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Sociologie

de la jeunesse

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OLIVIER GALLAND

Sociologie
de la jeunesse

Septième édition

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Collection U
Sociologie

Illustration de couverture : © shutterstock

© Armand Colin, 2022 pour la 7e édition


Armand Colin est une marque de Dunod Éditeur,
11 rue Paul Bert 92240 Malakoff
ISBN : 978-2-200-63135-2

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Sommaire

Ire partie : Penser la jeunesse 9

Chapitre 1 L’invention de la jeunesse 11


La jeunesse ignorée ? 11
La jeunesse dominée 14
La jeunesse impatiente 17
La jeunesse aristocratique : l’idéologie du paraître 19
Une nouvelle intention pédagogique 21
Le mérite et le sang 23
Des citoyens utiles 24
La jeunesse consacrée 25
Romantisme et mal du siècle 27
Moralisation et encadrement 29
La jeunesse mobilisée 34
Références bibliographiques 36

Chapitre 2 L’invention de l’adolescence


et le début des sciences de la jeunesse 37
La psychologie de l’adolescence 38
La pédagogie incitative 41
Les débuts de la sociologie de la jeunesse 42
Les sous-cultures juvéniles 44
Les prémices d’une sociologie des âges 47
Les débuts de la sociologie de la jeunesse en France 50
Références bibliographiques 55

Conclusion de la première partie 57

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6  Sociologie de la jeunesse

IIe partie : Passer la jeunesse 59

Chapitre 3 Rites, passages et rapports d’âge 61


Les rites d’initiation dans les sociétés lignagères 61
Les systèmes de classes d’âge 64
Rites de passages et classes d’âge dans les sociétés paysannes 69
Le système du dating 75
Le déclin des rites de passage 77
Références bibliographiques 82

Chapitre 4 L’encadrement de la jeunesse 85


Les prémices : les catholiques sociaux et la jeunesse 85
La jeunesse, une affaire d’État 88
Politiques de la jeunesse d’après-guerre :
de l’illusion à l’insertion 89
Le droit et l’école : deux formes permanentes d’encadrement 93
L’organisation juridique de la jeunesse 94
L’univers de socialisation de l’école 95
Le monde des étudiants 97
Références bibliographiques 100

Chapitre 5 Âges de la vie et génération 103


Rôles et âges 103
Générations 107
Les générations historiques 108
Les générations « généalogiques » 112
La génération au sens sociologique 114
Effets d’âge, effets de cohorte, effets de période 116
Effets « purs » de l’âge, de la cohorte et de la période 123
Générations et changement social 129
Références bibliographiques 130

Chapitre 6 De l’enfance à l’âge adulte 131


Qu’est-ce qu’être adulte ? 131
L’entrée dans la vie adulte 133
Un modèle de la synchronie 133
Variantes féminine, ouvrière et bourgeoise 135
La prolongation de la jeunesse 137
L’effet de la scolarisation 138
Trois modèles de décohabitation familiale 141
La désynchronisation des étapes 147
La jeunesse : une phase de la vie précaire ? 155
La mondialisation et les « deux jeunesses » 164
Déclassement et inégalités générationnelles 168
Mobilité sociale en France et en Europe : un tableau contrasté 173
L’intégration des jeunes d’origine immigrée 179

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Sommaire 7

Un nouveau modèle de socialisation 183


D’un modèle de l’identification à un modèle
de l’expérimentation 183
Une norme de retardement 184
Des déclinaisons nationales 185

Conclusion de la deuxième partie 187


Une polarisation sociale de la jeunesse 187
Références bibliographiques 188

IIIe partie : Vivre la jeunesse 193

Chapitre 7 Engagements, valeurs et croyances 195


Un rapprochement des valeurs entre générations 195
Les jeunes dans l’Europe des valeurs 199
Une recomposition religieuse 201
Le réveil religieux en question 202
L’intégration religieuse est faible au début du cycle de vie 204
Un affaiblissement de la transmission familiale 205
Déclin des institutions religieuses mais maintien des croyances 207
Les jeunes dans l’Europe des religions 208
Une remontée de la religiosité chez les jeunes musulmans 209
Attitudes religieuses et valeurs 211
Les attitudes politiques 212
Âge et attitudes politiques 212
Apolitisme ou nouveau civisme ? 214
Les jeunes plus à gauche ? 222
Les jeunes et les valeurs 225
L’attachement au « travail » et à la « famille » :
ni effets d’âge ni effets de génération 226
Morale privée, morale publique 227
Une jeunesse « woke » ? 230
Valeurs économiques 232
Une jeunesse individualiste ? 234
Les jeunes d’origine immigrée : une assimilation culturelle
entamée par les échecs de l’intégration sociale 235
Références bibliographiques 237

Chapitre 8 Sociabilité et loisirs 241


Formes et transformations de la sociabilité juvénile 242
La famille, lieu d’échanges et de socialisation 242
Une crise de l’autorité ? 245
Une nouvelle autonomie relationnelle 247
La vie en couple ou la fin de la jeunesse 250
Une participation associative faible
mais un regain du bénévolat 251
L’apparence et l’identité adolescente 253

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8  Sociologie de la jeunesse

Loisirs et culture : l’éclectisme juvénile 256


Des jeunes technophiles 259
Une préférence pour les médias expressifs et interactifs 260
Une appétence pour l’expérimentation favorable
aux pratiques amateurs 260
Un goût pour les sorties et les voyages 260
Une distance croissante à l’égard de la culture scolaire 262
Un affaiblissement de la transmission culturelle 263
Un rajeunissement de l’entrée dans la vie sexuelle 264
Références bibliographiques 268

Normes des désignations de pays 271

Index thématique 273

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PREMIÈRE PARTIE

Penser la jeunesse
P la jeunesse, ou plutôt tenter de comprendre comment la jeunesse a
été pensée au cours de l’histoire, comment se sont formées, transformées
et sédimentées les représentations qui vont aboutir à l’image que nous nous
formons d’elle aujourd’hui, tel est l’objet de cette première partie. Pourquoi
une réflexion de cet ordre ? Tout d’abord parce que la sociologie d’une caté-
gorie sociale ne se comprend pas sans une tentative d’analyse de sa forma-
tion historique ; en second lieu parce que la sociologie est une façon parmi
d’autres, même si elle se veut savante, de penser le social, et qu’elle ne peut
prétendre échapper à l’influence d’un contexte social et historique particu-
lier ; s’il faut donc faire la sociologie historique de la jeunesse, il faut aussi
faire l’histoire des façons de penser la jeunesse.
En fait, cette première partie sera d’abord une analyse des façons domi-
nantes de penser la jeunesse ; dominantes parce que, le plus souvent, la
jeunesse dont on parle, à laquelle on prescrit des façons d’être, mais aussi
celle dont, parfois, on dénonce les excès est presque toujours celle de l’élite
sociale ; c’est évident dans la France de l’Ancien Régime, au moins jusqu’au
milieu du e siècle, où il n’est question que des fils d’aristocrates et de
gens bien nés.
Mais on se rend bien compte, tant les ouvrages d’une époque se répondent
et tant les thèmes s’interpénètrent que ces façons de penser, ou, pour mieux
dire, ces façons d’être, repensées et prescrites à l’élite, s’imposent d’une
certaine manière à tous et contribuent à dessiner les traits abâtardis ou
recomposés de la figure juvénile dominante et normative d’une époque.
On ne sait rien de ceux dont on ne parle jamais : les jeunes du petit
peuple des campagnes dans l’ancienne France, et dont on peut supposer
qu’ils demeurent en partie imperméables à l’idéologie du temps. Mais
comme l’ont montré les historiens (Flandrin, 1976), l’Église et les pouvoirs
publics ont très vite réagi, dès le e siècle, pour contrôler et redresser les
mœurs populaires, et tout particulièrement celles des jeunes célibataires et
ont poursuivi ce long et obstiné travail de moralisation et d’encadrement
tout au long des siècles suivants.

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Cette histoire des façons de penser la jeunesse recèle bien des ambi-
guïtés : à mesure qu’on reconnaissait, de plus en plus nettement, la jeunesse
comme une figure sociale positive, à mesure que se complexifiaient et se raf-
finaient les tentatives de compréhension, s’alourdissaient aussi les craintes
que soulève le comportement juvénile et s’élaboraient des méthodes de plus
en plus sophistiquées pour en contenir les éventuels débordements.
De ce point de vue, le e  siècle constitue sans doute le moment
paroxystique de cette contradiction : il voit le triomphe de l’intimité fami-
liale, et donc d’une certaine manière la consécration de la jeunesse comme
âge à éduquer mais en même temps il réduit considérablement les aires
de liberté à l’écart du regard et de l’intervention de la société adulte dont
pouvaient bénéficier les jeunes de l’Ancien Régime, sans droits, mais sans
devoirs, impatients et frivoles, dépendants, mais, dans les classes aisées,
généreusement entretenus.

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Chapitre 1

L’invention de la jeunesse

La jeunesse ignorée ?
Philippe Ariès (1973) a été le premier à proposer une lecture à la fois histo-
rique et sociologique de l’apparition du sentiment de l’enfance dans notre
société. Selon lui, la société traditionnelle se représentait mal l’enfant et
encore plus mal l’adolescent. L’enfant était très tôt mêlé aux adultes ; de très
petit enfant, il devenait tout de suite un homme jeune, sans passer par les
étapes de la jeunesse qui étaient peut-être pratiquées avant le Moyen Âge et
qui sont devenues des aspects essentiels des sociétés évoluées d’aujourd’hui.
Certes, on n’est pas indifférent à l’enfant dans les premières années de
sa vie, mais cet intérêt reste superficiel ; on s’amuse des enfants comme
de jouets ou de petits animaux qui distraient la société par leurs pitreries,
leur maladresse ou leurs progrès. Mais ce sentiment qu’Ariès a appelé le
« mignotage » n’a pas grand-chose à voir avec l’affection et la tendresse
familiales qui se développeront plus tard, à la fin du e siècle et surtout
au e  siècle. Comme le dit Montaigne dans son célèbre chapitre des
Essais consacré à « l’affection des pères aux enfants » :
« Le plus communément nous nous sentons plus émus des trépignements,
jeux et niaiseries puériles de nos enfants, que nous ne faisons, après, de leurs
actions toutes formées, comme si nous les avions aimés pour notre passe-
temps, comme des guenons, non comme des hommes. »
L’intérêt que Montaigne et, avant lui, Rabelais portent à l’éducation ne
vaut pas encore pleine reconnaissance de la jeunesse ou de l’adolescence
comme un âge particulier. En effet, le collège du Moyen Âge n’est pas
réservé aux enfants ou aux jeunes : ces derniers et les adultes s’y côtoient ;
les étudiants qui entreprennent leur tour de France des universités sont
parfois fort avancés en âge ; et ce n’est que progressivement que le mélange
des âges dans les collèges fut moins bien toléré.
Certes, Rabelais est un précurseur car il propose une méthode d’éduca-
tion nouvelle qui rejette les artifices compliqués de la scolastique et convie
à un large épanouissement de la nature humaine : au jeune Gargantua
qui a pâli sur les livres et les commentaires scolastiques, et qui n’y a rien

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12  Sociologie de la jeunesse

appris en vingt ans, il oppose le jeune Eudémon qui, en deux ans, grâce aux
méthodes nouvelles, s’est habitué à s’exprimer avec aisance, à penser avec
justesse, qui se présente sans hardiesse mais avec assurance, et non plus
les yeux baissés comme les professeurs du Moyen Âge le recommandaient
aux élèves. Mais la charge vise d’abord une institution et ses méthodes, le
traditionalisme des « sorbonagres » ; elle n’a pas l’ambition de proposer un
programme pour une classe d’âge. En outre, à l’époque de Rabelais, l’édu-
cation est d’abord une éducation « domestique », elle n’est pas un moyen de
moraliser la société et ne répond pas à une nécessité publique qui serait la
formation du citoyen et de la nation ; bref, l’éducation de la jeunesse n’est
pas encore devenue un enjeu politique (Ariès, 1981).
Dans la famille elle-même, il faudra attendre encore longtemps pour que
l’on porte à la personnalité enfantine un autre intérêt, dont au e siècle
l’Émile portera témoignage, que celui, étranger à tout dessein pédago-
gique et à tout projet moral qui règle encore le comportement parental au
e siècle.
Dans l’histoire du sentiment familial et du sentiment de l’enfance l’ou-
vrage pionnier d’Ariès a ouvert la voie ; il apporte en outre une contribu-
tion précieuse à l’histoire des représentations des âges de la vie dont il faut
rappeler quelques traits. Au e siècle, la définition des âges reste floue.
Se rapportant aux textes de l’Antiquité, le « Grand propriétaire de toutes
choses très utiles et profitables pour tenir le corps en santé » (1556) dis-
tingue six âges : le premier âge, l’enfance dure jusqu’à 7 ans ; le deuxième
âge, pueritia jusqu’à 14  ans ; « le tiers âge qu’on appelle adolescence, qui
finit selon Constantin en son viatique au vingt et unième an, mais, selon
Ysidore, il dure jusqu’à vingt-huit ans… » ; après vient la « jeunesse qui tient
le moyen entre les âges et pourtant la personne y est en sa plus grande
force, et dure cet âge jusques à quarante-cinq ans selon Isidore ; ou jusques
à cinquante selon les autres » ; et enfin la senecté, qui est entre jeunesse et
vieillesse, et la vieillesse elle-même closent le déroulement des âges de la
vie. À côté de ces définitions inspirées des textes de l’Antiquité, commence
à s’imposer, en français, un triptyque : l’enfance, la jeunesse et la vieillesse.
La définition des âges est donc encore grossière, les distinctions
demeurent peu précises et sont sujettes à variation selon les auteurs et le
contexte. Toutefois, la frontière tardive donnée à la jeunesse dans la défini-
tion des âges de la vie n’est pas seulement la conséquence d’une imprécision
de sens ; elle correspond aussi à une réalité sociale qui fait de la jeunesse,
encore plus qu’aujourd’hui, du moins dans certaines couches sociales, l’âge
de l’attente, de la dépendance et de l’incertitude. Le « jeune » ne devient
adulte que lorsqu’il prend la place de son père ce qui peut survenir fort tard
dans la vie. Le fils de paysan ne devient maître de la maisonnée qu’à la mort
de son père.
Il faut aussi considérer qu’au e siècle les auteurs de ces tentatives de
définition sont plus sensibles au cycle vital qui organise l’existence comme

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L’invention de la jeunesse 13

un cercle conforme au cycle naturel des saisons qu’à la définition psycho-


logique de chaque âge de la vie ; au regard de la force impérieuse de la
Nature, à la fois cosmogonique et, dans le monde rural, d’impact immé-
diat, l’investigation des personnalités a peu d’importance et ne retient pas
l’attention. Ce n’est qu’à mesure qu’on reconnaîtra à l’individu le pouvoir
et le droit de s’arracher partiellement à l’emprise naturelle que la défini-
tion des âges de la vie gagnera en précision et en complexité : l’investiga-
tion psychologique pourra alors définir des catégories en rapport avec les
étapes de l’existence comprises non plus tellement comme cette circularité
inexorable qui mène, selon un destin commun à tous, de la naissance à la
mort, mais plutôt comme une succession de paliers qui permet à chacun de
progresser vers un destin à construire.
Jean-Louis Flandrin (1964) a nuancé la thèse d’Ariès : selon lui, le senti-
ment de l’enfance n’est pas à proprement parler une « invention », une inno-
vation absolue : ce qui aurait changé ce n’est pas l’existence mais la nature du
sentiment de l’enfance. Dans la préface de l’édition de 1973 de son ouvrage,
Ariès reconnaîtra d’ailleurs lui-même la valeur de cette critique. En fait, l’in-
térêt ou l’indifférence à l’égard de l’enfant ne sont pas véritablement carac-
téristiques de telle ou telle période, les deux attitudes ayant toujours plus ou
moins coexisté, l’une l’emportant sur l’autre à un moment donné pour des
raisons culturelles et sociales qu’il n’est pas toujours facile de déterminer.
Une étude sur les « lettres de rémission » – lettres par lesquelles le
pouvoir royal accordait sa grâce aux criminels et qui comportent de nom-
breuses indications sur la situation des personnes – concernant les jeunes
au e  siècle (Charbonnier, 1981) montre que ces derniers ont leur place
dans la famille et confirme l’ambiguïté et le caractère extensif de la notion
de jeunesse : seuls deux termes sont employés pour définir cette époque
de la vie : « enfant » et « jeune homme » ; mais il ne semble pas y avoir de
frontière d’âge bien établie régissant l’emploi de chacun des termes : on
trouve dans les lettres des enfants de 18 ou même 20 ans ; quant au mot
« adolescent » il n’est pas employé. D’ailleurs, à la fin du e siècle le terme
d’adolescent est encore peu courant : selon le dictionnaire de Furetière, « il
ne se dit guère qu’en raillerie. C’est un jeune adolescent, pour dire, c’est un
jeune homme étourdi ou sans expérience ».
Une deuxième confirmation concerne le peu d’intérêt porté à l’enfance :
les lettres montrent souvent des enfants laissés à eux-mêmes ; à cette époque
la mortalité infantile étant très élevée les décès ne provoquent pas un
immense chagrin. Les méthodes contraceptives n’existaient pas ou restaient
rudimentaires, et sans doute inefficaces ; les enfants venaient donc au monde
aussi facilement et aussi vite qu’ils pouvaient en disparaître. On conçoit bien
que la tendresse portée à la petite enfance ait été tempérée par ces risques de
disparition toujours possibles, et même probables au premier âge.
Mais que l’amour de ses enfants ne s’exprime pas sous la forme qu’on
lui connaît aujourd’hui ne signifie pas que la famille soit absente. Pierre

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14  Sociologie de la jeunesse

Charbonnier conteste, avec quelques raisons d’après ses données, la thèse


d’Ariès selon laquelle « la transmission des valeurs et des savoirs, et plus
généralement la socialisation de l’enfant, n’étaient pas […] assumées par la
famille, ni contrôlées par elle. »
Selon les données de l’auteur (346  enfants et jeunes du Poitou et de
l’Auvergne) ce sont environ les deux tiers des 10-19 ans qui vivent dans leur
famille, alors que c’est encore le cas d’un tiers des 20-30 ans. L’encadrement
familial semble donc effectif au moins sous cette forme à la fois essentielle
et première de la domiciliation commune. Mais, au-delà de cette proximité
spatiale, que sont réellement les rapports entre générations ?

La jeunesse dominée
Pour nous en faire une idée, revenons à Montaigne :
« Je veux mal à cette coutume d’interdire aux enfants l’appellation paternelle
[c’est-à-dire “Père”] et leur enjoindre une étrangère, [“Monsieur”] comme plus
révérencielle, nature n’ayant volontiers pas suffisamment pourvu à notre auto-
rité ; nous appelons Dieu tout-puissant père, et dédaignons que nos enfants nous
en appellent. C’est aussi injustice et folie de priver les enfants qui sont en âge de
la familiarité des pères et vouloir maintenir à leur endroit une morgue austère et
dédaigneuse, espérant par là les tenir en crainte et obéissance. Car c’est une farce
très inutile qui rend les pères ennuyeux aux enfants et, qui pis est, ridicules. Ils
ont la jeunesse et les forces en la main, et par conséquent le vent et la faveur du
monde ; et reçoivent avec moquerie ces mines fières et tyranniques d’un homme
qui n’a plus de sang ni au cœur, ni aux veines, vrais épouvantails de chènevière.
Quand je pourrais me faire craindre, j’aimerais encore mieux me faire aimer. »
Même si lui-même n’approuve pas cette attitude, Montaigne montre ce
qui constituait le sentiment commun de l’époque à l’égard des rapports de
génération, passé l’émerveillement ou l’amusement provoqué par le pre-
mier âge : le respect de l’autorité et l’absence de familiarité, la distance voire
la méfiance dans les rapports entre père et enfants (la mère est une figure
absente). La jeunesse est un âge qui sera longtemps tenu dans un mépris cer-
tain : selon le Larousse de la langue française c’est au début du e siècle que
s’impose le sens de jeune « qui n’a pas encore les qualités de la maturité » ; et
ce ne serait qu’à la fin du e siècle qu’apparaîtrait le sens « qui a gardé les
caractères physiques et moraux de la jeunesse » ou « rester jeune ». Une utili-
sation encore courante du terme « jeunesse » à cette époque signifiait « étour-
derie, vivacité, folie, débauche » ; on disait d’un jeune homme « il a bien fait
des jeunesses » (Huguet, Dictionnaire de la langue française du e siècle)
pour signifier qu’il avait pratiqué les folies propres à cet âge. Cette utilisa-
tion syntaxique des « jeunesses » n’est plus présente dans le Dictionnaire de
Trévoux en 1743, mais au terme est encore attachée l’idée de « manque d’ex-
périence », d’« emportement de l’âge », de « folie », d’« imprudence ».

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L’invention de la jeunesse 15

Tous les ouvrages des moralistes et pédagogues de l’Ancien Régime


continueront dans les siècles suivants à explorer cette difficulté des rapports
de génération dans une société où, du moins pour les familles aisées ou
bien nées, le retrait des pères conditionne l’indépendance des fils, en pré-
conisant d’ailleurs le plus souvent la solution que propose déjà Montaigne :
celle du retrait progressif et contrôlé qui tempère l’impatience juvénile sans
démunir les pères de tout moyen de pression et de contrôle.
Cette question concerne évidemment d’abord les familles de la bour-
geoisie marchande, de la robe ou de la noblesse où l’esprit de « maison »
faisait en outre passer l’enfant derrière le nom et la prospérité, l’éclat qui
pouvaient y être attachés (Flandrin, 1976).
Il faut cependant ajouter que les règles juridiques organisant les relations
familiales, les pratiques en matière d’héritage, de succession et de mariage
étaient très différentes dans les pays de droit écrit et les pays de droit cou-
tumier. Dès le e  siècle en effet la France est déjà nettement partagée
entre deux types d’organisation juridique. Le premier, issu de droit romain
dont la renaissance venue d’Italie trouve un foyer à partir du e siècle à
Montpellier, prédomine au sud ; le second issu de l’esprit médiéval de res-
pect des coutumes et privilèges des seigneuries, prédomine au nord.
L’organisation familiale est fondée, dans les pays de droit écrit sur le
principe romain de la patria potestas qui donne une puissance absolue au
père sur tous les membres de la famille. Ces « enfants de famille » comme
on les appelait alors ne pouvaient s’obliger pour cause de prêt, ne pouvaient
faire de testament, et surtout leur père demeurait propriétaire jusqu’à leur
émancipation, s’il décidait de la leur accorder, de tous leurs biens.
Ce principe de la puissance paternelle issu du droit romain a largement
gagné aussi les pays de droit coutumier où il s’applique cependant moins
strictement, moins uniformément et moins longtemps puisque l’émanci-
pation est acquise automatiquement avec le mariage alors que dans les pays
de droit écrit, la puissance paternelle dure, sauf décision d’émancipation,
toute la vie du père quel que soit l’âge de ses enfants.
C’est surtout en matière successorale que les différences entre pays de
droit écrit et pays de droit coutumier s’accusent : dans ces derniers prédo-
mine la solidarité familiale ; le testament a peu d’effet car, en règle géné-
rale, l’héritier par le sang ne peut être dépossédé. Au contraire, en pays de
droit écrit, il est permis de déshériter complètement ses enfants et surtout,
comme on vient de le voir, le « fils de famille », même marié et âgé de 40 ans
« ne jouit pas encore de la liberté de décider, de négocier, de tester. Il doit en
passer par son père » (Collomp, 1986).
En gros, on peut dire qu’en matière d’héritage prédominent des principes
égalitaires dans le Nord et l’Ouest alors que les provinces méridionales ont
adopté des dispositions juridiques inégalitaires permettant d’avantager
un héritier. Toutefois, dans les systèmes égalitaires la solidarité lignagère
impose des règles strictes, telle la pratique du « retrait lignager » qui visent

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16  Sociologie de la jeunesse

à éviter la dispersion des biens : si celui qui dispose des biens familiaux
décide d’en aliéner tout ou partie, le lignager le plus proche peut exercer le
« retrait », c’est-à-dire bénéficier d’une priorité d’acquisition à rencontre de
l’acheteur étranger.
Ces différences dans les formes d’organisation juridique des successions
sont associées à deux grands types de systèmes familiaux : dans les pays de
droit égalitaire on trouve surtout des ménages simples dans lesquels le fils,
au moment de son mariage, s’établira de manière indépendante ; par contre
dans les pays inégalitaires du Midi on trouve une organisation familiale de
ménage complexe qui fait cohabiter plusieurs générations sous l’autorité
du Père ; dans la famille-souche, le groupe domestique, héritier unique, est
inséré dans la lignée familiale dont il a reçu le patrimoine.
Notons encore que les règles concernant le mariage étaient elles aussi
très strictes et laissaient peu de liberté aux jeunes gens malgré le principe
du droit canon du libre consentement. Le concile de Trente condamna les
mariages contractés sans le consentement des parents. Les ambassadeurs du
roi de France avaient même demandé sans succès que le concile les déclarât
nuls ; mais l’Église catholique s’en tint à sa doctrine fondamentale du libre
choix des époux. Toutefois, un ensemble de dispositions juridiques vint, en
France, renforcer le poids de l’autorité familiale et les risques qu’encouraient
ceux qui viendraient à passer outre : une ordonnance de 1557, confirmée par
l’ordonnance de Blois de 1579, permit aux parents de déshériter ceux de leurs
enfants qui se seraient mariés contre leur gré. En outre, on introduisit contre
ceux qui se mariaient clandestinement la notion de « rapt de séduction » qui
faisait encourir aux jeunes hommes des peines fort graves.
Bref, la qualité des rapports entre générations à l’intérieur des familles
paraît avoir deux caractères majeurs : elle est avant tout fondée sur l’auto-
rité paternelle qui, si elle s’exerce avec plus de rigueur au Sud qu’au Nord,
est partout présente et maintient entre le père et ses enfants une distance
interdisant toute familiarité et l’expression manifeste d’une tendresse réci-
proque ; en second lieu les enfants sont maintenus dans une situation de
dépendance prolongée qui peut durer fort tard. On ne quitte la jeunesse
ni rapidement ni facilement. À la fin du e siècle encore, Furetière écrit
dans son dictionnaire qu’« un jeune n’est plus jeune passé 30-35 ans […]. La
jeunesse est l’âge où l’homme est devenu capable de s’aider lui-même… ».
Mais en même temps les jeunes gens de l’Ancien Régime bénéficient, du
fait même que l’autorité paternelle ne s’exerçait véritablement que lorsqu’elle
était manifestement contrariée, d’une liberté de mouvement et d’une indé-
pendance de conduite qu’ils perdront par la suite. Les mémoires du Chevalier
de Fonvielle (Fonvielle, Mémoires historiques, 1824) qui vécut pourtant son
enfance à la fin du e siècle, à une époque où le nouveau sentiment fami-
lial commençait d’apparaître, sont à cet égard éclairants. Dans la petite
enfance, le père est une figure presque totalement absente ; quant à l’adoles-
cence, elle est surtout marquée par les facéties et les dissipations d’une vie

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L’invention de la jeunesse 17

de collégien qui ne fréquente presque plus le collège, qui « fuyait la maison


paternelle pendant huit ou dix jours, nourri par les polissons du quartier »,
qui se laisse entraîner « dans les mauvais lieux ». Certes l’autorité du père
s’exerce, lorsque les bornes sont passées, et de manière brutale – il reçoit le
fouet de façon régulière, il est jeté à l’« Hôpital », une « prison pour enfants »,
plus tard mis en prison sur ordre de son père – mais de façon irrégulière et
sans autre intention que de punir des écarts qui ne paraissent pas tant into-
lérables par leur immoralité que par le désordre et l’esprit de rébellion qu’ils
révèlent. D’ailleurs ces manifestations d’autorité n’impressionnent pas trop le
jeune homme qui, déjà enfant, « ne pleurait plus pour un soufflet ».
Ces rapports faits d’indifférence, de dépendance et d’indépendance
mêlées, parfois aussi de violence et de rébellion, concernent surtout les
familles qui ont quelque chose à transmettre, un nom ou des biens. Dans
les autres, c’est-à-dire la très grande majorité de la population, la jeunesse
n’a pour ainsi dire pas d’existence pratique : la mise précoce au travail entre
8 et 13 ans selon les emplois – pour garder le bétail, devenir servante ou
chambrière, ou apprenti chez un artisan – maintenait ces enfants ou ado-
lescents dans un cadre étroit de soumission à l’égard du père ou du maître.

La jeunesse impatiente
À vrai dire, dans la société d’Ancien Régime, la jeunesse est donc le privi-
lège de l’aristocratie ; et cet âge est celui de l’impatience comme il l’était
déjà à une époque encore antérieure, le e siècle (Duby, 1964). Cette impa-
tience est directement liée aux difficultés et à la longueur de l’établisse-
ment : « Dans le monde chevaleresque, l’homme de guerre cesse d’être tenu
pour “jeune” lorsqu’il est établi, enraciné, lorsqu’il est devenu chef de la
maison et souche d’une lignée ». Or cette tranche de vie comprise entre
l’adoubement et la paternité peut être fort longue.
Les fils aînés doivent attendre longtemps avant que les pères ne se retirent
(Duby parle d’un écart moyen entre générations d’une trentaine d’années),
et occupent ce temps de latence dans l’errance, au sein de groupes de jeunes
qui se vouent au luxe, au jeu, à l’amour et surtout aux combats et aux expé-
ditions guerrières ; « la jeunesse constitue dans la société aristocratique,
l’organe d’agression et de tumulte. »
Mais si cette attente est pénible pour les aînés, elle l’est encore plus pour
les cadets qui « privés de tout espoir d’hoirie certaine, ne voyaient qu’une
issue : l’aventure [et] […] la chasse à la fille riche, au bel établissement ».
Cette image d’une jeunesse errante et impatiente s’est imposée long-
temps. Elle est liée aussi bien sûr à la tension sexuelle résultant de mariages
tardifs au moins pour les garçons. Cette tension ne s’est véritablement
manifestée, puis accrue, qu’à partir de la fin du Moyen Âge du fait de l’essor
démographique et de l’effort des pasteurs catholiques et protestants pour
réformer les mœurs (Flandrin, 1976).

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18  Sociologie de la jeunesse

Celles-ci étaient encore au e siècle fort libres pour les jeunes céliba-
taires qui fréquentaient assidûment les prostituées, qui n’hésitaient pas à
perpétrer en groupe de « compagnons » des viols collectifs, qui recouraient
à des pratiques « contre nature » – homosexualité, masturbation, voire bes-
tialité – qui entretenaient enfin des rapports sexuels normaux avec des
femmes mariées. D’après les lettres qu’il a étudiées, Pierre Charbonnier
confirme qu’en cette fin de Moyen Âge, un puissant courant sexuel s’exer-
çait dans une relative liberté.
Norbert Elias (1973) a d’ailleurs montré en analysant De civilate morum
pueriliam, d’Érasme, publié pour la première fois en 1530, livre destiné à
enseigner le savoir-vivre aux jeunes gens, que l’initiation à la vie des jeunes
garçons se fait de manière très crue, sans que l’on envisage alors de cacher
aux enfants ce qui serait exclusivement du ressort de la vie privée des
adultes. « Tout ceci contribuait à rétrécir l’écart entre les normes affec-
tives et le comportement adultes et enfantins ». L’invention de la figure
moderne de la jeunesse est étroitement liée, on le verra, à l’accroissement
de cette distance entre le privé et le public, entre ce qui se donne à voir et
ce qui doit être caché, et corrélativement entre le monde adulte et le monde
enfantin.
À cette époque cette distance était faible et si la jeunesse était longue à
passer, elle bénéficiait à la fois d’une relative liberté sur le plan des mœurs,
et d’une forme de reconnaissance collective au travers des sociétés de jeu-
nesse et du rôle de contrôle sexuel et de célébration des rites qui leur était
dévolu :
« Quelles que soient les fonctions que lui reconnaît ou tolère la communauté,
la “jeunesse” se trouve conduite à intervenir et donc à socialiser le compor-
tement de ses membres dans deux grands groupes de conflits. Le premier
oppose les jeunes hommes, exclus du pouvoir, du mariage et des biens, à leurs
pères, qui sont partout les maîtres – et dans la France de droit écrit, les maîtres
absolus – de leur établissement, de ses conditions matérielles, du choix de leur
partenaire : les rôles reconnus à la “jeunesse” organisée suggèrent que ceux-ci
ont préféré l’associer à la vie de la collectivité plutôt que de céder en rien sur
tous ces plans. Face au second, qui oppose et divise les familles, les “jeunes”
disposent d’un pouvoir potentiel de médiation et de refus. »
Aymard, 1986.
Le rôle et la place de la jeunesse sont donc, à la fin de Moyen Âge,
ambigus : elle est fortement et durablement dépendante de la génération
des pères, mais cette dépendance est plutôt une dépendance économique
qu’un encadrement moral, et elle s’exerce plus dans le cadre familial stricto
sensu que dans celui de la cité. La longueur de la phase d’établissement ne
se justifie pas, comme aujourd’hui, par les besoins de l’éducation et tout se
passe comme si la force collective reconnue et admise de la jeunesse était
directement proportionnée à la faiblesse individuelle de ses membres et à la
vacuité de leur rôle fonctionnel.

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L’invention de la jeunesse 19

La jeunesse aristocratique :
l’idéologie du paraître
À partir de la fin du e siècle la figure juvénile prend une nouvelle dimen-
sion dont témoigne la multiplication des ouvrages consacrés à l’éducation.
Mais, cette jeunesse n’est pas encore celle qui sera promue plus tard par
l’idéal d’Égalité des Lumières, par les progrès de la « privatisation », puis par le
triomphe de la famille bourgeoise ; cette jeunesse prend place dans la « société
de cour », pour reprendre l’expression de Norbert Elias (1974), qui « partant
des hôtels de la noblesse de cour, gagnera jusqu’aux maisons des financiers »
et constituera l’idéologie du temps comme l’idéologie du paraître.
La jeunesse est par essence l’âge des emportements :
« Les jeunes gens ont une grande inclination à s’abandonner aux plaisirs et aux
divertissements du monde, si dès leurs plus tendres années on ne les forme
dans la piété, et si on ne les instruit dans les maximes de la Religion, avant
qu’ils ne soient entièrement possédés par l’habitude des vices. »
Coustel, Les Règles de l’éducation des enfans, 16871.
L’éducation a donc pour première vertu de tempérer les passions, d’em-
pêcher l’enfant de « s’écarter hors des bornes de la raison », lui qui demeure
un personnage infrasocial, encore teinté d’une animalité qui le conduit faci-
lement à l’« indocilité », à la « paresse », à la « colère », à l’« intempérance », à
l’« impureté ».
L’éducation ne vient nullement compenser l’absence des privilèges de
la naissance comme le voudra plus tard l’idéal égalitaire ; bien au contraire
elle est surtout nécessaire à ceux qui « distingués dans le monde par leur
naissance » doivent tenir leur rang et montrer l’exemple. Dans une structure
sociale rigide où le mérite ne peut servir qu’à bien tenir sa place et sûrement
pas à en occuper une plus élevée que celle à laquelle vous destine votre nom,
l’éducation ne peut être réservée qu’à ceux qui précisément ont un rang à
faire valoir ; elle a en outre une vertu d’exemplarité car le rang, s’il est un droit
naturel, est aussi une exigence sociale et sa manifestation est supposée avoir
des vertus de propagation à la société tout entière ; c’est pourquoi il n’est pas
besoin de s’occuper ni d’éduquer les jeunes gens du peuple qui se forment par
la seule valeur de l’exemple des Grands ou des gens bien nés :
« Ce seront des chefs de famille qui auront passé leur première jeunesse dans
les collèges, qui par leurs exemples et par leurs discours instruiront sans y
penser leurs domestiques, qui deviendront eux-mêmes pères et mères de
famille, parmi le peuple, et qui donneront ensuite la première éducation à
leurs enfants. C’est ainsi que la lumière et la raison passeront quoique lente-
ment, mais incessamment des familles riches au bas peuple. »
Castel de Saint-Pierre, Projet pour perfectionner l’éducation, 1728.

1. Coustel (1621-1704) fut précepteur des neveux du Cardinal Lantgrave de Furstenberg,


Évêque et Prince de Strasbourg, avant de devenir professeur au collège des Grassiers à Paris.

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20  Sociologie de la jeunesse

Selon les moralistes, l’éducation est aussi nécessaire aux « enfans de


qualité » parce qu’ils sont plus que tous les autres soumis à des tentations
et à des « passions violentes » qu’ils ont en outre les moyens de satisfaire.
À vrai dire, la jeunesse – et entendons la jeunesse aristocratique car on ne
parle que d’elle – paraît condenser dans l’image que s’en forme l’époque
toutes les tares du milieu aristocratique lui-même.
Jean Pic par exemple (Maximes et réflexions sur l’éducation de la jeu-
nesse, 1690) décrit des jeunes gens « avides de tous les plaisirs », « dissolus
dans leurs discours », « fiers mal à propos », « étourdis, indiscrets, entrepre-
nants », « plein d’affectation, […] [se faisant] une sorte de mérite de leurs
perruques et de leurs habits, ou quelque fois même des airs négligés qu’ils
se donnent, dans lesquels ils ne sont pas moins ridicules que dans leur
parure la plus affectée ». On le voit, en cette fin de e siècle, la jeunesse
déjà se distingue ou est distinguée par sa conduite, son langage, son allure,
ses mœurs. Mais ici, ce sont essentiellement, avec un mépris qui ne serait
plus de mise aujourd’hui, la licence et la fatuité qui sont dénoncées et non
un grave désordre social qu’on aurait à craindre de la part de la jeunesse. Si
celle-ci est sotte et frivole, elle n’apparaît pas encore dangereuse. Pic décrit
une jeunesse avide de plaisirs, avide de paraître et de tenir sa place, sûre-
ment pas une jeunesse révoltée, une jeunesse qui menacerait l’ordre social ;
la jeunesse aristocratique n’est en fait que trop impatiente de s’y conformer
et de jouir pleinement, hors des contraintes familiales, des privilèges qu’il
lui réserve. Impatience, c’est toujours ce trait qui définit l’attitude juvénile ;
mais, ce n’est plus comme au Moyen Âge dans les expéditions guerrières
que les jeunes gens – les aînés en attente d’hoirie, les cadets dans l’espoir
d’un beau parti – vont brûler leur énergie inemployée, c’est plutôt dans
le « commerce du monde » et dans cet « individualisme des mœurs » qui,
selon Philippe Ariès (1986) est si présent au e et e siècles.

La jeunesse et la science du monde selon Jean Pic (1690)


« Il n’y a point de science qui demande plus de temps et plus d’étude que la
science du monde ». Rien de plus contradictoire en effet que l’impétuosité juvé-
nile, cette manière « de prendre toujours l’affirmative, et de se piquer d’honneur
sur un rien » et le subtil équilibre des tempéraments qui doit régler le commerce
social : « les règles de la société civile veulent que l’on ait un esprit docile, et une
humeur aisée et accommodante, afin de se conformer à celle des autres autant
qu’on le peut, et de concourir au bien de la société qui consiste dans un juste
rapport d’humeurs et de sentiments, et dans l’union des esprits et des cœurs.
La plupart des jeunes gens qui ne se sont fait aucun principe de raison et de
politesse avant que de s’engager dans le commerce du monde, s’abandonnent
en toutes sortes d’occasions au caprice de leur humeur et au désordre de leurs
différentes passions. Rien n’est capable de les fixer. On les voit occupés avec
toutes sortes de personnes de quelque autre chose que celle qui occupe toute
une compagnie. Ils n’entrent que d’un air forcé à ce qui divertit les autres […].
Ils affectent de laisser penser qu’ils ont toujours quelque partie faite, et quelque

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L’invention de la jeunesse 21

plaisir qui les attend ; c’est pour cela qu’ils font les renchéris, qu’ils sont impa-
tients, qu’ils regardent de temps en temps à leur montre et qu’ils menacent sans
cesse la compagnie de s’en aller, quoique la plupart quand ils sont partis, ne
sachent où donner de la tête. »
In Maximes et réflexions sur l’éducation de la jeunesse
où sont renfermés les devoirs des parents et des précepteurs
envers les enfans. Avec des maximes et des réflexions
particulières sur l’éducation des princes.

La jeunesse aristocratique est comme un corps mal stabilisé, mal réglé, qui
tourne vite à « un état de désordre », à « une espèce d’égarement », tant, dans
cette société du paraître, l’indétermination et la dépendance juvéniles équi-
valent à une infirmité sociale. Quelle que puisse être l’exagération du mora-
liste, on sent bien que cette agitation que décrit Pic trouve quelque fondement
dans ce sentiment d’incomplétude que doit ressentir le jeune homme bien né,
entretenu dans l’idée de sa haute position, mais soumis des années durant au
bon vouloir et à la libéralité paternelles. Ainsi, Coustel critique les pères qui
« entretiennent leurs enfants de l’antiquité de leur noblesse, de la grandeur de
leur maison, et des projets qu’ils font pour leur établissement dans le monde ;
c’est-à-dire qu’ils leur remplissent l’esprit des fumées de vanité et d’ambition ».

Une nouvelle intention pédagogique


On relève dans les traités d’éducation, à partir de la fin du e  siècle,
les signes avant-coureurs d’une évolution du sentiment parental. Jean Pic
reproche aux parents de ne pas suffisamment faire entrer la « tendresse »
dans la conduite qu’ils tiennent à l’égard de leurs enfants, même si d’autres
comme l’Abbé Bordelon (La belle éducation, 1694) recommandent encore
la plus grande retenue, en public.

La retenue paternelle selon l’Abbé Bordelon (1694)


« Ne soyez point trop doux, ny trop complaisant envers vos enfants, si vous
ne voulez pas en faire ce qu’on appelle Enfants gâtés. Ne les aimez point trop,
c’est-à-dire d’un amour qui vous engage à les flatter lâchement, à vous rendre
méprisable par vos familiarités, et à leur donner liberté de faire tout ce qu’ils
voudront ». Bordelon met en garde contre le fait de « rire avec [son fils] et de
se rendre trop familier. Remarquez, que les enfants viennent à un certain âge,
où il ne leur faut plus ni de lait, ni de caresses, ni de ris, ni de familiarité, quoi
qu’il leur faille toujours de l’amour ; mais à cet âge-là c’est au fils à deviner que
le père l’aime, ce n’est pas au père à le lui dire. » Et il conclut son propos par ce
petit poème qui invite à limiter les manifestations de la tendresse familiale, si
celle-ci doit malgré tout s’exercer, dans un cadre strictement privé :
« Pères charmés de vos enfants Pour jouir des plaisirs de père
Recevez cet avis sincère Mais en public en vérité
Étant seuls prenez votre temps Suspendez la paternité »

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22  Sociologie de la jeunesse

En tout cas, la fin du e siècle voit s’amorcer un renouveau de la ten-


dresse familiale rendu possible, dans les familles nobles, par une dissocia-
tion progressive de la fonction de représentation liée aux charges publiques
et de la sphère de l’intimité de plus en plus protégée du regard extérieur
(Ariès, 1986). Cette dissociation accompagnera la constitution du nouveau
sentiment familial, et par conséquence contribuera à l’élaboration de la
forme moderne de la jeunesse.
Ainsi, en cette fin de e  siècle les intentions et les projets pédago-
giques prennent une forme nouvelle. On commence à préconiser une véri-
table gestion raisonnée de l’amour paternel qui participerait d’un système
de récompenses et de sanctions indexées sur des objectifs éducatifs. Au
lieu de ne louer ou de ne châtier les enfants que « par humeur », ou parce
que « leurs fautes incommodent », on demande à ce qu’on « les caresse ou
les menace pour les encourager à mieux faire, ou pour les intimider de ce
qu’ils font mal » (Pic). L’enfant doit cesser d’être un divertissement ou une
gêne, il doit devenir un être à éduquer ; toute l’attitude parentale va s’en
trouver transformée : il ne s’agit plus de se conduire avec les enfants selon
des réactions instinctives d’amusement, de lassitude ou de colère, il faut
au contraire contrôler son attitude – le nouveau père pédagogue doit tou-
jours être « sans colère, sans emportement, sans passion, sans aigreur » – et
l’orienter selon une visée éducative. C’est déjà l’intériorisation de la culpabi-
lité, ce grand principe éducatif du e siècle, qui est mis en avant : au vieux
système qui ne fait régner les pères que par la crainte, il faut en substituer
un qui les fasse régner par l’anticipation du remords que causerait la faute.
Certes, on ne peut renoncer aux sanctions ni aux récompenses, mais
ces punitions ou ces gratifications n’ont pas pour seul objet d’associer le
plaisir d’obtenir ce qui est convoité ou le dépit d’en être privé à la bonne ou
mauvaise action ; elles s’inscrivent aussi dans une intention psychologique
plus subtile fondée sur la honte et le repentir d’avoir mal agi et d’avoir peiné
ses parents.
L’attitude à l’égard de la violence physique est très révélatrice. Si on ne
peut y renoncer totalement, son utilisation doit être aussi réduite que pos-
sible et intégrée dans cette pédagogie du remords :
« Ne les frappez surtout, que le plus rarement que vous pourrez ; quand cela
vous arrivera, faites que ce soit sans emportement, et marquez-leur par la
manière dont vous vous y prenez, la douleur que vous avez d’en venir là. »
Pic
Bordelon, d’une manière plus concise : « Songez dans les châtiments
plutôt à faire monter le sang au visage qu’à le répandre. » La honte doit
remplacer la crainte.
Tout ceci suppose que les parents se fassent plus psychologues et entre-
prennent ce difficile travail d’investigation des âmes et des sentiments

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L’invention de la jeunesse 23

– qui sera plus tard le fondement de l’éducation morale bourgeoise – qu’ils


donnent à l’enfant, comme le conseille Bordelon, « la liberté de faire paraître
son naturel » pour qu’on puisse « remarquer (sans qu’il s’en aperçoive et
sans que vous paraissiez faire attention à lui) ce qu’il fait, ce qu’il dit, ses
désirs, ses empressements et de quelles passions il est agité ».
En Angleterre, John Locke (De l’éducation des enfans, 1708) va systéma-
tiser ces nouvelles intentions pédagogiques dans un ouvrage qui sera tra-
duit dès 1695 en France et qui connaîtra un grand succès. Lui aussi dénonce
l’indifférence paternelle et le laxisme pédagogique. Mais surtout, Locke
propose un véritable traité d’éducation qui embrasse, sans exceptions, tous
les aspects de la vie enfantine : la santé, les habits, les habitudes alimen-
taires, le sommeil, l’âme, etc.
L’attitude éducative à l’égard des jeunes filles connaît elle-même une
évolution dont témoigne le livre de Fénelon paru en 1687 (De l’éduca-
tion des filles). Au moment où l’opinion commune est encore celle de
Molière dans les femmes savantes, Fénelon se veut plus hardi en affir-
mant que l’éducation des jeunes filles est un objet d’intérêt général aussi
important que l’instruction des garçons. Certes, il s’agit essentiellement
de former les jeunes femmes au gouvernement de la famille et de la
maison et de réformer leurs défauts naturels (elles qui sont « bavardes,
artificieuses ou coquettes ») ; il faut leur apprendre le prix de l’ordre, de
l’économie, de la propreté, l’art de se faire servir et de tenir un ménage,
toute une éducation qui préfigure l’idéal domestique de la femme bour-
geoise du e siècle.

Le mérite et le sang
À l’opposé de cet idéal pédagogique qui commence à poindre, l’éducation
aristocratique reste avant tout formelle : elle doit permettre de se distinguer
dans le monde, d’y paraître à son avantage afin de « jouir longtemps de
l’estime et de l’approbation du public » (Pic). Elle ne doit évidemment pas
convaincre que le mérite puisse supplanter la naissance ; et si la « noblesse
ajoutée au mérite doit être préférée », dans les cas où ce dernier ne peut être
reconnu, alors, « il est plus naturel de supposer le mérite nécessaire dans
le Gentilhomme que dans l’homme du commun » (Le Maître de Claville,
Traité du vrai mérite de l’homme, 1736).
L’idéologie de l’inné, attachée aux privilèges aristocratiques, interdit que
l’on puisse reconnaître une grande place à l’éducation, comme l’écrit de
manière satirique un des pédagogues du début du e siècle :
« Quand ils seront aussi savants que leurs pères, on aura le plaisir de dire que
ce ne sont pas les instructions de leurs Maîtres qui les ont mis dans cet état,
qu’ils n’en ont jamais rencontré de passables, et que tout ce qu’ils sont, ils le
sont devenus je ne sais comment, et le doivent à je ne sais quoi, c’est-à-dire, à
une certaine excellence de Génie attachée à leur Maison. »

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24  Sociologie de la jeunesse

À vrai dire, quand bien même on reconnaîtrait quelque mérite à l’édu-


cation et à ses effets, celle-ci n’en demeurerait pas moins peu considérée
tant l’idéal mondain ne requiert qu’un vernis de culture qui permette sur-
tout de faire illusion : « Est-ce un travail immense demande le Maître de
Claville que d’acquérir un peu de politesse et d’érudition ? Posséder Horace
et scavoir vivre, c’est tout ce que j’exige à 15 ans ». Ce « scavoir vivre », on le
préfère au « scavoir », car l’idéal du galant homme est « d’être souhaité dans
un monde poli » où finalement il suffit d’« apprendre à bien parler » : voilà
toute la « rhétorique du monde ».
Pourtant, à partir du milieu du e siècle on voit progresser l’idéo-
logie du mérite ; directement chez certains qui regrettent comme Nonney
de Fontenay (1746), précepteur du duc d’Orléans que le mérite ne permette
pas en de plus nombreuses occasions d’arriver aux premières destinées
de l’Église, des Armes et de la Robe ; ou plus indirectement, au travers
du thème plus ancien de la vocation contrariée : nombre de ces auteurs
dénoncent en effet ceux qui aiment leur postérité et ne soucient point de
leurs enfants et en viennent, animés par la seule idée de la grandeur de leur
Nom, à leur imposer un état qu’ils n’ont pas choisi ou auquel ils répugnent.
On est encore loin de l’idée selon laquelle l’éducation fait la condition, mais
on s’éloigne déjà du principe aristocratique selon lequel l’état auquel on est
destiné par son nom impose l’apprentissage de ses devoirs et forme toute
l’éducation à recevoir.

Des citoyens utiles


Dans son livre au titre évocateur d’Essai d’éducation nationale, paru en
1763, Louis-René Caradeuc de la Chalotais1 se fait l’un des premiers pro-
pagandistes de l’idée moderne d’éducation, d’une éducation qui se veuille
d’abord une formation « aux différentes professions de l’État », d’une « édu-
cation civile ». Le thème central de l’ouvrage est l’utilité sociale à laquelle
doit concourir tout projet éducatif. : il ne s’agit plus de modérer les passions
d’une jeunesse turbulente, ni de former une élite aux usages du monde,
il s’agit de « former des citoyens utiles » avec un souci d’efficacité sociale
et économique et en considérant d’abord le bien supérieur de la Nation ;
bref, on passe de l’idée d’une éducation mondaine à l’idée d’une « éducation
nationale ».
La Chalotais est en effet le premier à penser l’éducation comme un sys-
tème qui doit mettre en rapport des compétences et les besoins du pays : à
propos du nombre de collèges et d’étudiants, il soutient ainsi qu’il « dépend

1. La Chalotais, né à Rennes (1701-1785), noua des liens d’amitié avec les philosophes et les
encyclopédistes (d’Alembert, Condillac, Montesquieu, Diderot). Il deviendra Procureur général
de Bretagne. Il concourut activement à la condamnation de Tordre des jésuites et voulut établir
un nouveau système d’éducation dont les idées sont rassemblées dans son Essai d’éducation natio-
nale qu’il présenta au parlement.

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L’invention de la jeunesse 25

d’un calcul exact des différentes professions » et « de savoir s’il y en a trop


ou trop peu ». Certes, ce principe utilitaire ne se confond pas avec un prin-
cipe égalitaire : « le bien de la société demande que les connaissances du
peuple ne s’étendent pas plus loin que ses occupations »1.
Par contre, ce projet fonctionnel devient incompatible avec l’idéologie
de l’inné qui sous-tend l’éducation aristocratique ; pour être utile, il faut
savoir, et on ne peut savoir sans apprendre ; pour la première fois aussi net-
tement l’association entre le privilège du sang et la qualité individuelle et
sociale est contestée :
« Il ne faut pas s’y méprendre, tous ceux qui sont nés pour avoir de l’es-
prit, ne sont pas des gens d’esprit. Il est d’une utilité universelle, que l’on
soit convaincu dans toutes les professions qu’il est impossible de bien savoir
ce que l’on n’a pas bien appris. » La Chalotais veut former l’« homme entier »
et, dans cet esprit, à côté de l’instruction nécessaire dans les matières sco-
laires, remédier au « défaut absolu d’instruction sur les vertus morales et
politiques ». Les prémices de l’éducation bourgeoise sont ainsi posées :
sécularisation – pour sortir de l’« esclavage du pédantisme » et de la sco-
lastique –, professionnalisation – il faut former des maîtres compétents –,
planification et encadrement moral.

La jeunesse consacrée
La représentation de la personnalité juvénile va connaître une évolution
sensible qui va la rendre peu à peu conforme à ce nouvel idéal éducatif.
L’Encyclopédie de Diderot (1751) opère pour la première fois dans la balance
des qualités attribuées à chaque âge de la vie un renversement tout à fait
significatif. Certes, on continue d’attribuer à la jeunesse des défauts de légè-
reté et de manque de réflexion. Mais, poursuit l’auteur de l’article,
« Malgré les écarts de la jeunesse […] c’est toujours l’âge le plus aimable et
le plus brillant de la vie ; n’allons donc pas ridiculement estimer le mérite des
saisons par leur hiver, ni mettre la plus triste partie de notre être au niveau de
la plus florissante. »
Et la suite vaut condamnation de l’opinion alors couramment admise
qui attribue plus de mérite à l’âge mur qu’à la jeunesse :
« Ceux qui parlent en faveur de la vieillesse, comme sage, mûre et modérée,
pour faire rougir la jeunesse, comme vicieuse, folle, et débauchée, ne sont pas
des justes appréciateurs de la valeur des choses ; car les imperfections de la
vieillesse sont assurément en plus grand nombre et plus incurables que celles
de la jeunesse. »

1. C’est aussi l’idée de Voltaire qui professait un solide mépris pour le peuple. Voltaire avait lu
le livre de La Chalotais et l’en avait félicité dans une lettre du 22 juin 1763 : « Vous faites de l’ins-
titution [c’est-à-dire l’éducation] des enfants un grand objet de gouvernement ».

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L’auteur de l’article attribue à la jeunesse des qualités d’« invention », et


d’« exécution » qui font défaut à la vieillesse ; c’est ainsi que :
« Si les écarts de la jeunesse mènent trop loin, ceux de la vieillesse, froids et
glacés, retardent et arrêtent perpétuellement le cours des affaires. »
Le traditionnel « emportement » juvénile qui conduisait à toutes les
folies est devenu « amour de la nouveauté » ; dans une société qui aspire à
changer, la jeunesse est considérée pour la première fois comme une force
de progrès.
L’Émile de Rousseau, paru en même temps que l’ouvrage de La Chalotais,
apporte lui aussi un clair témoignage de l’évolution des attitudes à l’égard
de la jeunesse. Comme chez La Chalotais le projet pédagogique doit avoir
un caractère systématique et une utilité manifeste même si du point de
vue exclusivement moral et éducatif où se place Rousseau, cette utilité n’est
plus celle de la Nation, mais celle de l’enfant lui-même qui doit être éduqué
comme un homme en vue de ses besoins et non pour la commodité de ceux
qui relèvent. Rien dans cette éducation n’est insignifiant ; elle est dans tous
ses détails une œuvre morale qui s’appuie sur la connaissance et l’orienta-
tion progressives de la personnalité enfantines.
Dans cette ambiance studieuse, disparues l’impatience et la frivolité
juvéniles dénoncées au siècle précédent ; la jeunesse n’est plus l’âge d’at-
tendre, qu’accompagnaient toutes sortes de débordements et de folies, c’est
dorénavant « l’âge d’apprendre » selon l’expression significative employée
par Jean-Baptiste Crevier (1762).
Le contraste est saisissant entre la description que donnaient de la jeu-
nesse les traités d’éducation du e  siècle, et le portrait, bien sûr idéa-
lisé (mais c’est cette idéalisation même qui est révélatrice) de l’Émile de
Rousseau. L’Émile est un personnage socialement neutre – « tous les
hommes sont égaux à ses yeux » – ne manifestant à l’égard des autres
ni mépris – « il sent qu’on ne lui doit rien » – ni soumission – « parlez-lui
de devoir, d’obéissance, il ne sait ce que vous voulez dire : c’est une modeste
confiance en son semblable ; c’est la noble et touchante douceur d’un être
libre, mais fort et bienfaisant ». Son énergie ne demeure plus inemployée, ne
va plus se perdre en une vaine agitation, ou dans le vice, elle est dorénavant
contrôlée – « ne sait-il pas qu’il est toujours maître de lui ? » – et surtout
orientée, finalisée par le projet d’apprendre : « ses mouvements ont toute la
vivacité de son âge, mais vous n’en voyez pas un qui n’ait une fin ».
Cette neutralité sociale, cette coupure symboliquement si radicale d’Émile
d’avec la société sont aussi un plaidoyer pour l’individualité, le courage et la
réussite personnelle : « Il n’exige rien de personne, et ne croit rien devoir à
personne. Il est seul dans la société humaine, il ne compte que sur lui seul » ;
bref, Émile est porté avant tout par un idéal d’accomplissement personnel
qui constituera, au siècle suivant, sous des formes qui ne correspondront pas
toujours au projet rousseauiste, le mot d’ordre des jeunes générations.

