Africains tradi¬ Autre exemple d'emprunt d'une institu¬ de simples parallèles d'originaux plus impor¬
tionnels apprirent à prier avec leurs compa¬ tion : la Tariqa (confrérie soufie). La pré¬ tants et prestigieux dans les langues spécifi¬
gnons musulmans, ou à affronter Allah dans sence de confréries soufies eut des consé¬ ques de pouvoirs et de cultures donnés ».
la solitude. Dans leur désir d'obtenir les quences décisives sur l'histoire de nombreu¬ Mais indépendamment des limites de cette
faveurs de leur Créateur, ils apprirent alors à ses sociétés au sud du Sahara. Les études, nouvelle technique de conservation intellec¬
répondre aux enseignements du Coran. de plus en plus nombreuses, consacrées aux tuelle, il ne fait pas de doute qu'un tel déve¬
guerres islamiques en Afrique, au sud du loppement a eu une influence décisive sur
Quant aux institutions, on peut dire que la
Sahara, attestent ce rôle important que l'univers social de l'Africain traditionnel.
religion de l'Islam a introduit plusieurs chan¬
jouèrent les fidèles des confréries soufies.
gements dans la vie africaine. L'arrivée d'un
savant musulman dans une communauté Dernière contribution de l'Islam envisagée
africaine entraînait le plus souvent la créa¬ ici : l'adoption réussie de l'écriture arabe
tion d'une madrasa (école coranique). Cette pour la réduction des langues africaines à
l'écriture. Cet apport culturel arabo- SULAYMAN S. NYANG, éducateur gambien,
nouvelle institution remplaça, peu à peu, ou
est actuellement professeur d'administration au
co-exista avec les centres traditionnels islamique est loin d'être insignifiant : il a per¬
Centre d'études africaines de la Howard Univer¬
d'éducation ; ainsi les étudiants du profes¬ mis la naissance d'une forme limitée de « lit¬
sity à Washington D.C. Il est l'auteur de nom¬
seur coranique se familiarisaient-ils lente¬ térature » chez un grand nombre de popula¬ breuses études relatives aux problèmes islami¬
ment avec la culture islamique du nord et du tions musulmanes du Soudan occidental. ques, africains et du Moyen Orient, notamment
nord-est. « Islam in the USA ». Une version plus longue de
Les premières productions de cette nou¬
cet article a été présentée au Séminaire internatio¬
A côté de l'école coranique, il y avait velle technique importée de conservation nal sur l'Islam, organisé par l'Organisation de la
d'autres types d'institutions, d'autres for¬ intellectuelle furent les épîtres et les com¬ Conférence islamique et qui s'est tenu au Siège
mes d'emprunt culturel. En pénétrant pro mentaires écrits par les ulémas (professeurs) de /'Unesco, à Paris, en décembre 1980.
33
L'éthique du savant
par Mohammed Allai Sinaceur
ble, quelle récompense pour le désir de alphabétisaient dix enfants musulmans. Et la C'est qu'en fait l'originalité de l'Islam ne
savoir, quel accomplissement pour l'obliga¬ Suffah, mosquée construite à l'arrivée du réside pas seulement dans la place excep¬
tion de connaître ! « Moïse lui dit : Puis-je te Prophète à Médine, aux premiers jours de tionnelle qu'il réserve au savoir ; elle con¬
suivre, que tu m'enseignes un peu de ce l'Hégire que nous commémorons, fut le pre¬ siste dans la recherche, la quête ininterrom¬
qu'on t'a enseigné sur le vrai chemin ? » mier établissement où s'enseignait « Le pue d'un savoir toujours perçu et défini
L'idée de chemin renvoie au concept Livre et la Sagesse ». comme bien et patrimoine commun, que
moderne de méthode. Mais ici, la méthode personne n'est autorisé à accaparer. Rien de
Un tour d'esprit qui associe la foi et le
demeure un chemin, non la recette qu'on savoir sans limiter la connaissance à la révé¬ plus étranger à l'Islam qu'une réglementa¬
applique automatiquement, qui est une tion limitant l'usage des connaissances ou
lation ni l'asservir à ses buts, à supposer
matrice de solution, mais la voie qu'on suit, restreignant leur circulation, les soumettant
qu'elle en ait qui s'en distinguent, telle est la
où l'on est guidé, vers laquelle on demande ainsi aux règles du jeu qui prévalent quand
manière originale dont l'Islam sauvegardait
si l'on peut être guidé. Le Maître, notre la référence transcendante et humaine de on favorise une information scientifique et
« esclave », répondit : « Tu n'auras pas technique de plus en plus subordonnée aux
toute connaissance. La logique inhérente à
assez de patience avec moi. Comment exigences du marché, au profit et à la renta¬
la foi enseigne que « le vrai se distingue du
serais-tu patient devant ce que tu ne com¬ bilité.
faux », mène « des ténèbres aux lumières »,
prends pas ? » Apprendre, c'est être
exprime les droits de Dieu et les droits de Or, que le savoir soit conçu pour la société
patient. On n'apprend rien dans la précipita¬
l'homme, la religion et la science, d'où dans son ensemble, voilà qui oblige tout
tion. Apprendre, c'est suspendre pour un
découle l'étrange propriété de la racine savant à communiquer la science à celui qui
temps son jugement. Mais le Maître ne
« ilm » qui commande le verbe savoir et ses la recherche ; qu'il représente un désir légi¬
refuse pas d'enseigner, et le disciple ne
dérivés, qui lui permet de s'épanouir à tous time, voilà qui autorise un prophète lui-
dédaigne pas de suivre. D'un côté, comme
les niveaux, de s'étendre à toutes les discipli¬ même à demander : « Seigneur, accrois ma
de l'autre, la relation éducative est préservée nes. science » ; que le savant soit digne d'être)
non pas dans la hiérarchie, mais dans la dif¬
férence des pôles. Moïse dit alors : « Si Dieu
veut, je serai patient et ne te désobéirai
pas ». Bien que Moïse soit prophète et
sache ce que de Science divine il peut
savoir, on lui répondit : « Si tu me suis, ne
me questionne sur rien sans que je ne t'en
parle le premier ». Apprentissage de
l'écoute ? Oui, mais aussi et surtout exercice
de la vertu du silence. Le silence est une
35
-respecté, c'est l'objet de cette question tredit le savoir rend suspect le savoir lui- l'homme, lieutenant de Dieu sur terre,
coranique : « Sont-ils égaux ceux qui savent même. Cette conviction, devenue populaire, réceptacle de la révélation et responsable,
et ceux qui ne savent pas ; » ? qu'il soit s'exprime dans l'adage : « Un savoir inappli¬ devant Dieu, de la Nature comme de lui-
digne d'être écouté, c'est ce que commande qué est comme un nuage sans pluie ». Bien même, puisqu'il a accepté l'honneur terrible
le Coran : « Si vous ne savez pas, demandez que le savoir soit souvent exalté pour le plai¬ de cette mission devant laquelle « les mon¬
à ceux qui savent ». sir qu'il procure, il doit être néanmoins utile, tagnes elles-mêmes ont reculé ».
au sens le plus large, lié aux besoins spiri¬ Mais le savoir est aussi indissociable de la
De plus, qui dit savoir dit d'abord proces¬
tuels, intellectuels ou matériels de l'homme, formation, de la paideia grecque. Les
sus d'apprentissage illimité, possibilité
étant bien entendu que la réciprocité entre notions de i/m (savoir/science) et de adab
d'amélioration et de perfectionnement sans
les éléments divers est constitutive de (formation humaniste ou morale) restent
borne. On tend moins à spéculer sur la
nature du savoir, à développer une science l'esprit même de l'Islam qui associe, sans les toujours en rapport, comme l'indique la
de la science, qu'à donner à celle-ci son sta¬ confondre, l'éducation profane adab al- signification de leurs dérivés : ta'lim, ta'dib,
tut de réalité performative, plus importante dunia) et l'éducation religieuse (adad respectivement éducation dont résulte la
al- din). connaissance, formation comme savoir sans
pour ce qu'elle vise que pour ce qu'elle est,
pour les transformations et les changements La science et la technique doivent être défaut et élégance morale. Au total : con¬
qu'elle opère que pour sa nature. Telle est la éclairées par une raison pratique, et s'accor¬ naissance sûre et sens élevé des rapports
source de la relation fondamentale établie der à la destinée humaine, à ce qui préserve sociaux, combinaison raffinée de ce qui est
entre le savoir et l'agir. Une action qui con le patrimoine confié à la sauvegarde de dû à Dieu et de ce qu'exige la vie ici-bas. Ou
¡6
bien encore : ce qu'il faut pour l'épanouisse¬ l'immense mouvement de circulation des d'un acte de piété. Aussi la madrasa, tout en
ment intégral de la personnalité morale et savants, l'effort vers la Science, l'appétit permettant de résoudre les problèmes maté¬
intellectuelle. d'apprendre et de comprendre, qui, à la dif¬ riels de l'étudiant (subsistance et logement),
férence de l'effort de la Renaissance, se dis¬ de garantir un salaire aux enseignants, reste-
En effet, le alim, le « savant », est d'abord
tinguait bien de l'appétit de conquérir t-elle une institution qui concilie l'interven¬
l'homme indispensable à la formation avant
l'espace, de faire reculer, par des voyages tion de l'Etat avec l'autonomie des établisse¬
d'être un expert. La connaissance ne se
devenus des expéditions, les bornes mêmes ments, ainsi qu'avec la liberté pédagogique
réduit pas à l'information, livresque ou
du Monde. Le savoir alors n'était pas et scientifique de l'enseignement. Le
autre. Et l'éducateur apparaît si responsable
l'affaire des Conquistadores. Il était encore symbole en est la Mosquée. Elle est connue
du projet éducatif de la cité que le Coran
savoir exigeant la fréquentation d'un maître. depuis le début de l'Islam pour ce rôle, et ses
l'exempte de partir en guerre ; qu'il incarne
L'autodidacte n'était pas encore apprécié. « cercles » (halqa) ont continué, depuis
pour le musulman un idéal qui élève l'éduca¬
Le mot tashif signifie falsification ; son éty- l'enseignement du Prophète, à être ces cer¬
tion et la connaissance au rang d'une éthi¬
mologie nous renvoie à « Sahifa », page cles de connaissance naguère encore pré¬
que et d'une esthétique sociales, si bien
d'un livre, et par suite, à celui qui, utilisant sents à Al-Azhar (Le Caire), à la Zeïtonna
qu'un auteur du XIIe siècle dit qu'une « con¬
un terme directement pris d'une Sahifa, ris¬ (Tunis), à la Qarawiyyine (Fès), dans les
naissance sans éducation est comme du feu
que de l'utiliser mal à propos. L'apprentis¬ zaouias rurales, sans oublier les mosquées
qu'aucun bois ne nourrit », que I'« adab
sage purement livresque était donc peu de quartier où se dispense toujours un ensei¬
sans connaissance est comme un esprit sans
apprécié, dans toutes les sciences. Toute gnement religieux. La continuité de ces cer¬
corps ». Il doit être lui-même un exemple aventure de connaissance devient ainsi un cles, où le savant confirmé côtoyait l'étu¬
vivant de ce qu'il transmet, engagé dans ce
itinéraire spirituel qui fait de la génération diant et l'artisan curieux, tous réunis dans
qu'il enseigne, responsable du changement
des savants un corps solidaire dans l'espace une quête commune de savoir, n'empêchait
social dans la mesure où il est capable de se
et dans le temps et qui, surtout, explique pas la différenciation des institutions. En
changer lui-même. On comprend alors que
pourquoi la méthode d'apprentissage est effet, si professeurs et étudiants se réunis¬
la sagesse populaire ait conservé dans sa
restée, dans l'Islam, beaucoup plus un che¬ saient d'abord dans les mosquées, la
mémoire l'idée que la science sort de la bou¬
minement de l'esprit qu'une simple procé¬ madrasa proprement dite ne fut instituée
che des hommes, entendons qu'elle exige la
dure technique ou intellectuelle. qu'au 5e/Xle siècle. Mais, on assiste entre
garantie de l'homme accompli, parfait,
Les traités consacrés aux devoirs de temps, à la création des maisons de la
digne de servir d'exemple. On comprend
l'enseignant et de l'enseigné dont on trouve sagesse ; la première remonte à Mu'awiya
surtout que l'éducation n'est pas un appren¬
l'exemple chez al-Gazali, un contemporain dont le règne commence, avec la mort de
tissage plus ou moins studieux et appliqué,
de l'enseignement institutionalise, codifient Ali, en 40/661, et dont on nous dit qu'«il
mais une socialisation, un apprendre à vivre
consacrait beaucoup de temps à la lecture ».
et à être qui ne se satisfait pas de combattre une déontologie d'autant plus significative
que l'enseignement échappait, en fait, à Maisons de la sagesse, bibliothèques, ou
l'ignorance, mais qui rectifie l'esprit, le
toute pesanteur administrative. L'ensei¬
observatoires, se multipliaient, concrétisant
forme à la sérénité, lui épargne le tourment
gnant traitait ses enseignés comme ses pro¬ l'élargissement de l'horizon scientifique de
de l'inquiétude, les divagations de l'âme.
l'Islam, diversifiant le savoir et suscitant des
C'est en se sens qu'Ibn-Hazm, cherchant un pres enfants, éprouvait dans son métier la
joie d'apprendre et la communiquait. La dis¬ spécialités, sans jamais rompre le pont entre
but que tout le monde s'accorderait à appré¬
tinction précise entre les fonctions intellec¬ les sciences les plus variées. Telle maison de
cier et à viser, n'en trouve qu'un : chasser
la connaissance, gérée par un chi'ite et diri¬
l'inquiétude, ou comme le dit le Coran, tuelles et les charges administratives per¬
gée, pour les études, par un hanafite, pour¬
retrouver la tranquillité, la sérénité et la paix. mettait un enseignement autonome et sou¬
ple, où l'on ignorait la plaie de l'échec et res¬ vue d'une bibliothèque, permettait surtout
Le savoir ne s'oppose pas seulement à
des rencontres interdisciplinaires. De telles
l'ignorance, mais à la stupidité, à l'impa¬ pectait le rythme d'apprentissage et le déve¬
rencontres s'organisaient aussi dans le cadre
tience et à la déraison (humq) ; il est, loppement de la maturité intellectuelle pro¬
des Majalis Al-Nazar, conseils scientifiques
comme l'enseigne un traité conservé dans pre à chacun. En revanche, l'enseigné devait
auxquels participaient des jurisconsultes de
un manuscrit du début du XIVe siècle consa¬ méditer les questions posées, car selon le
tafdil (cité plus haut), des questions bien
toutes les écoles de droit, des théologiens et
cré à la supériorité de la connaissance sur
des traditionnistes du plus haut niveau.
l'intellect (Fi tafdil al-'ilm ala - l'aql), bien posées ne sont pas toute la solution mais
plus qu'un maîtrise « scolaire et intellec¬ déjà sa moitié ; il devait être déchargé de
En revanche, parmi les lieux d'enseigne¬
tuelle », une intelligence éclairée et sereine. tout autre souci que celui de l'étude, et avait ment spécialisés, il faut surtout citer la
droit, à cet égard, à la sollicitude sociale ; il
madrasa où dominait l'étude du droit (fiqh).
