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de la jeunesse
Sociologie
de la jeunesse
Septième édition
Penser la jeunesse
P la jeunesse, ou plutôt tenter de comprendre comment la jeunesse a
été pensée au cours de l’histoire, comment se sont formées, transformées
et sédimentées les représentations qui vont aboutir à l’image que nous nous
formons d’elle aujourd’hui, tel est l’objet de cette première partie. Pourquoi
une réflexion de cet ordre ? Tout d’abord parce que la sociologie d’une caté-
gorie sociale ne se comprend pas sans une tentative d’analyse de sa forma-
tion historique ; en second lieu parce que la sociologie est une façon parmi
d’autres, même si elle se veut savante, de penser le social, et qu’elle ne peut
prétendre échapper à l’influence d’un contexte social et historique particu-
lier ; s’il faut donc faire la sociologie historique de la jeunesse, il faut aussi
faire l’histoire des façons de penser la jeunesse.
En fait, cette première partie sera d’abord une analyse des façons domi-
nantes de penser la jeunesse ; dominantes parce que, le plus souvent, la
jeunesse dont on parle, à laquelle on prescrit des façons d’être, mais aussi
celle dont, parfois, on dénonce les excès est presque toujours celle de l’élite
sociale ; c’est évident dans la France de l’Ancien Régime, au moins jusqu’au
milieu du e siècle, où il n’est question que des fils d’aristocrates et de
gens bien nés.
Mais on se rend bien compte, tant les ouvrages d’une époque se répondent
et tant les thèmes s’interpénètrent que ces façons de penser, ou, pour mieux
dire, ces façons d’être, repensées et prescrites à l’élite, s’imposent d’une
certaine manière à tous et contribuent à dessiner les traits abâtardis ou
recomposés de la figure juvénile dominante et normative d’une époque.
On ne sait rien de ceux dont on ne parle jamais : les jeunes du petit
peuple des campagnes dans l’ancienne France, et dont on peut supposer
qu’ils demeurent en partie imperméables à l’idéologie du temps. Mais
comme l’ont montré les historiens (Flandrin, 1976), l’Église et les pouvoirs
publics ont très vite réagi, dès le e siècle, pour contrôler et redresser les
mœurs populaires, et tout particulièrement celles des jeunes célibataires et
ont poursuivi ce long et obstiné travail de moralisation et d’encadrement
tout au long des siècles suivants.
Cette histoire des façons de penser la jeunesse recèle bien des ambi-
guïtés : à mesure qu’on reconnaissait, de plus en plus nettement, la jeunesse
comme une figure sociale positive, à mesure que se complexifiaient et se raf-
finaient les tentatives de compréhension, s’alourdissaient aussi les craintes
que soulève le comportement juvénile et s’élaboraient des méthodes de plus
en plus sophistiquées pour en contenir les éventuels débordements.
De ce point de vue, le e siècle constitue sans doute le moment
paroxystique de cette contradiction : il voit le triomphe de l’intimité fami-
liale, et donc d’une certaine manière la consécration de la jeunesse comme
âge à éduquer mais en même temps il réduit considérablement les aires
de liberté à l’écart du regard et de l’intervention de la société adulte dont
pouvaient bénéficier les jeunes de l’Ancien Régime, sans droits, mais sans
devoirs, impatients et frivoles, dépendants, mais, dans les classes aisées,
généreusement entretenus.
L’invention de la jeunesse
La jeunesse ignorée ?
Philippe Ariès (1973) a été le premier à proposer une lecture à la fois histo-
rique et sociologique de l’apparition du sentiment de l’enfance dans notre
société. Selon lui, la société traditionnelle se représentait mal l’enfant et
encore plus mal l’adolescent. L’enfant était très tôt mêlé aux adultes ; de très
petit enfant, il devenait tout de suite un homme jeune, sans passer par les
étapes de la jeunesse qui étaient peut-être pratiquées avant le Moyen Âge et
qui sont devenues des aspects essentiels des sociétés évoluées d’aujourd’hui.
Certes, on n’est pas indifférent à l’enfant dans les premières années de
sa vie, mais cet intérêt reste superficiel ; on s’amuse des enfants comme
de jouets ou de petits animaux qui distraient la société par leurs pitreries,
leur maladresse ou leurs progrès. Mais ce sentiment qu’Ariès a appelé le
« mignotage » n’a pas grand-chose à voir avec l’affection et la tendresse
familiales qui se développeront plus tard, à la fin du e siècle et surtout
au e siècle. Comme le dit Montaigne dans son célèbre chapitre des
Essais consacré à « l’affection des pères aux enfants » :
« Le plus communément nous nous sentons plus émus des trépignements,
jeux et niaiseries puériles de nos enfants, que nous ne faisons, après, de leurs
actions toutes formées, comme si nous les avions aimés pour notre passe-
temps, comme des guenons, non comme des hommes. »
L’intérêt que Montaigne et, avant lui, Rabelais portent à l’éducation ne
vaut pas encore pleine reconnaissance de la jeunesse ou de l’adolescence
comme un âge particulier. En effet, le collège du Moyen Âge n’est pas
réservé aux enfants ou aux jeunes : ces derniers et les adultes s’y côtoient ;
les étudiants qui entreprennent leur tour de France des universités sont
parfois fort avancés en âge ; et ce n’est que progressivement que le mélange
des âges dans les collèges fut moins bien toléré.
Certes, Rabelais est un précurseur car il propose une méthode d’éduca-
tion nouvelle qui rejette les artifices compliqués de la scolastique et convie
à un large épanouissement de la nature humaine : au jeune Gargantua
qui a pâli sur les livres et les commentaires scolastiques, et qui n’y a rien
appris en vingt ans, il oppose le jeune Eudémon qui, en deux ans, grâce aux
méthodes nouvelles, s’est habitué à s’exprimer avec aisance, à penser avec
justesse, qui se présente sans hardiesse mais avec assurance, et non plus
les yeux baissés comme les professeurs du Moyen Âge le recommandaient
aux élèves. Mais la charge vise d’abord une institution et ses méthodes, le
traditionalisme des « sorbonagres » ; elle n’a pas l’ambition de proposer un
programme pour une classe d’âge. En outre, à l’époque de Rabelais, l’édu-
cation est d’abord une éducation « domestique », elle n’est pas un moyen de
moraliser la société et ne répond pas à une nécessité publique qui serait la
formation du citoyen et de la nation ; bref, l’éducation de la jeunesse n’est
pas encore devenue un enjeu politique (Ariès, 1981).
Dans la famille elle-même, il faudra attendre encore longtemps pour que
l’on porte à la personnalité enfantine un autre intérêt, dont au e siècle
l’Émile portera témoignage, que celui, étranger à tout dessein pédago-
gique et à tout projet moral qui règle encore le comportement parental au
e siècle.
Dans l’histoire du sentiment familial et du sentiment de l’enfance l’ou-
vrage pionnier d’Ariès a ouvert la voie ; il apporte en outre une contribu-
tion précieuse à l’histoire des représentations des âges de la vie dont il faut
rappeler quelques traits. Au e siècle, la définition des âges reste floue.
Se rapportant aux textes de l’Antiquité, le « Grand propriétaire de toutes
choses très utiles et profitables pour tenir le corps en santé » (1556) dis-
tingue six âges : le premier âge, l’enfance dure jusqu’à 7 ans ; le deuxième
âge, pueritia jusqu’à 14 ans ; « le tiers âge qu’on appelle adolescence, qui
finit selon Constantin en son viatique au vingt et unième an, mais, selon
Ysidore, il dure jusqu’à vingt-huit ans… » ; après vient la « jeunesse qui tient
le moyen entre les âges et pourtant la personne y est en sa plus grande
force, et dure cet âge jusques à quarante-cinq ans selon Isidore ; ou jusques
à cinquante selon les autres » ; et enfin la senecté, qui est entre jeunesse et
vieillesse, et la vieillesse elle-même closent le déroulement des âges de la
vie. À côté de ces définitions inspirées des textes de l’Antiquité, commence
à s’imposer, en français, un triptyque : l’enfance, la jeunesse et la vieillesse.
La définition des âges est donc encore grossière, les distinctions
demeurent peu précises et sont sujettes à variation selon les auteurs et le
contexte. Toutefois, la frontière tardive donnée à la jeunesse dans la défini-
tion des âges de la vie n’est pas seulement la conséquence d’une imprécision
de sens ; elle correspond aussi à une réalité sociale qui fait de la jeunesse,
encore plus qu’aujourd’hui, du moins dans certaines couches sociales, l’âge
de l’attente, de la dépendance et de l’incertitude. Le « jeune » ne devient
adulte que lorsqu’il prend la place de son père ce qui peut survenir fort tard
dans la vie. Le fils de paysan ne devient maître de la maisonnée qu’à la mort
de son père.
Il faut aussi considérer qu’au e siècle les auteurs de ces tentatives de
définition sont plus sensibles au cycle vital qui organise l’existence comme
La jeunesse dominée
Pour nous en faire une idée, revenons à Montaigne :
« Je veux mal à cette coutume d’interdire aux enfants l’appellation paternelle
[c’est-à-dire “Père”] et leur enjoindre une étrangère, [“Monsieur”] comme plus
révérencielle, nature n’ayant volontiers pas suffisamment pourvu à notre auto-
rité ; nous appelons Dieu tout-puissant père, et dédaignons que nos enfants nous
en appellent. C’est aussi injustice et folie de priver les enfants qui sont en âge de
la familiarité des pères et vouloir maintenir à leur endroit une morgue austère et
dédaigneuse, espérant par là les tenir en crainte et obéissance. Car c’est une farce
très inutile qui rend les pères ennuyeux aux enfants et, qui pis est, ridicules. Ils
ont la jeunesse et les forces en la main, et par conséquent le vent et la faveur du
monde ; et reçoivent avec moquerie ces mines fières et tyranniques d’un homme
qui n’a plus de sang ni au cœur, ni aux veines, vrais épouvantails de chènevière.
Quand je pourrais me faire craindre, j’aimerais encore mieux me faire aimer. »
Même si lui-même n’approuve pas cette attitude, Montaigne montre ce
qui constituait le sentiment commun de l’époque à l’égard des rapports de
génération, passé l’émerveillement ou l’amusement provoqué par le pre-
mier âge : le respect de l’autorité et l’absence de familiarité, la distance voire
la méfiance dans les rapports entre père et enfants (la mère est une figure
absente). La jeunesse est un âge qui sera longtemps tenu dans un mépris cer-
tain : selon le Larousse de la langue française c’est au début du e siècle que
s’impose le sens de jeune « qui n’a pas encore les qualités de la maturité » ; et
ce ne serait qu’à la fin du e siècle qu’apparaîtrait le sens « qui a gardé les
caractères physiques et moraux de la jeunesse » ou « rester jeune ». Une utili-
sation encore courante du terme « jeunesse » à cette époque signifiait « étour-
derie, vivacité, folie, débauche » ; on disait d’un jeune homme « il a bien fait
des jeunesses » (Huguet, Dictionnaire de la langue française du e siècle)
pour signifier qu’il avait pratiqué les folies propres à cet âge. Cette utilisa-
tion syntaxique des « jeunesses » n’est plus présente dans le Dictionnaire de
Trévoux en 1743, mais au terme est encore attachée l’idée de « manque d’ex-
périence », d’« emportement de l’âge », de « folie », d’« imprudence ».
à éviter la dispersion des biens : si celui qui dispose des biens familiaux
décide d’en aliéner tout ou partie, le lignager le plus proche peut exercer le
« retrait », c’est-à-dire bénéficier d’une priorité d’acquisition à rencontre de
l’acheteur étranger.
Ces différences dans les formes d’organisation juridique des successions
sont associées à deux grands types de systèmes familiaux : dans les pays de
droit égalitaire on trouve surtout des ménages simples dans lesquels le fils,
au moment de son mariage, s’établira de manière indépendante ; par contre
dans les pays inégalitaires du Midi on trouve une organisation familiale de
ménage complexe qui fait cohabiter plusieurs générations sous l’autorité
du Père ; dans la famille-souche, le groupe domestique, héritier unique, est
inséré dans la lignée familiale dont il a reçu le patrimoine.
Notons encore que les règles concernant le mariage étaient elles aussi
très strictes et laissaient peu de liberté aux jeunes gens malgré le principe
du droit canon du libre consentement. Le concile de Trente condamna les
mariages contractés sans le consentement des parents. Les ambassadeurs du
roi de France avaient même demandé sans succès que le concile les déclarât
nuls ; mais l’Église catholique s’en tint à sa doctrine fondamentale du libre
choix des époux. Toutefois, un ensemble de dispositions juridiques vint, en
France, renforcer le poids de l’autorité familiale et les risques qu’encouraient
ceux qui viendraient à passer outre : une ordonnance de 1557, confirmée par
l’ordonnance de Blois de 1579, permit aux parents de déshériter ceux de leurs
enfants qui se seraient mariés contre leur gré. En outre, on introduisit contre
ceux qui se mariaient clandestinement la notion de « rapt de séduction » qui
faisait encourir aux jeunes hommes des peines fort graves.
Bref, la qualité des rapports entre générations à l’intérieur des familles
paraît avoir deux caractères majeurs : elle est avant tout fondée sur l’auto-
rité paternelle qui, si elle s’exerce avec plus de rigueur au Sud qu’au Nord,
est partout présente et maintient entre le père et ses enfants une distance
interdisant toute familiarité et l’expression manifeste d’une tendresse réci-
proque ; en second lieu les enfants sont maintenus dans une situation de
dépendance prolongée qui peut durer fort tard. On ne quitte la jeunesse
ni rapidement ni facilement. À la fin du e siècle encore, Furetière écrit
dans son dictionnaire qu’« un jeune n’est plus jeune passé 30-35 ans […]. La
jeunesse est l’âge où l’homme est devenu capable de s’aider lui-même… ».
Mais en même temps les jeunes gens de l’Ancien Régime bénéficient, du
fait même que l’autorité paternelle ne s’exerçait véritablement que lorsqu’elle
était manifestement contrariée, d’une liberté de mouvement et d’une indé-
pendance de conduite qu’ils perdront par la suite. Les mémoires du Chevalier
de Fonvielle (Fonvielle, Mémoires historiques, 1824) qui vécut pourtant son
enfance à la fin du e siècle, à une époque où le nouveau sentiment fami-
lial commençait d’apparaître, sont à cet égard éclairants. Dans la petite
enfance, le père est une figure presque totalement absente ; quant à l’adoles-
cence, elle est surtout marquée par les facéties et les dissipations d’une vie
La jeunesse impatiente
À vrai dire, dans la société d’Ancien Régime, la jeunesse est donc le privi-
lège de l’aristocratie ; et cet âge est celui de l’impatience comme il l’était
déjà à une époque encore antérieure, le e siècle (Duby, 1964). Cette impa-
tience est directement liée aux difficultés et à la longueur de l’établisse-
ment : « Dans le monde chevaleresque, l’homme de guerre cesse d’être tenu
pour “jeune” lorsqu’il est établi, enraciné, lorsqu’il est devenu chef de la
maison et souche d’une lignée ». Or cette tranche de vie comprise entre
l’adoubement et la paternité peut être fort longue.
Les fils aînés doivent attendre longtemps avant que les pères ne se retirent
(Duby parle d’un écart moyen entre générations d’une trentaine d’années),
et occupent ce temps de latence dans l’errance, au sein de groupes de jeunes
qui se vouent au luxe, au jeu, à l’amour et surtout aux combats et aux expé-
ditions guerrières ; « la jeunesse constitue dans la société aristocratique,
l’organe d’agression et de tumulte. »
Mais si cette attente est pénible pour les aînés, elle l’est encore plus pour
les cadets qui « privés de tout espoir d’hoirie certaine, ne voyaient qu’une
issue : l’aventure [et] […] la chasse à la fille riche, au bel établissement ».
Cette image d’une jeunesse errante et impatiente s’est imposée long-
temps. Elle est liée aussi bien sûr à la tension sexuelle résultant de mariages
tardifs au moins pour les garçons. Cette tension ne s’est véritablement
manifestée, puis accrue, qu’à partir de la fin du Moyen Âge du fait de l’essor
démographique et de l’effort des pasteurs catholiques et protestants pour
réformer les mœurs (Flandrin, 1976).
Celles-ci étaient encore au e siècle fort libres pour les jeunes céliba-
taires qui fréquentaient assidûment les prostituées, qui n’hésitaient pas à
perpétrer en groupe de « compagnons » des viols collectifs, qui recouraient
à des pratiques « contre nature » – homosexualité, masturbation, voire bes-
tialité – qui entretenaient enfin des rapports sexuels normaux avec des
femmes mariées. D’après les lettres qu’il a étudiées, Pierre Charbonnier
confirme qu’en cette fin de Moyen Âge, un puissant courant sexuel s’exer-
çait dans une relative liberté.
Norbert Elias (1973) a d’ailleurs montré en analysant De civilate morum
pueriliam, d’Érasme, publié pour la première fois en 1530, livre destiné à
enseigner le savoir-vivre aux jeunes gens, que l’initiation à la vie des jeunes
garçons se fait de manière très crue, sans que l’on envisage alors de cacher
aux enfants ce qui serait exclusivement du ressort de la vie privée des
adultes. « Tout ceci contribuait à rétrécir l’écart entre les normes affec-
tives et le comportement adultes et enfantins ». L’invention de la figure
moderne de la jeunesse est étroitement liée, on le verra, à l’accroissement
de cette distance entre le privé et le public, entre ce qui se donne à voir et
ce qui doit être caché, et corrélativement entre le monde adulte et le monde
enfantin.
À cette époque cette distance était faible et si la jeunesse était longue à
passer, elle bénéficiait à la fois d’une relative liberté sur le plan des mœurs,
et d’une forme de reconnaissance collective au travers des sociétés de jeu-
nesse et du rôle de contrôle sexuel et de célébration des rites qui leur était
dévolu :
« Quelles que soient les fonctions que lui reconnaît ou tolère la communauté,
la “jeunesse” se trouve conduite à intervenir et donc à socialiser le compor-
tement de ses membres dans deux grands groupes de conflits. Le premier
oppose les jeunes hommes, exclus du pouvoir, du mariage et des biens, à leurs
pères, qui sont partout les maîtres – et dans la France de droit écrit, les maîtres
absolus – de leur établissement, de ses conditions matérielles, du choix de leur
partenaire : les rôles reconnus à la “jeunesse” organisée suggèrent que ceux-ci
ont préféré l’associer à la vie de la collectivité plutôt que de céder en rien sur
tous ces plans. Face au second, qui oppose et divise les familles, les “jeunes”
disposent d’un pouvoir potentiel de médiation et de refus. »
Aymard, 1986.
Le rôle et la place de la jeunesse sont donc, à la fin de Moyen Âge,
ambigus : elle est fortement et durablement dépendante de la génération
des pères, mais cette dépendance est plutôt une dépendance économique
qu’un encadrement moral, et elle s’exerce plus dans le cadre familial stricto
sensu que dans celui de la cité. La longueur de la phase d’établissement ne
se justifie pas, comme aujourd’hui, par les besoins de l’éducation et tout se
passe comme si la force collective reconnue et admise de la jeunesse était
directement proportionnée à la faiblesse individuelle de ses membres et à la
vacuité de leur rôle fonctionnel.
La jeunesse aristocratique :
l’idéologie du paraître
À partir de la fin du e siècle la figure juvénile prend une nouvelle dimen-
sion dont témoigne la multiplication des ouvrages consacrés à l’éducation.
Mais, cette jeunesse n’est pas encore celle qui sera promue plus tard par
l’idéal d’Égalité des Lumières, par les progrès de la « privatisation », puis par le
triomphe de la famille bourgeoise ; cette jeunesse prend place dans la « société
de cour », pour reprendre l’expression de Norbert Elias (1974), qui « partant
des hôtels de la noblesse de cour, gagnera jusqu’aux maisons des financiers »
et constituera l’idéologie du temps comme l’idéologie du paraître.
La jeunesse est par essence l’âge des emportements :
« Les jeunes gens ont une grande inclination à s’abandonner aux plaisirs et aux
divertissements du monde, si dès leurs plus tendres années on ne les forme
dans la piété, et si on ne les instruit dans les maximes de la Religion, avant
qu’ils ne soient entièrement possédés par l’habitude des vices. »
Coustel, Les Règles de l’éducation des enfans, 16871.
L’éducation a donc pour première vertu de tempérer les passions, d’em-
pêcher l’enfant de « s’écarter hors des bornes de la raison », lui qui demeure
un personnage infrasocial, encore teinté d’une animalité qui le conduit faci-
lement à l’« indocilité », à la « paresse », à la « colère », à l’« intempérance », à
l’« impureté ».
L’éducation ne vient nullement compenser l’absence des privilèges de
la naissance comme le voudra plus tard l’idéal égalitaire ; bien au contraire
elle est surtout nécessaire à ceux qui « distingués dans le monde par leur
naissance » doivent tenir leur rang et montrer l’exemple. Dans une structure
sociale rigide où le mérite ne peut servir qu’à bien tenir sa place et sûrement
pas à en occuper une plus élevée que celle à laquelle vous destine votre nom,
l’éducation ne peut être réservée qu’à ceux qui précisément ont un rang à
faire valoir ; elle a en outre une vertu d’exemplarité car le rang, s’il est un droit
naturel, est aussi une exigence sociale et sa manifestation est supposée avoir
des vertus de propagation à la société tout entière ; c’est pourquoi il n’est pas
besoin de s’occuper ni d’éduquer les jeunes gens du peuple qui se forment par
la seule valeur de l’exemple des Grands ou des gens bien nés :
« Ce seront des chefs de famille qui auront passé leur première jeunesse dans
les collèges, qui par leurs exemples et par leurs discours instruiront sans y
penser leurs domestiques, qui deviendront eux-mêmes pères et mères de
famille, parmi le peuple, et qui donneront ensuite la première éducation à
leurs enfants. C’est ainsi que la lumière et la raison passeront quoique lente-
ment, mais incessamment des familles riches au bas peuple. »
Castel de Saint-Pierre, Projet pour perfectionner l’éducation, 1728.
plaisir qui les attend ; c’est pour cela qu’ils font les renchéris, qu’ils sont impa-
tients, qu’ils regardent de temps en temps à leur montre et qu’ils menacent sans
cesse la compagnie de s’en aller, quoique la plupart quand ils sont partis, ne
sachent où donner de la tête. »
In Maximes et réflexions sur l’éducation de la jeunesse
où sont renfermés les devoirs des parents et des précepteurs
envers les enfans. Avec des maximes et des réflexions
particulières sur l’éducation des princes.
La jeunesse aristocratique est comme un corps mal stabilisé, mal réglé, qui
tourne vite à « un état de désordre », à « une espèce d’égarement », tant, dans
cette société du paraître, l’indétermination et la dépendance juvéniles équi-
valent à une infirmité sociale. Quelle que puisse être l’exagération du mora-
liste, on sent bien que cette agitation que décrit Pic trouve quelque fondement
dans ce sentiment d’incomplétude que doit ressentir le jeune homme bien né,
entretenu dans l’idée de sa haute position, mais soumis des années durant au
bon vouloir et à la libéralité paternelles. Ainsi, Coustel critique les pères qui
« entretiennent leurs enfants de l’antiquité de leur noblesse, de la grandeur de
leur maison, et des projets qu’ils font pour leur établissement dans le monde ;
c’est-à-dire qu’ils leur remplissent l’esprit des fumées de vanité et d’ambition ».
Le mérite et le sang
À l’opposé de cet idéal pédagogique qui commence à poindre, l’éducation
aristocratique reste avant tout formelle : elle doit permettre de se distinguer
dans le monde, d’y paraître à son avantage afin de « jouir longtemps de
l’estime et de l’approbation du public » (Pic). Elle ne doit évidemment pas
convaincre que le mérite puisse supplanter la naissance ; et si la « noblesse
ajoutée au mérite doit être préférée », dans les cas où ce dernier ne peut être
reconnu, alors, « il est plus naturel de supposer le mérite nécessaire dans
le Gentilhomme que dans l’homme du commun » (Le Maître de Claville,
Traité du vrai mérite de l’homme, 1736).
L’idéologie de l’inné, attachée aux privilèges aristocratiques, interdit que
l’on puisse reconnaître une grande place à l’éducation, comme l’écrit de
manière satirique un des pédagogues du début du e siècle :
« Quand ils seront aussi savants que leurs pères, on aura le plaisir de dire que
ce ne sont pas les instructions de leurs Maîtres qui les ont mis dans cet état,
qu’ils n’en ont jamais rencontré de passables, et que tout ce qu’ils sont, ils le
sont devenus je ne sais comment, et le doivent à je ne sais quoi, c’est-à-dire, à
une certaine excellence de Génie attachée à leur Maison. »
1. La Chalotais, né à Rennes (1701-1785), noua des liens d’amitié avec les philosophes et les
encyclopédistes (d’Alembert, Condillac, Montesquieu, Diderot). Il deviendra Procureur général
de Bretagne. Il concourut activement à la condamnation de Tordre des jésuites et voulut établir
un nouveau système d’éducation dont les idées sont rassemblées dans son Essai d’éducation natio-
nale qu’il présenta au parlement.
La jeunesse consacrée
La représentation de la personnalité juvénile va connaître une évolution
sensible qui va la rendre peu à peu conforme à ce nouvel idéal éducatif.