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L’invention de la jeunesse 27

Romantisme et mal du siècle


Le e siècle sera, pour la jeunesse, un siècle paradoxal et contrasté. D’un
côté en effet il est le siècle qui consacre la juvénilité, mais d’un autre, il est
celui qui met en place, aussi bien dans la sphère privée que dans la sphère
publique, le dispositif le plus systématique d’encadrement moral et ins-
titutionnel. Il est celui qui ouvre toutes grandes les portes de l’initiative
individuelle et de l’ambition, mais qui longtemps en limitera strictement
la réalisation concrète ou qui n’offrira aux passions juvéniles qu’il a allu-
mées qu’un décevant accomplissement dans les carrières de la bourgeoisie
moyenne ; il est le siècle qui, tout en plaçant la famille au cœur de sa morale,
inaugure la forme moderne du conflit des générations.
À vrai dire, ces tendances contradictoires ont parcouru non seulement
le e siècle, mais ont continué de traverser la question juvénile au moins
jusqu’à la fin des années 1960 : mai 1968 fut peut-être l’une des dernières
manifestations de cette forme de l’opposition des générations, à l’intérieur
de la classe bourgeoise, entre l’idéalisme romantique et un matérialisme
qui en France a toujours eu du mal à inventer et à imposer sa justification
morale au sein même de la classe qui en était le promoteur et le principal
bénéficiaire ; la jeunesse moderne a été le sujet, en partie fantasmatique, en
partie réel, de cette opposition.
Cette opposition, celle de l’idéal révolutionnaire et de l’individualisme,
sera appelée à se perpétuer tout au long du e siècle. La Révolution a, et
d’abord chez ceux qui débutent dans la vie, libéré les énergies individuelles
de la réussite et de l’ambition ; mais elle propose en même temps un idéal
égalitaire à certains égards contradictoire avec le plein essor de l’individua-
lisme. Le « mal du siècle » dont la jeunesse bourgeoise fut la principale « vic-
time » est le symptôme de cette contradiction : celle d’une société éprise
de progrès et de rationalisme et effrayée de leurs effets sur la morale pour
les uns – les pères le plus souvent –, sur l’idéal et les élans du cœur pour les
autres – les jeunes générations romantiques.
Mais il ne faut pas assimiler une frange de la jeunesse à l’ensemble de la
génération de 1830 ; celle-ci, dans de larges couches sociales – l’aristocratie,
la bourgeoisie commerçante et industrielle – et dans la société provinciale,
reste conformiste ou du moins étroitement contrôlée par « une puissante
armature de traditions […] qui permettent difficilement aux nouveaux venus
de s’émanciper » (Mazoyer, 1938). C’est donc plutôt dans la société parisienne
et dans la petite et moyenne bourgeoisie que l’agitation se fait jour.

La jeunesse parisienne de 1830 vue par Louis Mazoyer


« Formées d’éléments dispersés, instables, venus souvent des régions les plus
différentes, inégalement adaptés aux conditions de leur existence, les classes
sociales n’y sont pas assez homogènes, assez fortement organisées pour avoir en
propre une discipline et des traditions qu’elles pourraient imposer aux jeunes.

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N’étant pas soumise au contrôle d’une opinion malveillante et bavarde, la jeu-


nesse parisienne, d’autre part, est libre de mener, non plus le jeu de la famille,
mais le jeu individuel sans attirer l’attention, ou risquer de se compromettre.
Bien placée pour acquérir une expérience précoce, elle s’en autorise pour criti-
quer ses aînés et prétendre décider seule de son attitude. […] N’a-t-elle pas son
domaine, tout un monde de salles de rédaction, de lieux de plaisir ou d’étude,
de promenades, de cafés, de magasins, aux limites géographiques précises, aux
usages minutieusement codifiés ? Dans cet étrange “microcosme”, où les géné-
rations plus anciennes se sentent dépaysées, dans cet “important district de la
topographie morale parisienne”, fraternellement unis par leur seule commu-
nauté d’âge, des jeunes d’origines et de conditions les plus diverses prennent
conscience de leur pouvoir et de leur solidarité avant de se retrancher, vers la
trentaine, derrière les cloisons de leur groupe. »

C’est donc bien à la constitution d’une nouvelle forme d’indépendance


juvénile que concourt le brassage social et géographique qui s’accélère
après la Révolution de 1830 et qui « concentre dans la capitale des adoles-
cents ambitieux, actifs, brusquement soustraits à l’emprise de leur famille,
pressés de prendre une revanche sur leur passé monotone ».
Ce mouvement s’actualisera par moments dans une agitation sociale
entretenue par la jeunesse – étudiants, jeunes avocats et employés de com-
merce – qui parfois prendra une forme insurrectionnelle (la charbonnerie
dans les années 1820). C’est aussi le moment où, après que Napoléon eut
édifié l’université impériale et créé une centaine de lycées, œuvre qui sera
consolidée par Guizot1, et à mesure que les études de la jeunesse bourgeoise
se généralisent et se prolongent, apparaît le type social nouveau de l’étu-
diant. Ces études plus longues retardent l’entrée dans la vie et ainsi :
« Pendant ces années, l’esprit critique, la liberté de jugement, fortifiés et
encouragés par les études, concourent à former une mentalité exigeante,
idéaliste, que ne vient tempérer aucune responsabilité. »
Barbéris, 1970.
Les lycées deviennent des lieux d’agitation à répétition. Au lycée Louis-
le-Grand une mutinerie éclate en janvier 1819 : le proviseur Taillefer doit
faire appel à 50 gendarmes et est contraint de fermer provisoirement son
établissement ; des soulèvements ont lieu la même année à Charlemagne,
à Henri  IV, dans les établissements de Nantes, Pontivy, Poitiers, Amiens
et Toulouse. En 1823-1824 on enregistrera à nouveau des troubles graves
dans les collèges de la capitale. Les Trois Glorieuses de 1830 seront ani-
mées par la jeunesse des écoles et la crise de 1848 déchaînera les passions
dans les établissements scolaires : des révoltes éclateront en particulier au
lycée Bonaparte et à Louis-le-Grand. Il faut retenir aussi que règne dans
les établissements scolaires une discipline sévère qui explique en partie les

1. Création de l’Université nouvelle, d’écoles primaires, de facultés dans les chefs-lieux d’aca-
démie, développement des collèges.

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L’invention de la jeunesse 29

soulèvements : les arrêts ou la prison ne seront supprimés qu’en 1863 et le


devoir supplémentaire ou le pensum restera longtemps la clé de voûte du
système disciplinaire. Ainsi, « par sa pratique, l’école véhicule un modèle
de société autoritaire, en contradiction avec ses objectifs politiques : former
des citoyens libres » (Joutard, 1987). Cette contradiction est au principe des
révoltes scolaires de la première moitié du siècle.
Après 1848, le mouvement romantique et l’agitation juvéniles amorcent
leur déclin ; le Second Empire lance le grand mouvement de l’expansion
capitaliste et met fin à ce sous-emploi chronique qui avait été une plaie
de la Restauration et de la Monarchie de Juillet. La génération du Second
Empire répudie les élans du romantisme, vante le réalisme et se prend de
passion pour la science rationaliste et le positivisme. Il faudra attendre la
fin du siècle pour qu’apparaisse un nouveau mouvement de doute mais qui
n’a plus les couleurs passionnées du premier romantisme : dominent alors
désenchantement et scepticisme.

Moralisation et encadrement
Tout au long du e siècle, les manifestations d’impatience, de révolte ou
de désenchantement juvéniles ont inquiété les porte-parole de la morale
bourgeoise – notables, hommes politiques, prêtres ou pasteurs, médecins –
qui, surtout à la fin du siècle, vont disserter dans de multiples ouvrages sur
« la démoralisation de la jeunesse contemporaine », pour reprendre le titre
de l’un d’entre eux (Bonjean, 1897).
Trois thèmes majeurs constituent la trame de ces ouvrages : celui des
ravages du matérialisme dans les esprits et dans les cœurs, celui de l’insu-
bordination, de la disparition de l’esprit d’obéissance, ou même du respect
ou de la politesse, celui enfin du dilettantisme, trois thèmes qui, dans leurs
expressions les plus outrées, dessinent trois portraits aux traits accusés : le
jeune cynique, le jeune révolté, le jeune oisif. Cependant, tous les moralistes
ou les pédagogues ne reprennent pas de manière aussi caricaturale cette
trilogie et certains tentent de conduite une réflexion plus élaborée.
Le pasteur Charles Wagner (Jeunesse, 1891) traite d’emblée la jeunesse
comme une entité homogène qui malgré les différences de situations
sociales, de nature des études, d’inégalité d’éducation et de « valeur morale »
possède « de nombreux traits communs dans le bien et dans le mal ». Ce
postulat de départ qui, en cette fin de e  siècle, consacre la jeunesse
comme un personnage social à part entière, ne conduit pas pour autant
Wagner à adhérer sans retenue au thème de l’immoralité et de l’indiscipline
juvéniles que d’autres décrivent comme une contagion inexplicable. Sans
nier la réalité du phénomène, Wagner considère qu’il s’agit d’un malaise
social plus profond dont l’origine est à rechercher « dans la crise générale
que traverse notre époque », la crise d’une société sans repères qui a perdu

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ces « formes stables » « où la pensée comme la vie venaient se couler d’elles-


mêmes », et dans l’inquiétude de ces « générations aux prises avec tous les
vents et tous les flots ».
Charles Wagner brosse le portrait composite de cette génération animée
par la religion du savoir et adhérant à une conception réaliste de l’univers
mais souvent gagnée par le scepticisme, parfois dilettante, mais souvent
obsédée par la seule « préoccupation d’arriver ». Surtout la jeunesse est
bien dorénavant ce personnage collectif, en partie fantasmé, dans lequel la
société investit ses craintes et ses espoirs, sous le double signe de la menace
et du renouvellement : menace pour l’ordre social, mais renouvellement,
régénération d’une société « utilitariste » à laquelle les jeunes générations
sont appelées à donner un nouvel idéal :
« L’utilitarisme détruit l’homme ; il étrique toutes nos conceptions de la
vie pratique. Cette soi-disant brave disposition de bon bourgeois rangé et
égoïste est pire que tous les vices. Une jeunesse terre à terre, Dieu nous en
préserve ! »
Discours qu’au style près n’auraient pas renié les enfants révoltés de mai
1968 !
Émile Légouvé présente une autre face de l’inquiétude adulte : la
conscience des menaces que font peser sur Tordre familial les impatiences
juvéniles stimulées par les progrès de l’individualisme.
C’est bien ce « principe d’individualité » dont Émile Légouvé (Les pères
et les enfants au e siècle, 1869), bien qu’il s’en fasse le zélateur (« grand
moteur du monde moderne […], âme de toutes les ambitions et de tous
les progrès »), craint les effets sur les relations familiales. Cet « avènement
de tout être humain au titre de créature immortelle et libre » issu de la
Révolution, voilà pour Légouvé le fondement moderne de la dissension des
générations : « ce sont les mêmes idées, les mêmes sentiments qui depuis
dix-huit cents ans, ont graduellement affranchi les roturiers et les fils ». Il
faut donc contrôler les débordements juvéniles auxquels cette émancipa-
tion donne lieu, au besoin par la contrainte.
Certes, « le temps des pères absolus est passé, le temps des pères consti-
tutionnels est venu ». La difficulté est en effet qu’il faut en même temps
encourager « ce sentiment qui fait que chacun se sent quelqu’un et veut être
quelqu’un » et en limiter, dans les relations intergénérationnelles, les mani-
festations privées. C’est à la gestion de cette discordance entre l’idéal public
entretenu et développé par l’instruction et l’idéal privé du jeune homme,
que va s’attacher Légouvé (cette discordance ne se pose pas pour les jeunes
filles dont le rôle est entièrement orienté par le privatif, par les fonctions
futures d’épouse et de mère). Le grand principe de cet effort éducatif sera
la gestion de la culpabilité dont on a vu qu’il animait déjà les réflexions des
pédagogues dès la fin du e siècle.

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L’invention de la jeunesse 31

L’éducation selon Émile Légouvé


Dans ses Scènes et études de famille, Légouvé donne, sous forme de saynètes imagi-
naires les recettes imagées de cette pédagogie qui voudrait redresser les caractères
par l’humiliation et le remords ; une de ces historiettes met en scène par exemple
un jeune homme atteint d’un défaut chronique, l’absence de ponctualité, qui
condense symboliquement tout ce que la jeunesse a d’insouciant et d’irrespec-
tueux pour ce qu’elle considère comme des pesantes conventions adultes1. Ce ne
sera qu’au terme d’une série d’humiliations publiques occasionnées par son retard
et froidement orchestrées par son père que le jeune homme se trouvera définiti-
vement guéri de son vice. Pour cela, conclut Légouvé, il a fallu le prendre par la
« honte » et le « remords », jusqu’à ce que « sa montre » devienne « sa conscience »
et que « l’ordre entre dans son esprit et dans son cœur en entrant dans sa vie ».
Nos fils et nos filles. Scènes et études de famille, Légouvé, 1878.
Cette remise en ordre, il n’y a pas que la jeunesse bourgeoise qui doive
en subir les effets. La bourgeoisie s’inquiète de la montée des désordres et
des violences possibles à la périphérie des grandes cités où se concentrent
les familles ouvrières, mal stabilisées, dans la première partie du siècle au
moins. La jeunesse populaire suscite des sentiments mêlés : on s’indigne à
la suite de Villermé de la situation faite aux enfants travailleurs :
« Il est impossible de laisser subsister un état de choses qui écrase les enfants
de travail, qui les prive de toute éducation et qui les maintient dans une infé-
riorité physique et morale révoltante. »
Tableau de l’état physique et moral des ouvriers. Livre 1, 1840.
On dénonce l’immoralité qui, pour une large partie de la bourgeoisie, est
intimement attachée à la condition ouvrière. C’est dans la vie d’atelier même
que le jeune ouvrier sera initié au vice (la boisson, l’initiation sexuelle).

L’image de la jeunesse populaire dans la Revue des deux mondes


en 1878
« Qui de nous, ayant battu depuis sa jeunesse le pavé de la capitale, ne connaît
l’existence dans nos rues et sur nos places publiques d’une population d’en-
fants nomades au teint pâle, à l’œil éveillé, qu’il aura trouvés sous ses pas dans
toutes les situations où ils peuvent exploiter la bourse du public ? Jeunes, on
les rencontre sur les boulevards, au passage des ponts, à la porte des maga-
sins, déguisant leur mendicité sous l’offre d’un bouquet de violettes ou d’une
boîte d’allumettes ; parfois sollicitant directement une aumône pour leur mère
malade, ou pour leurs petits frères, dont le nombre varie dans leur bouche mais
qui invariablement n’ont pas mangé la veille. Plus âgés, on les retrouve à la
sortie des théâtres et des cafés-concerts, encore chétifs de taille, déjà vieux de
figure, le tient livide, les yeux battus, ramassant les bouts de cigare, ouvrant
la portière des voitures, vendant parfois des photographies obscènes, ou bien
offrant leurs services avec une voix enrouée et une obséquiosité gouailleuse, qui,
si leur offre est repoussée avec impatience, se tourne bientôt en lazzi à l’adresse
de celui qu’ils appelaient tout à l’heure “mon prince” ou “mon ambassadeur”.
Ce type bien connu devient sur la scène ou dans la fiction, le gamin de Paris

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de Bouffé ou le Gavroche des Misérables, c’est-à-dire un mélange attrayant


d’esprit, de courage et de sensibilité. Dans la vérité, c’est un être profondément
vicieux, familier depuis son jeune âge avec les dépravations les plus raffinées,
un mélange de ruse, de couardise et un jour donné, de férocité. À l’occasion, il
deviendra un des affiliés de la bande de Gelinier, le chef des “cravates vertes”,
ou l’un des complices de l’assassin Maillot dit le Jaune. Ce sera Lemaire, le par-
ricide de dix-sept ans dont la perversité cynique étonnait les plus vieux habitués
de la cour d’assises, ou bien un jour d’émeute il s’enrôlera parmi les vengeurs
de Flourens, et il prendra sa part des orgies et des massacres de la commune ! »
L’Enfance à Paris. IV. Les vagabonds, le dépôt central,
la surveillance des garnis, 1er juin 1878, p. 599.
Ce n’est que par une action de la bourgeoisie elle-même dans la jeunesse
ouvrière que l’on pourra soustraire certains éléments à l’influence nocive
du milieu. Par le biais de l’Église et à l’initiative des « catholiques sociaux »
se mettent en place au milieu du siècle une action et des structures d’enca-
drement de la jeunesse ouvrière qui visent à régénérer le milieu ouvrier
dans son ensemble par une action préventive sur la jeunesse.
Cette idée, au-delà de ses objectifs immédiatement moraux et sociaux, est
profondément nouvelle puisque, dans sa version la moins radicale, elle pré-
tend que ni la famille ni l’école ne suffisent à assurer une formation complète
des jeunes gens. Ce sont bien ainsi les prémisses à une reconnaissance de
l’utilité et du rôle social des mouvements de jeunesse qui sont posés.
Il faut se garder de toute présentation trop caricaturale des images sociales
contrastées de la jeunesse française au e siècle. Certes, la jeunesse popu-
laire ne connaît qu’une forme très brève d’adolescence, son horizon social
reste étroitement borné par la mise au travail précoce : dès la sortie de l’en-
fance, vers 14 ans, elle est promise au choix d’une profession, d’un état, quand
elle n’est pas encore plus tôt soumise au travail en usine, comme le dénonce à
la fin du siècle Jules Simon dans « l’ouvrier de huit ans » (1867).
Mais en même temps, surtout après les lois Ferry des années 1880 qui
entraînent la scolarisation de millions d’enfants, ce sentiment de progrès et
de projection vers l’avenir alimenté par l’éducation et déjà si présent dans
la bourgeoisie, va bientôt et progressivement gagner les couches paysannes
et ouvrières. La chronique villageoise de Roger Thabault (1944) en donne
un témoignage saisissant :
« Vers 1880, les jeunes gens, ceux qui étaient nés vers 1855-1860, avaient ten-
dance à se dispenser de leurs devoirs religieux. Par ailleurs, l’autorité pater-
nelle que tout le monde jugeait légitime, apparaissait tyrannique aux meilleurs
quand elle se heurtait aux forces nouvelles qui allaient transformer cette
société. C’était l’époque où la multiplication des petits emplois (facteurs,
employés de chemin de fer, garde champêtre, etc.) commençait à permettre
aux jeunes gens d’une bonne instruction primaire d’échapper à l’insécurité de
leur vie. »
D’un autre côté, l’accomplissement social des jeunes gens issus de la
bourgeoisie n’était pas toujours aisé ni précoce. Dans la haute bourgeoisie

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L’invention de la jeunesse 33

au moins, les jeunes gens restaient totalement dépendants de leur famille


pour leur établissement.
Les fils de la bourgeoisie doivent donc patienter ; le dilettantisme de la
jeunesse aisée du e siècle, souvent dénoncé par les moralistes du temps,
n’est pas toujours un choix délibéré autorisé par la fortune ou une pos-
ture aristocratique. Le prestige de l’oisiveté persistera longtemps et pour
beaucoup d’hommes du e siècle, le bourgeois était celui qui vivait de ses
rentes, mais parallèlement les vertus du travail et de la réussite individuelle
par l’effort et les talents s’imposeront rapidement dans la portion la plus
active et la plus moderne de la bourgeoisie comme un des principes fonda-
mentaux guidant son attitude dans la vie et sa morale.

Un jeune homme qui ne fait rien


Cette comédie en un acte de Légouvé (1888) illustre bien l’attitude ambiguë du
XIXe  siècle à l’égard de l’oisiveté distinguée. Dans la préface à sa pièce, Légouvé
déploie tout l’argumentaire de l’idéologie du dilettantisme qui, loin d’être une inoc-
cupation par manque de talents, résulterait au contraire de la profusion des qualités
supérieures qui ne peuvent en aucune façon s’accomplir dans une seule profession :
« Qui de nous n’a rencontré quelqu’une de ces natures heureuses et ouvertes
à tout, que la multiplicité même de leurs goûts et de leurs aptitudes rend
impropres à la constance d’un état unique ; res alata, comme auraient dit les
anciens, êtres ailés, légers, mobiles, qui vont, qu’on me pardonne le mot, qui
vont flânant dans les professions de tout le monde pour en cueillir la fleur, pour
encourager ceux qui les exercent, et qui dans notre ardente société où l’on ne
voit que lutte, travail, rivalité, production, représentent, eux, la sympathie, la
jouissance, l’enthousiasme, le goût ».
Mais dans la pièce elle-même qui oppose autant deux générations que deux
couches sociales de la bourgeoisie – une bourgeoisie de la rente (le jeune
héros, Maurice), et une bourgeoisie d’affaires (le commerçant Dubreuil dont
Maurice ambitionne d’épouser la fille) – l’idéal de l’effort et du travail reprend
ses droits :
« Dubreuil : Vous êtes un charmant Dubreuil : Mais c’est clair !
garçon : belle fortune ! J’ai travaillé, je veux que mon gendre
Une éducation solide et peu travaille
commune ! Pour faire une fortune à ma chère
Excellentes façons, de la grâce, du marmaille
goût ! J’ai sué sang et eau, s’il vous plaît,
En outre des parents bien posés, vingt-cinq ans :
enfin tout, Je veux qu’il sue aussi pour doter ses
Tout ce qui dans Paris forme un parti enfants !
superbe ;
Et ma conclusion c’est celle du C’est bourgeois, c’est crétin comme on
proverbe : dit chez vous autres,
Vous n’aurez pas ma fille ! Messieurs les jeunes gens ! Mais tous
Maurice : Et quels motifs ? vos grands apôtres
Dubreuil : Mon cher, Ne feront pas qu’il soit jamais accepté
C’est que vous n’avez pas d’état. Un jeune homme inutile à la société,
Maurice : Mais… Un oisif. »

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34  Sociologie de la jeunesse

La jeunesse du e  siècle est travaillée par ces tendances contradic-


toires de la société : l’émergence concomitante de valeurs d’intimité dans la
sphère privée et de valeurs d’utilitarisme qui, dans la sphère publique, vont
désormais régir une société plus matérialiste.
Il est certes bien difficile de démêler ce qui relève de l’idéalisation et
même de la manipulation idéologique, et ce qui relève des comportements
et des sentiments réels de la jeunesse du temps.
Mais la jeunesse est en tout cas le moment sensible durant lequel cette
distinction entre le « privé » et le « public », entre le sentiment et l’intérêt, est
la plus floue, le moment des élans du cœur en même temps que le moment
de l’adaptation au nécessaire et au possible.
En deuxième lieu, le triomphe de l’intimité familiale, en même temps
qu’il promeut l’enfance et la jeunesse comme nouvelles figures sociales,
contribue à renforcer considérablement l’encadrement moral et éducatif
des jeunes dans la sphère familiale. Les pères sont au e siècle plus que
jamais tout puissants, mais désormais ils utilisent ce pouvoir – non plus
par à-coups, lorsque les enfants se rebellent ouvertement ou occasionnent
de la gêne ou de désagrément – mais de façon continue et raisonnée selon
des principes éducatifs établis avec soin et fondés sur une gestion savante
de la culpabilité et du remords.
L’enfance populaire quant à elle, est soumise à la fois à la mise au travail
précoce et à l’encadrement social et moral des œuvres catholiques, puis
plus tard du système scolaire.
Bref, si la jeunesse existe plus, elle est aussi sans doute moins libre que
sous l’Ancien Régime ; tout se passe comme si sa promotion l’avait désignée
comme un objet social sur lequel la société avait devoir d’intervenir.
Cette savante gestion pédagogique de l’enfance, bientôt alimentée aux
réflexions des psychologues, médecins et hygiénistes, explique sans doute
que la tension intergénérationnelle n’ait pas touché la grande masse ou n’ait
pas donné lieu à un mouvement social puissant. Mais si les élans roman-
tiques et les révoltes juvéniles sont restés marginaux ou sporadiques, ils
ont néanmoins donné le ton et inauguré une tradition qui se prolongera
fort tard.

La jeunesse mobilisée
Les intentions d’intervention sur la jeunesse ont aussi donné lieu à ce que
l’on peut considérer comme une des premières formes d’enquête visant
à décrire un groupe social particulier : en effet, dans les années précé-
dant immédiatement la première guerre mondiale, une série d’enquêtes
commandées par plusieurs journaux sont lancées sur la jeunesse ; la plus
fameuse restera celle d’Agathon, pseudonyme d’Henri Massis et Gabriel de
Tarde (1913).

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L’invention de la jeunesse 35

Celle-ci présente, par rapport aux ouvrages, pourtant presque contem-


porains, de psychologie de l’adolescence (cf. chapitre 2) une image bien dif-
férente de la jeunesse française : pas de sentimentalisme ni d’intériorité ;
non, Agathon dresse le portrait d’une jeunesse positive, sans états d’âme,
toute entière tournée vers l’accomplissement de ses « qualités viriles ». Les
jeunes gens de 1912 sont portés, selon Agathon, par le goût de l’action,
l’anti-intellectualisme, la foi patriotique et le penchant pour l’héroïsme, et
sont animés par un renouveau moral et catholique.
Massis ne cache pas qu’à travers son enquête il veut contribuer à
changer la jeunesse, à la mobiliser. Il livre d’ailleurs lui-même cette inten-
tion idéologique :
« Il n’est pas interdit […] de croire que l’influence d’une telle enquête importe
autant que son exactitude historique : elle est elle-même un acte. Elle se
conforme à l’attitude pragmatiste de ces jeunes gens. En définissant les
ardentes suggestions de beaucoup d’entre eux, elle aide les plus hésitants à
les distinguer en eux-mêmes, elle accroît leur foi et double leur énergie. Puisse-
t-elle encourager cette jeunesse, par-delà les disputes individuelles, à réaliser,
dans l’union joyeuse de ses forces, notre idéal commun, qui n’est rien moins
que le vœu d’un Français nouveau, d’une France nouvelle. »
Dans son ouvrage consacré à la génération de 1914, Robert Wohl (1980)
montre que Barrés – qui a lui-même connu l’itinéraire qui va du scepti-
cisme, de l’individualisme, du dandysme neurasthénique, à la « redécou-
verte de la collectivité » et de la « nation comme réalité ultime que l’homme
doit connaître » – constitue la référence centrale de Massis ; ce dernier est
lié à tout un ensemble de jeunes intellectuels qui font la même expérience
que lui : la lente répudiation de la culture républicaine, l’adhésion progres-
sive aux valeurs de l’armée et de la religion.
La guerre, l’idée de guerre et de l’engagement nécessaire dans celle-ci
sont bien sûr constamment présentes en arrière-plan ; la jeunesse est par
avance mobilisée dans cette aventure dont on décrit moins la nécessité his-
torique ou stratégique que la nécessité intérieure aux jeunes eux-mêmes
qui y trouveraient l’accomplissement idéal de leur élan viril :
« Des élèves de rhétorique supérieure à Paris, c’est-à-dire l’élite la plus cultivée
de la jeunesse, déclarent trouver dans la guerre un idéal esthétique d’énergie
et de force […]. Combien de fois depuis deux ans, n’avons-nous pas entendu
répéter : “plutôt la guerre que cette perpétuelle attente !” Dans ce vœu, nul
avertissement, mais un secret espoir. »
Ainsi, la jeunesse, sans doute pour la première fois aussi clairement, est
représentée comme la partie la plus avancée de la société, à la fois parce
qu’elle en est l’avenir et parce qu’elle porte au plus haut l’idéal qui doit
animer celle-ci. En ce sens, la jeunesse devient une catégorie mobilisée – au
sens propre malheureusement dans la tourmente de 14 – dans le sens aussi
et surtout où elle devient le creuset par lequel vont s’exprimer les idéologies.

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36  Sociologie de la jeunesse

L’exaltation des qualités viriles


« […] Ce fut lui [le sport] qui nous façonna à notre insu. Nos idées semblaient
toujours les mêmes. Égalité, fraternité, socialisme, ces concepts hantaient tou-
jours nos cerveaux. Mais le dimanche, alors qu’il fallait dépasser un concurrent
en tendant toutes ses forces comme un arc, ou bien lorsqu’en possession du
petit ballon ovale, nous filions vers la ligne de but avec le désir sauvage d’arriver
coûte que coûte, ces idées disparaissaient. Et la morale des forts était introduite
en nous à coups de talons et de genoux. […]
Puis un jour vint la boxe, cette reine incontestée des sports. Ce ne fut pas, comme
on pourrait le croire, Nietzsche et son appel maladif vers la santé qui nous gué-
rirent, ce fut elle, la boxe anglaise dont on a tant médit. Son influence sur la
jeunesse actuelle n’a pas encore été assez mise en lumière. Elle nous enseigna le
courage et le sang-froid, elle nous apprit à souffrir, à encaisser, à réserver nos
forces, à deviner les yeux de “l’autre” la défaillance fatale, elle nous donna enfin
le goût du sang. Et ce jour-là ce fut la fin. Nous fûmes obligés de nous avouer
qu’on nous avait menti. Non la guerre n’était pas une chose bête, cruelle et
haïssable. C’était du “sport pour de vrai”, tout simplement. Elle était nécessaire
comme la maladie et la mort… Pour donner du goût à la vie. »
« La jeunesse et le sport »,
Extraits de l’annexe à l’enquête d’Agathon,
Les jeunes gens d’aujourd’hui,
(« Confession d’un jeune écrivain sportif »,
J. Raymond Guasco).

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Chapitre 2

L’invention de l’adolescence
et le début des sciences
de la jeunesse

À    – figure révoltée ou désespérée, mais toujours


d’une certaine manière tournée vers le monde, pour le transformer ou pour
le fuir, pour en tout cas en redéfinir radicalement les principes éthiques et
esthétiques – est substituée progressivement au début du e  siècle une
figure romanesque faite de sentimentalisme et d’intériorité.
On ne dresse plus le portrait d’une jeunesse révoltée, cynique ou désa-
busée, mais de « sujets » mus d’abord par un rêve intérieur, par l’imagination,
débordant même dans une sorte de « panthéisme sentimental » qui vient
se substituer dans les représentations « aux notations exactes de l’époque
pré-pubère ». Cet excès d’intériorité idéaliste débouche presque inévitable-
ment sur l’insatisfaction, la frustration et la mélancolie lorsque s’impose la
conviction que « la vie rêvée ne pourra être vécue ». Ce désenchantement
n’a plus grand-chose à voir avec le mal du siècle : l’adolescent n’est plus ce
jeune adulte dont l’inaccomplissement social subi ou revendiqué alimente
la posture critique et l’idéal moral et esthétique, c’est simplement un sujet
soumis à une désadaptation temporaire du monde intérieur – qui l’anime
et le remplit totalement – au monde réel.
Ce monde intérieur, cette personnalité adolescente présentent plusieurs
traits typiques : la sentimentalité, l’idéalisme – « le pubère ne croit dignes
de ses efforts que les fins en qui se réalisent les formes les plus parfaites
de la vie telle qu’il se l’imagine » ; l’intolérance et l’esprit de système – ce
que Mendousse (1909) appelle la « dialectique » qui conduit à disserter ou
discuter, « non pour savoir ce qui est vrai, juste ou convenable, mais pour
prouver que ce qu’on pense est vrai, juste ou convenable » ; la mélancolie
enfin qui « apparaît comme l’état normal de l’adolescent lorsqu’il se heurte
à des impossibilités ». « Les jeunes imaginations, conclut Mendousse,
portent en elles-mêmes le principe de leur désenchantement ».

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38  Sociologie de la jeunesse

Cette analyse résume quelques traits typiques de l’image sociale de


l’adolescence encore présents aujourd’hui ; en outre, elle préfigure, tout en
demeurant psychologique, ce qui constituera la trame de bien des études
postérieures, à orientation plus sociologique : la contradiction dans le procès
de socialisation entre des aspirations formées dans un contexte donné et
l’itinéraire de la vie réelle, et la frustration sociale qui peut en résulter.
Évidemment, au début du siècle, cette désadaptation ne répond qu’à une
logique intérieure au sujet qui ne dépend en aucune façon des conditions
sociales dans lesquelles se sont formées les personnalités adolescentes.
Le thème général est celui d’un trop-plein intérieur qui peut rendre l’ado-
lescent incapable de s’adapter au monde. Il s’agit à proprement parler d’un
excès quantitatif dans tous les domaines de la vie – excès de sentiment, excès
d’énergie, excès d’idéalisme – mais aussi d’un excès anarchique qui fait
passer les adolescents du jour au lendemain « aux convictions les plus contra-
dictoires » et qui risque de donner lieu « aux actes les plus fanatiques ». C’est
la psychologie, science naissante, qui va se donner pour tache d’analyser et si
possible de canaliser les émois et les débordements de l’adolescence.

La psychologie de l’adolescence
Les progrès du rationalisme, des sciences en général, l’apparition des
sciences sociales, et tout d’abord de la psychologie, vont en effet introduire,
dès le début du e siècle, de nouvelles manières de penser la jeunesse et
de parler d’elle, véritable révolution car, pour la première fois, on va le faire
avec une intention de connaissance scientifique.
Ce projet de connaissance raisonnée correspond à l’invention d’une
nouvelle phase de la vie, l’adolescence. Jusqu’alors l’ancienne notion d’« éta-
blissement » réglait le passage à l’âge adulte et donnait, négativement, la
définition de la jeunesse : l’âge où, n’étant plus enfant, on n’est cependant
pas encore établi. Le développement de l’école secondaire introduit une
subdivision et une définition nouvelles : l’adolescent est pourvu d’un statut,
il est lycéen ou apprenti, il se prépare par une formation appropriée à
accéder aux responsabilités de l’âge adulte ; un nouvel âge intermédiaire se
constitue : il ne relève plus de l’enfance mais il n’est pas non plus assimilable
à cet état d’adulte inaccompli de l’ancienne notion de jeunesse.
Il faut, dans la classe bourgeoise et dans la partie supérieure des classes
moyennes, donner aux familles des moyens nouveaux de comprendre et de
diriger ces adolescents : c’est autour de la psychologie que va s’organiser la
pédagogie.
Les ouvrages de Pierre Mendousse, publiés entre 1909 et 1928, consti-
tuent à ce titre un tournant dans la façon d’aborder et de se représenter
la question de la jeunesse. En effet, pour la première fois, l’essentiel n’est
pas consacré à énoncer ce que la jeunesse devrait être, ou à regretter ou

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L’invention de l’adolescence et le début des sciences de la jeunesse 39

dénoncer ce qu’elle est, mais à une tentative de description qui cherche ses
fondements objectifs dans la physiologie et la psychologie. On passe d’une
attitude morale à une attitude analytique.
Ce tournant, fortement influencé par l’école psychologique américaine
et en particulier par le fondateur de la psychologie de l’adolescence, Stanley
Hall (Adolescence, its psychology, New York, 1903), consacre l’adolescence
comme une « seconde naissance » (new birth), et comme une période mar-
quée par un profond changement de la personnalité qui la distingue de
l’enfance et de l’âge adulte, et même de la jeunesse proprement dite.
On conçoit l’importance du changement de perspective puisque, doréna-
vant, tout va s’organiser autour de l’idée de la « personnalité adolescente » :
celle-ci a sa propre signification interne constituée de traits psychologiques
spécifiques qui la différencie radicalement des autres périodes de la vie.
Cette personnalisation de l’adolescence ne s’applique pas aux jeunes filles
encore « marquées par l’étroitesse de leur horizon », « moins capables de
s’attacher à des objets impersonnels », gardant « quelques traits essentiels
de la mentalité enfantine ».
La puberté constitue le seuil décisif : dans un esprit nouveau d’observa-
tion scientifique, Mendousse s’attache à en décrire précisément les manifes-
tations physiologiques – en particulier l’apparition de la fonction génitale - ;
c’est donc « autour de l’idée du sexe » que vont s’organiser « presque tous les
faits affectifs ou représentatifs relatifs à l’adolescence ».
Le mot « sexualité » n’apparaît qu’en 1859, ne désignant alors que le
caractère de ce qui est sexué, et ce n’est qu’à la fin du siècle que s’ouvre véri-
tablement l’histoire contemporaine de la sexualité avec l’affaiblissement de
l’imaginaire de l’amour romantique, l’édification d’une scientia sexualis,
et surtout l’apparition de nouvelles conduites amoureuses chez les jeunes,
le « flirt » étonnante « conversation muette de l’appétit sexuel (selon les
termes d’un sexologue du temps cité par Corbin) qui concilie la virginité, la
pudeur et les impératifs du désir ». Ce demi-siècle qui va du Second Empire
à la première guerre mondiale prépare « l’explosion de la nouvelle éthique
sexuelle » (Corbin, 1986).
La redéfinition de l’adolescence se situe dans ce contexte nouveau : elle
est dorénavant ce maelström d’émotions intérieures où « l’obsession des
images sexuelles tient une bonne place », mais qui reste avant tout ordonné
par l’imaginaire (« ils s’éprennent follement des créatures fictives que leur
imagination peut parer de tous les charmes dont se compose, suivant l’idéal
de chacun, la perfection féminine »).
Pour contrôler ou tempérer les effets de cette « tyrannie du sexe », l’édu-
cateur est dans une position singulièrement ambiguë puisqu’il doit à la fois
informer pour prémunir – on parle déjà d’« éducation sexuelle » – et ce
faisant contribuer à « dépouiller l’émotion du mystère où réside une bonne
part de l’obsession », mais se garder en même temps de « la vivacité d’images
trop concrètes » en s’en tenant à « l’austère netteté d’idées très générales ».

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40  Sociologie de la jeunesse

Il doit porter attention, pour les prévenir, à toutes les formes illégitimes
ou trop précoces de réalisation sexuelle – masturbation, concubinage,
amitiés particulières – toutes ces formes de sexualité d’attente qui répondent
à la longueur de l’intervalle séparant alors la puberté du mariage. C’est ainsi
que se multiplient au début du e  siècle les ouvrages de médecins qui,
comme celui du docteur Surbled (La Vie du jeune garçon, 1928), sont écrits
« pour prémunir les adolescents contre le mal », pour prévenir les écarts
possibles de la crise pubertaire. Car l’adolescence est un temps de latence
sexuelle où tout est virtuel mais où rien ne doit s’accomplir. C’est bien ce
décalage entre la force des premières pulsions sexuelles et leur inaccom-
plissement obligé qui fait de l’adolescence ce moment de tension et parfois
de crise.

Les symptômes du « vice solitaire »


« Le teint devient pâle et plombé, prend un aspect ictérique ; sur le front, les
tempes et les ailes du nez, les petites glandes sébacées se changent en bou-
tons rouges qui ne disparaissent que pour faire place à d’autres ; les yeux se
ternissent, se creusent, deviennent languissants, nuageux, chassieux ; la pupille
se dilate, la vue s’affaiblit au point qu’une lecture prolongée provoque des sen-
sations douloureuses accompagnées de larmoiements ; les lèvres se fendillent
et perdent leur fraîcheur ; les dents deviennent sales, l’haleine forte et fétide,
l’expression du visage stupide et mélancolique, les manières embarrassées et
timides ; les corps s’amaigrit, tend à se courber de plus en plus et semble comme
envahi par une lassitude générale ».
Deux thèmes sous-jacents dominent cette description : celui de l’épuisement
lié à la perte d’énergie vitale, déjà dénoncé par les médecins pour des ébats
conjugaux trop souvent répétés, mais particulièrement dommageable pour des
adolescents dont la génialité est supposée encore latente et pour une forme
d’accomplissement sexuel sans partenaire et sans finalité reproductrice ; celui
du pourrissement intérieur, du flétrissement qui évoque presque, dans les termes
employés, une régression vers l’animalité.
In Mendousse, L’Âme de l’adolescent, 1909.
Les théories freudiennes prendront le relais des premières tentatives
d’investigation psychologique de l’adolescence. Les « trois essais sur la
sexualité » paraissent en Allemagne en 1905, à peu près au même moment
que les ouvrages de Mendousse. Ils n’auront un écho en France que beau-
coup plus tard. En fait, les écrits freudiens apporteront surtout un nouvel
éclairage sur la personnalité enfantine en mettant à bas la mythologie
de l’enfance innocente et pure ce qui d’ailleurs provoquera un scandale
dans la bourgeoisie allemande puritaine. Freud propose une théorie de la
sexualité de l’enfant fondée sur le désir incestueux pour le parent de sexe
opposé qu’il appellera le complexe d’Œdipe. Dans ce cadre, l’adolescence
prend une nouvelle dimension : elle n’est plus la découverte de la sexua-
lité, elle est le passage à une sexualité qui doit s’affranchir du fantasme
incestueux.

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L’invention de l’adolescence et le début des sciences de la jeunesse 41

La pédagogie incitative
Cette idée nouvelle d’une personnalité intérieure en ébullition qui serait le
propre de l’adolescence ne permet plus qu’on s’en tienne, en matière éduca-
tive, à une conception tutélaire et autoritaire qui peut encore parfaitement
être appliquée à l’enfant – dont c’est « à peine [si] on peut dire qu’il pense au
sens propre du mot » – mais sûrement pas au jeune homme dont d’éduca-
tion doit être fondée sur l’apprentissage de la liberté et la culture de l’initia-
tive ; en effet, rien ne servirait de vouloir simplement brider ou contenir les
excès adolescents, tout d’abord parce qu’une telle tentative aurait toutes les
chances d’être vouée à l’échec tant s’affirment à cet âge « l’imagination », le
besoin d’« action » et le « goût de l’indépendance », mais aussi parce qu’on
risquerait alors de freiner ou même d’arrêter « le développement des ten-
dances plus délicates et plus personnelles ».
Dès lors, les principes éducatifs doivent s’organiser autour de trois
idées-forces : laisser suffisamment de liberté aux sujets pour qu’ils puissent
exprimer leurs personnalités et « manifester leurs pensées les plus secrètes » ;
observer ces manifestations à l’insu du sujet ; en fonction de ces indications
et en sélectionnant les dispositions à promouvoir et celles à combattre,
orienter par des méthodes incitatives le développement personnel.
On passe donc d’une pédagogie de la culpabilité, à une pédagogie de la
confiance (« lui inspirer une telle confiance qu’il aille spontanément au-
devant des conseils indispensables »), d’une pédagogie de l’autorité à une
pédagogie de la participation, puisqu’il ne s’agit plus d’imposer la règle,
mais de « la transposer au-dedans de lui » ; pédagogie de la participation
qui, idéalement, si cette transposition est parfaite, doit donc aboutir à
« laisser l’adolescent se surveiller lui-même ».

La pédagogie incitative selon Mendousse. La métaphore


de la plante et du tuteur
« En somme la plante humaine quand vient l’adolescence, n’a plus besoin d’un
tuteur qui la soutienne sans permettre à sa ligne de croissance le moindre écart.
Il suffit le plus souvent de lui fournir à discrétion l’air et la lumière, d’amender le
sol quand il renferme des matières nutritives peu abondantes, dangereuses ou
réfractaires par leur nature à toute assimilation. À ce régime la plupart des sujets
produisent les meilleurs fruits que comporte leur essence, et à peine est-il besoin
d’élaguer parfois certains rameaux dont la folle végétation menace d’épuiser la
sève sans profit pour personne. […]
Tout ce que peut faire l’éducateur, c’est d’abord de rendre le milieu aussi propre
que possible à l’éclosion des virtualités que chaque élève porte en soi, et ensuite,
de fournir aux qualités qui valent la peine d’être sélectionnées, la nourriture qui
lui paraît la mieux appropriée. […]
Le maître le plus libéral ne peut agir sur ses élèves qu’en utilisant, comme le
ferait un dresseur, leurs facultés pour les fins qu’il juge préférables. »
Du dressage à l’éducation, 1910.

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42  Sociologie de la jeunesse

Si ces principes éducatifs se transforment et atteignent un tel raffi-


nement, ce n’est pas seulement à cause d’une évolution intellectuelle et
idéologique. Comme le montre Antoine Prost (1986), la famille cesse pro-
gressivement, à mesure qu’elle se privatise, d’être une institution forte et
l’individu en son sein acquiert peu à peu le droit à « une vie privée indivi-
duelle » ; d’autre part d’autres institutions – l’école, mais aussi bientôt les
mouvements de jeunesse, la justice, les directions de l’action sanitaire et
sociale – prennent une part grandissante dans le processus de socialisation
des adolescents.
Le dispositif éducatif va se déployer au travers de la sociabilité juvénile
organisée – « représentations dramatiques, cérémonies, jeux, sociétés litté-
raires ou sportives, etc. » – ou informelle – « bonne camaraderie ou ami-
tiés plus tendres » – L’adolescent, plongé dans le groupe des pairs sous le
regard attentif et l’orientation discrète de l’éducateur, va devoir apprendre
à devenir lui-même en rencontrant les autres, en confrontant ses désirs
au possible. On trouve déjà là l’essentiel des principes pédagogiques qui
vont régir les mouvements de jeunesse dont les cadres seront largement
imprégnés de cette culture psychopédagogique qui parfois se combinera à
la culture issue du catholicisme social.
Cette pédagogie incitative s’organise autour d’une représentation psycho-
logique des rapports sociaux qui aura des prolongements dans tout le « tra-
vail social » et jusqu’aux années 1960. À cet égard, les Foyers de Jeunes
Travailleurs constituent un exemple éclairant : toute leur action éducative
est encore ordonnée dans les années 1950 par des principes que n’aurait pas
reniés Mendousse ; on insiste sur le travail de connaissance, d’aveu provoqué
de la vérité des êtres par l’enquête sur les personnalités qui est le préalable à
l’action corrective qui doit se mettre en place par un réseau de sollicitations
adaptées guidant à leur insu les personnalités vers le redressement (Galland,
Louis, 1984).

Les débuts de la sociologie de la jeunesse


Émile Durkheim, dans son œuvre mal connue de sociologie de l’éducation
(1922), a le premier mis en évidence le caractère éminemment social de
l’éducation :
« L’enfant, dit-il, en entrant dans la vie, n’y apporte que sa nature d’individu.
La société se trouve donc, à chaque génération nouvelle, en présence d’une
table presque rase sur laquelle il lui faut construire à nouveaux frais. Il faut
que, par les voies les plus rapides, à l’être égoïste et asocial qui vient de naître,
elle en surajoute un autre, capable de mener une vie morale et sociale. Voilà
quelle est l’œuvre de l’éducation. »
L’éducation, c’est donc « la socialisation méthodique de la jeune
génération ».

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L’invention de l’adolescence et le début des sciences de la jeunesse 43

Ainsi pourrait-on penser qu’avec cette définition s’ouvre la voie d’une


véritable sociologie de la jeunesse : puisque l’éducation est en fait le pro-
cessus de socialisation, on va pouvoir étudier les formes particulières par
lesquelles celui-ci s’effectue dans les groupes sociaux, les éventuelles résis-
tances qu’il rencontre chez tels types de jeunes, comme les éventuelles
contradictions résultant de l’action simultanée de processus de sociali-
sation contradictoires. Or, il n’en sera rien car Durkheim va à la fois sur-
estimer et sous-estimer la force du social.
En premier lieu, il dénie toute réalité sociologique, et presque toute réa-
lité humaine, à la personnalité infantile ou juvénile : l’enfant est un être
asocial puisqu’il n’a pas encore reçu les marques indélébiles de la contrainte
sociale intériorisée, puisqu’il n’a pas encore fait l’apprentissage de la sou-
mission nécessaire aux lois écrites et non écrites qui régissent la société. On
retrouve chez Durkheim, à propos de la nature enfantine, des formulations
qui ne sont pas sans rappeler Mendousse : l’enfant est un être infrasocial,
qui vit « dans un état de passivité tout à fait comparable à celui où l’hypno-
tisé se trouve artificiellement placé » et sur lequel, par conséquent, l’action
éducative va pouvoir s’exercer pleinement, avec le seul recours de l’autorité,
pour façonner à sa guise « un être entièrement nouveau ».
En second lieu, alors même que Durkheim réfute l’idée de prédisposi-
tions enfantines, de traits de caractères transmis par hérédité, pour affirmer
la primauté de la sociologie dans la science de l’éducation, il réintroduit la
psychologie dans ce qu’il appelle la pédagogie, c’est-à-dire « le choix des
moyens » qui permettent de réaliser les finalités éducatives (qui sont, elles,
définies par la sociologie). « Ici, dit-il, il est incontestable que la psychologie
reprend ses droits » ; celle-ci doit enseigner à l’éducateur les ressorts de la
personnalité enfantine, ses « tendances, habitudes, désirs, émotions ».
On voit donc bien pour quelles raisons la sociologie de la jeunesse
n’a pu se développer précocement en France. L’empire du « social » dont
Durkheim se fait l’apôtre – « l’être nouveau que l’action collective, par la
voie de l’éducation, édifie en chacun de nous, représente ce qu’il y a de
meilleur en nous, ce qu’il y a en nous de proprement humain ; l’homme
n’est un homme que parce qu’il vit en société » – le conduit à ignorer
la  réalité juvénile : tout entier occupé à penser la détermination qui va
de la Société vers l’individu, il ne peut porter attention à la complexité
et à l’aspect souvent contradictoire du processus de socialisation, et il
délègue à la psychologie cette tâche mineure de compréhension de la
nature enfantine ou juvénile.
Disciple de Durkheim, Paul Fauconnet sera le fidèle continuateur de
cette tradition, reprise à son tour par Maurice Debesse, le grand spécialiste
de la jeunesse dans les années d’après la seconde guerre mondiale, qui fut
lui-même étudiant de Fauconnet. On comprend donc que, dans le fil de
cette tradition, l’analyse de la jeunesse soit restée en France, pendant long-
temps, de nature plutôt psychologique.

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44  Sociologie de la jeunesse

Il n’en sera pas de même aux États-Unis, où sous l’influence stimulante


d’écoles de pensée structurées, dont certaines reprendront des éléments
de l’enseignement durkheimien, mais en les réaménageant, se développera
une véritable théorie de la socialisation comme moment différencié, selon
les groupes sociaux, d’ajustement progressif et contradictoire aux normes
et aux rôles sociaux
En effet, très tôt les sociologues américains ont pris leurs distances
avec la conception psychologique traditionnelle de l’adolescence. Dès
1936, l’American Sociological Review, dans la présentation d’un bilan des
recherches sociologiques sur l’adolescence, écrivait :
« Comme expérience sociale, l’adolescence ne doit pas être définie en
termes de puberté et de maturation physique. Son commencement doit être
recherché au moment où la société ne considère plus la personne comme un
enfant mais attend d’elle qu’elle assume certaines responsabilités adultes. »
C’est déjà la définition de la jeunesse comme norme d’âge qui s’impose. La
revue aborde aussi la question du conflit des rôles entre l’aspiration juvénile
à l’autonomie et le maintien d’une dépendance parentale, contradiction qui
est « responsable des phénomènes caractéristiques de l’adolescence dans la
culture américaine ». Et Margaret Mead, l’un des pionniers dans le domaine
des recherches sur la jeunesse, définit déjà ce qui sera l’un des thèmes fonda-
mentaux de l’école culturaliste, l’analyse de la personnalité sociale de l’ado-
lescent dans les groupes sous-culturels donnés, et ceci pour chaque sexe.
En fait, c’est surtout autour de la question de la délinquance juvénile
qu’ont été produits les ouvrages les plus significatifs.

Les sous-cultures juvéniles


Aux États-Unis, l’école prend rapidement, à côté de la famille, une place
grandissante dans le processus de socialisation ; et, à l’école, les normes
de la classe moyenne prévalent : valorisation de l’ambition, éthique de la
responsabilité individuelle, valorisation de la réussite académique, morale
d’« ascétisme dans le monde » (wordly ascetism) fondée sur le report des
satisfactions immédiates au profit de la réalisation de buts à long terme,
valorisation de la rationalité, de la courtoisie, des bonnes manières, de la
maîtrise et du respect de certaines conventions de langage et de compor-
tement, contrôle de l’agression physique et de la violence, respect de la
propriété. On attend des élèves, application, obéissance, docilité, autant de
normes auxquelles les enfants de la classe ouvrière ont le plus de mal à se
conformer par manque de formation à l’ordre et à la discipline, par manque
d’intérêt pour la réussite intellectuelle, par manque d’incitation des parents
à la conformité aux exigences de l’école.
Dans ce cadre général et au travers de l’analyse de la délinquance juvénile,
c’est une conception sociologique de la jeunesse qui va s’imposer : on passe

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L’invention de l’adolescence et le début des sciences de la jeunesse 45

du concept de personnalité à celui de « sous-culture ». Cohen (1961) dépasse


ainsi l’analyse de la délinquance pour proposer plus largement une analyse
différentielle des modes de socialisation des enfants des classes moyennes
et des enfants des classes populaires. Le thème majeur de Cohen sera celui
du conflit culturel, ou selon ses termes celui des problèmes d’ajustement,
auquel sont soumis les enfants des classes populaires engagés dans des pro-
cessus contradictoires de socialisation familiale et de socialisation scolaire.
W.F.  Whyte (1955), dans une étude classique de la vie des banlieues,
divise les jeunes adolescents de la lower-class en deux grands groupes : les
college boys qui sont d’abord intéressés par la promotion sociale et les corner
boys qui restent avant tout attachés à leur communauté locale. Les premiers
s’identifient au style de vie des classes moyennes alors que les seconds se
trouvent relativement satisfaits de leur style de vie populaire. Mais le corner
boy sent rapidement qu’il est :
« […] sous la surveillance critique ou même condescendante de gens qui sont
“étrangers” à sa communauté et qui l’apprécient selon des valeurs qu’il ne
partage pas […] Pour gagner leurs faveurs, il doit changer ses habitudes, ses
valeurs, ses ambitions, sa manière de parler, et changer de camarades. »
Les enfants des classes populaires intériorisent les standards de la classe
moyenne à un point suffisant pour ressentir une ambivalence fondamen-
tale envers leur propre comportement de corner boy ; c’est ainsi que peuvent
coexister chez la même personnalité une moralité corner boy et une mora-
lité college boy Comment résoudre alors ce problème d’ajustement ?
– soit en tentant de devenir un college boy, mais c’est une entreprise
difficile et moralement coûteuse ;
– soit en conservant la forme stable du mode de vie corner boy qui,
contrairement à la réponse délinquante, évite la rupture radicale avec les
adultes de la classe ouvrière et ne représente pas une renonciation irré-
médiable à une mobilité ascendante. Cette réponse est l’expression d’une
préférence pour ce qui est connu, sans les risques, les incertitudes et le coût
moral de la réponse college boys d’un côté, de la réponse délinquante de
l’autre.
Mais précisément, qu’apporte alors de plus la réponse délinquante ?
La sous-culture délinquante représente la répudiation explicite et com-
plète des standards de la classe moyenne et l’adoption de leur antithèse,
pour échapper à une situation humiliante :
« La sous-culture délinquante n’autorise aucune ambiguïté de statut avec qui
que ce soit d’autre. En termes de normes de la sous-culture délinquante, défi-
nies par leur polarité négative avec le système de statut respectable, la véri-
table non-conformité du délinquant aux standards de la classe moyenne le
place au-dessus du plus exemplaire college boy. »
La culture corner boy n’est pas spécifiquement délinquante ; elle conduit
à un comportement délinquant lorsqu’une conformité aux normes de la

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46  Sociologie de la jeunesse

classe moyenne interfère avec le respect des normes corner boy. C’est ce
problème d’ajustement qui produit la réponse délinquante.
Le livre de Richard A. Cloward et Lloyd E. Ohlin (1961) part de la même
question : « quelles pressions conduisent les jeunes à former ou rejoindre des
sous-cultures délinquantes ? », mais y apporte des réponses tout à fait diffé-
rentes. Cloward et Ohlin s’inspirent directement de la théorie mertonienne
de l’anomie. Selon Merton, deux niveaux régissent la vie sociale organisée : la
structure culturelle, définissant les buts et les normes, et la structure sociale
composée de l’ensemble des relations dans lesquelles les individus sont impli-
qués ; la division des individus en classes sociales en fonction de la prospérité
économique, du pouvoir et du prestige est un des types importants de struc-
ture sociale. L’anomie ne se développe pas seulement à cause d’une rupture
dans la régulation des buts et des normes (théorie durkheimienne), mais aussi
à cause d’une rupture dans la relation entre les buts et les moyens légitimes
d’y accéder. C’est donc essentiellement une théorie de la frustration qui va
permettre d’expliquer les pressions conduisant à la déviance :
« C’est seulement quand un système de valeurs culturelles exalte virtuellement
au-dessus de tous les autres certains buts de succès communs à la population
entière tandis que la structure sociale restreint rigoureusement ou clos com-
plètement l’accès aux moyens permettant d’atteindre ces buts pour une part
considérable de la même population, que le comportement déviant s’étend
sur une large échelle. »
Merton, 1957.
Selon Cloward et Ohlin, la sous-culture délinquante ne serait pas une
réponse symbolique qui cherche à établir une échelle de prestige antithé-
tique aux normes de la classe moyenne, mais une réponse essentiellement
pratique : la tentative d’atteindre une position économique plus élevée par des
moyens illégitimes parce que la voie d’accès aux moyens légitimes est fermée.
Contrairement à ce qu’avance Cohen, le problème d’ajustement des jeunes
des classes défavorisées ne serait pas un problème d’interférence culturelle, les
jeunes de type corner boy ne souhaitant pas adopter un mode de vie typique
des classes moyennes, mais seulement atteindre une position plus élevée selon
les critères de la lower class plutôt que selon ceux de la classe moyenne.
Reprenant la typologie de Whyte, Cloward et Ohlin en proposent une
nouvelle version dans le tableau suivant :

Orientation vers Orientation vers


l’appartenance à la classe une amélioration de
moyenne la position économique
TYPE I + + college boy
TYPE II + - college boy
TYPE III - + rép. délinquante
TYPE IV - - corner boy

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L’invention de l’adolescence et le début des sciences de la jeunesse 47

Les types I et II correspondent aux college boys déjà décrits par Whyte,
le type I accordant une importance égale à la position économique et
au groupe de référence alors que le type II considère le changement de groupe
d’appartenance comme un objectif plus important que l’amélioration de la
position économique ; il peut s’agir de jeunes qui préfèrent le prestige social
d’une position moins bien rémunérée, comme celle de professeur, aux avan-
tages économiques d’activités moins valorisées socialement.
Le type III est orienté par une définition du succès qui s’appuie sur une
amélioration de la position économique mais sans chercher à changer de
style de vie ou à embrasser des carrières correspondant aux valeurs de la
classe moyenne.
Enfin, le type IV est le type classique du corner boy essentiellement
orienté par la stabilité.
Le comportement délinquant, disent Cloward et Ohlin, est essentiel-
lement associé au type III ; ces jeunes vivent le conflit le plus aigu avec le
modèle des classes moyennes qui non seulement dévalue le style de vie
lower class, et cherche à induire un désir de changement de groupe d’ap-
partenance, mais aussi dévalue les orientations matérialistes vers lesquelles
ces adolescents s’orientent. Les sous-cultures délinquantes, phénomènes
collectifs, fournissent les chemins d’une réussite qui n’emprunte pas la voie
tracée par le système de valeurs des classes moyennes.