On comprend enfin cette tendance pro¬ devait éviter toute controverse stérile et
Madrasa, en effet, est le lieu de dars, de la
fonde de l'éducation islamique à considérer toute précipitation à juger dans les questions leçon de droit. A l'origine, ce lieu était le
le mode de transmission du savoir autant
contestées ; savoir conduire la discussion
Masjid, c'est-à-dire « La Mosquée -Ecole »
que son contenu, attitude qui donne toute des opinions divergentes, éprouver la force
ou mosquée collège. Mais à la différence de
son importance à la relation entre le maître des arguments et développer l'esprit dialecti¬
la madrasa, le masjid n'était pas une institu¬
et le disciple en tant que composante essen¬ que ; savoir rapporter la connaissance à sa
tion qui pourvoyait au logement et à la sub¬
tielle dans la transmission des traditions et valeur sur le plan de l'action ; ne point se sistance des étudiants.
leur consignation dans des livres. D'où, l'ori¬ laisser décourager par les difficultés inhéren¬
ginalité de cette « agrégation » accordée tes à l'étude et respecter le maître qui le res¬ Mais, de façon plus générale, comme tout
pour l'autoriser à enseigner par un savant à pectait comme son propre enfant. lieu de prière pouvait être un lieu d'enseigne¬
son disciple : Yijaza. Ce n'est pas une attes¬ ment, un machhad pouvait être un lieu
En résumant d'un mot l'éthique pédagogi¬
tation institutionnelle, mais personnelle. d'enseignement, comme tout lieu saint,
que de l'Islam, on peut dire qu'elle exige le
Ainsi, c'est la savantissime Zeinab, fille de tombe d'un personnage pieux, ou lieu de
dialogue. C'est une conversation parfaite
Kamal al-Dine Ahmed, fils de Abderrahim al- pèlerinage. Il en est de même des zaouias,
entre maître et disciple, parce que tout ce
Màqdisi, qui livra cette agrégation au voya¬ centres d'étude, sous l'égide d'une confré¬
que dit l'un reçoit sa nuance, son timbre, par
geur tangérois Ibn Battuta en 726/1325, à rie, et dont la présence dans les campagnes
une stricte présence de l'interlocuteur. La
Damas. A l'origine, Yijaza était seulement les plus reculées a permis au monde rural,
transmission du savoir ne peut alors que
nécessaire pour l'enseignement du hadith aux régions les plus arides et les plus dému¬
gagner en finesse critique et douer les ques¬
(traditions du Prophète) qui exigeait, pour nies, d'être reliés par un réseau de savoir, de
tions débattues de cette atmosphère qui est
l'attribution d'un propos au Prophète, la bibliothèques, qui explique le fait dont on
le lieu réel de l'entretien et qui en fait un des
connaissance d'une chaîne de garants, de s'étonne encore qu'il y avait moins
plus beaux agréments du monde.
transmetteurs sûrs. Toutefois, on devait d'analphabètes avant la colonisation
préciser les voies de transmission et les tra¬ Cette éthique suppose un monde où il y a qu'après. Qu'il suffise de citer, dans le Sud
ditions concernant d'autres ouvrages dont il place pour tout, y compris pour la poésie qui Marocain, la célèbre Zaouia de Tamagrout,
existait plusieurs versions, comme le livre n'a pas seulement une valeur récréative. dans le Mali le cercle animé par Ahmed Baba
fondamental de Malik, al-Muwatta. La C'est pourquoi l'institution des madrasas (à à Tombouctou, ou plus simplement, des
nécessité d'une méthode d'attribution de l'origine, centre pour l'étude du droit), dara (écoles) du Sénégal. On y apprenait le
livres à leurs auteurs permit la généralisation comme réseau de transmission du savoir Coran, le droit, la tradition, l'adab, la gram¬
de la chaîne d'appuis pratiquement à tous donne à cet enseignement une assise insti¬ maire, la logique, le calcul. Car même les
les ouvrages importants. Il ne suffisait guère tutionnelle, sans le priver de sa finalité pro¬ institutions spécialisées ne pouvaient
de puiser le savoir dans les livres. Il fallait pre. La naissance des madrasas ne satisfait accueillir que des étudiants déjà formés,
pouvoir prêter l'oreille aux suggestions et pas les exigences d'une idéologie d'Etat. Elle connaissant leurs humanités, leur gram¬
aux conseils du savant en personne. D'où reste une fondation résultant avant tout maire. ^>
37
"- L'étudiant pouvait aussi bien être l'enfant
qu'on initie à la vie religieuse et sociale,
l'artisan de la ville. Il pouvait être un faqih
potentiel ou déjà un compagnon de profes¬
seur. Le professeur, moudarris, est d'abord
un connaisseur de la loi. Il est assisté par un
na'ib, professeur remplaçant, et par un répé¬
titeur. Son cours est soit une initiation soit
38
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L 'Hégire
par Hakim Mohammed Said
TOUTES les grandes nations de la terre, biens, quitter leurs parents et amis, rompre D'un point de vue historique, cependant,
celles qui ont laissé une trace pro¬ leurs liens économiques et commerciaux et l'Hégire du Prophète (septembre 622 ap. J.-C)
fonde et durable dans l'histoire et la renoncer à tous les privilèges dont ils jouis¬ marqua un tournant dans sa mission et une
saient en tant qu'habitants de la cité la plus révolution dans l'Islam. Le mouvement isla¬
civilisation, ont créé leur propre calendrier,
déterminant le début, la durée, les subdivi¬ prospère et la plus prestigieuse du nord de mique prit une forme nouvelle et se consti¬
l'Arabie pour s'installer dans une ville où la tua en communauté autour d'un seul chef.
sions et les dates importantes de l'année.
vie matérielle ne s'annonçait pas sous les A la Mecque, Muhammad était un citoyen
Le calendrier musulman commence à la
meilleurs auspices. comme les autres ; à Médine, il devint le
date de l'Hégire (Hijra), départ du prophète Prophète, guide d'une communauté. A la
Muhammad de la Mecque pour Médine. Le La migration fut donc motivée par une Mecque, il devait se contenter d'opposer
mot arabe Hijra veut dire « migration», mais, notion nouvelle, révolutionnaire : celle du une résistance plus ou moins passive à
du fait de son association avec le Prophète, sacrifice consenti pour une noble cause, l'ordre établi ; à Médine, il organisa une
il est investi d'une signification beaucoup pour préserver le message de Dieu et le société religieuse. Bref, l'Hégire du Prophète
plus large et plus profonde. On l'a parfois transmettre à l'humanité à partir d'une base donna une forme explicite à ce qui était resté
traduit par «fuite» ou «refuge» ; c'est un plus sûre. jusqu'alors implicite. Elle ouvrit une nouvelle
tort, car il évoque surtout la rupture des liens ère dans l'histoire de l'Islam.
de parenté ou d'association. A cette signifi¬ Cet esprit de sacrifice qui présida à
l'Hégire est évoqué dans de nombreuses C'est à cause de cette importance histori¬
cation préislamique, l'Islam a ajouté l'idée de
«rupture des liens de parenté pour l'amour «traditions» du Prophète et de ses compa¬ que de l'Hégire, parallèle à sa signification
de Dieu». gnons. L'un d'entre eux s'exprime de la conceptuelle, que, sous le règne du
façon suivante : «J'ai quitté ma famille et deuxième calife, Omar Ibn al-Khattab,
Le Prophète a commencé sa mission en abandonné mes biens pour l'hégire sur la lorsqu'il s'agit d'adopter un calendrier
610 après Jésus-Christ, année où il reçut la voie de Dieu». Un autre dit : «Nous sommes musulman distinct, les compagnons du Pro¬
première révélation sur le mont Hira, non partis pour l'hégire avec le message de Dieu phète décidèrent à l'unanimité de faire de la
loin de la Mecque. Il eut tôt fait de gagner à
afin de plaire à Dieu, le Très Saint et le Très date de l'Hégire le point de départ de ce
sa foi un groupe de partisans peu nombreux, Haut». calendrier. C'est cette date qu'ils choisirent,
mais fervents. Avec le temps, la nouvelle
et non celle de la naissance du Prophète ou
religion fit de plus en plus d'adeptes et sus¬ Quand un musulman quitte son foyer uni¬
celle de la première révélation. Muhammad
cita l'opposition des Mecquois, en particu¬ quement pour plaire à Dieu, il acquiert une voulait non seulement prêcher la Foi, mais
lier de l'oligarchie qui contrôlait la vie écono¬ grande force d'âme qui lui permet de sur¬ aussi la mettre en pratique, et ce fut l'Hégire
mique de la cité. monter toutes les difficultés matérielles et
qui le lui permit. Dans toute l'histoire de
spirituelles qu'il rencontre. Si le croyant ne
Peu à peu, cette opposition se développa l'Islam, aucun événement ne peut se compa¬
se dépouille pas du mal en même temps que
et se durcit ; après treize années de prédica¬ rer à l'Hégire, que ce soit sous l'angle de
tion et de lutte continuelles, le Prophète dut
de ses possessions, son hégire est vaine. A
l'importance historique ou du retentisse¬
se rendre à l'évidence : la Mecque, sa ville celui qui lui demandait quelle hégire était la
ment idéologique, social, politique et cultu¬
meilleure, le Prophète répondit : «La meil¬ rel.
natale, restait sourde à son appel.
leure hégire est la dénonciation de ce qui
C'est alors qu'il décida de partir avec ses déplaît à Dieu».
compagnons pour Médine, dont les habi¬ HAKIM MOHAMMED SAID, de nationalité
tants lui avaient promis de l'aider dans sa Aussi les érudits de l'Islam voient-ils dans
pakistanaise, est conseiller en médecine tradition¬
mission. L'Hégire était son seul espoir. Ce l'hégire deux aspects : l'intérieur et l'exté¬ nelle islamique au Ministère de la santé du Pakis¬
fut toutefois un choix difficile. Partir impli¬ rieur. L'hégire intérieure consiste à renoncer tan. Président de la Hamdard National Founda¬
quait, pour la jeune communauté musul¬ à toutes les mauvaises tentations du soi, et tion à Karachi et rédacteur en chef de la revue
LE CALENDRIER ISLAMIQUE
« Il a fait du soleil une clarté, et de la lune une Mois de la semaine Mois de l'année
lumière et il lui a fixé des phases pour que vous Yawm al-Ahad (dimanche) Muharram
sachiez compter les années et calculer les dates ». Yawm al-lthnain (lundi) Safar
(Le Coran, X, 5) Yawm al-Thalatha (mardi) Rabil
ou, plus simplement, al-Madina : Nouvel An islamique revient plus souvent que le Nouvel An correspond à Yawm al-Djum'a 1 Muharram 1402 de l'ère
« la Ville » (voir légende page 16). chrétien ; il tombe en une saison différente tous les 32,5 ans. musulmane, prochain Ra's al-Sana (Nouvel An islamique).
Photo © Musée d'art islamique, Berlin-Ouest
Preussischer Kulturbesitz, Staatliche Museen
43
L'âge d'or scientifique
par Abdul-Razzak Kaddoura
de l'Islam
« Oui, dans la création des deux et de la LA science représente l'aspiration de Le vocabulaire contemporain comporte
terre, dans l'alternance de la nuit et du jour, l'homme à comprendre par lui-même d'autres traces évidentes des mathémati¬
il y a des signes pour les intelligents. le monde qui l'entoure et sa propre ques arabes : le mot « algèbre » vient de
Debout, assis ou couchés, ils se souvien¬ nature. Les Musulmans ont toujours sou¬ l'arabe « al-jabr », qui signifie la restauration
nent de Dieu, ils méditent la création des tenu que, loin d'entraver cette aspiration, de quelque chose d'incomplet. Cette disci¬
cieux et de la terre : Seigneur, tu n'as pas leur foi l'encourageait expressément et la pline mathématique a été perfectionnée par
créé en vain. Gloire à toi. Garde-nous du guidait. les Musulmans.