L’Encyclopédie de Diderot (1751) opère pour la première fois dans la balance
des qualités attribuées à chaque âge de la vie un renversement tout à fait
significatif. Certes, on continue d’attribuer à la jeunesse des défauts de légè-
reté et de manque de réflexion. Mais, poursuit l’auteur de l’article,
« Malgré les écarts de la jeunesse […] c’est toujours l’âge le plus aimable et
le plus brillant de la vie ; n’allons donc pas ridiculement estimer le mérite des
saisons par leur hiver, ni mettre la plus triste partie de notre être au niveau de
la plus florissante. »
Et la suite vaut condamnation de l’opinion alors couramment admise
qui attribue plus de mérite à l’âge mur qu’à la jeunesse :
« Ceux qui parlent en faveur de la vieillesse, comme sage, mûre et modérée,
pour faire rougir la jeunesse, comme vicieuse, folle, et débauchée, ne sont pas
des justes appréciateurs de la valeur des choses ; car les imperfections de la
vieillesse sont assurément en plus grand nombre et plus incurables que celles
de la jeunesse. »
1. C’est aussi l’idée de Voltaire qui professait un solide mépris pour le peuple. Voltaire avait lu
le livre de La Chalotais et l’en avait félicité dans une lettre du 22 juin 1763 : « Vous faites de l’ins-
titution [c’est-à-dire l’éducation] des enfants un grand objet de gouvernement ».
1. Création de l’Université nouvelle, d’écoles primaires, de facultés dans les chefs-lieux d’aca-
démie, développement des collèges.
Moralisation et encadrement
Tout au long du e siècle, les manifestations d’impatience, de révolte ou
de désenchantement juvéniles ont inquiété les porte-parole de la morale
bourgeoise – notables, hommes politiques, prêtres ou pasteurs, médecins –
qui, surtout à la fin du siècle, vont disserter dans de multiples ouvrages sur
« la démoralisation de la jeunesse contemporaine », pour reprendre le titre
de l’un d’entre eux (Bonjean, 1897).
Trois thèmes majeurs constituent la trame de ces ouvrages : celui des
ravages du matérialisme dans les esprits et dans les cœurs, celui de l’insu-
bordination, de la disparition de l’esprit d’obéissance, ou même du respect
ou de la politesse, celui enfin du dilettantisme, trois thèmes qui, dans leurs
expressions les plus outrées, dessinent trois portraits aux traits accusés : le
jeune cynique, le jeune révolté, le jeune oisif. Cependant, tous les moralistes
ou les pédagogues ne reprennent pas de manière aussi caricaturale cette
trilogie et certains tentent de conduite une réflexion plus élaborée.
Le pasteur Charles Wagner (Jeunesse, 1891) traite d’emblée la jeunesse
comme une entité homogène qui malgré les différences de situations
sociales, de nature des études, d’inégalité d’éducation et de « valeur morale »
possède « de nombreux traits communs dans le bien et dans le mal ». Ce
postulat de départ qui, en cette fin de e siècle, consacre la jeunesse
comme un personnage social à part entière, ne conduit pas pour autant
Wagner à adhérer sans retenue au thème de l’immoralité et de l’indiscipline
juvéniles que d’autres décrivent comme une contagion inexplicable. Sans
nier la réalité du phénomène, Wagner considère qu’il s’agit d’un malaise
social plus profond dont l’origine est à rechercher « dans la crise générale
que traverse notre époque », la crise d’une société sans repères qui a perdu
La jeunesse mobilisée
Les intentions d’intervention sur la jeunesse ont aussi donné lieu à ce que
l’on peut considérer comme une des premières formes d’enquête visant
à décrire un groupe social particulier : en effet, dans les années précé-
dant immédiatement la première guerre mondiale, une série d’enquêtes
commandées par plusieurs journaux sont lancées sur la jeunesse ; la plus
fameuse restera celle d’Agathon, pseudonyme d’Henri Massis et Gabriel de
Tarde (1913).
Références bibliographiques
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L’invention de l’adolescence
et le début des sciences
de la jeunesse
La psychologie de l’adolescence
Les progrès du rationalisme, des sciences en général, l’apparition des
sciences sociales, et tout d’abord de la psychologie, vont en effet introduire,
dès le début du e siècle, de nouvelles manières de penser la jeunesse et
de parler d’elle, véritable révolution car, pour la première fois, on va le faire
avec une intention de connaissance scientifique.
Ce projet de connaissance raisonnée correspond à l’invention d’une
nouvelle phase de la vie, l’adolescence. Jusqu’alors l’ancienne notion d’« éta-
blissement » réglait le passage à l’âge adulte et donnait, négativement, la
définition de la jeunesse : l’âge où, n’étant plus enfant, on n’est cependant
pas encore établi. Le développement de l’école secondaire introduit une
subdivision et une définition nouvelles : l’adolescent est pourvu d’un statut,
il est lycéen ou apprenti, il se prépare par une formation appropriée à
accéder aux responsabilités de l’âge adulte ; un nouvel âge intermédiaire se
constitue : il ne relève plus de l’enfance mais il n’est pas non plus assimilable
à cet état d’adulte inaccompli de l’ancienne notion de jeunesse.
Il faut, dans la classe bourgeoise et dans la partie supérieure des classes
moyennes, donner aux familles des moyens nouveaux de comprendre et de
diriger ces adolescents : c’est autour de la psychologie que va s’organiser la
pédagogie.
Les ouvrages de Pierre Mendousse, publiés entre 1909 et 1928, consti-
tuent à ce titre un tournant dans la façon d’aborder et de se représenter
la question de la jeunesse. En effet, pour la première fois, l’essentiel n’est
pas consacré à énoncer ce que la jeunesse devrait être, ou à regretter ou
dénoncer ce qu’elle est, mais à une tentative de description qui cherche ses
fondements objectifs dans la physiologie et la psychologie. On passe d’une
attitude morale à une attitude analytique.
Ce tournant, fortement influencé par l’école psychologique américaine
et en particulier par le fondateur de la psychologie de l’adolescence, Stanley
Hall (Adolescence, its psychology, New York, 1903), consacre l’adolescence
comme une « seconde naissance » (new birth), et comme une période mar-
quée par un profond changement de la personnalité qui la distingue de
l’enfance et de l’âge adulte, et même de la jeunesse proprement dite.
On conçoit l’importance du changement de perspective puisque, doréna-
vant, tout va s’organiser autour de l’idée de la « personnalité adolescente » :
celle-ci a sa propre signification interne constituée de traits psychologiques
spécifiques qui la différencie radicalement des autres périodes de la vie.
Cette personnalisation de l’adolescence ne s’applique pas aux jeunes filles
encore « marquées par l’étroitesse de leur horizon », « moins capables de
s’attacher à des objets impersonnels », gardant « quelques traits essentiels
de la mentalité enfantine ».
La puberté constitue le seuil décisif : dans un esprit nouveau d’observa-
tion scientifique, Mendousse s’attache à en décrire précisément les manifes-
tations physiologiques – en particulier l’apparition de la fonction génitale - ;
c’est donc « autour de l’idée du sexe » que vont s’organiser « presque tous les
faits affectifs ou représentatifs relatifs à l’adolescence ».
Le mot « sexualité » n’apparaît qu’en 1859, ne désignant alors que le
caractère de ce qui est sexué, et ce n’est qu’à la fin du siècle que s’ouvre véri-
tablement l’histoire contemporaine de la sexualité avec l’affaiblissement de
l’imaginaire de l’amour romantique, l’édification d’une scientia sexualis,
et surtout l’apparition de nouvelles conduites amoureuses chez les jeunes,
le « flirt » étonnante « conversation muette de l’appétit sexuel (selon les
termes d’un sexologue du temps cité par Corbin) qui concilie la virginité, la
pudeur et les impératifs du désir ». Ce demi-siècle qui va du Second Empire
à la première guerre mondiale prépare « l’explosion de la nouvelle éthique
sexuelle » (Corbin, 1986).
La redéfinition de l’adolescence se situe dans ce contexte nouveau : elle
est dorénavant ce maelström d’émotions intérieures où « l’obsession des
images sexuelles tient une bonne place », mais qui reste avant tout ordonné
par l’imaginaire (« ils s’éprennent follement des créatures fictives que leur
imagination peut parer de tous les charmes dont se compose, suivant l’idéal
de chacun, la perfection féminine »).
Pour contrôler ou tempérer les effets de cette « tyrannie du sexe », l’édu-
cateur est dans une position singulièrement ambiguë puisqu’il doit à la fois
informer pour prémunir – on parle déjà d’« éducation sexuelle » – et ce
faisant contribuer à « dépouiller l’émotion du mystère où réside une bonne
part de l’obsession », mais se garder en même temps de « la vivacité d’images
trop concrètes » en s’en tenant à « l’austère netteté d’idées très générales ».
Il doit porter attention, pour les prévenir, à toutes les formes illégitimes
ou trop précoces de réalisation sexuelle – masturbation, concubinage,
amitiés particulières – toutes ces formes de sexualité d’attente qui répondent
à la longueur de l’intervalle séparant alors la puberté du mariage. C’est ainsi
que se multiplient au début du e siècle les ouvrages de médecins qui,
comme celui du docteur Surbled (La Vie du jeune garçon, 1928), sont écrits
« pour prémunir les adolescents contre le mal », pour prévenir les écarts
possibles de la crise pubertaire. Car l’adolescence est un temps de latence
sexuelle où tout est virtuel mais où rien ne doit s’accomplir. C’est bien ce
décalage entre la force des premières pulsions sexuelles et leur inaccom-
plissement obligé qui fait de l’adolescence ce moment de tension et parfois
de crise.
La pédagogie incitative
Cette idée nouvelle d’une personnalité intérieure en ébullition qui serait le
propre de l’adolescence ne permet plus qu’on s’en tienne, en matière éduca-
tive, à une conception tutélaire et autoritaire qui peut encore parfaitement
être appliquée à l’enfant – dont c’est « à peine [si] on peut dire qu’il pense au
sens propre du mot » – mais sûrement pas au jeune homme dont d’éduca-
tion doit être fondée sur l’apprentissage de la liberté et la culture de l’initia-
tive ; en effet, rien ne servirait de vouloir simplement brider ou contenir les
excès adolescents, tout d’abord parce qu’une telle tentative aurait toutes les
chances d’être vouée à l’échec tant s’affirment à cet âge « l’imagination », le
besoin d’« action » et le « goût de l’indépendance », mais aussi parce qu’on
risquerait alors de freiner ou même d’arrêter « le développement des ten-
dances plus délicates et plus personnelles ».
Dès lors, les principes éducatifs doivent s’organiser autour de trois
idées-forces : laisser suffisamment de liberté aux sujets pour qu’ils puissent
exprimer leurs personnalités et « manifester leurs pensées les plus secrètes » ;
observer ces manifestations à l’insu du sujet ; en fonction de ces indications
et en sélectionnant les dispositions à promouvoir et celles à combattre,
orienter par des méthodes incitatives le développement personnel.
On passe donc d’une pédagogie de la culpabilité, à une pédagogie de la
confiance (« lui inspirer une telle confiance qu’il aille spontanément au-
devant des conseils indispensables »), d’une pédagogie de l’autorité à une
pédagogie de la participation, puisqu’il ne s’agit plus d’imposer la règle,
mais de « la transposer au-dedans de lui » ; pédagogie de la participation
qui, idéalement, si cette transposition est parfaite, doit donc aboutir à
« laisser l’adolescent se surveiller lui-même ».
classe moyenne interfère avec le respect des normes corner boy. C’est ce
problème d’ajustement qui produit la réponse délinquante.
Le livre de Richard A. Cloward et Lloyd E. Ohlin (1961) part de la même
question : « quelles pressions conduisent les jeunes à former ou rejoindre des
sous-cultures délinquantes ? », mais y apporte des réponses tout à fait diffé-
rentes. Cloward et Ohlin s’inspirent directement de la théorie mertonienne
de l’anomie. Selon Merton, deux niveaux régissent la vie sociale organisée : la
structure culturelle, définissant les buts et les normes, et la structure sociale
composée de l’ensemble des relations dans lesquelles les individus sont impli-
qués ; la division des individus en classes sociales en fonction de la prospérité
économique, du pouvoir et du prestige est un des types importants de struc-
ture sociale. L’anomie ne se développe pas seulement à cause d’une rupture
dans la régulation des buts et des normes (théorie durkheimienne), mais aussi
à cause d’une rupture dans la relation entre les buts et les moyens légitimes
d’y accéder. C’est donc essentiellement une théorie de la frustration qui va
permettre d’expliquer les pressions conduisant à la déviance :
« C’est seulement quand un système de valeurs culturelles exalte virtuellement
au-dessus de tous les autres certains buts de succès communs à la population
entière tandis que la structure sociale restreint rigoureusement ou clos com-
plètement l’accès aux moyens permettant d’atteindre ces buts pour une part
considérable de la même population, que le comportement déviant s’étend
sur une large échelle. »
Merton, 1957.
Selon Cloward et Ohlin, la sous-culture délinquante ne serait pas une
réponse symbolique qui cherche à établir une échelle de prestige antithé-
tique aux normes de la classe moyenne, mais une réponse essentiellement
pratique : la tentative d’atteindre une position économique plus élevée par des
moyens illégitimes parce que la voie d’accès aux moyens légitimes est fermée.
Contrairement à ce qu’avance Cohen, le problème d’ajustement des jeunes
des classes défavorisées ne serait pas un problème d’interférence culturelle, les
jeunes de type corner boy ne souhaitant pas adopter un mode de vie typique
des classes moyennes, mais seulement atteindre une position plus élevée selon
les critères de la lower class plutôt que selon ceux de la classe moyenne.
Reprenant la typologie de Whyte, Cloward et Ohlin en proposent une
nouvelle version dans le tableau suivant :
Les types I et II correspondent aux college boys déjà décrits par Whyte,
le type I accordant une importance égale à la position économique et
au groupe de référence alors que le type II considère le changement de groupe
d’appartenance comme un objectif plus important que l’amélioration de la
position économique ; il peut s’agir de jeunes qui préfèrent le prestige social
d’une position moins bien rémunérée, comme celle de professeur, aux avan-
tages économiques d’activités moins valorisées socialement.
Le type III est orienté par une définition du succès qui s’appuie sur une
amélioration de la position économique mais sans chercher à changer de
style de vie ou à embrasser des carrières correspondant aux valeurs de la
classe moyenne.
Enfin, le type IV est le type classique du corner boy essentiellement
orienté par la stabilité.
Le comportement délinquant, disent Cloward et Ohlin, est essentiel-
lement associé au type III ; ces jeunes vivent le conflit le plus aigu avec le
modèle des classes moyennes qui non seulement dévalue le style de vie
lower class, et cherche à induire un désir de changement de groupe d’ap-
partenance, mais aussi dévalue les orientations matérialistes vers lesquelles
ces adolescents s’orientent. Les sous-cultures délinquantes, phénomènes
collectifs, fournissent les chemins d’une réussite qui n’emprunte pas la voie
tracée par le système de valeurs des classes moyennes.
la psychologie du début du siècle. C’est sans doute une des raisons princi-
pales du retard de développement de la sociologie de la jeunesse en France.
Mais d’autres causes y ont aussi contribué : l’influence grandissante du
marxisme qui focalise l’attention sur les rapports de classe et sur les rap-
ports de travail, deux types de rapports sociaux où les jeunes ne jouent pas
le premier rôle ; l’influence de l’enseignement durkheimien qui considère
l’âge comme une détermination mineure au regard de l’ensemble des pres-
sions à la conformité qui s’exercent par d’autres biais.
Jean-Claude Chamboredon (1966) s’attache ainsi à dénoncer les deux
illusions qui, selon lui, entourent la question juvénile et contribuent à ali-
menter « les spéculations sur la montée des jeunes », « l’illusion de la nou-
veauté » qui veut faire croire à l’avènement d’une nouvelle génération et de
nouveaux comportements, et « l’illusion culturaliste » qui veut faire croire
au caractère extensif et homogène de la culture juvénile. Chamboredon
développe une hypothèse diffusionniste dont l’école et la montée des
classes moyennes seraient le moteur : la culture juvénile ne serait rien
d’autre que l’adoption du modèle étudiant, redéfini et altéré, « réinterprété
selon la logique du chahut », par les jeunes des classes moyennes que la
prolongation scolaire catégorise comme une nouvelle classe d’âge. Cette
prolongation scolaire, si elle a le pouvoir de définir une nouvelle étape de
l’existence, n’a pas celui de donner les moyens culturels de la vivre à ceux
qui l’expérimentent, qui ne la trouvent pas non plus dans leur culture d’ori-
gine et qui « recherchent donc les recettes d’un art de vivre l’adolescence »
dans les magazines et la mode juvéniles.
On voit la différence avec la thèse culturaliste. Pour Chamboredon, la
culture adolescente n’est qu’un conformisme adopté pour vivre une indé-
termination statutaire ; pour les culturalistes, elle serait l’expression sym-
bolique originale d’un système de valeurs et d’une échelle de prestige en
rupture avec les normes et les rôles adultes1.
En fait, Chamboredon n’est pas loin d’adhérer à une définition norma-
tive de l’âge assez proche de celle des fonctionnalistes : lorsqu’il parle par
exemple de « la définition sociale de l’adolescence qui assigne aux jeunes
une nature définie par le caprice et le loisir », ou lorsqu’il parle « du sen-
timent d’insécurité et d’incertitude [qui] incline aux conduites obéissant
à la frivolité statutaire des adolescents », avec la différence essentielle que
dans l’esprit de Chamboredon, ces prescriptions normatives n’obéissent pas
comme chez Parsons ou Eisenstadt à un sous-système fonctionnel de rôles
adultes ; la production d’images identificatoires permet simplement à ceux
qui vivent des situations sociales floues d’adhérer à un personnage social
1. Écartons ce qui nous semble être une confusion : Chamboredon présente la thèse culturaliste
comme véhiculant l’idée d’une homogénéité culturelle de l’adolescence ; cette tradition relève
peut-être de la sociologie française (voir, par exemple, Morin), mais on a vu que les sociologues
américains qui s’inspirent des hypothèses culturalistes mettent au contraire un grand soin à
définir des modèles de socialisation différents selon les classes sociales.
est assez largement majoritaire et demeure à peu près stable depuis une
vingtaine d’années.
C’est quelques années après 1968 que le thème de l’insertion socio-
économique va supplanter celui des cultures ou sous-cultures juvéniles ou
des dispositions éthiques des jeunes. Mais le retour en faveur de la ques-
tion de l’entrée au travail – entamé avant la crise de 1974 mais bien sûr
renforcé par celle-ci – s’accompagne d’un changement de perspective. Ce
ne sont plus tant les formes de socialisation professionnelle qui sont étu-
diées que les mécanismes qui organisent les modes d’insertion des jeunes
sur le marché du travail (Nicole-Drancourt, Roulleau-Berger, 1995). Cette
perspective est le plus souvent dominée par le paradigme économique des
formes d’ajustement ou de désajustement de l’offre et de la demande de
travail, ou, dans une perspective néo-marxiste, des formes de mobilisation
de la main-d’œuvre juvénile par les entreprises.
Malgré tout, les sociologues, tout en restant centrés sur la question pro-
fessionnelle, vont produire des analyses plus directement consacrées aux
attitudes particulières des jeunes sur le marché du travail, et plus largement
dans la société. C’est qu’en effet la montée du chômage inquiète l’opinion et
le monde politique encore marqué par la crise de mai 1968. Ainsi, à l’inci-
tation des financeurs publics, un certain nombre de recherches vont porter
sur les conséquences du sous-emploi et de la précarité sur les attitudes
sociales, et en particulier sur celles des jeunes (Galland, Louis, 1981).
Dans une perspective plus ethnologique, et dans la lignée des travaux
de Pierre Bourdieu, Michel Pialloux décrit la stigmatisation de l’adoles-
cence des cités, constituée en personnage social selon une image, une hexis,
conforme au destin social qui lui est promis et aux stéréotypes produits
par ceux qui sont extérieurs à la cité. Dans ce contexte, la marginalité pro-
fessionnelle n’est rien d’autre qu’une conséquence du désenchantement
scolaire et qu’une forme d’adaptation réaliste à une situation créée de l’ex-
térieur et sur laquelle les jeunes n’ont aucune prise. Ainsi, le jeune précaire
serait socialement ajusté, dans son système même de dispositions, à des
fins qui lui sont totalement extérieures et qui correspondent, en gros, au
système d’attentes des employeurs. On perçoit ici l’influence et en même
temps la tentative de renouvellement d’une sociologie critique puisqu’il ne
s’agit plus seulement de dénoncer ou de démontrer le mode d’usage de la
force de travail, mais d’expliciter le mécanisme beaucoup plus complexe
par lequel un système de dispositions se construit pour s’adapter aux posi-
tions qu’un jeune issu d’une fraction de classe donnée a le plus de chances
d’occuper. Cette sociologie objectiviste a en en même temps l’ambition de
montrer comment le « vécu » est produit par les conditions objectives de la
pratique et tend à reproduire ces conditions.
Le thème du déclassement reste toujours présent de manière explicite
ou sous-jacente dans de nombreuses recherches sur les jeunes, mais à partir
des années 1980 une nouvelle problématique se dessine à la formation de
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Plusieurs images de la jeunesse ont jusqu’à présent défilé sous nos yeux,
images qui sont une composition complexe de la réalité des conditions
sociales d’existence de la jeunesse de l’époque considérée, des représenta-
tions savantes ou communes que s’en construit la société, représentations
qui ont à leur tour un effet de définition tant il est vrai qu’un groupe social
n’existe qu’à travers les catégories de représentation et de désignation éla-
borées et sédimentées progressivement. Ces représentations sont souvent
soumises à des influences idéologiques totalement extérieures à la jeunesse
elle-même qui a peu à peu constitué une catégorie privilégiée à travers
laquelle s’expriment les peurs et les fantasmes de la société.
Mais les images qu’une époque donne de « sa » jeunesse ont toujours
quelque chose à voir avec la réalité sociale, soit qu’elles la reflètent au moins
en partie ou de manière déformée, soit qu’elles la transcendent et inaugurent
ainsi une nouvelle représentation qui finira par imposer de nouvelles manières
– propres à chaque milieu social – d’« être jeune » (sans ignorer bien sûr qu’il
peut y avoir des révolutions classificatoires avortées). Un travail plus ambi-
tieux et nécessaire serait de mieux relier la production sociale du sens de la
jeunesse aux conditions générales de transformation d’une société donnée.
Mais une première étape est déjà de définir l’évolution des différentes
manières d’être jeune et de se représenter la jeunesse (étant entendu que
ces représentations léguées par les ecclésiastiques, les moralistes, les poli-
tiques, les hommes de lettre, sont presque toujours celles qui prévalent
parmi les forces sociales dominantes et concernent presque toujours les
garçons). Résumons les quelques étapes qui ont pu être dégagées :
– L’Ancien Régime se représente la jeunesse essentiellement comme un
rapport de filiation : les jeunes sont d’abord des fils et cette qualité première
leur interdit de se penser et d’être pensés comme une catégorie collective
douée d’une certaine autonomie ; le jeune est celui qui est en attente de
succession et c’est ce rapport social qui va former la trame des représen-
tations de la jeunesse, organisées autour de deux qualités : l’impatience et
la frivolité ; impatience d’être celui auquel votre nom vous destine et que
la longévité des pères ne vous permet pas d’être immédiatement ; frivolité
puisqu’aucun apprentissage de la responsabilité n’est réellement nécessaire
à ceux auxquels le sang confère toutes les qualités requises par leur état et
qui peuvent donc tromper l’impatience par la jouissance de tous les plaisirs
et se donner l’illusion d’être dans l’excès du paraître.
– Le siècle des Lumières va inaugurer, alors qu’on assiste au déclin des
valeurs aristocratiques, la représentation de la jeunesse comme rapport
éducatif : désormais le mérite va l’emporter sur le sang ; le jeune est celui
qui apprend pour être et non plus celui qui attend d’être ce qu’il est vir-
tuellement. La jeunesse n’est plus frivole, elle est studieuse et portée par un
idéal d’accomplissement personnel.
– Le e siècle va certes actualiser en partie cet idéal, mais en partie
seulement et de ce fait, dans les représentations, il met l’accent sur une nou-
velle image : la jeunesse comme rapport de générations, soit sous sa forme
romantique, exaltée et révoltée, soit sous sa forme bourgeoise, du côté des
pères, qui ont à gérer un nouvel individualisme juvénile qui n’a pas trouvé
dans la société toutes ses potentialités d’accomplissement. La jeunesse
romantique de la première moitié du siècle est ainsi l’expression nouvelle
d’un non-conformisme dans un monde inquiet, peu sûr de ses valeurs, prô-
nant le retour au sentiment contre la raison, avide d’absolu, rejetant l’étroi-
tesse de la vie bourgeoise. La seconde partie du siècle verra le triomphe de
la famille bourgeoise et la jeunesse, encadrée par l’école, éduquée dans la
famille, se présente sous une image plus conformiste. L’essentiel est tou-
jours le rapport entre les générations, plus précisément entre les pères et les
fils, mais dans ce rapport les forces de l’intégration semblent dorénavant
l’emporter sur celles de la dissociation et du conflit. Cette évolution des
représentations de la jeunesse est concomitante du reflux du romantisme
et du développement d’une culture rationaliste et scientifique.