Les prémices d’une sociologie des âges


Talcott Parsons (1942, 1955) donne leur place aux catégories d’âge et de sexe, à
côté d’autres faits sociaux significatifs, dans le cadre d’une théorie structuro-
fonctionnaliste de la société américaine. C’est au moment où l’enfant rentre
dans l’adolescence qu’il adhère à des « modèles de conduite » qui reposent
sur des normes liées à la fois aux gradations d’âge et aux rôles sexuels. Ces
normes sont celles de la youth culture dont la caractéristique est de combiner
des éléments qui appartiennent à l’adolescence et des éléments qui appar-
tiennent à l’âge adulte. Le modèle de la youth culture des High Schools (swell
guys, glamourous girls) produit des comportements qui consistent à « prendre
du bon temps » dans des activités où se rencontrent des partenaires du sexe
opposé. Les activités valorisées sont les prouesses athlétiques pour les gar-
çons, tandis que les filles doivent déployer des qualités de séduction. Mais
Parsons souligne que la « jeunesse » ne se limite pas à l’exercice d’activités
stéréotypées ; elle est plutôt, selon lui, « un modèle largement humaniste » et
se manifeste comme un mode de vie qui résulte de tensions avec les adultes.
Selon Parsons, quatre éléments viennent accroître l’incertitude et l’in-
détermination statutaires de la jeunesse :
– l’allongement de la durée moyenne des études alors que le jeune améri-
cain doit, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’école, assumer plus de
responsabilités et d’autonomie que ne faisaient ses prédécesseurs ;

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48  Sociologie de la jeunesse

– l’isolement structurel de la famille nucléaire : la diminution de sa taille, la


disparition des domestiques contribuent à concentrer les relations en son
sein et à accroître les motivations pour un haut degré de réussite. Voilà
une pression supplémentaire qui pèse sur les jeunes ;
– la plus grande liberté dans le champ des pratiques et des représentations
sexuelles engendrent des difficultés d’ajustement du fait que « dans ces
champs nouvellement émancipés, une codification adéquate des normes
les gouvernant n’a pas encore été établie » ;
– si le système de valeurs de base américain n’a pas changé, à des niveaux
plus bas, le système normatif est soumis à une perpétuelle réorganisation
qui induit :
« […] d’importants facteurs d’indétermination dans la structure des attentes
[…] non seulement dans le sens où il y a des aires de liberté dans lesquelles
l’autonomie de décision est attendue, mais aussi dans le sens où, là où les
individus sentent qu’ils ont à être orientés, soit cette orientation fait complè-
tement défaut, soit l’individu est sujet à des attentes contradictoires qu’il est
impossible de satisfaire toutes ensemble. »
Et Parsons ajoute que ce risque d’anomie est grand pour les jeunes géné-
rations qui réagissent par l’adoption d’une culture juvénile relativement
différenciée : un système distinct de relations sociales et de comportements
juvéniles tend à apparaître et à devenir plus ou moins institutionnalisé dans
les sociétés qui développent un système d’organisation des rôles adultes
hautement universaliste.
Pour certains auteurs (Keniston, 1960), l’incertitude à laquelle est
soumise la jeunesse américaine conduit une partie d’entre elle, The
Uncommited (littéralement les « désengagés »), à une véritable aliénation.
Cette jeunesse a le culte du moment présent et ne parvient à se définir
que négativement par la répudiation des valeurs centrales de la culture à
laquelle elle appartient et notamment de toutes les qualités – l’agressivité,
l’initiative et la réussite – qui définissent culturellement le rôle sexuel mas-
culin et l’American way of life. La forte discontinuité entre l’enfance et la vie
adulte qui caractérise la classe moyenne américaine, notamment dans les
domaines de l’accès à l’indépendance et de l’identification sexuelle, favo-
rise l’apparition de tendances régressives qui se manifestent par le refus de
la vie adulte. Pour Keniston, ce refus de la vie adulte équivaut à un échec
de l’acculturation et produit de graves difficultés psychologiques. Les indi-
vidus qui se définissent presque entièrement par ce à quoi ils s’opposent ne
parviennent pas à donner unité et cohérence à leur identité personnelle.
Eisenstadt (1956, 1963) aborde également la question de l’identité mais
dans une perspective culturaliste plus large et en la reliant à la question
normative :
« La définition culturelle de l’âge est un important constituant de l’iden-
tité d’une personne, de la perception qu’elle a d’elle-même, de ses besoins

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L’invention de l’adolescence et le début des sciences de la jeunesse 49

psychologiques et de ses aspirations, de sa place dans la société, et du sens


ultime de sa vie ». L’âge ne correspond pas qu’à un sous-système fonctionnel
de rôles, il est aussi lié à « la tentative de trouver une signification à la transi-
tion temporelle personnelle » qui « peut souvent conduire à une identification
avec les rythmes de la nature ou de l’histoire, avec les cycles des saisons, avec
le développement d’un plan cosmique, ou avec la destinée et le développe-
ment de la société. »
Cette orientation associe la question de l’âge à celle du temps et tente de
relier temps personnel, temps historique et culturel :
« La transition de l’enfance et de l’adolescence à l’âge adulte, le développe-
ment de l’identité personnelle, de l’autonomie psychologique et de l’autoré-
gulation, la tentative de lier la transition temporelle personnelle à des images
culturelles générales et aux rythmes cosmiques et de lier la maturation psy-
chologique à l’émulation de modèles définis de rôles – tout cela constitue
les éléments de base de l’image archétypale de la jeunesse. Cependant, les
manières selon lesquelles ces différents éléments se cristallisent en configura-
tions concrètes diffèrent grandement de société à société et à l’intérieur des
secteurs d’une même société. »
Ajoutons que la question du temps et de l’âge doit être reliée au concept
de génération pour prendre très certainement une réelle efficacité sociolo-
gique. Nous y reviendrons.
Voici les quatre idées centrales d’Eisenstadt :
1) l’idée de transition : la jeunesse est définie comme une période mora-
toire sur le plan de l’attribution des rôles, et une étape de cristallisation de
l’identité personnelle ;
2) la liaison entre les processus psychologiques, les processus historico-
culturels et les processus sociaux dans ce qui devrait constituer le fonde-
ment d’une sociologie de la jeunesse ; le concept d’« identité » faisant en
quelque sorte le lien entre ces différents champs ;
3) le fondement fonctionnaliste de la définition de la jeunesse comme
apprentissage de la conformité à un rôle social ;
4) le relativisme culturel de la définition des âges.
À l’aide de ces idées, Eisenstadt développe des hypothèses plus analy-
tiques sur la place de la jeunesse dans la société. L’importance de cette place
dépend de deux facteurs principaux :
– plus l’organisation de la société, sur le plan de la division du travail, est simple,
plus l’influence de l’âge est grande comme critère d’allocation des rôles ;
– l’influence de telle ou telle catégorie d’âge dépend aussi de l’orientation du
système de valeurs qui peut mettre l’accent sur telle ou telle qualité sociale
(la force, la vigueur, ou l’expérience, la sagesse…) « qui peuvent être expri-
mées et symbolisées par des âges spécifiques ».
L’âge est conçu comme un cadre social transcendant les groupes bio-
logiques représentatifs de telle ou telle strate d’âge et s’imposant comme

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50  Sociologie de la jeunesse

un système normatif – d’autant plus puissant que la société est simple – et


éventuellement associé à un système de valeurs par lequel la société peut
assurer sa continuité et sa reproduction. L’âge est plus une norme construite
historiquement, développée socialement et intériorisée psychologiquement
qu’une force sociale.
Les groupes d’âge se développent lorsque la famille ou le groupe de parenté
ne constituent pas l’unité de base de la division du travail et ne garantissent
donc pas l’accès à un statut social de plein exercice. Les groupes de pairs
peuvent alors servir de phase de transition entre le monde de l’enfance et
le monde des adultes, comme c’est le cas dans les sociétés modernes. (Nous
verrons que cette thèse est pour le moins contestable : certaines sociétés
primitives développent des systèmes de parenté à l’intérieur desquels les
groupes d’âge tiennent la première place). Le paradoxe est que le développe-
ment d’organisations spécifiques de jeunes est associé à un affaiblissement
du rôle de l’âge en général, et de la jeunesse en particulier, comme critère
défini de l’attribution des rôles. Les difficultés que rencontre l’adolescence
dans les sociétés modernes tiendraient à cet affaiblissement des liens entre
le développement de la personnalité et des modèles de rôles définis.

Les débuts de la sociologie de la jeunesse en France


Dans les années 1960, deux courants principaux ont influencé les travaux
français sur la jeunesse : d’une part, la problématique d’orientation psycho-
logique ou psychosociale ; d’autre part, les analyses, soit culturaliste, soit
fonctionnaliste d’origine nord-américaine dont il a été question plus haut.
L’influence du premier type se retrouve dans les travaux de M. Debesse
(1948, 1958), l’un des spécialistes français de la jeunesse de l’après-guerre.
Inventeur de l’expression, qui fit florès à l’époque, de « crise d’originalité
juvénile », Debesse, s’il apporte quelques nuances à son propos à partir de la
fin des années 1950 (en reconnaissant par exemple qu’on ne peut ramener
tous les adolescents à un « adolescent type »), situe toujours sa probléma-
tique dans le cadre de la psychologie.
La question centrale reste celle de l’évolution des personnalités, même
si on commence à se soucier de la différenciation sociale des types de déve-
loppement (Debesse oppose le « type de développement révolutionnaire »
plus fréquent chez les adolescents scolaires et étudiants au « type de déve-
loppement rectiligne » plus fréquent chez les adolescents apprentis). On le
voit, on est très loin du niveau d’élaboration de la sociologie américaine de
la même époque. Mais, pourrait-on rétorquer, il s’agit là d’auteurs formés
précisément à l’école psychologique et donc naturellement peu enclins à
adopter une problématique sociologique. Manifestement, les médecins,
psychiatres, psychanalystes et psychologues occupent encore à l’époque
une position dominante dans le traitement intellectuel de la question de
la jeunesse, qui reste celle de l’adolescence, notion inventée, on l’a vu, par

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L’invention de l’adolescence et le début des sciences de la jeunesse 51

la psychologie du début du siècle. C’est sans doute une des raisons princi-
pales du retard de développement de la sociologie de la jeunesse en France.
Mais d’autres causes y ont aussi contribué : l’influence grandissante du
marxisme qui focalise l’attention sur les rapports de classe et sur les rap-
ports de travail, deux types de rapports sociaux où les jeunes ne jouent pas
le premier rôle ; l’influence de l’enseignement durkheimien qui considère
l’âge comme une détermination mineure au regard de l’ensemble des pres-
sions à la conformité qui s’exercent par d’autres biais.
Jean-Claude Chamboredon (1966) s’attache ainsi à dénoncer les deux
illusions qui, selon lui, entourent la question juvénile et contribuent à ali-
menter « les spéculations sur la montée des jeunes », « l’illusion de la nou-
veauté » qui veut faire croire à l’avènement d’une nouvelle génération et de
nouveaux comportements, et « l’illusion culturaliste » qui veut faire croire
au caractère extensif et homogène de la culture juvénile. Chamboredon
développe une hypothèse diffusionniste dont l’école et la montée des
classes moyennes seraient le moteur : la culture juvénile ne serait rien
d’autre que l’adoption du modèle étudiant, redéfini et altéré, « réinterprété
selon la logique du chahut », par les jeunes des classes moyennes que la
prolongation scolaire catégorise comme une nouvelle classe d’âge. Cette
prolongation scolaire, si elle a le pouvoir de définir une nouvelle étape de
l’existence, n’a pas celui de donner les moyens culturels de la vivre à ceux
qui l’expérimentent, qui ne la trouvent pas non plus dans leur culture d’ori-
gine et qui « recherchent donc les recettes d’un art de vivre l’adolescence »
dans les magazines et la mode juvéniles.
On voit la différence avec la thèse culturaliste. Pour Chamboredon, la
culture adolescente n’est qu’un conformisme adopté pour vivre une indé-
termination statutaire ; pour les culturalistes, elle serait l’expression sym-
bolique originale d’un système de valeurs et d’une échelle de prestige en
rupture avec les normes et les rôles adultes1.
En fait, Chamboredon n’est pas loin d’adhérer à une définition norma-
tive de l’âge assez proche de celle des fonctionnalistes : lorsqu’il parle par
exemple de « la définition sociale de l’adolescence qui assigne aux jeunes
une nature définie par le caprice et le loisir », ou lorsqu’il parle « du sen-
timent d’insécurité et d’incertitude [qui] incline aux conduites obéissant
à la frivolité statutaire des adolescents », avec la différence essentielle que
dans l’esprit de Chamboredon, ces prescriptions normatives n’obéissent pas
comme chez Parsons ou Eisenstadt à un sous-système fonctionnel de rôles
adultes ; la production d’images identificatoires permet simplement à ceux
qui vivent des situations sociales floues d’adhérer à un personnage social

1. Écartons ce qui nous semble être une confusion : Chamboredon présente la thèse culturaliste
comme véhiculant l’idée d’une homogénéité culturelle de l’adolescence ; cette tradition relève
peut-être de la sociologie française (voir, par exemple, Morin), mais on a vu que les sociologues
américains qui s’inspirent des hypothèses culturalistes mettent au contraire un grand soin à
définir des modèles de socialisation différents selon les classes sociales.

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52  Sociologie de la jeunesse

reconnu. Il s’agit plutôt d’un processus de légitimation sociale de l’indéter-


mination statutaire propre à l’adolescence.
Chamboredon s’attaque surtout à l’hypothèse de l’homogénéité cultu-
relle de l’adolescence, en réaction au discours en vogue à l’époque et qui
trouvait une sorte de consécration intellectuelle chez Edgar Morin (1962).
Celui-ci est en France un des premiers à avoir mis en évidence l’importance
grandissante du fait juvénile et de la culture qui y était associée.
Mais la remarque la plus intéressante de Morin est celle qui est la pro-
position inverse de Chamboredon : ce dernier montrait comment la société
pouvait proposer des schèmes d’identification à l’adolescence socialement
prolongée ; Morin, lui, avance l’idée que la culture juvénile peut orienter
la culture de masse et surtout l’infiltrer en « juvénilisant » les modèles
dominants : « Ainsi la culture de masse désagrège les valeurs gérontocra-
tiques, elle accentue la dévaluation de la vieillesse, elle donne forme à la
promotion des valeurs juvéniles, elle assimile une partie des expériences
adolescentes ». La promotion de la culture juvénile correspond aussi à la
réorientation du système de valeurs vers les thèmes du changement culturel
et de la modernité.
Les recherches ou analyses sur le thème de la culture ou de la sous-
culture juvénile, dont Edgar Morin fut le précurseur, seront réactivées et
réorientées après les événements de mai 1968 dans un sens plus radical et
contestataire, soit sur le mode de la contre-culture et des formes sociale-
ment différenciées de la marginalité (Mauger et Fossé-Poliak, 1977), soit
sur celui de la contestation politique. Très vite aussi, les sociologues s’atta-
cheront à déceler le potentiel révolutionnaire que pouvait contenir le mou-
vement de contestation juvénile (cf., par exemple, Touraine, 1968).
Toutefois, ces recherches sur les sous-cultures juvéniles n’auront pas
beaucoup de suites. On peut citer les travaux de François Portet sur les
motards (1985) et la suite des travaux de Gérard Mauger et Claude Fossé-
Poliak (1983, 1985) pour la raison que, très rapidement la question de l’in-
sertion économique va supplanter celle des manières d’être jeune.
En un certain sens, l’ouvrage de Jean Rousselet, L’Allergie au travail (1974),
fait la liaison entre le thème culturel des « révoltés » et des « marginaux » et
celui des déclassés. En effet, cet ouvrage qui eut un certain retentissement
à l’époque et qui influença un certain nombre de recherches ultérieures
porte à la fois sur les attitudes contestataires des jeunes et sur le monde du
travail et l’entrée dans la vie professionnelle. Il défend la thèse selon laquelle
l’idéologie du travail, le mythe de la réussite socio-économique individuelle
seraient contestés au point de perdre toute consistance chez les jeunes.
Ceux-ci adopteraient une position « instrumentale » à l’égard du travail,
n’attachant pas d’importance au contenu même des tâches et n’envisageant
l’activité salariée que comme une nécessité purement économique. Cette
thèse a été depuis fortement contestée, la plupart des enquêtes montrant
que la proportion de jeunes qui accordent une valeur centrale au travail

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L’invention de l’adolescence et le début des sciences de la jeunesse 53

est assez largement majoritaire et demeure à peu près stable depuis une
vingtaine d’années.
C’est quelques années après 1968 que le thème de l’insertion socio-
économique va supplanter celui des cultures ou sous-cultures juvéniles ou
des dispositions éthiques des jeunes. Mais le retour en faveur de la ques-
tion de l’entrée au travail – entamé avant la crise de 1974 mais bien sûr
renforcé par celle-ci – s’accompagne d’un changement de perspective. Ce
ne sont plus tant les formes de socialisation professionnelle qui sont étu-
diées que les mécanismes qui organisent les modes d’insertion des jeunes
sur le marché du travail (Nicole-Drancourt, Roulleau-Berger, 1995). Cette
perspective est le plus souvent dominée par le paradigme économique des
formes d’ajustement ou de désajustement de l’offre et de la demande de
travail, ou, dans une perspective néo-marxiste, des formes de mobilisation
de la main-d’œuvre juvénile par les entreprises.
Malgré tout, les sociologues, tout en restant centrés sur la question pro-
fessionnelle, vont produire des analyses plus directement consacrées aux
attitudes particulières des jeunes sur le marché du travail, et plus largement
dans la société. C’est qu’en effet la montée du chômage inquiète l’opinion et
le monde politique encore marqué par la crise de mai 1968. Ainsi, à l’inci-
tation des financeurs publics, un certain nombre de recherches vont porter
sur les conséquences du sous-emploi et de la précarité sur les attitudes
sociales, et en particulier sur celles des jeunes (Galland, Louis, 1981).
Dans une perspective plus ethnologique, et dans la lignée des travaux
de Pierre Bourdieu, Michel Pialloux décrit la stigmatisation de l’adoles-
cence des cités, constituée en personnage social selon une image, une hexis,
conforme au destin social qui lui est promis et aux stéréotypes produits
par ceux qui sont extérieurs à la cité. Dans ce contexte, la marginalité pro-
fessionnelle n’est rien d’autre qu’une conséquence du désenchantement
scolaire et qu’une forme d’adaptation réaliste à une situation créée de l’ex-
térieur et sur laquelle les jeunes n’ont aucune prise. Ainsi, le jeune précaire
serait socialement ajusté, dans son système même de dispositions, à des
fins qui lui sont totalement extérieures et qui correspondent, en gros, au
système d’attentes des employeurs. On perçoit ici l’influence et en même
temps la tentative de renouvellement d’une sociologie critique puisqu’il ne
s’agit plus seulement de dénoncer ou de démontrer le mode d’usage de la
force de travail, mais d’expliciter le mécanisme beaucoup plus complexe
par lequel un système de dispositions se construit pour s’adapter aux posi-
tions qu’un jeune issu d’une fraction de classe donnée a le plus de chances
d’occuper. Cette sociologie objectiviste a en en même temps l’ambition de
montrer comment le « vécu » est produit par les conditions objectives de la
pratique et tend à reproduire ces conditions.
Le thème du déclassement reste toujours présent de manière explicite
ou sous-jacente dans de nombreuses recherches sur les jeunes, mais à partir
des années 1980 une nouvelle problématique se dessine à la formation de

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54  Sociologie de la jeunesse

laquelle les débats menés à l’intérieur du Réseau « Jeunesses et Sociétés »1


ont largement contribué, réorientation qui résulte aussi sans doute d’un
certain épuisement de la problématique de l’insertion.
La question qui était posée et qui alimentait les controverses, dans le
prolongement des débats engagés auparavant par Morin et Chamboredon,
était celle de la catégorie de jeunesse : est-il légitime de penser la jeunesse
comme une catégorie sociologique, c’est-à-dire comme un groupe social
doté, à côté d’autres déterminations, d’une certaine unité de représenta-
tions et d’attitudes tenant à l’âge ?
La réponse de Pierre Bourdieu est apparemment lapidaire : « la jeunesse
n’est qu’un mot » (1980), non que l’auteur de la Distinction dénie par là toute
validité à une analyse sociologique des questions d’âge, mais limite celle-ci
à une étude des luttes de classement ; « la jeunesse n’est qu’un mot » doit
se comprendre dans le sens que l’âge est d’abord une forme de marquage
social que s’appliquent des groupes concurrents – en gros les « jeunes » et
les « vieux » – pour marquer symboliquement leur prééminence actuelle ou
à venir.
Mais cette perspective a semblé à certains chercheurs trop limitative.
Elle revenait à enfermer la question sociologique de la jeunesse dans une
sorte de nominalisme socio-historique et à lui ôter toute autre consistance.
Envisagerait-on de n’analyser que sous cet aspect les classes sociales ?
Bien sûr, l’âge a une dimension biologique qui ne ressortit pas au
domaine sociologique mais on a trop souvent pris argument de cette
dimension comme si elle invalidait définitivement toute perspective socio-
logique. Nul besoin de faire beaucoup de sociologie pour comprendre que
la validité d’une telle perspective ne tient pas aux qualités intrinsèques de
ces aspects de la vie humaine – l’âge, le vieillissement – mais à la construc-
tion par le sociologue de la problématique et des concepts qui vont servir
à l’analyse. La dimension biologique de l’âge, qui n’est qu’une dimension
parmi d’autres, ne rend pas caduque a priori l’analyse sociologique.
Un autre argument souvent avancé à rencontre d’une sociologie de la
jeunesse a été celui selon lequel on commettrait un coup de force et un
abus de langage en regroupant sous un même vocable – « les jeunes » – des
catégories qui n’ont rien de commun, en particulier du point de vue de l’ori-
gine sociale et de l’ethos de classe. Deux sortes de réponses ont été appor-
tées à cet argument : tout d’abord, avant d’affirmer que l’âge n’a aucune
influence sur les représentations et les comportements sociaux qui soit peu
ou prou externe à l’influence de classe et qui corresponde donc à une forme
au moins partielle d’unité de la classe d’âge, il faut en entreprendre la véri-
fication et se donner les concepts utiles à celle-ci ; en second lieu, la diver-
sité sociale, évidente, de la catégorie des jeunes n’invalide pas en elle-même

1. Regroupement de chercheurs, essentiellement des sociologues, mais aussi des histo-


riens et des ethnologues, travaillant sur les jeunes et les questions d’âge et de générations.

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L’invention de l’adolescence et le début des sciences de la jeunesse 55

le concept ; toute catégorie opératoire recouvre des réalités socialement


diversifiées. Vouloir faire une sociologie de la jeunesse n’implique pas que
l’on suppose une homogénéité du groupe social considéré. Au contraire, il
apparaîtra rapidement que l’intérêt sociologique de la démarche sera de
faire une sociologie comparative des jeunesses.
L’ensemble de ces réflexions critiques – rejet d’une démarche stricte-
ment nominaliste, d’un naturalisme à consonance bio-psychologique, ou
d’un culturalisme postulant à l’homogénéité de la classe d’âge – a conduit
les sociologues à retenir le concept d’« entrée dans la vie adulte ». L’idée est
d’étudier d’abord les conditions sociales, professionnelles, matrimoniales
et résidentielles du passage à l’âge adulte. L’« entrée dans la vie adulte » est
définie à partir de trois critères significatifs – puisqu’ils correspondent à
des changements fondamentaux de statut – le début de la vie profession-
nelle, le départ de la famille d’origine et le mariage. L’intérêt d’une approche
« biographique » intégrant ces trois aspects est de permettre une lecture
du passage à l’âge adulte en fonction des interactions pouvant exister entre
ces trois calendriers rarement homothétiques. Et c’est précisément dans
les décalages entre ces âges « combinés » de manière spécifique par chaque
classe sociale que devraient surgir des différences socialement significa-
tives (Galland, 1984).

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Conclusion
de la première partie

Plusieurs images de la jeunesse ont jusqu’à présent défilé sous nos yeux,
images qui sont une composition complexe de la réalité des conditions
sociales d’existence de la jeunesse de l’époque considérée, des représenta-
tions savantes ou communes que s’en construit la société, représentations
qui ont à leur tour un effet de définition tant il est vrai qu’un groupe social
n’existe qu’à travers les catégories de représentation et de désignation éla-
borées et sédimentées progressivement. Ces représentations sont souvent
soumises à des influences idéologiques totalement extérieures à la jeunesse
elle-même qui a peu à peu constitué une catégorie privilégiée à travers
laquelle s’expriment les peurs et les fantasmes de la société.
Mais les images qu’une époque donne de « sa » jeunesse ont toujours
quelque chose à voir avec la réalité sociale, soit qu’elles la reflètent au moins
en partie ou de manière déformée, soit qu’elles la transcendent et inaugurent
ainsi une nouvelle représentation qui finira par imposer de nouvelles manières
– propres à chaque milieu social – d’« être jeune » (sans ignorer bien sûr qu’il
peut y avoir des révolutions classificatoires avortées). Un travail plus ambi-
tieux et nécessaire serait de mieux relier la production sociale du sens de la
jeunesse aux conditions générales de transformation d’une société donnée.
Mais une première étape est déjà de définir l’évolution des différentes
manières d’être jeune et de se représenter la jeunesse (étant entendu que
ces représentations léguées par les ecclésiastiques, les moralistes, les poli-
tiques, les hommes de lettre, sont presque toujours celles qui prévalent
parmi les forces sociales dominantes et concernent presque toujours les
garçons). Résumons les quelques étapes qui ont pu être dégagées :
– L’Ancien Régime se représente la jeunesse essentiellement comme un
rapport de filiation : les jeunes sont d’abord des fils et cette qualité première
leur interdit de se penser et d’être pensés comme une catégorie collective
douée d’une certaine autonomie ; le jeune est celui qui est en attente de
succession et c’est ce rapport social qui va former la trame des représen-
tations de la jeunesse, organisées autour de deux qualités : l’impatience et

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58  Sociologie de la jeunesse

la frivolité ; impatience d’être celui auquel votre nom vous destine et que
la longévité des pères ne vous permet pas d’être immédiatement ; frivolité
puisqu’aucun apprentissage de la responsabilité n’est réellement nécessaire
à ceux auxquels le sang confère toutes les qualités requises par leur état et
qui peuvent donc tromper l’impatience par la jouissance de tous les plaisirs
et se donner l’illusion d’être dans l’excès du paraître.
– Le siècle des Lumières va inaugurer, alors qu’on assiste au déclin des
valeurs aristocratiques, la représentation de la jeunesse comme rapport
éducatif : désormais le mérite va l’emporter sur le sang ; le jeune est celui
qui apprend pour être et non plus celui qui attend d’être ce qu’il est vir-
tuellement. La jeunesse n’est plus frivole, elle est studieuse et portée par un
idéal d’accomplissement personnel.
– Le e siècle va certes actualiser en partie cet idéal, mais en partie
seulement et de ce fait, dans les représentations, il met l’accent sur une nou-
velle image : la jeunesse comme rapport de générations, soit sous sa forme
romantique, exaltée et révoltée, soit sous sa forme bourgeoise, du côté des
pères, qui ont à gérer un nouvel individualisme juvénile qui n’a pas trouvé
dans la société toutes ses potentialités d’accomplissement. La jeunesse
romantique de la première moitié du siècle est ainsi l’expression nouvelle
d’un non-conformisme dans un monde inquiet, peu sûr de ses valeurs, prô-
nant le retour au sentiment contre la raison, avide d’absolu, rejetant l’étroi-
tesse de la vie bourgeoise. La seconde partie du siècle verra le triomphe de
la famille bourgeoise et la jeunesse, encadrée par l’école, éduquée dans la
famille, se présente sous une image plus conformiste. L’essentiel est tou-
jours le rapport entre les générations, plus précisément entre les pères et les
fils, mais dans ce rapport les forces de l’intégration semblent dorénavant
l’emporter sur celles de la dissociation et du conflit. Cette évolution des
représentations de la jeunesse est concomitante du reflux du romantisme
et du développement d’une culture rationaliste et scientifique.
– Le e siècle qui verra le triomphe de cette culture introduit une révo-
lution considérable dans les représentations de la jeunesse : pour la pre-
mière fois on pense celle-ci comme un processus et non plus comme une
catégorie ; sous l’influence de la psychologie naissante on définit ainsi la
jeunesse comme un processus de maturation psychologique, un passage dif-
ficile, un moment de crise marqué par le trop plein des pulsions sexuelles,
du sentiment et de l’idéal. La jeunesse n’est plus le temps de la révolte, elle
est un moment de désadaptation fonctionnelle. Mais en même temps, la jeu-
nesse devient une catégorie mobilisable : la positivité dont elle est investie
la rend propice à servir de support, réel et symbolique, aux mouvements
sociaux et à ceux qui ont vocation à les encadrer.
Le second xxe  siècle va maintenir la conception fondamentale de la
transition mais en renouveler le sens en mettant l’accent sur les condi-
tions sociales différentielles dans lesquelles s’effectue ce passage et en
s’appuyant sur le paradigme sociologique : la jeunesse devient un processus
de socialisation.

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DEUXIÈME PARTIE

Passer la jeunesse
Q   soit d’abord une étape de transition dans le déroulement
des âges de la vie est une banalité trop souvent oubliée lorsque l’on parle
des jeunes comme s’ils étaient dotés d’une essence inaltérable qui n’aurait
pas évolué de toute éternité, ou au contraire lorsqu’on présente la jeunesse
comme un agent de changement incessant dans la société, comme si elle
était une sorte de corps étranger, mal assimilé, qui bousculerait les cadres
sociaux les mieux établis.
Pour faire pièce à ces stéréotypes, l’idée de la transition, d’une période
moratoire durant laquelle la définition sociale est comme en suspens, est
fondamentale. La jeunesse c’est ce passage durant lequel vont se construire
presque définitivement, alors qu’elles sont encore en pointillé, les coordon-
nées sociales de l’individu.
Cette construction peut être réglée par des rites qui l’organisent alors
comme une phase d’apprentissage de la société et d’intégration au tout
social ; qui peuvent aussi servir d’élément à la structuration même de la
société, chez les peuples où les classes d’âge jouent un rôle central dans
l’organisation sociale.
Elle peut à l’inverse être très peu structurée par des formes rituali-
sées qui sanctionnent les passages, comme cela semble être le cas dans les
sociétés modernes. Cela est certainement en partie un effet de la générali-
sation, consécutive à la prolongation scolaire, de modes relativement uni-
formes de transition.

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Chapitre 3

Rites, passages
et rapports d’âge

A V G (édition 1969) remarquait que dans les sociétés tra-
ditionnelles, les compartiments divisant la société « sont soigneusement
isolés les uns des autres, et pour passer de l’un à l’autre, des formalités et
des cérémonies sont nécessaires qui présentent la plus grande analogie
avec les rites de passage matériels ». Mais l’aspect formel du rite a moins
d’importance que sa signification sociologique. Le passage a avant tout le
sens d’une obligation sociale qui intègre le sujet à l’intérieur de nouveaux
réseaux d’échange à la fois matériels et symboliques.

Les rites d’initiation dans les sociétés


lignagères
Les sociétés traditionnelles se caractérisent par une ritualisation de
l’ensemble des relations sociales, et pas seulement des transitions, comme
si l’équilibre de la société reposait sur un réseau complexe et fragile
d’échanges et de règles de parenté dont il ne faut rompre à aucun prix
l’équilibre par des « déplacements » intempestifs.
Margaret Mead a donné une illustration frappante de la contrainte
sociale qui pèse continuellement sur les rapports et les échanges entre sexes
et classes d’âges dans l’étude qu’elle a consacrée aux Manus de Nouvelle-
Guinée (édition 1973). La codification des rapports sociaux touche tous
les domaines, les grandes étapes de la vie bien sûr, – grossesse, naissance,
puberté, fiançailles, mariage et mort – mais même ceux qui nous paraissent
les plus libres sont ici structurés et ritualisés : les relations d’amitié et de voi-
sinage n’échappent pas aux règles sociales, on ne peut fréquenter n’importe
qui, le réseau des relations admises dépend de son sexe, de son âge et de son
rang social.
Seuls les enfants échappent en partie à la contrainte sociale ; « ils ont tout
loisir de s’amuser dans leur terrain de jeu idéal, libres de responsabilité ».

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62  Sociologie de la jeunesse

On tolère même leurs caprices et leur insolence à l’égard des adultes. Ils
sont en quelque sorte « hors jeu » ; mais leur entrée dans le monde social
revêtira d’autant plus d’importance et de solennité qu’ils passent brutale-
ment, au moment du mariage, de l’insouciance et de la désinvolture enfan-
tines aux lourdes contraintes des interdictions, des rites et des obligations
collectives. Entrer dans la vie adulte, c’est donc ici apprendre la société sans
d’autre choix que de se conformer au rôle qu’elle vous a réservé.
Dans la plupart des sociétés traditionnelles, des rites organisent ce pas-
sage du monde de l’enfance au monde adulte. Mais plus que de simples rites
de passage, il s’agit de rites d’initiation. En effet, leur sens ne se comprend
pas seulement comme une organisation du déroulement des âges contri-
buant à la continuité et à l’harmonie sociales ; l’initiation est aussi l’intro-
duction du novice aux valeurs sacrées qui ont fondé la société et dont la
connaissance va faire de lui un nouvel homme. Le sens profond des rites de
la puberté n’est pas seulement social, il est toujours aussi religieux.
En général, la cérémonie d’initiation comprend les phases suivantes :
– la préparation d’un terrain sacré où s’isoleront les hommes pendant la
durée de la fête ;
– la séparation des novices de leur mère ;
– leur isolement, parfois prolongé, dans un lieu retiré où ils seront instruits
des traditions religieuses de la tribu ;
– l’imposition au novice d’épreuves initiatiques plus ou moins cruelles dont
les plus courantes sont la circoncision, le tatouage, la scarification, l’arra-
chage des cheveux, l’épreuve du feu, l’extraction d’une dent.
En fait l’initiation comporte trois aspects fonctionnels principaux que
nous allons décrire : la séparation du monde féminin et de celui de l’en-
fance ; l’introduction au sacré ; la régénération collective de la société à
laquelle elle donne lieu.
C’est une constante des rites de la puberté que de mettre en scène, parfois
de manière brutale, la rupture du lien maternel et l’arrachement du novice
à la société des femmes. Chez les Yuin par exemple – comme dans d’autres
tribus australiennes – chaque novice est mis sous l’autorité de deux gardiens
qui pendant toute la durée de l’initiation le nourrissent et l’instruisent. Un
soir on allume un grand feu et les gardiens amènent les novices sur leurs
épaules. On leur ordonne de regarder le feu et de ne faire aucun mouvement
quoi qu’il arrive. Leurs mères prennent place derrière eux, complètement
recouvertes de branches. Pendant dix ou douze minutes, les garçons sont
« grillés » au feu, puis quand cette première épreuve initiatique a assez duré
on fait résonner le bull roarer1 derrière la rangée des femmes. À ce signal,
les gardiens font courir les garçons vers l’enclos sacré où on leur ordonne de

1. Instrument de musique aux vertus magiques qui émet un son évoquant une sorte de mugis-
sement.

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Rites, passages et rapports d’âge 63

se coucher le visage contre terre, et on les recouvre de peaux d’opossums et


de couvertures. Peu de temps après, les femmes sont autorisées à se lever et
s’éloignent de quelques milles pour installer un nouveau camp. La première
cérémonie initiatique, comportant la séparation des femmes et l’épreuve du
feu est finie. À partir de ce soir-là, les novices participent exclusivement à
l’existence des hommes.
Dans d’autres tribus le scénario est plus brutal et la séparation plus dra-
matique, au point parfois de mimer la mort des jeunes hommes. Chez les
Wiradjuri, autre tribu australienne, les novices sont couverts avec des cou-
vertures et on leur dit que Daramulun, fils du Dieu suprême, va les brûler.
Chez les Turbal, les femmes croient, en entendant le bull roarer, que les
medicine men dévorent les novices. Le mythe de l’engloutissement des néo-
phytes par un monstre est aussi très fréquent.
Le thème commun à toutes ces cérémonies rituelles de la première phase
de l’initiation est celui de la mort : le novice meurt à l’enfance, à l’état de
béatitude, d’irresponsabilité et d’asexualité qui est celui de l’enfance pour
accéder à un nouveau monde, le monde sacré constitutif de la condition
d’homme et de membre à part entière de la société. Sur ce plan, la circon-
cision équivaut elle aussi à la mort, ce que montrent très bien les cérémo-
nies initiatiques africaines où les opérateurs, couverts de peaux de lions
ou de léopards et pourvus de griffes, s’attaquent aux organes génitaux des
novices, ce qui évoque bien l’intention de tuer.
Cet arrachement au monde profane ne peut donc se faire que dans la
terreur, profondément ressentie par le novice, du passage par les ténèbres,
de l’expérience de la Mort. Ainsi, accède-t-il, après cette mort rituelle, à une
seconde naissance que suggèrent nombre de comportements symboliques :
dans un premier temps, il retombe comme en enfance et comme les petits
enfants il ne peut parler, il est soumis à tout un ensemble d’interdits alimen-
taires, ou même d’interdits visuels qui suggèrent l’état fœtal. C’est alors que
peut commencer l’initiation proprement dite qui récapitule et transmet l’his-
toire sacrée de la tribu au moyen des mythes, des danses, des pantomimes.
Dans cette initiation au sacré, les épreuves physiques et les interdictions ont
aussi le sens d’une ascèse qui doit renforcer l’élan spirituel des jeunes novices.
Cette initiation peut être fort longue et comporter des degrés séparés
parfois par un intervalle de plusieurs années.
En même temps, les cérémonies initiatiques donnent lieu à des festivités
intertribales qui régénèrent la vie religieuse collective. Les hommes déjà
initiés et les novices abandonnent le paysage familier du camp commun et
revivent – dans l’enclos sacré ou dans la brousse – les événements primor-
diaux, l’histoire mythique de la tribu. « L’initiation récapitule l’histoire sacrée
de la tribu, donc, en fin de compte, l’histoire sacrée du Monde. Et par cette
récapitulation, le Monde tout entier est resanctifié » (Éliade, 1959). Cette
symbiose entre initiation des novices et régénération collective correspond
au principe même des cérémonies rituelles de certaines sociétés, comme les

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64  Sociologie de la jeunesse

chez Kwakuitl d’Amérique du Nord où durant la période rituelle de l’hiver la


société tout entière revit, au travers de danses et de pantomimes, les mythes
d’origine et pratique en même temps l’initiation des novices.
Les initiations féminines sont moins fréquentes, moins élaborées
et moins dramatiques que celles des garçons ; surtout, elles sont d’ordre
individuel puisque la ségrégation qui constitue un de ses moments essen-
tiels survient après la première menstruation. Après une réclusion plus ou
moins longue, la jeune fille, introduite sous les acclamations du cortège
féminin, est présentée à la société tout entière qui l’agrée comme femme.
L’initiation féminine est commandée par ce mystère qui leur est propre,
la menstruation, avec tout le symbolisme qui l’accompagne : purification,
fécondité, force magique.

Les systèmes de classes d’âge


L’âge et le sexe constituent dans l’organisation et la distribution des rôles
sociaux deux opérateurs fondamentaux et combinés. En effet, les rapports
sociaux institués par les classes d’âge concernent essentiellement les gar-
çons alors que les femmes sont surtout liées aux stricts rapports de parenté ;
l’organisation de ces sociétés autour des différences d’âge n’institue pas
seulement une forme de dépendance et d’antagonisme contrôlé entre les
« jeunes » et les « vieux », mais aussi assure et pérennise la domination des
hommes sur les femmes.
Le schéma primordial des rapports d’âge s’organise autour de trois caté-
gories et de deux coupures de caractère biologique et social :
1) enfants ;
2) jeunes mâles nubiles ;
3) adultes mariés.
« De 1) à 2), la différence est d’abord biologique : la puberté ; ensuite sociale :
1* “initiation” plus ou moins formalisée qui consacre le nouvel état et condi-
tionne l’existence sociale ; de 2) à 3), elle est essentiellement sociale ; la possi-
bilité d’être un géniteur “légal” en raison du mariage, l’accession à la plénitude
sociale par la paternité. »
Balandier, 1974.

Deux thèses s’opposent pour interpréter la place, dans l’ensemble


de l’organisation sociale, des rapports d’âge. Pour Schurtz, comme pour
Eisenstadt (1956), les systèmes générationnels sont essentiellement exté-
rieurs aux systèmes de la parenté, de la filiation et de l’alliance. Ils ne se
développent même que dans les sociétés où le système de parenté ne peut
permettre à l’individu d’atteindre son plein statut : les classes d’âge se ver-
raient confier certaines fonctions dont l’attribution ne relèverait pas du res-
sort du clan ni des lignages.

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Rites, passages et rapports d’âge 65

Cette conception est critiquée par les travaux les plus récents (Abélès,
Collard, 1985). Les systèmes d’âge ont surtout été étudiés par les ethno-
logues hors du champ de la parenté, du point de vue de leurs fonctions
militaires, politiques, rituelles, voire cognitives. Mais, rien ne justifie ce
traitement différent et on peut relire les systèmes d’âge, là où ils sont le
plus structurés, comme des systèmes organisant la société tout entière. Les
ethnologues insistent aujourd’hui sur la complémentarité dialectique des
systèmes d’âge et des systèmes de parenté, les premiers concourant à l’orga-
nisation des seconds, même si organisation d’âge et organisation domes-
tique viennent se concurrencer :
« La classe d’âge apparaît complémentaire de la parenté et de l’alliance, les
relations entre les trois institutions faisant ressortir des éléments d’opposi-
tion qui, en s’affrontant, concourent à la solidarité de l’édifice. »
Paulme, 1971.
Loin d’en être des catégories étrangères ou concurrentes l’âge comme
le sexe et la filiation sont les données de base des systèmes de parenté.
Dans certaines sociétés, et en particulier dans toute l’Afrique de l’Est, l’âge
répartit les individus et les groupes en un système qui constitue l’armature
globale de la société.
On doit distinguer deux modes de constitution de ces groupes d’âge.
Dans un premier cas, ils peuvent être fondés sur un principe générationnel,
au sens où l’on parle habituellement de cohorte, c’est-à-dire d’un ensemble
d’individus entrant dans un système donné à la même date, celle-ci étant
dans ce cas soit la naissance, soit l’initiation. Les individus qui sont nés
dans le même espace de temps, généralement encadré par deux initiations
successives d’adolescents, appartiennent donc à un même groupe où ils
côtoient d’autres individus ayant à peu près le même âge qu’eux. Pour dési-
gner un groupe de cette sorte, les anthropologues parlent généralement de
classes d’âge1. Tout au long de leur existence, ces classes générationnelles ini-
tiatiques franchissent une série ordonnée de « degrés » ou de « grades » qui
séparent les principales étapes de la vie (mariage, naissance des enfants…)
et régissent l’accès aux statuts, à certains droits, à certaines obligations. Ce
système est fondé à la fois sur un principe hiérarchique – l’étagement des
grades – et sur un principe égalitaire régissant les relations à l’intérieur
d’une même classe générationnelle. Un second type de groupes d’âge peut
être fondé sur un principe généalogique : les géniteurs et les enfants issus
de ces géniteurs appartiennent à des classes distinctes. Les frontières des
classes initiatiques et des classes généalogiques ne se recouvrent pas for-
cément : par exemple deux frères séparés par une grande différence d’âge

1. Le terme n’est pas dépourvu d’ambiguïté, car, dans l’analyse de cohorte, il renvoie plutôt à
une analyse transversale, à une date donnée, des différentes classes d’âge, alors qu’il s’agit bien
ici de classes générationnelles, fondées sur la naissance ou l’initiation, auxquelles les individus
appartiennent toute leur vie.

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appartiennent à la même classe généalogique mais font partie de classes


initiatiques distinctes.
Dans l’un et l’autre cas ces systèmes d’âge concourent à l’organisation
et la régulation de la tension sociale entre générations. Mais c’est plus
particulièrement le cas des systèmes généalogiques qui assurent une répar-
tition ordonnée des pères et des fils dans des classes distinctes ; celles-ci
simultanément séparent les pères et les fils et créent une nouvelle relation
entre eux, au sein du système d’âge qui assure la pérennité de l’ordre social
en introduisant des principes tels que ceux de l’opposition des générations
successives (père/fils) et de l’équivalence des générations alternées (petit-
fils/grand-père), ces distinctions dans les relations générationnelles cor-
respondant elles-mêmes à une opposition entre le groupe familial et les
familles étendues. Illustrant cette opposition, Denise Paulme montre que,
dans des sociétés matrilinéaires de la Côte-d’Ivoire, – où le mariage favo-
risé est celui de la cousine croisée patrilatérale – s’établit un rapport social
antagoniste entre générations contiguës, c’est-à-dire entre le fils preneur
de femme et les utérins donneurs, qui ne sera apaisé qu’à la génération sui-
vante, lorsque le petit-fils pourra recevoir les biens de la lignée maternelle
(Paulme, 1971). Les systèmes à génération organisent, ritualisent et donc en
même temps contrôlent ces oppositions.
Ces classes généalogiques peuvent être, en Afrique de l’Est, de deux types :
soit successives soit classificatoires ; dans le premier cas, il faut que le recrute-
ment de la génération des pères soit terminé pour que s’ouvre le recrutement
de la génération des fils. Chez les Jie, par exemple, ou chez les Karimojong,
cette succession intervient tous les 25  ou 30  ans environ, à l’initiative des
membres de la génération aînée qui apprécient la pression qui s’exerce de la
part de nombreux hommes déjà âgés qui n’ont pu encore être initiés parce
que la génération de leurs pères était encore ouverte au recrutement.
« La cérémonie de succession est l’aboutissement d’une période de tensions
sociales et nécessite des activités rituelles particulièrement importantes pour
la vie sociale ; ces rites insistent sur la remise en ordre de la société et sur la
redistribution des statuts ainsi opérés. »
Bonté, 1985.
Dans les systèmes classificatoires, les classes générationnelles des pères
et des fils sont ouvertes simultanément au recrutement et fonctionnent
comme deux entités séparées. Les conditions d’affiliation sont quant à
elles à peu près semblables : elles s’effectuent par l’intermédiaire des classes
d’âge, – c’est-à-dire des individus nés durant un intervalle de temps donné,
trois à six ans selon les cas – et par initiation.
Le système à générations successives engendre des difficultés qui
tiennent au décalage entre âge réel et position générationnelle : des
hommes déjà âgés ne peuvent accéder à la classe générationnelle des
« pères » tant que le recrutement de ces derniers n’est pas terminé. Mais
cette difficulté est à la base même du système qui est de maintenir les fils,

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Rites, passages et rapports d’âge 67

grâce à un rite qui s’impose à tous, dans un statut mineur. À l’inverse,


les systèmes classificatoires ne permettent pas de différencier aussi bien
la position hiérarchique des pères et des fils. Aussi, certaines sociétés,
comme les Dassantech, superposent à un système de générations, une
organisation en classes d’âge.

Un exemple de système à générations combiné à un système


de grades : les Dassanetch
On naît dans la génération classificatoire (dolo) autre que celle de son père. En
outre les Dassanetch ont un système de classes d’âge (hari) regroupant à raison
de 6 classes opposées deux à deux (pères/fils) tous les hommes de la société ;
ces classes sont rangées chronologiquement. La constitution d’une classe d’âge
s’effectue progressivement par la réunion des « cliques » (shela) constituées loca-
lement. L’ouverture de la classe intervient au moment où les membres de la
génération dolo antérieure commencent à avoir des enfants. Progressivement les
membres de la classe accèdent au rite de la circoncision qui intervient collecti-
vement dans une « clique » lorsque tous les membres de la « clique » sont mariés
et ont une fille. La classe d’âge sera fermée après quatre cérémonies de circon-
cision, soit une vingtaine d’années, lorsque tous les membres de la classe ont été
circoncis. Parallèlement chaque homme, lorsque ses fils commencent à s’ins-
taller à part (généralement après la naissance du premier enfant) et lorsqu’il a
transmis lui-même l’essentiel de la prestation matrimoniale (dont le versement
est très progressif) effectue le rite dimi, dans le cadre de sa génération dolo, rite
qui consacre son accession au statut d’« aîné » et qui lui permet de revendiquer
le statut de médiateur ou « taureau », aboutissement idéal de la vie masculine. À
l’occasion du dimi l’aîné pratique de très nombreux sacrifices qui réduisent peu
à peu son troupeau déjà amputé des transferts antérieurs (prestations matrimo-
niales, transmission aux enfants mariés, etc.). Il se prive ainsi de la possibilité
d’avoir de nouvelles épouses et la plupart du temps il n’aura plus d’enfants.
Extrait de Bonté, 1985.
Ces systèmes générationnels, quelle que soit leur organisation, contri-
buent à freiner la progression sociale des jeunes hommes. Chez les Massai,
alors que les jeunes, les moran, se glorifient de leur statut de guerrier, les
aînés – en particulier leurs pères – se complaisent indéfiniment dans la
jouissance des vrais privilèges : le mariage, la polygynie, la richesse pasto-
rale, l’autorité politico-religieuse.
Les systèmes d’âge d’une manière générale participent aussi à l’entretien
de la domination masculine d’abord parce qu’ils concernent essentielle-
ment les garçons et qu’ils fondent la hiérarchie des classes sur la réglemen-
tation de l’accès aux femmes. Dans de tels systèmes, ces dernières ont donc
d’abord une valeur instrumentale.
« C’est une inégalité à deux degrés ou niveaux qui se trouve ainsi instituée, et
qui subsiste à la base de toutes les sociétés connues : la première (sexuelle) est
la condition de la seconde (générationnelle). »
Balandier, 1974.

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Mais la hiérarchie qu’établit le système d’âge n’a pas pour seule finalité de
fonder des positions de pouvoir différenciées ; elle contribue aussi à repro-
duire les valeurs essentielles de la société. Certes, la plupart des  systèmes
d’âge organisent la domination de la génération aînée sur celle qui la suit.
Ce rapport de domination est cependant tempéré et relativisé par plusieurs
éléments qui, à l’inverse, mettent l’accent sur l’équivalence et la solidarité.
En premier lieu, à l’opposition des générations successives répondent
la complicité et la proximité entre membres des générations alternes qui
entretiennent entre eux des rapports caractérisés par la spontanéité, le
non-conformisme et souvent l’affection manifeste.

Les relations privilégiées entre classes alternes :


l’exemple des Massaï
« Chez les Massaï méridionaux le système était constitué de deux séries parallèles
et relativement autonomes de classes alternes. Tous les 15  ans environ, une
nouvelle classe guerrière était mise sur pied pour accueillir les jeunes hommes de
15 à 20 ans. La responsabilité de présider aux circoncisions et aux cérémonies
d’inauguration de la nouvelle classe revenait précisément aux aînés de la classe
alterne supérieure. Eux seuls avaient autorité sur les guerriers qu’ils parrainaient.
Ils formaient d’ailleurs au niveau tribal la classe rituellement et politiquement
dominante. Leur règne durait aussi longtemps que la classe parrainée s’avé-
rait la classe guerrière la plus forte, c’est-à-dire qu’elle surpassait en force et en
audace la classe guerrière, plus jeune, qui la suivait. La relation de parrainage
qui s’établissait chez les Massaï entre classes alternes s’exprimait notamment
dans une symbolique du feu, les parrains allumant pour leurs protégés un grand
feu à chaque occasion cérémonielle (circoncision, promotion…). Par ailleurs, les
parrains passaient métaphoriquement pour être les “pères” de leurs protégés. »
Extrait de Hazel, in Abélès, Collard (dir.), 1985.

En deuxième lieu, à l’intérieur même des classes d’âges, une forte


éthique d’égalité et de réciprocité règle les rapports sociaux. L’entrée dans
une classe d’âge revient à établir une solidarité à vie entre promotionnaires,
comme chez les Malinké du Haut Niger, où la forte domination des pères
sur les fils est tempérée à la fois par l’équivalence des générations alternes
et par la relation de fraternité qui s’établit, à l’intérieur de chaque géné-
ration, entre les descendants d’un groupe de « frères » qui sont également
« frères » entre eux. Comme le dit Balandier « [le système de classes d’âge]
entretient une société fraternelle au sein de la société dominante fortement
hiérarchisée ; mais il contribue ainsi à la faire accepter et à la consolider ».
En troisième lieu, intégré à ces classes l’individu est éloigné de son
groupe domestique et les chances de différenciation économique et
sociale s’en trouvent amoindries : « séparer et ordonner hiérarchiquement
les « pères » et les « fils », c’est aussi garantir que tous les fils sont égaux »
(Bonté, 1985). Cette idée du maintien et du raffermissement de la cohésion
sociale, au travers même de la tension intergénérationnelle, par le jeu des

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classes d’âge, est aussi mise en avant par Paul Mercier dans son étude des
Somba du Bénin :
« À travers les classes d’âge s’affirmait l’unité du groupe que les inces-
santes segmentations et expansions dans l’espace semblaient constamment
menacer. Plus, chaque classe d’âge apparaissait comme une sorte d’image
réduite de l’ensemble du groupe, mais d’un groupe dont les tensions internes
seraient effacées. Mais ces tensions reparaissaient dans le système des classes
d’âge : les relations, rituelles ou autres, entre celles-ci, manifestaient cette dia-
lectique de l’unité et de la division, de la coopération et du conflit. »
Paulme, 1971.
Enfin, ces systèmes générationnels construisent une représentation
du temps cyclique individuel qui est intimement associée au cycle de la
société elle-même organisé par le renouvellement continuel et ordonné des
générations.
Ainsi, dans ces sociétés structurées autour du concept de génération, la
jeunesse n’est pas ce moment en creux que connaissent d’autres sociétés ; non
que les jeunes ne doivent, là comme ailleurs, attendre leur tour, mais cette
attente est socialement organisée autour de rites et d’institutions qui, tout
en opposant symboliquement les classes d’âge, les rendent étroitement soli-
daires. En outre, chaque classe exerce à son heure les responsabilités succes-
sives prévues par le système. La tension sociale entre les âges, ainsi régulée et
contrôlée, confère son dynamisme et sa cohésion à l’ensemble de la société.
Il ne faudrait donc pas projeter sans précaution notre vision occidentale
du « passage » dans ces sociétés non industrielles : ces rites y importent sans
doute moins par la célébration symbolique de l’entrée dans la vie adulte
que par la confirmation sans cesse renouvelée de la totalité sociale. Les
systèmes d’âge des sociétés primitives, lorsqu’ils sont organisés de manière
structurée, valent moins par les rites ponctuels qui les manifestent pério-
diquement que par la continuité sociale, dans le temps et dans l’espace des
relations, de leur organisation.

Rites de passages et classes d’âge


dans les sociétés paysannes
Les rites concernant l’enfance et la jeunesse dans les sociétés paysannes
ont peu à voir avec l’introduction du jeune au sacré, ils sont avant tout des
symboles qui organisent et signifient le passage d’un âge à un autre. Cette
fonction sacrée n’a sans doute pas été absente, à l’origine, des rites ruraux ;
« il se peut que la période du Carnaval et le fait de représenter les esprits en
se masquant soient dans les campagnes la survivance d’anciens stages d’ini-
tiation de la jeunesse ». André Varagnac interprète ce caractère sacré et ini-
tiatique des cérémonies et des rites carnavalesques des premières sociétés
rurales comme l’introduction privilégiée de la jeunesse au commerce

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surnaturel avec les trépassés ; il le décrit en des termes très proches de ceux
utilisés pour analyser les rites initiatiques des sociétés non occidentales :
« Les deux catégories d’âge désignées pour le commerce avec les trépassés
sont les deux groupes sexuels de jeunesse, parce qu’un tel commerce est une
initiation. Le non-initié n’a en quelque sorte pas d’âme : cette seconde nais-
sance va lui en donner une. Il l’acquerra en vivant, au cours d’un stage plus
ou moins long, dans la société des trépassés, des esprits. Ainsi la commu-
nauté délègue, aux dates où s’ouvre l’au-delà, tous ceux qui doivent sortir
de l’enfance et qui, par la fréquentation terrifiante et exaltante des esprits,
deviendront des adultes. »
Varagnac, 1948.
On retrouve tous les thèmes qui entourent l’initiation : la rencontre avec
le monde de la mort, la ségrégation, la renaissance, l’introduction au sacré.
Toutefois dans les sociétés paysannes la communauté délègue à la jeunesse
le commerce avec le surnaturel plus qu’elle n’introduit celle-ci aux mythes
fondateurs et aux ancêtres comme c’était le cas dans les sociétés lignagères.
La jeunesse y est plus un trait d’union, un agent transmetteur du sacré
qu’un groupe à initier.
Mais cette fonction sacrée s’est désagrégée, sans doute sous l’influence
du christianisme à la fois parce qu’il a attaqué les mythes et voulu interdire
les sacerdoces païens, et plus largement parce qu’en se proclamant religion
de salut accessible à tous, le christianisme s’est progressivement dégagé de
l’atmosphère et des rites du mystère initiatique.
Ainsi, à côté de certains rites de passage, ont subsisté des cérémonies
et des pratiques confiées au groupe de la jeunesse mais dépourvu de toute
qualité sacerdotale. Il faut donc examiner séparément ce qui relève des
rites de passage proprement dits et ce qui relève des fonctions rituelles du
groupe de la jeunesse.
On peut distinguer trois ensembles de rites de passage d’inégale impor-
tance dont certains ont perduré dans la France rurale jusqu’au début du
e siècle : la première communion, les rites entourant la conscription et
surtout les rites qui précèdent et accompagnent le mariage.
La première communion est l’une des rares formes de rites de passage
des sociétés rurales dont on peut dire qu’elle a conservé un aspect initia-
tique. Mais elle est d’introduction relativement récente et les premières
communions collectives ne se généralisent dans certaines campagnes qu’au
e siècle. De plus, en milieu rural à côté de la fonction sacrée de la céré-
monie s’affirme nettement une conception plus profane : ce rite marque
clairement l’ouverture de la jeunesse, le garçon met pour la première fois
des pantalons longs, la jeune fille allonge ses robes, et surtout c’est l’âge, vers
douze ans, où le garçon s’engage comme apprenti (Fabre, Lacroix, 1973).
La conscription et les rites qui l’entourent constitueront, dans la France
rurale du e siècle l’une des cérémonies majeures célébrant la fin de la jeunesse
et l’entrée dans l’âge adulte en s’intégrant au cycle annuel des communautés

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Rites, passages et rapports d’âge 71

villageoises (Bozon, 1981). La conscription a en effet un caractère périodique


qui est marqué par le renouvellement continuel des « classes » dont, dans les
communes les plus importantes, la formation est marquée par une cérémonie.
Chaque classe se manifeste collectivement de plusieurs manières.
Tout d’abord elle se repère par un costume et des insignes particuliers :
costume d’un petit-bourgeois ou d’un paysan endimanché dont la parti-
cularité principale est le couvre-chef, souvent un chapeau haut de forme,
enrubanné ; certains autres attributs sont propres au conscrit : le drapeau,
la canne identique à celle que fait tournoyer le tambour-major, la hache de
sapeur, le laurier décoré de rubans, de fleurs et de cocardes. Les conscrits
s’expriment aussi par le chant qui célèbre la virilité et qui oscille selon les
cas de la vantardise à la nostalgie. Certains mettent délibérément l’accent
sur la fin de la jeunesse que marque cette étape décisive de la conscription :
« L’y a plus que dix mois à rouler ma jeunesse (bis)
Et roulons-li, roulons-la,
Roulons la jeunesse des gars !
Roulons la jeunesse !
L’y a plus que neuf mois à rouler ma jeunesse
etc. »
Chant vendéen d’avant 1920, d’après Bozon, 1981.
Mais c’est surtout la tournée des conscrits qui va manifester rituelle-
ment la singularité du groupe des jeunes dans la communauté villageoise
et les obligations de celle-ci à son égard. Elle s’inscrit entre deux séries de
tournées traditionnelles, celles du nouvel an et celles du carnaval, qu’elle
tend d’ailleurs à supplanter à partir du début du e siècle.