Hardy, la mathématique est un jeu esthéti¬ mot arabe (signifiant « chose ») utilisé à
que de la pensée logique. Elle est donc pro¬ l'origine dans les textes musulmans sur
che de la musique, qui cherche à produire l'algèbre.
des agencements esthétiques de sons, de La trigonométrie, autre branche impor¬
mots, de couleurs, etc. Directement liée à tante des mathématiques est, pour l'essen¬
leur pratique de l'art et de l'architecture, de tiel, une création des Musulmans. Le mot
la poésie et de la musique, cette quête de « sinus », qui désigne la principale fonction
l'harmonie mathématique abstraite avait de trigonométrique, est une traduction directe
quoi séduire les Musulmans. du mot arabe « jayb ». Nombre de rapports
Parmi les nombreux progrès dont l'huma¬ trigonométriques de base sont dus à des
nité leur est redevable, les mathématiciens mathématiciens arabes.
musulmans ont perfectionné le système Sur la base des acquis grecs, l'héritage
d'expression des nombres fondé sur l'ordon¬ d'Euclide en particulier, les Musulmans ont
nancement des chiffres et surtout, utilisé la
beaucoup fait progresser la géométrie. L'un
notion de zéro et son symbole. Ce sont là des esprits les plus éminents dans ce
des fondements de notre système de numé¬
domaine encore que cet aspect de son
ration.
génie ne soit pas le plus connu fut Omar
Il va sans dire qu'aucune grande décou¬ al-Khayyam. Autre grand géomètre arabe,
verte scientifique n'est jamais due à une Nasir al-Din al-Tusi a rédigé un commentaire
seule personne, ni même à une seule cul¬ des Eléments d'Euclide.
ture. La science et la technologie sont le
Comme presque tous les philosophes
fruit de ce que des générations d'hommes et
musulmans de renom, al-Tusi a aussi consa¬
de femmes de différentes régions du monde
n'ont cessé d'accumuler au fil des siècles ; cré une partie de ses écrits à la « philosophie
naturelle » qui comprenait à l'époque la
elles sont, en vérité, le patrimoine commun
de l'humanité. Newton lui-même, l'un des physique, la biologie et la géologie. Les tra¬
vaux des physiciens arabes se caractérisent
plus grands savants de tous les temps, disait
toujours par une grande attention aux princi¬
que s'il était en mesure de voir plus loin que
ses prédécesseurs, c'est parce qu'il était pes théoriques fondamentaux (qui témoigne
de leur admiration et de leur respect pour la
juché sur les épaules de géants. Cela dit, et
création divine)) et par une orientation prag¬
bien qu'il faille rendre hommage à ceux aux¬
¿ Le nilomètre de l'île de Roda, au Caire, matique (due à la nécessité de répondre aux ¡
quels ils ont fait des emprunts, notamment
| construit en 246/861 par le mathématicien les Babyloniens, les Indiens et les Grecs, ce
iô et astronome Ahmad ibn Muhammad al-
sont les Musulmans qui nous ont transmis
i Faraghani, sur l'ordre du calife abbasside
í al-Mutawakkil. Cette construction était les bases de notre système de calcul cette ABDUL-RAZZAK KADDOURA est sous-
® reliée au fleuve par trois tunnels ; la paternité leur est, jusqu'à aujourd'hui, uni¬ directeur général du Secteur des sciences naturel¬
3 colonne graduée, au centre, permettait de versellement reconnue à travers l'expression les et leurs applications au développement. Il était
°- mesurer les crues du Nil. " « chiffres arabes » précédemment recteur de l'Université de Damas.
45
*~ besoins des créatures de Dieu). A partir 3 fe>
d'une connaissance et d'une critique appro¬
fondies de la philosophie naturelle (physi¬
que) aristotélicienne, les hommes de science
musulmans ont entrepris de faire une étude
exhaustive de cette branche du savoir. La
-
mouvement en particulier, les savants ara¬
bes ont élucidé plusieurs mystères : mouve¬
ment des projectiles, notion de force
'. :
d'impulsion (qui est au centre de la physique
contemporaine et qui est due à Ibn al-
Haytham), perte de vitesse d'un corps freiné
par le milieu matériel dans lequel il se
déplace, chute des corps sous l'effet de la
pesanteur, variation de la force de l'attrac¬
tion gravitationnelle entre deux corps en
fonction de leur distance, etc. Sur tous ces
points, et sur bien d'autres encore, trop
nombreux pour être cités ¡ci, les travaux des
savants arabes ont ouvert la voie à la grande
révolution scientifique qui allait commencer
avec Galilée et atteindre son apogée avec
Newton.
46
%j j^jilWU^idkiW
Ce tableau arithmétique, â droite,
est un détail d'un manuscrit du
6e/XM« siècle, intitulé Al Bahir fi ilm
al-Hisab (Le Livre lumineux sur
l'arithmétique) et rédigé par le
mathématicien, médecin et philoso¬
phe al-Samaw'al Ibn Yahia al-
Maghribi, mort à Moragha vers
575/1180. Il s'agit d'un système de
nombres qui nous donne, sous
forme d'un tableau triangulaire, le
développement du binôme (a + b)m,
m étant un exposant entier positif.
En bas, à droite, le même tableau,
dit en Occident "Triangle de
Pascal", du nom du célèbre mathé¬
maticien et penseur français Biaise
Pascal qui l'a redécouvert au XVIIe
siècle et qui passa longtemps pour
son inventeur. Dans ce manuscrit
48
I
>
E'
g
Cape
spécialement
tissée pour
le roi Roger II
de Sicile à l'occasion
de son couronnement
en 525/1130, quelque
quarante ans
après la fin du règne
musulman, long de deux siècles,
sur l'île.
Les bords arrondis sont ornés
apportées sous l'angle de la science, de l'art que qui extrait de l'or du ventre de la produiront, par la seule loi du nombre, beau¬
de soigner ou du service social serait une nature ». coup de grands scientifiques, tel le profes¬
gageure. Soulignons cependant que l'Islam Bien que l'alchimie ne doive pas être assi¬ seur Abdus Salam, prix Nobel de physique
possède une riche tradition qui inculque au milée à une protochimie, elle est indissocia¬ 1979, premier savant musulman à avoir
ble de l'histoire de la chimie. Etudiée par les obtenu cette distinction.
croyant un code de conduite individuelle et
collective propre à assurer la santé. Le Coran Musulmans depuis les premiers temps, la Pour leur part, les pays islamiques com¬
et les hadith du Prophète contiennent de chimie a surtout progressé grâce à Jabir Ibn prennent de mieux en mieux que la renais¬
nombreux préceptes concernant l'hygiène Hayyan (aussi connu sous le nom de Geber), sance de l'Islam est liée à un renouveau de la
personnelle (ablutions, préparation à la philosophe, médecin et alchimiste, qui a science et de la technologie au sein de
prière), les habitudes alimentaires (« Chez vécu au deuxième siècle de l'Hégire (8e siè¬ YUmma (la communauté islamique). Ils gar¬
notre peuple, dit un hadith, on ne mange cle de l'ère chrétienne) et rédigé un grand dent en mémoire ce hadith du prophète :
pas avant d'avoir faim, et on s'arrête de nombre d'ouvrages, dont Kitab al-Sab'in (le « La fin de cette communauté n'adviendra
manger lorsqu'on n'a plus faim), l'exercice livre des soixante-dix) et Kitab al-mizan (le
que par ce qui a fait advenir son commence¬
physique (« Apprenez à vos enfants à nager, livre de l'équilibre). ment ». Aussi les pays musulmans sont-ils
à tirer à l'arc et à monter à cheval, dit un Muhammad ibn Zakariyya al-Razi, autre résolus à uuvrer individuellement, mais
autre) et beaucoup d'autres pratiques de grand chimiste musulman, était aussi un aussi collectivement, et en coopération avec
nature à former un esprit sain dans un corps médecin hors pair. C'est lui qui a eu l'idée de toutes les autres nations, pour le développe¬
sain. ment de la science et de la technologie. Ils
classer les substances en trois catégories
Deux, pratiques sociales méritent une minérales, végétales et animales. Il a fait ont récemment créé la Fondation islamique
mention particulière. L'une est la fourniture beaucoup progresser l'étude de plusieurs pour la science, la technologie et le dévelop¬
de drogues médicinales et autres par le dro¬ procédés chimiques, celui de la distillation pement, dont le Directeur général est un
guiste (al-attar), qui faisait souvent fonction notamment. Il aurait été le premier à extraire eminent homme de science, M. Ali Kettani.
d'auxiliaire médical (rôle qu'il partageait de l'alcool de substances fermentées et à Si le budget de cette fondation est encore
avec le barbier). L'autre est l'institution très l'utiliser à des fins médicales. Le mot alcool modeste (50 millions de dollars), une frac¬
importante du bain public (al hammam), lieu est d'ailleurs d'origine arabe ; il pourrait tion non négligeable de celui du Fonds isla¬
de rencontre qui était à la fois un club venir de Kühl (kohl) ou de al-gaoul (men¬ mique pour le développement, qui totalise
(réservé alternativement à chacun des deux tionné dans le Coran et désignant probable¬ deux milliards de dollars, sera utilisée,
ment la substance enivrante contenue dans comme il a été annoncé à la Conférence de
sexes), une grande salle de bains et un havre
où ceux qui traversaient une période de ten¬ le vin). Taïf en janvier 1981, au service de la science
sion physique ou morale venaient chercher et de la technologie. Sur la voie de ce renou¬
Il faut bien reconnaître que la science isla¬
la détente du corps ou de l'esprit. A cet veau, Jes Musulmans récitent avec ferveur
mique d'aujourd'hui ne peut soutenir la
les versets divins :
égard, il est intéressant de noter que, selon comparaison avec son prestigieux passé.
une coutume qui n'a disparu que récem¬ « Dis : Seigneur, fais-moi entrer avec justice
Certes, c'est là une situation regrettable
ment, les femmes relevant de couches et sortir avec justice et donne-moi de ton
(pour les Musulmans comme pour le monde
allaient au hammam, entourées de leurs pouvoir, de ton secours. »
en général), mais il ne faudrait pas brosser
parents et amis, pour fêter l'événement et se (Coran, XVII, 80).
un tableau trop sombre de la science et de la
Abdul-Razzak Kaddoura
purifier. technologie de Dar-al Islam (le Domaine de
La notion de naissance sous-tend les tra¬ l'Islam). N'oublions pas les innombrables
vaux des alchimistes arabes pour qui, scientifiques et ingénieurs musulmans qui
d'après ce que dit Seyyed Hossein Nasr travaillent ou reçoivent une formation dans
dans son livre intitulé Islamic Science, tous les pays du monde islamique. Il est cer¬
« l'alchimie idéale est une sorte d'obstétri tain que la génération actuelle et la suivante
49
Ill)
.4
Ummat al-ilm : pour une
renaissance de la science
dans le monde islamique
par Abdus Salam
Construit par le prince indien Jai Singh AU cours des âges, l'homme a médité « qu'un rayon lumineux traversant un corps
au 12e/XVIIIe siècle, l'observatoire de sur la nature, tenté d'en découvrir emprunte la voie la plus rapide », anticipant
Delhi, â gauche, bien qu'imprégné des les lois et cherché à la maîtriser. le principe du Moindre Temps de Fermât. Il
éléments de l'astronomie hindoue, Le Coran, par de nombreuses injonctions et sut concevoir la Loi de l'Inertie, qui devait
reprenait surtout la tradition islamique des exemples empruntés aux phénomènes devenir la première loi de Newton. Il décrivit
dans ce domaine architectural, illustrée
naturels, prescrit aux croyants de l'Islam le processus de la réfraction en termes
par les grands observatoires de
cette double tâche de méditation (taffaqur) mécaniques en considérant le mouvement
Maragha (7°/XIII* siècle), Samarkand
et de maîtrise sur la nature (taskhir). d'une « particule de lumière » passant à tra¬
(9«/XV« siècle) et Istanbul (10"/XV
vers la surface de séparation de deux milieux
siècle). L'observatoire de Maragha, où
C'est pourquoi, cent ans à peine après la conformément au rectangle des forces
travaillaient vingt astronomes, venant
mort du Prophète, les musulmans se firent c'est la méthode que, plus tard, Newton
des quatre coins du monde islamique,
sous la direction du grand savant Nasir
un devoir, d'abord de maîtriser les sciences découvrit de son côté et perfectionna ».
al-Din al-Tusi, fut sans doute le premier alors connues et, plus encore, de s'assurer,
dans le domaine de la création scientifique, Al-Biruni (362/973-439/1048), savant pas¬
observatoire du monde, au sens strict
du terme. une suprématie qui devait durer plus de 600 sionné d'expériences comme son contem¬
ans.
porain Ibn al-Haytham, avait des concep¬
tions si post-médiévales, si modernes, qu'on
Dans sa monumentale introduction à
peut le comparer à Galilée, avec qui il par¬
Y Histoire des sciences, George Sarton divise tage l'honneur d'avoir découvert (mais il fut
l'évolution scientifique en « âges » d'une le premier) l'invariance des lois de la Nature.
durée d'un demi-siècle : à chacun de ces Quand on lit les commentaires d'al-Biruni
demi-siècles, il associe un personnage repré¬ sur la méthodologie scientifique, dans sa
sentatif. Ainsi les années 450 à 400 avant célèbre étude de la science indienne, ou sa
Jésus-Christ constituent, selon Sarton,
correspondance avec Avicenne au sujet du
l'Age de Platon. Suivent les demi-siècles caractère élémentaire des particules fonda¬
d'Aristote, d'Euclide, d'Archimède. Le VIIe mentales, on croit lire si frappante est
siècle de l'ère chrétienne est placé sous le l'originalité du mode de raisonnement
signe de la Chine avec Hsuang Tsang et le Ti des textes écrits de nos jours.
Jing, puis de 750 à 1100, c'est la succession
Qutb al-Din al-Chirazi (633/1236-710/-
ininterrompue des Ages de Jabir, Khwa-
1311) et son élève Kamal al-Din furent les
rizmi, Razi, Masudi, Wafa, Biruni, Omar al-
Khayyam Arabes, Turcs, Afghans, Per¬ premiers à expliquer l'arc-en-ciel ; ils mon¬
sans chimistes, mathématiciens, méde¬ trèrent aussi que la vitesse de la lumière est
inversement proportionnelle à la densité
cins, géographes, physiciens et astronomes,
appartenant tous à la culture et à la commu¬ optique (et non matérielle) du milieu, et que
nauté islamiques. C'est seulement après des lentilles hyperboloïdes évitent l'aberra¬
1100 qu'apparaissent dans Y Histoire de Sar¬ tion sphérique.
ton les premiers noms européens, comme De plus, n'oublions pas que ces hommes
Gérard de Crémone, et Roger Bacon ; ne se sont pas cantonnés au domaine de la
encore les honneurs sont-ils partagés pen¬ physique ; ils ont contribué tout autant,
dant un siècle et demi avec des hommes tels sinon davantage, au progrès de la médecine,
que Ibn Rushd (Averroes), Nasir al din al- des mathématiques, de la géologie, de la
Tusi et Ibn Nafis, précurseur de Harvey et de philosophie et de l'astronomie.
sa théorie de la circulation sanguine.