– Le e siècle qui verra le triomphe de cette culture introduit une révo-
lution considérable dans les représentations de la jeunesse : pour la pre-
mière fois on pense celle-ci comme un processus et non plus comme une
catégorie ; sous l’influence de la psychologie naissante on définit ainsi la
jeunesse comme un processus de maturation psychologique, un passage dif-
ficile, un moment de crise marqué par le trop plein des pulsions sexuelles,
du sentiment et de l’idéal. La jeunesse n’est plus le temps de la révolte, elle
est un moment de désadaptation fonctionnelle. Mais en même temps, la jeu-
nesse devient une catégorie mobilisable : la positivité dont elle est investie
la rend propice à servir de support, réel et symbolique, aux mouvements
sociaux et à ceux qui ont vocation à les encadrer.
Le second xxe siècle va maintenir la conception fondamentale de la
transition mais en renouveler le sens en mettant l’accent sur les condi-
tions sociales différentielles dans lesquelles s’effectue ce passage et en
s’appuyant sur le paradigme sociologique : la jeunesse devient un processus
de socialisation.
Passer la jeunesse
Q soit d’abord une étape de transition dans le déroulement
des âges de la vie est une banalité trop souvent oubliée lorsque l’on parle
des jeunes comme s’ils étaient dotés d’une essence inaltérable qui n’aurait
pas évolué de toute éternité, ou au contraire lorsqu’on présente la jeunesse
comme un agent de changement incessant dans la société, comme si elle
était une sorte de corps étranger, mal assimilé, qui bousculerait les cadres
sociaux les mieux établis.
Pour faire pièce à ces stéréotypes, l’idée de la transition, d’une période
moratoire durant laquelle la définition sociale est comme en suspens, est
fondamentale. La jeunesse c’est ce passage durant lequel vont se construire
presque définitivement, alors qu’elles sont encore en pointillé, les coordon-
nées sociales de l’individu.
Cette construction peut être réglée par des rites qui l’organisent alors
comme une phase d’apprentissage de la société et d’intégration au tout
social ; qui peuvent aussi servir d’élément à la structuration même de la
société, chez les peuples où les classes d’âge jouent un rôle central dans
l’organisation sociale.
Elle peut à l’inverse être très peu structurée par des formes rituali-
sées qui sanctionnent les passages, comme cela semble être le cas dans les
sociétés modernes. Cela est certainement en partie un effet de la générali-
sation, consécutive à la prolongation scolaire, de modes relativement uni-
formes de transition.
Rites, passages
et rapports d’âge
A V G (édition 1969) remarquait que dans les sociétés tra-
ditionnelles, les compartiments divisant la société « sont soigneusement
isolés les uns des autres, et pour passer de l’un à l’autre, des formalités et
des cérémonies sont nécessaires qui présentent la plus grande analogie
avec les rites de passage matériels ». Mais l’aspect formel du rite a moins
d’importance que sa signification sociologique. Le passage a avant tout le
sens d’une obligation sociale qui intègre le sujet à l’intérieur de nouveaux
réseaux d’échange à la fois matériels et symboliques.
On tolère même leurs caprices et leur insolence à l’égard des adultes. Ils
sont en quelque sorte « hors jeu » ; mais leur entrée dans le monde social
revêtira d’autant plus d’importance et de solennité qu’ils passent brutale-
ment, au moment du mariage, de l’insouciance et de la désinvolture enfan-
tines aux lourdes contraintes des interdictions, des rites et des obligations
collectives. Entrer dans la vie adulte, c’est donc ici apprendre la société sans
d’autre choix que de se conformer au rôle qu’elle vous a réservé.
Dans la plupart des sociétés traditionnelles, des rites organisent ce pas-
sage du monde de l’enfance au monde adulte. Mais plus que de simples rites
de passage, il s’agit de rites d’initiation. En effet, leur sens ne se comprend
pas seulement comme une organisation du déroulement des âges contri-
buant à la continuité et à l’harmonie sociales ; l’initiation est aussi l’intro-
duction du novice aux valeurs sacrées qui ont fondé la société et dont la
connaissance va faire de lui un nouvel homme. Le sens profond des rites de
la puberté n’est pas seulement social, il est toujours aussi religieux.
En général, la cérémonie d’initiation comprend les phases suivantes :
– la préparation d’un terrain sacré où s’isoleront les hommes pendant la
durée de la fête ;
– la séparation des novices de leur mère ;
– leur isolement, parfois prolongé, dans un lieu retiré où ils seront instruits
des traditions religieuses de la tribu ;
– l’imposition au novice d’épreuves initiatiques plus ou moins cruelles dont
les plus courantes sont la circoncision, le tatouage, la scarification, l’arra-
chage des cheveux, l’épreuve du feu, l’extraction d’une dent.
En fait l’initiation comporte trois aspects fonctionnels principaux que
nous allons décrire : la séparation du monde féminin et de celui de l’en-
fance ; l’introduction au sacré ; la régénération collective de la société à
laquelle elle donne lieu.
C’est une constante des rites de la puberté que de mettre en scène, parfois
de manière brutale, la rupture du lien maternel et l’arrachement du novice
à la société des femmes. Chez les Yuin par exemple – comme dans d’autres
tribus australiennes – chaque novice est mis sous l’autorité de deux gardiens
qui pendant toute la durée de l’initiation le nourrissent et l’instruisent. Un
soir on allume un grand feu et les gardiens amènent les novices sur leurs
épaules. On leur ordonne de regarder le feu et de ne faire aucun mouvement
quoi qu’il arrive. Leurs mères prennent place derrière eux, complètement
recouvertes de branches. Pendant dix ou douze minutes, les garçons sont
« grillés » au feu, puis quand cette première épreuve initiatique a assez duré
on fait résonner le bull roarer1 derrière la rangée des femmes. À ce signal,
les gardiens font courir les garçons vers l’enclos sacré où on leur ordonne de
1. Instrument de musique aux vertus magiques qui émet un son évoquant une sorte de mugis-
sement.
Cette conception est critiquée par les travaux les plus récents (Abélès,
Collard, 1985). Les systèmes d’âge ont surtout été étudiés par les ethno-
logues hors du champ de la parenté, du point de vue de leurs fonctions
militaires, politiques, rituelles, voire cognitives. Mais, rien ne justifie ce
traitement différent et on peut relire les systèmes d’âge, là où ils sont le
plus structurés, comme des systèmes organisant la société tout entière. Les
ethnologues insistent aujourd’hui sur la complémentarité dialectique des
systèmes d’âge et des systèmes de parenté, les premiers concourant à l’orga-
nisation des seconds, même si organisation d’âge et organisation domes-
tique viennent se concurrencer :
« La classe d’âge apparaît complémentaire de la parenté et de l’alliance, les
relations entre les trois institutions faisant ressortir des éléments d’opposi-
tion qui, en s’affrontant, concourent à la solidarité de l’édifice. »
Paulme, 1971.
Loin d’en être des catégories étrangères ou concurrentes l’âge comme
le sexe et la filiation sont les données de base des systèmes de parenté.
Dans certaines sociétés, et en particulier dans toute l’Afrique de l’Est, l’âge
répartit les individus et les groupes en un système qui constitue l’armature
globale de la société.
On doit distinguer deux modes de constitution de ces groupes d’âge.
Dans un premier cas, ils peuvent être fondés sur un principe générationnel,
au sens où l’on parle habituellement de cohorte, c’est-à-dire d’un ensemble
d’individus entrant dans un système donné à la même date, celle-ci étant
dans ce cas soit la naissance, soit l’initiation. Les individus qui sont nés
dans le même espace de temps, généralement encadré par deux initiations
successives d’adolescents, appartiennent donc à un même groupe où ils
côtoient d’autres individus ayant à peu près le même âge qu’eux. Pour dési-
gner un groupe de cette sorte, les anthropologues parlent généralement de
classes d’âge1. Tout au long de leur existence, ces classes générationnelles ini-
tiatiques franchissent une série ordonnée de « degrés » ou de « grades » qui
séparent les principales étapes de la vie (mariage, naissance des enfants…)
et régissent l’accès aux statuts, à certains droits, à certaines obligations. Ce
système est fondé à la fois sur un principe hiérarchique – l’étagement des
grades – et sur un principe égalitaire régissant les relations à l’intérieur
d’une même classe générationnelle. Un second type de groupes d’âge peut
être fondé sur un principe généalogique : les géniteurs et les enfants issus
de ces géniteurs appartiennent à des classes distinctes. Les frontières des
classes initiatiques et des classes généalogiques ne se recouvrent pas for-
cément : par exemple deux frères séparés par une grande différence d’âge
1. Le terme n’est pas dépourvu d’ambiguïté, car, dans l’analyse de cohorte, il renvoie plutôt à
une analyse transversale, à une date donnée, des différentes classes d’âge, alors qu’il s’agit bien
ici de classes générationnelles, fondées sur la naissance ou l’initiation, auxquelles les individus
appartiennent toute leur vie.
Mais la hiérarchie qu’établit le système d’âge n’a pas pour seule finalité de
fonder des positions de pouvoir différenciées ; elle contribue aussi à repro-
duire les valeurs essentielles de la société. Certes, la plupart des systèmes
d’âge organisent la domination de la génération aînée sur celle qui la suit.
Ce rapport de domination est cependant tempéré et relativisé par plusieurs
éléments qui, à l’inverse, mettent l’accent sur l’équivalence et la solidarité.
En premier lieu, à l’opposition des générations successives répondent
la complicité et la proximité entre membres des générations alternes qui
entretiennent entre eux des rapports caractérisés par la spontanéité, le
non-conformisme et souvent l’affection manifeste.
classes d’âge, est aussi mise en avant par Paul Mercier dans son étude des
Somba du Bénin :
« À travers les classes d’âge s’affirmait l’unité du groupe que les inces-
santes segmentations et expansions dans l’espace semblaient constamment
menacer. Plus, chaque classe d’âge apparaissait comme une sorte d’image
réduite de l’ensemble du groupe, mais d’un groupe dont les tensions internes
seraient effacées. Mais ces tensions reparaissaient dans le système des classes
d’âge : les relations, rituelles ou autres, entre celles-ci, manifestaient cette dia-
lectique de l’unité et de la division, de la coopération et du conflit. »
Paulme, 1971.
Enfin, ces systèmes générationnels construisent une représentation
du temps cyclique individuel qui est intimement associée au cycle de la
société elle-même organisé par le renouvellement continuel et ordonné des
générations.
Ainsi, dans ces sociétés structurées autour du concept de génération, la
jeunesse n’est pas ce moment en creux que connaissent d’autres sociétés ; non
que les jeunes ne doivent, là comme ailleurs, attendre leur tour, mais cette
attente est socialement organisée autour de rites et d’institutions qui, tout
en opposant symboliquement les classes d’âge, les rendent étroitement soli-
daires. En outre, chaque classe exerce à son heure les responsabilités succes-
sives prévues par le système. La tension sociale entre les âges, ainsi régulée et
contrôlée, confère son dynamisme et sa cohésion à l’ensemble de la société.
Il ne faudrait donc pas projeter sans précaution notre vision occidentale
du « passage » dans ces sociétés non industrielles : ces rites y importent sans
doute moins par la célébration symbolique de l’entrée dans la vie adulte
que par la confirmation sans cesse renouvelée de la totalité sociale. Les
systèmes d’âge des sociétés primitives, lorsqu’ils sont organisés de manière
structurée, valent moins par les rites ponctuels qui les manifestent pério-
diquement que par la continuité sociale, dans le temps et dans l’espace des
relations, de leur organisation.
surnaturel avec les trépassés ; il le décrit en des termes très proches de ceux
utilisés pour analyser les rites initiatiques des sociétés non occidentales :
« Les deux catégories d’âge désignées pour le commerce avec les trépassés
sont les deux groupes sexuels de jeunesse, parce qu’un tel commerce est une
initiation. Le non-initié n’a en quelque sorte pas d’âme : cette seconde nais-
sance va lui en donner une. Il l’acquerra en vivant, au cours d’un stage plus
ou moins long, dans la société des trépassés, des esprits. Ainsi la commu-
nauté délègue, aux dates où s’ouvre l’au-delà, tous ceux qui doivent sortir
de l’enfance et qui, par la fréquentation terrifiante et exaltante des esprits,
deviendront des adultes. »
Varagnac, 1948.
On retrouve tous les thèmes qui entourent l’initiation : la rencontre avec
le monde de la mort, la ségrégation, la renaissance, l’introduction au sacré.
Toutefois dans les sociétés paysannes la communauté délègue à la jeunesse
le commerce avec le surnaturel plus qu’elle n’introduit celle-ci aux mythes
fondateurs et aux ancêtres comme c’était le cas dans les sociétés lignagères.
La jeunesse y est plus un trait d’union, un agent transmetteur du sacré
qu’un groupe à initier.
Mais cette fonction sacrée s’est désagrégée, sans doute sous l’influence
du christianisme à la fois parce qu’il a attaqué les mythes et voulu interdire
les sacerdoces païens, et plus largement parce qu’en se proclamant religion
de salut accessible à tous, le christianisme s’est progressivement dégagé de
l’atmosphère et des rites du mystère initiatique.
Ainsi, à côté de certains rites de passage, ont subsisté des cérémonies
et des pratiques confiées au groupe de la jeunesse mais dépourvu de toute
qualité sacerdotale. Il faut donc examiner séparément ce qui relève des
rites de passage proprement dits et ce qui relève des fonctions rituelles du
groupe de la jeunesse.
On peut distinguer trois ensembles de rites de passage d’inégale impor-
tance dont certains ont perduré dans la France rurale jusqu’au début du
e siècle : la première communion, les rites entourant la conscription et
surtout les rites qui précèdent et accompagnent le mariage.
La première communion est l’une des rares formes de rites de passage
des sociétés rurales dont on peut dire qu’elle a conservé un aspect initia-
tique. Mais elle est d’introduction relativement récente et les premières
communions collectives ne se généralisent dans certaines campagnes qu’au
e siècle. De plus, en milieu rural à côté de la fonction sacrée de la céré-
monie s’affirme nettement une conception plus profane : ce rite marque
clairement l’ouverture de la jeunesse, le garçon met pour la première fois
des pantalons longs, la jeune fille allonge ses robes, et surtout c’est l’âge, vers
douze ans, où le garçon s’engage comme apprenti (Fabre, Lacroix, 1973).
La conscription et les rites qui l’entourent constitueront, dans la France
rurale du e siècle l’une des cérémonies majeures célébrant la fin de la jeunesse
et l’entrée dans l’âge adulte en s’intégrant au cycle annuel des communautés
ils étaient considérés comme fiancés dans ces villages où la moindre chose est
connue. Aussi, lorsqu’ils étaient dônés, c’était de leur plein gré et cette céré-
monie n’étonnait personne.
Le dônage s’achevait sur une nouvelle salve de mousqueterie, après quoi on se
rendait au bal auquel ne prenaient part que ceux qui avaient été dônés. Chaque
promis dansait avec sa promise ; on ne pouvait changer de cavalière. »
Extrait de Varagnac, 1948,
État de la coutume au début du XXe siècle.
Les catégories d’âge dont le mariage est l’une des frontières principales
ont un caractère irréversible ; la veuve ou le veuf qui se remarie est souvent
soumis à charivari, il ne peut retourner à l’état de célibataire qui viendrait
concurrencer les jeunes sur le marché du mariage. Une coutume rapportée
par Varagnac atteste de cet aspect impératif du cours des âges de la vie
que soulignent les rites qui le scandent. Dans la Bresse les filles qui avaient
atteint 25 ans sans être mariées et qui désiraient se délivrer des quoli-
bets dont elles étaient périodiquement victimes, pouvaient le faire par un
mariage fictif au cours duquel, après s’être rendue en procession à l’église
accompagnée de leur « marieur », elle faisait le vœu de n’avoir jamais d’autre
époux. À dater de ce jour la jeune fille était admise au rang des femmes,
dont elle pouvait arborer tous les attributs ; sa condition devenait analogue
à celle des veuves. Dans toutes régions la jeune fille encore célibataire à
25 ans « coiffe la sainte Catherine » et les moqueries dont elle est l’objet
valent pression pour la conduire à l’autel ou constituent la marque symbo-
lique de son admission définitive dans la catégorie des « vieilles filles ».
Le jeune homme qui se marie sait qu’il quitte pour toujours le groupe de
la jeunesse auquel il a appartenu jusqu’alors et il célèbre ce départ prochain
par un rite de séparation organisé avec la jeunesse dans la semaine qui pré-
cède la noce : l’enterrement de la vie de garçon qui donne lieu à un repas, et
à diverses manifestations symboliques qui prennent parfois la forme d’une
véritable parodie d’enterrement.
Mais le mariage lui-même par la densité des observances et des interdits
qui l’organise est évidemment le jour essentiel qui marque la fin d’une étape
de la vie. La noce peut durer de trois jours à une semaine selon le degré d’in-
timité des invités et son décorum et son déroulement sont minutieusement
réglés, tant dans la procession, la cérémonie, que le costume des mariés,
l’organisation du repas, ou certains gestes symboliques, rituels de dons et de
contre dons, rituels qui manifestent le contrôle qu’exerce encore le groupe
de jeunesse sur les nouveaux mariés : par exemple le garçon d’honneur se
glisse sous la table et dérobe la jarretière de la mariée, ou encore interven-
tions variées autour de la chambre nuptiale ou pendant la nuit de noce.
Beaucoup de ces rites de passage ont décliné ou perdu de leur valeur mar-
quante après la première guerre mondiale même si dans la France de l’entre-
deux-guerres, et au moins dans les milieux populaires, certains d’entre
eux conservent leur force symbolique et leur fonction pratique de marquer
bien clairement le moment où se clôt telle étape de la vie : c’est le cas par
exemple de la communion solennelle qui correspond généralement à l’âge
de fin de scolarité et qui marque donc la fin de l’enfance ; c’est le cas bien sûr
du mariage, qui après l’étape obligée du service militaire, signifie l’émanci-
pation définitive et l’entrée réelle dans la vie adulte. Antoine Prost montre
comment la jeunesse, encadrée par ces cérémonies rituelles, est ainsi préci-
sément définie comme une étape transitoire dont les bornes sont connues et
éliminent tout sentiment d’incertitude ou d’indétermination (Prost, 1987).
À côté des rites de passage proprement dits qui la concernent au premier
chef, la jeunesse des sociétés rurales était investie d’un rôle important qui
la fait apparaître comme une classe d’âge particulière : dans ces commu-
nautés, on ne fait pas que « passer » la jeunesse, on la vit intensément et
collectivement à travers tout un ensemble d’interventions ritualisées qui
sont dévolues au groupe des jeunes. Ce rôle est essentiellement lié à l’orga-
nisation des fêtes d’une part, à la surveillance de la morale collective et de
la constitution des couples d’autre part.
L’intervention festive du groupe des jeunes se situe surtout autour du
carnaval qui au siècle dernier couvrait toute la période allant de la fête des
Rois, l’Épiphanie à Mardi gras ou au Dimanche qui le suit, c’est-à-dire d’une
durée d’environ deux mois.
Les thèmes principaux du carnaval sont ceux de la visite de ce monde par
l’armée des morts, figurée par les cohortes masquées et déguisées, et de la
purification des influences mauvaises des sorciers. Ce sont les jeunes qui, le
plus souvent, sont seuls autorisés à se masquer et à entretenir ainsi ce com-
merce singulier avec l’au-delà qu’ils miment de façon grotesque dans des
saynètes données de ferme en ferme ou dans les cortèges carnavalesques.
Ces jeunes gens masqués sont aussi les agents purificateurs qui aspergent
les maisons ou les passants d’argile, de boue, de farine, de cendres ou de
suie, toutes matières pourvues, dans les croyances populaires, d’un carac-
tère bienfaisant.
Par ailleurs, le groupe des jeunes veille à la concorde nuptiale et à la
moralité des couples et intervient en expéditions punitives lorsque celles-
ci lui paraissent atteintes. Le charivari en est l’exemple le plus connu :
lorsqu’un couple se ridiculise par les querelles, la subordination du mari,
l’inconduite d’un des époux, le groupe des jeunes intervient pour stigma-
tiser ces écarts sous diverses formes suivant les localités : tintamarre noc-
turne, sentier de paille entre la maison conjugale et celui de l’amant ou de la
maîtresse, promenade du mari bafoué sur un âne (Varagnac, 1948).
Outre la police des mœurs, la jeunesse garantit, au besoin par la vio-
lence, l’intégrité du territoire communal et veille à la sauvegarde des droits
collectifs contre les communautés voisines. À ce titre, l’endogamie territo-
riale s’exerce généralement, le groupe des jeunes exerçant son droit sur les
filles de la communauté :
« Dans les Cévennes l’amoureux étranger est rocassat, accueilli d’une grêle de
pierres par la jeunesse assemblée, la contrainte du droit d’entrée quasi géné-
rale s’est maintenue jusqu’en 1850 à Laurac et à Montréal dans le Vivarais, où
chaque jeune homme célibataire recevait vingt à trente sous lorsqu’une fille
quittait le village. »
Fabre, Lacroix, 1973.
Le système du dating1
C’est d’abord aux États-Unis que se sont construits les traits modernes de la
jeunesse, avec le développement, plus précoce et plus rapide qu’ailleurs, des
études secondaires et supérieures. Le pourcentage de jeunes diplômés de
High School2, est passé de 38 % dans les cohortes entrant dans la vie adulte
au début du siècle, à plus de 70 % dans les années 1970 et 1980. Et, dès 1950,
41 % de ces diplômés entraient au collège ; une décennie plus tard, ils étaient
53 % (Modell, 1989). Après la seconde guerre mondiale on chercha d’autre
part à séparer les adolescents des enfants les plus jeunes dans une institu-
tion spécifique, « la junior high school chargée de pourvoir aux besoins par-
ticuliers des pré-adolescents, à ce stade de développement qui venait d’être
défini » (ibid.). Ainsi isolés des enfants et séparés des adultes qui exercent
l’autorité dans une structure de plus en plus bureaucratique, les adolescents
des High Schools établissent des normes locales et inventent des structures
sociales qui s’imposeront aux enfants eux-mêmes.
1. To date : sortir avec (son petit ami), avoir un rendez-vous.
2. La High School accueille les élèves poursuivant des études secondaires, à un âge théorique
compris entre 12 et 17 ans.
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1. Idée que Jean-Claude Chamboredon exprime de la manière suivante : « ces périodes peuvent
être décrites comme des périodes de sas, de passage d’une sphère à une autre. Une des consé-
quences est peut-être de donner une importance particulière, au cours de ces périodes, au tra-
vail de redéfinition des aspirations, vers le haut comme vers le bas. […] Sociologiquement, c’est
un moment où la valeur sociale certifiée scolairement doit se faire valoir sur un marché spéci-
fique où la conversion n’est pas automatique » (Chamboredon, 1985).
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L’encadrement
de la jeunesse
du Sillon, dont les membres se veulent « sociaux parce que catholiques », pré-
figure les principes de la JOC : former une élite qui « régénère » le peuple ;
réconcilier l’Église et la classe ouvrière ; faire œuvre d’éducation par des
méthodes nouvelles d’enquêtes, d’études, de discussions.
La véritable fille de l’Œuvre des Cercles sera l’Association Catholique de
la Jeunesse Française (ACJF), créée en 1866. Plus bourgeoise que le Sillon,
elle est composée de jeunes étudiants catholiques conscients de leur devoir
social. En fait, les milieux ouvriers sont peu ouverts à l’ACJF Il faudra attendre
la Jeunesse Ouvrière Chrétienne pour que cette ouverture se concrétise.
Un nouvel état d’esprit parmi la génération des jeunes catholiques
d’après la première guerre mondiale va rendre possible la naissance d’un
mouvement tel que la JOC On reconnaît progressivement la possibilité du
pluralisme de l’engagement des catholiques, la nécessité d’une certaine
séparation du spirituel et du temporel et enfin, la réalité incontournable de
la diversité sociale, sans renoncer pour autant à l’apostolat de la jeunesse
ouvrière.
Née dans ce contexte en 1926, la JOC, premier mouvement de jeu-
nesse catholique véritablement ouvrier, se veut un mouvement d’action qui
reconnaît et représente la réalité des jeunes ouvriers ; un mouvement de
masse et un mouvement de classe car il faut accomplir une œuvre de « for-
mation intégrale » du jeune travailleur, religieuse, morale, intellectuelle et
sociale et, en même temps, lutter pour la réforme de la condition ouvrière
en épousant les aspirations de cette classe et en partageant ses revendica-
tions pour tout ce qu’elles ont de légitime. Une fièvre de conquête travaille
les secteurs les plus agissants : la JOC a pour devise « fiers, purs, joyeux et
conquérants ». La formation ne sera plus seulement sportive ou récréative ;
elle se veut éducative, dans la pleine acception du terme, et vise la vie réelle,
totale, concrète des jeunes. Ces principes s’accompagnent de la condamna-
tion morale d’une organisation économique où « toute la noblesse et toute
la beauté du travail sont évanouies » et d’une société trop matérialiste, trop
égoïste et « frelatée ».
À côté de la JOC, on assiste dans l’entre-deux-guerres à une véritable
explosion des mouvements de jeunesse. Il y a d’abord, à l’initiative de
la JOC, les mouvements de jeunesse spécialisés dans un milieu social : la
Jeunesse Ouvrière Chrétienne Féminine (JOCF, 1928), la Jeunesse Agricole
Chrétienne (JAC, 1929), la Jeunesse Étudiante Chrétienne (JEC, 1930).