La tournée des conscrits


« En quelques jours, ou en quelques semaines, les conscrits rendent visite à
toutes les maisons d’une commune. Ils ramassent saucisses, lard et charcuterie,
farine, crème et œufs, légumes, volailles et lapins. En plus de la perche tra-
ditionnelle, les conscrits disposent parfois d’un chaudron, d’un panier, d’une
hotte ou même d’une charrette pour transporter les produits de leur quête.
Dans les régions les plus riches, ils obtiennent même de l’argent. En échange ils
proposent brioches, images pieuses, cocardes et bouquets. Dans toutes les mai-
sons, on leur sert une petite collation et des boissons : ils chantent leurs chan-
sons, jouent du clairon, poussent leurs cris jusqu’à extinction de voix et dansent
avec les filles de la maison. Leurs soûleries et grossièretés, considérées comme
des preuves de vitalité, sont pardonnées d’avance. La bande de conscrits, quand
elle circule dans la campagne ou dans les rues de la ville ou du bourg, aborde
tous les passants, à la façon d’un groupe carnavalesque : ceux-ci doivent géné-
ralement verser leur obole, en argent ou en nature. Comme pour les bandes de
carnaval, il n’est pas toujours facile de faire la part entre ce que l’on donne aux
conscrits de plein gré et ce qu’ils prennent de force. C’est vrai en particulier dans
le cas des femmes et des jeunes filles dont ils exigent des baisers et parfois plus. »
Extrait de Bozon, 1981.

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Le dernier stade, le plus important peut-être parce qu’il équivaut à une


véritable cérémonie laïque d’entrée dans la vie adulte est le tirage au sort
utilisé jusqu’en 1905 pour le recrutement de l’armée. Tous les jeunes de
la campagne montent en procession, le jour du « conseil de révision » vers
le chef-lieu de canton. Cette marche réactive l’émulation et les rivalités
entre classes et les antagonismes locaux ; elle est même parfois l’occasion
de bagarres. La cérémonie elle-même est empreinte de solennité : elle se
déroule sous la protection des gendarmes dans la grande salle de la mairie
ou dans l’église où les jeunes gens défilent devant l’assemblée des notables ;
c’est le sous-préfet qui extrait d’une olive de bois au moyen d’une aiguille
le papier où est inscrit le numéro et proclame ensuite le nombre. Pour le
conscrit, c’est ainsi sa vie qui, au moment de ce passage décisif vers l’âge
adulte, se trouve placée entre les mains du sort, du destin dont la mentalité
populaire fait si grand cas. C’est pourquoi le numéro tiré est l’objet d’un
véritable culte : précieusement conservé, parfois réimprimé, il est fièrement
arboré sur le couvre-chef. Enfin la journée se termine par des beuveries et
des banquets ; elle est aussi une initiation à la virilité : on jette sa gourme
dans une maison de passe et on revient au village complètement ivre.
Un ensemble de rites de passage bien sûr plus anciens et plus répandus
est constitué par ceux qui précèdent et entourent le mariage (Segalen,
1993). Autant que la célébration de l’accès progressif à la sexualité, ces
rites manifestent le contrôle qu’exercent la communauté et le groupe des
jeunes lui-même sur les rencontres amoureuses et l’assortiment des jeunes
gens. Ils comprennent plusieurs phases chronologiques : les rites de « cour-
tisement », parfois fort libres mais le plus souvent sous surveillance, les
accordailles qui officialisent la fréquentation sur un plan strictement éco-
nomique et scellent l’accord des familles, les fiançailles prélude à l’union,
les rites de séparation du groupe des jeunes, et enfin bien sûr la noce elle-
même (Fabre, Lacroix, 1973).
Les rites de « courtisement » sont peut-être les plus intéressants car ils
manifestent la socialisation minutieuse de la sexualité individuelle étroite-
ment contrôlée par le groupe sans être véritablement contrainte.

Le « dônage » ou « saudage » en Haute-Marne


« Le dônage avait lieu dans un endroit où deux coteaux de même hauteur se
trouvent accolés. Le soir du mardi gras ou du mercredi des cendres les jeunes filles
se plaçaient tout au sommet d’un coteau et les jeunes gens allaient leur faire vis-à-
vis. Après des salves de mousqueterie tirées par les garçons le dônage commençait.
Là-bas une voix mâle et ferme s’écriait : “Dônage de mademoiselle Une Telle !”
L’intéressée prenait la parole et lançait dans cette nuit sombre le nom de celui
qu’elle aimait… et cela se poursuivait jusqu’à ce que toutes les jeunes filles
fussent dônées. Mais quelques-unes ne répondaient pas ; leurs cœurs n’avaient
pas encore parlé.
Ces sortes de fiançailles publiques n’étaient réalisées qu’avec l’assentiment
des parents. Lorsqu’un amoureux avait été agréé et faisait la cour à sa belle,

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ils étaient considérés comme fiancés dans ces villages où la moindre chose est
connue. Aussi, lorsqu’ils étaient dônés, c’était de leur plein gré et cette céré-
monie n’étonnait personne.
Le dônage s’achevait sur une nouvelle salve de mousqueterie, après quoi on se
rendait au bal auquel ne prenaient part que ceux qui avaient été dônés. Chaque
promis dansait avec sa promise ; on ne pouvait changer de cavalière. »
Extrait de Varagnac, 1948,
État de la coutume au début du XXe siècle.
Les catégories d’âge dont le mariage est l’une des frontières principales
ont un caractère irréversible ; la veuve ou le veuf qui se remarie est souvent
soumis à charivari, il ne peut retourner à l’état de célibataire qui viendrait
concurrencer les jeunes sur le marché du mariage. Une coutume rapportée
par Varagnac atteste de cet aspect impératif du cours des âges de la vie
que soulignent les rites qui le scandent. Dans la Bresse les filles qui avaient
atteint 25  ans sans être mariées et qui désiraient se délivrer des quoli-
bets dont elles étaient périodiquement victimes, pouvaient le faire par un
mariage fictif au cours duquel, après s’être rendue en procession à l’église
accompagnée de leur « marieur », elle faisait le vœu de n’avoir jamais d’autre
époux. À dater de ce jour la jeune fille était admise au rang des femmes,
dont elle pouvait arborer tous les attributs ; sa condition devenait analogue
à celle des veuves. Dans toutes régions la jeune fille encore célibataire à
25  ans « coiffe la sainte Catherine » et les moqueries dont elle est l’objet
valent pression pour la conduire à l’autel ou constituent la marque symbo-
lique de son admission définitive dans la catégorie des « vieilles filles ».
Le jeune homme qui se marie sait qu’il quitte pour toujours le groupe de
la jeunesse auquel il a appartenu jusqu’alors et il célèbre ce départ prochain
par un rite de séparation organisé avec la jeunesse dans la semaine qui pré-
cède la noce : l’enterrement de la vie de garçon qui donne lieu à un repas, et
à diverses manifestations symboliques qui prennent parfois la forme d’une
véritable parodie d’enterrement.
Mais le mariage lui-même par la densité des observances et des interdits
qui l’organise est évidemment le jour essentiel qui marque la fin d’une étape
de la vie. La noce peut durer de trois jours à une semaine selon le degré d’in-
timité des invités et son décorum et son déroulement sont minutieusement
réglés, tant dans la procession, la cérémonie, que le costume des mariés,
l’organisation du repas, ou certains gestes symboliques, rituels de dons et de
contre dons, rituels qui manifestent le contrôle qu’exerce encore le groupe
de jeunesse sur les nouveaux mariés : par exemple le garçon d’honneur se
glisse sous la table et dérobe la jarretière de la mariée, ou encore interven-
tions variées autour de la chambre nuptiale ou pendant la nuit de noce.
Beaucoup de ces rites de passage ont décliné ou perdu de leur valeur mar-
quante après la première guerre mondiale même si dans la France de l’entre-
deux-guerres, et au moins dans les milieux populaires, certains d’entre
eux conservent leur force symbolique et leur fonction pratique de marquer

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74  Sociologie de la jeunesse

bien clairement le moment où se clôt telle étape de la vie : c’est le cas par
exemple de la communion solennelle qui correspond généralement à l’âge
de fin de scolarité et qui marque donc la fin de l’enfance ; c’est le cas bien sûr
du mariage, qui après l’étape obligée du service militaire, signifie l’émanci-
pation définitive et l’entrée réelle dans la vie adulte. Antoine Prost montre
comment la jeunesse, encadrée par ces cérémonies rituelles, est ainsi préci-
sément définie comme une étape transitoire dont les bornes sont connues et
éliminent tout sentiment d’incertitude ou d’indétermination (Prost, 1987).
À côté des rites de passage proprement dits qui la concernent au premier
chef, la jeunesse des sociétés rurales était investie d’un rôle important qui
la fait apparaître comme une classe d’âge particulière : dans ces commu-
nautés, on ne fait pas que « passer » la jeunesse, on la vit intensément et
collectivement à travers tout un ensemble d’interventions ritualisées qui
sont dévolues au groupe des jeunes. Ce rôle est essentiellement lié à l’orga-
nisation des fêtes d’une part, à la surveillance de la morale collective et de
la constitution des couples d’autre part.
L’intervention festive du groupe des jeunes se situe surtout autour du
carnaval qui au siècle dernier couvrait toute la période allant de la fête des
Rois, l’Épiphanie à Mardi gras ou au Dimanche qui le suit, c’est-à-dire d’une
durée d’environ deux mois.
Les thèmes principaux du carnaval sont ceux de la visite de ce monde par
l’armée des morts, figurée par les cohortes masquées et déguisées, et de la
purification des influences mauvaises des sorciers. Ce sont les jeunes qui, le
plus souvent, sont seuls autorisés à se masquer et à entretenir ainsi ce com-
merce singulier avec l’au-delà qu’ils miment de façon grotesque dans des
saynètes données de ferme en ferme ou dans les cortèges carnavalesques.
Ces jeunes gens masqués sont aussi les agents purificateurs qui aspergent
les maisons ou les passants d’argile, de boue, de farine, de cendres ou de
suie, toutes matières pourvues, dans les croyances populaires, d’un carac-
tère bienfaisant.
Par ailleurs, le groupe des jeunes veille à la concorde nuptiale et à la
moralité des couples et intervient en expéditions punitives lorsque celles-
ci lui paraissent atteintes. Le charivari en est l’exemple le plus connu :
lorsqu’un couple se ridiculise par les querelles, la subordination du mari,
l’inconduite d’un des époux, le groupe des jeunes intervient pour stigma-
tiser ces écarts sous diverses formes suivant les localités : tintamarre noc-
turne, sentier de paille entre la maison conjugale et celui de l’amant ou de la
maîtresse, promenade du mari bafoué sur un âne (Varagnac, 1948).
Outre la police des mœurs, la jeunesse garantit, au besoin par la vio-
lence, l’intégrité du territoire communal et veille à la sauvegarde des droits
collectifs contre les communautés voisines. À ce titre, l’endogamie territo-
riale s’exerce généralement, le groupe des jeunes exerçant son droit sur les
filles de la communauté :

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« Dans les Cévennes l’amoureux étranger est rocassat, accueilli d’une grêle de
pierres par la jeunesse assemblée, la contrainte du droit d’entrée quasi géné-
rale s’est maintenue jusqu’en 1850 à Laurac et à Montréal dans le Vivarais, où
chaque jeune homme célibataire recevait vingt à trente sous lorsqu’une fille
quittait le village. »
Fabre, Lacroix, 1973.

La jeunesse est donc, dans certaines de ses fonctions rituelles, à la fois


la gardienne de l’ordre social à l’intérieur de la communauté et la gar-
dienne des intérêts communautaires contre l’extérieur ; mais elle se place
elle-même dans ses comportements amoureux sous l’étroit contrôle de la
société locale tout entière.
Ainsi, la jeunesse traditionnelle est à la fois agent et objet de contrôle
social comme elle est aussi agent d’ordre et de désordre toléré ; et ce sont
sans doute ces assignations contradictoires, ces tensions contrôlées et tou-
jours réorientées dans le sens de la préservation de la communauté villa-
geoise qui constituent le meilleur garant de l’intégration des jeunes aux
sociétés locales de l’ancienne France.
« Les jeunes mettent en scène, dans les villages et les bourgs, une paix sociale
où s’abolissent conflits économiques et heurts psychologiques entre géné-
rations et groupes sociaux rivaux. Images, moyens et fins de cette harmonie
rêvée, les prestations physiques de la Jeunesse servent aussi de substitut à une
parole qui leur est refusée dans la vie quotidienne. »
Pellegrin, 1986.

Le système du dating1
C’est d’abord aux États-Unis que se sont construits les traits modernes de la
jeunesse, avec le développement, plus précoce et plus rapide qu’ailleurs, des
études secondaires et supérieures. Le pourcentage de jeunes diplômés de
High School2, est passé de 38 % dans les cohortes entrant dans la vie adulte
au début du siècle, à plus de 70 % dans les années 1970 et 1980. Et, dès 1950,
41 % de ces diplômés entraient au collège ; une décennie plus tard, ils étaient
53 % (Modell, 1989). Après la seconde guerre mondiale on chercha d’autre
part à séparer les adolescents des enfants les plus jeunes dans une institu-
tion spécifique, « la junior high school chargée de pourvoir aux besoins par-
ticuliers des pré-adolescents, à ce stade de développement qui venait d’être
défini » (ibid.). Ainsi isolés des enfants et séparés des adultes qui exercent
l’autorité dans une structure de plus en plus bureaucratique, les adolescents
des High Schools établissent des normes locales et inventent des structures
sociales qui s’imposeront aux enfants eux-mêmes.
1. To date : sortir avec (son petit ami), avoir un rendez-vous.
2. La High School accueille les élèves poursuivant des études secondaires, à un âge théorique
compris entre 12 et 17 ans.

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76  Sociologie de la jeunesse

Talcott Parsons (1959) insiste sur l’aspect fonctionnel du groupe de jeu-


nesse qui se forme de cette manière. Son idée centrale est que la Youth
culture est adaptée à la formation aux rôles adultes. Que ce soit sur des
critères d’excellence intellectuelle certifiés par l’institution scolaire ou
sur ceux de la popularité édictés par les adolescents eux-mêmes, ces deux
formes de distinction conduisent, selon Parsons, à deux formes de car-
rières, soit des carrières à « fonction spécifique », dont le contenu est plus ou
moins technique, soit des carrières de nature plus « expressive », orientées
vers les relations humaines.
Une institution propre à la jeunesse américaine, le dating, illustre cet
aspect hautement fonctionnel de la youth culture. L’institution du dating
est typiquement américaine. Dès la fin des années 1940 elle est généralisée
parmi les jeunes qui terminent la High School. Le dating constitue un sys-
tème de fréquentation des jeunes gens des deux sexes hautement contrôlé
par le groupe des jeunes lui-même et parfaitement cohérent avec les valeurs
de la société américaine. Il s’agit pour le jeune garçon d’obtenir d’une jeune
fille un rendez-vous qui, s’il est suivi d’autres, constituera l’ébauche d’une
idylle.
Mais c’est l’aspect public du système et le mode d’évaluation du prestige
de chacun des partenaires qui constituent la véritable originalité de l’insti-
tution. Lorsque Coleman (The Adolescent Society) enquête parmi les élèves
des High Schools dans les années 1950, il constate que la figure masculine la
plus populaire est le champion sportif, tandis que le prestige féminin s’éta-
blit sur le seul attribut du degré de popularité parmi les garçons. Outre les
prouesses athlétiques, ces derniers doivent déployer des qualités de charme
et de séduction qui trouvent principalement leur emploi auprès du sexe
opposé. Dans les deux cas, ces caractéristiques valorisées, tout en demeu-
rant sous le contrôle des jeunes eux-mêmes, résultent surtout d’une forme
d’accomplissement individuel et ne sont que faiblement dépendantes du
passé familial. Ainsi, à cette époque, la youth culture s’établit sur une dif-
férenciation marquée des rôles sexuels qui correspondent aux stéréotypes
du « chic type » (swell guy) et de la « belle fille » (glamor girl). L’unité de la
jeunesse ne peut pas s’imposer contre cette opposition des sexes.
Dans le système du dating, la popularité féminine est fonction du nombre
de sollicitations dont la jeune fille est l’objet. La « cote des valeurs » s’établit
publiquement, à travers les conversations, mais également par le biais des
journaux scolaires qui, dans les années 1950, couvrent assidûment la scène du
dating. Sous une grande variété de rubriques, les journaux des High Schools
publient la liste des couples en cours, annoncent les ruptures, mettent en
avant les couples qui ne sont pas encore formés en révélant leurs intentions,
et construisent des devinettes à partir de ce matériel (Modell, 1989).
14 ou 15 ans est l’âge auquel on peut songer à avoir son premier rendez-
vous. Les relations qui s’établissent alors entre garçons et filles sont fondées
sur la légitimité d’une forme d’attirance sexuelle dont les manifestations

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restent toujours en deçà du coït. En 1950, une minorité de 35 % rejettent


l’idée qu’un couple puisse s’embrasser à son premier rendez-vous, mais
onze ans plus tard cette minorité est réduite à un quart (Modell, 1989). En
fait, le début du dating correspond au moment où l’on se sent « amoureux »
(been in love) et où l’on a une girlfriend ou un boyfriend, mais sans avoir une
réelle conscience du contenu de la reproduction biologique.
Ainsi, loin d’être une phase moratoire durant laquelle les critères du
monde adulte seraient suspendus, la carrière de l’élève de High School que
révèle l’institution du dating, constitue une forme d’apprentissage des
conventions adultes, une forme d’intégration à un ordre social qui, à travers
une série variée de critères, trie et apparie les individus.
À partir du début des années 1970, le système du dating amorce son
déclin. La montée de valeurs hédonistes et individualistes conduit à orga-
niser les relations interpersonnelles selon le plaisir intrinsèque qu’elles pro-
curent et non plus en fonction des arrangements institutionnels et d’une
échelle de prestige social. Le dating cesse progressivement d’être une
catégorie culturelle fondamentale et devient une forme parmi d’autres de
contact social.

Le déclin des rites de passage


Dans les sociétés modernes les rites de passage ont perdu de leur importance.
Bon nombre ont presque disparu comme les fiançailles ; d’autres, à caractère
religieux, gardent une importance mais connaissent une régression, comme
la première communion. Le mariage lui-même, le plus important des rites
de passage, décline : la cérémonie est plus simple, moins souvent religieuse,
et est de moins en moins considérée comme une étape obligée avant de vivre
en couple : « Le mariage des jeunes fait de moins en moins figure d’établis-
sement ; ce n’est plus une coupure, un rite de passage qui fait accéder à l’âge
adulte, surtout lorsqu’il y a eu cohabitation prénuptiale » (Segalen, 2006).
Certains rites ne subsistent que localement : Michel Bozon a encore observé
la fête des conscrits à Villefranche-sur-Saône en 1976. Cette fête a perdu son
caractère militaire mais elle garde de façon très marquée sa dimension sym-
bolique de marquer les âges de la vie. D’autres ne concernent plus que des
milieux sociaux restreints comme la haute bourgeoisie (cf. encadré).

Les rites de l’adolescence bourgeoise


« L’adolescence de Laure C. (fille) 32 ans : à 12 ans, elle entre au “Rallye confi-
ture”. La première année, dit-elle, il n’y a pas de garçons. Une sortie par mois est
organisée le dimanche après-midi (promenades dans Paris, musées). L’année
suivante a lieu le “Rallye bridge” où les garçons entrent en jeu. On apprend le
bridge pendant un an. Il y a également un goûter qui se termine à 19 heures,
ceci une fois par mois. Puis Laure a été au cours de danse, chez Baraduc, rue
de Ponthieu (la quasi-totalité des jeunes filles rencontrées ont fréquenté ce

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cours classé dans le Bottin mondain comme “cours de danse de société”).


Laure C. déclare : “C’est génial, il y a deux grandes pièces au parquet ciré et des
glaces. D’un côté : trente filles en robe du dimanche, en face trente garçons en
costard et pompes vernies. Au milieu, un professeur qui nous apprend le rock
et la valse”.
Après Baraduc, Laure C. entre dans le temps des choses sérieuses : les boums.
“Ce sont toujours les filles qui invitent. On a un carton : X recevra de 18 heures
à 23 heures. Les mères sont dans un salon. Après il y a le 8 heures-minuit avec
sono et robes longues. Enfin les supertrucs, les rallyes.” Ces rallyes mettent face
à face garçons et filles susceptibles un jour de s’épouser. Là règnent le flirt et
l’interdit des rapports sexuels. Ces soirées sont une étape initiatique au cours de
laquelle l’adolescent (e) entre dans son milieu. Les relations contrôlées par les
mères constituent le capital social du futur ou de la future bourgeoise. La sexua-
lité “en attente” est ainsi gérée. Le plus souvent, on ne se marie pas à l’issue de
cette étape. Les futurs époux se rencontreront “par hasard” dans d’autres lieux
mais ils auront en fait fréquenté auparavant les mêmes soirées. »
Extrait de Béatrix Le Wita,
Ni vue ni connue.
Approche ethnographique de la culture bourgeoise,
Paris, éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1988.

Le déclin de la ritualité se manifeste aussi au sein de l’école où cérémonies,


remises de diplômes, symboles vestimentaires et emblématiques tendent, en
France au moins, à disparaître (Maisonneuve, 1988). Certes, quelques nou-
veaux rituels apparaissent, comme le « concert rock » où les tenues, la « mise
en scène », les postures corporelles, la transe émotionnelle produite par la
musique et surtout la symbiose progressive du public avec le groupe de musi-
ciens, participent pleinement d’une cérémonie initiatique à la musique et aux
codes qui l’organisent et manifestent l’appartenance au groupe des jeunes.
Mais le diagnostic général ne peut être mis en doute : les rites de passage
perdent de leur force symbolique et de leur pouvoir de scansion. Comment
interpréter cet affaiblissement ?
Laissons de côté les explications qui relèvent d’une théorie générale des
rituels – et qui peuvent mettre en avant le mouvement de désacralisation, l’ur-
banisation et le déclin du monde rural – pour nous intéresser à ce qui touche
la jeunesse elle-même. Sur ce plan, deux hypothèses peuvent être avancées.
La première associe le déclin des rites de passage à l’affaiblissement de
l’âge lui-même comme catégorie hiérarchique de classement. L’idée est que
la hiérarchie d’âge, le principe de séniorité perdant de leur force, les frontières
symboliques qui mettent en scène rituellement les étapes les plus importantes
de l’avancée en âge se trouvent elles-mêmes dévaluées et les cérémonies qui
les accompagnent peu à peu délaissées. Dans les sociétés pré-modernes la
hiérarchie s’établit sur l’âge et le sexe parce qu’elle est fondée sur le pouvoir
géniteur des individus mâles. « Elle fait du père, parce qu’il a engendré, le
modèle de la supériorité et de l’autorité naturelles. Elle fait du contrôle des
femmes l’instrument privilégié des inégalités sociales » (Balandier, 1974).

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Rites, passages et rapports d’âge 79

Nos sociétés valorisent d’autres formes de production qui résultent des


techniques et des compétences dont la maîtrise n’est pas forcément propor-
tionnelle à l’âge, quand elle n’évolue pas de façon inverse dans un environ-
nement en changement rapide. Il est manifeste que sur bien des points la
valeur sociale associée à un niveau d’âge a été symboliquement renversée :
aujourd’hui il est moins important d’acquérir la sagesse et l’autorité de
l’âge mûr que de « rester jeune ». Par ailleurs, la position traditionnelle-
ment mineure des femmes est en voie d’être ramenée progressivement à
un niveau d’équivalence. Enfin, le contrôle de l’alliance par le groupe de
parenté et la société locale, et surtout les pères en leur sein, ne s’exerce plus.
Le triomphe de l’idéologie du libre choix amoureux rend caduque toute
forme de contrôle collectif ou parental qui pourrait s’exercer sur la libre
décision des jeunes gens.
Bref, tout ceci concourt à faire du mâle adulte un personnage moins
prestigieux et moins unanimement respecté qu’autrefois et le déclin des
rites qui marquent le passage de la jeunesse à l’âge adulte est en partie
associé à cette perte de prestige.
Un second argument est lié aux phénomènes de massification, d’uni-
formisation et d’allongement des modes d’accès à l’âge adulte. Sur ce plan
ce qui touche à la scolarité tient la première place : massification, car la
prolongation scolaire s’adresse à des couches de plus en plus larges de la
population ; uniformisation, car l’école propose, avec un raffinement
et une systématicité jamais atteints, un cadre commun qui fixe pour tous
de manière à peu près similaire les étapes de l’entrée dans la vie ; allonge-
ment, car les jeunes poursuivent des études de plus en plus longues.
Les conséquences sont multiples. En premier lieu, les rites ont leur pleine
efficacité dans les sociétés d’interconnaissance et ils perdent beaucoup de
leur force dans les sociétés de masse. Dans les premières, la proximité de
chacun avec chacun rend indispensable que les frontières entre les groupes
d’appartenance soient bien marquées : tout le monde se connaît et il faut
prendre garde à ce qu’une trop grande intimité ne conduise à transgresser
les règles sociales – de la parenté, des rôles liés à l’âge, etc. – et ne vienne
déstabiliser la collectivité tout entière. Dans les secondes, l’anonymat est la
règle et les conduites privées n’ont, pour la collectivité, généralement pas
d’effet qui dépasse le cadre de la famille nucléaire. Il est donc moins vital que
ces conduites soient strictement organisées par des procédures organisées.
Par ailleurs, l’allongement de la jeunesse, l’indétermination plus mar-
quée des frontières pratiques qui l’encadrent et surtout la déconnexion des
différents seuils d’accès à la maturité (Chamboredon, 1985) font perdre de
leur efficacité à des rites de passage qui ne sanctionnent plus qu’un accès
partiel, et peut-être provisoire à l’âge adulte. Le rite n’a de sens que s’il
signifie de manière solennelle et définitive un passage irréversible dans
une autre classe d’âge. Autrefois le service militaire était dans les classes
populaires un seuil important parce qu’il était suivi du départ de chez les

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parents, d’une entrée au travail, et souvent du mariage. Aujourd’hui un


tel déroulement est tout à fait aléatoire et la fin du service ne signifie plus
forcément l’accès à l’âge adulte. L’étape et les rites qui l’accompagnent ont
donc perdu de leur force symbolique.
Une recherche menée sur les motards (Portet, 1985) fournit une bonne
illustration de cet affaiblissement de la valeur de scansion des groupes et
des pratiques ritualisés. Dans les premières années d’observation, de 1978 à
1980, le groupe de motards du Creusot, fonctionnait avec tous les attributs
d’un stage initiatique dans le déroulement des âges de la vie : sa fréquenta-
tion s’intercalait entre le premier travail, et la mise en couple ou le mariage ;
ses valeurs reposaient sur l’affirmation de la force et du courage et la hié-
rarchie interne s’établissait à l’occasion de défis rituels durant lesquels, pen-
dant quelques dizaines de kilomètres, le groupe allait « se tirer une bourre »,
parfois jusqu’à la chute de certains. La mise en couple signifiait le départ
du groupe, à la fois parce que les filles n’y étaient pas acceptées (en dehors
des sœurs) et parce que ce nouvel état valait fin de la jeunesse et de la rela-
tive licence qui y était associée et aussi fin de la relative aisance financière
permise par la prolongation du séjour chez les parents. Dans la seconde
période d’observation, postérieure à 1980, le groupe a changé. Dorénavant,
des couples y participent et surtout les filles ont réussi à imposer un nou-
veau rôle. Ces jeunes filles ont poursuivi plus que les garçons des études
secondaires avec certaines ambitions de promotion sociale ; François Portet
explique leur adhésion au groupe de motards par l’échec ressenti de leur
assimilation aux classes moyennes. Quoi qu’il en soit leur entrée dans le
groupe et la formation de couples en son sein changent assez radicalement
son fonctionnement. Auparavant le mariage sonnait le glas de la fréquenta-
tion du groupe des motards. Dorénavant, des jeunes décident de cohabiter
sans se marier :
« Dans la plupart des cas le garçon ou la fille se contente d’un studio ou d’un
appartement exigu avec un équipement rudimentaire. Cette installation som-
maire se situe entre la période où l’on loge chez les parents et une mise en
ménage définitive. Dans la mesure où elle limite les engagements financiers,
elle permet de disposer de fonds suffisants pour les dépenses personnelles.
Durant cette période transitoire qui tend à se prolonger, la précarité peut être
délibérément recherchée, comme moyen de repousser l’installation définitive.
Ce mode d’installation précaire correspond également à une vision hédoniste
du couple, probablement importée des classes moyennes. »
Portet.

Ainsi, l’allongement de la jeunesse, même dans ce groupe d’origine


populaire, et surtout les nouvelles attitudes féminines qui y contribuent
de manière décisive font perdre de sa force au groupe des motards comme
stage initiatique viril et étape de transition avant l’accès définitif à l’âge
adulte symbolisé par le mariage.

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Rites, passages et rapports d’âge 81

La massification scolaire et la transformation des calendriers d’accès à


l’âge adulte ont des conséquences plus indirectes mais non moins impor-
tantes sur l’affaiblissement des rites de passage. L’école a produit de nou-
veaux grades dans l’échelle des âges qui ont donné lieu à des manifestations
rituelles – le concours ou l’examen, la remise de diplômes, le bizutage –
dont la portée pratique et symbolique a aujourd’hui beaucoup décru. Cette
décroissance a des causes contenues dans le système scolaire lui-même.
Pour le comprendre on peut partir de la réflexion de Pierre Bourdieu qui,
analysant précisément les rituels du concours, remarque que ces derniers
n’ont pas tant pour vocation de séparer tous les postulants à un diplôme de
ceux qui finissent par l’acquérir que de séparer l’ensemble des prétendants
de tous les autres, ceux qui n’ont aucune prétention à concourir.
La consécration contenue dans le rite du concours est d’abord cette
consécration, la moins visible, de la différence sociale instituée entre ceux
qui sont appelés à s’y soumettre et ceux qui en sont exclus, de la même
manière, dit Bourdieu, que dans d’autres sociétés « la circoncision sépare le
jeune garçon non pas tant de son enfance, mais des femmes et du monde
féminin ». Mais, en dehors peut-être des grands concours, cette magie
sociale du diplôme ne fonctionne plus aussi bien.
En effet, si tout le monde se déclare postulant, à quoi sert de consacrer
ceux qui réussissent ? Il faut plutôt faire admettre à ceux qui ont échoué
mais qui ont dorénavant prétention à entrer dans la compétition que rien
n’est perdu, que leur échec ne vaut pas sanction définitive, qu’un rattrapage
est toujours possible ; de là l’invention de ces formes de classement brouil-
lées, progressives et réversibles qui cherchent à éviter les effets d’exclusion.
L’analyse des différentes réformes scolaires qui se sont succédé depuis
plus de vingt ans pourrait illustrer l’évolution des systèmes de classement.
La réforme Fouchet de 1958 (entrée dans les faits en 1967) avait constitué
une première tentative de canaliser la masse croissante des jeunes voulant
accéder au cycle secondaire en créant un système de filières cloisonnées. La
réforme Haby épouse une orientation différente puisqu’elle affiche comme
objectif l’égalisation des chances et « l’effacement des marquages sociaux
des différences scolaires au collège » (Œuvrad, 1979). C’est le collège unique,
la création d’un tronc commun d’enseignement de la 6e à la 3e, la suppres-
sion des filières ségrégatives, l’homogénéisation des dénominations.
On entre donc, dès la réforme Haby, puis avec la réforme universitaire
de 1968 et l’instauration du contrôle continu des connaissances, dans un
système à classements brouillés qui sans pouvoir supprimer la ségrégation
veut autant que possible en oblitérer le contour scolaire et laisser jouer des
stratégies de placement plus subtiles. Tout va donc dans le sens d’un effa-
cement des frontières et des rites de passage scolaires qui n’avaient leur
pleine efficacité symbolique que lorsqu’il s’agissait de consacrer des préten-
dants formant sinon une élite, du moins un groupe suffisamment restreint

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82  Sociologie de la jeunesse

et socialement homogène pour que la différence scolaire ne fasse que sanc-


tionner une différence sociale acceptée par tous.
Comme on l’a vu au début de ce chapitre, les sociétés traditionnelles
catégorisent avec rigueur : l’existence et le devenir social sont donnés dès
l’enfance et la force du rite de passage tient à ce que cette inscription est
clairement instituée sans discussions ni ambiguïtés possibles. Dans nos
sociétés modernes, – pour une fraction croissante de la population, en par-
ticulier les couches moyennes en expansion – le devenir social est de moins
en moins clairement inscrit dans la catégorisation initiale ; il est de plus
en plus à construire, par des stratégies adaptées, et aujourd’hui au-delà
même de l’école qui ne donne plus une équivalence aussi claire de la posi-
tion sociale à venir (nous reviendrons sur ce point). La déritualisation du
passage à l’âge adulte, c’est donc aussi, et peut-être surtout cette extension
de la phase d’exploration des possibles, sur le plan professionnel, comme
sur le plan matrimonial, au-delà des seuils – le départ de l’école et de la
famille – qui en marquaient autrefois la fin presque définitive1. Comme
l’écrit Georges Balandier :
« L’époque est de moins en moins propice à une représentation unilinéaire du
parcours de la vie […]. L’incertitude prévaut, le présent est à conquérir sans
répit et le cycle de la vie individuelle prend l’aspect d’une course d’obstacles.
C’est un temps où rien n’est acquis sûrement, ni le savoir et la compétence, ni
l’emploi ou la période d’activité, ni le support social et affectif qui donne son
assise à l’existence privée. »
Balandier, Le Désordre, 1988.

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1. Idée que Jean-Claude Chamboredon exprime de la manière suivante : « ces périodes peuvent
être décrites comme des périodes de sas, de passage d’une sphère à une autre. Une des consé-
quences est peut-être de donner une importance particulière, au cours de ces périodes, au tra-
vail de redéfinition des aspirations, vers le haut comme vers le bas. […] Sociologiquement, c’est
un moment où la valeur sociale certifiée scolairement doit se faire valoir sur un marché spéci-
fique où la conversion n’est pas automatique » (Chamboredon, 1985).

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Chapitre 4

L’encadrement
de la jeunesse

L , à mesure qu’elle se dessinait comme une période de la vie par-


ticulière, est devenue un enjeu idéologique et politique (cf. première partie).
Cette utilisation idéologique a donné naissance à des formes d’intervention
institutionnelles qui ont d’abord relevé de l’initiative privée – dont nous
ferons un rapide historique – avant que celle-ci passe le relais à l’État.

Les prémices : les catholiques sociaux


et la jeunesse
Les milieux catholiques, et plus particulièrement le mouvement du catho-
licisme social, ont été les premiers à s’intéresser à l’éducation de la jeu-
nesse ouvrière qu’ils veulent à la fois « préserver de la corruption morale
et de l’incrédulité », et « aider à surmonter les difficultés matérielles
auxquelles elle se heurtait » (Duroselle, 1951). L’idée maîtresse qui allait
impulser cette action fut théorisée, entre beaucoup d’autres, par Le Play :
l’amélioration du sort des classes populaires ne pouvait se faire que sous
le patronage des classes élevées et dans le cadre des valeurs essentielles
qui étaient les leurs.
Au-delà de cette orientation générale, le mouvement s’alimentera à des
origines idéologiques et des groupes sociaux différents. Certains des pré-
curseurs du catholicisme social, comme De Mun et La Tour du Pin, deux
officiers aristocrates nourris à un ensemble de valeurs de l’Ancien Régime
– une organisation sociale fondée sur l’Église, la famille et les corporations –
s’opposeront au libéralisme économique et récuseront le matérialisme qui
leur semble y être attaché. D’autres interviendront au nom d’une charité
bourgeoise traditionnelle. D’autres encore, issus de la bourgeoisie cléricale ou
de la bourgeoisie d’affaires, voient dans l’action sociale un moyen de gagner
une élite ouvrière aux valeurs bourgeoises et de contribuer à la formation de
travailleurs disciplinés.

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86  Sociologie de la jeunesse

Tous, à des titres divers, vont concourir à la réalisation de ce qui


constituera l’instrument d’intervention majeur du catholicisme social en
direction de la jeunesse populaire : le patronage. Initialement réservé aux
apprentis, il a pour objet d’offrir à ces derniers tout un ensemble d’aides,
à la fois professionnelles, morales et distractives, tout en les entretenant
dans la foi chrétienne. Ainsi, le patronage du Bon Conseil, fondé en 1870,
se donnait pour but :
« […] de former des ouvriers habiles, laborieux, économes et chrétiens. Il vient
en aide aux apprentis, les dirige dans le choix des bons états, d’ateliers sûrs
et de maîtres dévoués. Il leur procure d’utiles renseignements, des encoura-
gements pour leur bonne conduite et leur assiduité, des jeux, des divertisse-
ments et des exercices gymnastiques propres à leur âge, il surveille la fidèle
observation des contrats, l’exactitude et les progrès des apprentis par des
visites dans les ateliers. »
L’institution sera améliorée par Maignen, créateur avec Albert de Mun
de l’œuvre des Cercles Catholiques, en élargissant la conception d’origine
du patronage : extension du domaine d’intervention aux apprentis devenus
ouvriers ; substitution d’une direction laïque assistée d’un conseil religieux
à la seule direction de l’aumônier ; création d’hôtels pour jeunes travailleurs
– préfiguration des foyers de jeunes travailleurs ; création d’un système qui
permet aux jeunes ouvriers catholiques qui font leur Tour de France d’être
accueillis, munis d’une sorte de passeport, par les œuvres des villes où ils
résident, à l’instar des compagnons du devoir du Tour de France.
En fait, cette évolution est significative du passage progressif d’une cha-
rité tutélaire à une conception fondée sur l’idée d’un devoir des classes diri-
geantes à l’égard des classes populaires ; l’œuvre des Cercles Catholiques
Ouvriers, tout en conservant un caractère paternaliste marqué, pose le
problème de la justice sociale et affirme une ambition de conquête, une
volonté éducative qui nécessitent une plus large pénétration et une meil-
leure connaissance de la jeunesse ouvrière.
L’encyclique Rerum Novarum de 1891, en prônant une plus vaste organisa-
tion de l’action sociale chrétienne et la reconstitution d’associations chrétiennes
de métier adaptées aux conditions nouvelles du monde moderne, consolidera
cette orientation et confortera les initiatives des catholiques sociaux.
La tendance à s’engager toujours plus avant aux côtés des classes popu-
laires, ainsi encouragée, trouvera son expression la plus affirmée, au point que
l’expérience fut condamnée par l’Église, dans le Sillon de Marc Sangnier. De
plus en plus, parmi ces jeunes catholiques, foi religieuse et conscience sociale
s’identifient. Mais cette dernière est bien différente de celle qui avait inspiré
l’action des cercles catholiques d’ouvriers. Il ne s’agit plus de confier un rôle
de tutrice à la classe dirigeante mais de contribuer à l’enrichissement mutuel
des classes. Il faut aller à la découverte de la condition ouvrière pour aider
l’ouvrier à sortir du cercle d’enfer où il est muré : vivre pour travailler, tra-
vailler pour manger, manger pour vivre. Sur plusieurs points, le mouvement

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L’encadrement de la jeunesse 87

du Sillon, dont les membres se veulent « sociaux parce que catholiques », pré-
figure les principes de la JOC : former une élite qui « régénère » le peuple ;
réconcilier l’Église et la classe ouvrière ; faire œuvre d’éducation par des
méthodes nouvelles d’enquêtes, d’études, de discussions.
La véritable fille de l’Œuvre des Cercles sera l’Association Catholique de
la Jeunesse Française (ACJF), créée en 1866. Plus bourgeoise que le Sillon,
elle est composée de jeunes étudiants catholiques conscients de leur devoir
social. En fait, les milieux ouvriers sont peu ouverts à l’ACJF Il faudra attendre
la Jeunesse Ouvrière Chrétienne pour que cette ouverture se concrétise.
Un nouvel état d’esprit parmi la génération des jeunes catholiques
d’après la première guerre mondiale va rendre possible la naissance d’un
mouvement tel que la JOC On reconnaît progressivement la possibilité du
pluralisme de l’engagement des catholiques, la nécessité d’une certaine
séparation du spirituel et du temporel et enfin, la réalité incontournable de
la diversité sociale, sans renoncer pour autant à l’apostolat de la jeunesse
ouvrière.
Née dans ce contexte en 1926, la JOC, premier mouvement de jeu-
nesse catholique véritablement ouvrier, se veut un mouvement d’action qui
reconnaît et représente la réalité des jeunes ouvriers ; un mouvement de
masse et un mouvement de classe car il faut accomplir une œuvre de « for-
mation intégrale » du jeune travailleur, religieuse, morale, intellectuelle et
sociale et, en même temps, lutter pour la réforme de la condition ouvrière
en épousant les aspirations de cette classe et en partageant ses revendica-
tions pour tout ce qu’elles ont de légitime. Une fièvre de conquête travaille
les secteurs les plus agissants : la JOC a pour devise « fiers, purs, joyeux et
conquérants ». La formation ne sera plus seulement sportive ou récréative ;
elle se veut éducative, dans la pleine acception du terme, et vise la vie réelle,
totale, concrète des jeunes. Ces principes s’accompagnent de la condamna-
tion morale d’une organisation économique où « toute la noblesse et toute
la beauté du travail sont évanouies » et d’une société trop matérialiste, trop
égoïste et « frelatée ».
À côté de la JOC, on assiste dans l’entre-deux-guerres à une véritable
explosion des mouvements de jeunesse. Il y a d’abord, à l’initiative de
la JOC, les mouvements de jeunesse spécialisés dans un milieu social : la
Jeunesse Ouvrière Chrétienne Féminine (JOCF, 1928), la Jeunesse Agricole
Chrétienne (JAC, 1929), la Jeunesse Étudiante Chrétienne (JEC, 1930).
Sont apparus aussi, un peu avant la JOC, les mouvements du scoutisme :
1920 pour les Scouts de France, 1923 pour les Guides. Marc Sangnier crée
en 1929 la première auberge de jeunesse française et la Ligue française des
auberges de jeunesse.
Apparaissent aussi des mouvements de jeunesse plus politiques : un
congrès des Jeunesses socialistes se tient à Brest en 1913, et après la scission
de Tours (1920) sont créées les Jeunesses communistes ; les Faucons rouges,
d’inspiration socialiste voient le jour en 1932.

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88  Sociologie de la jeunesse

Par ailleurs, s’affirme la notion d’action éducative par classes d’âge : le


scoutisme catholique distinguera les « louveteaux » des « éclaireurs » en
1922, puis les « routiers » en 1929 ; le guidisme créera les « jeannettes » et
les « guides aînées » en 1927 ; le mouvement des faucons rouges distinguera
lui aussi des groupes d’âge : « jeunes faucons », « pionniers », etc.
Dans l’ensemble de ces mouvements, les catholiques ont une incontes-
table priorité et prédominance. Celle-ci s’explique par le fait que les répu-
blicains et les laïcs ont orienté leur action en direction de la jeunesse dans le
cadre quasi exclusif de l’école. Lorsqu’ils imaginaient d’en sortir, ce n’était
que pour prolonger dans d’autres structures péri- ou parascolaires l’action
de l’école elle-même. Ainsi les œuvres laïques de la fin du siècle – sociétés
d’instruction populaire, universités et bibliothèques populaires – outre
qu’elles ne sont pas destinées prioritairement à la jeunesse, ont des préoc-
cupations essentiellement éducatives.
Il faudra attendre le deuxième quart du e siècle pour qu’apparaissent
dans le mouvement laïque des œuvres de nature plus récréative : création
de l’Union Fédérale des Œuvres Laïques d’Éducation Physique en 1928, de
l’Union Fédérale des Œuvres Laïques d’Éducation Artistique en 1933. Et ce
n’est qu’entre 1933 et 1936, et surtout avec le Front Populaire et la politique
de Léo Lagrange, que les thèmes du « loisir populaire » et de la « culture » se
substitueront progressivement à ceux de l’éducation. Encore ces projets ne
concernaient-ils pas les jeunes en particulier, en tant que classe d’âge. Pour
qu’un tel projet se dessine dans les politiques publiques, il faudra attendre
la période de Vichy.

La jeunesse, une affaire d’État


Pour la première fois avec Vichy, la jeunesse devient une préoccupation
majeure de l’État qui définit une politique spécifique à son égard, dont les
traces ne s’effaceront pas totalement à la Libération. Vichy crée en 1943 un
Commissariat général à la Jeunesse à la suite du Secrétariat Général de la
Jeunesse né après l’armistice de juin 1940 et fonde des centres de formation
professionnelle, des maisons de la jeunesse, et surtout des chantiers de jeu-
nesse qui constitueront la principale réalisation du régime en ce domaine.
En outre, le régime contrôle et anime la formation générale dans toutes les
institutions de jeunesse existantes, les plus récemment créées, comme les
plus anciennes, c’est-à-dire les mouvements de jeunesse.
Mais seuls les mouvements de jeunesse confessionnels se voient
confirmés dans leur rôle éducatif et leur rôle d’encadrement. En effet, la
France connut sous l’occupation « l’entente Église-État la plus étroite depuis
l’“ordre moral” du duc de Broglie et de Mac Mahon en 1973-1974 » (Paxton,
1972). Le régime de Vichy modifie la législation des rapports entre l’Église
et L’État sur deux points tenus pour essentiels par les républicains atta-
chés à la laïcité : l’enseignement et le régime des congrégations. Par ailleurs,

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L’encadrement de la jeunesse 89

l’idéologie pré-capitaliste prônée par Vichy, le retour aux communautés


naturelles de la corporation, de la famille et de la nation, a particulière-
ment séduit, au moins dans un premier temps, les catholiques, y compris la
petite frange des catholiques de gauche, par son antimodernisme, son anti-
matérialisme, son rejet de la République individualiste et athée. Cependant,
selon Paxton, « la gauche catholique ne tarda pas à comprendre que le
triomphe de l’étatisme et l’influence du grand capitalisme réduisaient à
néant ses espoirs de vie communautaire ». De plus, le refus du STO par les
mouvements de l’ACJF à partir de 1943, sera une cause majeure de rupture,
et certains éléments rejoindront alors la Résistance.
Cet arrière-plan idéologique explique le développement de la politique en
matière de jeunesse durant l’occupation. Comme les catholiques, c’est sur-
tout en dehors de l’école que Vichy s’est efforcé d’attirer la jeunesse pour la
mettre en condition par de saines expériences collectives ; comme les mou-
vements de jeunesse le régime se propose de faire obstacle au progrès du
matérialisme ; comme eux enfin, il veut à travers ces actions produire des
élites qui vont régénérer la société. Là où le régime innove, c’est par la pro-
digalité de ses efforts en faveur des mouvements de jeunesse qui font plus
que doubler dans l’année suivant l’armistice. Tout ceci aurait pu conduire à
la constitution d’une jeunesse d’État unique. Mais d’une part, l’idéologie des
corporations était finalement assez contradictoire avec l’idée d’un moule
unique – il fallait plutôt produire des « chefs » à tous les niveaux et dans tous
les « milieux » ; d’autre part, l’Église résistera fortement à une telle ambition
en s’en tenant à sa devise « pour une jeunesse unie, oui ; pour une jeunesse
unique, non ». On se trouva donc en présence de 15 à 20 mouvements de
jeunesse « libres » – catholiques ou scouts pour la plupart – aux côtés du
mouvement officiel, mais non obligatoire des Compagnons de France.
Vichy consacre la jeunesse comme un des corps de la société que la puis-
sance publique doit promouvoir et encadrer. Le projet sera moins éphé-
mère qu’il n’y paraît si on s’en tient seulement à l’histoire politique. Cette
intervention plus active de la puissance publique dans les mouvements
de jeunesse, la définition de leurs objectifs et l’octroi de leurs moyens ne
disparaîtront pas – quelle que soit la faillite de l’idéologie qui l’animait sous
Vichy – avec la Libération. Dans certains secteurs – le domaine sportif,
celui de l’enfance inadaptée, de l’éducation populaire – beaucoup d’insti-
tutions resteront même en place.

Politiques de la jeunesse d’après-guerre :


de l’illusion à l’insertion
Au lendemain de la guerre, l’héritage de Vichy paraît totalement renié.
Certes, l’idée d’une renaissance nécessaire issue de l’esprit de la résistance
contribue à maintenir au premier plan la figure sociale de la jeunesse qui,
dans l’esprit du temps, paraît le mieux incarner cet idéal. Mais d’un autre

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90  Sociologie de la jeunesse

côté, le souvenir encore très présent de la politique de Vichy en matière


de jeunesse – c’est-à-dire la première tentative étatique d’encadrement
systématique, et à des fins idéologiques, des jeunes et les risques qui l’ac-
compagnaient d’unification et de mise sous tutelle des mouvements de
jeunesse – a conduit au rejet par ces mouvements de tous les essais, si
timides fussent-ils, de mise en place par la puissance publique d’une poli-
tique unifiée et centralisée en direction de la jeunesse. Cette contradic-
tion explique sans doute que la jeunesse ait été, à cette époque, à la fois si
présente dans l’idéologie de la reconstruction et en fait si absente dans les
politiques réelles.
De 1947 à 1954 l’État entre plusieurs conceptions possibles d’une poli-
tique de la jeunesse, choisit celle qui est orientée par la notion « éducative »,
entendue à la fois comme complément scolaire et plus largement comme
« éducation et culture populaire », et à ce titre naturellement portée par les
mouvements de jeunesse qui s’arrogent le monopole de représentation et
d’intervention sur cette population. En regard de l’expérience et du « fédé-
ralisme défensif » pratiqué par ces mouvements, l’État, alors représenté par
la Direction de la jeunesse et des sports, apparaît comme une structure
faible (Têtard, 1986).
Avec l’apparition de divers phénomènes symptomatiques d’une ina-
daptation sociale générée par le développement industriel et urbain (au
premier rang desquels se situe évidemment la délinquance) la politique et
les discours à l’égard des jeunes vont changer d’orientation. Les jeunes ne
représentent plus l’avenir idéalisé de la société, ils représentent au contraire
le ferment potentiel de désagrégation sociale ; il va donc moins s’agir doré-
navant de promouvoir leurs qualités supposées que de tenter de corriger,
par des techniques d’intervention appropriée et un corps de professionnels
formés à cet effet, les manifestations et les causes de cette inadaptation
sociale. Les travailleurs sociaux vont prendre le relais des bénévoles issus
des mouvements de jeunesse.
Ces politiques sociales sont fondées sur l’idée des « ratés » de la moder-
nisation et de la dissolution des liens sociaux traditionnels. Ce sont ces
« fractures » nouvelles de la société, inexistantes dans les sociétés rurales
traditionnelles, qui sont à la source des problèmes de socialisation des
jeunes. Ces représentations s’appuient en outre sur les théories psycho-
sociologiques de l’adolescence qui montrent que les sociétés modernes
génèrent une crise particulière de l’adolescence en affaiblissant les rites de
passage et en multipliant les orientations contradictoires. La « cassure de
la socialisation » doit donc à la fois être prise en charge par les éducateurs
et comblée par une politique d’équipement : c’est l’époque des maisons des
jeunes et de la culture et des foyers. Cette politique a deux visages : l’un est
orienté autour de l’animation et de l’aide psychologique qui doit contri-
buer à offrir au jeune des « relations structurantes » ; l’autre se centre sur la
problématique des « inégalités », en particulier vis-à-vis de l’école, et vise

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L’encadrement de la jeunesse 91

à réduire le nombre des laissés pour compte d’un enseignement de masse


(Dubet, Jazouli, Lapeyronnie, 1985).
À partir des années 1970, ce modèle a commencé à perdre de sa force
d’entraînement, en particulier sous l’effet de la montée du chômage et de
la précarité, voire de la pauvreté : « Le chômage a totalement transformé
l’image de la jeunesse. La représentation en termes de crise de socialisation
dont résultent soit la déviance, soit la contestation, s’estompe au profit du
thème des victimes de la crise et de la société ». En même temps, cette crise
est une crise idéologique du travail social lui-même qui se vit de moins en
moins comme un agent positif de socialisation, et de plus en plus comme un
agent participant à un système d’ordre et de contrôle social. Là encore, un
ensemble de travaux, issus soit du courant de pensée généré par les travaux
de Michel Foucault, soit des travaux sociologiques américains relevant de
la labeling theory (la théorie de la stigmatisation) contribue à asseoir cette
représentation.
Une troisième phase s’est sans doute ouverte avec les actions massives
lancées en faveur de l’« insertion sociale et professionnelle » des jeunes.
Rappelons qu’en France ces actions ont débuté sous le gouvernement Barre
dès 1977 avec le premier pacte pour l’emploi des jeunes et qu’elles ont pris
une dimension nouvelle avec la mise en œuvre du rapport Schwartz après
1981. 11 % des 16-25 ans bénéficient soit d’un emploi relevant des diverses
« mesures jeunes », soit d’un stage de formation ; ce chiffre a plus que
doublé depuis 1983 alors que l’emploi hors mesures qui concernait 41,5 %
des jeunes en 1983 n’en regroupe plus que 32 % 4 ans plus tard.
Après l’action culturelle et l’action éducative c’est dorénavant l’action
formatrice qui constitue l’axe central des politiques sociales en direction
de la jeunesse. Un nouveau mode de socialisation postscolaire se met en
place, mais il est bien différent de celui dont nous parlions dans le chapitre
précédent qui concernait des diplômés et n’avait pas à s’appuyer sur une
infrastructure institutionnelle pour faire valoir ses effets. Ici au contraire
c’est tout un nouvel appareil de socialisation postscolaire qui va déployer
son action. La mutation est sans doute aussi importante que celle qui avait
fait passer le contrôle de la politique sociale en direction des jeunes des
mouvements de jeunesse vers les travailleurs sociaux (Dubar, 1987).
Car il ne s’agit plus, ou plus seulement, de traiter des populations
qui, soit vivent une période de désadaptation temporaire liée à la crise
d’adolescence, soit relèvent de dispositifs visant à traiter une inadapta-
tion sociale structurelle due à de graves déficits personnels et familiaux.
Il s’agit maintenant de gérer une situation de précarité de masse qui fait
suite à l’école pour ceux, et ils sont encore très nombreux, qui en sortent
sans qualification.
On peut distinguer trois modes de socialisation associés à ces nouveaux
dispositifs. Il y a d’abord les jeunes situés en bas de la hiérarchie et qui
relèvent de l’action sociale et de l’éducation spécialisée : ce sont ceux qui

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92  Sociologie de la jeunesse

constituent le public cible des stages d’insertion. Leur socialisation relève


d’une « gestion des risques sociaux » qui n’est pas nouvelle.
Le niveau intermédiaire concerne ceux qui ont connu des accidents sco-
laires, ou des formes d’exclusion en douceur de l’école, mais qui ne sont
pas stigmatisés comme « cas sociaux » et qui, selon l’expression de Dubar,
vivent une « socialisation en termes de rescolarisation d’attente » : ils sont
prêts aussi bien à saisir les opportunités de « petits boulots » ou celles qui
leur permettraient d’obtenir de « petits diplômes ».
Au troisième niveau, parmi les jeunes situés dans la sphère profession-
nelle Claude Dubar distingue deux sous-groupes nettement différenciés.
Le premier se distingue par un mode socialisation fondé sur la volonté
d’intégration la plus rapide possible au monde ouvrier en privilégiant une
conception instrumentale du travail, en donnant la faveur à la formation
sur le tas par rapport aux études et en tentant de s’appuyer sur le réseau
familial d’accès à l’emploi. Le second groupe, situé au « sommet » de la hié-
rarchie, vise aussi une insertion professionnelle mais comme voie et moyen
d’accès à une qualification et à une carrière ultérieures. Leur socialisation
relève de la formation qualifiante dans le cadre de la formation profession-
nelle continue.
Le premier groupe n’est pas nouveau ; le dernier se rapproche, soit d’un
mode d’intégration ouvrière classique (premier sous-ensemble), soit de
diplômés du technique court auxquels ils manqueraient le diplôme mais
pas les dispositions intériorisées propres à son obtention. L’intérêt de cette
typologie est de montrer que tout le groupe intermédiaire qui est sans
doute le plus spécifique de la période récente doit d’abord recevoir une
forme de socialisation d’attente. Il s’agit dans une large mesure de faire
« patienter » ces jeunes, non pas, comme une sociologie du contrôle social
trop sommaire serait tentée de l’avancer, pour faire accepter aux jeunes leur
situation précaire et infériorisée, mais parce que la saisie des opportunités
nécessite aujourd’hui une phase d’attente et de tâtonnements qui doit être
gérée socialement. Elle l’est en partie par la famille, on en a déjà parlé. Mais
cela ne suffit évidemment pas. On ne veut pas rester chômeur et, sponta-
nément on se tourne vers le Dispositif qui au moins donne un statut et une
forme, même si elle est dévalorisée, de reconnaissance sociale et de légiti-
mité par rapport à l’environnement et la famille. Comme le dit un jeune cité
par Claude Dubar, « si je viens ici, c’est pour pas traîner dans la rue et tout
ça, pour être en règle quoi… Avec qui ? Avec mes parents ».
Certes le choix d’un stage peut être motivé professionnellement ou sur
le plan de l’acquisition d’une qualification, mais pour une bonne partie des
jeunes il correspond d’abord à une stratégie d’attente légitimée et rému-
nérée (la question de l’indemnité même si elle est faible joue, dans des
familles aux faibles revenus, un rôle important). Comme l’avait noté égale-
ment François Dubet (1987), le rapport aux stages est très souvent contra-
dictoire et ambivalent ; on peut y trouver aussi bien, et parfois en même

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L’encadrement de la jeunesse 93

temps, des formes d’instrumentalisme et de clientélisme et un rejet brutal


des pédagogies trop ouvertement « occupationnelles ». Selon certains tra-
vaux plus récents que l’enquête de Dubar (Jazouli, 1994 ; Maresca, 1994),
ces formes de rejet des structures publiques ou parapubliques de prise en
charge postscolaire sembleraient se développer rapidement depuis quelques
années. Selon l’enquête du Credoc (Maresca, 1994), le recours au circuit
des « petits boulots » est dorénavant privilégié par les jeunes et ce n’est que
confronté à l’urgence qu’ils se retournent vers les organismes d’aide à l’in-
sertion. Jazouli fait état de « logiques de « débrouilles » individuelles », de la
« constitution de groupes générationnels et affinitaires qui utilisent toute
leur énergie et leur intelligence à « monter des combines et des coups » aux
résultats immédiats et aux gains assurés ».
Toutefois, malgré les réticences qui peuvent s’exprimer, le dispositif
d’aide à l’insertion draine un nombre important de jeunes en difficulté.
En 1994, on comptait 131 000 jeunes de moins de 26 ans en stages de for-
mation, et 380 000  bénéficiaires d’un emploi « aidé » (essentiellement des
Contrats Emploi Solidarité et des contrats de qualification) soit au total
plus de 500 000 jeunes concernés par ces mesures (Balan, Minni, 1995).
Progressivement, s’instaurent ainsi de nouvelles formes de socialisation
populaire qui ont été générées, certes d’abord par une situation sociale et
économique qui dépasse largement l’action des pouvoirs publics, mais aussi
par les nouvelles institutions mises en place qui, maintenant constituées
et légitimées depuis plusieurs années, ont toutes les chances de perdurer
et d’imposer durablement ces nouvelles façons d’entrer dans la vie adulte.
Il apparaît aussi normal aujourd’hui à un jeune d’une cité de commencer
sa vie postscolaire par un stage qu’il apparaissait normal, il y a vingt ans au
même type de jeune de se faire embaucher dans l’entreprise où travaillait
son père.