Les étonnantes percées scientifiques des
Les exemples qui suivent, empruntés au musulmans en cet âge d'or des 2e/Vllle,
domaine de la physique, qui est le mien, 3e/IXe, et 5<7Xle siècles peuvent s'expliquer
peuvent donner une idée du très haut niveau par trois raisons. Premièrement, et c'est
des recherches de ces savants musulmans. sans doute l'essentiel, ils obéissaient aux
commandements du Livre Saint et du Pro¬
S'écartant résolument de la science grec¬ phète. Le professeur Mohammed Aijazul
que, Ibn Sina (Avicenne, 370/980-428/1037) Khatib, de l'Université de Damas, fait obser¬
exposa que la « lumière est due à l'émission, ver que « l'on compte dans le Coran 250 ver¬
par la source lumineuse, de particules se sets d'ordre législatif ; il y en a environ 750
ABU AHMAD MOHAMMAD ABDUS
déplaçant à une vitesse finie ; il comprit la qui exhortent les croyants à étudier la
SALAM BIN HUSSAIN, du Pakistan, a reçu le
nature cinétique de la chaleur, de la force et Nature, à réfléchir, à utiliser au mieux leur
prix Nobel de physique en 1979 pour ses travaux
du mouvement ». raison et à faire de l'entreprise scientifique
sur l'interaction électromagnétique entre les parti¬
cules élémentaires. Professeur de physique théo¬ une partie intégrante de la vie de la commu¬
Son contemporain Ibn al-Haytham (Al-
rique au Imperial College de Londres depuis 1957, nauté ».
il est aussi le fondateur et le directeur du Centre
Hazen, 354/965-430/1039) un des plus
grands physiciens de tous les temps, célèbre La deuxième raison, liée à la première, est
international de physique théorique de Trieste,
patronné par /'Unesco. pour ses expériences d'optique, expliqua le statut que l'on accordait dans l'Islam aux J
51
A gauche, astrolabe persan
en cuivre jaune du 1WXVIIe
siècle. Les astrolabes
servaient â déterminer la
position des étoiles et le
mouvement des planètes,
pour calculer le temps, et
aussi comme instruments de
navigation. Connus avant
l'Islam, ils ont été
considérablement
perfectionnés par les
astronomes musulmans. A
droite, schéma d'un
manuscrit arabe (602/1205)
expliquant le
fonctionnement d'un
astrolabe.
- érudits et aux hommes de science (A/ims). nales et ethniques, mais surtout, à l'origine, breuses écoles. Les exposés systématiques
Le Coran souligne la supériorité de l'alim elle était extrêmement tolérante envers ceux qui en sont faits sont, dit-on, exhaustifs,
le détenteur du savoir : celui qui ne qui se situaient en dehors d'elle, et envers ceux qui les connaissent, nombreux, et ceux
possède point les attributs de la connais¬ leurs idées. Al-Kindi écrivait il y a onze cents qui les étudient innombrables... Allah sait ce
sance, comment serait-il son égal ? ans : « Il est donc juste que nous ne rougis¬ qui existe là-bas... Mais il est clair que les
sions pas de reconnaître la vérité et de la problèmes de physique n'ont aucune impor¬
Le prophète donne le noble titre d'« héri¬
recueillir à quelque source que ce soit. Pour tance pour nous dans nos affaires religieu¬
tiers des prophètes » aux pieux hommes du
qui sait le poids de la vérité, rien n'est plus ses. Laissons-les donc de côté ».
savoir, car ce sont eux qui peuvent reconnaî¬
tre les desseins d'Allah et en concevoir la précieux que la vérité ; jamais elle ne dépré¬
Aucune curiosité, apparemment, chez Ibn
cie ni n'avilit celui qui la recherche ».
sublimité. On ne saurait être plus explicite : Khaldoun, aucun regret non plus ; on ne
« la quête du savoir, de la science, est une Le déclin scientifique de l'Islam com¬
sent que de l'apathie proche de l'hostilité.
obligation pour tout musulman, homme ou mença après. 494/1100 ; vers 750/1350, il
C'est cette apathie qui a conduit à l'isole¬
femme ». Il prescrit ensuite à ses disciples était un fait accompli. Pourquoi ce recul des ment. La tradition d'al-Kindi, recomman¬
de chercher partout le savoir scientifique, pays musulmans ? Personne ne peut répon¬
dant de se procurer le savoir partout où l'on
fût-ce dans le lointain Cathay. dre avec certitude. On peut évidemment
pouvait l'obtenir et de l'améliorer, était bien
avancer des causes extérieures, les inva¬
Ce profond respect des sciences se tradui¬ oubliée ; les milieux scientifiques musul¬
sions mongoles par exemple, mais celles-ci,
sit notamment par le mécénat dont la mans n'ont pas cherché à entrer en contact
malgré leurs ravages, n'auraient dû provo¬
recherche scientifique bénéficia dans les avec l'Occident, où apparaissait la créativité
quer, semble-t-il, qu'une interruption scientifique.
pays arabo-islamiques. On pourrait appli¬
momentanée. D'ailleurs soixante ans après,
quer à la science ce que l'orientaliste H . À. R . Cinq siècles plus tôt, les musulmans
le petit-fils de Genghis Khan, Hulagu, fon¬
Gibb écrit à propos de la littérature arabe : étaient évidemment partis en quête de la
dait un observatoire à Maragha. A mon avis,
« Dans l'Islam plus qu'ailleurs, son épa¬ la mort de la science au sein de la commu¬ connaissance, d'abord auprès des colonies
nouissement dépendait de la libéralité et de helléniques et nestoriennes de Judishapur et
nauté islamique s'explique plutôt par des
la protection de ceux qui détenaient le pou¬ causes internes. de Harran, où l'on traduisait du grec et du
voir. Là où la société musulmane déclinait, syriaque. Puis, à Bagdad, au Caire et ail¬
Rien ne me fera mieux comprendre
(la science) périclitait. Mais aussi longtemps leurs, ils avaient fondé des instituts interna¬
qu'une citation d'Ibn-Khaldoun (732/1332-
que, dans telle ou telle capitale, des princes tionaux d'études supérieures (Beit-al-Hikma)
808/1406), illustre historien des sociétés,
et des ministres jugèrent agréable, profitable et des observatoires internationaux (Cham-
véritable génie dans son domaine. Voici ce
ou utile à leur gloire de protéger (les scien¬ siyya) où se retrouvaient des hommes de
qu'il écrivait dans sa Muqaddima (Prolégo¬
ces), la flamme resta vivante ». science de tous les pays.
mènes) : « Nous avons appris récemment
La troisième raison du succès de l'effort qu'au pays des Francs et au nord de la Médi¬ Au début du 7e/XMIe siècle, des centres
scientifique dans l'Islam a été son caractère terranée, les sciences philosophiques sont analogues avaient été mis sur pied en Occi¬
international. D'abord, la communauté très cultivées. Il paraît qu'elles sont de nou¬ dent, à commencer par Tolède et Palerme,
musulmane transcendait les frontières natio veau étudiées et enseignées dans de nom où l'on traduisait fiévreusement les textes
52
écrits en arabe, alors langue prestigieuse du pas à concevoir les liens fondamentaux qui renaissance scientifique. Il faut que nous
savoir scientifique. Ainsi, en Occident la existent entre la science et la technologie. donnions une formation scientifique vérita¬
flamme s'allumait à un feu qui brûlait haut et En 1213/1799 encore, quand Selim III finit ble à plus de la moitié de nos effectifs ; nous
clair en terre d'Islam, mais il n'y eut pas de par introduire en Turquie l'étude moderne devons nous attaquer aux sciences fonda¬
mouvement réciproque : la science dans le de l'algèbre, de la trigonométrie, de la méca¬ mentales et appliquées en consacrant de 1 à
monde musulman resta sans contact autre nique, de la balistique et de la métallurgie 2 % du PNB à la recherche-développement,
que superficiel avec l'étranger. en faisant appel à des instructeurs français un cinquième au moins des sommes ainsi
et suédois afin de rivaliser avec les fonde¬ dégagées allant aux sciences pures.
Cet isolement intellectuel n'a pas cessé
ries militaires européennes, il négligea de C'est ce qu'a fait le Japon à l'ère Meiji et
depuis l'époque d'Ibn Khaldoun, même aux
mettre l'accent sur la recherche fondamen¬ c'est ce qui est fait aujourd'hui d'une
temps des grands empires islamiques, ceux
des Ottomans, des Séfévides, des Moghols. tale dans ces disciplines, de sorte que la Tur¬ manière planifiée en Chine (le lointain
La nature encyclopédique même du savoir et quie ne combla jamais son retard. Cathay du Hadith du Prophète), avec des
de la science en Islam devenait une entrave, Aujourd'hui même, tout en reconnaissant objectifs bien définis dans les sciences spa¬
car toutes les études étaient concentrées que la technologie est la base de la prospé¬ tiales, la génétique et la biotechnologie,
dans des centres religieux, qui donnaient rité et du pouvoir, nous n'avons pas encore l'électronique, la physique des hautes éner¬
plus de prix à la tradition qu'à l'innovation. compris qu'il n'y a pas de raccourci pour y gies, l'agriculture, l'énergie thermonu¬
Non que les sultans et les shahs n'eussent parvenir, et que la science fondamentale, la cléaire, etc. Il est clairement reconnu que
recherche créative, doivent pénétrer notre toute science fondamentale est importante,
connaissance des progrès techniques
civilisation : c'est là une condition préalable que les explorations d'aujourd'hui préfigu¬
accomplis en Europe. Ils n'auraient pu igno¬
rer ni la supériorité envahissante des Véni¬ pour maîtriser la science appliquée. rent les applications de demain et qu'il est
tiens et des Génois dans l'art de la fonte des indispensable de rester à la pointe des
Comment remonter le cours de l'histoire
canons ni, en matière de navigation et de recherches. A cet égard, on peut rappeler
et, de nouveau, exceller dans les sciences ?
construction navale, les talents des Portu¬ que le PNB des pays arabo-islamiques
Si la plupart de mes remarques s'appliquent
gais qui dominaient les océans, y compris dépasse celui de la Chine, et que les ressour¬
au monde en développement dans son
tous ceux dont les pays islamiques étaient ces humaines n'y sont pas tellement plus
ensemble, c'est de la situation dans les pays
riverains et les routes maritimes du hadjdj. limitées.
musulmans que je voudrais principalement
Mais apparemment, ils ne comprirent pas J'ai parlé de protection et d'encourage¬
parler.
que les techniques navales des Portugais ment. Il est absolument nécessaire pour un
n'avaient rien de fortuit : elles avaient été A la lumière de l'expérience acquise il y a homme de sciences d'avoir dans son travail
scientifiquement élaborées et soigneuse¬ plusieurs siècles en Islam, à la lumière de un sentiment de sécurité et de permanence.
ment mûries depuis la fondation du centre celle d'autrui et conformément aux obliga¬ Comme tout être humain, un savant ou un
de recherche de Sagres par le prince Henri le tions que nous imposent le Livre Saint et le ingénieur ne donnera le meilleur de lui-même
Navigateur en 822/1419. Prophète, notre société dans son ensemble, que s'il est certain de conserver le respect dû
Et même s'ils enviaient et tentaient et notre jeunesse en particulier, ont le devoir à sa profession et de faire carrière à l'abri de
d'acquérir ces techniques, ils ne parvenaient de s'engager passionnément à susciter une toute discrimination. >
53
*~ J'ai parlé aussi d'une communauté scien¬ manière dont nous menons la recherche qui nous empêchent d'accéder aux sommets
tifique pour les pays arabes et musulmans. scientifique dans nos pays et l'autonomie de la technologie ? Car enfin, dans toute
Une telle communauté existait à l'âge d'or dont elle jouit dans les pays développés. l'histoire, on n'a jamais consacré en si peu
de la science islamique, quand des hommes La renaissance des sciences au sein d'une de temps autant d'efforts et autant d'argent
de l'Asie centrale comme Ibn Sina et al-
communauté scientifique islamique dépend à la création d'installations techniques que
Biruni écrivaient en arabe, ou quand leur donc de cinq conditions sine qua non : un nous ne l'avons fait dans nos pays au cours
contemporain Ibn al-Haytham, physicien, des dix dernières années. Malheureusement,
engagement enthousiaste, des encourage¬
pouvait quitter Basra, sa ville natale, et les la plupart des projets ont été exécutés selon
ments généreux, une sécurité garantie,
territoires du calife abbasside pour se rendre l'absence de toute discrimination fondée sur le système de « l'usine livrée clefs-en-
à la cour du rival de ce dernier, le calife fati- mains », sans que nos techniciens et nos
la doctrine ou la nationalité, l'auto-gestion et
mide al-Hakim, sûr d'y être accueilli avec l'internationalisation de notre effort scientifi¬ ingénieurs, noyau de notre future commu¬
révérence malgré des différends politiques et que. nauté de recherche-développement, y aient
théologiques qui n'étaient pas moins pro¬ pris une part suffisante. Nos sociétés sont
Si je mets tant de passion à prêcher
noncés qu'aujourd'hui. devenues des consommatrices de technolo¬
l'encouragement dans cette entreprise de
création scientifique, ce n'est pas seulement gie, mais sans en acquérir l'esprit.