Sont apparus aussi, un peu avant la JOC, les mouvements du scoutisme :
1920 pour les Scouts de France, 1923 pour les Guides. Marc Sangnier crée
en 1929 la première auberge de jeunesse française et la Ligue française des
auberges de jeunesse.
Apparaissent aussi des mouvements de jeunesse plus politiques : un
congrès des Jeunesses socialistes se tient à Brest en 1913, et après la scission
de Tours (1920) sont créées les Jeunesses communistes ; les Faucons rouges,
d’inspiration socialiste voient le jour en 1932.
fonctions socialisatrices. Ce constat avait été établi dès les années 1980 par
Dominique Paty (1980) dans une enquête sur les collèges. Elle constatait la
prédominance d’un modèle pédagogique de l’édification individuelle par la
transmission du savoir du professeur à l’élève dans le seul cadre de la classe,
une faible ouverture sur le monde et des relations sociales entre professeurs
et élèves fondées sur un modèle autoritaire.
Ainsi, ce qui frappe, c’est la faible vertu socialisatrice de l’école, « faute
de temps et d’espace, certes, mais aussi faute d’enjeux que [les relations
entre élèves] puissent s’approprier à l’intérieur de l’organisation » (Paty).
Dix ans plus tard, le constat qu’établit François Dubet (1991) est le même :
le lycée est une organisation faible sur le plan de l’intégration des élèves,
car il exclut la possibilité que ces derniers participent à l’élaboration des
décisions qui les touchent.
Des études plus récentes confirment la spécificité du modèle éducatif
français et son impact sur la socialisation des élèves. Dans une étude com-
parative internationale, Nathalie Mons, Marie Duru-Bellat et Yannick
Savina (2012) distinguent trois modèles de curricula. Le modèle de « l’édu-
cation totale » réunit principalement les pays nordiques et anglo-saxons.
L’enseignement y dépasse le cadre des disciplines académiques, il est en
partie individualisé, sans hiérarchie de filières et fondé sur des relations
de proximité entre les enseignants et les élèves. Deux autres modèles,
caractérisés par un curriculum hiérarchique qui ouvre peu l’école sur le
monde extérieur, s’opposent à celui-ci : le modèle de « l’éducation produc-
teur », développé essentiellement dans l’Europe continentale, valorise le
lien entre l’école et le marché du travail ; le modèle de « l’éducation acadé-
mique » auquel se rattache la France « érige l’école en forteresse dispensa-
trice de savoirs universels », avec des relations élèves/enseignants de qualité
médiocre. L’étude montre que le modèle de « l’éducation totale » est associé,
plus que les autres, à une appétence des élèves pour les échanges interindi-
viduels, que ce soit sur mode de la compétition ou de la coopération.
Un aspect contribue toutefois à modifier sensiblement les conditions de
la socialisation scolaire : la scolarité s’allongeant et l’hétérogénéité sociale
du monde scolaire s’accroissant, les établissements deviennent de plus en
plus des lieux de rencontres et de longue cohabitation entre personnes très
diverses. Plus que la classe proprement dite, c’est le collège ou le lycée, l’espace
et le temps extérieurs au cours, qui sont dévolus aux relations entre élèves.
François Dubet montre ainsi que, sans être associée au projet éducatif du
lycée, la sociabilité des jeunes y est très présente. La sociabilité juvénile n’est
pas construite par le lycée, mais elle se déroule en son sein ou à ses marges.
L’activité essentielle est « l’art de la conversation » et le souci est moins s’affi-
lier à des « tribus » que de construire des relations interpersonnelles.
La sociabilité des pairs, construite essentiellement dans le cadre sco-
laire, semble même prendre une place grandissante, à côté de la sociabi-
lité familiale. Les pairs sont, au contraire, des confidents de plus en plus
a vécu ; il n’a plus d’existence collective, plus de visibilité sociale, alors que
les étudiants de Rennes, Bordeaux ou Toulouse existent en tant que type
social, par leur poids démographique et leur concentration spatiale tout
d’abord, mais aussi par leur mode de vie, leurs habitudes de loisir et de
sociabilité. Ces étudiants fréquentent certains quartiers, certains bars, cer-
taines rues, ils sont des consommateurs de loisirs et de culture, ils existent
donc dans le paysage urbain comme un groupe social repérable.
Les modes de vie étudiants sont le résultat d’une tension entre trois
pôles : le degré d’autonomie, l’investissement dans les études et l’agrément
des conditions de vie (Galland, 2009). Les étudiants sont de plus en plus
nombreux à connaître une forme d’autonomie à l’égard de leur famille
d’origine. Celle-ci est évidemment très variable selon l’âge des étudiants,
leur type d’études et aussi, bien entendu, selon les contextes nationaux.
Dans les pays d’Europe du Nord, le départ des enfants est facilité par des
dispositifs d’aide sociale généreux et qui s’appliquent de manière univer-
selle (sans tenir compte des revenus des parents). Dans les pays d’Europe du
Sud, au contraire, l’aide passe presque exclusivement par le canal familial.
Un pays comme la France présente un profil intermédiaire : les étudiants ne
sont pas autant aidés qu’au Danemark par exemple, mais ils le sont beau-
coup plus qu’en Italie, par des bourses sous condition de ressources et des
aides au logement. Ces aides ne suffisent pas à assurer une pleine indépen-
dance. Elles permettent néanmoins à beaucoup d’étudiants d’acquérir une
forme d’autonomie résidentielle : 67 % des étudiants français vivent ainsi
dans un logement différent de celui de leurs parents (OVE, 2021).
L’autonomie peut être le résultat d’un choix contraint par les études (en
fonction de la localisation de l’offre de formation), elle est aussi pour une
large part une aspiration des jeunes eux-mêmes qui s’accroît avec l’âge. Mais
elle peut entrer en tension avec l’agrément des conditions de vie et la réussite
des études. Par exemple, en France, les enquêtes de l’Observatoire de la vie
étudiante (Galland, 2009) montrent que plus les étudiants sont autonomes à
l’égard de leur famille, moins ils sont satisfaits de la qualité de leur logement.
Il y a derrière cette relation un effet d’âge : les étudiants les plus autonomes
sont aussi les plus âgés et, au-delà d’un certain âge, les restrictions matérielles
liées à la condition étudiante sont probablement moins bien supportées.
Par ailleurs, l’autonomie est associée positivement à la réussite universi-
taire, soit parce que les étudiants qui réussissent sont plus mobiles (faisant
passer le choix de leurs études avant le choix de leur lieu de résidence), soit
parce que les étudiants autonomes ont une meilleure maîtrise personnelle
de leur vie, y compris de leur vie universitaire. Mais tous les moyens pour
parvenir à l’autonomie n’ont pas un effet favorable sur la réussite. Il ressort
notamment de plusieurs travaux qu’au-delà d’un certain stade (à mi-temps
et au-delà) le travail salarié mené de front avec les études a un effet négatif
sur la réussite des études. Par contre, la perception d’une bourse d’étude est
liée positivement à la réussite.
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D les individus, situés dans tel ou tel système social,
adoptent-ils les rôles sociaux prescrits par leur âge ? Cette orientation de
recherche, autour de la question des normes d’âge, n’a intéressé que tar-
divement les sociologues français, mais s’est développée depuis longtemps
aux États-Unis (cf. Riley, Johnson, Foner [ed.], 1972). L’accès au savoir,
aux positions sociales, à la reconnaissance d’un plein statut de citoyen est
ordonné sur l’échelle des âges et cet ordonnancement n’a rien d’aléatoire ni
de strictement individuel. Il est le résultat d’une organisation sociale et d’un
système de prescriptions normatives. Bref, la stratification par âge d’une
société, si l’on entend par là l’organisation des attributs et des rôles sociaux
selon l’âge, ne correspond que fort peu à une échelle naturelle et beaucoup
à une échelle sociale et peut donc relever d’une sociologie particulière.
Rôles et âges
L’âge et le sexe constituent des éléments évidents de stratification sociale.
Toute société est divisée par des frontières d’âge, et organise les statuts
et les rôles sociaux de manière différente pour les hommes et pour les
femmes. Le substrat biologique qui fonde ces divisions a très probablement
des conséquences sociales plus irrémédiables dans le cas de l’âge que dans
celui du sexe. L’être humain est en effet soumis inéluctablement à un pro-
cessus d’apprentissage qui le mène de l’enfance à l’âge adulte ; puis, la perte
progressive de ses capacités réduit sa participation sociale, jusqu’à ce que
la mort l’écarte définitivement. Ces facteurs biologiques incontournables
créent des différences et des inégalités objectives sur lesquelles prennent
appui les divisions sociales du cycle de vie. L’organisation et l’importance
de ces dernières peuvent varier d’une société l’autre, mais on imagine mal
comment elles pourraient disparaître. En revanche, sur le plan biologique,
rien n’exclut a priori que le statut social des hommes et des femmes puisse
être parfaitement équivalent.
La figure 1 illustre la façon dont l’âge intervient dans l’attribution des
statuts et des rôles (Riley, Johnson, Foner [éd.], 1972). Deux processus
Actions Sanctions et
(P2) Vieillissement ou capacités (P4) Socialisation récompenses
liées à l’âge liées à l’âge
Ambitions Ambitions
(P2) Vieillissement sociales (P4) Socialisation sociales
1 2
L’âge n’est plus appréhendé ici comme un système normatif (à tel âge
doit correspondre tel rôle social) ; on ne l’appréhende plus comme un fac-
teur de stratification correspondant à une gamme de rôles fonctionnels.
L’âge est compris essentiellement au travers du processus de vieillissement
mais réindexé sur le processus d’établissement social fondé sur le départ de
la famille, le choix d’un travail, la formation d’un couple. De quelle manière
des stratégies liées à l’âge se combinent-elles à des stratégies liées au niveau
et aux modalités sociales d’établissement ?
Dans cette perspective, le passage à l’âge adulte est le niveau sociolo-
gique pertinent : c’est en effet au moment de ce passage que s’articulent le
plus nettement changement d’âge et construction de la position sociale.
Ces stratégies peuvent s’appuyer sur des comportements de retardement
(prolongation d’un statut adolescent liée à la stratégie d’établissement)
ou au contraire des stratégies d’accélération (dans des situations sociales
de succession directe entre générations par exemple) ; elles s’appuient
d’autre part sur des combinaisons spécifiques des différents moments
et formes d’établissement, en particulier les moments professionnels et
matrimoniaux.
L’âge est donc ici un construit social complexe dont la durée et les attri-
buts sont significatifs des stratégies et des modèles culturels d’établisse-
ment social.
La jeunesse est ce moment privilégié pour l’analyste durant lequel les
ambitions sociales encore flottantes se définissent progressivement pour
s’adapter à la condition objective d’une position. On peut reprendre, en en
modifiant le sens, le schéma proposé plus haut : l’intérêt ne se porte plus sur
les strates d’âges, mais sur les strates sociales à l’intérieur d’un âge donné,
ici la jeunesse. Le processus d’allocation est le mécanisme d’assignement
d’individus d’un niveau donné (en particulier scolaire) à des positions (en
particulier professionnelles) ; le processus de socialisation est le mécanisme
par lequel se construisent des ambitions plus ou moins adaptées à la struc-
ture des positions. Ces processus ne sont pas purement mécaniques, pour
deux raisons :
1. La structure des positions ne correspond pas forcément à la structure
des individus par niveaux.
Générations
La notion de génération recouvre des significations multiples qu’il convient
de distinguer. Les sociologues américains donnent une acception plus large
au terme de cohorte qu’à celui de génération (cf., par exemple, Ryder, 1965 ;
Glenn, 1977). Commençons donc par la définition de ce premier terme.
Le terme de « cohorte » réfère initialement à une unité militaire romaine1.
Dans le sens usuel, il est utilisé comme équivalent de « bande » ou « groupe ».
On parle couramment d’une « joyeuse cohorte ».
Sur le plan scientifique, l’analyse de cohorte a été initialement déve-
loppée pour l’étude de la fécondité par les démographes qui ont réorienté
celle-ci d’une approche comparative période par période à une approche
comparative inter-cohortes (Ryder, 1965). Pour les démographes, dans son
sens le plus général, la cohorte est composée d’un ensemble d’individus qui
ont vécu un événement semblable durant la même période de temps. Les
frontières de la cohorte sont arbitrairement définies, la période de référence
pouvant être d’un jour ou de 20 ans et pouvant commencer à n’importe
quel point arbitrairement sélectionné du temps.
Toutefois, l’événement le plus souvent choisi pour définir une cohorte
est la naissance, auquel cas la cohorte est appelée « cohorte de naissance »
(birth cohort). Ce cas est le plus fréquent, mais il n’est qu’un cas particulier
1. Très exactement, le corps d’infanterie (composé de centuries) qui formait la dixième partie
de la légion romaine.
d’une notion plus générale. Il peut y avoir par exemple des cohortes de
mariés, de diplômés, des cohortes définies par la naissance du premier
enfant, par le veuvage, la retraite ou le divorce.
Le terme de cohorte est-il équivalent à celui de génération ? Ils sont sou-
vent employés de façon synonyme. En fait, en première approximation, on
peut définir la génération comme une cohorte de naissance qui présente
une forte homogénéité et qui se distingue nettement des personnes nées
plus tôt ou plus tard. Ce sont surtout les historiens qui ont utilisé la notion
dans ce sens (cf., par exemple, Sirinelli, 1987 ; Wohl, 1980).
Le texte inaugural est celui de Manheim (1928) qui répudie les approches
positivistes et mécanistes qui l’ont précédé1 pour lesquelles la nature bio-
logique de l’homme – la durée relativement fixe de chaque vie humaine, le
flux continuel des naissances, le processus de vieillissement – détermine
d’une manière ou d’une autre le processus de changement social et culturel.
Cette conception conduit à rechercher, à partir de statistiques démogra-
phiques, une loi générale du développement historique fondée sur l’idée
du progrès unilinéaire des générations. Pour Manheim, cet évolutionnisme
sommaire néglige complètement la dimension sociologique du principe de
formation de la génération.
Manheim part d’une première question : qu’est-ce qui relie les membres
d’une génération entre eux ? Ce ne sont pas des cadres institutionnels
puisque, en règle générale, une génération ne donne pas naissance à un
groupe organisé ; la génération ne peut pas non plus être assimilée à une
communauté qui est un groupe dont l’unité dépend de la proximité phy-
sique de ses membres. Alors ? La génération, dit Manheim, est équivalente
à une classe ; c’est d’abord un fait objectif, une position dans la société qui
ne dépend pas de la conscience de ses membres mais qui est fondée sur le
rythme biologique de l’existence humaine. Mais, à la différence des posi-
tivistes, Manheim ne croit pas que ces facteurs biologiques permettent
d’expliquer le phénomène social et historique de la génération ; au mieux,
ils permettent de tracer la frontière générationnelle.
Pour poursuivre son raisonnement et imaginer les implications socio-
logiques d’une identité de position générationnelle, Manheim imagine une
société où une seule génération vivrait éternellement. Quel serait le trait
dominant d’une telle société ? Ce serait sans doute l’absence d’innovation
culturelle due à la fois au fait que ne se présente aucune génération montante
porteuse d’un esprit nouveau et au fait que la mort ne vient pas « nettoyer le
tableau ». En effet, la vieillesse revient à vivre dans un système achevé, aux
expériences prédéterminées qui agissent comme un filtre à travers lequel
chaque nouvelle expérience est appréciée et se voit assigner une place.
Une telle société manquerait donc de la première caractéristique qui
donne à la vie humaine son rythme dialectique : la polarité des expériences
provenant du fait que tous les hommes participent à un segment limité du
processus historique. Et de toutes, c’est la première expérience, celle de l’en-
fance et de l’adolescence, qui a tendance à se cristalliser en une conception
de la vie. Les expériences suivantes ne viennent pas simplement s’ajouter
à cette expérience première, elles entrent en relation dialectique avec elle,
tantôt confirmant, tantôt contredisant partiellement la première concep-
tion consciente du monde. Ainsi, l’identité de structuration de l’esprit
humain qui résulterait de la société utopique imaginée ici éliminerait deux
1. Par exemple, François Mentré (1920) qui pensait que chaque génération nouvelle se manifes-
terait tous les trente ans avec le renouvellement des classes d’âge par l’expression d’une nouvelle
doctrine ou d’une nouvelle école de pensée.
d’identification collective » qui n’est rien d’autre qu’« une marque à usage
général » qu’une « élite a imposé comme son modèle » (Kriegel, 1979).
1. Cette recommandation, facile à suivre en anglais où l’expression cohort effect s’utilise sans
difficulté, ne semble pas tenable en français où l’expression « effet de génération » s’est imposée
et paraît moins lourde qu’« effet de cohorte ».
2. On ne dispose malheureusement pas de recherches sur ce sujet.
120
A B
100
COHORTES
C
80
60
ÂGE
40
20
0
90
10
20
30
40
50
60
70
80
90
00
10
20
30
40
0
18
19
19
19
19
19
19
19
19
19
19
20
20
20
20
20
ANNÉES
Cohorte c
Cohorte b
Effet de génération
Trois indicateurs sont indexés à ces différents types d’effets : l’âge (effet
de vieillissement), la date de naissance (effet de cohorte), la date d’observa-
tion (effet de période). La figure 4 résume ces trois effets.
Sur le plan technique, pour mener à bien l’analyse de cohorte, c’est-à-dire
tenter d’apprécier l’influence respective de ces trois types d’effets, il faut
pouvoir disposer d’un « tableau standard de cohorte » qui regroupe des don-
nées transversales par classes d’âge à différentes dates et dans lequel le nombre
d’années d’âge regroupées dans chaque cohorte est égal, ou est un multiple,
du nombre d’années d’intervalle séparant chaque date d’observation1.
Un exemple2 permettra de mieux saisir les trois types d’effets et leurs
interactions possibles.
1. De manière à pouvoir « suivre » chaque cohorte aux différentes dates d’observation. Par
exemple, des classes d’âge décennales peuvent être suivies de dix ans en dix ans.
2. Tiré de Norval Glenn (1977). L’ensemble de cette section s’inspire librement de cette remar-
quable contribution à l’analyse des cohortes.
1. Une autre raison rend difficile l’analyse des effets respectifs de l’âge, de la génération et de
la période : lorsqu’une cohorte vieillit, elle connaît une attrition due à la mort ou à la migration
des membres qui la composent initialement. Or, si ceux qui meurent ou migrent diffèrent en
moyenne (et au regard du phénomène étudié) de ceux qui survivent ou ne migrent pas, une
partie de la variation intra-cohorte reflétera ce changement de composition à l’intérieur de la
cohorte (Glenn, 1977).
L’analyse par cohortes illustre bien l’effet de période qui voit décliner
l’intérêt pour la politique à la dernière date d’observation dans toutes les
cohortes, mais d’autant plus que le niveau initial était haut. L’effet de période
entraîne donc une homogénéisation relative du niveau d’intérêt pour la
politique selon l’âge. Le graphique par âges illustre d’une autre manière le
même phénomène mais met également bien en lumière l’effet de l’âge (ou
l’effet de cohorte) qui produit un niveau d’intérêt pour la politique d’autant
plus élevé que l’âge lui-même est élevé ou la cohorte ancienne.
Lorsqu’on dispose de suffisamment de points d’observation et lorsque
les données présentent suffisamment de continuité pour que le graphique
soit lisible, on peut construire un graphique qui livre une représentation
simultanée de l’effet du vieillissement dans chaque cohorte et de la position
Lecture : Les courbes en trait plein retracent l’évolution des comportements d’une génération à l’autre
de 1979 à 1992 et à un âge donné. Dans ce graphique, elles soulignent la baisse continue du pourcentage de
jeunes ayant fini leurs études à chaque âge. En reliant les âges entre eux (trait pointillé), on suit une génération
donnée. On mesure alors la progression du pourcentage de jeunes ayant fini leurs études avec l’avancement
en âge. Ces courbes générationnelles se déforment sous l’effet des changements de comportements survenus
entre les générations du début des années 1960 et celle du début des années 1970.
Figure 6. Pourcentage de jeunes ayant fini leurs études par âges
et dans chaque cohorte entre 1979 et 1992
20-29 ans 40 40 40 40
30-39 ans 45 45 45 45
40-49 ans 50 50 50 50
50-59 ans 55 55 55 55
60-69 ans 60 60 60 60
70-79 ans 65 65 65 65
% 70-79 ans
65
cohorte 1871-1880
60-69 ans
60
cohorte 1881-1890
50-59 ans
55
cohorte 1891-1900
40-49 ans
50
cohorte 1901-1910
cohorte 1921-1930
30-39 ans
45
35
1940 1950 1960 1970
Lecture : Les âges (en trait plein) et les cohortes (en trait pointillé) sont représentés sur le graphique aux
différentes dates d’observation. On n’enregistre aucune variation inter-périodes à un âge donné : chaque
courbe d’âge est donc plane et parallèle aux autres. Du fait d’un modèle commun de vieillissement, chaque
cohorte atteint, à une date donnée, le même niveau que la cohorte précédente dix ans plus tôt. Chaque
courbe de cohorte connaît donc la même pente et est parallèle aux autres.
20-29 ans 50 40 30 20
30-39 ans 60 50 40 30
40-49 ans 70 60 50 40
50-59 ans 80 70 60 50
60-69 ans 90 80 70 60
Total 75 65 55 45
Lecture : Les âges (en trait plein) et les cohortes (en trait pointillé) sont représentés sur le graphique
aux différentes dates d’observation. On n’enregistre dans chaque cohorte aucune variation d’âge : chaque
courbe de cohorte est donc plane et parallèle aux autres. La variation de la variable dépendante selon l’âge
est la stricte résultante de la variation inter-cohortes : par exemple, la cohorte 1881-1890 est au niveau
« 80 » de la variable dépendante à 50-59 ans en 1940 ; elle reste à ce niveau 10 ans plus tard lorsque
les membres qui la composent ont 60-69 ans et demeure donc 10 points au-dessus des membres de la
génération précédente au même âge. Les différences d’âge à une date donnée sont le reflet des différences
initiales entre cohortes.
Figure 8. Effet pur de cohorte
Lecture : Contrairement aux graphiques précédents, les données sont présentées ici avec l’âge en abscisse (au
lieu de la date d’observation). Dans le graphique avec la date d’observation en abscisse, toutes les courbes
sont homothétiques puisqu’on enregistre aucune différence selon l’âge ou la cohorte d’appartenance. Dans le
graphique ci-dessus, on n’enregistre aucune différence selon les classes d’âge à une date donnée : chaque courbe
représentant une date d’observation selon l’âge est donc plane et parallèle aux autres. Chaque cohorte connaît
une variation identique selon l’âge et la période : les courbes de cohortes ont donc la même pente et sont parallèles.
Figure 9. Effet pur de période
1. Ronald Inglehart construit un indice de post-matérialisme à partir d’un jeu de questions sur
le maintien de l’ordre, la participation des citoyens, la lutte contre la hausse des prix et la liberté
d’expression.
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E dans la vie adulte c’est franchir des étapes sociales introduisant
aux rôles adultes. La jeunesse peut être définie sociologiquement comme la
phase de préparation à l’exercice de ces rôles adultes, ce que les sociologues
appellent la socialisation. Mais le paysage est plus complexe aujourd’hui
parce que les étapes qui scandent l’entrée dans la vie adulte ont été retar-
dées et en partie dissociées les unes des autres, mais aussi parce que la fin
de l’enfance apparaît plus tôt et s’ouvre sur une période de la vie, l’adoles-
cence, ou la préadolescence qui s’en distingue de plus en plus nettement.
de leur avenir (voir à ce sujet, par exemple, les résultats des enquêtes valeurs
européennes, Galland, Roudet, 2005, et, pour le cas français, Galland,
Roudet, 2014, ainsi que le chapitre 7 de cet ouvrage).
Par ailleurs, des travaux américains (Shanahan, Porfeli, Mortimer,
Erickson, 2005) ont montré que l’auto-perception de l’identité adulte (le
fait de se définir comme adulte) est liée aux transitions familiales effective-
ment vécues par les individus, bien plus qu’à des critères de type individuel.
Les marqueurs de la transition familiale restent bien associés à la définition
subjective de l’âge adulte et en constituent le principal déterminant.
Au total, la définition classique de la jeunesse comme phase prépara-
toire aux rôles adultes semble toujours opératoire. Cela ne veut pas dire,
bien sûr, que rien n’a changé, mais c’est en confrontant ces changements
au modèle idéal-typique de jeunesse qu’on pourra le mieux les comprendre.
Un modèle de la synchronie
C’est durant cette période, en gros l’entre-deux-guerres, que se construit
la première représentation moderne de la jeunesse. La jeunesse populaire
se définit par quatre traits : on ne va plus à l’école, on travaille, mais on
continue de vivre chez ses parents et on n’est pas marié. Pour les garçons,
le service militaire constitue l’étape décisive dont le terme introduit
au statut adulte. Après le service, le jeune homme quittera rapidement
ses parents pour se marier (Prost, 1987). Cette jeunesse populaire se
confond en partie avec l’adolescence physiologique. La fin de la scolarité
est précoce (13-14 ans) et durant la période qui précède le service mili-
taire (qui surviendra vers 20 ans) le jeune demeure sous la dépendance
et le contrôle de ses parents : son statut de jeune lui confère certes cer-
taines libertés, celle de « s’amuser », notamment en fréquentant les bals,
mais il remettra sa paie à ses parents, ou, en milieu paysan, remplacera
le domestique à la ferme.