Le droit et l’école : deux formes permanentes


d’encadrement
On a vu que les « politiques de la jeunesse » n’avaient pas toujours eu une
portée effective. Ce n’est, si l’on exclut la parenthèse de Vichy, qu’avec
le développement du travail social, puis avec les politiques d’insertion
qu’apparaît une véritable intention d’intervention systématique et orga-
nisée de la puissance publique en direction de cette classe d’âge. Encore ces
politiques ne concernent-elles qu’une fraction de celles-ci, celle qui préci-
sément, de par sa situation sociale particulière et aux « déficits » divers qui
la caractérisent correspond aux critères de l’intervention.
Mais il est évidemment des formes d’encadrement beaucoup plus géné-
rales et permanentes au premier rang desquelles on peut placer les dispo-
sitions juridiques qui définissent la jeunesse et régulent les rapports entre

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94  Sociologie de la jeunesse

génération, et d’autre part l’école qui constitue une forme maintenant


généralisée de socialisation, complémentaire à celle qui passe par la struc-
ture familiale.

L’organisation juridique de la jeunesse


Le droit peut se lire d’un point de vue sociologique comme un miroir des
logiques sociales de régulation de la jeunesse. De ce point de vue, on peut
repérer trois intentions principales (Commaille, 1986) :
1. Établir des seuils d’âge pour ce qui concerne l’accès à l’autonomie et à la
responsabilité. Sur ce plan, l’examen des diverses dispositions, à l’intérieur
d’un même pays, et plus encore dans des pays différents, montre une large
diversité des âges auxquels le jeune est censé passer d’un statut de mineur
à un statut de majeur. Ces âges, dans un pays comme la France vont pra-
tiquement de 13 à 18 ans. Il semble donc qu’il n’y ait pas eu d’intention
clairement unificatrice dans la définition juridique du seuil de la jeunesse.
Comment interpréter cette hétérogénéité ? N’est-ce pas tout simplement
parce que, étant précisément défini comme « mineur », le jeune n’a pas à
attendre que son statut soit clairement délimité ? Il suffit qu’il relève, pour
chaque champ où il est impliqué d’une autorité bien définie ; peu importe
qu’il y ait peu de cohérence dans l’articulation par âge de ces champs.
2. La deuxième intention, « poser le statut de minorité du jeune », soit dans
le cadre de la famille, soit dans celui plus général de la société, montre bien
d’ailleurs que, pour le droit, le « jeune » est d’abord et encore un enfant.
3. Pourtant la troisième intention qui veut aménager la transition du jeune
vers la condition adulte, montre aussi que le droit est sensible aux pro-
blèmes que soulève le passage parfois délicat d’une condition de dépen-
dance à une condition d’autonomie au moins relative. C’est ainsi que,
selon cette préoccupation, le jeune peut être soit un sujet encore à « pro-
téger » (par exemple, dans le cadre d’une justice spécialisée, la Justice des
mineurs), soit être considéré comme un sujet jouissant déjà d’une certaine
autonomie (par exemple, une autonomie sociale dans le cadre associatif
ou dans celui des instances de représentation scolaires ; ou encore une
relative autonomie sexuelle, à partir de 15 ans, avec l’accès à la contracep-
tion et aux divers équipements d’aide ; ou encore une autonomie produc-
tive dans le cas où le jeune travaille et qu’on lui reconnaît le droit de signer
un contrat de travail, de percevoir un salaire, etc.).
En ce qui concerne l’aspect de « protection », Francis Bailleau montre
que ce n’est que relativement tardivement, à la fin du e siècle que s’est
développée une pratique juridique et judiciaire spécifique sous l’égide de
l’État. Auparavant, ne fonctionnait qu’une distinction entre majeurs et
mineurs fondée sur la notion de « discernement ». Ce n’est qu’après 1942

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L’encadrement de la jeunesse 95

que la notion d’Éducation, ou plus précisément d’« éducabilité », va orienter


l’action judiciaire assistée alors d’une cohorte de spécialistes de l’action
sociale (assistante sociale, éducateur, psychologue, etc.). Dans cette nouvelle
configuration des relations entre les mineurs et la justice, le pénal est plus
utilisé, selon l’expression de Francis Bailleau, pour sanctionner un trouble à
« l’ordre éducatif » qu’un trouble à l’ordre public. Et c’est une véritable rela-
tion duelle entre le magistrat et le jeune qui s’établit, relation dans laquelle
les règles juridiques formelles perdent de leur importance (Bailleau, 1986).
Finalement, parmi l’ensemble des formes de régulation sociale de la jeu-
nesse Jacques Commaille propose l’hypothèse selon laquelle l’on serait passé
d’un système traditionnel où prédominaient à la fois le modèle normatif –
qui veut imposer l’apprentissage et le respect des normes et des valeurs
par le jeune – et le modèle tutélaire de type micro-social – qui se propose
de protéger et de prendre en charge le jeune dans le cadre familial, à un
système qui voit émerger deux autres modèles : le modèle tutélaire de type
macro-social où c’est l’État qui prend en charge la fonction de protection et
le modèle contractuel où le jeune est reconnu comme acteur et sujet social
autonome, partenaire réel du jeu social et politique (à cet égard l’auteur se
réfère par exemple aux dispositions du droit de l’Éducation nationale ou du
droit du travail). Nous allons voir toutefois, avec l’exemple de l’école, que, si
l’évolution vers la « contractualisation » des rapports entre générations est
en partie inscrite dans des textes (mais en partie seulement) et a presque
totalement gagné l’idéologie des penseurs de l’éducation, elle est loin d’être
entrée véritablement dans les faits.

L’univers de socialisation de l’école


Le développement de l’institution scolaire a contribué à construire l’ado-
lescence comme un âge de la vie. Mais l’école est aussi, à côté de la famille,
un des principaux agents de socialisation. Sur ce plan, la primauté irait à
la famille. L’école ne jouerait en ce domaine un rôle notable que lorsqu’elle
vient redoubler le sens de la socialisation familiale (Percheron, 1984).
Malgré tout, peut-on considérer qu’une structure à l’intérieur de
laquelle les adolescents passent des années entières de leur vie n’a aucune
influence, autre que strictement scolaire, sur la construction de leur iden-
tité et de leurs perceptions ? Pour François Dubet (1991), l’expérience sco-
laire que vivent les élèves résulte de l’effet combiné de quatre fonctions du
système scolaire : la fonction culturelle qui vise à transmettre un ensemble
d’objectifs, de valeurs, d’idéaux ; la fonction de sélection qui vise à établir
un classement des compétences ; la fonction d’intégration ; enfin, la fonc-
tion socialisatrice qui vise à construire des statuts autour d’un ensemble de
droits et de devoirs.
L’école française reste marquée par un mode très traditionnel de trans-
mission du savoir qui ne favorise pas le plein épanouissement d’autres

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96  Sociologie de la jeunesse

fonctions socialisatrices. Ce constat avait été établi dès les années 1980 par
Dominique Paty (1980) dans une enquête sur les collèges. Elle constatait la
prédominance d’un modèle pédagogique de l’édification individuelle par la
transmission du savoir du professeur à l’élève dans le seul cadre de la classe,
une faible ouverture sur le monde et des relations sociales entre professeurs
et élèves fondées sur un modèle autoritaire.
Ainsi, ce qui frappe, c’est la faible vertu socialisatrice de l’école, « faute
de temps et d’espace, certes, mais aussi faute d’enjeux que [les relations
entre élèves] puissent s’approprier à l’intérieur de l’organisation » (Paty).
Dix ans plus tard, le constat qu’établit François Dubet (1991) est le même :
le lycée est une organisation faible sur le plan de l’intégration des élèves,
car il exclut la possibilité que ces derniers participent à l’élaboration des
décisions qui les touchent.
Des études plus récentes confirment la spécificité du modèle éducatif
français et son impact sur la socialisation des élèves. Dans une étude com-
parative internationale, Nathalie Mons, Marie Duru-Bellat et Yannick
Savina (2012) distinguent trois modèles de curricula. Le modèle de « l’édu-
cation totale » réunit principalement les pays nordiques et anglo-saxons.
L’enseignement y dépasse le cadre des disciplines académiques, il est en
partie individualisé, sans hiérarchie de filières et fondé sur des relations
de proximité entre les enseignants et les élèves. Deux autres modèles,
caractérisés par un curriculum hiérarchique qui ouvre peu l’école sur le
monde extérieur, s’opposent à celui-ci : le modèle de « l’éducation produc-
teur », développé essentiellement dans l’Europe continentale, valorise le
lien entre l’école et le marché du travail ; le modèle de « l’éducation acadé-
mique » auquel se rattache la France « érige l’école en forteresse dispensa-
trice de savoirs universels », avec des relations élèves/enseignants de qualité
médiocre. L’étude montre que le modèle de « l’éducation totale » est associé,
plus que les autres, à une appétence des élèves pour les échanges interindi-
viduels, que ce soit sur mode de la compétition ou de la coopération.
Un aspect contribue toutefois à modifier sensiblement les conditions de
la socialisation scolaire : la scolarité s’allongeant et l’hétérogénéité sociale
du monde scolaire s’accroissant, les établissements deviennent de plus en
plus des lieux de rencontres et de longue cohabitation entre personnes très
diverses. Plus que la classe proprement dite, c’est le collège ou le lycée, l’espace
et le temps extérieurs au cours, qui sont dévolus aux relations entre élèves.
François Dubet montre ainsi que, sans être associée au projet éducatif du
lycée, la sociabilité des jeunes y est très présente. La sociabilité juvénile n’est
pas construite par le lycée, mais elle se déroule en son sein ou à ses marges.
L’activité essentielle est « l’art de la conversation » et le souci est moins s’affi-
lier à des « tribus » que de construire des relations interpersonnelles.
La sociabilité des pairs, construite essentiellement dans le cadre sco-
laire, semble même prendre une place grandissante, à côté de la sociabi-
lité familiale. Les pairs sont, au contraire, des confidents de plus en plus

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L’encadrement de la jeunesse 97

fréquents dans ce domaine. La culture juvénile qui s’est construite à


partir de l’affaiblissement du rôle socialisateur de l’école, en opposant ses
contenus culturels au modèle scolaire qui, lui, ne se définit qu’en termes de
canaux institutionnels (Touraine, 1986), se construit également – si ce n’est
contre – du moins à côté de la culture familiale (Pasquier, 2005).
Dans ses travaux sur les adolescents François de Singly (2006) montre
que l’identité adolescente est une identité « clivée » entre l’univers des pairs
et de l’épanouissement personnel, et les exigences de la scolarisation et de
la reproduction sociale. Selon lui, néanmoins, dans la plupart des familles,
cette dualité identitaire ne crée pas de fortes tensions. Dominique Pasquier
(2005) qui a mené des enquêtes dans l’univers scolaire a une vision plus
pessimiste en affirmant qu’un fossé culturel s’est créé entre la culture ado-
lescente et la culture scolaire.
Les méthodes d’enseignement ont un impact plus large que celui d’in-
fluencer les pratiques de sociabilité : elles contribuent également à orienter la
façon dont les élèves voient la société dans laquelle ils vivent. C’est ce que mon-
trait une étude réalisée sur un échantillon de 70 000 élèves dans 23 pays (Algan,
Cahuc, Shleifer, 2013). Les méthodes d’enseignement de type « vertical », privi-
légiées en France (dans lesquelles les enseignants délivrent des cours de type
magistral sans véritable interaction avec les élèves, modèle proche de « l’éduca-
tion académique » de Mons et al.), sont associées au sentiment des élèves de ne
pas être à leur place à l’école, et plus largement à une faible confiance dans les
autorités et au sentiment de ne pas être traité de façon équitable.

Le monde des étudiants


La prolongation de la scolarité contribue à généraliser progressivement
l’accès au statut d’étudiant. La proportion de bacheliers dans une génération
est aujourd’hui (en 2020) de 87 % (contre 63 % en 2000). Entre 19 et 20 ans,
47 % des hommes et 58 % des femmes étaient scolarisés dans l’enseigne-
ment supérieur en 2018 (INSEE, enquête Emploi). Ce sont essentiellement
les jeunes femmes qui ont vu leurs effectifs s’accroître dans l’enseignement
supérieur : en 2000, entre 19 et 20 ans elles n’étaient que 44 % à y pour-
suivre des études. C’est donc une université de masse, notamment par cette
féminisation accrue, qui se met, peu à peu, en place (Galland, Oberti, 1996).
Certains travaux (Lapeyronnie, Marie, 1992) avaient dressé de la vie
étudiante qui résultait de cette généralisation de l’accès aux études supé-
rieures, un tableau très noir. La désorganisation collective de l’université
serait si profonde qu’elle rejaillirait massivement sur une vie étudiante
qui n’aurait plus d’existence en dehors de la « consommation » d’études.
D’autres enquêtes (Galland et al., 1995) avaient nuancé fortement cette
description en montrant qu’il faut distinguer la vie universitaire de la vie
étudiante proprement dite. Par la première on entend une conception
assez traditionnelle, et presque archétypale des étudiants comme groupe

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98  Sociologie de la jeunesse

dont le principe d’unité est étroitement associé à l’institution universitaire


elle-même. L’étudiant de 68 constitue l’image, maintenant idéalisée, de ce
modèle. C’est l’étudiant, certes contestataire, mais dont l’engagement est
une forme de participation à l’institution, même s’il s’agit d’en combattre
les principes. Par un réflexe ethnocentrique de génération, beaucoup de
commentateurs, issus eux-mêmes de cette génération, et constatant que
leurs motivations, leurs façons d’être à l’époque, ou le souvenir qu’ils en
ont conservé ou reconstruit, ne sont plus présents chez les étudiants, en ont
conclu peut-être trop rapidement que ceux-ci n’ont plus aucune motiva-
tion, ni d’existence collective. Il est vrai cependant que l’université de ce
nouveau siècle est, en tant qu’institution, un lieu désinvesti : les étudiants
ne se sentent pas impliqués par la participation à la vie universitaire, il
suffit de voir les résultats aux élections universitaires pour s’en convaincre.
Dans une enquête réalisée au début des années 1990, une majorité d’étu-
diants déclarent qu’il n’y avait pas de vie collective à l’université (Galland
et al., 1995) et il est probable que les choses n’ont pas évolué dans un sens
plus favorable. Selon l’enquête 2020 de l’Observatoire de la vie étudiante,
seuls 27 % des étudiants sont adhérents d’une association étudiante (30 %
en 2013) et une infime minorité, 2 % (3 % en 2013) d’un syndicat étudiant.
Mais la participation est très variable selon les filières d’étude. Elle est rela-
tivement importante dans les écoles artistiques et culturelles, les CPGE
et les IUT et faible dans les filières universitaires (Paivandi, 2016). Ont-ils
renoncé pour autant à être étudiants autrement que comme consomma-
teurs d’études ? Sans doute pas, et c’est là que réside l’ambiguïté actuelle
de l’identité étudiante. La vie étudiante et l’identité qui lui est attachée ont
un support extérieur à l’institution universitaire elle-même : c’est à la fois
une sociabilité – élective et de petit groupe – et un mode de vie qui sont
permis par la poursuite d’études mais qui s’exercent plus hors de l’univer-
sité qu’en son sein, dans les villes, les quartiers où les étudiants résident,
consomment, sortent et se rencontrent. C’est ce qui explique un résultat
qui peut apparaître paradoxal : près de 2 étudiants sur 3 déclarent se sentir
« intégrés » au groupe d’étudiants de leur formation, alors qu’ils sont net-
tement moins enclins à se déclarer satisfaits de leur intégration au sein de
l’établissement (13 % de très satisfaits, 23 % de satisfaits) (ibid.) En fait, des
réseaux d’amis se constituent à l’université, mais il s’agit de groupes res-
treints qui se construisent sur des bases affinitaires et informelles. La vie
étudiante existe donc mais elle s’organise autour d’une multitude de petits
groupes et reste très largement déconnectée d’une participation à l’institu-
tion universitaire qui pourrait s’établir, par exemple, par l’inscription dans
des associations, la participation à des instances de concertation, à des syn-
dicats étudiants ou à des mouvements politiques.
Cette forme particulière de vie étudiante dont l’université est plus le
prétexte qu’elle n’en est l’objet se développe surtout aujourd’hui dans les
grandes capitales universitaires régionales. L’étudiant du « quartier Latin »

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L’encadrement de la jeunesse 99

a vécu ; il n’a plus d’existence collective, plus de visibilité sociale, alors que
les étudiants de Rennes, Bordeaux ou Toulouse existent en tant que type
social, par leur poids démographique et leur concentration spatiale tout
d’abord, mais aussi par leur mode de vie, leurs habitudes de loisir et de
sociabilité. Ces étudiants fréquentent certains quartiers, certains bars, cer-
taines rues, ils sont des consommateurs de loisirs et de culture, ils existent
donc dans le paysage urbain comme un groupe social repérable.
Les modes de vie étudiants sont le résultat d’une tension entre trois
pôles : le degré d’autonomie, l’investissement dans les études et l’agrément
des conditions de vie (Galland, 2009). Les étudiants sont de plus en plus
nombreux à connaître une forme d’autonomie à l’égard de leur famille
d’origine. Celle-ci est évidemment très variable selon l’âge des étudiants,
leur type d’études et aussi, bien entendu, selon les contextes nationaux.
Dans les pays d’Europe du Nord, le départ des enfants est facilité par des
dispositifs d’aide sociale généreux et qui s’appliquent de manière univer-
selle (sans tenir compte des revenus des parents). Dans les pays d’Europe du
Sud, au contraire, l’aide passe presque exclusivement par le canal familial.
Un pays comme la France présente un profil intermédiaire : les étudiants ne
sont pas autant aidés qu’au Danemark par exemple, mais ils le sont beau-
coup plus qu’en Italie, par des bourses sous condition de ressources et des
aides au logement. Ces aides ne suffisent pas à assurer une pleine indépen-
dance. Elles permettent néanmoins à beaucoup d’étudiants d’acquérir une
forme d’autonomie résidentielle : 67 % des étudiants français vivent ainsi
dans un logement différent de celui de leurs parents (OVE, 2021).
L’autonomie peut être le résultat d’un choix contraint par les études (en
fonction de la localisation de l’offre de formation), elle est aussi pour une
large part une aspiration des jeunes eux-mêmes qui s’accroît avec l’âge. Mais
elle peut entrer en tension avec l’agrément des conditions de vie et la réussite
des études. Par exemple, en France, les enquêtes de l’Observatoire de la vie
étudiante (Galland, 2009) montrent que plus les étudiants sont autonomes à
l’égard de leur famille, moins ils sont satisfaits de la qualité de leur logement.
Il y a derrière cette relation un effet d’âge : les étudiants les plus autonomes
sont aussi les plus âgés et, au-delà d’un certain âge, les restrictions matérielles
liées à la condition étudiante sont probablement moins bien supportées.
Par ailleurs, l’autonomie est associée positivement à la réussite universi-
taire, soit parce que les étudiants qui réussissent sont plus mobiles (faisant
passer le choix de leurs études avant le choix de leur lieu de résidence), soit
parce que les étudiants autonomes ont une meilleure maîtrise personnelle
de leur vie, y compris de leur vie universitaire. Mais tous les moyens pour
parvenir à l’autonomie n’ont pas un effet favorable sur la réussite. Il ressort
notamment de plusieurs travaux qu’au-delà d’un certain stade (à mi-temps
et au-delà) le travail salarié mené de front avec les études a un effet négatif
sur la réussite des études. Par contre, la perception d’une bourse d’étude est
liée positivement à la réussite.

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100  Sociologie de la jeunesse

Les étudiants doivent donc trouver le bon équilibre dans l’organisation


de leur vie pour accéder à une forme d’autonomie qui ne soit pas pénali-
sante du point de vue de la réussite et qui assure des conditions de vie satis-
faisantes. Une autonomie mal négociée ou sous contrainte peut entraîner
des risques d’échec sur le premier plan et une insatisfaction sur le second.

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L’encadrement de la jeunesse 101

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Chapitre 5

Âges de la vie et génération

D   les individus, situés dans tel ou tel système social,
adoptent-ils les rôles sociaux prescrits par leur âge ? Cette orientation de
recherche, autour de la question des normes d’âge, n’a intéressé que tar-
divement les sociologues français, mais s’est développée depuis longtemps
aux États-Unis (cf. Riley, Johnson, Foner [ed.], 1972). L’accès au savoir,
aux positions sociales, à la reconnaissance d’un plein statut de citoyen est
ordonné sur l’échelle des âges et cet ordonnancement n’a rien d’aléatoire ni
de strictement individuel. Il est le résultat d’une organisation sociale et d’un
système de prescriptions normatives. Bref, la stratification par âge d’une
société, si l’on entend par là l’organisation des attributs et des rôles sociaux
selon l’âge, ne correspond que fort peu à une échelle naturelle et beaucoup
à une échelle sociale et peut donc relever d’une sociologie particulière.

Rôles et âges
L’âge et le sexe constituent des éléments évidents de stratification sociale.
Toute société est divisée par des frontières d’âge, et organise les statuts
et les rôles sociaux de manière différente pour les hommes et pour les
femmes. Le substrat biologique qui fonde ces divisions a très probablement
des conséquences sociales plus irrémédiables dans le cas de l’âge que dans
celui du sexe. L’être humain est en effet soumis inéluctablement à un pro-
cessus d’apprentissage qui le mène de l’enfance à l’âge adulte ; puis, la perte
progressive de ses capacités réduit sa participation sociale, jusqu’à ce que
la mort l’écarte définitivement. Ces facteurs biologiques incontournables
créent des différences et des inégalités objectives sur lesquelles prennent
appui les divisions sociales du cycle de vie. L’organisation et l’importance
de ces dernières peuvent varier d’une société l’autre, mais on imagine mal
comment elles pourraient disparaître. En revanche, sur le plan biologique,
rien n’exclut a priori que le statut social des hommes et des femmes puisse
être parfaitement équivalent.
La figure 1 illustre la façon dont l’âge intervient dans l’attribution des
statuts et des rôles (Riley, Johnson, Foner [éd.], 1972). Deux processus

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104  Sociologie de la jeunesse

initiaux – dont le fondement est en grande partie biologique, mais aussi


social – entrent enjeu. Le flux des cohortes (P1) conduit, par l’action inces-
sante du processus vital – les naissances et les morts – au renouvellement
continuel des individus et produit la structure des classes d’âges à un ins-
tant donné de la vie d’une société. Le processus de vieillissement (P2) pro-
duit la mobilité le long des classes d’âge et affecte ainsi les performances
propres à chaque âge. Liant les individus à des rôles, le double processus
d’allocation (P3) et de socialisation (P4) permet à la structure des rôles de
persister malgré le renouvellement perpétuel des tenants de ces rôles. Le
processus d’allocation est constitué d’un ensemble de mécanismes d’assi-
gnement et de réassignement continuels d’individus d’âge donné à des rôles
appropriés (par exemple, d’adolescents au rôle de lycéen) tandis que le pro-
cessus de socialisation apprend aux individus, à chaque étape du cycle de
vie, comment réaliser leurs nouveaux rôles, comment s’ajuster à des rôles
changeants, comment en abandonner d’anciens.

PROCESSUS VITAL INDIVIDUS PROCESSUS RÔLES


SOCIAUX

Individus Rôles ouverts


(P1) Flux des cohortes d’âge donné (P3) Allocation aux personnes
(classes d’âge) d’âge différent

Actions Sanctions et
(P2) Vieillissement ou capacités (P4) Socialisation récompenses
liées à l’âge liées à l’âge

Figure I. Rôles et âges

Le processus d’allocation est donc un processus mécanique qui fait


correspondre des individus à une gamme de rôles fonctionnels alors que
le processus de socialisation correspond à l’apprentissage social des rôles
conformes à un âge donné, apprentissage lui-même régulé par un système
de récompenses et de sanctions. L’âge intervient dans le modèle dans la
mesure où les individus (la structure de la population) et les rôles (la struc-
ture des rôles) sont différenciés par âge et que les uns et les autres corres-
pondent à des contributions au système social elles-mêmes différenciées
par âge.
À travers ces processus, les individus sont censés chercher à construire
et à préserver leur identité et la société à se reproduire dans la continuité.
Certes, un ensemble de décalages peut survenir, en particulier entre les
mécanismes d’allocation et de socialisation, soit que le processus de socia-
lisation ne produise pas les comportements appropriés à une série de rôles,
soit au contraire que disparaissent des rôles qui correspondaient à des
aptitudes produites par le système de socialisation. Chaque fois que le pro-
cessus de socialisation s’étend et se diversifie en réponse à un changement

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Âges de la vie et génération 105

structurel de la société, le groupe d’âge concerné fait l’expérience de per-


turbations jusqu’à ce que les nouvelles normes et attentes soient devenues
pleinement institutionnalisées. C’est le cas par exemple avec le développe-
ment de l’éducation qui contribue à la constitution d’une nouvelle phase
(studentry phase) qui n’est pas encore un statut institutionnalisé pleine-
ment différencié de l’adolescence et de la maturité, mais qui se développe
dans cette direction.
Dans ce schéma conceptuel, l’action normative de la société qui s’exerce
au travers d’une structure de rôles modèle le processus de socialisation et
finalement les attentes sociales. Cet accent porté sur les processus normatifs
conduit à lire, comme on vient de le voir, les dysfonctionnements comme
des décalages fonctionnels temporaires. Cette sociologie est d’abord une
sociologie des normes d’âge.
Elle est bien adaptée pour étudier la stratification par âge de champs
particuliers de la société correspondant à un type de rôles donné. On peut
par exemple étudier les mécanismes de socialisation politique en essayant
de distinguer les effets d’âge, c’est-à-dire les changements dans les atti-
tudes politiques au cours des étapes de la vie, des effets de cohorte, c’est-à-
dire les différences dans la socialisation et les attitudes politiques de
cohortes successives, en tenant compte enfin des événements historiques
particuliers qui ont pu marquer les moments clefs de la socialisation (effet
de période).
Toutefois la question des trajectoires sociales reste assez largement
absente du modèle conceptuel classique de la stratification par âge. Il est
tout entier fondé, on l’a vu, sur l’idée d’un système normatif lié à l’âge et de
l’apprentissage des rôles sociaux conformes aux normes d’âge. Les trajec-
toires ne sont donc que des trajectoires d’âge ou de rôles à structure sociale
inchangée.
L’approche de stratification par âge peut être combinée à une approche
de stratification sociale. En effet, en passant d’un âge à un autre, les indi-
vidus ne font pas que passer par une série de rôles conformes à une norme
d’âge, ils occupent aussi une série de positions sociales dont l’ensemble
s’ordonne en une structure hiérarchisée à travers laquelle certains indi-
vidus sont en ascension, d’autres restent stables, d’autres enfin connaissent
une régression. Le processus d’allocation, si l’on reprend les termes de
la sociologie de la stratification par âges, peut donc s’entendre comme le
mécanisme qui doit faire correspondre des individus sans cesse renouvelés
par le flux continuel des cohortes et une structure de positions elle-même
changeante ; le processus de socialisation peut se comprendre comme le
mécanisme par lequel se construit une représentation de sa position, une
construction sociale des ambitions qui pourra s’actualiser plus ou moins
facilement dans une position.

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106  Sociologie de la jeunesse

Jeunes Positions ouvertes


(P1) Flux des cohortes d’un niveau (P3) Allocation aux jeunes de
donné différents niveaux

Ambitions Ambitions
(P2) Vieillissement sociales (P4) Socialisation sociales
1 2

Figure 2. Âge et établissement social

L’âge n’est plus appréhendé ici comme un système normatif (à tel âge
doit correspondre tel rôle social) ; on ne l’appréhende plus comme un fac-
teur de stratification correspondant à une gamme de rôles fonctionnels.
L’âge est compris essentiellement au travers du processus de vieillissement
mais réindexé sur le processus d’établissement social fondé sur le départ de
la famille, le choix d’un travail, la formation d’un couple. De quelle manière
des stratégies liées à l’âge se combinent-elles à des stratégies liées au niveau
et aux modalités sociales d’établissement ?
Dans cette perspective, le passage à l’âge adulte est le niveau sociolo-
gique pertinent : c’est en effet au moment de ce passage que s’articulent le
plus nettement changement d’âge et construction de la position sociale.
Ces stratégies peuvent s’appuyer sur des comportements de retardement
(prolongation d’un statut adolescent liée à la stratégie d’établissement)
ou au contraire des stratégies d’accélération (dans des situations sociales
de succession directe entre générations par exemple) ; elles s’appuient
d’autre part sur des combinaisons spécifiques des différents moments
et formes d’établissement, en particulier les moments professionnels et
matrimoniaux.
L’âge est donc ici un construit social complexe dont la durée et les attri-
buts sont significatifs des stratégies et des modèles culturels d’établisse-
ment social.
La jeunesse est ce moment privilégié pour l’analyste durant lequel les
ambitions sociales encore flottantes se définissent progressivement pour
s’adapter à la condition objective d’une position. On peut reprendre, en en
modifiant le sens, le schéma proposé plus haut : l’intérêt ne se porte plus sur
les strates d’âges, mais sur les strates sociales à l’intérieur d’un âge donné,
ici la jeunesse. Le processus d’allocation est le mécanisme d’assignement
d’individus d’un niveau donné (en particulier scolaire) à des positions (en
particulier professionnelles) ; le processus de socialisation est le mécanisme
par lequel se construisent des ambitions plus ou moins adaptées à la struc-
ture des positions. Ces processus ne sont pas purement mécaniques, pour
deux raisons :
1. La structure des positions ne correspond pas forcément à la structure
des individus par niveaux.

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Âges de la vie et génération 107

2. La structure des ambitions ne correspond pas forcément à la struc-


ture des positions. Autrement dit, on peut enregistrer des décalages aussi
bien dans le processus d’allocation que dans le processus de socialisation,
décalages qu’il convient de différencier.
Ainsi a-t-on trop tendance aujourd’hui dans les commentaires courants
concernant l’insertion des jeunes à ne mettre en valeur que les phénomènes
ayant trait au processus d’allocation : baisse des offres d’emploi, dysfonc-
tionnement de la relation formation-emploi, phénomènes de files d’attente.
On néglige ce qui a trait au processus complexe de formation des ambitions
sociales : l’élévation continue du niveau de formation est sans doute liée à
l’élévation du niveau d’ambitions, alors que celles-ci sont moins immédia-
tement ajustées à la structure effective des positions. Le processus de socia-
lisation intervient donc de façon beaucoup plus complexe et plus longue
pour parvenir à adapter les ambitions sociales à la structure des positions :
l’allongement de la jeunesse n’est donc pas uniquement contenu dans un
phénomène mécanique de file d’attente (processus d’allocation), il corres-
pond aussi sans doute à une nouvelle période moratoire de socialisation
postscolaire contribuant à l’ajustement itératif ambitions-positions. Nous
reviendrons sur ces mécanismes.

Générations
La notion de génération recouvre des significations multiples qu’il convient
de distinguer. Les sociologues américains donnent une acception plus large
au terme de cohorte qu’à celui de génération (cf., par exemple, Ryder, 1965 ;
Glenn, 1977). Commençons donc par la définition de ce premier terme.
Le terme de « cohorte » réfère initialement à une unité militaire romaine1.
Dans le sens usuel, il est utilisé comme équivalent de « bande » ou « groupe ».
On parle couramment d’une « joyeuse cohorte ».
Sur le plan scientifique, l’analyse de cohorte a été initialement déve-
loppée pour l’étude de la fécondité par les démographes qui ont réorienté
celle-ci d’une approche comparative période par période à une approche
comparative inter-cohortes (Ryder, 1965). Pour les démographes, dans son
sens le plus général, la cohorte est composée d’un ensemble d’individus qui
ont vécu un événement semblable durant la même période de temps. Les
frontières de la cohorte sont arbitrairement définies, la période de référence
pouvant être d’un jour ou de 20  ans et pouvant commencer à n’importe
quel point arbitrairement sélectionné du temps.
Toutefois, l’événement le plus souvent choisi pour définir une cohorte
est la naissance, auquel cas la cohorte est appelée « cohorte de naissance »
(birth cohort). Ce cas est le plus fréquent, mais il n’est qu’un cas particulier

1. Très exactement, le corps d’infanterie (composé de centuries) qui formait la dixième partie
de la légion romaine.

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108  Sociologie de la jeunesse

d’une notion plus générale. Il peut y avoir par exemple des cohortes de
mariés, de diplômés, des cohortes définies par la naissance du premier
enfant, par le veuvage, la retraite ou le divorce.
Le terme de cohorte est-il équivalent à celui de génération ? Ils sont sou-
vent employés de façon synonyme. En fait, en première approximation, on
peut définir la génération comme une cohorte de naissance qui présente
une forte homogénéité et qui se distingue nettement des personnes nées
plus tôt ou plus tard. Ce sont surtout les historiens qui ont utilisé la notion
dans ce sens (cf., par exemple, Sirinelli, 1987 ; Wohl, 1980).

Les générations historiques


Raoul Girardet (Congrès de l’Association Française de science politique,
1981) remarque que la notion de génération se trouve valorisée au même
moment qu’une autre notion, celle de jeunesse (c’est en quoi elle nous inté-
resse), c’est-à-dire surtout à partir du e siècle. On a vu d’ailleurs dans le
premier chapitre que cet intérêt nouveau correspondait à la manifestation
historique bien réelle des premiers conflits de génération, entendus comme
des tensions collectives opposant explicitement et fortement les groupes
d’âges. La faveur qu’a connue cette notion est concomitante de l’appari-
tion des premières manifestations générationnelles d’abord au début du
e siècle – avec la génération romantique – puis surtout à l’occasion de
la grande guerre – avec la génération de 14 – et avec le développement des
mouvements de jeunesse. La faveur qu’a connue la notion de génération
n’est toutefois pas seulement le fruit de mouvements sociaux que l’on pour-
rait sans conteste ranger sous cette dénomination, elle est aussi le résultat
d’une opération intellectuelle de relecture de la réalité sociale à partir d’une
nouvelle grille.
La correspondance entre l’intérêt porté à la question des générations
et celui porté à la jeunesse se retrouve dans toute l’Europe mais est sur-
tout marquée, et plus précoce en Allemagne où « cette étape de la vie était
investie par les intellectuels allemands d’une série de significations et d’une
abondance de résonance émotionnelle sans équivalent dans d’autres pays
européens » (Whol, 1980). Très vite, en Allemagne, la notion de jeunesse
est devenue synonyme de celle de génération1, cette assimilation ayant été
facilitée par la croissance rapide des mouvements de jeunesse qui dès avant
14 regroupaient plus de 25 000 membres et par l’importance de leur rôle
politique et idéologique.

1. Comme le fait remarquer Robert Whol, la structure de la langue allemande a facilité


cette transition : Jungend pouvait être facilement combiné avec génération et avec Gemeinschaft
(communauté) pour former les mots composés Jugendgeneration et Jugendgemeinschaft ; ces expres-
sions étaient utilisées « pour suggérer la présence d’une masse de jeunes gens qui représen-
taient non seulement un groupe d’âge, mais une catégorie radicalement différente d’êtres
humains ».

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Âges de la vie et génération 109

Le texte inaugural est celui de Manheim (1928) qui répudie les approches
positivistes et mécanistes qui l’ont précédé1 pour lesquelles la nature bio-
logique de l’homme – la durée relativement fixe de chaque vie humaine, le
flux continuel des naissances, le processus de vieillissement – détermine
d’une manière ou d’une autre le processus de changement social et culturel.
Cette conception conduit à rechercher, à partir de statistiques démogra-
phiques, une loi générale du développement historique fondée sur l’idée
du progrès unilinéaire des générations. Pour Manheim, cet évolutionnisme
sommaire néglige complètement la dimension sociologique du principe de
formation de la génération.
Manheim part d’une première question : qu’est-ce qui relie les membres
d’une génération entre eux ? Ce ne sont pas des cadres institutionnels
puisque, en règle générale, une génération ne donne pas naissance à un
groupe organisé ; la génération ne peut pas non plus être assimilée à une
communauté qui est un groupe dont l’unité dépend de la proximité phy-
sique de ses membres. Alors ? La génération, dit Manheim, est équivalente
à une classe ; c’est d’abord un fait objectif, une position dans la société qui
ne dépend pas de la conscience de ses membres mais qui est fondée sur le
rythme biologique de l’existence humaine. Mais, à la différence des posi-
tivistes, Manheim ne croit pas que ces facteurs biologiques permettent
d’expliquer le phénomène social et historique de la génération ; au mieux,
ils permettent de tracer la frontière générationnelle.
Pour poursuivre son raisonnement et imaginer les implications socio-
logiques d’une identité de position générationnelle, Manheim imagine une
société où une seule génération vivrait éternellement. Quel serait le trait
dominant d’une telle société ? Ce serait sans doute l’absence d’innovation
culturelle due à la fois au fait que ne se présente aucune génération montante
porteuse d’un esprit nouveau et au fait que la mort ne vient pas « nettoyer le
tableau ». En effet, la vieillesse revient à vivre dans un système achevé, aux
expériences prédéterminées qui agissent comme un filtre à travers lequel
chaque nouvelle expérience est appréciée et se voit assigner une place.
Une telle société manquerait donc de la première caractéristique qui
donne à la vie humaine son rythme dialectique : la polarité des expériences
provenant du fait que tous les hommes participent à un segment limité du
processus historique. Et de toutes, c’est la première expérience, celle de l’en-
fance et de l’adolescence, qui a tendance à se cristalliser en une conception
de la vie. Les expériences suivantes ne viennent pas simplement s’ajouter
à cette expérience première, elles entrent en relation dialectique avec elle,
tantôt confirmant, tantôt contredisant partiellement la première concep-
tion consciente du monde. Ainsi, l’identité de structuration de l’esprit
humain qui résulterait de la société utopique imaginée ici éliminerait deux

1. Par exemple, François Mentré (1920) qui pensait que chaque génération nouvelle se manifes-
terait tous les trente ans avec le renouvellement des classes d’âge par l’expression d’une nouvelle
doctrine ou d’une nouvelle école de pensée.

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110  Sociologie de la jeunesse

des plus importants aspects de la société : la transmission culturelle d’une


génération à la suivante, et le processus interactif d’apprentissage mutuel
entre les générations.
La question des générations s’inscrit bien dans la confrontation, pas for-
cément conflictuelle, des aînés aux cadets : de cette confrontation faite à la
fois de transmissions, de conflits et d’apprentissage mutuel, naît le cours
changeant de l’histoire sociale et culturelle ; point important trop souvent
négligé, le moment critique de formation de la conscience générationnelle
est le temps de l’enfance et surtout de l’adolescence. Cette « sensibilité
particulière de la jeunesse où tout n’est encore que virtualité » (Mazoyer,
1938) est propice, si elle est directement confrontée à un événement his-
torique marquant, à une imprégnation durable et à une cristallisation qui
soude une identité de génération. C’est ce que dit à sa manière Manheim
lorsqu’il distingue les « situations générationnelles potentielles » des « com-
plexes générationnels réels » ; ceux-ci, pour se former, doivent être fondés
sur le partage d’une destinée commune et la participation aux mouvements
sociaux et intellectuels qui forment et transforment une situation histo-
rique (on parlerait maintenant de cohorte et de génération historique).
Aujourd’hui, ce sont surtout les historiens qui utilisent la notion de géné-
ration en s’appuyant sur l’idée d’« événement fondateur » au contact duquel
une génération « est censée forger son identité, éprouver sa contemporanéité,
s’approprier son temps, y sourcer une mémoire collective » (Favre, in Congrès
de l’Association Française de science politique, 1981). La puissance de l’évé-
nement fondateur est primordiale pour constituer un véritable sentiment
de contemporanéité. La première guerre mondiale est à cet égard l’exemple
principal ; ici l’ampleur du bouleversement est tel que toutes les générations
en sont marquées alors que d’autres événements « considérés comme pri-
mordiaux par l’historiographe du contemporain ne cristallisent autour d’eux
que des solidarités mémorisantes incomplètes et partielles, impuissantes en
tout cas à assurer un véritable sentiment de contemporanéité » (Girardet, in
Congrès de l’Association Française de science politique, 1981).
Il y a accélération de la production générationnelle en période de bou-
leversement historique ; mais la conscience générationnelle se cristallise
essentiellement au moment de la socialisation, c’est-à-dire pendant la
période de l’adolescence ou de la jeunesse. Les jeunes hommes qui ont com-
battu durant la première guerre mondiale ont été profondément marqués
par cette expérience mais la génération d’immédiat après-guerre, celle qui
a tout juste échappé à la mobilisation, est tout aussi marquée :
« Ils avaient accepté l’idée de leur propre mort et furent surpris et déso-
rientés quand la guerre prit f in, quand la paix survint, et que l’apocalypse
attendue omis de se réaliser ; ils se trouvèrent tout à coup avec des vies à
construire et des carrières à mener dans un monde rempli de leurs illusions
évanouies. »
Whol, 1980.

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Âges de la vie et génération 111

Plus précisément, Whol distingue trois générations dans la France de


l’après-guerre : d’abord, les « hommes du réveil d’avant-guerre » annoncés
par Agathon et représentés par Massis et Psichari ; ensuite, la cohorte
des jeunes combattants avec Montherlant et Drieu la Rochelle comme
modèles ; enfin, très vite sur leurs talons, « les paladins de l’anxiété des
années 1927-1930 » comme Jean Luchaire, Marcel Arland et Henri Daniel-
Rops, qui prétendent alors représenter la jeunesse.
« La différence entre ces générations, poursuit Whol, est la différence de leur
relation à la guerre. La première génération grandit sous sa menace et se
prépara à combattre ; la seconde fut saisie par elle comme une feuille par un
ouragan et n’eut d’autre choix que de s’y abandonner et de retirer les leçons
qu’elle pouvait de l’expérience ; la troisième ne put y servir mais fut marquée
pour toujours par ses passions et la désillusion et le désordre qui suivirent
dans son sillage. »
Chaque génération se nourrit d’un sentiment de discontinuité d’avec le
passé. Cette rupture dans le processus de la transmission culturelle peut
conduire plusieurs cohortes successives à trouver leur définition, non plus
dans le legs des générations antérieures, mais dans leur propre réaction
à l’événement qui a introduit cette coupure radicale. Dans de telles cir-
constances les nouvelles générations ont ce sentiment de « table rase » qui
fait qu’elles doivent inventer leurs propres cadres de référence, souvent en
opposition radicale à ceux que leur proposaient les anciens.
« J’appartiens à cette génération qui n’a pas fait la guerre mais l’a vécue en
se préparant à partir à son tour. Nous avons passé notre adolescence dans
l’antichambre de la mort. Après la guerre nous étions nus devant un monde
neuf, ignorants des expériences d’avant-guerre, sans préjugé, ni fidélité, ni
conviction fixée […]. Nous avions espéré de la guerre un grand mouvement de
rénovation, une nouvelle définition du monde. Et nous avons vu des vieillards
qui n’avaient su éviter la tuerie, ni faire la paix, reprendre le pouvoir n’ayant
rien appris ou tout oublié. »
Philippe Lamour cité par Balmard, in Cahiers de L’IHTP, 1987.
Ce témoignage rend bien compte de la coupure radicale de la continuité
sociale comme fondement de la conscience générationnelle ; l’expérience
socialisatrice est rompue par perte de légitimité de la génération aînée.
Mais il resterait à multiplier les comparaisons historiques pour tenter de
dégager des conclusions de portée plus générale.
On pourrait aussi s’interroger sur le caractère à la fois élitiste et rétros-
pectif du concept de génération : élitiste parce que, à l’évidence, ce n’est
le plus souvent qu’une minorité qui, à l’occasion d’un événement dont
elle fait un symbole, s’autoproclame porte-parole ou porte-drapeau d’une
génération dont la masse n’a pas participé activement au mouvement ini-
tial ; rétrospectif parce que cette opération de légitimation survient après
l’événement fondateur lui-même et après qu’a été sélectionné, parmi l’en-
semble des possibles, « un système de références accepté comme système

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112  Sociologie de la jeunesse

d’identification collective » qui n’est rien d’autre qu’« une marque à usage
général » qu’une « élite a imposé comme son modèle » (Kriegel, 1979).

Les générations « généalogiques »


La question des générations peut recouvrir une tout autre série de significa-
tions : celles qui ont trait, non plus à ces manifestations périodiques d’une
conscience collective de classe d’âge, mais tout simplement aux rapports
entre les parents et leurs enfants. À côté des générations historiques et des
générations au sens sociologique dont nous parlerons plus loin, il existe
en effet une troisième acception du terme qui relève de l’anthropologie et
qui est utilisée dans l’étude de la parenté. Le principe de constitution de la
génération est lié ici à la filiation : les géniteurs et les enfants issus de ces
géniteurs appartiennent à des générations différentes. L’âge réel est assujetti
à l’âge généalogique. Les sociologues anglo-saxons recommandent, pour
éviter des confusions, de réserver le terme de « génération » au domaine de
la parenté, et de conserver le terme de cohorte pour l’analyse sociologique
générale1.
Il y a beaucoup d’exemples, dans les sociétés traditionnelles, de rap-
ports de génération organisés par la domination des pères sur les fils, et
par une tension intergénérationnelle créée par la question de la succession :
impatience juvénile d’un côté, stratégie de retardement de l’autre. C’est le
cas tout particulièrement de nombreuses sociétés africaines (dont nous
avons parlé dans le premier chapitre de cette partie), mais également des
sociétés paysannes. Les rapports de génération de nos sociétés modernes
n’ont évidemment plus grand-chose de commun avec ceux des sociétés
traditionnelles. La raison principale en est que, contrairement à celles-ci,
le retrait des pères n’est plus la condition de la promotion des fils. Toute-
fois, si la relation père-fils n’est plus aussi structurante, il n’en est sans
doute pas de même de la relation aîné-cadet. Le principe de séniorité régit
encore, dans de nombreuses organisations, la promotion aux fonctions
les plus prestigieuses, ou même la simple avancée dans l’échelle profession-
nelle. Il est donc probable que les antagonismes entre classes d’âge soient ici
présents2. Ont-ils pour autant disparu de la stricte sphère familiale ?
Un des aspects majeurs des rapports de génération est le processus par
lequel des biens et des valeurs se transmettent, plus ou moins bien selon
les situations et les individus, des parents aux enfants. On a vu dans la
première partie que lorsque l’héritage économique représentait le mode
dominant d’accession au statut adulte, les relations intergénérationnelles se
trouvaient profondément marquées par cette situation particulière qui lie

1. Cette recommandation, facile à suivre en anglais où l’expression cohort effect s’utilise sans
difficulté, ne semble pas tenable en français où l’expression « effet de génération » s’est imposée
et paraît moins lourde qu’« effet de cohorte ».
2. On ne dispose malheureusement pas de recherches sur ce sujet.

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Âges de la vie et génération 113

étroitement et oppose à la fois les fils aux pères. Ce type de transmission


ne joue évidemment plus aujourd’hui un rôle dominant dans les sociétés
modernes où prédomine le salariat. Il en reste pourtant évidemment des
traces importantes dans les catégories indépendantes ou encore dans la
haute bourgeoisie.
Plusieurs travaux ont montré comment les agriculteurs âgés peuvent
mettre en jeu diverses stratégies de retardement, par le contrôle d’un marché
matrimonial exigu, par la transmission au compte-gouttes du patrimoine,
etc. Mais, même chez les paysans les transformations du monde rural ont
modifié les rapports entre générations et les modes de transmission en
affaiblissant la position des paysans âgés.
Dans les autres milieux sociaux, si l’héritage n’est plus le mode dominant
d’accession au statut adulte il reste pourtant une donnée importante, et le
plus souvent non dite (seulement 10 % des individus déclarent avoir parlé
d’héritage avec leurs enfants ou petits-enfants), des rapports entre généra-
tions. Les trois quarts des ménages laissent un héritage à leur mort et sur
ce plan les jeunes ne sont pas les plus aveugles puisque 75 % des 18-24 ans
n’ayant pas encore hérité n’excluent pas cette éventualité (Gotman, 1988).
Le même auteur insiste sur la sous-évaluation du rôle de l’héritage due à
une impopularité qui tient à la fois à son association avec le thème de la
mort, aux risques de disputes et donc de dissociations familiales qui sou-
vent l’accompagnent, mais aussi à des raisons idéologiques plus larges au
premier rang desquelles il faut sans doute mettre le triomphe de vertus
méritocratiques conduisant à rejeter ou à tenir pour négligeable la trans-
mission familiale.
Et pourtant, au-delà de ce silence ou de ce refus, l’héritage continue de
jouer un rôle notable dans le processus d’installation des jeunes ménages.
Ce rôle tend même à se renforcer ou du moins à s’étendre puisque depuis
un quart de siècle le nombre de ménages laissant un héritage derrière eux
est en progression constante. Cet apport matériel, s’il n’est pas décisif,
constitue néanmoins une aide précieuse, tout particulièrement en ce
qui concerne l’accès au logement, second bien désirable après l’emploi.
L’immobilier, selon le même auteur, représente 60 % des biens transmis par
voie d’héritage.
Ces donations si elles sont un moyen important d’aider les enfants au
moment de leur installation représentent aussi, « un geste d’une prodi-
gieuse ambiguïté, où la volonté de donner, d’obliger voisine et frôle le désir
de soumettre ». Mais la donation est d’abord vécue et présentée comme un
acte généreux et elle suppose un minimum d’intégration familiale :
« Le don enrichit non parce qu’il rémunère son donataire mais parce qu’il
alimente et nourrit le sentiment social. Faire circuler la richesse au lieu de la
confisquer, renoncer au profit personnel, c’est faire cercle de famille. »
Gotman

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114  Sociologie de la jeunesse

Même si, comme on vient de le voir, la transmission de biens conserve


une importance symbolique et pratique non négligeable, c’est surtout
aujourd’hui la transmission des valeurs, des façons de penser, des façons
d’être, qui constitue l’essentiel des « héritages ». Dans plusieurs de ses tra-
vaux Annick Percheron a montré comment la socialisation et la transmis-
sion familiales s’intègrent au processus global d’insertion sociale, comment
s’effectue ce travail d’identification inconsciente au groupe d’appartenance,
à ses normes et à ses valeurs ; comment se met en œuvre cette socialisation
diffuse acquise à partir d’expériences de ce qui est permis et interdit, objet
de désir et de crainte.
Dans ce domaine il faut distinguer la transmission proprement dite, c’est-
à-dire l’héritage d’un certain capital culturel par la famille ou par l’école,
et qui se révèle le plus souvent comme un agent de continuité, de l’acquisi-
tion par « accumulation et structuration de faits observés, expérimentés ou
appris » et qui est un agent possible d’innovation. Transmission et acquisi-
tion s’appuient sur deux mécanismes : la familiarisation, par imprégnation
inconsciente de gestes, de propos, de pratiques ; l’inculcation qui repose sur
un apprentissage explicite mais qui ne passe pas forcément ou uniquement
par l’école. Comme le note Annick Percheron « familiarisation et inculca-
tion ont une composante conservatrice dans la mesure où elles inscrivent le
sujet dans une mémoire, dans des usages et des habitudes » ; mais la diver-
gence ou la contradiction entre les agents de socialisation réserve une place
à l’innovation et au changement.

La génération au sens sociologique


La définition historique de la génération n’est pas entièrement satisfaisante
pour le sociologue. Rien n’exclut en effet qu’une génération se distingue sur le
plan sociologique par des comportements ou des attributs très marqués, sans
qu’elle ait conscience de cette différence et sans qu’elle soit soudée par un
sentiment d’identité. La génération au sens historique est une catégorie plus
restrictive que la génération au sens sociologique. Par exemple, une généra-
tion qui serait soumise à un programme et à des méthodes d’enseignement
complètement renouvelés verrait ses attitudes très probablement affectées
par ces transformations et cela contribuerait à la différencier des générations
qui l’ont précédé. Mais ce n’est pas pour autant que cette génération sera
animée par un fort sentiment d’appartenance. Cette génération ne serait
donc pas un objet d’étude pour les historiens alors qu’elle pourrait l’être pour
les sociologues. Autre exemple, une génération pourrait se distinguer par un
comportement suicidaire plus fréquent sans avoir conscience de cette parti-
cularité collective.
Par ailleurs, les générations généalogiques ne recouvrent pas non plus
toute la question sociologique des générations. Le particularisme géné-
rationnel ne se manifeste pas seulement en opposant les enfants et leurs

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Âges de la vie et génération 115

parents dans le cadre familial. Le sociologue ne saurait réduire la question


des générations à celle de la filiation.
Bref, des comportements spécifiques peuvent résulter de l’appartenance
à une cohorte de naissance sans inévitablement que ce particularisme soit
producteur d’identité générationnelle et sans non plus qu’il mette forcé-
ment en jeu les rapports de filiation.
Sur le plan sociologique, l’effet de génération peut s’exercer de manière
différente selon que l’on considère les attitudes ou les caractéristiques
objectives d’une génération. Les premières se forment essentiellement au
moment de l’adolescence et de la jeunesse. Le processus de socialisation
ne s’interrompt évidemment pas à l’âge adulte. Mais il est probablement
de moins en moins actif à mesure que l’on vieillit. Pour Norman Ryder
(1965), le potentiel de changement est concentré dans les cohortes de
jeunes adultes qui sont assez âgées par participer aux mouvements initiés
par le changement, mais également assez jeunes pour ne pas être engagées
dans une profession, une résidence, une famille de procréation, une façon
de vivre. Le processus d’apprentissage et de changement se déroule tout au
long de la vie, mais il est un point à partir duquel les individus, sans néces-
sairement devenir rigides, consolident leur propre identité, puis voient leur
vie se routiniser et les interactions sociales se réduire.
Comme on l’a déjà noté, le particularisme générationnel ne s’accom-
pagne pas toujours d’une identité de génération. Certaines caractéristiques
de la génération sont données dès la naissance des membres qui la com-
posent et ces derniers ont à peine conscience que celles-ci peuvent les dif-
férencier des individus qui appartiennent à d’autres générations. Les traits
les plus généraux qui caractérisent une génération dès l’âge 0 de sa for-
mation sont l’origine ethnique ou nationale, la langue maternelle, le lieu
de naissance. D’autres caractéristiques de naissance sont différenciées, par
exemple, la structure familiale au moment de la naissance qui détermine
la fréquence relative des enfants uniques et la taille moyenne de la fratrie,
ou la distribution par âges des enfants en fonction de l’âge des parents. Les
membres d’une même génération n’ont donc pas forcément un sentiment
très clair de leur différence avec les autres générations, ni de leur cohérence
interne. Comme on l’a vu, cette identité générationnelle se cristallise géné-
ralement sous l’impact d’événements traumatiques comme les guerres ou
les révolutions, ou à la suite d’un bouleversement culturel dont les membres
d’une cohorte sont les initiateurs, comme les révolutions artistiques par
exemple. Mais le particularisme générationnel n’est nullement conditionné
par la conscience générationnelle.
Par ailleurs, si les attitudes d’une génération se cristallisent au moment de
la jeunesse, il n’en va pas toujours de même en ce qui concerne ses attributs
matériels. Par exemple, il est probable qu’on assistera dans les prochaines
années à une modification du système de retraite qui aura un impact sur les
générations terminant leur vie professionnelle à ce moment-là. Cet impact

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116  Sociologie de la jeunesse

ne se manifestera pas uniquement au moment de la retraite elle-même.