Cette communauté scientifique doit être
définie en connaissance de cause et de nou¬ parce qu'Allah nous a donné le désir de con¬ Cela est dû au moins en partie au fait que
veau admise, spirituellement et matérielle¬ naître, ni seulement parce qu'aujourd'hui, le les décideurs ne sont généralement pas des
ment, par les hommes de science comme savoir est pouvoir, la science appliquée étant techniciens. Nos pays sont les paradis du
par les nations. A l'heure actuelle, les scien¬ le grand instrument du progrès matériel. planificateur et de l'administrateur, mais les
tifiques des pays musulmans forment un C'est aussi parce qu'en tant que membres spécialistes de la technologie n'y ont pas
très petit groupe qui, par le nombre, les res¬ de la communauté internationale, nous voix au chapitre. Pourtant l'expérience mon¬
sources et la créativité, n'atteint que le cen¬ subissons le mépris (informulé, mais pré¬ tre qu'à long terme, l'acquisition de la tech¬
tième, le dixième tout au plus de ce qui con¬ sent) de ceux qui font la science. nologie dépend d'une collaboration étroite
viendrait par rapport aux normes internatio¬ J'avoue que je me sens atteint dans ma entre l'homme de science, le spécialiste de la
nales. Nous devons nous unir, mettre nos fierté lorsque entrant dans un hôpital, je technologie et les responsables du dévelop¬
ressources scientifiques en commun. Nous constate que presque tous les médicaments pement national, chacun faisant pleinement
avons besoin d'une assurance globale qui sauvent tant de vies aujourd'hui, de la confiance aux autres dans leur domaine. Et
d'immunité, d'une durée de vingt-cinq ans pénicilline à l'interféron, ont été inventés la même règle s'applique à toute la gamme
par exemple, pendant laquelle les membres sans que nous y ayons pris la moindre part, des applications de la science, à l'agricul¬
de cette communauté scientifique, de cette que nous soyons du tiers-monde en général, ture, à la santé publique, aux systèmes éner¬
Ummat al-ilm ne risqueraient aucune discri¬ des pays arabes et islamiques en particulier. gétiques et à la défense nationale.
mination fondée sur la nationalité ou
Passons de la science à la technologie : le Je voudrais conclure en lançant trois
d'autres facteurs.
Coran insiste, autant que sur la taffaqur appels. D'abord à mes frères, les hommes
Quant à l'isolement de nos travaux scienti¬ (science), sur le taskhir (technologie) ; sur de science : nous avons des devoirs, et
fiques, ce n'est pas seulement celui de une domination progressive de la Nature qui aussi des droits. Nous sommes peu nom¬
l'homme de science, pris individuellement, passe par le savoir scientifique et, au même breux ; nos associations, prises individuelle¬
séparé de ses confrères étrangers. Nous degré, sur la création d'un nouveau savoir. ment, n'ont pas encore atteint la masse criti¬
sommes aussi isolés des normes internatio¬ Outre la faiblesse des fondements scienti¬ que. Mais il n'en serait pas de même si nous
nales de la science : il y a un abîme entre la fiques, quels sont aujourd'hui les obstacles nous rassemblions dans une Ummat al-ilm.
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Véritable défi lancé à l'habituelle monotonie architecturale des ces trois tours dominant la baie de Koweit, contrastent par leur
bâtiments utilitaires, ces châteaux d'eau aux lignes étonnantes se silhouette avec les précédentes. La plus grande est un pilier de
dressent dans le ciel de la ville de Koweit comme un symbole des béton, haut de 185 mètres, pourvu de deux sphères qui abritent,
recherches menées pour intégrer de façon nouvelle la outre un réservoir, un restaurant et une salle de banquet, un
technologie moderne aux traditions existantes. Alimentées par jardin couvert et un observatoire. La deuxième porte un réservoir
deux centrales de distillation de l'eau de mer, ces tours en forme sphérique. Véritable obélisque en béton, la troisième vient
de champignons, trente et une au total, assurent l'alimentation compléter l'ensemble.
en eau douce de cette ville en pleine expansion. Page ci-contre :
En dernière analyse, la constitution de cette notre recherche s'approfondit, plus grandit pourra s'épanouir sans une aide généreuse
communauté scientifique dépend de nous. notre émerveillement, plus s'accroît notre de nos gouvernants ; il en est aujourd'hui
éblouissement. comme aux premiers siècles de l'Islam.
Je suis personnellement engagé, en tant
Appliquées dans le monde musulman, les
que savant, dans la recherche d'une unité C'est dans cet esprit que mon deuxième
normes internationales de 1 à 2 % du PNB
des forces fondamentales de la nature, par appel s'adresse à ceux d'entre nous qui, par entraîneraient des investissements de l'ordre
delà leur apparente disparité. Que l'unité et l'enseignement, façonnent nos sociétés.
de quatre à huit milliards de dollars par an
la symétrie foncières de la Nature doivent Qu'ils n'oublient pas ces paroles du Livre
dans la recherche-développement, le cin¬
finalement être mises en évidence, c'est ce Saint, ni ce qu'elles signifient par rapport
quième étant consacré aux sciences pures.
que nous croyons en tant que physiciens, aux objectifs de notre société ! Puis-je indi¬
C'est pour nous un besoin criant.
c'est ce que je crois en tant que musulman. quer qu'entre autres choses, elles veulent
J'ai eu l'honneur de le rappeler aux convives dire que les écoles théologiques de l'Islam Il nous faut, dans nos pays, des fonda¬
du Banquet Nobel de 1979 : doivent faire entrer dans leurs programmes tions scientifiques dirigées par les hommes
les notions de la science moderne et ne pas de science. Il nous faut des centres interna¬
« La création de la physique est l'ouvre
se borner au savoir du temps d'Ibn Sina ? tionaux d'études supérieures, au sein et en
commune de l'humanité. L'Orient et l'Occi¬
dehors des universités, qui assurent large¬
dent, le Nord et le Sud y ont également pris Mon troisième appel s'adresse à nos diri¬
ment l'appui, la sécurité, la continuité néces¬
part. Dans le Saint Livre de l'Islam, Allah geants. La science est importante parce saires. Faisons qu'aucun historien futur ne
dit :
qu'elle nous permet de comprendre le puisse écrire qu'au 15e siècle de l'Hégire, s'il
"Il a créé sept cieux superposés. Tu ne monde qui nous entoure et les desseins
y avait des hommes de science, on manquait
vois pas de faille dans la création du Miséri¬ d'Allah ; elle est importante aussi en raison
de « princes et de ministres » pour les proté¬
cordieux. Regarde encore. Y vois-tu une fis¬ des avantages matériels que ses découver¬
ger et les aider.
sure ? Regarde encore et encore. Ton regard tes peuvent nous procurer. Abdus Salam
Telle est bien la foi de tous les physiciens, l'honneur nous commande de nous acquit¬
la foi qui nous anime et nous soutient. Plus ter. Cependant, la recherche scientifique ne
55
La
de la
56
dynamique
pensée musulmane
intellectuelles drainées par le cosmopoli¬ Il faut croire que ni les philosophies des petits peuples. Accessibles à la mémoire
tisme du Moyen Age. d'adaptation, ni la théologie conservatrice et populaire et facilement inspirateurs de com¬
défensive n'ont donné la vraie mesure de la portements moraux et politiques, ces
Certes, les grands élans de la philosophie
pensée religieuse. Aujourd'hui, c'est selon symboles ont besoin d'être constamment
musulmane du Moyen Age n'ont pas
deux axes de réflexions essentiels que se actualisés et revivifiés par une pensée
dépassé le stade peu dynamique de la
dessine l'image d'un nouvel humanisme sociale consciente des événements, et très
synthèse et de l'adaptation, même si c'était
musulman, qui pourrait apporter l'enrichis¬ critique vis-à-vis des édifices politiques qui
pour l'époque une vision de l'universel assez
sement intellectuel qui manque à la froide rappellent les tyrannies antiques.
satisfaisante ;mais le combat radicalisant a
pensée scientifique et à notre philosophie
été lui aussi à l'origine de grandes entraves La première responsabilité d'une commu¬
« prométhéenne » de plus en plus aventu¬ nauté est en effet « d' au triomphe
intellectuelles, malgré la vigueur et le réa¬
reuse.
lisme de ses positions socio-politiques. du bien » et « d'empêcher le mal de se
Faute d'une philosophie religieuse assez Le premier axe de réflexion est celui d'une faire ». On a évidemment longtemps rusé
puissante pour prendre ses distances par éthique pour la science. avec ce principe fondamental de la pensée
morale et sociale de l'Islam. Au sein des
rapport à l'héritage hellénistique et particu¬ Pour l'Islam, en effet, la finalité comme le
lièrement aristotélicien, on a vu la pensée fondement de toute science doit être une
pouvoirs dynastiques ou oligarchiques qui
musulmane soucieuse d'authenticité se furent les produits de la « nature politique »
éthique vigilante et inspiratrice de mesures
développer dans des disciplines spécifiques, sauvage, et particulièrement chez les intel¬
qui permettent d'éviter tous les excès et tou¬
telles la théologie post-Mu'tazilite, la spiri¬ lectuels « docilisés », qu'il s'agisse d'hom¬
tes les déviations possibles. « L'homme qui
tualité, les sciences juridiques et linguisti¬ mes de loi participant au pouvoir, ou de phi¬
sait » n'a de valeur que parce qu'il est « au
ques, avec leurs méthodologies propres, et service des hommes ».
losophes justifiant ses errements, sur le
leurs domaines de réflexion particuliers. modèle d'Aristote légitimant l'impérialisme
Ainsi l'éthique scientifique n'est pas une alexandrin, on a trop souvent oublié la res¬
L'universalité musulmane et communau¬ éthique séparée, et comme spécialement ponsabilité politique active et éveillée qui est
taire l'emporte ainsi, dès le 6e/Xlle siècle, sur élaborée pour l'homme de science. Celui-ci celle des gardiens de la doctrine, payant de
l'universalité humaine et ¡ntercommunau- est porteur, avec un degré de conscience leurs intérêts et de leur vie l'opposition à
taire et ce repli d'autodéveloppement indi¬ plus aigu que le « non savant », d'une res¬ tous les despotismes, comme aux temps du
que déjà une baisse du tonus créateur. Non ponsabilité qui, de toute éternité et pour premier Islam.
seulement la théologie ne se servira plus de l'humanité dans son ensemble, découle d'un
Mais, en faisant la critique de sa propre
la philosophie, comme elle eut la capacité de pacte existentiel qui le lie au Créateur, à
histoire et de ses propres errements politi¬
l'univers créé et à tous ses frères humains.
le faire, dans les époques de première gran¬ ques, la philosophie sociale de l'Islam
deur, mais elle ne prêtera même plus atten¬ Ici, le progrès humain réalisé par la science
n'hésite pas à adresser ses critiques aux
tion à son existence, à partir du 8e/XIVe siè¬ s'inscrit dans une vision où l'éthique et la
impérialismes nouveaux. Une démocratie
cle. Les développements parallèles et com¬ spiritualité ont une présence et une densité
réellement universaliste qui doit être l'
partimentés des connaissances, où le reli¬ qui font obstacle aux divagations de la
commune de toute l'humanité a besoin de
science destructrice de la nature et inspira¬
gieux rejoignait rarement le « profane », s'étayer sur une pensée qui a été longtemps
furent la cause d'évolutions dramatiques où trice de la domination de l'homme par
aux écoutes des aspirations et des révoltes
l'homme.
« l'esprit théologique », largement dépassé des peuples les plus divers ayant vécu au
par les acquis scientifiques, eut souvent Une philosophie morale de la connais¬ sein de l'Islam, et que ses idéaux de justice
beaucoup de mal à s'adapter. sance n'est donc pas, dans une pensée et d'égalité continuent d'inspirer.
musulmane dynamisante, une adaptation à
Ceci n'est évidemment pas un problème En instituant et en prêchant l'écono-
la science ou une critique désordonnée de
spécifique à la culture islamique, puisque misme, nos systèmes contemporains ont
l'esprit scientifique, mais un éclairage
l'Occident chrétien eut à connaître le dépas¬ multiplié les pouvoirs oppresseurs et les alié¬
apporté à la pensée scientifique, en vue de
sement de la « mentalité théologique » à nations. L'éthique socio-économique de
l'humaniser et lui restituer la spiritualité dont
partir de la Renaissance, et les disciplines l'Islam dénonce, dans tous ses principes,
elle a été amputée, depuis sa domestication
religieuses n'ont cessé de perdre du terrain l'intempérance individuelle et collective,
par les puissances politico-économiques.
depuis cette époque. Mais le problème se comme elle dénonce la course aux appro¬
Le second axe de réflexion que nous priations privatives génératrices de conflits
pose en d'autres termes et sous d'autres
esquisserons ici est celui d'une philosophie entre les peuples.
aspects pour la communauté musulmane.
sociale qui se veut « révolutionnaire », non Les nations dotées de la puissance écono¬
La régression politique de l'Islam, aggravée
point seulement au sens contestataire, mais mique et par là même de la totalité des
par les invasions idéologiques, ravive les
aussi au sens constructs et coopératif, pour
susceptibilités héritées des grands affronte¬ autres pouvoirs, militaires, politiques et
refaire notre civilisation et corriger certaines
ments des Croisades, d'autant plus que techniques, arrivent à multiplier les moyens
de ses divagations. de cette puissance au détriment des petits
c'est ce même Occident, traditionnellement
hostile à l'Islam, qui prend les initiatives du On a souvent accusé les philosophies reli¬ peuples appauvris et constamment mainte¬
renouveau intellectuel universel. Les siècles gieuses, la musulmane comme les autres, nus en état d'infériorité. Cette division de
de décadence de l'Islam sont surtout des siè¬ d'avoir tourné le dos à leur vocation pre¬ l'humanité n'est évidemment pas un phéno¬
cles de survie culturelle, où l'attention aux mière qui était celle de libérer les hommes mène nouveau. Elle est l'héritage des impé¬
grands débats philosophiques et aux gran¬ des différentes sortes de despotisme, intel¬ rialismes antiques qui bâtissaient le luxe de
des créations scientifiques est très limitée. lectuel et politique. D'après les textes cora¬ leurs métropoles sur le sang et la sueur des
Certains mouvements de réforme ont pris le niques, les religions monothéistes symboli¬ peuples. Aussi toutes les religions mono¬
chemin souvent facile du conservatisme ou sent l'histoire en grandes époques et figures théistes ont prononcé dans leur éthique éco¬
de I'« intégrisme », beaucoup plus à partir libératrices : Abraham contre la tyrannie nomique le condamnation de ces situations
de cette position de sauvetage de l'identité d'Ur, Moïse contre l'orgueil pharaonique, d'injustice et d'inégalité universelle. Mais la
et cette attitude d'autodéfense que par inca¬ Jésus contre la domination des clercs et vigueur avec laquelle l'Islam prêche son éga-
pacité culturelle à s'ouvrir au progrès. l'Islam contre les impérialismes -oppresseurs litarisme est sans précédent. *
57
"- La mobilisation historique des petits peu¬ Pages en couleurs
ples pour un combat libérateur contre les
grandes puissances est aujourd'hui réactua¬
Page 59
lisée par une nouvelle philosophie révolu¬
tionnaire de l'Islam qui projette de faire L'art persan a connu son âge d'or sous les Séfévides, dynastie fondée en
échec à toutes les situations d'exploitation 920/1514 par Shah Ismail et qui régna sur la Perse jusqu'au 12e/XVIIIe siècle. La
qui attisent les haines entre les nations et à Mosquée royale (Masjid-i Shah) d'Ispahan, en Iran, a été édifiée au 11e/XVII«
tous les écarts qui font aujourd'hui deux siècle, dans le cadre d'une immense entreprise d'urbanisation qui comprenait
humanités. aussi bien des monuments religieux que des palais, des jardins et des travaux
hydrauliques. Cette mosquée est surtout célèbre pour le revêtement de faïence
Les principes islamiques qui brisent les qui orne les minarets, les murs donnant sur la cour, les murs intérieurs, et les
barrières raciales, nationales, économiques coupoles dont celle de la prière (notre photo).