Comme le montre Antoine Prost (1987), les mécanismes d’intégra-
tion propres à cette définition de la jeunesse fonctionnent bien. Les rôles
dévolus à la jeunesse sont acceptés car ils sont explicitement et clairement
transitoires. La dépendance propre à ce statut prendra fin avec le service
militaire. Par ailleurs, durant cette période clairement bornée, on recon-
naît aux jeunes le droit à des formes d’expression ou même de turbulence
qui s’inscrivent souvent dans le maintien encore vivace des manifestations
rituelles de la société rurale. Enfin, l’école diffuse avec succès une culture
civique profondément intégratrice. Si des difficultés surgissent, elles
concernent donc moins les jeunes en tant que tels qu’une partie des classes
populaires encore mal intégrée au monde industriel et urbain.
Les travaux d’historiens anglais montrent, dans la même veine, qu’à
cette époque, le sens des obligations économiques et morales qu’ont les
jeunes à l’égard de leurs parents est fort (Cunningham, 2000). Ce qui
frappe, dans les comptes rendus utilisés pour décrire les rapports intergé-
nérationnels qui règlent cette économie familiale, c’est la forte continuité
entre l’univers des adultes et celui des enfants, « fiers d’être capables de par-
ticiper au bien-être de la famille ». Cette période atteint son point culmi-
nant au début du e siècle. « Il ne semble pas déraisonnable de conclure,
note Cunningham, que le niveau d’activité sexuelle parmi les jeunes gens
devait alors être exceptionnellement bas, et le sens du devoir à l’égard des
parents exceptionnellement haut. »
Après la seconde guerre mondiale, la progression de la scolarisation
– avec la scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans, puis la poursuite des études
au-delà de cet âge – a progressivement rapproché, chez les jeunes d’origine
populaire, l’âge de mise au travail, des âges de départ de chez les parents
et de mariage. La phase de « jeunesse » que connaissaient les jeunes de
l’entre-deux-guerres s’est donc progressivement réduite et un modèle de
synchronisme dans le franchissement des étapes d’entrée dans la vie adulte
s’est peu à peu imposé. En même temps, l’équilibre des relations intergé-
nérationnelles à l’intérieur des familles commence à se renverser. Le senti-
ment du devoir des enfants à l’égard de leurs parents s’affaiblit tandis que
la discipline familiale se relâche et que les demandes des enfants et des
Scolarité Travail
rapidement une fois les études terminées, ce départ ne pouvait se faire dans
l’improvisation ou l’insécurité ; il devait être l’aboutissement maîtrisé d’un
processus d’accès à l’autonomie économique et affective.
Ce modèle était donc logiquement orienté chez les garçons par la préoc-
cupation centrale du travail : pour 80 % des fils d’ouvriers interrogés dans
cette enquête c’est la condition du départ de chez les parents. Le mariage
reste une valeur centrale mais, surtout en période de chômage, il est condi-
tionné par l’obtention d’un emploi stable. Dans l’enquête, on proposait aux
lycéens de choisir entre trois scénarios de vie en couple à trente ans : l’un
symbolisait le mariage traditionnel, le second le refus du mariage et de la
division classique des rôles sexuels ; le troisième se présentait comme une
formule intermédiaire. Le modèle de l’installation ouvrière est nettement
associé au choix d’un scénario de mariage traditionnel ; il y a bien là confir-
mation de la permanence, à la fin des années 1980, dans les représentations
masculines ouvrières d’un modèle d’entrée dans la vie fondé sur la place
centrale du travail, la domination masculine et la constitution stable et
symboliquement confirmée par le mariage d’une nouvelle unité familiale à
peu près conforme à celle que l’on s’apprête à quitter.
À l’opposé du modèle ouvrier de l’« installation » se situe le modèle bour-
geois du « dilettantisme » propre à un mode de vie estudiantin qui permet
de repousser le moment et les étapes définitives de l’entrée dans la vie adulte
sans renoncer pour autant à connaître une certaine forme d’indépendance.
Bien évidemment, ce modèle qui réserve le privilège de l’adolescence à la
jeunesse bourgeoise, bénéficiaire exclusif au e siècle de la prolongation
des études, s’est progressivement altéré. L’extension du temps de formation et
sa diffusion progressive dans les classes moyennes ont conduit à la générali-
sation du modèle adolescent ou à son extension à d’autres couches sociales.
En même temps, l’accès automatique à la profession au sortir des études
a été largement remis en cause à des niveaux de formation qui autorisaient
autrefois une insertion rapide. Bref, la définition sociale de la jeunesse
comme privilège bourgeois se brouille et se complexifie, aussi bien à cause
de son extension à d’autres catégories sociales qu’à cause de l’indéfinition
plus marquée de ses frontières institutionnelles et symboliques. Il reste
malgré tout des éléments de ce modèle qui tiennent aux plus grandes pos-
sibilités dont disposent les enfants des classes supérieures ou moyennes
de repousser, aussi bien sur les plans professionnel que matrimonial, le
moment de l’entrée dans la vie adulte.
La prolongation de la jeunesse
Sous la pression de transformations morphologiques comme sous celle de
transformation des mœurs, les modèles typiques qui ont été présentés plus
haut, ont subi une assez profonde altération. Celle-ci comporte deux traits
L’effet de la scolarisation
L’un des facteurs essentiels contribuant à décaler l’âge d’accès au statut
adulte est évidemment la progression de la scolarisation. Pour de nom-
breux jeunes, le fait de gagner sa vie marque logiquement l’accès à l’in-
dépendance et la poursuite d’études plus longues peut donc contribuer à
retarder ce moment. Or, dans l’ensemble des pays de l’Union européenne
représentés à la figure 11, une très large majorité des jeunes de moins de
15 à 24 ans, le plus souvent plus de 60 %, sont aujourd’hui élèves ou étu-
diants. Le taux de scolarisation a fortement progressé depuis 1990, date
à laquelle il atteignait 53 % dans l’Europe des 15. Cependant, depuis le
début des années 2000, dans la plupart des pays la croissance de la scola-
risation s’est ralentie, voire s’est totalement arrêtée. Globalement, la sco-
larisation est moins forte dans le sud que dans le nord de l’Europe mais
elle continue de progresser dans plusieurs pays méditerranéens (Grèce,
Portugal, Espagne) alors qu’elle stagne ou régresse même en France et en
Allemagne, si bien que les écarts de taux de scolarisation entre les pays
d’Europe se sont nettement réduits.
80
70
60
50
1990
40
2000
30 2019
20
10
0
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I
60
Suède
50 Royaume-Uni
Danemark
40 Pays-Bas
France
30 Espagne
Zone euro
(19 pays)
20
Allemagne
Italie
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0
0
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1
1
1
1
1
1
1
1
20
20
20
Source : Eurostat, niveaux 5 à 8 de la classification internationale type de l’éducation (CITE, 2011).
80
70
Danemark
60 Royaume-Uni
50 Allemagne
Union
40 européenne - 15 pays
France
30 Italie
20 Zone euro - 19 pays
10
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1995
1996
1997
1998
1999
2000
2001
2002
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2005
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2009
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2019
2020
Source : Eurostat, enquête sur les forces de travail.
1. On pourrait retenir également un modèle « anglais » assez spécifique, relevant d’un type d’Etat-
providence « libéral », fondé sur un départ précoce du domicile familial associé à une fin d’études
initiales à un âge en moyenne peu élevé et à un marché du travail peu régulé assurant une entrée
rapide dans l’emploi mais sur des emplois souvent instables (voir Buchmann, Kriesi, 2011).
d’assez bonnes raisons pour expliquer cette situation par des contraintes
matérielles. Il n’étudie pas la probabilité de quitter ses parents, mais la pro-
babilité de former une union (ce qui en Italie ne doit pas être très différent)
et celle-ci est, sans surprise, très liée, dans les trois pays qu’il étudie (Italie,
Grande-Bretagne et Suède), au paramètre exprimant l’influence du niveau
de chômage. Il semble donc clair qu’un niveau de chômage des jeunes élevé
exercera un effet retard sur la décohabitation familiale.
Mais ces arguments sérieux n’emportent pas totalement la conviction
lorsqu’on regarde de plus près les données. Tout d’abord, les taux de chô-
mage des jeunes Italiens sont élevés, mais ils ne le sont pas beaucoup plus,
par exemple, que ceux des jeunes Français, dont les taux de co-résidence sont
pourtant beaucoup plus bas. Manifestement, l’ampleur de l’écart des taux
de vie commune avec les parents dans les deux sociétés n’est pas totalement
expliquée par la situation des jeunes sur le marché du travail.
C’est la conclusion à laquelle aboutit Joachim Vogel (2001) dans son étude
reposant sur le panel européen des ménages et montrant que la proportion de
jeunes chômeurs vivant chez leurs parents varie très fortement du sud au nord
de l’Europe (dans une proportion équivalente à celle de l’ensemble des jeunes).
Il en conclut que le maintien au domicile parental n’est pas seulement une ques-
tion de nécessité économique, mais est lié également aux attentes en matière de
rôles familiaux traditionnels, aussi bien pour les parents que pour les enfants.
La famille « traditionnelle » semble prête à exercer des responsabilités étendues
et les enfants semblent également disposés à utiliser ces possibilités.
C’est ce que note aussi Chiara Saraceno (2000), en remarquant que les
facteurs culturels semblent revenir en force lorsqu’on étudie les variations
régionales de la co-résidence avec les parents en fonction de la situation
d’emploi : dans le nord de l’Italie, 60 % des jeunes hommes qui résident chez
leurs parents travaillent et le chômage pousse beaucoup plus à cohabiter
avec les parents au nord qu’au sud de la péninsule.
Le marché du travail ne suffit donc certainement pas à lui seul à expliquer
les différences des taux de cohabitation. Mais d’autres causes liées à des fac-
teurs matériels et relevant cette fois des types d’État-providence interviennent
également. L’Italie appartient au groupe de nations dans lesquelles l’obligation
d’aider et de soutenir les sujets les plus faibles et les plus dépendants repose
essentiellement sur la famille étendue (Sgritta, 2001). Cela a évidemment pour
conséquence que, sur le plan des aides publiques, les jeunes Italiens sont net-
tement désavantagés par rapport à la plupart des autres jeunes Européens.
Une étude assez complète, réalisée à partir du panel européen des ménages
(Chambaz, 2000), l’avait bien montré : seulement entre 4 et 5 % des jeunes
Italiens bénéficient de transferts sociaux, loin derrière la moyenne communau-
taire (30 %) et encore plus loin de pays comme le Danemark (60 %)1.
1. On remarquera cependant, comme le fait Vogel (2001), que le départ plus précoce des jeunes
du Nord de l’Europe s’accompagne d’inégalités inter-générationnelles de revenus nettement
plus élevées que dans le Sud de l’Europe. L’État-providence des pays du Nord est généreux,
1. D’après Cécile Van de Velde, les jeunes qu’elle a interrogés situent cette norme d’âge autour
de 20 ans.
des années 1950 avaient tendance à attendre d’avoir un emploi avant de déco-
habiter. Les générations suivantes ont moins eu recours à cette stratégie et
ont de plus en plus souvent quitté le domicile familial avant de disposer d’un
emploi grâce notamment à l’aide parentale : c’était le cas d’un quart des jeunes
Français nés entre 1950 et 1954, c’est le cas de près de la moitié de la généra-
tion 1970-1974. L’enquête INED-INSEE EPIC de 2013-2014 le confirme sur
des cohortes plus récentes : 41 % des hommes et 50 % des femmes âgées de 26
à 35 ans ayant eu le baccalauréat ont poursuivi leurs études après le départ du
foyer familial (INSEE, 2015). Ainsi, contrairement à l’idée qui circule souvent
dans l’opinion, l’âge de départ du foyer parental est-il resté très stable depuis
les générations d’immédiat après-guerre : autour de 19,5 ans pour les filles
et autour de 21 ans pour les garçons. Par contre, les autres étapes familiales
ont été retardées : d’un an pour les femmes et de deux ans pour les hommes
concernant la première cohabitation en couple, et surtout de 4,5 ans pour les
deux sexes pour l’âge au premier enfant (Ined-Insee, enquête Epic 2013-2014).
Au total, ces trois modèles de décohabitation ont aussi des points com-
muns. Tous trois reposent finalement sur une idée commune qui donne
son sens à la conception moderne de la jeunesse : l’idée que l’entrée dans la
vie adulte est précédée aujourd’hui d’une phase de préparation assez longue
durant laquelle les individus rassemblent par étapes les atouts nécessaires
au succès de cette entrée. Les jeunes Italiens le font en restant chez leurs
parents et en accumulant des ressources durant cette cohabitation pro-
longée ; les jeunes Français le font en les quittant plus tôt, mais en restant
sous leur aile protectrice ; les jeunes Danois s’émancipent plus radicale-
ment de l’influence et de l’aide familiales, mais ils participent eux aussi
pleinement au modèle de l’expérimentation.
1
Études
Retard professionnel 1er emploi supérieures
Emploi stable garçons
Études supérieures
filles
0,5 Fin des études
BAC
filles
Inférieur au CAP filles Filles
BAC
Précocité garçons Retard
Axe 2
Lecture : L’analyse en composantes principales porte sur l’ensemble des âges de premier franchissement
des étapes d’entrée dans la vie adulte pour les jeunes Français nés entre 1963 et 1966. Le premier facteur
explique 43 % de la variance, le second facteur 24 %. Le premier facteur est un axe synthétique de précocité-
retard. Le second facteur oppose à degré donné de retard les seuils scolaires et professionnels aux seuils
familiaux. Les cercles blancs correspondent aux variables actives, les cercles noirs aux variables illustratives,
ici chacun des sexes et chaque niveau d’étude par sexe.
Figure 14. La désynchronisation des seuils professionnels et familiaux –
Générations 1963-1966
manière générale, au fait de s’installer dans les rôles adultes. Il faut donc dis-
tinguer entre le fait de « vivre loin de chez soi » (living away from home) et le fait de
« quitter ses parents » (leaving home). En conclusion, dans son interprétation de
l’histoire de la transition vers l’âge adulte, Cunningham retient comme facteur
fondamental la modification des rapports de pouvoir en sein de la famille.
1. Enquête Étude des relations familiales et intergénérationnelles, réalisée par l’Ined et l’Insee
auprès d’un échantillon représentatif de 10 000 personnes en 2005.
Les travaux sur les calendriers d’entrée dans la vie adulte (Galland,
2000) montrent aussi que l’idée selon laquelle les jeunes repousseraient
délibérément le moment d’accéder à l’indépendance en prolongeant le plus
longtemps possible la vie commune avec les parents1, est une fiction pour ce
qui concerne au moins la situation française. De génération en génération,
la durée séparant la fin des études et l’accès à un premier logement ne s’est
pas accrue, mais s’est au contraire fortement réduite, probablement à cause
du fait qu’un nombre grandissant de jeunes poursuivant des études supé-
rieures accède à une première forme d’indépendance résidentielle avant de
terminer ses études (Sebille, 2009). Ces données montrent également la dis-
sociation grandissante entre l’étape résidentielle d’accès au statut adulte et
l’étape ultime constituée par la naissance du premier enfant. La durée entre
la fin des études et le premier logement s’est resserrée, alors que la transi-
tion entre la fin des études et la naissance du premier enfant s’est consi-
dérablement allongée (sauf pour les femmes peu ou non diplômées). Cet
étalement du calendrier de la première naissance au sortir des études est
particulièrement spectaculaire pour les femmes diplômées puisque, dans
leur cas, cette durée a presque doublé depuis les générations du milieu des
années 1950 (Galland, 2000).
Cette dissociation est symptomatique du fait qu’une nouvelle période
de la vie s’est ouverte entre l’indépendance résidentielle et l’accès définitif
au statut adulte symbolisé par la naissance d’un premier enfant. Durant
cette période, les jeunes adultes peuvent vivre seuls ou en couple, mais ils
repoussent le moment d’accéder à des responsabilités familiales qui ont un
caractère irréversible.
Ces comportements expliquent la croissance de la vie solitaire parmi
les jeunes ménages et la régression assez spectaculaire de la vie en couple
avec enfants (Arbonville, Bonvalet, 2006). Parmi les jeunes de 19 à 24 ans,
5 % environ vivaient seuls en 1968, c’est le cas en 2008 de 15 % des garçons
et de 17 % des filles. Dans le même temps, la proportion de jeunes de cet
âge vivant en couple avec enfant(s) est passée de 22 % à 6 % pour les filles
(de 8 % à 2 % pour les garçons). L’analyse de Nicolas Robette (2010) sur les
trajectoires des jeunes adultes montre la croissance de la trajectoire des
« cohabitants tardifs », c’est-à-dire de jeunes qui vivent seuls durant une
grande partie de leur jeunesse avant de se mettre en couple, mais sans avoir
d’enfant avant 35 ans (voir encadré ci-contre).
Dans l’esprit des jeunes, la décision d’avoir un enfant est d’abord liée à la
stabilité affective du couple. Les conditions matérielles sont jugées impor-
tantes mais elles sont rarement évoquées spontanément. Cela tient au fait
qu’à l’âge auquel est généralement envisagée la venue d’un premier enfant,
1. En France, un film, Tanguy, a popularisé cette idée. Il met en scène un jeune adulte que
ses parents cherchent désespérément, mais sans succès, à faire partir de leur domicile. En
fait, il faut lire le film non comme l’expression de la réalité, mais comme l’expression d’une
norme qui stigmatise, en s’en moquant, cette cohabitation prolongée.
Femmes Hommes
1954- 1958- 1962- 1966- 1954- 1958- 1962- 1966-
1957 1961 1965 1969 1957 1961 1965 1969
Mariés avec un enfant 27,0 26,1 25,2 24,8 38,8 33,8 34,5 32,6
Cohabitants tardifs sans
11,1 14,3 14,7 18,6 15,2 19,6 23,5 26,1
enfants
Mariés avec plusieurs
19,1 14,2 14,0 7,5 23,6 15,2 10,4 10,8
enfants
En couple non marié
7,1 9,3 15,8 18,3 6,1 10,7 13,1 14,6
avec enfants
Vie prolongée
4,6 6,1 5,5 6,2 12,1 15,0 11,5 7,9
avec les parents
Parents inactifs 16,4 15,5 8,9 7,5 0,4 0,4 0,0 0,0
Familles monoparentales 3,0 4,7 7,2 7,3 3,5 5,2 6,3 7,7
Parents inactifs
après avoir occupé 11,7 9,8 8,6 9,8 0,2 0,0 0,7 0,2
un emploi
TOTAL 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0
âge
32 Italie
31
Espagne
30
29 Irlande
28 Allemagne
27 (sans RDA)
26 Suède
25 Danemark
24 Royaume-Uni
23
France
22
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1962
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1966
1968
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2012
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2016
2018
Source : Eurostat.
Figure 15. Âge moyen des femmes à la première naissance
dans quelques pays européens
une tendance générale qui concerne l’évolution des transitions vers le statut
adulte. Les jeunes eux-mêmes ont besoin aujourd’hui d’expérimenter plu-
sieurs types d’emploi afin de parvenir à une bonne adéquation entre leurs
aspirations et leur statut.
Jusqu’au milieu des 1970, les jeunes comme les adultes connaissaient des
taux de chômage inférieurs à 5 %. La crise pétrolière et la récession qui suivit
furent le point de départ d’une montée continue du chômage jusqu’à la fin
des années 1980, le taux atteignant alors 10 % pour l’ensemble de la popula-
tion de l’Europe des 15 et 20 % pour les jeunes de moins de 25 ans (figure 16).
Par la suite, le taux de chômage connut des variations en fonction de la fluc-
tuation de l’activité économique, mais resta à des niveaux élevés.
% %
25 10
8
20
6
4 TC 20-24 ans
15
TC 25-29 ans
2
TC Ensemble
10
0 PIB UE27
–2
5
–4
0 –6
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7
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1
3
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7
9
201
196
196
196
196
197
197
197
197
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198
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200
200
200
201
201
201
201
Lecture : L’échelle de gauche concerne les taux de chômage (%), l’échelle de droite concerne le taux de
croissance du produit intérieur brut de l’UE 27 (en volume, taux de croissance annuel en %).
Figure 16. Évolution du taux de chômage selon l’âge depuis la fin
des années 1960 (Union européenne des 15)
de l’activité économique que celui des adultes : c’est bien ce qui s’est
passé avec la crise de 2008. La main-d’œuvre juvénile constitue donc à
l’évidence aujourd’hui plus qu’hier une variable d’ajustement de l’éco-
nomie. Si le marché du travail est segmenté, comme le disent les écono-
mistes, et sépare les insiders, déjà présents dans le système d’emploi et
relativement protégés et les outsiders qui frappent à sa porte, les jeunes
font indéniablement partie de la deuxième catégorie et l’aggravation de
leur situation est probablement due en partie à l’accentuation de cette
segmentation.
Cependant, la situation des jeunes relativement à celle des adultes
et globalement sur le marché du travail est très variable selon les situa-
tions nationales (figure 17). Certains pays, le Danemark, l’Allemagne,
le Royaume-Uni, les Pays-Bas, ont réussi à faire décroître le chômage des
jeunes et à le ramener parfois à des niveaux proches de celui des adultes.
Bien sûr, la crise de 2008-2009 a contribué, dans ces pays comme les
autres, à faire remonter le chômage des jeunes qui sur-réagit à la conjonc-
ture. Mais, dès que les effets de la crise commencent à s’estomper, le
chômage des jeunes y baisse à nouveau et se rapproche du niveau des
adultes. D’autres pays au contraire, la France et l’Italie par exemple,
conservent depuis 20 ans des taux très élevés de chômage juvénile et
un écart presque constant avec le taux de chômage des adultes. Nous
examinerons dans la section suivante quelques interprétations de ces
différences nationales.
Le chômage n’est cependant qu’une des dimensions des difficultés
que peuvent rencontrer les jeunes dans la transition vers l’emploi. Le
fait d’occuper un emploi temporaire en constitue évidemment un autre
aspect important. L’allongement et la complexification de ces transitions
conduisent d’ailleurs de plus en plus les chercheurs et les administrations
nationales ou européennes chargées des questions de l’emploi, à recourir à
des données longitudinales. De simples données transversales sont en effet
insuffisantes pour analyser la question centrale de la transition : les épi-
sodes flexibles ou le chômage que connaissent les jeunes en début de vie
active constituent-ils un tremplin ou une passerelle inévitable mais tem-
poraire vers la stabilisation ou au contraire une trappe vers l’exclusion et la
pauvreté ? C’est ainsi que la Commission européenne a lancé une enquête
longitudinale, le panel européen des ménages (1994-2001), seule source
actuellement disponible qui permette d’analyser au niveau européen la
dynamique du marché du travail. Un rapport sur l’emploi de la Direction
Emploi et affaires sociales de la Commission européenne (European
Commission, 2004) et notamment son chapitre 41, fondé sur l’exploitation
de ce panel, apporte à ce sujet des informations très précieuses.
1. Intitulé Labour market transitions and advancement : temporary employement and low-pay
in Europe, et dû à Stefano Gagliarducci, European University Institute, Florence.
Deux pays ayant réduit le chômage des jeunes et l’écart entre jeunes et adultes
20
Allemagne
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16
14
12
10
4
15 à 24 ans
2
25 à 64 ans
0
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20
Danemark
18
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15 à 24 ans
14
25 à 64 ans
12
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0
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2020
1. L’auteur du rapport interprète ce résultat ainsi : « cela est probablement dû au fait que les
jeunes travailleurs ont besoin de tenter plus d’expériences avant de trouver l’emploi qui leur
convient (the right job for them) ».
45
France
40
15 à 24 ans
35
25 à 64 ans
30
25
20
15
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83
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97
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09
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99
13
15
17
19
01
03
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19
19
19
19
19
19
19
19
20
20
19
20
20
20
20
20
20
20
20
45
Italie
40
35
30
25
15 à 24 ans
20
25 à 64 ans
15
10
5
0
83 985 987 989 991 993 995 997 999 001 003 005 007 009 011 013 015 017 019
19 1 1 1 1 1 1 1 1 2 2 2 2 2 2 2 2 2 2
Source : Eurostat, enquêtes sur les forces de travail.
situation financière : plus on est jeune, plus cette probabilité est élevée. En
résumé, les jeunes sont donc dans une position inférieure sur le marché du
travail mais bénéficient d’une probabilité plus élevée que d’autres classes d’âge
d’y connaître une amélioration de leur situation, en termes de stabilité et de
revenus. L’auteur du rapport conclut que dans la plupart des cas, cette position
plus faible des jeunes est due au fait qu’ils commencent leur vie professionnelle.
Cependant, la situation relative des jeunes est très variable d’un pays à
l’autre. Dans certains pays, plutôt les pays latins, la flexibilité se concentre
sur eux, tandis que dans d’autres pays (le Royaume-Uni, le Danemark, les
Pays-Bas), elle est davantage répartie sur l’ensemble de la population et
touche sans doute moins spécifiquement les jeunes. En Grande-Bretagne, par
exemple, d’après les données du British Household panel survey traitées par
Marco Francesconi et Katrin Golsch (2005), environ les deux tiers des jeunes
Britanniques sortant de l’école commençaient leur vie professionnelle par un
emploi permanent dans les années 1990. En France, une majorité de jeunes
ont aujourd’hui un premier emploi sous statut précaire (tableau 7).