En effet, les agents anticiperont la baisse probable de leur niveau de retraite
et entreprendront d’épargner plus qu’ils ne l’auraient fait sans cela. Donc,
ils consommeront moins et auront peut-être une attitude plus prudente
vis-à-vis du risque en matière professionnelle et dans leurs projets d’inves-
tissements ou d’épargne.
Toutefois, même si ce n’est pas une règle générale, il est certain
que de nombreux attributs matériels d’une génération se constituent
au moment de la jeunesse et de l’entrée dans la vie adulte. C’est le cas
notamment du niveau de diplôme, du niveau professionnel et du niveau
salarial auxquels on commence sa carrière. Ces éléments sont évidem-
ment fondamentaux pour déterminer le profil de la suite de la vie des
membres d’une cohorte. Norman Ryder (1965) insiste notamment sur
l’importance de la durée de la période de formation comme élément
distinctif fondamental des générations. Le comportement de ces der-
nières est marqué de manière indélébile par la longueur différentielle
de la phase de formation. Ryder va même plus loin : pour lui, la réallo-
cation de la responsabilité de la socialisation des enfants, de la famille
vers l’école, donne sa forme moderne à la notion de génération. La dif-
férenciation des connaissances transmises par l’école d’une part, par la
famille d’autre part, contribue à équiper les cohortes successives d’une
culture progressivement plus large, à symboliser la différence de situa-
tion historique des parents et des enfants et à affaiblir les liens entre eux.
Bref, pour Ryder, l’école est créatrice de générations. Par ailleurs, tout
en institutionnalisant la différence générationnelle, l’école construit des
étapes hiérarchisées par âges qui donnent une grande opportunité aux
membres des différentes générations de s’identifier comme des entités
historiques. Ryder insiste également sur l’importance grandissante du
groupe des pairs.

Effets d’âge, effets de cohorte,


effets de période
On distingue le flux des cohortes (c’est-à-dire les groupes d’individus nés
au même moment) du processus de vieillissement (si l’on ne réserve pas
ce terme aux étapes les plus tardives de la vie) qui fait « progresser » les
individus de telle ou telle cohorte le long de l’échelle des âges. Le flux des
cohortes produit les classes d’âge, c’est-à-dire les agrégats d’individus ayant
un âge semblable, tandis que le processus de vieillissement (biologique,
psychologique et social) produit la mobilité le long de ces strates. On peut
parler de modèles de vieillissement (patterns of aging) qui peuvent différer,
non seulement d’une société à une autre, ou d’un siècle à l’autre, mais aussi
au sein des cohortes successives d’une même société.

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Âges de la vie et génération 117

Les différentes formes du vieillissement


Le vieillissement ne doit pas être compris comme un processus qui affecterait
uniquement les personnes âgées. Il s’agit de l’avancée en âge qui commence dès
la naissance et dont les effets sont biologiques, psychologiques et sociaux.
Le vieillissement chronologique : il est mesuré par l’écoulement du temps après la
naissance. C’est le seul aspect du vieillissement que l’analyse de cohorte peut
directement appréhender. Mais les attitudes sont rarement liées au vieillisse-
ment chronologique per se. Elles dépendent plutôt du vieillissement biologique,
psychologique et social.
Le vieillissement biologique est la séquence prédictible des changements physio-
logiques qui surviennent avec le vieillissement chronologique. La rapidité du
vieillissement biologique varie suivant les individus pour des raisons d’environ-
nement et d’hérédité, mais la séquence des changements est invariante.
Le vieillissement social est la séquence caractéristique des changements de statuts
qui survient tout au long du vieillissement chronologique. Le vieillissement social
est semblable au vieillissement biologique en ce que le taux de changement varie
selon les individus, mais il en diffère en ce que la séquence typique des chan-
gements varie substantiellement d’une société à l’autre, d’une sous-culture à
l’autre, et même entre certains individus à l’intérieur d’une sous-culture.
Le vieillissement psychologique correspond à la séquence caractéristique des chan-
gements enregistrés dans la personnalité – comprenant les attitudes, les valeurs
et les tendances de comportement – associés au vieillissement chronologique.
Le rythme du vieillissement concernant ces différentes dimensions n’est pas for-
cément coordonné. Par exemple, une personne peut avoir prématurément les
cheveux blancs (vieillissement biologique), tout en conservant la vigueur carac-
téristique du jeune adulte (vieillissement psychologique).

120
A B
100
COHORTES
C
80

60
ÂGE

40

20

0
90

10

20

30

40

50

60

70

80

90

00

10

20

30

40
0
18

19

19

19

19

19

19

19

19

19

19

20

20

20

20

20

ANNÉES

Source : Glenn, 1977. Tiré de Riley et al., 1989.

Figure 3. Le système de stratification de la société par âge

Lorsqu’on enregistre, à une date donnée, une différence d’opinions entre


deux classes d’âge, par exemple des jeunes de 20-25 ans et des personnes

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118  Sociologie de la jeunesse

âgées de 65-70 ans, on ne peut décider a priori si cette différence s’explique


par le fait que le second groupe est plus âgé (effet d’âge) ou par le fait qu’il
s’agit d’une génération différente qui a été socialisée dans des conditions
particulières ayant contribué à former durablement ses opinions sur tel ou
tel sujet. Un des problèmes centraux d’interprétation des données empi-
riques ayant trait à l’âge sera donc de distinguer les effets d’âge des effets de
cohortes. En effet, les différences entre groupes d’âge ne peuvent être expli-
quées par le seul effet du vieillissement. Comme le montre la figure 3, les
différences entre classes d’âge à une date donnée ne tiennent pas seulement
à l’âge, c’est-à-dire à la plus ou moins grande avancée dans le processus de
vieillissement, mais aussi à l’appartenance à une cohorte.
Chaque diagonale de la figure 3 représente une cohorte d’individus qui
sont nés à la même date et qui vieillissent ensemble. À un moment donné
de l’histoire d’une société, cohabitent donc des individus d’âge différents
appartenant à des cohortes différentes. Leur place dans la société, leurs
attitudes, leurs représentations dépendent à la fois du contexte histo-
rique à la date d’observation, de leur état d’avancement dans le processus
de vieillissement et de leur appartenance à des cohortes particulières.
Examinons, par exemple, la situation de trois cohortes (A, B et C) sur la
figure 3 en 1980 (supposées vivre en France). La cohorte A, née en 1900,
atteint le terme du cycle de vie et cette position, à elle seule, quels que
soient le contexte historique et l’appartenance générationnelle, a évidem-
ment un impact décisif sur la situation objective et les sentiments des
membres qui la composent. Les individus appartenant à cette cohorte
sont retirés de l’activité, connaissent des difficultés de santé plus élevées
que la moyenne, leur conception des choses est marquée par l’approche
de la mort. Voilà quelques-uns des effets de leur position dans le parcours
des âges. Mais, en même temps, le contexte générationnel peut avoir
coloré les attitudes et les représentations des membres de cette cohorte
d’une manière particulière : dans le cas d’école étudié ici, ces individus
ont vécu leur adolescence et la première partie de leur jeunesse durant
la première guerre mondiale, ils ont vu une société s’effondrer et des
membres de la génération de leurs parents, ou leurs parents eux-mêmes,
mourir prématurément.
Les membres de la cohorte B sont nés en 1930 et ont 50 ans en 1980.
La part la plus importante de leur vie active est derrière eux. Ils atteignent
une période du cycle de vie où le bien-être matériel est maximum : les car-
rières professionnelles sont à leur point culminant, l’endettement (notam-
ment pour l’acquisition du logement) diminue, le départ des enfants du
foyer familial réduit les frais du ménage. Cette aisance matérielle rela-
tive liée à l’âge est renforcée par le contexte générationnel : les individus
nés avant la seconde guerre mondiale sont ceux qui ont le plus profité
de la croissance du niveau de vie des trente glorieuses. D’autres facteurs
générationnels peuvent également exercer une influence : par exemple, les

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Âges de la vie et génération 119

membres de cette cohorte ont vécu leur adolescence durant la seconde


guerre mondiale.
Les membres de la dernière cohorte ont 20 ans en 1980. Ils sont socia-
lisés dans un contexte de difficultés économiques et leur entrée dans la vie
adulte, tant sur le plan matériel et que sur le plan des représentations, sera
affectée par ce contexte particulier qui contribuera, très probablement, à
différencier fortement leur identité de celle de la génération précédente.
Comme on vient de le voir, l’étude des caractéristiques ou des opinions
des individus selon l’âge peut donc relever soit de leur degré d’avancement
dans le processus de vieillissement, soit de leur appartenance à une cohorte
particulière, soit enfin du contexte de la période d’observation. Dans le cas
où il n’y aurait qu’un effet d’âge, les jeunes qui ont aujourd’hui une opi-
nion différente des plus âgés devraient, lorsqu’ils atteindront le même âge
que ces derniers, les rejoindre dans leurs opinions ; à l’inverse, s’il n’y avait
qu’un effet de génération, au même âge les écarts entre les deux groupes
devraient rester identiques. On voit à travers ce petit exemple que l’es-
sentiel du matériel empirique qui permettra de distinguer les deux types
d’effets consiste :
1) à comparer des cohortes différentes au même âge ;
2) à suivre une même cohorte le long des classes d’âge.
Le premier moyen permet de mesurer les différences de génération ; le
second permet de mesurer l’effet du vieillissement. Enfin, il faudra tenir
compte aussi de la date d’observation qui peut induire des effets de période.

Cohorte c

Cohorte b

Effet d’âge Effet de période


Cohorte a

Effet de génération

Figure 4. Effets d’âge, effets de génération, effets de période

Trois indicateurs sont indexés à ces différents types d’effets : l’âge (effet
de vieillissement), la date de naissance (effet de cohorte), la date d’observa-
tion (effet de période). La figure 4 résume ces trois effets.
Sur le plan technique, pour mener à bien l’analyse de cohorte, c’est-à-dire
tenter d’apprécier l’influence respective de ces trois types d’effets, il faut

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120  Sociologie de la jeunesse

pouvoir disposer d’un « tableau standard de cohorte » qui regroupe des don-
nées transversales par classes d’âge à différentes dates et dans lequel le nombre
d’années d’âge regroupées dans chaque cohorte est égal, ou est un multiple,
du nombre d’années d’intervalle séparant chaque date d’observation1.
Un exemple2 permettra de mieux saisir les trois types d’effets et leurs
interactions possibles.

Tableau I. Pourcentages d’individus déclarant s’intéresser à la politique


(États-Unis)
Âges 1952 1960 1968
21-28 ans 19,0 18,4 18,7
29-36 ans 22,0 22,3 17,4
37-44 ans 24,1 24,8 17,0
45-52 ans 28,6 21,7 20,5
53-60 ans 30,7 28,7 19,0
61-68 ans 33,8 27,8 18.9
69-76 ans 37,3 30,0 23,0
Total 25,7 24,2 18,9
Source : Galtup. Tiré de Glenn, 1977.

Dans le tableau 1, les tendances intra-cohorte peuvent s’apprécier par


une lecture diagonale des données : chaque cohorte a vieilli de huit ans
d’une date d’observation à une autre ; ainsi les individus ayant eu entre 21 et
28 ans en 1952 ont entre 29 et 36 ans en 1960 et entre 37 et 44 ans en 1968.
Chaque échantillon étant représentatif de chaque classe d’âge à chaque
date d’observation (encore faut-il s’en assurer), on peut « suivre » chacune
des cohortes à mesure qu’elle vieillit. On apprécie ainsi à la fois l’effet
de l’avancée en âge et l’effet éventuel des transformations du contexte
historique.
La lecture en colonnes du tableau 1 permet une comparaison inter-
cohortes à une date donnée. En effet, à une date d’observation donnée,
comparer différentes classes d’âge revient à comparer des individus appar-
tenant à des cohortes différentes, mais parvenus à un point différent du
cycle de vie. Cette comparaison inter-cohortes à une date donnée ne
permet donc pas de différencier effets d’âge et effets de cohortes. La lec-
ture horizontale des données permet une comparaison inter-cohortes à
un âge donné et à différentes dates. Ici, on neutralise bien l’effet de l’âge,
mais on ne peut séparer l’effet de génération de l’effet éventuel de période.

1. De manière à pouvoir « suivre » chaque cohorte aux différentes dates d’observation. Par
exemple, des classes d’âge décennales peuvent être suivies de dix ans en dix ans.
2. Tiré de Norval Glenn (1977). L’ensemble de cette section s’inspire librement de cette remar-
quable contribution à l’analyse des cohortes.

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Âges de la vie et génération 121

Comme le suggère cette première analyse du tableau de cohorte, il n’est


malheureusement pas possible de séparer rigoureusement, sur le plan sta-
tistique, l’effet respectif de l’âge, de l’appartenance à une cohorte et de la
période d’observation. La raison principale1 en est que, quelle que soit la
manière dont un tableau de cohorte est examiné, deux de ses effets de base
sont confondus : l’effet d’âge et l’effet de cohorte dans l’analyse transversale
(par colonne) ; l’effet d’âge et l’effet de période dans l’analyse intra-cohorte
(en diagonale) ; l’effet de cohorte et l’effet de période dans l’analyse inter-
cohortes (en ligne). Ce problème d’identification est lié au fait que chacune
de ces variables indépendantes – l’âge, la cohorte, la période – est une par-
faite fonction des deux autres. Si on connaît l’âge d’une personne à une
date donnée, on sait à quelle cohorte elle appartient ; de la même manière,
si connaît l’appartenance générationnelle d’une personne, on sait à quelle
catégorie d’âge elle appartient à chaque date.
Plusieurs techniques existent pour résoudre la difficulté liée à la coli-
néarité des variables « âge », « cohorte » et « période » : remplacer l’une des
variables par une variable non colinéaire avec les deux autres, ou poser
des contraintes sur les paramètres estimés (pour une discussion sur l’en-
semble de ces points techniques voir l’article d’Hippolyte d’Albis et d’Ikpidi
Badji, 2017).
L’exemple du tableau 1 montre combien l’analyse spécifique de chacun
des effets peut être délicate. En effet, l’impression qui peut se dégager de
l’analyse transversale (en colonne, forte croissance de l’intérêt pour la
politique avec l’âge) est en partie contredite par l’analyse intra-cohorte
(en diagonale). Dans chacune des cohortes étudiées, sauf les plus jeunes,
l’intérêt pour la politique a plutôt tendance à décliner avec l’âge. En fait,
l’effet du vieillissement semble avoir été contrarié par un effet de période
que confirme la comparaison inter-cohortes (en ligne). Chaque classe d’âge
est moins intéressée par la politique en 1968 qu’elle ne l’était huit ans plus
tôt. Il y a bien là un effet de période qui touche l’ensemble des âges et des
générations. Mais cet effet de période a une amplitude différentielle selon
les âges et les cohortes. Il ajoué particulièrement fortement aux âges élevés
et dans les cohortes anciennes.
Une représentation graphique peut constituer un complément utile à
l’interprétation. Plusieurs possibilités s’offrent. On peut opter pour une
représentation de la position de chaque cohorte aux différentes dates d’ob-
servation (figure  5) ou pour une représentation de la position de chaque
période aux différents âges (figure 6).

1. Une autre raison rend difficile l’analyse des effets respectifs de l’âge, de la génération et de
la période : lorsqu’une cohorte vieillit, elle connaît une attrition due à la mort ou à la migration
des membres qui la composent initialement. Or, si ceux qui meurent ou migrent diffèrent en
moyenne (et au regard du phénomène étudié) de ceux qui survivent ou ne migrent pas, une
partie de la variation intra-cohorte reflétera ce changement de composition à l’intérieur de la
cohorte (Glenn, 1977).

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122  Sociologie de la jeunesse

Figure 5. Intérêt pour la politique. Analyse par cohortes et par âges

L’analyse par cohortes illustre bien l’effet de période qui voit décliner
l’intérêt pour la politique à la dernière date d’observation dans toutes les
cohortes, mais d’autant plus que le niveau initial était haut. L’effet de période
entraîne donc une homogénéisation relative du niveau d’intérêt pour la
politique selon l’âge. Le graphique par âges illustre d’une autre manière le
même phénomène mais met également bien en lumière l’effet de l’âge (ou
l’effet de cohorte) qui produit un niveau d’intérêt pour la politique d’autant
plus élevé que l’âge lui-même est élevé ou la cohorte ancienne.
Lorsqu’on dispose de suffisamment de points d’observation et lorsque
les données présentent suffisamment de continuité pour que le graphique
soit lisible, on peut construire un graphique qui livre une représentation
simultanée de l’effet du vieillissement dans chaque cohorte et de la position

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Âges de la vie et génération 123

de chaque âge aux différentes dates (comparaison inter-cohortes). Voici un


exemple tiré de l’enquête « jeunes » 1992 de l’Insee (Galland, 1995).

Lecture : Les courbes en trait plein retracent l’évolution des comportements d’une génération à l’autre
de 1979 à 1992 et à un âge donné. Dans ce graphique, elles soulignent la baisse continue du pourcentage de
jeunes ayant fini leurs études à chaque âge. En reliant les âges entre eux (trait pointillé), on suit une génération
donnée. On mesure alors la progression du pourcentage de jeunes ayant fini leurs études avec l’avancement
en âge. Ces courbes générationnelles se déforment sous l’effet des changements de comportements survenus
entre les générations du début des années 1960 et celle du début des années 1970.
Figure 6. Pourcentage de jeunes ayant fini leurs études par âges
et dans chaque cohorte entre 1979 et 1992

Pour progresser, l’analyste de cohortes peut également comparer ses


données au modèle théorique de variation qui surviendrait sous trois hypo-
thèses différentes :
1) si toute la variation était due à des effets d’âge ;
2) si toute la variation était due à des effets de cohorte ;
3) si toute la variation était due à des effets de période.

Effets « purs » de l’âge, de la cohorte et de la période


Nous avons vu que l’évolution des opinions ou des caractéristiques d’un
groupe d’individus d’une période à une autre, peut provenir de trois
sources différentes – l’effet de l’âge, de la cohorte d’appartenance ou de la
période – dont l’analyste cherche à déterminer l’influence respective. On
peut imaginer des cas théoriques où ces effets sont « purs », c’est-à-dire joue
chacun à l’exclusion des deux autres. L’effet « pur » de l’âge correspond à la

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124  Sociologie de la jeunesse

situation où les individus changent d’opinions (ou de caractéristiques) avec


l’âge, mais conservent à un âge donné la même opinion (ou la même carac-
téristique) quelle que soit la cohorte à laquelle ils appartiennent et quelle
que soit la période d’observation. L’effet « pur » de période correspond à la
situation selon laquelle tous les individus changent dans des proportions
équivalentes d’opinion d’une période à l’autre, alors qu’à une date donnée
on n’enregistre aucune différence d’âge ou de génération entre eux. L’effet
« pur » de cohorte correspond à la situation selon laquelle, chaque nouvelle
cohorte change d’opinion par rapport à la cohorte précédente, mais voit
ensuite ses opinions rester stable à mesure qu’elle vieillit. Les tableaux et
graphiques suivants présentent des données fictives illustrant ces trois cas
théoriques.

Effet « pur » de l’âge


Le tableau 2 présente un cas hypothétique où la variation de la variable
dépendante est due au seul effet de l’âge. Chaque jeu de données transver-
sales (chaque colonne) est identique, et on enregistre le même modèle de
variation selon l’âge à chaque date. Il n’y a donc pas d’effet de période. D’autre
part, on n’enregistre aucune variation le long des lignes, il n’y a donc aucun
effet inter-cohortes : la valeur de la variable dépendante ne varie pas au même
âge dans les différentes cohortes. L’absence d’effet de période et d’effet de
cohorte explique qu’il n’y ait aucune variation de la variable dépendante dans
la population totale.

Tableau 2. Effet pur de l’âge

Âge 1940 1950 1960 1970

20-29 ans 40 40 40 40

30-39 ans 45 45 45 45

40-49 ans 50 50 50 50

50-59 ans 55 55 55 55

60-69 ans 60 60 60 60

70-79 ans 65 65 65 65

Total 52,5 52,5 52,5 52,5


Tiré de Glenn, 1977.

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Âges de la vie et génération 125

% 70-79 ans
65
cohorte 1871-1880

60-69 ans
60
cohorte 1881-1890

50-59 ans
55
cohorte 1891-1900

40-49 ans
50
cohorte 1901-1910
cohorte 1921-1930

30-39 ans
45

cohorte 1911-1920 cohorte 1931-1940


20-29 ans
40

35
1940 1950 1960 1970

Lecture : Les âges (en trait plein) et les cohortes (en trait pointillé) sont représentés sur le graphique aux
différentes dates d’observation. On n’enregistre aucune variation inter-périodes à un âge donné : chaque
courbe d’âge est donc plane et parallèle aux autres. Du fait d’un modèle commun de vieillissement, chaque
cohorte atteint, à une date donnée, le même niveau que la cohorte précédente dix ans plus tôt. Chaque
courbe de cohorte connaît donc la même pente et est parallèle aux autres.

Figure 7. Effet pur de l’âge

La seule variation se constate à l’intérieur de chaque cohorte (en diago-


nale) et est donc due à un effet de l’âge. Dans le cas présent, la relation entre
l’âge et la variable dépendante est linéaire (progression de 5 points à chaque
palier), mais ce n’est pas forcément le cas.
Tant que les données transversales sont identiques de période en
période et qu’on n’enregistre pas de variations à chaque niveau d’âge entre
les périodes, on a affaire à un pur effet d’âge.

Effet « pur » de cohorte


Le tableau 3 présente des données illustrant le cas théorique d’un effet
pur de cohorte. On n’enregistre aucune variation le long des diagonales
(pas d’effet d’âge, ni de période) et des variations de sens opposé selon
qu’on considère l’analyse transversale (comparaison des classes d’âge
à une date donnée, en colonnes) ou la comparaison inter-cohortes (en
lignes). Contrairement au cas précédent, on enregistre une variation de
la variable dépendante dans la population totale qui est entièrement due
au renouvellement des cohortes. On remarquera que l’analyse transver-
sale à une date donnée laisse supposer un effet d’âge qui est, en réalité,
purement fictif.

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126  Sociologie de la jeunesse

Tableau 3. Effet pur de cohorte

Âge 1940 1950 1960 1970

20-29 ans 50 40 30 20

30-39 ans 60 50 40 30

40-49 ans 70 60 50 40

50-59 ans 80 70 60 50

60-69 ans 90 80 70 60

70-79 ans 100 90 80 70

Total 75 65 55 45

Tiré de Glenn, 1977.

Lecture : Les âges (en trait plein) et les cohortes (en trait pointillé) sont représentés sur le graphique
aux différentes dates d’observation. On n’enregistre dans chaque cohorte aucune variation d’âge : chaque
courbe de cohorte est donc plane et parallèle aux autres. La variation de la variable dépendante selon l’âge
est la stricte résultante de la variation inter-cohortes : par exemple, la cohorte 1881-1890 est au niveau
« 80 » de la variable dépendante à 50-59 ans en 1940 ; elle reste à ce niveau 10 ans plus tard lorsque
les membres qui la composent ont 60-69 ans et demeure donc 10 points au-dessus des membres de la
génération précédente au même âge. Les différences d’âge à une date donnée sont le reflet des différences
initiales entre cohortes.
Figure 8. Effet pur de cohorte

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Âges de la vie et génération 127

La sociologie des âges et les méthodes d’enquête


Distinguer les effets d’âge des effets de génération est une des tâches essentielles
du sociologue des âges de la vie et elle impose quelques contraintes méthodo-
logiques simples, mais rarement remplies : soit disposer d’une enquête de type
« panel » qui permet de suivre des individus tout au long de leur avancée dans le
cycle de vie. Dans ce cas on peut évidemment isoler une génération et analyser
les effets spécifiques du vieillissement au fur et à mesure de son avancée en âge.
L’avantage de l’enquête de panel est qu’elle permet de détecter des rythmes
décalés de changement parmi les différents individus composant une cohorte. Elle
permet en outre de mesurer les effets différentiels des dimensions du vieillissement
(biologique, psychologique, social). Mais, pour permettre une analyse complète
des effets de l’âge, de la cohorte et de la période, le panel doit comprendre au
départ plusieurs cohortes suivies sur une période suffisamment longue. De tels
types d’enquêtes sont donc rares tant elles sont lourdes à manier et coûteuses.
Une méthode plus économique consiste à répéter une interrogation à des dates
différentes sur un échantillon représentatif de populations comparables. Les
données présentées précédemment sont de ce type. Ce ne sont pas, comme
dans l’enquête de panel, physiquement les mêmes individus qui sont interrogés
à chaque fois, mais la représentativité des échantillons par classes d’âge assure
qu’ils constituent dans chaque enquête un miroir suffisamment fidèle des indi-
vidus d’un groupe d’âge donné à une date donnée.
Il s’agit de constituer des « pseudos-panels » lorsqu’on dispose (comme dans le
cas du tableau 1) de données en coupe transversale résultant d’enquêtes suc-
cessives. Cela revient à identifier des individus appartenant à une même cohorte
et à les suivre au cours du temps (bien qu’il s’agisse d’individus formellement
différents, c’est pourquoi l’on parle de « pseudo-panels »).
Il existe théoriquement une troisième méthode pour différencier effets d’âge et
effets de génération : l’enquête rétrospective. Mais celle-ci est inadéquate en
matière d’opinion. En effet si on peut demander aux individus, avec quelques
chances d’une description objective, de retracer par exemple leur itinéraire pro-
fessionnel passé, ou l’évolution de données objectives concernant par exemple
le logement ou la vie familiale, il est évidemment beaucoup plus aléatoire de
procéder de la sorte en matière d’opinions, tant est grand alors le risque de la
rationalisation a posteriori. Pour réduire une dissonance cognitive qu’il supporte
mal, l’individu sera tenté, plus ou moins consciemment, de mettre en confor-
mité ses opinions d’hier avec celles qu’il professe aujourd’hui.

Effet « pur » de période


Dans le tableau 4, les données sont assemblées de manière à présenter le cas
théorique d’un pur effet de période. On n’enregistre ici aucune différence
inter-âges dans les données transversales (en colonnes), D’autre part, la dif-
férence d’une période à l’autre est la même à chaque niveau d’âge (en lignes)
et dans chaque cohorte (en diagonale). Enfin, la variation de la variable
dépendante dans la population totale est égale à la variation enregistrée
dans chaque classe d’âge et dans chaque cohorte (ici, une décroissance de
dix points à chaque période), car il n’y a aucun effet spécifique à une classe
d’âge ou une cohorte donnée. La variation touche tous les âges et toutes les
cohortes de manière identique.

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128  Sociologie de la jeunesse

Tableau 4. Effet pur de période

Âge 1940 1950 1960 1970


20-29 ans 70 60 50 40
30-39 ans 70 60 50 40
40-49 ans 70 60 50 40
50-59 ans 70 60 50 40
60-69 ans 70 60 50 40
70-79 ans 70 60 50 40
Total 70 60 50 40
Tiré de Glenn, 1977.

Lecture : Contrairement aux graphiques précédents, les données sont présentées ici avec l’âge en abscisse (au
lieu de la date d’observation). Dans le graphique avec la date d’observation en abscisse, toutes les courbes
sont homothétiques puisqu’on enregistre aucune différence selon l’âge ou la cohorte d’appartenance. Dans le
graphique ci-dessus, on n’enregistre aucune différence selon les classes d’âge à une date donnée : chaque courbe
représentant une date d’observation selon l’âge est donc plane et parallèle aux autres. Chaque cohorte connaît
une variation identique selon l’âge et la période : les courbes de cohortes ont donc la même pente et sont parallèles.
Figure 9. Effet pur de période

La comparaison des données réelles avec ces données hypothétiques


illustrant des cas « purs » peut se révéler utile pour l’interprétation, en ana-
lysant l’écart entre le modèle théorique et le modèle réel. Toutefois, comme
le rappelle Glenn, l’analyse de cohorte ne doit jamais se réduire à un exer-
cice mécanique qui ne soit pas informé par la théorie ou des éléments
contextuels extérieurs au tableau de cohorte proprement dit.

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Âges de la vie et génération 129

Générations et changement social


Le renouvellement des générations est une cause évidente de changement
social. Certains auteurs (Inglehart, 1993) ont fait de cette hypothèse
sur la socialisation le fondement de leur explication du changement
social et culturel. Plus précisément, la thèse d’Inglehart repose sur deux
hypothèses :
– L’hypothèse de la pénurie : les individus attachent subjectivement plus
d’importance et de valeur aux choses qui sont relativement rares. Ainsi,
à mesure que les besoins matériels étaient satisfaits, les besoins d’estime,
d’appartenance, de satisfaction intellectuelle et esthétique ont pris plus
d’importance (passage d’un système de valeurs matérialiste à un système
de valeurs post-matérialiste).
– L’hypothèse de la socialisation : la structure de base de la personnalité
tend à se cristalliser au moment où l’individu atteint l’âge adulte et se
modifie relativement peu par la suite.
Si ces deux hypothèses sont vérifiées, cela signifie :
1) que le changement survient progressivement quand une génération
plus jeune remplace la génération aînée dans la population adulte d’une
société ;
2) qu’il y a un décalage dans le temps de 10 à 15 ans entre les change-
ments économiques et leur traduction politique et culturelle.
Les données rassemblées par Ronald Inglehart sur une période de 18 ans
(1970-1988) sont assez convaincantes sur le fait qu’il y a bien eu un chan-
gement de valeurs intergénérationnel dans le sens du post-matérialisme1.
Au cours de la période étudiée, chaque cohorte conserve sa position rela-
tive avec une remarquable stabilité. Les cohortes d’après la seconde guerre
mondiale sont moins matérialistes et plus post-matérialistes que toutes les
cohortes plus âgées à tout moment de l’enquête.
Il faut toutefois éviter un « générationnisme » naïf. Comme le dit jus-
tement Ryder, les générations sont plus l’occasion du changement qu’elles
n’en sont la cause. La société ne se renouvelle pas entièrement avec l’ar-
rivée de chaque nouvelle cohorte ; au-delà du flux des membres qui la com-
posent, elle se perpétue à travers des institutions, des valeurs, des normes.
D’autre part, le changement obéit à des causes internes à la société, ainsi
qu’à des causes externes. Le renouvellement des générations peut favo-
riser l’adaptation plus ou moins rapide de la société à ces pressions vers le
changement.

1. Ronald Inglehart construit un indice de post-matérialisme à partir d’un jeu de questions sur
le maintien de l’ordre, la participation des citoyens, la lutte contre la hausse des prix et la liberté
d’expression.

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130  Sociologie de la jeunesse

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Chapitre 6

De l’enfance à l’âge adulte

E dans la vie adulte c’est franchir des étapes sociales introduisant
aux rôles adultes. La jeunesse peut être définie sociologiquement comme la
phase de préparation à l’exercice de ces rôles adultes, ce que les sociologues
appellent la socialisation. Mais le paysage est plus complexe aujourd’hui
parce que les étapes qui scandent l’entrée dans la vie adulte ont été retar-
dées et en partie dissociées les unes des autres, mais aussi parce que la fin
de l’enfance apparaît plus tôt et s’ouvre sur une période de la vie, l’adoles-
cence, ou la préadolescence qui s’en distingue de plus en plus nettement.

Qu’est-ce qu’être adulte ?


Étudier la jeunesse conduit inévitablement le sociologue à se poser la ques-
tion des seuils qui l’encadrent. Après tout, la jeunesse n’est qu’un passage
dans le cycle de vie et sa définition prend donc sens par rapport aux âges
qui la précèdent et la suivent. En quoi, donc, la jeunesse diffère-t-elle de
l’enfance et de l’âge adulte ?
Poser cette question impose de revenir aux sociologues classiques des
âges de la vie et aux concepts de statut et de rôle (voir chapitre 5). Dans
cette conception classique, la jeunesse se définit comme une phase de pré-
paration aux rôles adultes. Elle se distingue de l’enfance par le fait que, sans
encore avoir accédé aux statuts et aux rôles adultes, les jeunes ont acquis,
sur un certain nombre de plans, une autonomie relative à l’égard de leurs
parents : autonomie de goûts qui s’exprime à travers une culture juvénile
spécifique, autonomie de fréquentation qui se manifeste par le fait de
choisir ses amis et de les voir hors du contrôle des parents.
Dans cette conception, la jeunesse n’est évidemment pas définie unique-
ment par des bornes statutaires : ce serait une vision réductrice et méca-
niste. Les seuils qui encadrent les âges – départ de chez les parents, fin
de la scolarité, mise en couple, etc. – n’intéressent le sociologue que parce
qu’ils sont le moment d’articulation des statuts et des rôles sociaux à travers
le processus de socialisation, c’est-à-dire à travers le processus d’appren-
tissage des rôles adultes. Les seuils et les statuts ne sont que l’armature.

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132  Sociologie de la jeunesse

Au bout du compte, c’est bien la nature de ce processus de socialisation qui


définit la jeunesse.
Deux séries de questions sont cependant adressées aujourd’hui à la défi-
nition classique de la jeunesse comme phase préparatoire à l’exercice des
rôles adultes et il importe de les passer en revue pour décider si elle est
opératoire pour analyser les caractéristiques et les transformations de cette
phase de la vie.
La première série de questions concerne le substrat statutaire de cette
phase de la vie : celui-ci s’effriterait et certains pensent que le concept
d’identité serait aujourd’hui préférable à ceux de statut et de rôle pour com-
prendre sociologiquement la jeunesse. Cette thèse est notamment déve-
loppée dans les travaux de François de Singly (2000) (voir aussi Cicchelli,
2001 ; Van de Velde, 2004). L’idée est qu’autonomie (identitaire) et indépen-
dance (matérielle) tendent à se dissocier, remettant ainsi « partiellement en
cause la définition sociologique de l’âge adulte » (Van de Velde). L’argument
est simple : aujourd’hui beaucoup de jeunes vivraient chez leurs parents
en ayant acquis, sur le plan « identitaire », une forme d’autonomie qui les
désigneraient comme adultes sans qu’ils en aient presque aucun des attri-
buts statutaires. Ce dernier constat est indéniable, nous aurons l’occasion
de le vérifier plus loin, mais doit-il pour autant conduire à abandonner les
concepts classiques de statut et de rôle et la définition de la jeunesse comme
phase préparatoire à l’âge adulte ?
L’autonomie sans indépendance que décrit cette situation, c’est au fond,
tout simplement la définition sociologique de l’adolescence, ou de la posta-
dolescence, comme on dit maintenant que celle-ci se prolonge au-delà de
l’âge-limite de l’adolescence physiologique. Il n’en reste pas moins que cette
phase nouvelle par son extension et sa durée, doit bien s’achever et débou-
cher, à son terme, sur une phase de la vie qu’on appelle l’âge adulte et qui se
définit par l’exercice des rôles professionnels et familiaux.
Mais c’est ici qu’intervient une deuxième série d’interrogations portant
sur la définition statutaire de l’âge adulte lui-même. Les incertitudes entou-
rant cette définition tiendraient pour une part à des aspects objectifs (la
précarisation qui, se généralisant progressivement, ôterait son fondement
principal – l’emploi stable – au statut adulte) et à des aspects subjectifs
(l’autonomisation identitaire serait un processus perpétuellement ina-
chevé) (Anatrella, 1995 ; Van de Velde, 2004).
Cependant, plusieurs résultats permettent de douter de la solidité de
ces arguments. D’une part, dans les sociétés européennes, la flexibilité s’est
plutôt concentrée sur les entrants et les sortants du marché du marché
du travail, les adultes dans la force de l’âge restant souvent remarquable-
ment épargnés (voir par exemple, Behaghel, 2003 ; Galland, 2009). Par
ailleurs, de nombreuses enquêtes d’opinion montrent que les éléments les
plus classiques du statut adulte – lié notamment au travail et à la famille –
demeurent de solides références dans les représentations qu’ont les jeunes

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De l’enfance à l’âge adulte 133

de leur avenir (voir à ce sujet, par exemple, les résultats des enquêtes valeurs
européennes, Galland, Roudet, 2005, et, pour le cas français, Galland,
Roudet, 2014, ainsi que le chapitre 7 de cet ouvrage).
Par ailleurs, des travaux américains (Shanahan, Porfeli, Mortimer,
Erickson, 2005) ont montré que l’auto-perception de l’identité adulte (le
fait de se définir comme adulte) est liée aux transitions familiales effective-
ment vécues par les individus, bien plus qu’à des critères de type individuel.
Les marqueurs de la transition familiale restent bien associés à la définition
subjective de l’âge adulte et en constituent le principal déterminant.
Au total, la définition classique de la jeunesse comme phase prépara-
toire aux rôles adultes semble toujours opératoire. Cela ne veut pas dire,
bien sûr, que rien n’a changé, mais c’est en confrontant ces changements
au modèle idéal-typique de jeunesse qu’on pourra le mieux les comprendre.

L’entrée dans la vie adulte


Dans les sociétés traditionnelles, la jeunesse n’a pas d’existence sociale. Les
individus passent directement du statut d’enfant – géré par le monde des
femmes – au statut d’adulte. Cette introduction brutale au monde adulte
était le plus souvent organisée autour de rites d’initiation (cf. chapitre 3).
Dans la France d’Ancien Régime, les jeunes connaissent des parcours plus
différenciés que dans les sociétés africaines traditionnelles, mais la « jeu-
nesse » en tant qu’étape de la vie socialement reconnue et valorisée n’a
pas beaucoup plus de consistance sociale. Il est certes reconnu un rôle à
la jeunesse des sociétés rurales, dans l’organisation des fêtes et le contrôle
des mœurs, mais la jeunesse se comprend plus comme une classe d’âge
à laquelle sont dévolues collectivement certaines fonctions sociales que
comme une phase individualisée de la vie.
La jeunesse ne commencera à prendre une valeur nouvelle dans cette
direction, qu’avec la reconnaissance par les Lumières d’une place nouvelle
faite à l’individu, et donc à l’éducation. Plus tard, la psychologie prolon-
gera ce mouvement d’idées en proposant une investigation scientifique de
la personnalité adolescente, et en donnant aux éducateurs les moyens de
comprendre cette période cruciale de la vie (cf. première partie, chapitre 2).
En même temps, l’éducation publique se développe et donne une consis-
tance pratique et une base sociologique à l’idée d’adolescence à travers la
figure sociale du lycéen ou de l’apprenti.

Un modèle de la synchronie
C’est durant cette période, en gros l’entre-deux-guerres, que se construit
la première représentation moderne de la jeunesse. La jeunesse populaire
se définit par quatre traits : on ne va plus à l’école, on travaille, mais on

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134  Sociologie de la jeunesse

continue de vivre chez ses parents et on n’est pas marié. Pour les garçons,
le service militaire constitue l’étape décisive dont le terme introduit
au statut adulte. Après le service, le jeune homme quittera rapidement
ses parents pour se marier (Prost, 1987). Cette jeunesse populaire se
confond en partie avec l’adolescence physiologique. La fin de la scolarité
est précoce (13-14 ans) et durant la période qui précède le service mili-
taire (qui surviendra vers 20 ans) le jeune demeure sous la dépendance
et le contrôle de ses parents : son statut de jeune lui confère certes cer-
taines libertés, celle de « s’amuser », notamment en fréquentant les bals,
mais il remettra sa paie à ses parents, ou, en milieu paysan, remplacera
le domestique à la ferme.
Comme le montre Antoine Prost (1987), les mécanismes d’intégra-
tion propres à cette définition de la jeunesse fonctionnent bien. Les rôles
dévolus à la jeunesse sont acceptés car ils sont explicitement et clairement
transitoires. La dépendance propre à ce statut prendra fin avec le service
militaire. Par ailleurs, durant cette période clairement bornée, on recon-
naît aux jeunes le droit à des formes d’expression ou même de turbulence
qui s’inscrivent souvent dans le maintien encore vivace des manifestations
rituelles de la société rurale. Enfin, l’école diffuse avec succès une culture
civique profondément intégratrice. Si des difficultés surgissent, elles
concernent donc moins les jeunes en tant que tels qu’une partie des classes
populaires encore mal intégrée au monde industriel et urbain.
Les travaux d’historiens anglais montrent, dans la même veine, qu’à
cette époque, le sens des obligations économiques et morales qu’ont les
jeunes à l’égard de leurs parents est fort (Cunningham, 2000). Ce qui
frappe, dans les comptes rendus utilisés pour décrire les rapports intergé-
nérationnels qui règlent cette économie familiale, c’est la forte continuité
entre l’univers des adultes et celui des enfants, « fiers d’être capables de par-
ticiper au bien-être de la famille ». Cette période atteint son point culmi-
nant au début du e siècle. « Il ne semble pas déraisonnable de conclure,
note Cunningham, que le niveau d’activité sexuelle parmi les jeunes gens
devait alors être exceptionnellement bas, et le sens du devoir à l’égard des
parents exceptionnellement haut. »
Après la seconde guerre mondiale, la progression de la scolarisation
– avec la scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans, puis la poursuite des études
au-delà de cet âge – a progressivement rapproché, chez les jeunes d’origine
populaire, l’âge de mise au travail, des âges de départ de chez les parents
et de mariage. La phase de « jeunesse » que connaissaient les jeunes de
l’entre-deux-guerres s’est donc progressivement réduite et un modèle de
synchronisme dans le franchissement des étapes d’entrée dans la vie adulte
s’est peu à peu imposé. En même temps, l’équilibre des relations intergé-
nérationnelles à l’intérieur des familles commence à se renverser. Le senti-
ment du devoir des enfants à l’égard de leurs parents s’affaiblit tandis que
la discipline familiale se relâche et que les demandes des enfants et des

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De l’enfance à l’âge adulte 135

adolescents sont de plus en plus souvent prises en compte (Cunningham,


2000).
L’entrée dans la vie adulte qui résulte de ce modèle peut se représenter
comme un passage qui s’effectue sur deux axes principaux : un axe scolaire
et professionnel qui correspond à la sphère publique de la vie du jeune ; un
axe familial qui correspond à la sphère privée (cf. figure 10). Sur ces deux
axes, quatre seuils sont particulièrement significatifs parce qu’ils intro-
duisent à de nouveaux statuts et à de nouveaux rôles sociaux, deux de ces
seuils étant des seuils de « sortie », les deux autres des seuils d’« entrée » : la
fin des études, le départ de chez les parents, le début de la vie profession-
nelle, le mariage ou la vie en couple.

Fin des études

Scolarité Travail

Vie chez les parents Vie en couple

ENFANCE ET ADOLESCENCE ÂGE ADULTE

Figure 10. Le modèle traditionnel d’entrée dans la vie adulte

Le modèle « traditionnel » se caractérise par une relative synchronie du


franchissement de ces différents seuils et donc par une relative homogé-
néité des définitions d’âge qui en découlent. Dans ce schéma analytique,
rien ne sépare vraiment l’enfance de l’adolescence et la jeunesse en tant que
telle ne se distingue pas de cette dernière.
Mais il est évidemment important de garder à l’esprit que ces étapes
ne sont pas toutes franchies au même âge par les différentes catégories de
jeunes. On peut, à ce sujet, retenir une double opposition, selon le sexe et
l’origine sociale.

Variantes féminine, ouvrière et bourgeoise


Le modèle féminin s’oppose au modèle masculin par une double
caractéristique :
1. La plus grande précocité du calendrier familial (de deux ans en
moyenne). Cette précocité féminine est une tendance séculaire qui
demeure assez marquée puisque l’âge médian de départ de chez les
parents survenait encore deux ans plus tôt pour les filles que pour les gar-
çons dans les cohortes de jeunes nés entre 1963 et 1966, tandis que l’âge
de formation d’un couple était de deux ans et demi plus précoce (Galland,
1995).

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136  Sociologie de la jeunesse

Tableau 5. Âge moyen au premier mariage en France selon le sexe


dans quelques cohortes
Naissance entre Hommes Femmes Différences
1880-1844 27.5 23.7 3.8
1885-1889 27.8 23.6 4.2
1890-1894 27.4 24.0 3.4
1895-1899 26.4 24.2 2.2
1900-1904 26.2 23.3 2.9
1905-1909 26.3 23.0 3.3
1910-1914 26.8 23.3 3.5
1915-1919 27.5 23.8 3.7
1920-1924 26.7 23.8 2.9
1925-1929 26.0 23.2 2.8
Source : Ined.

2. La moins grande importance de l’étape professionnelle dans le processus


d’entrée dans la vie adulte. Cette deuxième caractéristique explique en partie la
première. Les femmes, dans une conception traditionnelle de leur mode d’éta-
blissement social, peuvent « sauter » l’étape professionnelle, alors que celle-ci
constitue toujours un préalable indispensable aux étapes familiales mascu-
lines. La précocité féminine dans le domaine de la mise en couple et du mariage
s’explique aussi par les modes d’interaction entre les sexes qui contribuent à
la formation des unions. Dans le choix du conjoint, les femmes valorisent en
effet des qualités de « maturité » qu’elles associent à un âge élevé. Cette préfé-
rence correspond à une caractéristique plus générale du mariage féminin qui
constitue un mode d’ascension sociale pour les femmes. Comme le dit joli-
ment Michel Bozon, celles-ci se sentent donc diminuées d’épouser un homme
diminué (par l’âge, la taille ou le statut social) (Bozon, 1990).
Un modèle populaire s’oppose également à un modèle bourgeois. Le
premier correspond à la quintessence du modèle de la synchronie défini
par la simultanéité du départ de chez les parents, de l’entrée dans la vie
professionnelle et du mariage. Si l’on fait abstraction de l’âge de fin de sco-
larité qui était beaucoup plus précoce (vers 15 ans), c’est un modèle de ce
type qui prévalait déjà à Orléans en 1911 parmi les jeunes ouvriers qu’a
étudiés Antoine Prost (1981). Cette simultanéité s’explique par le caractère
presque irréversible de l’entrée dans la vie adulte ouvrière : ici, il n’est pas
question de retour en arrière. Il faut donc que soient réunies des conditions
de stabilité suffisante – affective et économique – pour que cette étape soit
franchie. Ce schéma d’insertion ouvrière a subi de profondes mutations,
mais bon nombre de ses traits ont longtemps perduré. Une enquête menée,
dans une petite ville ouvrière, dans les années 1980 auprès de jeunes lycéens
(Galland, 1988) montrait que le modèle de l’installation ouvrière continuait
d’y prévaloir : si l’on trouvait normal et souhaitable de quitter ses parents

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De l’enfance à l’âge adulte 137

rapidement une fois les études terminées, ce départ ne pouvait se faire dans
l’improvisation ou l’insécurité ; il devait être l’aboutissement maîtrisé d’un
processus d’accès à l’autonomie économique et affective.
Ce modèle était donc logiquement orienté chez les garçons par la préoc-
cupation centrale du travail : pour 80 % des fils d’ouvriers interrogés dans
cette enquête c’est la condition du départ de chez les parents. Le mariage
reste une valeur centrale mais, surtout en période de chômage, il est condi-
tionné par l’obtention d’un emploi stable. Dans l’enquête, on proposait aux
lycéens de choisir entre trois scénarios de vie en couple à trente ans : l’un
symbolisait le mariage traditionnel, le second le refus du mariage et de la
division classique des rôles sexuels ; le troisième se présentait comme une
formule intermédiaire. Le modèle de l’installation ouvrière est nettement
associé au choix d’un scénario de mariage traditionnel ; il y a bien là confir-
mation de la permanence, à la fin des années 1980, dans les représentations
masculines ouvrières d’un modèle d’entrée dans la vie fondé sur la place
centrale du travail, la domination masculine et la constitution stable et
symboliquement confirmée par le mariage d’une nouvelle unité familiale à
peu près conforme à celle que l’on s’apprête à quitter.
À l’opposé du modèle ouvrier de l’« installation » se situe le modèle bour-
geois du « dilettantisme » propre à un mode de vie estudiantin qui permet
de repousser le moment et les étapes définitives de l’entrée dans la vie adulte
sans renoncer pour autant à connaître une certaine forme d’indépendance.
Bien évidemment, ce modèle qui réserve le privilège de l’adolescence à la
jeunesse bourgeoise, bénéficiaire exclusif au e  siècle de la prolongation
des études, s’est progressivement altéré. L’extension du temps de formation et
sa diffusion progressive dans les classes moyennes ont conduit à la générali-
sation du modèle adolescent ou à son extension à d’autres couches sociales.
En même temps, l’accès automatique à la profession au sortir des études
a été largement remis en cause à des niveaux de formation qui autorisaient
autrefois une insertion rapide. Bref, la définition sociale de la jeunesse
comme privilège bourgeois se brouille et se complexifie, aussi bien à cause
de son extension à d’autres catégories sociales qu’à cause de l’indéfinition
plus marquée de ses frontières institutionnelles et symboliques. Il reste
malgré tout des éléments de ce modèle qui tiennent aux plus grandes pos-
sibilités dont disposent les enfants des classes supérieures ou moyennes
de repousser, aussi bien sur les plans professionnel que matrimonial, le
moment de l’entrée dans la vie adulte.

La prolongation de la jeunesse
Sous la pression de transformations morphologiques comme sous celle de
transformation des mœurs, les modèles typiques qui ont été présentés plus
haut, ont subi une assez profonde altération. Celle-ci comporte deux traits

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138  Sociologie de la jeunesse

majeurs : un retard de plus en plus marqué de l’âge de franchissement des


principales étapes qui permettent d’accéder au statut adulte ; une désyn-
chronisation de ces seuils. Ce double mouvement s’accompagne d’une pro-
fonde transformation du modèle de socialisation.

L’effet de la scolarisation
L’un des facteurs essentiels contribuant à décaler l’âge d’accès au statut
adulte est évidemment la progression de la scolarisation. Pour de nom-
breux jeunes, le fait de gagner sa vie marque logiquement l’accès à l’in-
dépendance et la poursuite d’études plus longues peut donc contribuer à
retarder ce moment. Or, dans l’ensemble des pays de l’Union européenne
représentés à la figure 11, une très large majorité des jeunes de moins de
15 à 24 ans, le plus souvent plus de 60 %, sont aujourd’hui élèves ou étu-
diants. Le taux de scolarisation a fortement progressé depuis 1990, date
à laquelle il atteignait 53 % dans l’Europe des 15. Cependant, depuis le
début des années 2000, dans la plupart des pays la croissance de la scola-
risation s’est ralentie, voire s’est totalement arrêtée. Globalement, la sco-
larisation est moins forte dans le sud que dans le nord de l’Europe mais
elle continue de progresser dans plusieurs pays méditerranéens (Grèce,
Portugal, Espagne) alors qu’elle stagne ou régresse même en France et en
Allemagne, si bien que les écarts de taux de scolarisation entre les pays
d’Europe se sont nettement réduits.

80
70
60
50
1990
40
2000
30 2019
20
10
0
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I

Source : Eurostat, enquêtes sur les forces de travail.


Lecture : Pour les Pays-Bas les données manquantes en 2019 sont celles de 2018.
Figure 11. Pourcentage de jeunes de 15-24 ans scolarisés
en Europe en 1990, 2000 et 2019

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De l’enfance à l’âge adulte 139

Cette croissance générale de la scolarisation contribue à l’élévation du


niveau moyen d’éducation. La part de jeunes terminant leur scolarité avec un
niveau d’études supérieures s’est ainsi considérablement accrue en Europe.
Dans la zone Euro à 19 pays, le pourcentage de la population âgée de  30
à 34 ans ayant un niveau d’études supérieur est ainsi passé de 23 % à 41 %
entre 2000 et 2020 (figure 12). Les pays du Nord, le Royaume-Uni et la France
sont assez largement au-dessus de ce taux. L’Allemagne où prévaut un type
d’enseignement dual et surtout l’Italie sont assez nettement en dessous.

60 
Suède
50  Royaume-Uni
Danemark
40  Pays-Bas
France
30  Espagne
Zone euro
(19 pays)
20 
Allemagne
Italie
10 


20 0
20 1
20 2
20 3
20 4
20 5
20 6
20 7
08
20 9
20 0
20 1
20 2
20 3
20 4
20 5
20 6
20 7
20 8
19
20
0
0
0
0
0
0
0
0

0
1
1
1
1
1
1
1
1
1
20

20

20

Source : Eurostat, niveaux 5 à 8 de la classification internationale type de l’éducation (CITE, 2011).

Figure 12. Population âgée de 30-34 ans


ayant un niveau d’études supérieur (%)

La prolongation de la scolarité sur l’ensemble de la période a été forte et


a eu évidemment un impact sur l’âge de franchissement des autres seuils,
mais qui peut se trouver fortement atténué en fonction des habitudes natio-
nales en matière de travail étudiant et en matière d’aides publiques (bourses
et prêts) aux jeunes qui poursuivent des études supérieures. Les pays du Nord
ont ainsi mis en place des politiques d’aides aux étudiants très ambitieuses
qui permettent à ces derniers d’accéder très tôt à une autonomie résidentielle
(cf. infra). Par exemple, au Danemark, tout jeune de 18 ans poursuivant des
études a droit à une bourse ou à un prêt, quels que soient les revenus de ses
parents (Mahé, 2001). Cette politique repose sur une conception de la jeu-
nesse très différente de celle qui prévaut dans l’Europe du Sud : les jeunes
sont vus comme une ressource pour la société, une force d’innovation et de
changement que la société a le devoir de soutenir. À partir de cet âge, tout
doit donc être fait pour favoriser l’autonomie des jeunes.

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140  Sociologie de la jeunesse

Par ailleurs, trois modèles très différents prévalent en Europe en ce qui


concerne la place respective de la formation initiale et de l’emploi dans l’or-
ganisation de la transition vers l’âge adulte : le modèle séquentiel de l’Europe
du Sud, le modèle de conjugaison formation-emploi de l’Europe du Nord et
le modèle de précocité britannique. Dans l’Europe du Sud, formation et
emploi se succèdent comme deux séquences séparées du cycle de vie. Les
jeunes étudiants qui ne se consacrent pas à plein-temps à leurs études et qui
travaillent sont peu nombreux. En Europe du Nord, au contraire, ce cas est
très fréquent : entre 40 et 45 % des jeunes Danois de 15 à 24 ans poursuivant
des études déclarent travailler à temps partiel. Cécile Van de Velde (2008)
montre dans une étude comparative sur les jeunesses européennes que les
jeunes Danois, quel que soit leur milieu social, recherchent explicitement
à travailler dès l’adolescence, en marge du lycée, afin de ne pas dépendre
financièrement de leurs parents.
Les jeunes Britanniques travaillent aussi en poursuivant leurs études,
mais moins fréquemment (20 à 22 %). Ils se caractérisent surtout par leur
précocité d’entrée sur le marché du travail : près de 30 % des jeunes de
15-19 ans étaient en emploi au Royaume-Uni en 2015, et c’est encore le cas
de 29 % d’entre eux en 2019 (Eurostat). D’après le panel communautaire
des ménages, 70 % d’entre eux entre 18 et 21 ans ont déjà un emploi, soit le
double de la moyenne communautaire (Chambaz, 2000).
Ces particularités expliquent le taux d’emploi élevé des jeunes Danois
(pourtant parmi les plus scolarisés d’Europe) (figure 13). Elles expliquent
aussi que le déclin du taux d’emploi des jeunes Européens soit modéré.
L’effet structurel de la croissance du nombre d’étudiants sur la baisse
de ce taux est compensé, dans certains pays, par la forte propension
des étudiants à travailler. Par contre, dans les pays latins, la pratique
du travail étudiant est peu répandue et l’impact de la poursuite d’étude
sur les comportements d’activité y a été sans doute plus fort (c’est vrai
pour l’Italie qui connaît une décroissance sensible du taux d’emploi des
jeunes, moins pour la France où le travail étudiant se développe depuis
quelques années).
L’impact de la scolarisation sur l’âge de franchissement des seuils fami-
liaux est probablement moins direct, mais néanmoins réel : les scolaires et
étudiants vivent en moyenne plus souvent chez leurs parents que les jeunes
actifs, la prolongation des études a donc souvent pour effet de retarder
l’âge de la décohabitation, de la formation d’un couple et d’une nouvelle
unité familiale. Cependant, l’examen des pratiques des jeunes Européens
en matière d’entrée dans la vie familiale montre à nouveau des modèles
nationaux très diversifiés (Buchmann, Kriesi, 2011). Le rythme et les
modalités très contrastés de la décohabitation familiale en sont l’exemple
le plus frappant.

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De l’enfance à l’âge adulte 141

80
70
Danemark
60 Royaume-Uni
50 Allemagne
Union
40 européenne - 15 pays
France
30 Italie
20 Zone euro - 19 pays

10
0
1995
1996
1997
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1999
2000
2001
2002
2003
2004
2005
2006
2007
2008
2009
2010
2011
2012
2013
2014
2015
2016
2017
2018
2019
2020
Source : Eurostat, enquête sur les forces de travail.

Figure 13. Évolution du taux d’emploi des 15-24 ans


dans quelques pays d’Europe

Trois modèles de décohabitation familiale


Le taux de cohabitation avec les parents a connu des évolutions variables selon
les pays européens. Il a crû dans certains d’entre eux, probablement sous l’effet
de la crise financière, puis économique, de 2008, notamment dans les pays du
Sud de l’Europe où il était déjà très élevé. Cet effet retard a affecté également
certains pays du Nord (la Suède, les Pays-Bas) et la France et le Royaume-Uni.
À l’inverse le déclin s’est poursuivi dans un pays comme le Danemark
connaissant pourtant déjà des taux de cohabitation très faibles (tableau  6).

Tableau 6. Jeunes habitant avec leurs parents ( %)


BE DK DE EL ES FR IE IT LU NL PT FI SE UK
20-24 ans
2005 71 25 87 78 86 53 78 87 81 59 85 31 32 44
2015 77 25 78 79 90 60 81 93 87 64 89 28 39 53
2019-2020 86 21 51 81 92 72 86 93 90 64 93 29 40
25-29 ans
2005 23 4 37 58 57 14 39 61 35 15 54 7 5 18
2015 30 5 29 70 61 16 44 69 44 17 63 7 8 23
2019-2020 36 4 30 73 66 17 45 71 48 16 68 6 9
Source : Eurostat.
Lecture : voir glossaire des codes de pays en fin d’ouvrage.