et culturelles, sont encore vivants pour ani¬
Photo Jean Mazenod © Editions d'art Lucien Mazenod, Pans
mer les espoirs des masses dans un grand
nombre de pays du tiers-monde. Une huma¬
Page 60
nité où il n'y a plus de discrimination entre
cultivés et incultes, entre « hommes du La conquête de Delhi en 932/1526 par Babour (un descendant de Gengis Khan)
livre » et « gentils », entre riches et pauvres, donna naissance à la dynastie des Moghols, sans doute la plus prestigieuse
continue, conformément aux textes fonda¬ que connut l'Inde musulmane. Influencée par la Perse dont elle emprunta la
mentaux de l'Islam, d'être un projet univer¬ langue, mais sachant aussi garder son originalité, la culture indienne de
l'époque moghole s'illustra par d'importantes réalisations littéraires et
sel qui n'est pas seulement une utopie.
artistiques. En architecture, un style original est né sous l'impulsion de
L'Islam ne se propose pas comme la seule l'empereur Akbar (10e-11e/XVIe-XVIIe siècle), marqué par des convergences
communauté universelle, car il est en prin¬ entre l'art musulman et l'art hindou. Eh haut : baies à claustra de marbre du
cipe et en pratique multicommunautaire. mausolée de Itimour al-Dawla, ministre de Shah Jahangir (11«/XVIIe siècle), a
Mais les diversités nationales et culturelles, Agra, en Inde. Toutes les surfaces du mausolée sont recouvertes de panneaux
de marbre ajouré, avec des motifs floraux et géométriques.
ainsi que les variétés d'expériences politi¬
ques n'empêchent pas l'humanité d'être une Photo © Henri Stierhn, Genève
veauté et sa créativité, face aux drames de particulièrement prisés â la cour et les calligraphies firent preuve d'une'
extrême inventivité. En bas : calligraphie de Hasan Ahmad Qara Hasari
coexistence dont souffre l'humanité con¬
(10"/XVI* siècle). Il s'agit d'une variante de la formule "Louange â Dieu".
temporaine.
Photo Roland et Sabrina Michaud © Rapho, Pans
La reconnaissance de chaque entité socio¬
culturelle, sans jugement de valeur hiérarchi¬
sant, est le point de départ de cette anthro¬ Page 61
pologie nouvelle qui ouvre le communauta- Fondée au 2e/Vllle siècle par les Idrissides, Fès (Maroc) devint, sous les
risme sur l'universalité. C'est qu'en Islam, Almorávides, l'un des principaux foyers de l'Islam d'Occident. Les Marinides
l'universalité n'est jamais diluante, puisque (6e-9e/Xlle-XVe siècle) choisiront par la suite Fès comme capitale et y élèveront
l'humanité toute entière et la personne des édifices somptueux, surtout des madrasas (écoles) dont la plus
humaine individualisée ont la même valeur remarquable est Madrasat al-Attarin, construite au début du 8e/XIVe siècle.
Notre photo : détail d'un mur dans la salle de prière. C'est l'apogée du style dit
existentielle et se reconnaissent réciproque¬
hispano-mauresque : les motifs ornementaux recouvrent sans interruption les
ment. Comme dans l'affirmation du texte
murs lambrissés de faïence et d'onyx. Aujourd'hui, la médina (l'ancienne ville)
coranique qui proclame que supprimer une de Fès est menacée dans l'intégrité de son patrimoine architectural et de son
vie humaine sans motif de meurtre ou de environnement naturel aussi bien que dans ses structures urbanistiques et ses
corruption sur terre, équivaut au meurtre de activités traditionnelles. L'Unesco a donc lancé un appel à la solidarité
l'humanité tout entière, et que redonner vie internationale pour la sauvegarde de la ville. Plusieurs projets sont â l'étude
à un seul homme équivaut à faire revivre pour la préservation et le développement de Fès qui fut l'un des plus brillants
centres culturels de l'Islam.
l'ensemble de l'humanité. *
58
il f*1
I
Soufisme :
POeil du C ur
par Rahmatoullah
SI l'Islam est à la fois un culte religieux, nuits célébrées par le calendrier islamique.
un système social et une aire cultu¬ La première est la Nuit du Pouvoir, où
relle, il est aussi une tradition Muhammad a reçu la première révélation
mystique profonde qui n'a cessé de s'enri¬ coranique par l'intermédiaire de l'ange
chir au cours des quatorze derniers siècles. Gabriel, et la deuxième la Nuit de l'Ascen¬
sion, où le Prophète, transporté au Rocher
La gnoséologie musulmane distingue qua¬
de Jérusalem, a eu un bref avant-goût de la
tre modes de connaissance possibles qui,
Résurrection.
pour Nasir al-Din al-Tusi, philosophe chi'ite
Aussi le Coran ou Qu'ran, parole de Dieu
iranien du 7e/XIMesiècle, sont symbolisés par
énoncée par la bouche du Prophète, et les
quatre boissons. Le premier est la connais¬
hadith, dires de Muhammad transmis par
sance sensible des phénomènes par les cinq
ses compagnons, constituent-ils la princi¬
sens du corps et la faculté rationnelle de
pale source de méditation mystique en
l'esprit ; c'est ce que nous appelons la
Islam. Celle-ci se concentre plus particulière¬
science. Elle est symbolisée par l'eau, bois¬
ment sur les versets coraniques à caractère
son claire, facile à absorber. Le deuxième est
la connaissance intuitive par la faculté d'ima¬ symbolique, comme y incite le Coran lui-
même : « Dieu propose des paraboles aux
gination ; c'est le domaine de l'art, de la lit¬
hommes ; peut-être réfléchiront-ils ? » (XIV,
térature et de la philosophie au sens courant
25). Dans les hadith du Prophète, il arrive
du mot, c'est-à-dire de la spéculation. Elle
que Dieu parle à la première personne : ce
est symbolisée par le lait, boisson plus nutri¬
sont les hadith qodsi (saints), dont voici un
tive. Le troisième est l'étude objective de
exemple, parmi les plus souvent cités :
l'expérience suprasensible des prophètes et
« J'étais un Trésor caché, et J'ai désiré être
des mystiques, et de leur enseignement ;
connu ; alors J'ai créé le monde ». S'agis-
c'est la philosophie au sens étymologique du
sant évidemment de paroles inspirées, ils
mot, c'est-à-dire l'amour de la sagesse
ont été particulièrement étudiés par les
Page en couleurs divine (theosophia, hikma ilahiya). Elle est
amoureux de la Sagesse.
symbolisée par le miel, aliment encore plus
nutritif et, de surcroît, délicieux. Ensuite, il y a l'énorme corpus des écrits
Page 62
et dires des mystiques qui s'est accumulé
Le quatrième mode de connaissance est dans toutes les régions du monde musul¬
L'époque séfévide fut l'âge d'or de la l'expérience directe sans
man. La méditation mystique peut y puiser
miniature, grâce surtout à Shah l'intermédiaire des facultés du corps et de
pratiquement sans jamais l'épuiser. Certains
Tahmasp (930/1524-984/1576) qui, l'esprit de la réalité suprasensible, grâce
amateur doué lui-même, réunit dans un
mystiques étaient des écrivains prolifiques,
à l'activation chez l'homme d'une faculté de
atelier rattaché â la cour les plus beaux et quelques-unes de leurs oeuvres sont
perception spirituelle jusqu'alors latente ; monumentales. Mohyi al-din ibn Arabi (né
talents de la Perse. Outre le dessin et la
c'est la révélation, ou inspiration divine, ou
peinture, les peintres apprenaient à en Andalousie, mort à Damas en 637/1240)
préparer leurs matériaux, aussi bien les encore songe mystique. Elle est symbolisée avait dressé, peu avant sa mort, une liste de
pinceaux que les matières colorantes. par le vin, boisson qui transporte le buveur
270 de ses ouvrages, dont le plus long,
Cette miniature, attribuée au célèbre au plus profond de lui-même. C'est cette
Révélation mecquoise, comprend 560 chapi¬
peintre Cheikh Muhammad, est tirée Connaissance céleste qu'a chantée Omar al-
tres. Le Mathnawi de Djalal al-Din Rumi (né
d'un manuscrit de Haft awrang (Les Khayyam, le célèbre poète persan du 6e/Xlle a Balkh, mort à Konya en 671/1273) est un
sept trônes) du grand poète Jami, mort siècle, dans ses Robâ'îyât, et non pas la
à la fin du 9e/XV» siècle. Elle illustre poème épique de 45 000 vers d'une sagesse
boisson alcoolisée terrestre. De même,
une scène de l'histoire d'amour de profonde et d'une beauté saisissante. Rumi
Omar ibn al-Faridh, le plus grand poète est le fondateur de l'Ordre soufi des Maw-
Majnoun Layla (Le fou de Layla),
histoire dont le thème est emprunté à mystique arabe, au 7e/Xlllesiècle, dans son lawi, plus connus en Occident sous le nom
la vie d'un poète arabe du désert, Qaïs. Eloge du Vin : de derviches tourneurs. Deux des grands
Majnoun (en haut à droite) lance un ce Nous avons bu à la mémoire du Bien-Aimé
mystiques iraniens, Faridoddin Attar au
regard énamouré vers sa bien-aimée qui un vin qui nous a enivrés avant la création de 7e/Xllle siècle et Jami au 9e/XVe siècle, ont
se tient debout à l'entrée de sa tente.
la vigne...
Il n'a pas vécu ici- bas celui qui a vécu sans
ivresse, et celui-là n'a pas de raison qui n'est
Photo © Freer Gallery of Art, Washington DC
RAHMATOULLAH est un spécialiste du mysti¬
Smithsonian Institution pas mort de son ivresse »
cisme musulman. De nationalité britannique et
Pour les musulmans, l'expérience mysti¬ d'origine indienne, il est l'auteur de nombreuses
que par excellence est celle que le Prophète études sur divers aspects de la philosophie islami¬
Muhammad a vécue lors des deux grandes que.
63
i»L",-yJ*^í""J*~*''5
compilé des dictionnaires biographi¬ doit venir le chercher, lui en qui s'élucident faculté de perception spirituelle que l'on
ques et aphoristiques d'autres mystiques toutes les grandeurs et toutes les significa¬ appelle l'Oeil du C qui est une grâce de
musulmans. tions, et l'homme, alors, comprendra ». Dieu et ne peut être acquise par la volonté
Mais c'est la poésie mystique qui a eu le de l'homme. « J'ai vu mon Seigneur avec
C'est ainsi que Nasir Khosraw, poète-
plus d'influence sur les masses musulma¬ l'Oeil de mon Seigneur », dit le Prophète.
philosophe ismaélien iranien du 5e/Xle siè¬
nes. D'abord écrite en arabe, langue cul¬ Attar explique : « Tu dois connaître Dieu par
cle, démontre, dans son Livre réunissant les
tuelle et culturelle de l'Islam, elle s'est pro¬ lui-même, et non par toi ; c'est Lui qui ouvre
deux sagesses, l'harmonie entre la philoso¬
gressivement exprimée dans d'autres lan¬ le chemin qui conduit à Lui, non la sagesse
phie grecque et la gnose islamique. De humaine ».
gues. Que ce soit en persan pour Hafez de même, le prince Dara Shikoh, fils de l'empe¬
Shiraz (8e/XIVe siècle), en turc pour You- reur indien Shah Jahan et mystique lui- Le C (Qalb), ou Ame spirituelle, est un
nous Emré (8e/XIVe siècle) ou en ourdou état ontologique qui se situe entre la nature
même, a pu affirmer, au 11e/XVIIe siècle,
pour Khwaja Mir Dard (12e/XVIIIe siècle), que le soufisme et le Vedanta (système phi¬ humaine (nasut) et la Nature divine (lahut). Il
elle chante toujours l'expérience suprasensi¬ losophique du brahmanisme) de l'Advaita est l'isthme (barzakh) séparant les deux
ble : mers auquel fait allusion le Coran (XXV, 53).