En France, la proportion de jeunes occupant un emploi instable au sortir
des études a fortement augmenté depuis 30 ans. Parmi les personnes ayant
terminé leurs études depuis moins de 5 ans, elle a presque doublé. Cette
progression de l’instabilité professionnelle s’est entièrement concentrée sur
les salariés entrés récemment sur le marché du travail : en 2018 la propor-
tion d’entre eux occupant un emploi de ce type était presque 3 fois plus
élevée que chez les actifs plus anciens (figure 18).
35
30
25
20
moins de 5 ans
15 5 ans et plus
10
0
1985 1995 2000 2005 2010 2015 2018
Source : INSEE, enquêtes Emploi.
C’est ce que montre une étude sur l’insécurité de l’emploi, mesurée par
le taux de transition annuel des hommes de l’emploi vers le non-emploi. Ce
taux a considérablement augmenté depuis une trentaine d’années, et cette
croissance a porté presque exclusivement sur les salariés de faible ancienneté
et sur les salariés de plus de 55 ans (Behaghel, 2003). Dans un commentaire
de cet article (paru dans le même numéro), Fabien Postel-Vinay montre que
la probabilité de perte d’emploi des salariés pourvus d’un contrat à durée
indéterminée ne s’est pas accrue depuis une vingtaine d’années, alors que
cela a été le cas pour les salariés de faible ancienneté. Il en conclut que c’est
35
Grèce
Italie
30 Union européenne (27 pays)
Royaume-Uni
25 France
Finlande
20 Pays-Bas
Suède
Allemagne
15
10
0
04
05
06
07
08
09
10
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19
20
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20
20
20
20
20
20
20
Lecture : La privation matérielle sévère est définie comme l’incapacité financière d’accéder à au moins quatre
des biens suivants : payer son loyer, maintenir son logement suffisamment chaud, faire face à des dépenses
imprévues, manger de la viande régulièrement, partir en vacances, avoir la télévision, avoir une machine à
laver, avoir une voiture, avoir un téléphone.
Figure 19. Privation matérielle sévère chez les jeunes de 15 à 29 ans ( %)
30 000 100
90
25 000
80
70
20 000
60
15 000 50 18-24 ans
40 25-54 ans
10 000
30 rapport J/A
(%)
20
5 000
10
0 0
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a
pa
e-
a
I
ys
o
Po
Source : Eurostat.
Lecture : La courbe donne le rapport du revenu des jeunes sur celui des adultes (en %) et renvoie à l’échelle
de droite
Figure 20. Revenu médian des 18-24 ans et des 25-54 ans en 2019
(2018 pour le Royaume-Uni) (en standard de pouvoir d’achat)
sur l’emploi des jeunes sont « filtrés » par des dispositifs institutionnels qui
varient fortement d’un contexte national à l’autre.
Blossfeld distingue deux systèmes archétypaux des relations d’emploi
– les systèmes ouverts et les systèmes fermés (cf. supra) – et fait les hypo-
thèses suivantes à propos de leurs conséquences sur la transition des jeunes
vers l’emploi. Les systèmes ouverts se caractériseraient par :
1) une sécurité économique relativement basse pour la plupart des
emplois ;
2) un environnement qui étend la flexibilité du marché du travail à la
plupart des groupes sociaux ;
3) l’importance du capital humain ;
4) une entrée relativement aisée sur le marché du travail ;
5) la prédominance d’un chômage de courte durée ;
6) un relativement haut degré de mobilité de l’emploi.
Quant aux systèmes d’emploi fermés, ils se caractériseraient selon
Blossfeld par les traits suivants :
1) des formes d’emploi précaires hautement concentrées sur cer-
tains groupes cherchant à accéder au marché du travail (jeunes, femmes,
chômeurs) ;
2) une importance moindre accordée aux ressources individuelles en
capital humain ;
3) une entrée difficile sur le marché du travail, notamment en période
de haut niveau général de chômage ;
4) un chômage de plus longue durée ;
5) un taux de mobilité de l’emploi relativement bas.
Ces hypothèses de Blossfeld paraissent assez bien concorder avec les
données qui ont été présentées dans la section précédente. Mais, comme
le dit Blossfeld lui-même, la question de l’impact à long terme de ces deux
systèmes, celui qui concentre la flexibilité sur certains groupes sociaux,
dont les jeunes, et celui qui fait plutôt de la flexibilité un principe général
d’orientation des relations d’emploi, reste ouverte. D’un certain point de
vue, les systèmes fermés sont clairement défavorables aux jeunes, mais d’un
autre point de vue, si l’on se place dans une perspective de cycle de vie, ils
offrent à la plupart des jeunes, après une phase de transition flexible, la
possibilité d’en sortir par le haut et d’accéder à un emploi stable. En France,
par exemple, à 30 ans, 70 % des actifs occupent de tels types d’emploi, alors
que la précarité en début de vie active est très élevée.
On peut d’ailleurs avancer l’hypothèse qu’il existe en France une sorte
de contrat intergénérationnel implicite qui contribue au maintien du clivage
sur le marché du travail entre emplois temporaires et emplois stables et à la
concentration des premiers sur les jeunes. Ce compromis repose sur l’accep-
tation par les différentes générations de ce partage inégal de la flexibilité.
Les adultes y ont clairement intérêt puisqu’ils bénéficient d’une protection
élevée de l’emploi. Les jeunes l’acceptent car, en contrepartie, ils sont en
France très fortement aidés par leurs parents durant les années de transi-
tion vers le statut adulte et qu’ils espèrent, à terme, bénéficier à leur tour
d’un statut protecteur. Par ailleurs, le rapprochement des valeurs entre les
générations (voir chapitre 7) rend relativement aisée une prolongation de
rapports de proximité (par forcément sous la forme d’une cohabitation phy-
sique) avec les parents (Galland, 2015).
Mais tous les jeunes bénéficient-ils, à terme, de cette amélioration de
leur situation ? Ce point est décisif et la réponse de Blossfeld est que, dans
une société globalisée fondée sur la connaissance, l’éducation et l’expé-
rience professionnelle deviennent les composantes les plus importantes
du capital humain. Aussi, les jeunes qui ont un faible niveau d’éducation
et d’expérience professionnelle seront les plus touchés par les effets de
la globalisation : ils auront une probabilité élevée de connaître des situa-
tions d’emploi précaires. Les jeunes avec un niveau plus élevé d’éducation
connaîtront aussi des formes d’emploi instables, mais la différence est que
pour eux, elles serviront de passerelle vers l’emploi stable, tandis que pour
les jeunes non qualifiés, elles deviennent une trappe qui les enferme dans la
pauvreté et la précarité.
Ces tendances contribuent donc à accroître les inégalités entre jeunes,
en fonction du niveau d’études. Un processus de polarisation sociale de la
jeunesse semble se développer, rejetant aux franges du système d’emploi
les jeunes les moins qualifiés. On peut penser que ces tendances sont plus
accentuées dans les pays à systèmes d’emploi fermés, où la précarité se
concentre plus systématiquement sur les entrants sur le marché du travail
et où les non ou faiblement diplômés sont les plus affectés par ces diffi-
cultés d’accès à l’emploi stable. En France, les études du CEREQ montrent
ainsi un profond clivage de la situation des jeunes à l’égard de l’emploi en
fonction du niveau d’études, clivage qui s’est très fortement accentué de la
génération sortie du système éducatif en 2004 à la génération sortie en 2010
et qui se maintient dans la génération suivante (sortants 2013) à un niveau
élevé (tableau 7).
Source : CEREQ.
1. Trois ans après la fin des études, soit en 2007 pour la G2004, 2013 pour la G2010 et 2017 pour la G2013.
2. Ont été en emploi moins de 10 % du temps durant les trois ans ayant suivi la fin des études.
Le risque est grand, pour ces jeunes non qualifiés, de connaître pendant
de longues années une participation intermittente au marché du travail et
des situations de pauvreté. Dans la littérature internationale consacrée à
l’emploi des jeunes, un acronyme, les NEET (pour Neither Employed, nor
in Education or Training), est apparu pour rendre compte de ces situations
d’éloignement durable à l’égard de l’emploi comme de la formation. Le
pourcentage de NEET parmi les 15-24 ans est estimé par Eurostat à 10 %
dans l’Union européenne (à 28) en 2019 (13 % en 2011), le même taux pré-
vaut en France, mais il est beaucoup plus élevé dans l’Europe du Sud. Il est
de 18 % en Italie. Néanmoins, depuis dix ans, ce taux de NEET a baissé dans
la plupart des pays européens (figure 21).
Le taux de NEET est particulièrement élevé parmi les jeunes possédant
un faible niveau de formation et les jeunes de ce niveau constituent donc
une part importante de l’ensemble des NEET : en France, par exemple,
en 2012, 40 % des NEET avaient un très bas niveau d’éducation (niveaux 0-2
de la nomenclature ISCED). La part des hauts niveaux d’éducation parmi
eux reste faible, mais s’accroît. Cependant, la question des NEET est étroi-
tement liée à celle des sorties précoces de l’école, avant la fin de la scolarité
obligatoire. Ces taux de sortie précoce sont faibles dans les pays nordiques
et la plupart des pays de l’Europe post-communiste, à un niveau intermé-
diaire en France et en Allemagne, plus élevé au Royaume-Uni et en Italie
et très élevé dans l’Europe du Sud, notamment au Portugal et en Espagne
(Przybylski, 2014).
25
20
15
10
0
as
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2011 2019
Source : Eurostat.
30,0 %
25,0 %
10,0 %
5,0 %
0,0 %
n
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Source : enquête Dynegal 2013.
Lecture : On demandait aux personnes interrogées d’indiquer au plus trois domaines parmi 12 pour lesquels
ils « auraient été traités de manière injuste ou moins bien que d’autres sans raisons valables ».
Figure 22. Domaines d’injustices ressenties par les jeunes et les adultes
à l’autre – est moins vive, mais il n’y a pas de recul du niveau social auquel
accèdent les nouvelles générations. Un des points de l’appréciation consistera
aussi à se demander si ce qui est exceptionnel est la progression des carrières
durant les trente glorieuses, ou la relative stagnation qui a suivi.
Par ailleurs, un autre aspect important à considérer pour apprécier la
portée de ces inégalités générationnelles est le suivant : ces inégalités en
début de vie professionnelle sont-elles le résultat d’un retard dans le déve-
loppement des carrières, ou manifestent-elles un handicap durable qui
ne sera plus jamais rattrapé dans le déroulement ultérieur de la carrière ?
D’autres travaux (Koubi, 2003a, 2003b) semblent montrer que la stabili-
sation des carrières est plus lente sans que celles-ci soient fondamentale-
ment remises en cause. L’étude des carrières salariales montre ainsi que si
le salaire des cohortes nées après 1950 est plus bas en termes relatifs que
celui des cohortes précédentes, il croît en revanche plus vite dans la suite
de la carrière et que cette progression va au-delà d’un simple rattrapage
(Koubi, 2003b). L’augmentation de la pente des carrières est un phénomène
général. Pour apprécier la situation relative d’une génération donnée, on ne
peut donc se limiter à l’étude des débuts de carrière : ces débuts de carrière
sont actuellement plus chaotiques, plus perturbés – nous avons vu dans
la section précédente qu’il s’agit très probablement d’une transformation
structurelle des débuts de la vie active – mais cela ne préjuge pas du devenir
des personnes concernées dans la suite de leur parcours professionnel.
1. Éric Maurin insiste avec raison sur la nécessité de comparer des cohortes en fonction de
l’âge de sortie du système éducatif et non de l’âge biologique. En effet, si la durée des études
augmente d’une génération à l’autre, la comparaison fondée sur l’âge biologique est biaisée
par le fait que les cohortes ne sont pas parvenues, à un âge donné, au même point de leur
carrière.
Figure 23B. % de cadres et de travailleurs manuels dont les parents occupent un emploi
routinier dans le travail de bureau, le commerce ou les services
45,0
40,0
35,0
30,0
25,0
20,0
15,0
10,0
5,0
0,0
NL UK DE NO FR IT DK SE ES PO OECD25
Travailleur manuel Cadre
Source : OCDE.
Lecture : dans le graphique A, 33,2 % des Français dont les parents sont travailleurs manuels sont restés
travailleurs manuels tandis que 27,3 % sont devenus cadres.
Pour les enfants dont les parents occupent des emplois peu qualifiés
dans le commerce et les services, ces chances de promotion vers l’enca-
drement sont encore plus élevées et dépassent celles de devenir travailleur
manuel. Là aussi le profil français est proche du profil nordique ou germa-
nique (figure 23B).
Globalement, la forte mobilité sociale mesurée en termes absolus a
stagné ou légèrement reculé, tout en restant à un niveau élevé, à partir des
générations nées au milieu du e siècle, ce qui peut alimenter le thème du
blocage de l’ascenseur social. Mais ce « blocage » n’est pas l’arrêt complet
de l’ascenseur, il signifie simplement qu’il n’accélère plus ou décélère
légèrement ! Une nuance essentielle est souvent oubliée par beaucoup de
commentateurs. Selon l’OCDE, en France, la mobilité sociale absolue est
ainsi passée de 60,5 % pour les cohortes 1945-59 à 55,5 % pour les cohortes
1960-74, une évolution de même ampleur que celle qu’ont connue la Suède
et la Norvège et à un moindre degré le Danemark. Les Pays-Bas font figure
d’exception en se maintenant à un niveau plus élevé et presque constant de
mobilité sociale absolue (61,4 %).
La mobilité relative ou fluidité sociale est une mesure de l’égalité des
chances. Dans un modèle à deux classes sociales, elle revient (à travers
le calcul des odds ratios) à comparer les chances qu’un individu dont les
parents sont cadres devienne lui-même cadre plutôt qu’ouvrier à celles
qu’un individu d’origine ouvrière devienne cadre plutôt qu’ouvrier. Sont
ainsi éliminés les effets structurels des changements dans la distribution
des positions.
Le rapport de l’OCDE de 2018 et l’article des trois chercheurs britan-
niques d’Oxford de 2020 parviennent à des conclusions opposées en ce qui
concerne la mobilité relative en France. Pour l’OCDE, du point de vue de
la fluidité sociale, la France (1,2) se classe un peu au-dessus de la moyenne
(standardisée à 1) des pays européens en termes de persistance dans la
classe sociale d’origine, alors que les pays scandinaves sont nettement en
dessous (0,7). L’Italie et le Portugal ont des scores de persistance encore
plus élevés (2 et 1,9).
Les chercheurs d’Oxford, sur les mêmes données, parviennent à des
résultats différents, la France faisant partie des pays où la fluidité sociale
serait supérieure à la moyenne (une valeur négative du paramètre Unidiff
signifie que l’association entre classe d’origine et classe de destination
dans la table de mobilité d’un pays est inférieure à la moyenne des 30 pays
analysés, tous n’étant pas représentés sur la figure 24). Les chercheurs
d’Oxford ont limité leur analyse à la mobilité sociale des hommes (à la dif-
férence de l’OCDE) parce que les femmes sont impactées par le travail à
temps partiel qui nécessite selon eux une analyse spécifique. Néanmoins,
leurs résultats complémentaires sur les femmes à temps complet sont
congruents avec ceux des hommes.
1,5
0,5
–0,5
–1
–1,5
UK NO FR SE DK NL IT DE ES PO
Source : Bukodi et al (2020).
Lecture : une valeur négative du paramètre UNIDIFF signifie que l’association entre la classe d’origine et la
classe destination est inférieure à la moyenne des pays analysés.
Figure 24. Différences par pays des taux de mobilité sociale relative
(hommes 25-64 ans) (paramètres UNIDIFF, moyenne = 0)
Ce n’est pas la première fois que les résultats des recherches sur la mobi-
lité sociale ne convergent pas. Sur des données plus anciennes, ce fut le
cas entre John Goldthorpe et Richard Breen. Des travaux complémentaires
permettront peut-être de trancher la question. Ces écarts montrent que les
résultats sur la mobilité sociale relative sont très sensibles aux variations
des nomenclatures utilisées (apparemment un peu différentes dans l’étude
de l’OCDE et dans celle de Bukodi et de ses collègues) et des méthodes
d’estimation des paramètres (également différentes). Il faut donc les inter-
préter avec prudence.
Cependant, un autre résultat de l’étude d’Oxford conduit peut-être à
ne pas attacher une importance excessive aux données de mobilité sociale
en termes relatifs. En effet, ils montrent que les différences de taux rela-
tifs entre pays, c’est-à-dire le degré d’inégalité des chances de mobilité,
ne contribuent que très peu aux différences de taux absolus entre pays.
Ce point avait été déjà souligné il y a bien longtemps par un pionner des
recherches sur la mobilité sociale en France, Claude Thélot, dans un livre
(Tel père, tel fils ?) de 1982 ! Ce sont d’abord les changements structurels des
positions professionnelles entre les générations qui expliquent les configu-
rations nationales de mobilité sociale. La mobilité est avant tout produite
par ces transformations de la structure des emplois qui dépend elle-même
de l’évolution de l’économie et des mouvements des plaques tectoniques
sectorielles.
Les individus eux-mêmes sont certainement plus sensibles à la mobi-
lité absolue qu’à la mobilité relative. Les acteurs sociaux ne calculent
pas spontanément les odds ratios ! Les enfants d’ouvriers ne comparent
1. C’est-à-dire, selon la définition que nous avons retenue, soit eux-mêmes, soit l’un de leurs
parents, nés en Algérie, en Tunisie ou au Maroc (source : enquête Emploi 2015, calcul de
l’auteur).
* L’origine étrangère est ici définie par le fait d’être né à l’étranger ou d’avoir au moins un de ses parents qui
y est né. Les jeunes d’origine française sont nés en France de parents nés en France.
Pourtant, des travaux sur l’école (Vallet, Caille, 1996) ont montré que
les jeunes d’origine immigrée, lorsqu’on contrôle leurs autres caracté-
ristiques sociales, réussissent plutôt mieux leur scolarité que les jeunes
d’origine nationale. Ce résultat est confirmé par des travaux plus récents
fondés sur l’enquête « Trajectoires et Origines »1. Yaël Brinbaum et
Jean-Luc Primon (2016), les auteurs de l’étude, montrent que la prise en
compte, en sus de l’origine migratoire, de l’origine sociale, du niveau sco-
laire des parents, de la langue parlée à la maison et de la mixité du couple,
affaiblit fortement chez les garçons le rôle propre de l’origine migratoire
sur le fait d’être non diplômé, tandis qu’elle efface complètement cet effet
chez les filles. On enregistre même, ces caractéristiques étant contrôlées,
une « sur-réussite » des jeunes filles originaires du Maghreb, du Portugal
et d’Asie du Sud-Est.
Il est vrai cependant que les jeunes d’origine maghrébine choisissent
plutôt des filières générales et ont tendance à délaisser les filières profes-
sionnelles. Ce choix peut s’expliquer par le rejet de la reproduction d’un
modèle paternel dévalorisé. Dans les représentations de ces jeunes, « leur
père a connu une double disqualification sociale en tant qu’immigré et
comme travailleur manuel » (Zehraoui, 1996) et ils refusent de reproduire
ce modèle.
Pour Roxane Silberman et Irène Fournier (2006), l’orientation scolaire
des jeunes d’origine maghrébine vers des diplômes des filières générales
de niveau intermédiaire a un retentissement important sur leur parcours
les deux cas probablement les plus opposés du point de vue du rythme de
franchissement des différentes étapes, on retrouve bien dans les deux cas
cette idée de jeunesse comme un processus long de construction, statutaire et
identitaire, de soi. Les jeunes Italiens le font à l’ombre de la famille, les jeunes
Danois à l’ombre de l’État, mais les jeunes des deux pays partagent au fond,
au-delà des différences dans les modalités d’accompagnement, une même
façon de vivre la jeunesse comme période d’expérimentation.
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Vivre la jeunesse
L’ ont à juger de l’état de la société et à s’engager, la plupart des
jeunes sont armés intellectuellement pour porter une appréciation et
orienter leur décision, mais ne sont pas encore engagés socialement dans
une position professionnelle stable, ou même plus largement, une posi-
tion sociale (conjugale, résidentielle, civique) ; tout en commençant à se
dégager d’une stricte détermination familiale dans la formation de leurs
opinions et l’adoption de telle ou telle attitude, les jeunes ne sont encore
véritablement orientés ni par la défense d’intérêts personnels associés à
une position sociale, ni par une identité socioprofessionnelle qui finit par
se confondre presque totalement avec l’image de soi. Certes, le diplôme,
lorsqu’il concerne certaines filières considérées comme prestigieuses, peut
conférer une forte identité. Mais par définition cette alchimie sociale ne
concerne qu’une « élite » restreinte. La plupart des autres, bien que leur
perception du monde soit fortement structurée par l’influence familiale et
leur destin social probable, se trouvent néanmoins dans un statut relati-
vement indéterminé et assez faiblement associé à des intérêts de groupe,
de corps ou de corporation ; d’où sans doute une plus grande « volatilité »
des opinions juvéniles. Celle-ci est encore renforcée par la redéfinition de
la période de la jeunesse qui est en cours actuellement : la prolongation du
temps des expérimentations – sur le plan du travail, de la vie en couple,
voire de la résidence – contribue sans doute à reporter aussi le moment où
se forme un corps stable d’opinions et d’attitudes sociales.
Engagements, valeurs
et croyances
1. Le programme European Values Survey a été lancé à la fin des années 1970 par un groupe de
chercheurs belges et hollandais. Il visait à mesurer de façon régulière l’évolution des valeurs des
Européens au moyen d’enquêtes par sondage auprès d’échantillons représentatifs des pays parti-
cipants. La France a été intégrée au dispositif dès la première étude, réalisée en 1981. Quatre
autres ont suivi, en 1990, 1999, 2008 et 2017. Pour les résultats français, voir Bréchon, Tchernia,
2009 ; Bréchon, Galland, 2010 ; Bréchon, Gonthier, Astor, 2019 ; pour une analyse des résultats
concernant les jeunes Européens, voir Galland, Roudet, 2005 ; Galland, 2014 ; Galland, 2021.
1,0
0,8
0,6
18-24 ans
0,4 25-34 ans
35-44 ans
0,2
45-54 ans
0,0 55-64 ans
−0,2 65 ans et plus
−0,4
−0,6
1981-1984 1990-1993 1999-2001 2008-2010 2017
Source : Enquêtes valeurs européennes.
Lecture : Chaque courbe relie, pour différentes classes d’âge à cinq dates différentes, les valeurs moyennes
(centrées-réduites) d’un score d’adhésion aux valeurs traditionnelles qui synthétise plusieurs questions sur
l’attachement aux valeurs traditionnelles en matière de vie privée (en matière d’homosexualité, d’avortement,
de divorce, d’euthanasie, de suicide), de conception traditionnelle de la famille, d’adhésion à l’autorité et
de religiosité. Plus le score est élevé, plus les répondants adhèrent à ces valeurs traditionnelles. Les attitudes
traditionnelles peuvent se définir comme la manifestation de l’attachement par principe au passé et aux valeurs
et aux institutions qui en sont issues. Le champ couvert est celui des répondants aux différentes séries des
enquêtes valeurs dans les pays européens suivants : France, Royaume-Uni, Allemagne, Italie, Espagne, Pays-
Bas, Danemark, Suède.
classes d’âge1. Mais ils adhèrent également moins nettement aux valeurs
de participation sociale et politique et aux valeurs démocratiques que les
classes d’âge plus âgées.
0,3
Intégration soicopolitique
0,2
50–59 ans
0,1
60–69 ans
30–49 ans
0,0
–0,2
70 ans et plus
–0,3
–0,4 –0,3 –0,2 –0,1 0,0 0,1 0,2 0,3 0,4 0,5
traditionalisme culturel et religieux
Lecture : Une analyse en composantes principales sur les valeurs des Européens en 2017, synthétisées sous
la forme d’une série d’échelles d’attitudes, fait ressortir deux facteurs principaux, l’un de « traditionalisme
religieux et culturel », l’autre « d’intégration sociopolitique et d’adhésion aux valeurs démocratiques ». Ces
résultats corroborent ceux trouvés en 2006 sur les systèmes de valeurs des Européens (Galland, Lemel,
2006). Les points de la figure correspondent aux valeurs moyennes par classes d’âge des deux scores factoriels
pour l’Europe de l’Ouest (mêmes pays que la figure 25).
1. La figure 25 qui porte sur les cinq vagues d’enquête « écrase » les différences entre classes
d’âge en 2017, du fait de l’échelle de l’axe retenue pour rendre compte des écarts très importants
dans les années précédentes.
RO A
RO J PL A 1,0
PL J
HR A LT A
HR J
IT A 0,5
PT A LT J
BG A SK A
BG J SI A AT A
SI J
IT J DE A
HU A 0,0
–1,2 –0,8 -0,4 0,0 ES A 0,4 NO A 0,8 1,2
SK J UK A AT J FI A DK A
PT J HU J DE J
DK J SE A
UK J –0,519 FI J
EE A SE J
–0,5 NL A
FR A ES J
CZ J NL J NO J
FR J
EE J
–1,0
axe d’intégration sociopolitique
Lecture : Les pays par classes d’âge (18-29 ans symbolisés par la lettre J vs 30 ans et plus symbolisés par la
lettre A) ont été projetés en variables illustratives sur le plan des deux premiers facteurs de l’ACP. Chaque flèche
relie la position des jeunes d’un pays donné aux adultes de même nationalité (pointe de la flèche). L’Italie, par
exemple, est située au milieu du plan, plus traditionnelle que beaucoup de pays d’Europe de l’Ouest, mais moins
que de nombreux pays de l’Est. Les adultes italiens sont plus traditionnels que les jeunes Italiens. Le Danemark
est un cas très différent, très éloigné du centre du plan, à la fois très autonome et très intégré.