Par ailleurs, dans certains pays, les comportements de décohabitation des


jeunes semblent s’être modifiés. Anne Laferrère (2005) montre par exemple

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142  Sociologie de la jeunesse

qu’en France, le taux de co-résidence des étudiants a nettement décru depuis


le début des années 1990, compensant ainsi en partie l’effet structurel
à la hausse dû à la croissance du nombre d’étudiants. Au total, sur la période
1984-2001, qu’elle étudie, cet auteur conclut à une hausse de 2,8 points du taux
de co-résidence dû essentiellement à l’allongement des études supérieures.
L’allongement des études n’a pas un effet mécanique sur le départ de chez les
parents. En France par exemple, la durée séparant la fin des études de la déco-
habitation a décru de génération en génération. Elle était supérieure à quatre
ans dans les plus anciennes générations, elle est aujourd’hui devenue négative
pour les générations les plus récentes (Sebille, 2009). La proportion d’étudiants
ayant quitté le domicile des parents avant la fin de leurs études a cru sensi-
blement, surtout à partir des générations des années 1950. Cette situation est
aujourd’hui vécue par près de la moitié des étudiants et les comportements des
hommes et des femmes se sont rapprochés. Elle a été rendue possible par une
aide accrue des parents dans les premières étapes d’entrée dans la vie adulte.
Le constat le plus frappant résultant de la lecture du tableau 6 est évi-
demment les contrastes saisissants entre pays européens : certains – sur-
tout les pays méditerranéens – sont extrêmement tardifs en matière de
décohabitation familiale ; d’autres – les pays nordiques dont le Danemark
constitue l’exemple le plus typique – sont au contraire très précoces, tandis
que les pays du centre-Europe – France, Pays-Bas, Allemagne – présentent
des taux intermédiaires. Cette classification ne manque pas de faire songer à
la typologie des régimes d’État-providence proposées par Esping-Andersen
(1999). Cécile Van de Velde (2008) met ainsi l’accent, pour expliquer les
différences nationales des parcours de jeunesse, sur l’effet structurant des
cadres sociétaux où les types d’État-providence tiennent une grande place.
Il semble en tout cas que l’on puisse raisonnablement distinguer en
Europe trois groupes de pays dans les comportements de décohabitation
et plus largement de formation d’un nouveau ménage (c’est à une conclu-
sion semblable que parvient Maria Iacovou, 2002). On pourrait les appeler
« méditerranéen », « nordique » et « continental »1.
Dans l’explication des comportements de décohabitation tardive des
jeunes Méditerranéens, des causes structurelles ou matérielles et des
causes culturelles peuvent évidemment intervenir. Les causes structurelles
viennent immédiatement à l’esprit : un taux de chômage élevé, un marché
du logement fermé, des aides publiques très faibles, tous ces facteurs, pré-
sents en Italie par exemple, constituent indéniablement un frein à la déco-
habitation (Cavalli, 2000 ; Sgritta, 2001 ; Vogel, 2001 ; Schizzerotto, 2004).
Antonio Schizzerotto (2004) montre par exemple que les Italiens ont les
transitions les plus lentes et les plus étendues vers l’âge adulte, et il présente

1. On pourrait retenir également un modèle « anglais » assez spécifique, relevant d’un type d’Etat-
providence « libéral », fondé sur un départ précoce du domicile familial associé à une fin d’études
initiales à un âge en moyenne peu élevé et à un marché du travail peu régulé assurant une entrée
rapide dans l’emploi mais sur des emplois souvent instables (voir Buchmann, Kriesi, 2011).

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De l’enfance à l’âge adulte 143

d’assez bonnes raisons pour expliquer cette situation par des contraintes
matérielles. Il n’étudie pas la probabilité de quitter ses parents, mais la pro-
babilité de former une union (ce qui en Italie ne doit pas être très différent)
et celle-ci est, sans surprise, très liée, dans les trois pays qu’il étudie (Italie,
Grande-Bretagne et Suède), au paramètre exprimant l’influence du niveau
de chômage. Il semble donc clair qu’un niveau de chômage des jeunes élevé
exercera un effet retard sur la décohabitation familiale.
Mais ces arguments sérieux n’emportent pas totalement la conviction
lorsqu’on regarde de plus près les données. Tout d’abord, les taux de chô-
mage des jeunes Italiens sont élevés, mais ils ne le sont pas beaucoup plus,
par exemple, que ceux des jeunes Français, dont les taux de co-résidence sont
pourtant beaucoup plus bas. Manifestement, l’ampleur de l’écart des taux
de vie commune avec les parents dans les deux sociétés n’est pas totalement
expliquée par la situation des jeunes sur le marché du travail.
C’est la conclusion à laquelle aboutit Joachim Vogel (2001) dans son étude
reposant sur le panel européen des ménages et montrant que la proportion de
jeunes chômeurs vivant chez leurs parents varie très fortement du sud au nord
de l’Europe (dans une proportion équivalente à celle de l’ensemble des jeunes).
Il en conclut que le maintien au domicile parental n’est pas seulement une ques-
tion de nécessité économique, mais est lié également aux attentes en matière de
rôles familiaux traditionnels, aussi bien pour les parents que pour les enfants.
La famille « traditionnelle » semble prête à exercer des responsabilités étendues
et les enfants semblent également disposés à utiliser ces possibilités.
C’est ce que note aussi Chiara Saraceno (2000), en remarquant que les
facteurs culturels semblent revenir en force lorsqu’on étudie les variations
régionales de la co-résidence avec les parents en fonction de la situation
d’emploi : dans le nord de l’Italie, 60 % des jeunes hommes qui résident chez
leurs parents travaillent et le chômage pousse beaucoup plus à cohabiter
avec les parents au nord qu’au sud de la péninsule.
Le marché du travail ne suffit donc certainement pas à lui seul à expliquer
les différences des taux de cohabitation. Mais d’autres causes liées à des fac-
teurs matériels et relevant cette fois des types d’État-providence interviennent
également. L’Italie appartient au groupe de nations dans lesquelles l’obligation
d’aider et de soutenir les sujets les plus faibles et les plus dépendants repose
essentiellement sur la famille étendue (Sgritta, 2001). Cela a évidemment pour
conséquence que, sur le plan des aides publiques, les jeunes Italiens sont net-
tement désavantagés par rapport à la plupart des autres jeunes Européens.
Une étude assez complète, réalisée à partir du panel européen des ménages
(Chambaz, 2000), l’avait bien montré : seulement entre 4  et 5 % des jeunes
Italiens bénéficient de transferts sociaux, loin derrière la moyenne communau-
taire (30 %) et encore plus loin de pays comme le Danemark (60 %)1.

1. On remarquera cependant, comme le fait Vogel (2001), que le départ plus précoce des jeunes
du Nord de l’Europe s’accompagne d’inégalités inter-générationnelles de revenus nettement
plus élevées que dans le Sud de l’Europe. L’État-providence des pays du Nord est généreux,

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144  Sociologie de la jeunesse

Ces facteurs économiques expliquent certainement une bonne part


du comportement tardif des jeunes Italiens en matière de décohabitation
familiale. Mais en la matière il est difficile et probablement un peu vain de
déterminer un ordre de causalité entre facteurs culturels et facteurs insti-
tutionnels et économiques. Il suffit de remarquer que ces facteurs culturels
existent et qu’ils s’inscrivent dans la longue durée. Au total, causes struc-
turelles et causes culturelles s’entremêlent évidemment et les dispositifs
publics ne sont finalement que le reflet de dispositions culturelles de long
terme révélant des orientations nationales profondes. Il y a dans beaucoup
de pays européens une culture de « l’autonomie » qui n’existe pas en Italie.
Dans ces pays, un jeune de 28  ans qui vivrait chez ses parents serait
moqué, stigmatisé. En Italie cette situation n’apparaît pas illégitime. Si la
demande sociale avait été très forte pour y mettre un terme, cela se serait
traduit par des propositions politiques. Si cela n’a pas été fait, c’est probable-
ment que la société se satisfait dans une certaine mesure de cette situation.
On peut retenir au moins deux types d’influence culturelle contribuant
au départ tardif des jeunes Méditerranéens du foyer parental. Tout d’abord,
les travaux de démographie et d’anthropologie historique (Lasllet, 1983)
ont bien montré que le modèle de « résidence néo-locale » (neolocal rési-
dence), c’est-à-dire l’établissement des jeunes époux à l’écart des parents,
était un trait saillant, apparu dès le Moyen Âge, du modèle familial nord-
occidental. Il était beaucoup moins présent dans le sud de l’Europe, où pré-
dominaient des familles complexes ou indivises et qui était caractérisé par
une présence fréquente de membres de la parenté hébergés et travaillant
dans le ménage.
En second lieu, un autre trait de la culture méditerranéenne – la sépa-
ration rigide entre les sexes conduisant au confinement des enfants jusqu’à
leur puberté dans un environnement exclusivement féminin – peut rendre
plus difficile la séparation des enfants, et notamment des garçons, de l’uni-
vers familial. Les garçons, socialisés par les femmes, ne peuvent s’iden-
tifier à une figure masculine au moment précis où se forme leur identité
sexuelle. La proximité émotionnelle et la symbiose affective entre les mères
et leurs fils est un trait culturel pan-méditerranéen. En Italie, ce lien est le
« premier axe » de la continuité familiale (Parsons A., 1969). Pour accéder
à leur identité adulte, les garçons doivent vivre une rupture traumatisante
avec l’univers féminin, qui n’est accompagné d’aucun rite de passage qui
pourrait faciliter la transition. Du fait de l’absence de coupure claire avec
la féminité, et ne disposant pas des marqueurs biologiques dont sont pour-
vues les filles pour manifester l’accès à la maturité, chaque individu mâle
doit prouver cet accès par lui-même, de sa propre manière.

mais il ne compense pas totalement les conséquences financières préjudiciables de la formation


précoce d’un nouveau ménage. À l’inverse, les jeunes des pays du Sud profitent des économies
d’échelle permises par la cohabitation avec leurs parents. Bien sûr, le coût psychologique de cet
avantage est une réduction de leur autonomie.

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De l’enfance à l’âge adulte 145

Même si la modernisation démographique a contribué à rendre les


cultures et les mentalités plus uniformes, elle a peu contribué à gommer les
profils historiques des systèmes familiaux européens, comme le remarque
Reher (1998) dans un article qui souligne la persistance de ces contrastes.
Finalement, les travaux des sociologues italiens montrent que la décoha-
bitation tardive peut s’y dessiner en quatre cas typiques qui mêlent causes
structurelles et culturelles, éléments de contrainte et éléments de choix.
La prolongation forcée de l’adolescence résultant du manque de travail
et de logement, de la faiblesse des aides publiques. Elle a été déjà largement
évoquée.
La préparation « stratégique » de l’entrée dans la vie adulte. Comme
l’explique Giovanni Sgritta (2006), en prolongeant la vie avec les parents,
certains jeunes peuvent choisir aussi de « faire de nécessité vertu » et de
préparer méthodiquement les conditions les plus favorables à l’indépen-
dance en accumulant les ressources (Sarraceno, 2000).
La post-adolescence interdite se manifeste par le fait qu’il n’y a pas de
modèle intermédiaire en Italie qui permette de vivre hors d’une structure
familiale (seul ou en couple non marié). Cette absence pourrait s’expliquer
par des raisons morales et religieuses. La culture catholique exerce encore
une forte influence sur les mœurs et rend improbables les modes de vie en
couple qui s’écartent du modèle du mariage.
La cohabitation harmonieuse résulte de la remarquable souplesse et
faculté d’adaptation du modèle familial italien : la famiglia lunga dont
parlent les sociologues italiens a pu se perpétuer en s’adaptant. Elle n’a plus
rien à voir avec le modèle familialiste traditionnel. Les enquêtes montrent
les jeunes Italiens disposent, à l’intérieur de la famille, d’une grande liberté
personnelle. Comme le dit Sgritta (2006), ils se sont émancipés à l’intérieur
de la famille. D’ailleurs, les trois-quarts d’entre eux déclarent de ne pas
souffrir d’un manque d’indépendance dû au maintien de la cohabitation
avec les parents (Sgritta, 2001 ci-contre).
Ces quatre cas typiques ne sont évidemment pas antinomiques. Il est
au contraire très probable qu’ils se combinent chez beaucoup de jeunes
Méditerranéens pour expliquer leur cohabitation prolongée avec les parents.
Le modèle nordique est à l’opposé de ce qui vient d’être décrit. Cécile
Van de Velde (2008) montre bien, à travers les entretiens qu’elle a réalisés
auprès de jeunes Danois, qu’une culture de l’autonomie précoce profon-
dément ancrée dans les mentalités collectives, présente chez les parents
comme chez les adolescents, contribue à rendre normale, et presque
obligatoire1, une indépendance rapide des enfants. Ils y sont, comme il a
déjà été signalé, fortement aidés et incités, par un système d’aides et de
bourses parmi les plus généreux d’Europe. Cécile Van de Velde oppose,

1. D’après Cécile Van de Velde, les jeunes qu’elle a interrogés situent cette norme d’âge autour
de 20 ans.

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146  Sociologie de la jeunesse

d’une formule très parlante, le « départ-ouverture » des jeunes Danois, au


« départ-installation » des jeunes Espagnols (la formule vaudrait aussi pour
les Italiens). Le départ est conçu par les jeunes Danois comme la condition
du développement personnel, comme une « période d’expérimentation »
qui permettra de se construire en tant qu’individu.
On peut enfin distinguer un modèle intermédiaire, « continental »,
où l’on peut ranger notamment la France, la Belgique et l’Allemagne.
Ce modèle est d’abord intermédiaire par les taux de cohabitation avec les
parents. Mais il l’est aussi par les modalités et l’organisation du départ. Sur
ce plan, le cas français peut être présenté rapidement. Il se distingue à la
fois du cas italien et du cas danois.
À l’inverse des Italiens, les jeunes Français quittent leurs parents assez
rapidement. Ils connaissent très souvent, notamment dans les régions, une
première forme d’indépendance résidentielle à l’occasion du début de leurs
études supérieures. Contrairement à l’Italie où le maillage universitaire est
très dispersé sur le territoire et permet aux étudiants de rentrer chez leurs
parents tous les soirs, la concentration des universités françaises dans les
grandes capitales régionales contraint souvent les étudiants à prendre un
logement en ville. Ils y ont été aidés par des aides au logement assez géné-
reuses (elles constituent 20 % de l’ensemble des prestations reçues par les
jeunes Français).
Mais, contrairement au cas danois, cette première forme d’indépendance
n’est que partielle et réversible. Les jeunes Français demeurent, sur tous les
plans, affectifs et matériels, très proches de leurs parents durant toute une
période de transition qui les mènera au terme de quelques années vers le
statut adulte. L’intervention familiale française est une forme d’aide à dis-
tance qui permet à de nombreux jeunes d’expérimenter une première forme
d’autonomie sans rompre totalement les liens de l’enfance avec la famille. Les
jeunes Français sont ainsi très nombreux à vivre dans un logement payé ou
mis à disposition par la famille. Beaucoup d’entre eux connaissent également
une « double vie » symptomatique du modèle étudiant : une double résidence
permet à la fois d’expérimenter la vie de « jeune » et de profiter à l’occasion du
confort d’un retour à l’enfance (Galland et al., 1995 ; Cicchelli, Erlich, 2000).
Cela permet de tenter des expériences professionnelles ou amoureuses sans
trop de risques, d’une manière différente des jeunes Italiens, mais finalement
pas si éloignée. Pour paraphraser Sgritta qui parle des jeunes Italiens devenant
indépendants à l’intérieur de la famille, on pourrait parler des jeunes Français
qui le deviennent à côté de la famille et en profitant de son soutien. Ils profitent
également d’aides publiques, certes moins généreuses que celles des pays du
Nord, mais nettement plus que celles de pays méditerranéens dans lesquels
la proportion de bénéficiaires de revenus sociaux parmi les 18-29 ans est très
faible (entre 5 et 15 %, contre 50 % en France) (Chambaz, 2000).
Les travaux démographiques (Sebille, 2009 ; INSEE, 2015) mettent en
lumière la spécificité du modèle français de décohabitation. Les générations

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De l’enfance à l’âge adulte 147

des années 1950 avaient tendance à attendre d’avoir un emploi avant de déco-
habiter. Les générations suivantes ont moins eu recours à cette stratégie et
ont de plus en plus souvent quitté le domicile familial avant de disposer d’un
emploi grâce notamment à l’aide parentale : c’était le cas d’un quart des jeunes
Français nés entre 1950 et 1954, c’est le cas de près de la moitié de la généra-
tion 1970-1974. L’enquête INED-INSEE EPIC de 2013-2014 le confirme sur
des cohortes plus récentes : 41 % des hommes et 50 % des femmes âgées de 26
à 35 ans ayant eu le baccalauréat ont poursuivi leurs études après le départ du
foyer familial (INSEE, 2015). Ainsi, contrairement à l’idée qui circule souvent
dans l’opinion, l’âge de départ du foyer parental est-il resté très stable depuis
les générations d’immédiat après-guerre : autour de 19,5 ans pour les filles
et autour de 21 ans pour les garçons. Par contre, les autres étapes familiales
ont été retardées : d’un an pour les femmes et de deux ans pour les hommes
concernant la première cohabitation en couple, et surtout de 4,5 ans pour les
deux sexes pour l’âge au premier enfant (Ined-Insee, enquête Epic 2013-2014).
Au total, ces trois modèles de décohabitation ont aussi des points com-
muns. Tous trois reposent finalement sur une idée commune qui donne
son sens à la conception moderne de la jeunesse : l’idée que l’entrée dans la
vie adulte est précédée aujourd’hui d’une phase de préparation assez longue
durant laquelle les individus rassemblent par étapes les atouts nécessaires
au succès de cette entrée. Les jeunes Italiens le font en restant chez leurs
parents et en accumulant des ressources durant cette cohabitation pro-
longée ; les jeunes Français le font en les quittant plus tôt, mais en restant
sous leur aile protectrice ; les jeunes Danois s’émancipent plus radicale-
ment de l’influence et de l’aide familiales, mais ils participent eux aussi
pleinement au modèle de l’expérimentation.

La désynchronisation des étapes


Le modèle de la synchronie présenté au début de ce chapitre, modèle qui
voyait se succéder dans un temps relativement bref le franchissement des
principales étapes d’accès au statut adulte, a été profondément ébranlé par
les transformations concernant le rythme des transitions vers l’âge adulte.
Il aurait pu ne pas en être ainsi si le retard mis à accéder aux statuts adultes
avait été approximativement le même pour tous les seuils. Dans une telle
hypothèse, l’adolescence aurait été simplement plus longue qu’autrefois, ce
qui justifierait pleinement l’emploi de l’expression de « post-adolescence »,
c’est-à-dire une adolescence retardée, prolongée. Dans une certaine mesure,
ce modèle est d’ailleurs celui qui prévaut dans quelques pays, notamment
ceux du Sud de l’Europe. Nous avons vu que la prolongation de la jeunesse
y prenait essentiellement la forme d’un maintien plus long au domicile des
parents et d’un report de toutes les autres étapes d’accès au statut adulte.
Mais, dans bien d’autres pays, les transformations de l’organisation des
seuils et des étapes menant au statut adulte sont plus complexes et conduisent

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148  Sociologie de la jeunesse

à une remise en cause assez profonde du modèle traditionnel due à une


désynchronisation de ces étapes. Sur ce plan, le cas français est assez typique.

Les enquêtes « jeunes » de l’lnsee de 1992 et 1997


En complément de l’enquête Emploi 1992, l’Insee a interrogé un échantillon
représentatif de 9 344 jeunes de 16  à 29  ans. Ces jeunes devaient remplir un
calendrier rétrospectif retraçant pour chaque année de 1979 à 1992, l’évolution
de leur itinéraire depuis l’âge de leurs 16 ans. Pour chaque année, la personne
interrogée devait indiquer son âge, et sa position dans chacun des domaines
suivants : la situation d’activité, le type de résidence (chez les parents, dans
un logement payé par ces derniers ou dans un logement payé par le jeune lui-
même), le département de résidence. Il devait en outre indiquer s’il avait connu
un des événements suivants : un déménagement, une mise en couple ou une
séparation, le mariage, la naissance d’un enfant. Cette enquête a été renouvelée
en 1997 et a fait porter l’interrogation sur un échantillon plus large de généra-
tions (20 770 individus nés entre 1952 et 1978). Les principaux résultats ont été
publiés dans Insee, 1995 et dans Insee 2000.

1
Études
Retard professionnel 1er emploi supérieures
Emploi stable garçons
Études supérieures
filles
0,5 Fin des études
BAC
filles
Inférieur au CAP filles Filles
BAC
Précocité garçons Retard
Axe 2

−1 −0,5 0 0,5 1er logement 1


indépendant
CAP filles
Garçons Mariage Couple
1er enfant
Départ de chez
–0,5 les parents
CAP garçons

Inférieur au CAP garçons Retard familial


–1
Axe 1
Source : Enquête complémentaire à l’enquête Emploi de 1992, Insee.

Lecture : L’analyse en composantes principales porte sur l’ensemble des âges de premier franchissement
des étapes d’entrée dans la vie adulte pour les jeunes Français nés entre 1963 et 1966. Le premier facteur
explique 43 % de la variance, le second facteur 24 %. Le premier facteur est un axe synthétique de précocité-
retard. Le second facteur oppose à degré donné de retard les seuils scolaires et professionnels aux seuils
familiaux. Les cercles blancs correspondent aux variables actives, les cercles noirs aux variables illustratives,
ici chacun des sexes et chaque niveau d’étude par sexe.
Figure 14. La désynchronisation des seuils professionnels et familiaux –
Générations 1963-1966

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De l’enfance à l’âge adulte 149

Une enquête réalisée par l’Institut National de la Statistique et des


Études Économiques (Insee) en 1992 auprès d’un échantillon représentatif
de jeunes Français (Galland, 1995) confirmait d’une part le retard pris par
chaque nouvelle génération pour franchir les principales étapes, d’autre
part la désynchronisation des seuils professionnels et familiaux. Ce résultat
montrait qu’en France, la troisième phase des modèles historiques d’entrée
dans la vie adulte décrite par Hugh Cunnigham (2000) (voir encadré), celle
qui prend corps durant la seconde guerre mondiale et qui se traduit par une
relative simultanéité dans le franchissement des principaux seuils, n’était
plus dominante dans les années 1990. Certes, le retard ou la précocité dans
le franchissement des étapes constituait un tout relativement cohérent
(exprimé par le premier facteur de l’analyse en composantes principales
[ACP] représenté sur la figure 14). Mais cette cohérence se manifestait plus
entre les seuils scolaires et professionnels d’une part, familiaux d’autre part
qu’entre ces deux séries de seuils (c’est ce que montre le second facteur de
la figure 14).

Les quatre phases historiques de la transition vers l’âge adulte


des jeunes Britanniques
Dans un article très éclairant, Hugh Cunningham (2000) décrit quatre phases,
sur une période de près de 250 ans, dans les rapports des jeunes Britanniques
avec leurs parents et l’évolution de l’âge auquel ils quittent le domicile familial.
Première phase, au XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, les jeunes quittent très tôt
leurs parents – l’âge normal pour le faire est d’environ 14 ans – pour se mettre au
service d’une famille, généralement comme domestiques pour les filles et comme
agriculteurs pour les garçons. Ils le font, tout simplement, parce qu’il n’y avait pas
de travail pour ceux qui restaient chez leurs parents. Une seconde période, qui
débute avec l’industrialisation, se caractérise par une cohabitation beaucoup plus
longue et une forte participation des enfants à l’économie familiale. Les enfants
sont animés par un sentiment très fort de leurs devoirs à l’égard de la famille.
Cette période atteint son point culminant au début du XXe siècle.
Une troisième phase commence à peu près durant la seconde guerre mondiale
et finit au milieu des années 1970. C’est le moment où la période de transition
se resserre sous l’effet d’un double mouvement : l’allongement de la scolarité et
l’abaissement de l’âge au mariage. Mais surtout, selon Cunningham, l’équilibre
des relations intergénérationnelles à l’intérieur des familles commence à se ren-
verser. Le sentiment du devoir des enfants à l’égard de leurs parents s’affaiblit
tandis que la discipline familiale se relâche et que les demandes des enfants
et des adolescents sont de plus en plus souvent prises en compte. Au début
des années 1980 enfin, une nouvelle phase apparaît : la tendance au rétrécisse-
ment de la transition vers l’âge adulte et à la concentration du franchissement
des étapes sur une durée assez courte s’inverse. Selon Cunningham cela est dû
notamment au fait que, face à des perspectives d’emploi moins favorables, les
jeunes poursuivent des études plus longues. Cela ne les empêche pas de quitter
leurs parents mais ce départ prend un sens tout à fait différent de celui qu’il
avait dans la première partie du XXe siècle : le fait de quitter les parents n’est plus
lié, dit Cunningham, au mariage ; on pourrait ajouter qu’il n’est plus lié, d’une

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150  Sociologie de la jeunesse

manière générale, au fait de s’installer dans les rôles adultes. Il faut donc dis-
tinguer entre le fait de « vivre loin de chez soi » (living away from home) et le fait de
« quitter ses parents » (leaving home). En conclusion, dans son interprétation de
l’histoire de la transition vers l’âge adulte, Cunningham retient comme facteur
fondamental la modification des rapports de pouvoir en sein de la famille.

Ainsi, l’entrée professionnelle dans la vie adulte et l’entrée familiale


semblent également être partiellement déconnectées. C’est une configu-
ration tout à fait nouvelle par rapport à ce qu’aurait été une simple prolon-
gation de l’adolescence, c’est-à-dire un report du franchissement des seuils
qui n’aurait pas affaibli la liaison entre eux. Cette déconnexion suggère
qu’une phase intermédiaire constituée de combinaisons variables de sta-
tuts relevant tantôt de rôles adolescents, tantôt de rôles adultes, se forme
entre l’enfance et la maturité. L’enquête de 1992 permettait ainsi d’évaluer
que la durée médiane entre la première de ces étapes – la fin de la scolarité
– et ce que l’on peut considérer comme la dernière, parce que parachevant
l’accès à la maturité – la naissance du premier enfant – était d’un peu plus
de huit ans pour les garçons et six ans pour les filles. On avait là une nou-
veauté indéniable par rapport au modèle de l’adolescence, même prolongée :
le report des étapes familiales qui donnait corps à cette nouvelle période de
la vie semblait en partie indépendant de la prolongation scolaire.
Des travaux plus récents (Sébille, 2009) montrent que c’est le modèle
typique de succession des évènements qui est en partie remis en cause.
Ce modèle voyait se succéder la fin des études, l’accès à l’emploi, le départ
de chez les parents, la formation d’une union et la naissance d’un premier
enfant. Les étapes scolaires et professionnelles étaient un préalable aux
étapes familiales. La prolongation des études et le retard d’accès à l’emploi
ont bouleversé cet ordonnancement et de plus en plus de jeunes décoha-
bitent et vivent en couple avant d’avoir fini leurs études et d’avoir accédé à
un premier emploi. Par ailleurs, la durée entre la formation d’un couple et
la naissance d’un premier enfant s’est accrue au fil des générations : infé-
rieure à un an dans les générations nées entre 1926 et 1929, cette durée
moyenne est comprise en 3,5 ans et 4 ans pour les générations nées à partir
des années 1960. Cette tendance au découplage des événements familiaux
dans la transition vers l’âge adulte, et notamment entre la mise en couple et
la naissance du premier enfant, est commune à la plupart des pays d’Europe
(Buchmann, Kriesi, 2011). Cependant, le point de départ de cette évolution
et sa vitesse de développement varient d’un groupe de pays européens à
l’autre : elle s’est initiée dans les pays scandinaves dans les années 1960,
suivis par les pays d’Europe de l’Ouest dans les années 1970, puis par les
pays d’Europe du Sud dans les années 1980 et enfin par les pays d’Europe
centrale et de l’Est dans les années 1990 (ibid.).
Un autre élément semblait aller dans le sens d’une remise en cause du
modèle classique de transition vers l’âge adulte. En effet, ce modèle clas-
sique est fondé sur une divergence des rôles sexués. La simultanéité dans

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De l’enfance à l’âge adulte 151

le franchissement des étapes permise aux garçons, c’est-à-dire leur entrée


rapide et complète dans les rôles adultes au sortir des études, était en partie
conditionnée par le renoncement des femmes à exercer un rôle profes-
sionnel. La complémentarité des rôles masculins et féminins – homme
apporteur de ressources, femme gestionnaire du foyer et de la famille –
facilitait cette entrée immédiate dans les rôles adultes au sortir d’une brève
phase de jeunesse.
Or, cette divergence des rôles sexués est remise en cause, au moins à
certains niveaux d’étude. Les données de l’enquête française de 1992 mon-
traient un spectaculaire rapprochement des formes d’entrée dans la vie
adulte des garçons et des filles ayant poursuivi des études supérieures. La
figure 14 montre que la divergence des modèles sexués est d’autant plus
accentuée que le niveau d’études est bas. Aux plus bas niveaux de diplômes,
le modèle féminin se caractérise par la précocité de l’engagement familial
et la brièveté de la transition entre les deux familles : la famille d’origine et
la famille de procréation. Chez les garçons de même niveau, au contraire,
le retard familial est particulièrement accentué. À ces niveaux scolaires, la
conjoncture défavorable du marché de l’emploi a probablement aggravé les
contrastes sexués : les filles sans diplômes renoncent d’autant plus facile-
ment à exercer un emploi et s’engagent très vite dans la vie familiale, tandis
que leurs homologues masculins doivent attendre, en prolongeant la coha-
bitation avec les parents, que la stabilisation de leur parcours professionnel
leur permette de s’établir de façon indépendante.
Mais ces contrastes entre les sexes apparaissent surtout comme une
survivance d’un modèle traditionnel en déclin réactivé par les difficultés
d’entrée dans la vie professionnelle des jeunes non diplômés. En effet, à
l’autre extrémité de l’échelle des diplômes la convergence entre modèles
sexués est nette : garçons et filles ayant poursuivi des études supérieures
participent, de façon semble-t-il très proche, au modèle de retard de l’entrée
dans la vie adulte. Les mêmes variables exploitées sur des générations plus
récentes (dans l’enquête similaire réalisée cinq ans plus tard), montre une
organisation assez proche des seuils professionnels et familiaux. Mais le
retard des jeunes filles ayant fait des études supérieures s’est accentué et
les situe dorénavant devant les garçons sur le score moyen de retard. Par
ailleurs, le seuil de départ de chez les parents semble se détacher progres-
sivement des autres seuils. L’enquête ERFI1 réalisée par l’Ined et l’Insee en
2005 confirme ce rapprochement des calendriers masculins et féminins :
« la hausse généralisée de l’accès aux études supérieures et le développe-
ment de stratégies d’entraides familiales ont été très certainement à l’ori-
gine de cette homogénéisation des parcours des hommes et des femmes »
(Sebille, 2009).

1. Enquête Étude des relations familiales et intergénérationnelles, réalisée par l’Ined et l’Insee
auprès d’un échantillon représentatif de 10 000 personnes en 2005.

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152  Sociologie de la jeunesse

Les travaux sur les calendriers d’entrée dans la vie adulte (Galland,
2000) montrent aussi que l’idée selon laquelle les jeunes repousseraient
délibérément le moment d’accéder à l’indépendance en prolongeant le plus
longtemps possible la vie commune avec les parents1, est une fiction pour ce
qui concerne au moins la situation française. De génération en génération,
la durée séparant la fin des études et l’accès à un premier logement ne s’est
pas accrue, mais s’est au contraire fortement réduite, probablement à cause
du fait qu’un nombre grandissant de jeunes poursuivant des études supé-
rieures accède à une première forme d’indépendance résidentielle avant de
terminer ses études (Sebille, 2009). Ces données montrent également la dis-
sociation grandissante entre l’étape résidentielle d’accès au statut adulte et
l’étape ultime constituée par la naissance du premier enfant. La durée entre
la fin des études et le premier logement s’est resserrée, alors que la transi-
tion entre la fin des études et la naissance du premier enfant s’est consi-
dérablement allongée (sauf pour les femmes peu ou non diplômées). Cet
étalement du calendrier de la première naissance au sortir des études est
particulièrement spectaculaire pour les femmes diplômées puisque, dans
leur cas, cette durée a presque doublé depuis les générations du milieu des
années 1950 (Galland, 2000).
Cette dissociation est symptomatique du fait qu’une nouvelle période
de la vie s’est ouverte entre l’indépendance résidentielle et l’accès définitif
au statut adulte symbolisé par la naissance d’un premier enfant. Durant
cette période, les jeunes adultes peuvent vivre seuls ou en couple, mais ils
repoussent le moment d’accéder à des responsabilités familiales qui ont un
caractère irréversible.
Ces comportements expliquent la croissance de la vie solitaire parmi
les jeunes ménages et la régression assez spectaculaire de la vie en couple
avec enfants (Arbonville, Bonvalet, 2006). Parmi les jeunes de 19 à 24 ans,
5 % environ vivaient seuls en 1968, c’est le cas en 2008 de 15 % des garçons
et de 17 % des filles. Dans le même temps, la proportion de jeunes de cet
âge vivant en couple avec enfant(s) est passée de 22 % à 6 % pour les filles
(de 8 % à 2 % pour les garçons). L’analyse de Nicolas Robette (2010) sur les
trajectoires des jeunes adultes montre la croissance de la trajectoire des
« cohabitants tardifs », c’est-à-dire de jeunes qui vivent seuls durant une
grande partie de leur jeunesse avant de se mettre en couple, mais sans avoir
d’enfant avant 35 ans (voir encadré ci-contre).
Dans l’esprit des jeunes, la décision d’avoir un enfant est d’abord liée à la
stabilité affective du couple. Les conditions matérielles sont jugées impor-
tantes mais elles sont rarement évoquées spontanément. Cela tient au fait
qu’à l’âge auquel est généralement envisagée la venue d’un premier enfant,

1. En France, un film, Tanguy, a popularisé cette idée. Il met en scène un jeune adulte que
ses parents cherchent désespérément, mais sans succès, à faire partir de leur domicile. En
fait, il faut lire le film non comme l’expression de la réalité, mais comme l’expression d’une
norme qui stigmatise, en s’en moquant, cette cohabitation prolongée.

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De l’enfance à l’âge adulte 153

ces conditions matérielles, au moins la stabilité professionnelle, sont réu-


nies. Les personnes interrogées par Arnaud Régnier-Loilier (2007) dans son
travail sur le désir d’enfant et la constitution de la descendance, font état
de la nécessité d’une phase de vie commune sans enfant pour s’assurer de
cette stabilité affective. Ces entretiens montrent aussi qu’il paraît légitime à
beaucoup de jeunes de « profiter de la vie » à deux avant d’envisager d’avoir
un enfant et d’accéder ainsi à de nouvelles responsabilités. Cette volonté
de « profiter de la vie » a une double composante. D’une part, ceux qui ont
fait des études suffisamment longues veulent pouvoir les rentabiliser avant
d’être soumis à des contraintes familiales qui peuvent entraver ou retarder
les projets professionnels. C’est le cas notamment des jeunes femmes ayant
poursuivi des études supérieures. D’autre part, lorsqu’ils en ont les moyens,
beaucoup de jeunes veulent profiter d’une période d’insouciance, « se faire
des plaisirs », satisfaire un certain nombre d’envies personnelles, avant
d’entrer dans une nouvelle phase de la vie avec la parentalité.

Une typologie des formes de transition vers l’âge adulte


Nicolas Robette (2010) a construit une typologie des transitions vers l’âge
adulte, grâce des techniques d’appariement optimal (Optimal Matching Analysis)
à partir des données de l’enquête Familles et Employeurs réalisées par l’INED
et l’INSEE en 2004-2005. L’analyse aboutit aux huit types présentés dans le
tableau ci-dessous en distinguant les deux sexes et trois cohortes de naissance.
L’analyse porte sur les trajectoires résidentielles, conjugales, parentales et pro-
fessionnelles de 5 177 individus âgés de 18 à 35 ans.
Distribution des types par sexe et par cohorte

Femmes Hommes
1954- 1958- 1962- 1966- 1954- 1958- 1962- 1966-
1957 1961 1965 1969 1957 1961 1965 1969
Mariés avec un enfant 27,0 26,1 25,2 24,8 38,8 33,8 34,5 32,6
Cohabitants tardifs sans
11,1 14,3 14,7 18,6 15,2 19,6 23,5 26,1
enfants
Mariés avec plusieurs
19,1 14,2 14,0 7,5 23,6 15,2 10,4 10,8
enfants
En couple non marié
7,1 9,3 15,8 18,3 6,1 10,7 13,1 14,6
avec enfants
Vie prolongée
4,6 6,1 5,5 6,2 12,1 15,0 11,5 7,9
avec les parents
Parents inactifs 16,4 15,5 8,9 7,5 0,4 0,4 0,0 0,0
Familles monoparentales 3,0 4,7 7,2 7,3 3,5 5,2 6,3 7,7
Parents inactifs
après avoir occupé 11,7 9,8 8,6 9,8 0,2 0,0 0,7 0,2
un emploi
TOTAL 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0

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154  Sociologie de la jeunesse

Le type le plus important, « mariés avec un enfant », regroupe 30 % des indi-


vidus. Il est composé de personnes ayant un emploi à plein temps, mariées et
ayant un enfant à la fin de la période étudiée, c’est-à-dire à 35  ans. Le type
« mariés avec plusieurs enfants » (14 %) est assez proche du précédent mais les
personnes qui le composent ont un premier enfant quelques années plus tôt
que le groupe précédent, puis ensuite d’autres enfants. 12 % des individus sont
en « couple non marié avec enfants » ; ils ont également un emploi à plein temps.
Les « cohabitants tardifs sans enfants » (18 %) vivent seuls durant une grande
partie de leur trajectoire de jeune adulte qu’ils closent par une cohabitation
sans mariage ni enfants. 9 % de l’échantillon connaît une « vie prolongée avec
les parents », sans vie en couple ni enfants. 6 % vivent seuls avec un ou plusieurs
enfants (« familles monoparentales »). Enfin deux derniers groupes sont com-
posées de personnes inactives, soit sur la plus grande partie de leur trajectoire
(« parents inactifs » 6 %), soit en étant devenues inactives après avoir occupée un
emploi (5 %). Les membres de ces deux groupes sont mariés et ont des enfants.
Un des enseignements des évolutions générationnelles est la croissance du pour-
centage de jeunes adultes relevant de la trajectoire « cohabitants tardifs sans
enfants », c’est-à-dire de personnes qui repoussent le moment de former une
union et d’avoir un enfant.

Ce report de la naissance du premier enfant est une tendance com-


mune à toute l’Europe (cf. figure 15). La divergence des âges à la première
naissance s’est fortement réduite depuis les années 1960, et tous les pays
– qu’ils soient nordiques, méditerranéens ou continentaux – convergent
vers un âge moyen des femmes à la première naissance maintenant proche
de 30 ans. Tous les jeunes Européens expérimentent donc aujourd’hui une
phase de la vie intermédiaire entre la dépendance à l’égard des parents et le
plein accès au statut adulte. Cette phase prend évidemment, comme on l’a
vu, des formes très différentes du sud ou nord de l’Europe. Au sud, elle se
vit essentiellement à l’intérieur de la famille tandis qu’au nord elle est très
vite associée à l’indépendance résidentielle. Mais ces différences de mode
de résidence ne doivent pas masquer le point commun fondamental : tous
ces jeunes construisent progressivement, au gré d’expériences diverses, leur
statut et leur rôle d’adulte. Certains le font sous protection de la famille,
d’autres sous la protection de l’État, mais le principe fonctionnel n’est pas
fondamentalement différent. Le stade ultime est la naissance du premier
enfant qui, maintenant nettement dissociée des autres étapes dans le calen-
drier de transition, prend un relief nouveau et peut être considérée comme
le seuil qui parachève l’accès au statut adulte.

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De l’enfance à l’âge adulte 155

âge
32 Italie
31
Espagne
30
29 Irlande
28 Allemagne
27 (sans RDA)
26 Suède
25 Danemark
24 Royaume-Uni
23
France
22
1960
1962
1964
1966
1968
1970
1972
1974
1976
1978
1980
1982
1984
1986
1988
1990
1992
1994
1996
1998
2000
2002
2004
2006
2008
2010
2012
2014
2016
2018
Source : Eurostat.
Figure 15. Âge moyen des femmes à la première naissance
dans quelques pays européens

La jeunesse : une phase de la vie précaire ?


Obtenir un emploi stable représente évidemment une étape cruciale dans
la transition vers l’âge adulte, encore que cette condition ne soit pas suffi-
sante pour assurer l’indépendance économique. Il faut aussi que cet emploi
garantisse des revenus qui permettent d’atteindre un niveau de vie décent
et de subvenir aux besoins essentiels. Lorsque ce n’est pas le cas, des trans-
ferts sociaux peuvent compléter ce que les jeunes tirent des revenus de leur
travail ou s’y substituer partiellement lorsqu’ils en sont dépourvus.
Cependant, depuis une trentaine d’années la situation des jeunes
Européens sur le marché du travail s’est dégradée. Les situations nationales
sont très diverses, on le verra, mais l’entrée des jeunes dans la vie active
est devenue un processus beaucoup plus aléatoire qu’il ne l’a été durant les
trente années qui ont suivi la seconde guerre mondiale. À partir du milieu
des années 1970, les jeunes ont commencé de connaître des taux de chô-
mage élevés, en tout cas plus élevés que ceux des adultes, et ont débuté
plus fréquemment leur vie professionnelle par des emplois temporaires.
Cette évolution est liée à des facteurs macro-économiques – les entreprises
cherchant à faire face aux incertitudes et aux fluctuations cycliques d’une
économie de plus en plus globale – et à des transformations du marché du
travail où une période probatoire pour évaluer les capacités semble se géné-
raliser à l’embauche des nouveaux entrants.
Ces transformations ont évidemment un impact fort sur l’ensemble du
processus d’entrée dans la vie adulte. Il faut peut-être cependant se garder
de les considérer seulement comme des facteurs purement exogènes et
contraignants. L’individualisation croissante des parcours est probablement

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156  Sociologie de la jeunesse

une tendance générale qui concerne l’évolution des transitions vers le statut
adulte. Les jeunes eux-mêmes ont besoin aujourd’hui d’expérimenter plu-
sieurs types d’emploi afin de parvenir à une bonne adéquation entre leurs
aspirations et leur statut.
Jusqu’au milieu des 1970, les jeunes comme les adultes connaissaient des
taux de chômage inférieurs à 5 %. La crise pétrolière et la récession qui suivit
furent le point de départ d’une montée continue du chômage jusqu’à la fin
des années 1980, le taux atteignant alors 10 % pour l’ensemble de la popula-
tion de l’Europe des 15 et 20 % pour les jeunes de moins de 25 ans (figure 16).
Par la suite, le taux de chômage connut des variations en fonction de la fluc-
tuation de l’activité économique, mais resta à des niveaux élevés.

% %
25 10

8
20
6

4 TC 20-24 ans
15
TC 25-29 ans
2
TC Ensemble
10
0 PIB UE27

–2
5
–4

0 –6
3
5
7
9
1
3
5
7
9
1
3
5
7
9
1
3
5

1
7
9
1
3
5
7
9

3
5
7
9
201
196
196
196
196
197
197
197
197
197
198
198
198
198
198
199
199
199
199
199
200
200
200
200
200
201

201
201
201

Source : Eurostat et OCDE.

Lecture : L’échelle de gauche concerne les taux de chômage (%), l’échelle de droite concerne le taux de
croissance du produit intérieur brut de l’UE 27 (en volume, taux de croissance annuel en %).
Figure 16. Évolution du taux de chômage selon l’âge depuis la fin
des années 1960 (Union européenne des 15)

La crise financière de 2008, qui s’est traduite par une contraction de


4 % du PIB de l’Europe des 27 en 2009, a eu des conséquences très rapides
et très fortes sur la montée du taux de chômage des jeunes : celui-ci atteint
18 % en 2009 et dépasse 22 % en 2013. La décrue s’est néanmoins amorcée
en 2014 et s’est confirmée par la suite. Le taux de chômage des jeunes de
20 à 24 ans dans l’Union européenne des 15 s’établit ainsi à 13,8 % en 2019.
Par ailleurs, durant toute cette période l’écart entre le taux de chô-
mage des jeunes et celui des adultes s’est progressivement accru et
demeure, depuis le milieu des années 1980, dans un rapport stable de 1 à
2 ou 2,5. Enfin, on constate que le chômage des jeunes varie plus forte-
ment, que ce soit pour croître ou décroître, en fonction des fluctuations

P001-288-9782200621070.indd 156 02/08/2022 15:58


De l’enfance à l’âge adulte 157

de l’activité économique que celui des adultes : c’est bien ce qui s’est
passé avec la crise de 2008. La main-d’œuvre juvénile constitue donc à
l’évidence aujourd’hui plus qu’hier une variable d’ajustement de l’éco-
nomie. Si le marché du travail est segmenté, comme le disent les écono-
mistes, et sépare les insiders, déjà présents dans le système d’emploi et
relativement protégés et les outsiders qui frappent à sa porte, les jeunes
font indéniablement partie de la deuxième catégorie et l’aggravation de
leur situation est probablement due en partie à l’accentuation de cette
segmentation.
Cependant, la situation des jeunes relativement à celle des adultes
et globalement sur le marché du travail est très variable selon les situa-
tions nationales (figure 17). Certains pays, le Danemark, l’Allemagne,
le Royaume-Uni, les Pays-Bas, ont réussi à faire décroître le chômage des
jeunes et à le ramener parfois à des niveaux proches de celui des adultes.
Bien sûr, la crise de 2008-2009 a contribué, dans ces pays comme les
autres, à faire remonter le chômage des jeunes qui sur-réagit à la conjonc-
ture. Mais, dès que les effets de la crise commencent à s’estomper, le
chômage des jeunes y baisse à nouveau et se rapproche du niveau des
adultes. D’autres pays au contraire, la France et l’Italie par exemple,
conservent depuis 20  ans des taux très élevés de chômage juvénile et
un écart presque constant avec le taux de chômage des adultes. Nous
examinerons dans la section suivante quelques interprétations de ces
différences nationales.
Le chômage n’est cependant qu’une des dimensions des difficultés
que peuvent rencontrer les jeunes dans la transition vers l’emploi. Le
fait d’occuper un emploi temporaire en constitue évidemment un autre
aspect important. L’allongement et la complexification de ces transitions
conduisent d’ailleurs de plus en plus les chercheurs et les administrations
nationales ou européennes chargées des questions de l’emploi, à recourir à
des données longitudinales. De simples données transversales sont en effet
insuffisantes pour analyser la question centrale de la transition : les épi-
sodes flexibles ou le chômage que connaissent les jeunes en début de vie
active constituent-ils un tremplin ou une passerelle inévitable mais tem-
poraire vers la stabilisation ou au contraire une trappe vers l’exclusion et la
pauvreté ? C’est ainsi que la Commission européenne a lancé une enquête
longitudinale, le panel européen des ménages (1994-2001), seule source
actuellement disponible qui permette d’analyser au niveau européen la
dynamique du marché du travail. Un rapport sur l’emploi de la Direction
Emploi et affaires sociales de la Commission européenne (European
Commission, 2004) et notamment son chapitre 41, fondé sur l’exploitation
de ce panel, apporte à ce sujet des informations très précieuses.

1. Intitulé Labour market transitions and advancement : temporary employement and low-pay
in Europe, et dû à Stefano Gagliarducci, European University Institute, Florence.

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158  Sociologie de la jeunesse

Deux pays ayant réduit le chômage des jeunes et l’écart entre jeunes et adultes

20
Allemagne
18

16

14

12

10

4
15 à 24 ans
2
25 à 64 ans
0

2016
2017
2018
2019
2020
2005

2009
2010
2011
2012
2013
2014
2015
1991

1995
1996

2002
2003
2004
2006
2007
2008
1983
1984
1985
1986
1987
1988
1989
1990
1992
1993
1994

1997
1998
1999
2000
2001

20
Danemark
18

16
15 à 24 ans
14
25 à 64 ans
12

10

0
1983
1984
1985
1986
1987
1988
1989
1990
1991
1992
1993
1994
1995
1996
1997
1998
1999
2000
2001
2002
2003
2004
2005
2006
2007
2008
2009
2010
2011
2012
2013
2014
2015
2016
2017
2018
2019
2020

Source : Eurostat, enquêtes sur les forces de travail.

Figure 17. Taux de chômage des jeunes et des adultes


dans quatre pays d’Europe

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De l’enfance à l’âge adulte 159

Les emplois temporaires en Europe : définition et législation


Comme le rappelle très justement Jean-Claude Barbier (2005) la notion de
« précarité » si couramment utilisée en France n’a pas de sens dans de nombreux
pays européens. En effet, les traditions juridiques en matière de contrat de tra-
vail varient beaucoup d’un pays à l’autre. La notion de « contrat à durée indéter-
minée » et son antonyme de « contrat précaire » ne sont véritablement présents
que dans les pays latins. Au Royaume-Uni, tous les contrats de travail sont
considérés comme équivalents (à part le casual work qui ne repose sur aucun
contrat) et ne se distinguent pas selon leur caractère plus ou moins temporaire.
Au Danemark, la législation d’embauche et de licenciement est extrêmement
flexible, mais une protection sociale très généreuse garantit le plus souvent une
continuité des revenus.
Dans le panel européen des ménages, la notion d’emploi temporaire repose sur une
auto-déclaration. Elle concerne les salariés ayant déclaré travailler avec un contrat
de court terme ou à durée limitée, ou dans un casual work (pas de contrat). Cette
définition a évidemment des limites dans des pays (Royaume-Uni, Danemark) où
précisément le contrat de travail n’est pas défini par sa durée. Il n’est donc pas
étonnant que dans ces pays, le taux d’emploi temporaire soit faible. Cela ne les
empêche pas d’être des pays où la mobilité de l’emploi est très forte (voir infra).
D’autre part, la législation de l’emploi y étant souple, il n’y a pas de contrats parti-
culiers concernant les jeunes. Dans les pays latins, au contraire, des contrats spéci-
fiques à durée limitée concernent une proportion importante de jeunes.

Le rapport confirme tout d’abord la croissance de l’emploi temporaire


(voir encadré pour la définition de l’emploi temporaire) parmi l’ensemble
des situations occupées par les Européens (de l’UE 15) (emploi permanent,
emploi temporaire, emploi indépendant, sans emploi, en formation), même
si cette part reste limitée (6,9 % de l’ensemble des situations en 2001, 13 %
des personnes occupant un emploi). Cette croissance a été deux fois plus
rapide que celle de l’emploi permanent et la part de l’emploi temporaire dans
l’ensemble des situations d’emploi s’est donc accrue. Les résultats montrent
aussi que les pays ayant le taux d’emploi le plus élevé sont aussi ceux qui ont
les taux les plus bas de contrats temporaires tout en présentant un fort taux
de mobilité (Danemark, Luxembourg, Pays-Bas, Royaume-Uni), alors que
le contraire est vrai pour les pays dont les taux d’emploi sont les plus bas
(Espagne, Grèce, Italie et Portugal).
Quelle est la place des jeunes ? Sans surprise, ils sont plus concernés que
toute autre classe d’âge par les emplois temporaires : 10 % des 16-24 ans et
33 % de ceux d’entre eux qui occupent un emploi ont un emploi de ce type.
Ils sont aussi surreprésentés dans les emplois sous-payés. Lorsqu’on étudie
les transitions d’un statut à l’autre, le fait d’être jeune diminue la probabi-
lité de conserver un emploi permanent1, mais augmente également celle
de passer d’un emploi temporaire à un emploi permanent et d’améliorer sa

1. L’auteur du rapport interprète ce résultat ainsi : « cela est probablement dû au fait que les
jeunes travailleurs ont besoin de tenter plus d’expériences avant de trouver l’emploi qui leur
convient (the right job for them) ».

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160  Sociologie de la jeunesse

Deux pays aux taux de chômage des jeunes stables et élevés

45
France
40
15 à 24 ans
35
25 à 64 ans
30

25

20

15

10

0
83
85
87
89
91
93
95
97

07
09
11
99

13
15
17
19
01
03
05
19
19
19
19

19
19

19
19

20
20
19

20

20
20
20
20
20

20

20
45
Italie
40
35
30
25
15 à 24 ans
20
25 à 64 ans
15
10
5
0
83 985 987 989 991 993 995 997 999 001 003 005 007 009 011 013 015 017 019
19 1 1 1 1 1 1 1 1 2 2 2 2 2 2 2 2 2 2
Source : Eurostat, enquêtes sur les forces de travail.

Figure 17 (suite). Taux de chômage des jeunes et des adultes


dans quatre pays d’Europe

situation financière : plus on est jeune, plus cette probabilité est élevée. En
résumé, les jeunes sont donc dans une position inférieure sur le marché du
travail mais bénéficient d’une probabilité plus élevée que d’autres classes d’âge
d’y connaître une amélioration de leur situation, en termes de stabilité et de
revenus. L’auteur du rapport conclut que dans la plupart des cas, cette position
plus faible des jeunes est due au fait qu’ils commencent leur vie professionnelle.

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De l’enfance à l’âge adulte 161

Cependant, la situation relative des jeunes est très variable d’un pays à
l’autre. Dans certains pays, plutôt les pays latins, la flexibilité se concentre
sur eux, tandis que dans d’autres pays (le Royaume-Uni, le Danemark, les
Pays-Bas), elle est davantage répartie sur l’ensemble de la population et
touche sans doute moins spécifiquement les jeunes. En Grande-Bretagne, par
exemple, d’après les données du British Household panel survey traitées par
Marco Francesconi et Katrin Golsch (2005), environ les deux tiers des jeunes
Britanniques sortant de l’école commençaient leur vie professionnelle par un
emploi permanent dans les années 1990. En France, une majorité de jeunes
ont aujourd’hui un premier emploi sous statut précaire (tableau 7).
En France, la proportion de jeunes occupant un emploi instable au sortir
des études a fortement augmenté depuis 30 ans. Parmi les personnes ayant
terminé leurs études depuis moins de 5 ans, elle a presque doublé. Cette
progression de l’instabilité professionnelle s’est entièrement concentrée sur
les salariés entrés récemment sur le marché du travail : en 2018 la propor-
tion d’entre eux occupant un emploi de ce type était presque 3  fois plus
élevée que chez les actifs plus anciens (figure 18).

35

30

25

20
moins de 5 ans
15 5 ans et plus
10

0
1985 1995 2000 2005 2010 2015 2018
Source : INSEE, enquêtes Emploi.

Figure 18. Actifs français occupant un emploi instable (CDD, intérim,


contrats aidés) en fonction de la durée écoulée depuis la fin des études

C’est ce que montre une étude sur l’insécurité de l’emploi, mesurée par
le taux de transition annuel des hommes de l’emploi vers le non-emploi. Ce
taux a considérablement augmenté depuis une trentaine d’années, et cette
croissance a porté presque exclusivement sur les salariés de faible ancienneté
et sur les salariés de plus de 55 ans (Behaghel, 2003). Dans un commentaire
de cet article (paru dans le même numéro), Fabien Postel-Vinay montre que
la probabilité de perte d’emploi des salariés pourvus d’un contrat à durée
indéterminée ne s’est pas accrue depuis une vingtaine d’années, alors que
cela a été le cas pour les salariés de faible ancienneté. Il en conclut que c’est

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162  Sociologie de la jeunesse

« le  développement de contrats spécifiques (CDD, intérim, stages, temps


partiel) [qui] explique la quasi-totalité de l’accroissement du risque observé
de perte d’emploi pour les salariés de faible ancienneté ». L’introduction et
l’essor de ces contrats temporaires ont eu pour effet quasi mécanique de
concentrer la « précarité » sur les jeunes, puisque, par définition, ces contrats
concernent essentiellement des nouveaux entrants sur le marché du travail.
Dans des pays où ces contrats sont moins répandus, il est probable que
les jeunes sont moins directement et moins massivement touchés par cette
précarité institutionnelle et qu’ils en sortent plus facilement. Au Danemark
et au Royaume-Uni par exemple, les probabilités de passage de l’emploi
temporaire à l’emploi permanent sont nettement plus élevées qu’en France
(European Commission, 2004). Toutefois, le Danemark et le Royaume-Uni
diffèrent sur d’autres points : la mobilité salariale ascendante est élevée
dans le premier cas, faible dans le second. On voit bien qu’on a affaire à
deux régimes de relations d’emploi bien différents.
En résumé, l’insécurité de l’emploi a sans aucun doute augmenté ces der-
nières années en Europe et cette croissance a touché plus fortement les entrants
sur le marché du travail et donc plus les jeunes que les adultes. Cependant,
la concentration de la flexibilité sur les jeunes paraît varier assez fortement
en fonction du degré « d’ouverture » des relations d’emploi (Sorensen, 1983 ;
Blossfeld, 2005). Dans les systèmes de relations d’emploi ouverts, caractérisant
par exemple la Grande-Bretagne et l’Irlande, les facteurs protecteurs comme
les syndicats, la législation relative à la sécurité de l’emploi, sont faibles et
les mécanismes du marché sont centraux. À l’extrême opposé de ce pôle, on
trouve des marchés segmentés entre insiders et outsiders comme en Italie
ou en Espagne. Les pays du Nord présentent un cas particulier en associant
une grande souplesse du marché du travail à un haut niveau de protection
et d’indemnisation en cas de chômage (Chambaz, 2000), associé à des poli-
tiques actives et personnalisées d’aide au retour à l’emploi.
Ces modèles de relations d’emploi sont évidemment à mettre en rela-
tion avec les régimes d’État-providence : le régime libéral anglo-saxon, le
régime social-démocrate nordique, le régime conservateur de l’Allemagne
et des Pays-Bas, le régime familialiste des pays méditerranéens (Blossfeld,
2005). Les jeunes paraissent moins touchés par le chômage et la précarité
dans les pays à systèmes de relations d’emploi ouverts, mais leurs condi-
tions de vie varient considérablement également en fonction de ces régimes
d’État-providence. Dans les systèmes libéraux et familialistes, les difficultés
matérielles semblent les toucher plus fortement, surtout lorsque la conjonc-
ture économique se dégrade (cf. figure 19). Ces difficultés matérielles ren-
contrées par les jeunes ont ainsi explosé en Grèce à partir de 2010, ont
fortement crû en Italie, mais également au Royaume-Uni. Par contraste,
elles sont restées modérées dans les pays scandinaves, aux Pays-Bas, en
Allemagne et même en France.