étaient essentiellement une seule et même
Hier soir, au coucher de soleil, on m'a libéré chose, avec quelques différences superfi¬ Il est l'inter-monde, la Terre céleste séparant
d'angoisse ; et dans l'obscurité de la nuit, cielles de terminologie. On trouve aussi dans la terre et le Ciel. Il est le monde angélique
on m'a donné l'Eau d'éternité. le soufisme des récits relatifs au Bouddha, Calam al-malakut)', celui de l'ange Gabriel. Il
(Hafez) tels ceux sur lesquels Avicenne fonda son est le centre spirituel symbolisé par la Ka'ba
Récit de Salman et Absal. de la Mecque et par le Rocher de Jérusalem
Je peux offrir maintenant mes doutes au pil¬ vers lequel se dirige l'aspirant mystique pour
lage... « Nous sommes plus près de lui que la accomplir son pèlerinage ésotérique, le
Car j'ai renoncé à moi-même. veine de son cou », dit Dieu dans le Coran Grand Pèlerinage. Il est l'Imagination active
Je me suis débarrassé du voile qui couvrait (L, 16) à propos de l'homme. Et un hadith du ou l'Intellect qui contemple le monde intelli¬
mes yeux. Prophète cité par les mystiques dit « Celui gible. Il est le Trône de Dieu ; un hadith
Et je suis parvenu à l'union avec l'Ami.- qui connaît son âme (nafs), connaît son Sei¬ qodsi du Prophète cité par les mystiques dit,
(Emré) gneur ». C'est à travers les profondeurs « Ma terre ne peut Me contenir, ni ne le peut
cachées de son être que l'homme peut aspi¬ Mon ciel, mais le C de Mon serviteur
Où mon crur, ô Dard, a-t-il jeté son rer à connaître la Réalité suprasensible. Mais croyant peut Me contenir »
regard P Quoi que je contemple, je ne vois celle-ci ne peut se connaître par les facultés
Le C ou Ame spirituelle, ne fait que
nul autre que Toi. humaines du corps ou de l'esprit. Reconnaî¬
réfléchir sa propre Ame, qui est l'Esprit saint
(Dard) tre cette limitation de la nature humaine,
(ruh al-qods). « L'âme est cachée dans le
c'est déjà pressentir le monde suprasensible,
Les mystiques musulmans ont toujours eu corps, et Tu es caché dans l'Ame », dit
comme le disent Abu Bakr, premier calife de
une vision universelle. Hosayn ibn Mansur Attar, « ô Ame de l'Ame, Tu es plus que
l'Islam « Louange à Dieu qui n'a donné de
al-Hallaj, mystique martyr du 4e/Xe siècle, en tout et avant tout. Tout se voit par Toi, et
donne la raison : « J'ai réfléchi sur les déno¬
route à ses créatures pour atteindre à Sa
l'on Te voit en toutes choses ». C'est Lui la
connaissance que leur incapacité à Le con¬
minations confessionnelles, faisant effort Face du Seigneur à laquelle fait allusion le
naître » et Dho'nnun al-Misri, mystique
pour les comprendre, et je les considère Coran (LV, 27). C'est Lui le Bien-Aimé des
égyptien du 3e/IXe siècle « Celui qui con¬
comme un principe unique à ramifications mystiques, et l'Intelligence active des philo¬
naît le plus Dieu est celui qui est le plus per¬
nombreuses. Ne demande donc pas à un sophes. C'est Lui la Nature divine (lahut) qui
plexe à Son sujet ».
homme d'adopter telle dénomination con¬ cache l'Essence divine (hahut) ou Abîme
fessionnelle, car cela l'écarterait du principe La réalité suprasensible ne peut être con¬ divin. Ibn 'Arabi décrit son songe mystique
fondamental. C'est le principe lui-même qui nue que par l'éclosion chez l'homme d'une ainsi : « Cette puissance de l'Imagination
64
active atteignit chez moi un degré tel qu'elle Dieu et la crainte d'une dégénérescence de quoi ton miroir ne réfléchit rien ? C'est parce
me représenta visuellement mon Aimé la croyance en panthéisme ont provoqué que la rouille n'a pas été nettoyée. S'il avait
mystique sous une forme corporelle et l'hostilité des autorités exotériques envers été purifié de toute rouille et de toute souil¬
objective, extra-mentale, de même que les mystiques musulmans. Pour s'être lure, il réfléchirait l'éclat du soleil de Dieu...
l'ange Gabriel apparaissait corporellement exclamé en extase, « Je suis la Vérité réelle Qui reconnaît et confesse ses défauts,
aux yeux du Prophète. Et tout d'abord je ne (haqq) », Hallaj fut décapité à Baghdad en avance rapidement vers la perfection. Mais
me sentais pas la force de regarder vers 309/922. Cinq siècles plus tard, dans la loin¬ n'avance pas vers le Tout-Puissant celui qui
cette Forme. Elle m'adressait la parole ; je taine Java, un autre mystique musulman, s'imagine parfait. Aucune maladie pire que
l'écoutais et la comprenais... Mais cette Sjech Siti Djenar, allait être exécuté pour un de s'imaginer parfait ne peut infester ton
Forme ne cessait d'être le point de mire de propos d'extase semblable. âme ».
mes regards, que je fusse debout ou assis, Le Prophète a dit : « Il existe pour chaque
C'est le célèbre théologien du 58/-
en mouvement ou en repos ». chose un vernis qui enlève la rouille ; le ver¬
XIe siècle, Abu Hamid al-Ghazali, qui a pu
« J'ai vu mon Seigneur par l'Oeil du nis du C6ur est l'invocation de Dieu ». et le
réintégrer le mysticisme dans le courant cen¬
C'ur, raconte Hallaj. Je dis : Qui es- Tu ? Il tral de l'Islam. Il raconte dans son traité Coran prescrit : « Priez humblement en
répondit : Toi ». C'est que, pour le mysti¬ autobiographique comment, après une crise secret votre Seigneur » (VII, 55). C'est là la
que, seul Dieu existe réellement ; toute exis¬ de doute quant à la vérité de la religion, il a prière ésotérique, la Grande Prière. Soltan
tence hors de Lui est aussi irréelle que compris que le mysticisme était l'antidote le Muhammad Aga Khan, Imam contemporain
l'image dans le miroir. Amadou Hampaté plus sûr contre le sceptisme. Son ouvrage le des Chi'ites ismaéliens, développe ce thème
Ba, disciple de Tyerno Bokar Salif Tal, plus connu, intitulé Vivif¡cation des sciences de la façon suivante : « Il est dit dans le
mystique musulman contemporain de l'Afri¬ de la religion, voulait rappeler à la commu¬ Coran que nous vivons, agissons et existons
que noire, le dit sans équivoque : « Il n'y a, nauté quelle tendance mystique avait carac¬ en Dieu. Nous y trouvons fréquemment ce
au fond, qu'une existence, celle de Dieu ; térisé l'Islam du Prophète et de ses compa¬ concept exprimé en termes à la fois forts et
qu'une lettre, Y a/if (première lettre de gnons. Ensuite, Abd al-Qadir al-Jilani, poétiques. Lorsque la signification profonde
l'alphabet arabe) ; qu'un nombre, l'un ». Il y juriste hanbalite devenu soufi, a fondé, au de ces paroles nous apparaît, nous sommes
a donc une unité foncière d'être (wahdat al- 6e / X 1 1 e siècle, l'Ordre Qadiri, qui s'est rapide¬ prêts à recevoir le don de la révélation ».
wujud) entre le microcosme et le macro- ment étendu pour devenir le plus important « Qui connaît Dieu, L'aime ; et qui con¬
cosme, de même qu'il y a une identité de Ordre soufi. naît le monde, y renonce », disait Hasan al-
substance entre la goutte d'eau et l'océan : Bien que l'activation de la faculté de per¬ Basri, un des premiers soufis, au
ception spirituelle soit un acte de Dieu et 2S/Vlllesiècle. Et le Prophète a dit : « Sois
La goutte d'eau s'est mise à pleurer en se non de l'homme, celui-ci peut hâter cet évé¬ dans ce monde comme un étranger ou
plaignant d'être séparée de l'Océan. nement, comme le dit ce hadith qodsi, parmi comme un passant ». Attar conclut :
L 'Océan s'est mis à rire en lui disant : les plus cités du Prophète : « Rien de ce qui « Anéantis-toi ; telle est la perfection.
« C'est nous qui sommes tout ; en vérité, il rapproche Mon serviteur de Moi ne m'est Renonce à toi-même ; c'est le gage de ton
n'y a point en dehors de nous d'autre Dieu ; plus agréable que l'accomplissement des union avec Lui. Et voilà tout ». Mais renon¬
et si nous sommes séparés, ce n'est que par obligations que Je lui ai imposées. En plus. cer au monde ne veut pas dire fuir le monde,
un simple point presque invisible ». Mon serviteur ne cesse de se rapprocher de comme l'explique AI-Haj'Omar, guerrier-
(Omar al-Khayyam) Moi par des actes supplémentaires de dévo¬ philosophe de l'Afrique noire du XIXe siè¬
tion, jusqu'à ce que Je l'aime ; et lorsque Je cle : « L'ascétisme ne consiste pas à retirer
Mais le microcosme ne peut prétendre l'aime, Je suis l'ouïe par laquelle il entend, la ses mains du monde, mais à en vider son
être le macrocosme, de même que la goutte vue par laquelle il voit, la main avec laquelle ciur ».
d'eau ne peut être Océan. Pourtant, le souci il empoigne, le pied sur lequel il marche. ». En effet, le renoncement est le fruit d'un
de sauvegarder la transcendance absolue de Parlant du C Rumi dit : « Sais-tu pour combat, à travers les épreuves et les tenta- 3
65
Un songe
mystique
« Certaine nuit, après m'être acquitté de la
66
Mystique et poésie
Le Soufi qui s'éprit de Zobeideh
Assise dans une litière, Zobeideh allait sous d'heureux auspices en
pèlerinage.
Le vent emportant le baldaquin de la litière, un Soufi aperçut
Zobeideh ; il tomba la tête la première.
Fit résonner une telle clameur, poussa de tels gémissements que
personne ne pouvait le réduire au silence.
Apprenant ce qui se passait, Zobeideh dit en cachette à un servi¬
teur :
"Paye-le pour que cesse cette clameur ; fais vite, même s'il faut
dépenser beaucoup d'or,"
Le serviteur offrit au Soufi un sac d'or. Il n'en voulut pas, mais
lorsqu'on lui en offrit dix, il se soumit.
Après qu'il eut reçu les dix sacs d'or, on n'entendit plus ses cris ni
ses gémissements de douleur.
Lorsque Zobeideh en fut prévenue, lorsqu'elle vit que le Soufi avait
renoncé au mystère de l'amour.
Elle ordonna au serviteur de lui lier les mains, de lui rompre les sept
membres à coups de bâton.
Il s'écriait : "Qu'ai-je fait pour mériter ces innombrables coups ?"
Zobeideh répondit : "Homme épris de toi-même, ô menteur, que
pourrais- tu faire de pire que ce que tu as fait ;
Tu prétendais être amoureux d'un être comme moi, mais maintenant
que tu as vu l'or tu as assez de m'aimer !
Ces deux textes viennent
de Le livre divin Je ne trouve en toi, de la tête jusqu'aux pieds, autre chose que pré¬
du grand poète mystique persan Il fallait me chercher ; mais puisque ce n'est pas moi que tu cher¬
Fariddudine Attar chais, je sais en toute certitude que tu es lâche.
(v. 537- v. 627/ 1 140- 1230), Si tu m'avais cherchée, tous mes biens, mes propriétés, or et argent
traduit en français par Fuad Rouhani eussent été à toi,
et préfacé par Louis Massignon Mais puisque tu m'as vendue j'ai résolu de punir ton ardeur.
(Collection Unesco Il fallait me chercher, ô homme ignorant, pour que de cette façon
d " représentatives, tout fût à toi."
édition Albin Michel, Paris, 1961). Fixe ton crur sur le Seigneur pour ton salut, car si tu le fixes sur les
Médecin, droguiste et parfumeur, hommes, tu seras meurtri.
Attar (surnom qui signifie : Ferme bien autour de toi toutes les portes ; mets-toi devant Sa
"Celui qui fait le commerce porte ; fixes-y entièrement ton céur,
des parfums")
Afin que, à travers le ténébreux nuage de la séparation, brille sur toi
est l'auteur, l'aube de la connaissance.
outre un recueil en prose
Si cette lumière arrive jusqu'à toi, tu trouveras le chemin de la con¬
relatant les paroles
naissance.
et les expériences de mystiques,
Les hommes éminents qui levèrent la tête jusqu'au ciel ne trouvèrent
le Mémorial des saints
leur chemin qu'à la lumière de la connaissance.
(Tazkeratol Awlia),
de plusieurs
grandes zuvres poétiques,
notamment le Langage des oiseaux
(Mantiq ut-Tair,
traduit en français
Bichr et le nom d'Allah
par Garcin de Tacy en 1856)
et le Livre de l'épreuve Bichr le "Va-Nu-Pied" s'en allait de grand matin, ivre d'un vin trou¬
(Musibatnama, ble mais limpide en son âme.
traduit en français Chemin faisant il trouva un morceau de papier sur lequel était inscrit
par Isabelle de Gastines, 1981). le nom d'Allah.
67
Bâtir avec le passé
par Dogan Kuban LORSQUE Grenade, dernière citadelle pourrait-on de nos jours imaginer une Espa¬
maure d'Espagne, se rendit aux ar¬ gne sans l'Alhambra, sans la grande mos¬
mées de Ferdinand et Isabelle en quée de Cordoue, sans la vision du monde
1492, ses vainqueurs furent si frappés par la dont ces édifices témoignent et qui éclipse
beauté de l'Alhambra, palais des souverains complètement celle du palais de Charles ?
maures, qu'ils décidèrent de l'épargner. Il Mais le charme de l'Alhambra ne tient pas
semble toutefois que plus tard l'empereur seulement à son exotisme. Parfaitement
Charles V ne voulut pas y résider. Aussi son adapté au climat et à la topographie de la
architecte érigea-t-il à côté un palais qui est région, l'Alhambra de Grenade apparaît
aujourd'hui considéré comme l'un des comme une unité organique d'une rare élé¬
exemples les plus purs de l'architecture de la gance, dont les éléments sont magistrale¬
Renaissance espagnole. ment agencés. Un sens original de l'organi¬
sation de l'espace et des volumes et un art
DOGAN KUBAN, eminent architecte turc, pro¬ Ainsi placés côte à côte, l'Alhambra et le consommé de la décoration témoignent du'
fesseur et historien de l'architecture, est directeur palais de Charles nous permettent de faire goût raffiné d'une culture qui est aux antipo¬
de l'Institut d'histoire de l'architecture et de la res¬
des comparaisons intéressantes. Il est mani¬ des de celle de l'Europe des 15e et 16e siè¬
tauration, en Turquie, depuis 1974. Professeur
feste, par exemple, que certaines des quali¬ cles. Longtemps dédaignée par l'histoire de
invité dans plusieurs universités des Etats-Unis, il
tés architecturales qui se sont si parfaite¬ l'art européenne, qui la jugeait "décorative",
a été encore invité tout récemment, en 1980- 1981,
au Massachusetts Institute of Technology, ment exprimées dans l'Alhambra et qui con¬ cette architecture où l'ornementation, si
comme professeur d'architecture et d'urbanisme servent aujourd'hui toute leur fascination luxuriante soit-elle, ne parvient pas à trou¬
islamiques. Il est membre du Comité organisateur étaient totalement étrangères à la mentalité bler la pureté des lignes, fait vibrer la sensibi¬
du Prix Aga Khan d'architecture. de l'Europe de la Renaissance. Et pourtant, lité moderne.