1. Cette section s’inspire d’un article publié dans Agora-Débats jeunesses (Galland, 2014).
1. Parmi les auteurs modernes, il s’agit surtout de sociologues britanniques, comme Bryan
Wilson (1966) et Steve Bruce (2001). Sur l’ensemble de cette discussion autour de la notion de
sécularisation, le lecteur peut se reporter à la note critique de Jean-Paul Willaime parue dans la
Revue française de sociologie (2006).
18-24 ans 25-29 ans 30-49 ans 50-59 ans 60 ans et plus
4,0
A Religiosité
3,0
2,0
1,0
0,0
–1,0
–2,0
–3,0
1981-1984 1990-1993 1999-2001 2008-2010 2017
18-24 ans 25-29 ans 30-49 ans 50-59 ans 60 ans et plus
1,2 B Implication
dans les institutions
1,0 religieuses
0,8
0,6
0,4
0,2
0,0
–0,2
–0,4
–0,6
–0,8
1981-1984 1990-1993 1999-2001 2008-2010 2017
Source : enquêtes Valeurs européennes.
Lecture : L’échelle de religiosité (A) est construite à partir des réponses à plusieurs questions portant
sur les croyances religieuses et l’importance de Dieu dans la vie. Le niveau de religiosité croît avec la
valeur de l’échelle. L’échelle d’implication dans les institutions religieuses (B) est construite à partir de
deux questions, sur le fait de déclarer appartenir à une confession et de fréquenter un lieu de culte plus
ou moins régulièrement. Le niveau d’implication croît avec la valeur de l’échelle. Les deux scores sont
des valeurs normalisées (valeurs centrées-réduites de moyenne 0). La liste des pays est la même qu’à la
figure 25.
70%
67 %
65%
61 %
64 %
60%
55 %
53 % 50 % 50 %
50 %
46 % 46 %
45 %
45 % 43 %
40 %
35 %
30 %
1981-1984 1990-1993 1999-2001 2008-2010 2017
3,0
2,0
1,0
0,0
–1,0
–2,0
–3,0
18-24 ans 25-29 ans 30-49 ans 50-59 ans 60 ans et plus
Source : Enquêtes européennes sur les valeurs.
Lecture : Les données sont les mêmes qu’à la figure 28, mais elles sont présentées ici avec l’âge en abscisse.
Croit en
Appartient Croit en la
Croit en Dieu une vie après
à une religion réincarnation
la mort
40-49 ans non pratiquant 45 % 37 % 38 % 27 %
pratiquant 72 % 71 % 58 % 30 %
(au moins fêtes
religieuses)
50-59 ans non pratiquant 49 % 41 % 32 % 25 %
oui (au moins 70 % 72 % 54 % 29 %
fêtes religieuses)
60 ans non pratiquant 48 % 42 % 25 % 16 %
et plus
pratiquant 74 % 76 % 48 % 19 %
(au moins fêtes
religieuses)
Lecture : 71 % des 18-29 ans qui fréquentaient un lieu de culte (au moins pour les fêtes religieuses) à 12 ans
déclarent appartenir à une religion. Les non-pratiquants du même âge ne sont que 42 % à le dire. La liste des
pays couverts est la même que celle indiquée à la figure 25.
Quelqu’un Athée
Non religieux Non-réponse Total
de religieux convaincu
1981-1984 43 % 38 % 8% 10 % 100 %
1990-1993 43 % 40 % 7% 10 % 100 %
1999-2001 46 % 40 % 9% 5% 100 %
2008-2010 39 % 43 % 13 % 5% 100 %
2017 35 % 44 % 17 % 4% 100 %
Source : enquêtes européennes sur les valeurs. Champ couvert : voir figure 25.
Lecture : La question était formulée ainsi : « Indépendamment du fait que vous êtes pratiquant ou non,
diriez-vous que vous êtes quelqu’un de religieux, de non religieux ou un athée convaincu ? »
beaucoup plus souvent positives : par exemple, dans 5 des 8 pays étudiés
dans le tableau 11, la croyance en une vie après la mort s’est renforcée chez
les jeunes entre 1981 et 2008.
Les contrastes religieux de la jeunesse européenne restent donc marqués
sur le plan institutionnel, ils le sont beaucoup moins lorsqu’on considère des
formes de religiosité plus diffuses et moins directement liées aux Églises.
1. L’enquête intitulée Trajectoire et Origines (TeO) était dédiée à l’étude de la diversité des popu-
lations en France et au thème des discriminations. Elle a été réalisée entre septembre 2008 et
février 2009 par l’INED et l’INSEE en France métropolitaine sur un échantillon de 21 000 per-
sonnes : immigrées, natives d’un DOM, descendantes d’immigrés, descendantes d’originaires d’un
DOM, natives de France métropolitaine dont aucun parent n’est immigré ou originaire d’un DOM.
30 %
25 %
20 %
15 %
10 % Catholiques
5 % Musulmans
0 %
2 3 4 5 6 7 8 9
um
um
im
im
in
ax
m
score de religiosité
Source : enquêtes menées auprès de 6 828 lycéens de classe de seconde dans 21 lycées des académies de Lille,
Créteil, Dijon et Aix-Marseille (Galland, Muxel, 2018).
Lecture : cet indicateur de religiosité est construit à partir de 8 questions sur l’importance de la religion dans
l’éducation reçue du père et de la mère et dans différents aspects de la vie des jeunes. Le niveau minimum
correspond au cas théorique où aucun item n’est considéré comme important, le niveau maximum celui où
l’ensemble des items sont considérés comme importants.
1. Il s’agit des enquêtes européennes sur les valeurs sur lesquelles un traitement systématique
a été effectué à l’aide d’échelles construites à partir du jeu de plusieurs questions. Des analyses
factorielles ont ensuite été réalisées sur l’ensemble de ces échelles (Galland, Lemel, 2006).
2. Ce n’est pas l’orientation confessionnelle de cette identité qui compte principalement
(catholique, protestant, orthodoxe…), mais le fait de se définir ou non par une appartenance
religieuse, quelle qu’elle soit.
rapidement des valeurs traditionnelles que les Européens les plus jeunes.
Chez ces derniers on percevait même l’amorce d’un retour en arrière en
2008 qui ne s’est pas confirmé dans la vague 2017.
Cependant, cette demande de liberté dans la vie privée qui ne se dément
pas se combine de plus en plus à une demande de régulation de ces effets
sur la vie sociale. C’est ce qui explique sans doute, par exemple, la remontée
assez spectaculaire de la demande d’autorité chez les jeunes de nombreux
pays d’Europe (figure 32) : plus la liberté est grande, plus elle demande à
être régulée. Le fait nouveau est que les jeunes reconnaissent de plus en plus
cette nécessité (Galland, 2005a). Sur ce plan à nouveau, leurs attitudes ont
rejoint celles des adultes. On assiste même, à nouveau à une spectaculaire
convergence générationnelle.
0,8
0,6
0,4
60 ans et plus
0,2
50-59 ans
0,0
30-49 ans
–0,2
25-29 ans
–0,4 18-24 ans
–0,6
–0,8
–1,0
1981 1990 1999 2008 2017
Source : Enquêtes européennes sur les valeurs.
Lecture : L’échelle est construite à partir de trois questions : plus de respect de l’autorité est une bonne chose,
confiance dans l’armée, confiance dans la police. Plus le niveau de l’échelle est élevé, plus les répondants sont
en accord avec ces opinions. La liste des pays couverts est la même qu’à la figure 25. La moyenne du score est
de 0 pour l’ensemble des pays aux cinq dates.
en vieillissant. Par contre, l’effet de génération serait nul ou très faible, les
opinions partisanes restant stables d’une génération à l’autre.
Depuis, les recherches plus récentes ont apporté des améliorations
ou même des démentis à ces hypothèses en prenant en compte la plus
grande complexité de l’évolution des opinions en fonction du temps et
de l’âge.
L’effet d’âge ne joue pas de manière mécanique, ou biopsychologique,
comme si c’était purement et simplement la plus grande maturité qui
expliquait l’évolution des comportements politiques. Plus fondamentale-
ment, les travaux de Warren Miller et Merrill Shacks (Miller, Shanks, 1996)
portant sur 11 élections américaines de 1952 à 1992 remettaient en cause
l’idée d’une forte variation de la participation électorale liée au cycle de vie.
Dans cette étude, Warren Miller et Merrill Shancks montrent qu’à niveau
d’études donné, le niveau de participation électorale atteint, dans chaque
cohorte étudiée, un plateau dès la trentaine et ne décline pas avant 70 ans.
La forte sous-participation juvénile qui ressort d’une simple analyse trans-
versale relève, en fait, en grande partie d’un effet de génération qui tient au
retrait beaucoup plus marqué des cohortes politiques qui ont commencé à
voter à la fin des années 1960. Cet effet a été en partie masqué par la hausse
du niveau moyen d’études qui a partiellement compensé les effets du mou-
vement de déclin générationnel. L’effet de l’âge peut également masquer
« un effet de composition » : par exemple, la montée du conservatisme avec
l’âge est due en partie à l’inégalité de répartition des sexes et des niveaux
d’instruction entre cohortes jeunes et âgées (les femmes et les moins
100
90
Taux de participation (%)
80
70
60
50
40
30
high school
20
high school
10 college
0
1952 1956 1960 1964 1968 1972 1976 1980 1984 1988 1992
Date
Source : Miller, Shanks, 1996
instruits, plus conservateurs, étant plus représentés dans les cohortes les
plus anciennes). Vincent Drouin (1995) montre que la progression du sen-
timent de compétence politique est due essentiellement au renouvellement
des générations, des cohortes plus instruites remplaçant des cohortes qui
ont poursuivi moins loin leurs études et qui se sentent moins compétentes
pour formuler un jugement politique.
30,0
25,0
20,0
15,0
10,0
5,0
0,0
2002 2007 2012 2017
Source : INSEE, enquêtes sur la participation électorale.
Tout d’abord, il est vrai qu’il existe un potentiel protestataire chez les
jeunes, plusieurs travaux l’ont montré. Anne Muxel (2018, p. 78) note par
exemple que « dans le renouvellement générationnel, la perception de l’ef-
ficacité de la manifestation de rue pour influencer les décisions prises en
France progresse au détriment du vote et de l’élection. Les jeunes Français
sont plus nombreux à accorder une efficacité importante à la mani-
festation de rue : 35 % contre seulement 20 % des 65 ans et plus ». Dans
l’enquête Louis-Harris-Institut Montaigne, on retrouve cet écart généra-
tionnel, notamment avec la génération des baby-boomers, puisque 24 %
des jeunes se disent « tout à fait » prêts à manifester pour défendre leurs
idées, contre seulement 15 % des baby-boomers. Il faut noter cependant
que les écarts ne sont pas énormes et que, d’autre part, une forte minorité
de jeunes (44 %) répugne à manifester. Les jeunes sont assez clivés sous
ce rapport. La jeunesse dans son ensemble n’est pas prête à descendre
dans la rue, loin de là. Les plus décidés à le faire sont plus souvent des
femmes (28 % contre 21 % des hommes) mais surtout beaucoup plus sou-
vent des jeunes très politisés à gauche, à l’extrême-droite et plus encore à
l’extrême-gauche (46 %). Lorsqu’on contrôle l’ensemble des variables pos-
siblement associées à cette propension à manifester, ce facteur politique
est l’un des plus puissants.
Laurent Lardeux et Vincent Tiberj (2021) ont proposé d’interpréter
cette tendance des jeunes à privilégier l’action protestataire comme un effet
déceptif de l’offre politique qui leur est proposée à travers les mécanismes
de la démocratie représentative. Cette thèse postule l’idée d’une substi-
tution progressive d’une participation politique protestataire à une parti-
cipation politique conventionnelle (exercice du droit de vote).
Les données de l’enquête Louis-Harris ne confirment pas cette thèse.
Si cette thèse de la substitution était vérifiée, les jeunes prêts à manifester
devraient se détourner du vote. Or, le tableau 12 montre que ce n’est pas
le cas. En effet, ce sont les jeunes les moins engagés dans l’action politique
protestataire (ceux qui se disent « pas du tout » prêts à manifester) qui
expriment le plus de doutes sur l’utilité du vote.
Actions politiques protestataires et actions politiques conventionnelles
apparaissent donc plus comme des actions complémentaires que comme
des actions exclusives l’une de l’autre. L’une des explications doit être
cherchée dans le fait que les jeunes attirés par la manifestation sont très
politisés.
La thèse de Laurent Lardeux et Vincent Tiberj sous-tend également
l’idée que le regard critique porté par les jeunes sur la démocratie représen-
tative contribue à alimenter les comportements politiques protestataires.
Mais cette idée n’est pas non plus confirmée par les résultats de l’enquête
Louis-Harris.
50 %
40 %
30 %
20 %
10 %
0 %
Baby-boomers Parents jeunes
Inférieur au Bac Bac Bac+2 Supérieur à Bac+2
Source : enquête Louis-Harris 2021.
1. Les signes d’une moindre intégration politique des jeunes chômeurs ne sont toutefois pas
très marqués, comme le montrent les résultats d’Anne Muxel : les chômeurs ne sont pas beau-
coup plus nombreux que les salariés à se déclarer non intéressés par la politique et à refuser de
se positionner sur l’échelle gauche-droite. Ils sont un peu plus souvent abstentionnistes et non
inscrits sur les listes électorales (Muxel, 1992, 2010).
Echelle gauche-droite
ni gauche
gauche (1-4) droite (6-10) NSP/SR
ni droite (5)
1981-1984 37% 20% 23% 19%
1990-1993 31% 19% 24% 26%
France 1999-2001 29% 18% 27% 27%
2008-2010 34% 26% 32% 8%
2017 29% 28% 22% 21%
Allemagne 1981-1984 32% 29% 24% 15%
1990-1993 33% 24% 30% 13%
1999-2001 33% 21% 31% 16%
2008-2010 34% 22% 24% 19%
2017 38% 22% 26% 14%
1981-1984 43% 21% 14% 22%
1990-1993 30% 23% 19% 28%
Italie 1999-2001 25% 36% 18% 20%
2008-2010 33% 37% 15% 16%
2017 18% 34% 16% 32%
1981-1984 35% 31% 19% 15%
1990-1993 30% 45% 16% 9%
Pays-Bas 1999-2001 31% 37% 28% 4%
2008-2010 29% 45% 16% 11%
2017 33% 40% 13% 14%
1981-1984 46% 16% 15% 23%
1990-1993 37% 18% 19% 25%
Espagne 1999-2001 39% 13% 26% 22%
2008-2010 40% 15% 29% 16%
2017 36% 25% 17% 22%
1981-1984 38% 34% 20% 8%
1990-1993 19% 46% 23% 12%
Suède 1999-2001 33% 38% 21% 8%
2008-2010 36% 35% 8% 20%
2017 32% 39% 21% 8%
1981-1984 19% 29% 34% 18%
1990-1993 28% 29% 37% 6%
Royaume-Uni 1999-2001 24% 16% 37% 24%
2008-2010 14% 20% 35% 31%
2017 35% 15% 37% 13%
Source : enquête européenne sur les valeurs.
Lecture : Chaque enquêté est invité à se situer sur une échelle en 10 positions allant de la gauche à la droite.
La position la plus choisie est la cinquième case, perçue comme le centre de l’échelle. C’est pourquoi, suivant
en cela Bréchon (2002), elle est isolée. La gauche est alors sur quatre positions (I à 4), la droite sur cinq
positions (6 à 10) ce qui interdit de comparer strictement le score des deux camps.
90 %
80 %
70 %
60 %
50 %
40 %
1981 1990 1999 2008 2017
Source : enquêtes européennes sur les valeurs.
Lecture : les personnes interrogées devaient indiquer pour différents aspects d’un emploi ceux qu’ils jugeaient
personnellement importants ; le graphique montre les réponses (en % de citations) pour l’item « c’est un
travail qui donne l’impression de réussir quelque chose ».
1. Pour construire son indicateur de post-matérialisme, Ronald Inglehart utilise une ques-
tion sur les priorités à accorder parmi une liste de buts (maintenir l’ordre dans le pays,
augmenter la participation des citoyens, combattre la hausse des prix, garantir la liberté
d’expression).
0,2
0,0
–0,2
–0,4
–0,6
–0,8
–1,0
1981 1990 1999 2008 2017 1981 1990 1999 2008 2017
Jeunes Adultes
Source : Enquêtes européennes sur les valeurs.
Lecture : Cette échelle est construite à partir des réponses à plusieurs questions portant des comportements
jugés plus ou moins justifiés (en se plaçant sur une échelle de 1 à 10) en matière de morale privée (prendre
de la drogue, l’homosexualité, le divorce, l’euthanasie, le suicide, l’avortement) et de morale publique
(demander des indemnités indues, frauder le fisc, accepter un pot-de-vin, ne pas payer son billet). Les valeurs
des scores sont standardisées (moyenne 0). Plus leur valeur est élevée, plus les comportements sont jugés
injustifiés. La liste des pays est la même qu’à la figure 37.
incontrôlé de celle-ci dans la vie sociale. Elle pourrait signifier la fin d’une
idéologie libertaire, issue des années 1960, qui mêlait indissolublement
demande de liberté dans le domaine des mœurs, critique des institutions
et rejet de l’autorité (Galland, 2005a). De ce triptyque, seul le premier
terme continuerait de progresser.
Il n’est sans doute pas étonnant que ce soit chez les jeunes que cette
tension se manifeste le plus clairement. En effet, ce sont ceux qui sont à la
pointe du mouvement d’individualisation, mais ce sont ceux également qui
en subissent peut-être le plus directement les contrecoups négatifs. En effet,
la liberté croissante dont jouissent les adolescents ou même les préadoles-
cents s’est accompagnée d’un durcissement des relations entre les jeunes
eux-mêmes (et notamment entre garçons et filles) que notent beaucoup
d’observateurs1.
1. Plusieurs études monographiques montrent ces tensions entre jeunes dans les cités (Horia
Kebabsza, Daniel Welzer-Lang, 2003 ; Sauvadet, 2005). Mais elles se manifestent aussi dans
le cadre scolaire ordinaire comme en témoignent les stigmatisations ressenties par les jeunes
(Galland, 2006).
Sujets jugés
Jeunes Parents Boomers
très importants
Les violences faites
77 61 67
aux femmes
Le racisme 67 32 47
Le terrorisme 66 62 77
La faim
65 38 43
dans le Monde
L’écologie 62 51 46
Les inégalités 62 36 37
Les violences
55 45 56
entre jeunes
Les droits LGBT 35 17 14
Les questions
de religion 33 20 21
et de laïcité
Les questions
28 12 11
de genre
Source : Enquête Louis-Harris Institut Montaigne, septembre 2021.
Valeurs économiques
Contrairement peut-être à une idée reçue, les jeunes ne rejettent pas
l’économie de marché. Si on en juge par les réponses qu’ils apportent
aux questions posées entre 1990 et 20171 dans l’enquête européenne sur
1. La plupart des questions économiques n’ont été introduites qu’en 1990 dans l’enquête sur
les valeurs et un certain nombre d’entre elles seulement en 1999.
les valeurs, une très nette majorité d’entre eux trouvent, par exemple, que
« la concurrence est plutôt une bonne chose » et les jeunes sont doréna-
vant plus nombreux que les adultes à le déclarer (figure 40). L’adhésion à
cette opinion s’était affaiblie (quel que soit l’âge) entre 1990 et 1999, mais
s’est redressée en 2008 et a connu une nouvelle progression en 2017. Ce
sont dorénavant 62 % des jeunes Européens qui y souscrivent (figure 40).
La reconnaissance des grands principes de fonctionnement de l’économie
de marché ne signifie pas que les jeunes adhèrent à une conception doctri-
naire du libéralisme économique. Leurs attitudes économiques sont plutôt
pragmatiques et tempérées par des préoccupations sociales visant notam-
ment à réduire les inégalités. Ainsi, 74 % des jeunes Européens estiment
très ou assez important d’éliminer les grandes inégalités de revenus entre
citoyens (les adultes sont 75 % à partager la même opinion). Dans une large
mesure, les jeunes Européens adhèrent à ce qui se rapproche d’un modèle
social-démocrate du fonctionnement de l’économie : reconnaissance du
rôle du marché, attachement à l’égalité et au rôle de l’État pour réduire ou
compenser les atteintes qui y sont portées. Ces préoccupations égalitaires
sont plus fortes dans les pays méditerranéens et en France, où ces questions
se posent avec plus d’acuité. En 2008, en France, les opinions favorables à
une vision libérale de l’économie ont connu un recul sensible, sans être
plus marquées chez les jeunes que dans les autres classes d’âge (Dargent,
Gonthier, 2010).
68 %
66 %
64 %
62 %
60 % 18-29 ans
58 % >29 ans
56 %
54 %
52 %
1990 1999 2008 2017
Source : enquêtes européennes sur les valeurs.
Lecture : Les personnes interrogées devaient se placer sur une échelle en dix positions dont les positions
extrêmes étaient représentées par les affirmations suivantes : (I) la concurrence est une bonne chose. Elle
pousse les gens à travailler dur et à trouver des idées nouvelles (10) La concurrence est dangereuse. Elle
conduit à développer ce qu’il y a de pire chez les gens. Les courbes du graphique montrent le pourcentage
d’individus ayant choisi les positions I à 4 (la position 5 étant le plus souvent assimilée à une position centrale
de l’échelle). La liste des pays est la même qu’à la figure 37.
1. Une série de questions de l’enquête sur les valeurs porte sur le fait d’une part de se sentir
concerné par les conditions de vie d’un certain nombre de catégories de personnes défavorisées,
et d’autre part d’être prêt à faire quelque chose pour les améliorer. En général, les jeunes se
sentent moins concernés que les adultes.
1. Cette enquête était la première enquête française de grande ampleur fondée, non plus uni-
quement sur un concept de nationalité qui donne une vision restrictive du phénomène migra-
toire, mais sur la notion plus large de population issue de l’immigration dont une bonne partie
possède la nationalité française (elle comprenait notamment les jeunes nés en France de parents
étrangers).
80 %
70 %
60 %
50 %
Chrétiens
40 %
Musulmans
30 %
Sans religion
20 %
10 %
0 %
A B C
Source : enquête CNRS sur les jeunes et la radicalité. L’échantillon comprend 6 828 lycéens de classe de
seconde interrogés dans quatre académies, dans des zones à dominante populaire.
Lecture :
A : pas d’accord avec l’opinion « L’homosexualité est une façon comme une autre de vivre sa sexualité ».
B : d’accord avec l’opinion « Le rôle principal des femmes est de s’occuper de la maison et des enfants ».
C : ne trouve pas normal que « les jeunes filles qui souhaitent porter le voile en raison de leurs convictions
religieuses ne puissent pas le faire à l’école ».
Références bibliographiques
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— 2021, « Les générations au prisme des valeurs », Futuribles, n° 441, mars-
avril, p. 1-14.
Sociabilité et loisirs
1. Enquête réalisée par l’institut OpinionWay à l’automne 2017 auprès de 1 800 jeunes de
14-16 ans. L’échantillon a été constitué selon la méthode des quotas au regard des critères
de sexe, d’âge, de catégorie socioprofessionnelle, de catégorie d’agglomération et de région
de résidence pour les parents de ces jeunes, et de sexe et d’âge pour les jeunes eux-mêmes. Les
jeunes ont été interrogés par questionnaire auto-administré en ligne sur système CAWI.
2. Sondage Cacharel/IPSOS, réalisé du 12 au 17 novembre auprès d’un échantillon national
représentatif de 1 004 personnes âgées de 15 à 35 ans.
Maintenir une certaine réserve dans les relations sur les sujets les plus
intimes peut être un gage de bonne entente. La même préoccupation peut
expliquer que les discussions au sujet de la politique, sujet où parents et
enfants partagent pourtant le plus souvent les mêmes idées, soient moins
fréquentes de crainte de déclencher des conflits dans un domaine où la
passion s’exprime plus facilement qu’ailleurs.
La mère est beaucoup plus souvent que le père la confidente privilé-
giée des enfants. Comme les filles ont également tendance à parler plus
avec leurs parents que les garçons, les relations exclusivement féminines
sont beaucoup plus fréquentes que les relations exclusivement mascu-
lines. La mère est une confidente privilégiée pour les enfants des deux
sexes, mais beaucoup plus fréquemment pour les filles. Quant au père, s’il
est relativement délaissé comme interlocuteur exclusif, il l’est beaucoup
moins par les garçons que par les filles. Autrement dit, la structure des
relations entre générations présente deux caractéristiques selon que l’on
se place du point de vue des enfants, ou de celui des parents. Lorsqu’ils
choisissent un interlocuteur parmi leurs parents, les enfants se confient
beaucoup plus volontiers à leur mère qu’à leur père ; les parents quant
à eux attirent plus souvent les confidences d’un enfant du même sexe
(Galland, 1997).