68
La Grande Mosquée de Qairouan, en Tunisie, fut achevée en 221/836. A gauche : dôme
côtelé au-dessus du porche de Bab Lalla Rihana (7e/Xllle siècle). L'arcature aveugle, au
premier plan, présente des éléments typiquement arabes, notamment les arcs en plein
cintre outrepassé (dont le tracé se prolonge au-dessous du diamètre ou de la ligne des
centres). Motif qu'on retrouve dans une illustration du Commentaire sur l'Apocalypse du
moine espagnol Beatus de Liébana (ci-dessous), bel exemple du style « mozarabe ». Cet art
des Chrétiens qui avaient conservé leur religion sous la domination musulmane en
Espagne, combine des éléments appartenant aux deux civilisations.
Ce qu'on voit à l'Alhambra, on le retrouve Bien que la mentalité traditionnelle puisse ment approprié en se contentant de transfé¬
dans les produits de nombreuses traditions subsister et infléchir nombre d'attitudes poli¬ rer une idéologie industrielle et d'importer
architecturales du monde islamique. Mais tiques, il y a un monde entre accepter des techniques et matériaux. Cela dit, bien qu'en
les intellectuels d'aujourd'hui, même musul- valeurs spirituelles générales et admettre cel¬ théorie le style international en architecture
. mans, connaissent si mal l'architecture isla¬ les, plus spécifiques, qui président à notre soit tombé en discrédit, il règne encore en
mique que l'exploration de son passé consti¬ appréciation de la culture matérielle du maître dans la pratique. Ainsi les architectes
tue, pour un jeune architecte musulman, passé. Cependant, aussi longtemps qu'exis¬ musulmans sont-ils tiraillés entre les exigen¬
une véritable révélation. teront des langues, des croyances, des sen¬ ces d'une pratique fondée sur des images
sibilités nationales et des systèmes sociaux occidentales et celles d'une forte identité
Pour l'essentiel, les conceptions, la théo¬ différents, rien ne pourra échapper à la nationale et d'un riche patrimoine culturel.
rie et la pratique architecturales actuelles, grande roue de l'histoire : il arrivera bien un
formulées dans leurs grandes lignes après la jour où les valeurs de l'environnement maté¬ Deux tâches s'imposent donc : d'une
première guerre mondiale, sont placées sous riel seront reconnues. part, réinterpréter l'histoire musulmane
le signe de l'idéologie industrielle du monde cela incombe aux érudits et aux intellectuels
occidental, qui a aussi été adoptée avec Ainsi, une nouvelle interprétation de la de l'Islam et, d'autre part, trouver une
enthousiasme par les classes dirigeantes des nature de l'environnement islamique tradi¬ image différente de l'environnement
autres régions du monde. C'est pourquoi il tionnel ne peut qu'avoir une influence, posi¬ moderne du monde musulman ; c'est ce que
est souvent difficile d'évoquer les valeurs de tive ou négative, sur l'attitude pratique des devront faire les architectes, les concepteurs
l'architecture et de l'environnement tradi¬ architectes musulmans. La foi romantique et les planificateurs. Une nouvelle vision de
tionnels sans être qualifié de passéiste, de dans l'universalité du rationalisme d'hier a l'histoire aura des répercussions importantes
traditionaliste, d'obsédé du pittoresque, tendance à disparaître : on se rend compte dans tous les domaines, y compris l'archi¬
voire de réactionnaire. qu'il est impossible de créer un environne tecture. 2
69
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Si l'architecte exprime la dimension maté¬
rielle d'une image donnée du monde, il ne
produit pas lui-même cette ¡mage. Il faut
espérer qu'à travers le filtre d'une nouvelle
La lumière et l'eau jouent un rôle important dans l'architecture vision de l'histoire, une conscience nouvelle
islamique. Captée ou réfléchie grâce aux surfaces en stuc ou en des rapports entre l'homme et son environ¬
carrelage, la lumière transforme l'édifice en un espace spirituel. nement créera le climat intellectuel et affec¬
Intégrée dans les cours, autour desquelles s'ordonnent la plupart tif qui permettra aux architectes musulmans
des palais musulmans, à la fois source de fraîcheur et symbole de de faire preuve de l'inventivité appropriée.
pureté, l'eau marque souvent le centre de la demeure, sous la
forme d'une petite fontaine ou d'un grand bassin reflétant le ciel. La plupart des historiographes reconnais¬
Ce jeu subtil de l'eau et de la lumière est particulièrement sent aujourd'hui que, comme l'histoire du
sensible au Palais de l'Alhambra (8e/XIVe siècle) à Grenade, en monde non occidental en général, l'histoire
Espagne, dans la cour des Lions (à gauche) ainsi nommée à cause islamique dans sa version moderne, telle
de la vasque centrale portée par douze lions de marbre, et aux
qu'elle a été écrite par les occidentaux, fait
murs lambrissés de faïence et recouverts de stucs ciselés. Autre
figure d'annexé à l'histoire occidentale. Une
ornement essentiel : les jardins dont l'art revêt, en Islam, une
nouvelle interprétation de l'histoire, radicale¬
extrême importance. Sur cette peinture moghole (ci-dessous) l'on
voit Babour (9e-10e/XVe-XVIe siècle), le fondateur de la dynastie
ment différente, mettra en évidence la vision
moghole de l'Inde, inspectant un jardin aux canaux disposés en islamique, non seulement dans ses multiples
croix de façon caractéristique. expressions régionales, mais aussi dans ses
rapports tantôt de symbiose, tantôt
d'opposition avec les traditions non isla¬
miques. Elle changera également notre
appréciation des traditions artistiques
musulmanes. L'étude et la connaissance de
la grande diversité du traitement traditionnel
de la forme et de l'espace styles des
monuments d'Espagne, d'Egypte, de Tur¬
quie, d'Iran ou du sous-continent indien,
incroyable richesse de l'habitat indigène
dans une zone qui s'étend du Maroc aux
Philippines, etc. pourraient permettre
aux nouvelles générations d'architectes de
comprendre certains rapports formels qui
sont peut-être encore une valeur, ne serait-
ce que comme source d'inspiration dans la
recherche d'une nouvelle ¡mage de l'envi¬
ronnement humain.
71
Photc © Yvette Vincent Alleaume, Pans
moderne dans l'utilisation qui en est dant. Que cette image n'ait pas été univer¬ d'exprimer ces aspirations. Mais dans le
faite ni la culture de la société locale ne sellement applicable, c'est là une autre ques¬ tourbillon actuel du changement, qui touche
peuvent produire une architecture satisfai¬ tion. Leur potentiel économique, techno¬ en particulier des pays où les ressources
sante du point de vue esthétique : le pas¬ logique, culturel ou social ne permet pas naturelles à la disposition du gouvernement
sage d'une culture à une autre a été trop à nos sociétés de produire et d'entretenir paraissent illimitées, la lutte pour un déve¬
brutal pour que notions et objectifs aient eu cette image, qui n'est pas la leur. Contraire¬ loppement mieux maîtrisé et un changement
le temps de se préciser. ment à ce que l'on prétend souvent, le rap¬ plus progressif, qui respectent l'histoire et
Les exemples d'Istanbul et d'autres port entre l'image et sa concrétisation possi¬ s'harmonisent avec les vestiges de la culture
grands centres anciens du Proche Orient tels ble ne saurait se réduire à une équation ; ce traditionnelle, est loin d'être gagnée.
que Le Caire, Damas et Jérusalem sont très serait trop simple. Compte tenu de l'impact de l'industrie,
révélateurs, car le goût occidental en L'environnement traditionnel témoigne des effets de monopolisation et de nivelle¬
matière d'architecture y a été introduit dès le toutefois d'une remarquable capacité de sur¬ ment de la politique et des systèmes de com¬
18e siècle, sinon plus tôt. La situation vie. Malgré les ravages qu'il a subis depuis munication mondiaux, ainsi que des besoins
actuelle ne résulte donc pas d'un contact quelques décennies, nous pouvons espérer de fractions importantes de la population du
soudain avec les formes occidentales ; elle en profiter encore quelque temps, surtout globe, le rôle des architectes et des planifica¬
est due à un phénomène beaucoup plus dans les zones rurales et semi-rurales. Un teurs dans la définition d'une nouvelle image
vaste la "modernisation" auquel nombre croissant d'architectes musulmans ne peut se préciser qu'une fois comprise la
l'ensemble de la société a du mal à s'adap¬ dimension culturelle de la situation actuelle.
considèrent et utilisent les bâtiments, monu¬
ter. ments et habitats traditionnels comme un Nous devons continuer à souligner le prin¬
En elles-mêmes, la destruction et la déper¬ élément d'un environnement moderne où le cipe que la création d'un environnement sain
sonnalisation de l'environnement tradition¬ neuf et l'ancien sont intégrés, où le change¬ dépend, non pas de notre capacité d'acheter
nel découlent, non pas de la modernisation, ment est perceptible, certes, mais moins la technologie occidentale, mais du potentiel
de nos structures culturelles et sociales.
mais de l'impossibilité, pour la société, de rapide, et où les sociétés musulmanes ne
concilier l'image imposée d'une ville, de son perdent pas le fil de l'histoire. C'est peut- Comment l'architecture de la vie quoti¬
architecture et du mode de vie correspon être à la jeune génération qu'il incombe dienne peut-elle se faire l'écho de ces ques-
72
Photo ©Ch Bastin et J. Evrard, Belgique
73
A gauche. Mosquée du
Vendredi, â Zaria (au nord du
Nigeria), l'ancienne capitale
du royaume haoussa, fondée
au IWXVII« siècle. A droite,
la Grande Mosquée de
Damas, construite sous les
Ommeyades et terminée vers
97/714-715. Les arcs de plein
cintre surhaussé reposent sur
de hautes colonnes de style
antique.
est extrêmement difficile, risqué même, de forme à l'esprit de l'Islam en tant que tradi¬ étant tenu pour une sorte de vernis qui peut
définir en termes physiques ce qu'est un tion culturelle. être appliqué à n'importe quel bâtiment,
environnement moderne en harmonie avec voire gratté et remplacé le cas échéant...
Les meilleurs représentants de ce courant
la culture traditionnelle. Dans les écoles d'architecture, on n'étudie
sont le désormais célèbre architecte égyp¬
Des exemples isolés peuvent en donner pas l'histoire de l'architecture locale ; on dif¬
tien Hassan Fathy et ceux qui partagent ses
une idée, mais ils ne fournissent pas de férencie les périodes par les accidents du
vues. Pour eux, une bonne architecture
recette. Les architectes qui ont pris cons¬ style... Ainsi le jeune diplômé croit-il que le
moderne témoigne d'un aspect global mais
cience du problème se réfèrent surtout à "style" n'est rien d'autre qu'un habit dont
nuancé des formes et des principes tradi¬
l'élément formel de l'architecture et de un bâtiment peut changer, au même titre
tionnels. Hassan Fathy expose le problème
l'environnement traditionnels, soulignant les qu'un individu".
en ces termes :
vertus des bâtiments indigènes, euvres Le style est ici synonyme de style monu¬
d'architectes anonymes, qui n'ont rien "Le chaos culturel de notre architecture mental. Hassan Fathy souligne l'importance
perdu de leur pouvoir évocateur. Ceux-là est reconnu comme un fait regrettable... de la "couleur locale" et du lien organique
sont à la recherche d'une architecture con Mais on y voit un problème de style, le style entre le style et la culture. Il est de fait
motifs géométriques
(octogones, étoiles à six ou
huit branches, etc.) propre â
l'art islamique.
74
- qu'une exploitation compétente et réfléchie ques, d'une mission plus lourde qu'aupara¬
des formes traditionnelles intégrant partielle¬ vant. Ils doivent non seulement être attentifs
ment les techniques modernes peut aboutir à la structure et à la dynamique sociales,
à des solutions satisfaisantes sur le plan de mais aussi avoir le sens de la culture et de
l'esthétique et du confort. La maison de l'histoire.
Halawa, à Agamy (Egypte), qui a récem¬
Dans la quête d'une nouvelle image de
ment obtenu le Prix Aga Khan, en est une
l'environnement futur, qui passe par une
illustration. Mais il faut avouer que ce bâti¬
vision enrichie de l'histoire et s'inscrit dans
ment pourrait aisément être qualifié d'"éli-
tiste". C'est seulement en milieu rural et
une perspective de pluralité culturelle, le
maintien du lien entre la réflexion théorique
avec l'utilisation exclusive des techniques
et la pratique quotidienne ne peut être
traditionnelles qu'une telle approche a quel¬
assuré par les seuls architectes, planifica¬
que chance d'être adoptée. Etant donné les
teurs ou intellectuels ; il y faut la pression
difficultés de la conjoncture actuelle, pour¬
d'une opinion publique qui prend de mieux
quoi ne pas appliquer à des fins nouvelles
en mieux conscience de son identité cultu¬
une technologie traditionnelle qui domine
relle à travers une vision objective de l'his¬
encore dans de nombreuses régions du
toire.
monde islamique et semble présenter des
Dogan Kuban
avantages économiques certains ? Là
encore, le village de Gourna, dû à Hassan
Fathy et qui fait l'objet de son livre intitulé
Construire avec le peuple, est un exemple à
suivre.
76
En 1976, l'Aga Khan annonça la
création d'un prix destiné à
encourager une architecture dans
l'esprit de l'Islam et à récompenser
des projets qui répondent aux
besoins modernes tout en restant
77
COLLECTION UNESCO D'OEUVRES REPRÉSENTATIVES LECTURES
78
<
Où en sont les jeunes aujourd'hui ?
Sont-ils différents de leurs aînés de 68?
Comment réagissent-ils
devant la crise économique mondiale?
la jeunesse<^>
des années 80
Face aux défis de l'histoire
Les différents visages des jeunes - Leurs difficultés - Leurs aspirations:
en Afrique, Amérique latine, Amérique du Nord, Pays arabes, Asie du Sud-Est, Europe.
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