Une fois que les enfants ont quitté le domicile familial, les relations
entre générations sont loin de se tarir ; au contraire, cet éloignement –
qui signifie isolement plus grand pour les parents et éventuelles diffi-
cultés d’installation pour les enfants – est l’occasion de leur donner un
nouveau contenu. Sur le plan de la sociabilité, mesurée par l’étendue des
relations verbales (Galland, 1997), celles-ci ne se réduisent fortement
que lorsque les jeunes forment un couple suffisamment stable pour vivre
dans le même logement et plus encore, lorsque cette mise en couple
est suivie de la naissance d’un enfant. Par contre, les jeunes qui ont
quitté leurs parents sans vivre immédiatement en couple, conservent un
niveau aussi élevé de relations que ceux qui habitent encore au domicile
familial.
L’analyse de l’entraide entre parents et enfants livre un diagnostic un
peu différent. Celle-ci est forte, surtout entre la génération pivot et celle
des enfants, mais elle ne se réduit pas, semble-t-il, au moment où cette
dernière a elle-même des enfants. Au contraire, cette présence d’enfants
en bas âge est l’occasion d’importants échanges intrafamiliaux : 82 %
des grands-parents ont l’occasion de s’occuper de leurs petits-enfants,
soit dans la vie quotidienne, soit durant les vacances (Attias-Donfut,
1995). On constate d’ailleurs que les visites aux parents connaissent,
chez les filles, une remontée autour de 30 ans correspondant en partie
à la naissance des enfants (Régnier-Loilier, 2006). Les relations entre
générations changeraient donc sensiblement de nature à mesure que les
jeunes prennent leur autonomie : les échanges de services seraient plus
1. Sondage IPSOS pour la Délégation interministérielle à la Famille, réalisé les 20 et 21 décembre
2006, auprès d’un échantillon de 502 personnes représentatif de parents ayant au moins un
enfant âgé de 11 à 16 ans.
2. Sondage CSA pour La Croix et l’APPEL réalisé les 21, 22 et 28 et 29 avril 2010 auprès d’un
échantillon de 659 parents d’enfants scolarisés et de 319 jeunes de 15 à 24 ans.
longtemps des périodes de la vie tournées vers l’amitié. Mais ces relations
ont pris aujourd’hui un nouveau sens. Tout d’abord elles sont devenues
absolument centrales dans la définition de l’adolescence : l’identité de l’ado-
lescent est aujourd’hui définie par son cercle d’amis. Autrefois, l’adoles-
cence se définissait plus par des passions, des loisirs, des activités qui étaient
souvent de nature collective et étroitement contrôlées par des adultes. C’est
ce qui faisait le succès des organisations ou mouvements de jeunesse qui
étaient organisés autour de propositions dans ce domaine.
Dorénavant, le choix des relations précède celui des activités.
L’adolescence est aujourd’hui avant tout relationnelle. Pour une partie des
jeunes le « être-ensemble » devient plus important que le « faire-ensemble »
ou du moins le second n’est plus justifié seulement par le premier. La culture
adolescente valorise la relation entre pairs en tant que telle, elle en fait un
élément central et générique de sa définition (Ethnologie française, 2010).
Les relations entre proches s’alimentent essentiellement au vivier inépui-
sable de l’histoire des relations communes qui fournissent la matière des
échanges et des commentaires. La propagation des « potins » est la matière
principale des échanges entre pairs qui ont pour objet de mettre à jour et
de commenter l’état d’un réseau de relations dans un cercle de proches.
La sociabilité est aussi une source de prestige : les amis sont un « capital
relationnel » qui prouve, s’il est bien fourni, la popularité de l’adolescent et
lui confère un rang particulier. L’affichage des relations et leur validation
par le groupe des pairs sont une condition d’authentification de ce capital
relationnel.
Le partage des émotions, des « délires » comme disent les adolescents,
est une autre caractéristique. Le but essentiel des activités est en effet
d’atteindre cette sorte de communion affective, que ce soit sur le mode
sentimental, plutôt du côté des filles, ou sur le mode de la plaisanterie ou
de l’exaltation des valeurs viriles et de la compétition (sportive ou autour
des jeux vidéo), plutôt du côté des garçons. La mise en scène des relations,
des personnalités, des émotions constitue l’aliment principal de ces pro-
ductions. Les adolescents spectateurs participent au partage de ces émo-
tions collectives.
Mais, et c’est une autre caractéristique de la culture adolescente actuelle,
comme le montre Dominique Pasquier (2010), les clivages sexués s’y sont
renforcés avec le développement de pratiques monosexuées (les jeux vidéo)
et à travers le dénigrement par les garçons de la culture féminine de la
sentimentalité.
La diffusion de nouveaux moyens de communication, téléphone
portable, blogs, facebook, accompagne et amplifie évidemment le déve-
loppement de cette sociabilité de classe d’âge. Ils permettent aux ado-
lescents de rester en contact avec leurs amis à tout moment et sans que
s’exerce de contrôle parental (Metton, 2010). Le blog est particuliè-
rement en phase avec cette sociabilité adolescente moderne puisqu’il
la popularité auprès de l’autre sexe, comme c’était le cas dans les High
Schools. Avoir beaucoup d’amis, quel que soit leur sexe, est la principale
source de prestige.
Au sens des classes moyennes, la massification de la culture adolescente
s’est également accompagnée d’une atténuation, voire d’une disparition de
sa radicalité, si l’on songe aux valeurs anti-institutionnelles et anti-autori-
taires de la culture jeune des années 1960-1970. À l’intérieur même de la
famille, l’ambiance n’est pas au conflit, même si des tensions identitaires
surgissent, mais à la recherche du compromis le plus harmonieux possible
entre les exigences familiales, souvent liées à la scolarité, et l’autonomie
adolescente reconnue aujourd’hui comme légitime par les parents. Comme
le montrent François de Singly et Elsa Ramos (2010), ce compromis se
construit autour d’une culture commune entre parents et adolescents, au
gré d’échanges souvent anodins où la « hiérarchie des âges est provisoire-
ment mise entre parenthèses ».
mn/jour A – Hommes
1 200 500
450
1 000 400
800 350
300 seul
600 250
200
400 150 avec des membres
100 ménage
200
50 avec des amis
0 0
ns
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co
lyc
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ét
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ux
de
mn/jour B – Femmes
1 200 500
450
1 000 400
800 350
300
600 250
200
400 150
200 100
50
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co
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en
un
en
ét
en
ux
de
Lecture : évolution aux différents stades de l’entrée dans la vie adulte de temps journalier moyen passé
(en minutes par jour) aux différentes activités en fonction du type de compagnie, pour les hommes (partie A)
et les femmes (partie B). L’échelle de droite concerne le temps passé avec des amis, l’échelle de gauche
le temps passé avec des membres du ménage ou seul.
Figure 42. Le chassé-croisé de la sociabilité juvénile
repli depuis 30 ans et est aujourd’hui à un niveau très bas : par exemple, d’après
l’enquête « valeurs », moins de 1 % des jeunes Français de 18-29 ans disent
en 2017 faire partie d’un syndicat et 1 % d’un mouvement ou d’un parti poli-
tique. Cependant, le taux global d’adhésion à une association des 18-29 ans
semble progresser légèrement : il était de 43 % en 2017 contre 37 % en 2008, 38 %
en 1999 et 39 % en 1990. Cette relative faible participation des jeunes Français
dans les associations, et notamment celles qui visent à défendre des causes,
n’est pas partagée par d’autres jeunes Européens. Au contraire, dans les pays
du Nord, et à un moindre degré en Allemagne et aux Pays-Bas, la participation
des jeunes dans les associations d’engagement est beaucoup plus élevée, même
si elle est toujours plus faible que celle des adultes (figure 43A). Même dans les
associations récréatives, culturelles ou sportives, la présence des jeunes y est
plus forte qu’en France (figure 43B).
0 %
e
ne
as
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ya
D
Ro
S’ils sont peu présents dans les associations militantes classiques, les
jeunes sont néanmoins assez nombreux à consacrer du temps à un enga-
gement bénévole. Selon le baromètre DJEPVA 2016, 14 % d’entre eux l’ont
fait « quelques heures chaque semaine, tout au long de l’année », et 9 %
« quelques heures chaque mois » (12 % occasionnellement, 13 % moins sou-
vent et 53 % jamais) (INJEP, 2016). Cette participation bénévole semblerait
avoir progressée depuis 2015. Elle serait liée à la progression, déjà évoquée
des formes d’engagement protestataire et à la place croissante des réseaux
sociaux et des pratiques de participation à la vie sociale en ligne. Ces nou-
veaux modes de communication pourraient constituer un adjuvant à la
participation sociale.
Selon une autre enquête sur les contacts entre les personnes ce sont les
jeunes qui « voisinent » le moins ; il est intéressant de considérer les chiffres
en détail : l’intensité des relations de voisinage est mesurée en quatre stades :
ceux qui n’ont aucune relation, ceux qui entretiennent des conversations ou
font des visites, ceux qui rendent de petits services, ceux enfin qui entre-
tiennent des liens étroits. Les ménages de 18-24 ans sont effectivement très
nettement sur-représentés parmi ceux qui déclarent n’avoir aucune rela-
tion (21 % contre 9 % pour l’ensemble) et sous-représentés parmi ceux qui
déclarent entretenir des relations étroites (17 % contre 28 %) ou rendre des
services (35 % contre 45 %). Par contre les jeunes ménages ont plus tendance
que la moyenne de l’échantillon à entretenir des conversations avec les voi-
sins ou leur rendre des visites (27 % contre 19 %).
Les jeunes ne sont donc pas étrangers à leur environnement, mais y
sont moins étroitement insérés que les ménages plus âgés, ce qui après tout
paraît bien normal. Ils entretiennent essentiellement des relations avec
leurs pairs avant que la formation d’un couple et les relations qui le fondent
ne viennent occuper presque l’ensemble du temps laissé disponible par le
travail et les taches ménagères.
16,0 %
14,0 %
18-29 ans
12,0 %
30 ans et plus
10,0 %
8,0 %
6,0 %
4,0 %
2,0 %
0,0 %
s’h ue
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eu
ul
co
Lecture : Pourcentage de jeunes (18-29 ans) et d’adultes (30 ans et plus) déclarant avoir été « traités de
manière injuste ou moins bien que d’autres sans raisons valables » en raison d’une caractéristique personnelle.
Figure 44. Types de discriminations évoquées par les jeunes
Dans certains quartiers populaires cette opposition entre les sexes prend
parfois un tour plus violent, les stéréotypes normatifs de chacun des sexes
sont plus affirmés et ceux qui y manquent sont plus durement sanctionnés.
Les filles doivent composer avec une double menace : celle d’être une fille
« étiquetée », c’est-à-dire souffrant d’une mauvaise réputation, mais aussi
celle d’être une « proie sexuelle » potentielle avec le risque de subir des
agressions verbales ou physiques (Horia Kebabsza, 2003). L’enquête Louis-
Harris réalisée en 2021 auprès des 18-24 ans fait apparaître que les agres-
sions verbales sont très courantes ; les agressions et violences physiques
ne sont rapportées que par une minorité néanmoins conséquente, tandis
que les agressions et violences sexuelles sont essentiellement subies par les
jeunes filles, une forte minorité d’entre elles étant concernée (tableau 16).
Tableau 16. Violences et agressions rapportées par les jeunes de 18-24 ans
Il est vrai que, sur le plan des représentations de la culture, les opinions
des jeunes, comme celles des adultes, sont conformes au schéma bourdieu-
sien. Les activités « cultivées », celles qui sont supposées être pratiquées
par les classes supérieures et l’élite culturelle sont massivement pensées
comme appartenant au domaine culturel, tandis que des activités réputées
« populaires » (jouer au football) ou réservées aux jeunes (jouer aux jeux
vidéo) en sont exclues (figure 45).
9,00
8,00
7,00
6,00
5,00
4,00
3,00
2,00
1,00
0
s
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18-29 ans
an
un
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un
sb
Fa
à
à
> 29 ans
de
ler
ler
Al
re
Al
Li
Lecture : Il était demandé aux personnes interrogées de placer chaque activité sur échelle de 1 (pas du tout)
à 10 (tout à fait) pour indiquer à quel degré elles appartenaient à la « culture ». Les chiffres représentés dans
le graphique correspondent à la note moyenne pour chaque activité et chaque classe d’âge.
Figure 45. Classement d’activités sur une échelle
d’appartenance à la « culture »
60
50
40
30 18-29 ans
20 > 29 ans
10
0
Cadres emp. cadres emp. cadres emp.
Ouvriers Ouvriers Ouvriers
aller à un concert lire des romans* faire de la musique
classique ou de la danse
60
50
40
30 18-29 ans
> 29 ans
20
10
0
Cadres emp. cadres emp. cadres emp.
Ouvriers Ouvriers Ouvriers
lire BD mangas jouer au football jouer
à des jeux vidéo*
Source : enquête Dynegal 2013.
Lecture : % de personnes indiquant avoir pratiqué ces 12 derniers mois l’activité considérée « plusieurs fois par
mois » ou « plus rarement », sauf pour les activités marquées*, très pratiquées, (« plusieurs fois par mois »).
Figure 46. Taux de pratique de certaines activités culturelles
et de loisirs en fonction du milieu social et de l’âge
hors du domicile, notamment les sorties au restaurant entre amis qui sont
très prisées.
Certaines de ces activités se font essentiellement avec d’autres jeunes
(le cinéma, le concert rock par exemple), d’autres sont plutôt familiales (le
cirque est, de ce point de vue, l’activité emblématique, mais aussi la visite
de monuments historiques), d’autres enfin se font surtout dans un cadre
scolaire (la fréquentation des musées) (ministère de la Culture, 1995).
Source : Pratiques culturelles des Français, DEPS, ministère de la Culture et de la Communication (S. Octobre,
2014).
Les jeunes sont également plus voyageurs que leurs aînés, à la fois en
déplacements familiaux, en déplacements entre jeunes et maintenant de
plus en plus en déplacements étudiants (Erasmus, stages à l’étranger dans
les cursus universitaires).
Comme on l’a vu précédemment, le choix des amis précède souvent
actuellement le choix des activités qui ne sont que le support nécessaire
au développement des relations. Ce primat des relations sur les activités
peut avoir des conséquences importantes sur la fréquentation des équi-
pements culturels ou des équipements de loisirs. Ainsi, plusieurs jeunes
interrogés dans une enquête monographique1, amateurs de films, font état
de leur préférence pour la solution qui consiste à louer des vidéos pour les
regarder à plusieurs chez l’un ou l’autre de leurs amis. Au-delà de l’aspect
financier, il y a là l’expression d’une préférence pour « être en groupe »,
« voir les amis », plutôt que de s’enfermer dans les salles obscures dans un
1. Enquête sur les pratiques culturelles et les pratiques de communication des jeunes, Rapport
pour France Télécom, OSC, Sciences-Po, 2002.
rapport plus individualisé au film qui est projeté. D’une manière générale,
c’est tout un rapport « individualisé » à la culture et aux œuvres qui est
mis en cause par la préférence exprimée pour des activités pratiquées en
groupe.
1988 2008
2e - 3e cycles 61 % 24 %
sans diplôme 14 % 5%
La lecture pâtit de son lien étroit avec le monde scolaire qui durant les
années d’étude incite à lire, souvent par contrainte, mais ne parvient pas
à construire un rapport personnel au livre. Le livre est en décalage avec la
culture des jeunes fondée sur les échanges et l’oralité et sur la valorisation
de l’instantané. Au-delà, la pédagogie scolaire pratiquée généralement en
France, très verticale, très formelle est mal adaptée aux modes d’apprentis-
sage valorisés par les jeunes, fondés sur l’expérimentation, la collaboration,
le tâtonnement et la réversibilité.
Un rajeunissement de l’entrée
dans la vie sexuelle
Rappelons que ce n’est qu’après 20 ans pour les filles, 22 ans pour les gar-
çons, qu’une majorité de jeunes vivent hors du domicile familial. On sait
par ailleurs qu’aujourd’hui l’âge moyen du premier rapport sexuel se situe
vers 17-18 ans (Bozon, 1993 ; Bajos et Bozon, 2008). Il est donc clair qu’entre
cette première expérience et la constitution d’un couple s’étalent plusieurs
années durant lesquelles les jeunes ont une vie amoureuse dissociée d’une
domiciliation commune permanente. Cette évolution des mœurs a été
rendue possible à la fois par la généralisation de l’utilisation des méthodes
contraceptives chez les jeunes femmes et par une plus grande tolérance des
parents dans ce domaine. Dès 1980, une majorité de Français se déclare
d’accord avec l’opinion selon laquelle « une fille doit pouvoir prendre la
pilule avant sa majorité » (SOFRES, Nouvel Observateur, 1980). D’une
manière plus générale, c’est le recul du rigorisme moral et du puritanisme
qui prévalaient encore au lendemain de la seconde guerre mondiale, la
progression lente, mais continue, de l’hédonisme qui ont accompagné et
permis l’évolution des attitudes à l’égard de la sexualité.
Cette évolution des mœurs a permis à l’âge moyen au premier rap-
port sexuel de reculer, modérément pour les hommes, et beaucoup plus
fortement pour les femmes. Les premiers connaissaient, en moyenne leur
première expérience sexuelle un peu après 18 ans dans les générations
1922-1936, celles qui ont eu 20 ans entre la seconde guerre mondiale et
le milieu des années 1950 ; les jeunes hommes entrent aujourd’hui dans
la sexualité environ un an plus tôt. Chez les femmes, l’évolution a été plus
marquée puisque, pour les mêmes générations, on est passé d’un âge moyen
de 21,3 ans à 17,6 ans.
Pour les hommes comme pour les femmes, le rajeunissement du calen-
drier d’entrée dans la sexualité s’accompagne d’une forte diminution de la
dispersion des âges du premier rapport sexuel. Seule une faible minorité
de jeunes connaît encore des premiers rapports tardifs : 27 % des hommes
22 21,3
21
20
19 18,4
17,6
18 Femmes
17 17,2 Hommes
16
15
0
66 5
71 0
19 975
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19 985
7
94
94
95
95
96
96
19 197
19 198
98
-1
-1
-1
-1
-1
-1
-1
-1
-1
-
-
36
41
46
51
56
61
76
86
19
19
19
19
19
19
19
Source : ACSF, 1992 pour la génération 1922-1936, et enquête INSERM INED « contexte de la sexualité en
France, 2006 » pour les autres générations.
Il est probable que la peur de l’infection par le VIH en soit une des causes
(Beltzer, Bajos, 2008).
8
7
6
5
Femmes ACSF 1992
4
Femmes CSF 2006
3
Hommes ACSF 1992
2
Hommes CSF 2006
1
0
s
-3 s
35 ans
40 ans
-4 s
s
55 ans
60 ans
65 ans
s
an
an
45 an
an
an
a
9
4
9
4
9
4
9
4
9
9
-3
-1
-2
-2
-4
-5
-5
-6
-6
18
20
25
30
50
Mais il faut écarter l’idée selon laquelle ce plus grand appétit de ren-
contres s’est imposé au détriment du sentiment et de l’affectivité. 75 %
des jeunes Européens interrogés en 1981 déclarent que la fidélité dans le
mariage est « très importante », ils sont 78 % dans ce cas en 1990 et 83 %
en 1999, soit autant que la moyenne des Européens.
Ce qui a disparu, c’est le formalisme des convenances qui imposaient
autrefois, au moins officiellement, de se marier pour connaître les plaisirs
de la sexualité. C’est ainsi que les jeunes n’estiment plus aujourd’hui nécessaire
de former un couple pour avoir des relations sexuelles. Par contre, le sentiment
doit toujours être présent pour une grande majorité de jeunes, et beaucoup plus
nettement pour les filles que pour les garçons ; 40 % de ces derniers en effet ne
jugent pas que l’amour est le complément nécessaire de la pratique de la sexua-
lité alors que c’est l’avis des trois quarts des filles (Galland, Lambert, 1993). Ces
dernières, quelle que soit l’évolution des mœurs sexuelles, et on a vu qu’elle
avait été rapide, restent attachées à une conception du couple qui privilégie la
fusion affective. Le sentiment n’a pas déserté devant la recherche du plaisir qui
est certes plus admise et plus pratiquée qu’autrefois ; mais rien ne serait plus
faux que l’image d’une jeunesse tout entière gagnée en matière amoureuse par
un épicurisme qui n’aurait d’autres bornes que l’attirance physique réciproque
des éventuels partenaires. La croyance dans l’« amour » comme ciment néces-
saire des unions demeure le pivot de la formation des couples.
Une enquête qualitative auprès de jeunes étudiantes (Giraud, 2017)
montre que ces jeunes femmes adhèrent à ce que l’auteur appelle « l’amour
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AT : Autriche
BE : Belgique
BG : Bulgarie
CZ : Tchéquie
DE : Allemagne
DK : Danemark
EE : Estonie
EL : Grèce
ES : Espagne
FIN : Finlande
FR : France
HR : Croatie
HU : Hongrie
IE : Irlande
IT : Italie
L : Luxembourg
LT : Lituanie
NL : Pays-Bas
NO : Norvège
PL : Pologne
PT : Portugal
RO : Roumanie
SE : Suède
SI : Slovénie
SK : Slovaquie
UE 15 : Union européenne des 15
UK : Royaume-Uni
201, 208, 235, 241, 248-250, 253, 255- Entrée dans la vie professionnelle 52, 136,
256, 262-264, 268 151, 179
Culture juvénile 48, 51-52, 97, 131, 241, État-providence (types de, régimes d’) 142-
263 143, 162, 189
Cycle de vie 103-104, 118, 120, 127, 131, Études, étudiants 11, 24, 28-29, 31, 38,
140, 165, 204, 213, 218, 242, 251 47, 50, 75, 79-80, 87, 92, 97, 99-100, 123,
134-135, 137-140, 142, 146, 149-153,
D 163, 166, 170-172, 183-185, 188-189,
Dating 75-77, 249 198, 213, 219, 230, 247
Déclassement 53, 171-172, 181, 189-190 Exclusion 81, 92, 123, 157, 181-183, 266
Décohabitation familiale 140-144
Déconnexion 79, 150, 206 F
Définition des âges 12-13, 49 Filiation 57, 64-65, 112, 115
Délinquance 90, 247, 269 Filles 23, 30-31, 39, 47, 71-74, 76, 78, 80,
Délinquance juvénile 44 135, 144, 149-152, 182, 230, 235, 244,
Départ de chez les parents 80, 131, 134- 248, 254-256, 264, 267, 269
137, 142, 150-151 Fils 9, 12, 15-17, 21, 30-31, 33, 57-58, 63,
Dépolitisation 219, 221 66-68, 112-113, 137, 144, 172, 184, 256
Désaffiliation politique 217 Flexibilité 132, 161-162, 164-165
Désynchronisation des étapes 147 Flirt 39, 78, 266, 269
Dévaluation des diplômes 170-171 Fonctionnaliste(s) 49-51
Dilettantisme 29, 33, 137 Foyers de jeunes travailleurs 86
Diplômés 75, 91-92, 108, 151, 221
Discrimination 181 G
Garçons 17-18, 23, 47, 57, 62, 64, 67, 72,
E 76-78, 80, 134-135, 137, 144, 149-152,
Échanges intrafamiliaux 244 182, 230, 235, 244, 247-248, 254-255,
École(s) 28-29, 32, 38-39, 42, 44, 47, 50- 264, 267, 269
51, 58, 78-79, 81-82, 88-97, 100-101, 109, Gauche 89, 156, 221-222, 224, 251
114, 116, 118, 133-134, 161, 172, 180- Génération romantique 108
182, 191, 195, 237, 247, 263, 268-269 Génération(s) 14-15, 18, 27, 29-30, 35-36,
Éducation 11, 18-21, 23-26, 29, 31-33, 36, 42, 49, 51, 66-69, 82, 87, 94, 98, 103, 107-
39, 41-43, 56, 83, 85, 87-91, 95, 105, 133, 112, 114-116, 118-121, 123-124, 126-127,
139, 166, 185, 189, 191, 206, 245 129-130, 142, 147, 149, 152, 168-169,
Éducation aristocratique 23, 25 172, 179, 183, 195-197, 204-205, 211,
Effet de cohorte 112, 119, 121-122, 124 213, 218, 225-226, 228, 234, 242, 244,
Effet de génération 112, 115, 119-120, 246, 265-266
213, 225, 228, 266 Grands-parents 244
Effet de période 105, 119, 121-122, 124, Groupe de parenté 50, 79
127
Élèves 12, 35, 41, 44, 75-76, 95-96, 138, H
191, 247, 264 Happy slapping 256
Enfant(s), enfance 11-19, 21-26, 30-34, Héritage 15, 89, 112-114, 207
36, 38-45, 47-50, 55, 61-65, 67, 69-70,
74-75, 81-82, 89, 94, 99, 103, 108-110, I
112-116, 118, 131, 133-135, 137, 143- Identification 48-49, 52, 112, 114, 121,
146, 148-150, 152, 154, 172, 179, 185, 183, 195, 218, 221, 253
190-191, 195, 206, 226-227, 235, 242- Identité 48-49, 95, 97-98, 104, 109-110,
246, 250, 266 114-115, 119, 132-133, 144, 182, 184-
Entrée dans la vie active 163, 221 185, 187, 193, 208, 211, 221, 235, 237,
Entrée dans la vie adulte 55, 69, 72, 116, 248, 253, 255, 263, 268
119, 131, 133-137, 142, 145, 147-149, Identité adolescente 97, 253, 263
151-152, 155, 184-185, 241, 250-251 Identité nationale 182, 237