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De l’enfance à l’âge adulte 163

Mais paradoxalement, l’inégalité de revenus entre classes d’âge mesurée


de façon rudimentaire par le rapport du revenu médian des 18-24  ans au
revenu médian des 25-54  ans est plus élevée dans les pays nordiques et
en Angleterre, qu’en France, en Allemagne ou dans l’Europe méridionale
(figure 20). Dans les pays du Nord, le revenu médian des jeunes représente
70 à 80 % de celui des adultes, alors que dans les autres pays, il n’est pas éloigné
de 90 % (source Eurostat, année 2019, calcul de l’auteur). Ceci s’explique pro-
bablement par le fait que les jeunes Scandinaves, animés d’une forte volonté
d’indépendance, commencent à travailler plus tôt pour de petits salaires,
même lorsqu’ils sont étudiants, alors que la culture des petits « jobs » est
moins répandue en Europe continentale et méridionale. Mais il est aussi
probable que les carrières progressent plus fortement avec l’âge dans les pays
riches (c’est frappant en Norvège) que dans les pays aux revenus moins élevés
comme la Grèce ou le Portugal. Par ailleurs, la figure 20 illustre le fait que
l’inégalité de revenu entre jeunes de différents pays européens est beaucoup
plus élevée que l’inégalité intergénérationnelle dans chacun d’entre eux. Cet
exemple montre en tout cas les difficultés de mesure et de comparaison en
matière de revenus des jeunes. Ces revenus dépendent d’un ensemble de
paramètres complexes tenant aux modalités et aux rythmes de l’entrée dans
la vie active, sans parler des aides familiales qui ne sont pas prises en compte
ici. Pour comparer véritablement les situations, il faudrait tenir compte, non
pas de l’âge biologique, mais de l’âge d’entrée sur le marché du travail.

35
Grèce
Italie
30 Union européenne (27 pays)
Royaume-Uni
25 France
Finlande
20 Pays-Bas
Suède
Allemagne
15

10

0
04

05

06

07

08

09

10

11

12

13

14

15

16

17

18

19

20
20

20

20

20

20

20

20

20

20

20

20

20

20

20

20

20

20

Source : Eurostat, EU-SILC.

Lecture : La privation matérielle sévère est définie comme l’incapacité financière d’accéder à au moins quatre
des biens suivants : payer son loyer, maintenir son logement suffisamment chaud, faire face à des dépenses
imprévues, manger de la viande régulièrement, partir en vacances, avoir la télévision, avoir une machine à
laver, avoir une voiture, avoir un téléphone.
Figure 19. Privation matérielle sévère chez les jeunes de 15 à 29 ans ( %)

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164  Sociologie de la jeunesse

30 000 100
90
25 000
80
70
20 000
60
15 000 50 18-24 ans
40 25-54 ans
10 000
30 rapport J/A
(%)
20
5 000
10
0 0
e
Es al

e
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a
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a
I

ys

o
Po

Source : Eurostat.

Lecture : La courbe donne le rapport du revenu des jeunes sur celui des adultes (en %) et renvoie à l’échelle
de droite
Figure 20. Revenu médian des 18-24 ans et des 25-54 ans en 2019
(2018 pour le Royaume-Uni) (en standard de pouvoir d’achat)

La mondialisation et les « deux jeunesses »


L’une des explications centrales de ces transformations touchant les moda-
lités et le rythme de la transition des jeunes vers l’emploi est très probable-
ment à rechercher dans les effets de la mondialisation ou, comme disent les
Anglo-Saxons, de la globalisation de l’économie, sur le marché du travail.
Hans-Peter Blossfeld (2005) a proposé une synthèse à la fois théorique et
empirique de ces effets possibles de la mondialisation sur les itinéraires des
jeunes. L’argument général est que la mondialisation intensifie la concur-
rence, rendant le capital et le travail de plus en plus mobiles, et contraignant
les entreprises et les économies nationales à s’ajuster constamment à des
conditions changeantes. L’intensification de la concurrence pousse les entre-
prises à innover et à créer plus souvent de nouveaux produits ce qui accroît en
retour l’instabilité des marchés. L’incertitude croissante des prévisions éco-
nomiques devient ainsi un des traits marquants des économies développées.
Cette plus grande mobilité et cette plus grande incertitude des antici-
pations économiques ont évidemment des conséquences sur les politiques
d’emploi des entreprises et les jeunes entrant sur le marché du travail, qui
ne sont protégés ni par l’ancienneté, ni par l’expérience et n’ont pas de liens
forts avec les organisations et l’environnement productifs, sont les plus
exposés à une flexibilité croissante de leurs conditions d’emploi. Mais bien
sûr, comme nous l’avons vu précédemment, ces effets de la mondialisation

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De l’enfance à l’âge adulte 165

sur l’emploi des jeunes sont « filtrés » par des dispositifs institutionnels qui
varient fortement d’un contexte national à l’autre.
Blossfeld distingue deux systèmes archétypaux des relations d’emploi
– les systèmes ouverts et les systèmes fermés (cf. supra) – et fait les hypo-
thèses suivantes à propos de leurs conséquences sur la transition des jeunes
vers l’emploi. Les systèmes ouverts se caractériseraient par :
1) une sécurité économique relativement basse pour la plupart des
emplois ;
2) un environnement qui étend la flexibilité du marché du travail à la
plupart des groupes sociaux ;
3) l’importance du capital humain ;
4) une entrée relativement aisée sur le marché du travail ;
5) la prédominance d’un chômage de courte durée ;
6) un relativement haut degré de mobilité de l’emploi.
Quant aux systèmes d’emploi fermés, ils se caractériseraient selon
Blossfeld par les traits suivants :
1) des formes d’emploi précaires hautement concentrées sur cer-
tains groupes cherchant à accéder au marché du travail (jeunes, femmes,
chômeurs) ;
2) une importance moindre accordée aux ressources individuelles en
capital humain ;
3) une entrée difficile sur le marché du travail, notamment en période
de haut niveau général de chômage ;
4) un chômage de plus longue durée ;
5) un taux de mobilité de l’emploi relativement bas.
Ces hypothèses de Blossfeld paraissent assez bien concorder avec les
données qui ont été présentées dans la section précédente. Mais, comme
le dit Blossfeld lui-même, la question de l’impact à long terme de ces deux
systèmes, celui qui concentre la flexibilité sur certains groupes sociaux,
dont les jeunes, et celui qui fait plutôt de la flexibilité un principe général
d’orientation des relations d’emploi, reste ouverte. D’un certain point de
vue, les systèmes fermés sont clairement défavorables aux jeunes, mais d’un
autre point de vue, si l’on se place dans une perspective de cycle de vie, ils
offrent à la plupart des jeunes, après une phase de transition flexible, la
possibilité d’en sortir par le haut et d’accéder à un emploi stable. En France,
par exemple, à 30 ans, 70 % des actifs occupent de tels types d’emploi, alors
que la précarité en début de vie active est très élevée.
On peut d’ailleurs avancer l’hypothèse qu’il existe en France une sorte
de contrat intergénérationnel implicite qui contribue au maintien du clivage
sur le marché du travail entre emplois temporaires et emplois stables et à la
concentration des premiers sur les jeunes. Ce compromis repose sur l’accep-
tation par les différentes générations de ce partage inégal de la flexibilité.
Les adultes y ont clairement intérêt puisqu’ils bénéficient d’une protection
élevée de l’emploi. Les jeunes l’acceptent car, en contrepartie, ils sont en

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166  Sociologie de la jeunesse

France très fortement aidés par leurs parents durant les années de transi-
tion vers le statut adulte et qu’ils espèrent, à terme, bénéficier à leur tour
d’un statut protecteur. Par ailleurs, le rapprochement des valeurs entre les
générations (voir chapitre 7) rend relativement aisée une prolongation de
rapports de proximité (par forcément sous la forme d’une cohabitation phy-
sique) avec les parents (Galland, 2015).
Mais tous les jeunes bénéficient-ils, à terme, de cette amélioration de
leur situation ? Ce point est décisif et la réponse de Blossfeld est que, dans
une société globalisée fondée sur la connaissance, l’éducation et l’expé-
rience professionnelle deviennent les composantes les plus importantes
du capital humain. Aussi, les jeunes qui ont un faible niveau d’éducation
et d’expérience professionnelle seront les plus touchés par les effets de
la globalisation : ils auront une probabilité élevée de connaître des situa-
tions d’emploi précaires. Les jeunes avec un niveau plus élevé d’éducation
connaîtront aussi des formes d’emploi instables, mais la différence est que
pour eux, elles serviront de passerelle vers l’emploi stable, tandis que pour
les jeunes non qualifiés, elles deviennent une trappe qui les enferme dans la
pauvreté et la précarité.
Ces tendances contribuent donc à accroître les inégalités entre jeunes,
en fonction du niveau d’études. Un processus de polarisation sociale de la
jeunesse semble se développer, rejetant aux franges du système d’emploi
les jeunes les moins qualifiés. On peut penser que ces tendances sont plus
accentuées dans les pays à systèmes d’emploi fermés, où la précarité se
concentre plus systématiquement sur les entrants sur le marché du travail
et où les non ou faiblement diplômés sont les plus affectés par ces diffi-
cultés d’accès à l’emploi stable. En France, les études du CEREQ montrent
ainsi un profond clivage de la situation des jeunes à l’égard de l’emploi en
fonction du niveau d’études, clivage qui s’est très fortement accentué de la
génération sortie du système éducatif en 2004 à la génération sortie en 2010
et qui se maintient dans la génération suivante (sortants 2013) à un niveau
élevé (tableau 7).

Tableau 7. Situation des générations 2004, 2010 et 2013 des sortants


du système éducatif, trois ans après la fin de leurs études (en %)

Emploi à durée Éloignés de l’emploi


Taux de chômage1
indéterminée1 (< 10 % du temps)2
G2004 G2010 G2013 G2004 G2010 G2013 G2004 G2010 G2013
Non diplômés 32 48 49 48 40 34 22 36 39
Diplômés 6 9 10 82 80 79 2 2 3
supérieur long

Source : CEREQ.
1. Trois ans après la fin des études, soit en 2007 pour la G2004, 2013 pour la G2010 et 2017 pour la G2013.
2. Ont été en emploi moins de 10 % du temps durant les trois ans ayant suivi la fin des études.

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De l’enfance à l’âge adulte 167

Le risque est grand, pour ces jeunes non qualifiés, de connaître pendant
de longues années une participation intermittente au marché du travail et
des situations de pauvreté. Dans la littérature internationale consacrée à
l’emploi des jeunes, un acronyme, les NEET (pour Neither Employed, nor
in Education or Training), est apparu pour rendre compte de ces situations
d’éloignement durable à l’égard de l’emploi comme de la formation. Le
pourcentage de NEET parmi les 15-24 ans est estimé par Eurostat à 10 %
dans l’Union européenne (à 28) en 2019 (13 % en 2011), le même taux pré-
vaut en France, mais il est beaucoup plus élevé dans l’Europe du Sud. Il est
de 18 % en Italie. Néanmoins, depuis dix ans, ce taux de NEET a baissé dans
la plupart des pays européens (figure 21).
Le taux de NEET est particulièrement élevé parmi les jeunes possédant
un faible niveau de formation et les jeunes de ce niveau constituent donc
une part importante de l’ensemble des NEET : en France, par exemple,
en 2012, 40 % des NEET avaient un très bas niveau d’éducation (niveaux 0-2
de la nomenclature ISCED). La part des hauts niveaux d’éducation parmi
eux reste faible, mais s’accroît. Cependant, la question des NEET est étroi-
tement liée à celle des sorties précoces de l’école, avant la fin de la scolarité
obligatoire. Ces taux de sortie précoce sont faibles dans les pays nordiques
et la plupart des pays de l’Europe post-communiste, à un niveau intermé-
diaire en France et en Allemagne, plus élevé au Royaume-Uni et en Italie
et très élevé dans l’Europe du Sud, notamment au Portugal et en Espagne
(Przybylski, 2014).

25

20

15

10

0
as

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Pa

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ya
D

Ro

2011 2019
Source : Eurostat.

Figure 21. Taux de NEET en Europe parmi les 15-24 ans


en 2011 et 2019 ( %)

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168  Sociologie de la jeunesse

Déclassement et inégalités générationnelles


Lorsque les jeunes débutent leur vie professionnelle, ils n’atteignent évi-
demment pas immédiatement, que ce soit en termes de revenus ou de
niveau professionnel, le seuil modal de leur carrière. Il leur faudra attendre
quelques années pour atteindre ce niveau. Il n’y a donc aucun sens à com-
parer sur des données transversales les situations professionnelles des
jeunes et des adultes. Cette comparaison ne peut se faire que d’un point de
vue générationnel : quelles sont les situations relatives des différentes géné-
rations au même âge ? On remarquera au passage que cet exercice intel-
lectuel, ce regard rétrospectif ne sont ni spontanés, ni évidents et que les
inégalités générationnelles ont donc de fortes chances de ne pas apparaître
directement aux yeux des acteurs concernés.
Les jeunes ressentent plus que les adultes les injustices liées à leur entrée
dans la vie adulte et aux difficultés qu’ils rencontrent à cette occasion :
scolarité, recherche d’emploi, logement notamment. Ils ressentent d’abord
comme injustes les barrières à l’entrée (sur le marché du travail comme
sur le marché du logement) qui sont en France particulièrement difficiles à
franchir pour les nouveaux entrants. Mais ils sont moins sensibles que les
adultes aux inégalités statutaires liées aux emplois occupés (rémunération,
vie au travail) (Amadieu, Clément, 2016 ; Galland, 2017).
D’ailleurs, globalement, les inégalités intergénérationnelles ne sont pas
fortement ressenties dans la société française. On est très loin de l’idée sou-
vent avancée d’une guerre latente des générations. L’enquête du CREDOC
sur les conditions de vie et aspirations montre par exemple que seulement
13 % des Français considèrent que la société « privilégie les plus âgés au
détriment des jeunes ». Les jeunes eux-mêmes sont plus nombreux à le
penser, mais ils ne sont qu’un quart à le déclarer (chiffres de 2011).
Pourtant, plusieurs travaux ont attiré l’attention, ces dernières années,
sur une montée des inégalités générationnelles. En France, dès le milieu des
années 1990, des travaux (Hourriez, Legris, 1995) ont mis en évidence la sta-
gnation du niveau de vie des jeunes : alors que les générations précédentes
avaient connu une progression régulière de leur pouvoir d’achat par rapport à
leurs devancières. Louis Chauvel (1998) a montré, en exploitant des séries sur
les générations nées en France entre 1910 et 1970, que celles d’entre elles qui
étaient nées à la fin des années 1930 ou au début des années 1940 et dont les
carrières avaient débuté au lendemain de la seconde guerre mondiale, avaient
connu un avantage décisif, par rapport aux précédentes, sur le plan du niveau
socioprofessionnel auquel elles accédaient. La proportion de leurs membres qui
devenaient cadres ou professions intermédiaires a cru fortement par rapport à
ce qu’avaient connu les générations précédentes. Les générations qui suivirent
n’ont plus connu une telle progression par rapport à celles qui les précèdent :
c’est l’image, souvent employée, de la « panne de l’ascenseur social ». Cette
image doit cependant être bien comprise ; la progression – d’une génération

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De l’enfance à l’âge adulte 169

30,0 %

25,0 %

20,0 % 18-29 ans


30 ans et plus
15,0 %

10,0 %

5,0 %

0,0 %
n

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ac
la
ch

es


re

pr
re

ac
Source : enquête Dynegal 2013.
Lecture : On demandait aux personnes interrogées d’indiquer au plus trois domaines parmi 12 pour lesquels
ils « auraient été traités de manière injuste ou moins bien que d’autres sans raisons valables ».
Figure 22. Domaines d’injustices ressenties par les jeunes et les adultes

à l’autre – est moins vive, mais il n’y a pas de recul du niveau social auquel
accèdent les nouvelles générations. Un des points de l’appréciation consistera
aussi à se demander si ce qui est exceptionnel est la progression des carrières
durant les trente glorieuses, ou la relative stagnation qui a suivi.
Par ailleurs, un autre aspect important à considérer pour apprécier la
portée de ces inégalités générationnelles est le suivant : ces inégalités en
début de vie professionnelle sont-elles le résultat d’un retard dans le déve-
loppement des carrières, ou manifestent-elles un handicap durable qui
ne sera plus jamais rattrapé dans le déroulement ultérieur de la carrière ?
D’autres travaux (Koubi, 2003a, 2003b) semblent montrer que la stabili-
sation des carrières est plus lente sans que celles-ci soient fondamentale-
ment remises en cause. L’étude des carrières salariales montre ainsi que si
le salaire des cohortes nées après 1950 est plus bas en termes relatifs que
celui des cohortes précédentes, il croît en revanche plus vite dans la suite
de la carrière et que cette progression va au-delà d’un simple rattrapage
(Koubi, 2003b). L’augmentation de la pente des carrières est un phénomène
général. Pour apprécier la situation relative d’une génération donnée, on ne
peut donc se limiter à l’étude des débuts de carrière : ces débuts de carrière
sont actuellement plus chaotiques, plus perturbés –  nous avons vu dans
la section précédente qu’il s’agit très probablement d’une transformation
structurelle des débuts de la vie active – mais cela ne préjuge pas du devenir
des personnes concernées dans la suite de leur parcours professionnel.

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170  Sociologie de la jeunesse

Des travaux plus récents remettent plus fondamentalement en cause


l’idée qu’il y aurait eu, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, des
« générations sacrifiées » (d’Albis, Badji, 2017). Le constat de l’étude, qui
repose sur différentes éditions de l’enquête Budget de famille de l’INSEE et
suit l’évolution du niveau de vie de l’ensemble des cohortes nées entre 1901 et
1979, est qu’aucune génération née entre ces deux dates n’a connu un niveau
de vie inférieur à l’une de celles qui les ont précédées. Le tableau d’ensemble
qui se dégage est celui d’une progression du niveau de vie, de génération en
génération, même si certaines voient à certains moments cette progression
se ralentir. On ne distingue pas non plus, parmi les cohortes étudiées, l’une
d’entre elles qui serait particulièrement favorisée par rapport aux autres.
Ainsi, une autre idée reçue est démentie : les baby-boomers n’ont pas été
significativement avantagés par rapport aux générations suivantes.
L’explication de ce trend générationnel relativement régulier est assez
simple : il est le résultat de la croissance de l’économie qui a permis au
niveau de vie et au niveau de consommation de l’ensemble de la popu-
lation de progresser de manière considérable durant la période étudiée.
Sur le plan de leur équipement, de leurs revenus, de leur consommation
courante, les Français vivent, en moyenne, beaucoup mieux aujourd’hui
qu’hier. Le pessimisme général qui a gagné la société française conduit
bien souvent à occulter ce fait d’évidence. Cela ne veut pas dire que tous
les Français ont profité également de cet accroissement de richesse. Mais
ces inégalités ne sont pas creusées en tout cas entre les générations.
Comme le notent les auteurs de l’article, il aurait fallu un effet redistri-
butif très puissant en faveur d’une génération et au détriment d’une autre
pour contrebalancer ce mouvement de croissance générale des revenus.
D’autant qu’une génération, par définition, est un reflet de l’ensemble
des  strates de la société, et est composée à chaque génération nouvelle
d’environ 800 000 membres.
Un autre aspect des nouveaux handicaps dont pourraient pâtir les
générations récentes a trait à la dévaluation des diplômes. Ce problème
concerne évidemment surtout des pays où le niveau d’études s’est forte-
ment accru dans les dernières années. Il y a au moins deux explications
possibles de l’éventuel relâchement du lien entre diplômes et emplois.
Une première explication met en avant la détérioration de la qualité de
« signal » du diplôme avec la multiplication de ces derniers. Selon cette
théorie développée par les économistes (pour un résumé des théories
économiques du lien formation-emploi, voir l’encadré 2  de l’article de
Nauze-Fichet et Tomasini, 2002, voir aussi Gurgand, 2005), le système
éducatif joue avant tout un rôle de sélection des compétences poten-
tielles : le diplôme est conçu comme un signal aidant les entreprises à
identifier de telles compétences supposées. Les compétences réellement
nécessaires pour occuper l’emploi seront acquises dans l’exercice même
de l’emploi (on-the-job-training). Mais lorsque les diplômes se multiplient

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De l’enfance à l’âge adulte 171

la qualité du signal s’affaiblit du fait d’une plus grande hétérogénéité


des compétences individuelles pour un diplôme donné. Notons au pas-
sage que la baisse de qualité du signal délivré par le diplôme conduit
probablement les entreprises à rechercher de manière plus systématique
à mesurer les capacités réelles des candidats à l’embauche durant des
périodes d’essai (juridiquement qualifiées comme telles ou non) prolon-
gées (cf. supra).
Une deuxième explication de la dévaluation des diplômes l’envisage
comme le résultat du décalage dû à une pénurie d’emploi pour un niveau de
diplôme donné. Cette deuxième explication suppose d’établir une norme
d’adéquation entre des emplois et des formations, norme qui varie dans le
temps. Par ailleurs il y a d’autres problèmes liés aux transformations tech-
niques des emplois. La question est donc techniquement complexe.
Globalement, il y a certainement un phénomène de dévaluation,
mais on constate beaucoup de divergence entre les différentes évalua-
tions résultant des conventions de mesure. On ne peut donc qu’être pru-
dent sur l’appréciation de l’importance du phénomène. Un article sur
la situation française (Nauze-Fichet, Tomasini, 2002) met par exemple
en lumière un déplacement des diplômes vers des emplois de moins en
moins qualifiés mais les diplômes du supérieur sembleraient moins tou-
chés par ce mouvement. Globalement le taux de déclassement semble
avoir assez fortement progressé du début au milieu des années 1990 pour
se stabiliser depuis.
En France, le pourcentage de cadres et de professions intermédiaires
dans la population active continue de croître régulièrement alors que la
part des ouvriers diminue depuis 1975 (Galland, Lemel, 2006, p. 33). C’est
ce qui explique sans doute que dans les études menées en France par le
Centre d’Études et de Recherches sur les Qualifications (CEREQ, 2017)
sur des générations de sortants du système éducatif, ces derniers résistent
d’autant mieux aux effets de la crise qu’ils ont un diplôme plus élevé : de
la génération de sortants 2004 à la génération de sortants 2013, le taux de
chômage trois ans après la fin des études est resté stable pour les diplômés
du supérieur long, a crû de 4 points pour les diplômés du supérieur court,
de 9  points pour les diplômés du secondaire et de 17  points pour les
non-diplômés.
Le diplôme reste donc bien un atout majeur sur le marché du travail et
continue de jouer un double rôle : diminution du risque de chômage, facilité
d’accès aux emplois les plus qualifiés et les mieux payés. Au total, si l’on s’en
tient aux études françaises faute de véritables études comparatives sur la
question, le bilan sur la dévaluation des diplômes est nuancé. Les récentes
études du CEREQ ne montrent pas en tout cas d’aggravation récente du
phénomène, bien que la conjoncture ne soit pas favorable.
Dans le prolongement de ces débats sur la dévaluation des diplômes, des
travaux récents ont abordé la question sous un angle différent, en  mettant

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172  Sociologie de la jeunesse

en avant le déclassement que connaîtraient les jeunes par rapport à la situation


occupée par leurs parents au même âge. Reprenant et développant les tra-
vaux de Louis Chauvel (1998), Camille Peugny (2009) affirme qu’un mou-
vement de dégradation généralisée des perspectives de mobilité sociale s’est
enclenché pour les individus nés au tournant des années 1960. Selon lui, la
part des déclassés augmente de façon significative dans ces cohortes : par
exemple, la proportion de fils de cadres supérieurs devenant contremaîtres,
employés ou ouvriers serait passée de 14 % à 25 % des générations 1944-1948
aux générations du début des années 1960. On observerait un double phé-
nomène de déclassement, social et scolaire. Le poids du diplôme dans l’ac-
quisition du statut social s’est affaibli. Les caractéristiques de l’ascendance
prendraient donc plus d’importance sans parvenir à protéger totalement du
déclassement.
Un petit livre d’Éric Maurin (2009) a battu en brèche ces thèses sur un
double registre. Tout d’abord, il contredit la thèse même du déclassement
en affirmant que du début des années 1980 à la fin des années 2000, le statut
social occupé par les personnes sorties de l’école depuis moins de cinq ans1
s’est notablement amélioré. La proportion d’enfants de cadres parvenant à
un poste de cadre ou de profession intermédiaire aurait progressé, mais la
situation des enfants d’ouvriers se serait améliorée encore plus rapidement,
réduisant ainsi les inégalités entre milieux sociaux.
En second lieu, et en partant de ces résultats, Éric Maurin développe
l’idée que le phénomène est plus subjectif qu’objectif et que la « peur du
déclassement » est en réalité alimentée par une organisation sociale privi-
légiant les protections statutaires : « Chacun commence sa vie avec la peur
de ne jamais trouver sa place, puis la finit avec la crainte de voir les protec-
tions chèrement acquises partir en fumée ou ne pouvoir être transmises
aux enfants » (p.  29). Des travaux économiques comparatifs sur le fonc-
tionnement des marchés du travail dans les pays de l’OCDE avaient déjà
montré des résultats assez proches (Postel-Vinay et Saint-Martin, 2004).
Ces travaux mettaient notamment en évidence une corrélation négative
entre le sentiment de sécurité de l’emploi et un indicateur de rigueur de la
législation sur la protection de l’emploi, suggérant ainsi que la protection
de l’emploi telle qu’elle est conçue dans certains pays, dont la France, ne
constituait pas une bonne protection contre le sentiment d’insécurité de
l’emploi.
Un rapport de France Stratégie (2017) montre que les Français sous-
estiment leur classement dans la hiérarchie des niveaux de vie et que le
sentiment de déclassement social est omniprésent et en décalage avec les

1. Éric Maurin insiste avec raison sur la nécessité de comparer des cohortes en fonction de
l’âge de sortie du système éducatif et non de l’âge biologique. En effet, si la durée des études
augmente d’une génération à l’autre, la comparaison fondée sur l’âge biologique est biaisée
par le fait que les cohortes ne sont pas parvenues, à un âge donné, au même point de leur
carrière.

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De l’enfance à l’âge adulte 173

trajectoires mesurées. En effet, comme indiqué précédemment, les niveaux


de vie ont continué à progresser d’une génération à l’autre. En France
d’ailleurs, la classe moyenne (définie comme les ménages dont le revenu
avant impôt est compris entre deux tiers et deux fois le revenu médian) est
restée stable alors que, par exemple, elle a nettement décru aux États-Unis.
Plus globalement, les résultats sur la mobilité sociale assis sur les
enquêtes Formation-Qualification-Professionnelle de l’INSEE montrent
que la mobilité ascendante est nettement plus élevée que la mobilité des-
cendante même si la part de cette dernière s’est accrue.

Mobilité sociale en France et en Europe :


un tableau contrasté
La question de la mobilité sociale est un sujet infini de controverses.
L’idée la plus couramment répandue dans l’opinion est que l’ascenseur
social est bloqué. Formulée de manière aussi abrupte cette idée n’est
certainement pas validée par les données. Mais tout dépend en fait de
ce qu’on entend par « mobilité sociale ». S’agit-il de mobilité absolue ou
brute – qui compare simplement le destin social des enfants à celui de
leurs parents – ou de mobilité relative, de fluidité sociale qui compare
les chances relatives d’enfants de milieux sociaux différents ? La mobilité
brute peut être élevée sans que la mobilité relative le soit si tout le monde
a progressé dans l’échelle sociale au même rythme. Dans ce cas tout le
monde aura profité, par exemple d’une amélioration de son niveau de
vie, sans que les écarts entre catégories sociales se soient resserrés. Sur
le plan de la justice sociale, de l’égalité des chances cela fait évidemment
toute la différence.
Il ne fait en tout cas pas de doute que la thèse de la panne de l’as-
censeur social est invalidée si l’on parle de mobilité absolue. Plusieurs
publications convergent sur ce point : le rapport que l’OCDE a consacré
à ce sujet en 2018 (qui reprend la thématique de l’ascenseur social dans
son titre, voir OCDE, 2018), un article de trois chercheurs du Nuffield
College de l’Université d’Oxford (Bukodi, Paskov, Nolan, 2020), et un
papier du meilleur spécialiste français de la question, Louis-André Vallet
(Vallet, 2017). Dans le résumé de son rapport, l’OCDE note (p. 25) : « En
fait, la mobilité ascendante a été importante dans la plupart des pays de
l’OCDE et des économies émergentes –  en termes absolus. En d’autres
termes, dans de nombreux pays, nous vivons mieux que nos parents : nous
bénéficions de niveaux de revenus plus élevés, nous avons souvent fait
de meilleures études qu’eux, nous vivons dans de meilleurs logements et
possédons de meilleurs appareils électroménagers, nous bénéficions de
services de meilleure qualité,  etc. » Ce constat vaut aussi évidemment
pour la France.

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174  Sociologie de la jeunesse

Le rapport de l’OCDE insiste sur la plus grande fiabilité et disponi-


bilité des données de mobilité sociale en termes de profession, notam-
ment pour l’Europe où elles sont issues d’une enquête homogène réalisée
régulièrement1, par rapport à celles issues d’enquêtes plus disparates et
moins régulières sur les revenus, même si le rapport étudie également ces
dernières. Les chercheurs d’Oxford utilisent les mêmes données et insistent
également sur leur qualité.
Les données de la European Social Survey sur la période 2002-2014
permettent de comparer les professions occupées par les parents et leurs
enfants en se basant sur la nomenclature des professions dite ESEC
(European Socio-Economic Classification), fondée essentiellement sur les
travaux du sociologue britannique John Goldthorpe. L’étude de l’OCDE
comme celle des chercheurs d’Oxford confirment que la mobilité globale
est élevée en Europe. Pour les hommes elle évolue entre 70 % et 80 % (occu-
pant une position professionnelle différente de celle de leurs parents). Pour
les chercheurs d’Oxford la France est même le pays d’Europe dans lequel ce
taux de mobilité globale est le plus élevé.
Ces données montrent également qu’à l’intérieur de cette mobilité
globale, la part de la mobilité ascendante (à côté de la mobilité descen-
dante et des mouvements horizontaux) est importante, avec une ampleur
variable d’un pays à l’autre. Dans l’ensemble des pays étudiés par l’OCDE,
sur la période 2002-2014, 39,3 % des personnes âgées de 25 à 64  ans
occupaient une position professionnelle plus élevée que celle de leurs
parents. La France (41,4 %) a un niveau de mobilité ascendante proche
de celui de ses deux voisins les plus proches, l’Allemagne (42,2 %) et le
Royaume-Uni (42,2 %), mais nettement plus élevé que celui des pays nor-
diques (entre 36 % et 37 %) et plus encore que celui de ses voisins médi-
terranéens (30,9 % pour l’Italie, 34,3 % pour l’Espagne). La France est
plutôt un pays d’assez forte mobilité ascendante, même si on reste très
loin des performances américaines (48,7 %) et surtout coréennes (57,8 %).
Dans l’ensemble, la mobilité ascendante est plus élevée que la mobilité
descendante (39,3 % contre 28,4 % pour l’ensemble des 26 pays étudiés par
l’OCDE). Néanmoins, l’étude d’Oxford montre que la France fait partie
du groupe de pays dans lequel la mobilité ascendante est à peu près équi-
valente à la mobilité descendante.
La hausse de la mobilité globale et la part importante qu’y occupe la
mobilité ascendante sont évidemment le résultat de la transformation de la
structure des emplois et de sa déformation « vers le haut » (plus d’emplois
d’encadrement, moins d’emplois ouvriers). À cet égard, il est intéressant
d’examiner plus en détail la mobilité des emplois d’exécution (ouvriers ou
employés) vers les emplois d’encadrement entre la génération des parents et
celle des enfants (figure 23).

1. European Social Survey 2002-2014.

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De l’enfance à l’âge adulte 175

Figure 23A. % de cadres et de travailleurs manuels


dont les parents sont travailleurs manuels
50,0
45,0
40,0
35,0
30,0
25,0
20,0
15,0
10,0
5,0
0,0
NL NO UK DE SE DK FR IT PO ES OECD26
Travailleur manuel ( ) Cadre

Figure 23B. % de cadres et de travailleurs manuels dont les parents occupent un emploi
routinier dans le travail de bureau, le commerce ou les services
45,0
40,0
35,0
30,0
25,0
20,0
15,0
10,0
5,0
0,0
NL UK DE NO FR IT DK SE ES PO OECD25
Travailleur manuel Cadre
Source : OCDE.

Lecture : dans le graphique A, 33,2 % des Français dont les parents sont travailleurs manuels sont restés
travailleurs manuels tandis que 27,3 % sont devenus cadres.

Figure 23. Mobilité intergénérationnelle entre les emplois de travailleurs


manuels ou les emplois routiniers et les emplois d’encadrement
dans quelques pays européens
Le profil français sur ces mouvements intergénérationnels en données
brutes n’est pas éloigné de celui des pays nordiques, et très différent de celui
de l’Italie et de l’Espagne. En France, comme au Danemark ou en Suède, la
proportion d’enfants de travailleurs manuels qui deviennent cadres, tout
en étant moins élevée que la part d’entre eux qui demeurent dans leur caté-
gorie d’origine, n’en est pas très éloignée, 27,2 % contre 33,2 %. En Italie ou
en Espagne les possibilités de promotion sociale pour les enfants d’ouvriers
sont beaucoup plus restreintes (figure 23A).

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176  Sociologie de la jeunesse

Pour les enfants dont les parents occupent des emplois peu qualifiés
dans le commerce et les services, ces chances de promotion vers l’enca-
drement sont encore plus élevées et dépassent celles de devenir travailleur
manuel. Là aussi le profil français est proche du profil nordique ou germa-
nique (figure 23B).
Globalement, la forte mobilité sociale mesurée en termes absolus a
stagné ou légèrement reculé, tout en restant à un niveau élevé, à partir des
générations nées au milieu du e siècle, ce qui peut alimenter le thème du
blocage de l’ascenseur social. Mais ce « blocage » n’est pas l’arrêt complet
de l’ascenseur, il signifie simplement qu’il n’accélère plus ou décélère
légèrement ! Une nuance essentielle est souvent oubliée par beaucoup de
commentateurs. Selon l’OCDE, en France, la mobilité sociale absolue est
ainsi passée de 60,5 % pour les cohortes 1945-59 à 55,5 % pour les cohortes
1960-74, une évolution de même ampleur que celle qu’ont connue la Suède
et la Norvège et à un moindre degré le Danemark. Les Pays-Bas font figure
d’exception en se maintenant à un niveau plus élevé et presque constant de
mobilité sociale absolue (61,4 %).
La mobilité relative ou fluidité sociale est une mesure de l’égalité des
chances. Dans un modèle à deux classes sociales, elle revient (à travers
le calcul des odds ratios) à comparer les chances qu’un individu dont les
parents sont cadres devienne lui-même cadre plutôt qu’ouvrier à celles
qu’un individu d’origine ouvrière devienne cadre plutôt qu’ouvrier. Sont
ainsi éliminés les effets structurels des changements dans la distribution
des positions.
Le rapport de l’OCDE de 2018 et l’article des trois chercheurs britan-
niques d’Oxford de 2020 parviennent à des conclusions opposées en ce qui
concerne la mobilité relative en France. Pour l’OCDE, du point de vue de
la fluidité sociale, la France (1,2) se classe un peu au-dessus de la moyenne
(standardisée à 1) des pays européens en termes de persistance dans la
classe sociale d’origine, alors que les pays scandinaves sont nettement en
dessous (0,7). L’Italie et le Portugal ont des scores de persistance encore
plus élevés (2 et 1,9).
Les chercheurs d’Oxford, sur les mêmes données, parviennent à des
résultats différents, la France faisant partie des pays où la fluidité sociale
serait supérieure à la moyenne (une valeur négative du paramètre Unidiff
signifie que l’association entre classe d’origine et classe de destination
dans la table de mobilité d’un pays est inférieure à la moyenne des 30 pays
analysés, tous n’étant pas représentés sur la figure  24). Les chercheurs
d’Oxford ont limité leur analyse à la mobilité sociale des hommes (à la dif-
férence de l’OCDE) parce que les femmes sont impactées par le travail à
temps partiel qui nécessite selon eux une analyse spécifique. Néanmoins,
leurs résultats complémentaires sur les femmes à temps complet sont
congruents avec ceux des hommes.

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De l’enfance à l’âge adulte 177

1,5

0,5

–0,5

–1

–1,5
UK NO FR SE DK NL IT DE ES PO
Source : Bukodi et al (2020).

Lecture : une valeur négative du paramètre UNIDIFF signifie que l’association entre la classe d’origine et la
classe destination est inférieure à la moyenne des pays analysés.

Figure 24. Différences par pays des taux de mobilité sociale relative
(hommes 25-64 ans) (paramètres UNIDIFF, moyenne = 0)
Ce n’est pas la première fois que les résultats des recherches sur la mobi-
lité sociale ne convergent pas. Sur des données plus anciennes, ce fut le
cas entre John Goldthorpe et Richard Breen. Des travaux complémentaires
permettront peut-être de trancher la question. Ces écarts montrent que les
résultats sur la mobilité sociale relative sont très sensibles aux variations
des nomenclatures utilisées (apparemment un peu différentes dans l’étude
de l’OCDE et dans celle de Bukodi et de ses collègues) et des méthodes
d’estimation des paramètres (également différentes). Il faut donc les inter-
préter avec prudence.
Cependant, un autre résultat de l’étude d’Oxford conduit peut-être à
ne pas attacher une importance excessive aux données de mobilité sociale
en termes relatifs. En effet, ils montrent que les différences de taux rela-
tifs entre pays, c’est-à-dire le degré d’inégalité des chances de mobilité,
ne contribuent que très peu aux différences de taux absolus entre pays.
Ce point avait été déjà souligné il y a bien longtemps par un pionner des
recherches sur la mobilité sociale en France, Claude Thélot, dans un livre
(Tel père, tel fils ?) de 1982 ! Ce sont d’abord les changements structurels des
positions professionnelles entre les générations qui expliquent les configu-
rations nationales de mobilité sociale. La mobilité est avant tout produite
par ces transformations de la structure des emplois qui dépend elle-même
de l’évolution de l’économie et des mouvements des plaques tectoniques
sectorielles.
Les individus eux-mêmes sont certainement plus sensibles à la mobi-
lité absolue qu’à la mobilité relative. Les acteurs sociaux ne calculent
pas spontanément les odds ratios ! Les enfants d’ouvriers ne comparent

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178  Sociologie de la jeunesse

pas leurs chances relatives de promotion à celles des enfants de cadres.


À l’échelle des individus, il s’agit d’une fiction théorique. Ils peuvent par
contre estimer leurs chances d’ascension sociale par rapport au destin de
leurs parents.
Sur ce plan, la France présente un profil qui peut peut-être expliquer
la prégnance de l’idée que l’ascenseur social est en panne. En effet, les
chercheurs d’Oxford montrent que la France fait partie du groupe de pays
(avec notamment les pays scandinaves et la Grande-Bretagne) dans lesquels
mobilité ascendante et mobilité descendante sont très proches. Mais sur-
tout, ils montrent que dans ce groupe de pays, d’une génération à l’autre, la
mobilité descendante finit par prendre le pas sur la mobilité ascendante1.
C’est aussi à une conclusion de ce type à laquelle parvient Louis-André
Vallet sur les données françaises de l’enquête de l’INSEE Formation-
Qualification-Professionnelle (FQP).
En se déformant vers le haut la structure sociale accroît les positions
d’origine à statut social élevé. Mais si cette déformation vers le haut se
ralentit dans les générations qui arrivent sur le marché après cette première
phase de croissance, la probabilité de conserver ces positions diminue.
D’après les chercheurs d’Oxford, ce serait un processus de ce type qui serait
en cours dans une partie de l’Europe dont la France.
Finalement, tout ceci peut conduire à une réflexion plus générale sur
le rôle de la mobilité sociale et sa désirabilité. Si l’on imagine une société
dans laquelle les marges de la table de mobilité sont figées, une société
immobile économiquement dans laquelle le poids de chaque catégorie
sociale reste fixe, la mobilité sociale, dans une telle société, si elle exis-
tait, ne pourrait être que relative et résulterait d’un jeu à somme nulle :
chaque promotion sociale se paierait d’un déclassement. Ceux qui sont
en bas n’y verraient sans doute pas d’inconvénient, mais ce ne serait pro-
bablement pas le cas de ceux qui sont en haut ou même dans les strates
intermédiaires de la structure sociale. La lutte des places pourrait raviver
la lutte des classes, mais une lutte des classes qui n’opposerait plus une
minorité exploiteuse à une masse exploitée, mais deux moitiés de la
société entre elles.
Un tel scénario est évidemment une fiction. Mais il montre a contrario
la désirabilité d’un contre-modèle dans lequel la société en mouvement,
grâce à la croissance et à l’innovation, voit sa structure sociale continuer
de se déformer vers le haut. Néanmoins, la question se pose : la mobilité
ascendante ne connaîtra-t-elle pas à un moment ou à un autre un « plafond
de verre » ? Si tel était le cas, il est à craindre que cela se traduise par un
durcissement des rapports sociaux.

1. Dans la génération 1938-1949, la mobilité ascendante est nettement supérieure à la mobilité


descendante ; les deux s’égalisent dans la génération 1950-1954 et la mobilité descendante finit
par l’emporter dans la génération 1965-1975.

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De l’enfance à l’âge adulte 179

L’intégration des jeunes d’origine immigrée


D’après les statistiques d’Eurostat, 21,8 millions de non-nationaux vivaient
dans l’Union européenne en 2019, soit 4,9 % de la population totale (European
Commission, 2020). D’après les données de 2021 d’Eurostat, ce taux d’étran-
gers est nettement plus élevé dans certains pays comme l’Autriche (17 %),
la Belgique et l’Allemagne (13 %), l’Espagne (11 %). La France, l’Italie et le
Royaume-Uni ont des taux plus faibles (respectivement 8 % pour la France
et 9 % pour l’Italie et le Royaume-Uni). Par contre, ce taux d’étrangers est
très faible dans certains pays de l’Est : 1 % en Pologne, 2 % en Hongrie par
exemple. Le pourcentage de personnes nées à l’étranger est plus impor-
tant que le pourcentage d’étrangers proprement dit : 20 % en Autriche, 18 %
en Belgique et en Allemagne, 15 % en Espagne, 14 % au Royaume-Uni, 13 %
en  France et 11 % en  Italie. La population étrangère est dominée par les
jeunes adultes, 41 % des non-nationaux de l’Union européenne ayant entre
20 et 39 ans, contre 28 % des nationaux.
Dans certains pays, l’immigration est ancienne et liée à l’histoire colo-
niale. Les premières générations d’immigrés qui ont passé leur vie active
dans le pays d’accueil y ont eu ou fait venir leurs enfants. C’est le cas, par
exemple, d’un pays comme la France qui a accueilli de forts contingents de
travailleurs originaires d’Afrique du Nord dans les années 1960-1970. Les
enfants de ces immigrés, la « seconde génération », souvent nés et socialisés
dans le pays d’immigration se présentent à leur tour, depuis une dizaine
ou une vingtaine d’années, sur le marché du travail et y rencontrent des
difficultés particulières.
En France, exemple typique de pays d’immigration ancienne, 9 % des
jeunes de moins de trente ans sont ainsi originaires1 du Maghreb sans être
le plus souvent comptés comme des non-nationaux : 83 % des jeunes origi-
naires du Maghreb ont la nationalité française. L’entrée dans la vie profes-
sionnelle de ces jeunes d’origine immigrée est beaucoup plus difficile que
celle des jeunes d’origine nationale. Ils sont beaucoup plus touchés par le
chômage et l’inactivité. Trois quarts des jeunes de moins de 30  ans non
scolarisés d’origine française sont en emploi, contre seulement un peu plus
de la moitié des jeunes d’origine non européenne (tableau 8). Néanmoins,
la situation des jeunes originaires du Maghreb semble s’être améliorée
puisqu’en 2015, le même calcul montrait que seulement 49 % d’entre eux
étaient en emploi (contre 57 % en 2018).

1. C’est-à-dire, selon la définition que nous avons retenue, soit eux-mêmes, soit l’un de leurs
parents, nés en Algérie, en Tunisie ou au Maroc (source : enquête Emploi 2015, calcul de
l’auteur).

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180  Sociologie de la jeunesse

Tableau 8. Situations d’activité des jeunes Français de moins de 30 ans


en 2018 selon leur origine* (scolaires exclus)
En emploi À la recherche Autres Total
d’un emploi inactifs
né en France de parents 75% 13% 12% 100%
nés en France
né en Europe ou 72% 13% 14% 100%
de parents nés en Europe
né dans une autre partie 57% 22% 22% 100%
du Monde
né au Magrheb 57% 23% 20% 100%
ou d’un parent au moins
nés au Maghreb
Total 71% 15% 14% 100%

Source : Insee, enquête Emploi 2018.

* L’origine étrangère est ici définie par le fait d’être né à l’étranger ou d’avoir au moins un de ses parents qui
y est né. Les jeunes d’origine française sont nés en France de parents nés en France.

Pourtant, des travaux sur l’école (Vallet, Caille, 1996) ont montré que
les jeunes d’origine immigrée, lorsqu’on contrôle leurs autres caracté-
ristiques sociales, réussissent plutôt mieux leur scolarité que les jeunes
d’origine nationale. Ce résultat est confirmé par des travaux plus récents
fondés sur l’enquête « Trajectoires et Origines »1. Yaël Brinbaum et
Jean-Luc Primon (2016), les auteurs de l’étude, montrent que la prise en
compte, en sus de l’origine migratoire, de l’origine sociale, du niveau sco-
laire des parents, de la langue parlée à la maison et de la mixité du couple,
affaiblit fortement chez les garçons le rôle propre de l’origine migratoire
sur le fait d’être non diplômé, tandis qu’elle efface complètement cet effet
chez les filles. On enregistre même, ces caractéristiques étant contrôlées,
une « sur-réussite » des jeunes filles originaires du Maghreb, du Portugal
et d’Asie du Sud-Est.
Il est vrai cependant que les jeunes d’origine maghrébine choisissent
plutôt des filières générales et ont tendance à délaisser les filières profes-
sionnelles. Ce choix peut s’expliquer par le rejet de la reproduction d’un
modèle paternel dévalorisé. Dans les représentations de ces jeunes, « leur
père a connu une double disqualification sociale en tant qu’immigré et
comme travailleur manuel » (Zehraoui, 1996) et ils refusent de reproduire
ce modèle.
Pour Roxane Silberman et Irène Fournier (2006), l’orientation scolaire
des jeunes d’origine maghrébine vers des diplômes des filières générales
de niveau intermédiaire a un retentissement important sur leur parcours

1. La présentation de l’enquête est consultable sur le site http://teo.site.ined.fr

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De l’enfance à l’âge adulte 181

professionnel et explique une partie des difficultés qu’ils rencontrent.


Celles-ci sont redoublées par les faibles ressources relationnelles dont ils
disposent.
Cependant, ces différents facteurs ne permettent pas d’expliquer
complètement les différences de rendement des diplômes. Exploitant
les enquêtes « générations » du CEREQ, Roxane Silberman et Irène
Fournier  (2006) montrent la persistance d’une pénalité ethnique à l’em-
bauche, à niveau de diplôme contrôlé, surtout pour les jeunes d’origine
maghrébine (voir aussi Safi, 2006). Les études de testing corroborent cette
discrimination à l’embauche observée statistiquement (Valfort, 2019).
Cette situation s’accompagne d’un très fort sentiment de discrimination
ressenti par ces jeunes. Les auteurs de l’article montrent que le sentiment
de discrimination ressenti et le sentiment d’inquiétude sur l’avenir profes-
sionnel une année t sont associés à une probabilité plus élevée de connaître
le chômage en t +2. Ceci peut s’expliquer par les « anticipations des indi-
vidus [qui] peuvent engendrer des comportements de retrait, voire des
comportements conflictuels également susceptibles de fonctionner comme
signal négatif pour des employeurs ayant par ailleurs des comportements
discriminatoires ». Ce processus décrit une spirale de la discrimination et
de l’exclusion fondée sur l’articulation des anticipations des acteurs.
En matière de jeunesse immigrée comme dans d’autres domaines ou
pour d’autres groupes sociaux, ces phénomènes discriminatoires sont « fil-
trés » par des dispositifs institutionnels et des modèles culturels nationaux
qui peuvent avoir une orientation particulière et aboutir à des effets sen-
siblement différents. Dans une étude comparative sur les descendants de
migrants turcs en Allemagne et maghrébins en France, Ingrid Tucci (2010)
montre par exemple que sont à l’œuvre deux conceptions très différentes
de l’intégration pour ces deux populations d’origine immigrée. Les des-
cendants d’immigrés turcs sont victimes d’inégalités scolaires plus pro-
noncées en Allemagne et acceptent plus facilement de jouer le jeu d’une
« succession intergénérationnelle » au sein de la classe ouvrière à l’issue
de leur scolarité, alors que les descendants des immigrés maghrébins en
France aspirent plus souvent à un diplôme de l’enseignement général et
intériorisent beaucoup plus fortement un principe d’égalité lié aux pro-
messes de l’école républicaine. Mais lorsque ces promesses sont déçues,
ces jeunes ont très certainement beaucoup de mal à accepter de se rabattre
sur des emplois auxquels ils ont voulu précisément échapper et qui cor-
respondent à leurs yeux à une forme de déclassement par rapport à leurs
ambitions initiales.
On connaît également la différence des modèles d’intégration multi-
culturaliste ou assimilationniste (Streiff-Fénart, 2006) dont la Grande-Bretagne
et la France sont les exemples les plus typiques. Le premier insiste sur la tolé-
rance et la préservation de la diversité culturelle, le second sur l’homogénéité
(voir encadré).

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182  Sociologie de la jeunesse

Les modèles d’intégration britannique et français


« Dans ces deux pays, les points de vue normatifs selon lesquels l’homogénéité
ou la diversité culturelle sont supposées représenter des valeurs en soi, orientent
fortement la façon dont on appréhende las valeurs particularistes portées par les
immigrés : dans le cas français, il est tacitement admis que les valeurs des immigrés
doivent idéalement en venir à converger avec celles qui fondent l’identité natio-
nale, les particularismes culturels sont vus en général comme une menace contre
la cohésion nationale (le danger du repli “communautariste”) et suscitent des
mesures, comme la récente loi sur l’interdiction des signes religieux à l’école, réité-
rant l’obligation pour les nouveaux venus de se conformer aux valeurs de la répu-
blique, obligation qui vaut simultanément devoir d’allégeance à l’État ; dans le cas
britannique où la vision de l’État est plus contractuelle, la question est de parvenir
à un “consensus raisonnable” sur ce qui est négociable, en distinguant les reven-
dications particularistes qui relèvent d’une demande légitime de reconnaissance
de l’égale valeur des cultures (par exemple les mariages arrangés, regorgement
rituel des animaux, le port de vêtements religieux), et celles qui, comme l’excision,
contreviennent aux normes internationales sur les Droits Humains.
Une étude récente menée au niveau européen, suggère en outre que les compor-
tements des populations immigrées sont en quelque sorte ajustés à ces concep-
tions normatives de l’altérité et des cultures minoritaires qui fonctionneraient
dans chaque société nationale comme des “modèles prescrits d’intégration”
(Krief, 2003). Les comportements des jeunesses immigrées de Grande-Bretagne
et de France, notamment celles de culture musulmane, apparaissent très
contrastés : en France, l’érosion de la culture d’origine (faible pratique de l’islam,
méconnaissance de la langue…) constatée par tous les observateurs s’accorde
aux attentes de conformisation progressive aux normes dominantes qui sous-
tendent la visée assimilatrice de la société française ; en Grande-Bretagne, la
visibilité conférée dans l’espace public aux identités communautaires va de pair
avec une plus grande religiosité des jeunes, une endogamie plus prononcée, et
de façon générale une transmission plus affirmée de modes de vie spécifiques.
La plupart des chercheurs soulignent l’attachement des jeunes, garçons et filles,
même ceux qui semblent le plus occidentalisés, aux valeurs culturelles, familiales
et morales de leur communauté. »
Extrait de Streiff-Fénart, 2006.

Cependant, les émeutes des quartiers sensibles de novembre 2005 ont


montré que le modèle français d’intégration est mis à mal par la persis-
tance, voire l’aggravation de discriminations dont souffrent les jeunes d’ori-
gine immigrée. Le sentiment d’exclusion n’est pas nouveau. François Dubet
(1987) en avait décrit les principaux traits dans La Galère. Mais plusieurs
travaux mettent en avant l’aggravation de la situation, du fait du renforce-
ment des processus ségrégatifs, notamment sur le plan territorial (Maurin,
2004 ; Lapeyronnie, 2008).
La persistance de ces phénomènes discriminatoires pourrait remettre en
cause le processus d’intégration culturelle des jeunes descendants d’immigrés
– c’est-à-dire la convergence des normes et des valeurs, du sentiment d’apparte-
nance à la communauté nationale, avec ce que sont ces normes et valeurs dans

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De l’enfance à l’âge adulte 183

la population d’ensemble – sur lequel la première grande enquête sur la popu-


lation immigrée et issue de l’immigration (l’enquête Mobilité Géographique et
Insertion Sociale, dite MGIS, réalisée par l’INED avec le concours de l’INSEE
en 1992, voir Tribalat, 1995, 1996) livrait un constat plutôt optimiste : conver-
gence des goûts et des normes de consommation, développement des unions
mixtes souvent sous forme de concubinage, faible influence de la religion,
implication politique, tout semblait concourir à l’assimilation culturelle. Ce
constat serait certainement assez fortement révisé aujourd’hui, nous aurons
l’occasion d’y revenir dans une section du prochain chapitre.

Un nouveau modèle de socialisation


Les évolutions décrites dans les sections précédentes correspondent à une
transformation profonde de la définition de la jeunesse. Une partie de ces
transformations est subie par les jeunes : ceux qui sont les moins bien dotés
scolairement connaissent une prolongation forcée de l’adolescence. Les
causes de ce comportement sont faciles à comprendre : la famille offre une
protection essentielle face à une précarité professionnelle qui, lorsqu’elle
n’est pas associée à un isolement social grâce à l’encadrement familial, a
moins de chances de conduire à une exclusion sociale définitive.
Le report des engagements familiaux mis en œuvre par les jeunes qui
ont poursuivi les études les plus longues ne reçoit pas d’explication aussi
immédiate. Dans ce cas, ce ne sont pas les circonstances économiques qui
influent directement sur l’arbitrage entre deux comportements – fonder
une famille dès qu’on en a les moyens économiques, ce qui correspondait à
la norme habituelle – ou repousser ce moment, ce qui devient le compor-
tement le plus fréquent. Ces jeunes ont en effet les moyens de s’établir, et
pourtant ils ne le font pas, ou pas immédiatement.

D’un modèle de l’identification à un modèle


de l’expérimentation
Pour expliquer l’allongement des transitions, on peut considérer comme hypo-
thèse qu’au-delà des effets mécaniques qui ont été décrits, des transformations
plus profondes sont à l’œuvre dans le modèle de socialisation, c’est-à-dire dans
le modèle d’apprentissage des rôles adultes. Pour présenter celles-ci d’une
manière simplifiée, on pourrait dire que nous sommes passés d’un modèle de
l’identification à un modèle de l’expérimentation (Galland, 1990). Le premier
est caractéristique de la société du e siècle, et il est encore présent dans
certains secteurs de la société. Il est fondé sur un processus de transmission
sans altération, d’une génération à l’autre, de statuts et de valeurs relative-
ment stables. Ce modèle fonctionnait dans chaque catégorie sociale et était
fondé sur l’identification au statut et au rôle paternels : dans la paysannerie,

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184  Sociologie de la jeunesse

la transmission des biens et la reprise de l’exploitation familiale validaient à


l’évidence un tel modèle de continuité familiale ; en milieu ouvrier, le père
était l’agent transmetteur des valeurs et des secrets du métier et c’était lui qui,
bien souvent, allait présenter son fils à l’usine ; en milieu bourgeois enfin, des
mécanismes de socialisation anticipatoire assuraient à l’avance une position
sociale par le réseau familial, soit par la transmission d’un patrimoine, soit par
l’effet du diplôme qui donnait une image sociale claire et apparemment intan-
gible du métier. Ce modèle s’épuise sous l’effet de la prolongation scolaire,
des transformations de la structure socioprofessionnelle et des aspirations à la
mobilité sociale qui accompagnent ces mouvements et introduisent une dis-
tance grandissante entre le groupe d’appartenance et le groupe de référence.
Plus de la moitié des étudiants interrogés dans une enquête menée en France
en 1992 avaient des parents qui n’avaient pas eux-mêmes poursuivi d’études
supérieures (Galland et al., 1995). Ces jeunes doivent, pour l’essentiel, trouver
hors du cadre de référence familial, les éléments qui vont leur permettre de
construire leur identité et leur statut.
Le modèle ancien laisse donc la place à un modèle de l’expérimenta-
tion. Celui-ci n’équivaut pas à un rejet des transmissions, mais les éléments
transmis d’agents socialisateurs divers sont aux mains des acteurs qui les
utilisent et les assemblent de telle ou telle manière en fonction des parcours
de vie (Dubar, 1996). On peut parler d’expérimentation parce que la défini-
tion de soi se construit plus qu’elle n’est héritée. Elle se construit au gré d’un
processus itératif, fait d’essais et d’erreurs, jusqu’à parvenir à une définition
de soi à la fois satisfaisante sur le plan de la self-esteem et crédible aux yeux
des acteurs institutionnels. Fondamentalement, cette phase d’expérimen-
tation de plus en plus longue explique la prolongation de la jeunesse et sa
formation comme un nouvel âge de la vie.
Elle correspond aussi à une évolution des modes d’embauche des entre-
prises. La qualité de « signal » des diplômes s’est affaiblie et les entreprises
cherchent systématiquement dorénavant à tester les compétences des
jeunes qu’elles recrutent durant des périodes d’essai ou des phases d’emploi
probatoires qui ont tendance à s’allonger.

Une norme de retardement


Un second élément explicatif peut être avancé : nous serions passés, en
matière de norme d’âge concernant l’entrée dans la vie adulte, d’une norme
de précocité à une norme de retardement. La première prévalait dans les
années 1950. Le comportement valorisé, par les jeunes comme par leurs
parents, consistait alors à entrer dans la vie adulte sitôt qu’on en avait les
moyens économiques. Ce comportement correspondait au désir des jeunes
eux-mêmes, car les relations éducatives étaient plutôt fondées sur un modèle
autoritaire (Fize,  1990) et l’indépendance résidentielle signifiait l’accès à
une forme d’indépendance et de liberté. Cette norme semble s’être presque

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De l’enfance à l’âge adulte 185

totalement renversée aujourd’hui : dorénavant, c’est plutôt une norme de


retardement qui prévaut ; il faut rester « jeune » le plus longtemps qu’on le
peut. 65 % des étudiants français interrogés en 1992 (Galland et al., 1995)
déclaraient préférer « profiter de la vie d’étudiant le plus longtemps pos-
sible », plutôt que de « s’installer dans la vie (travailler, fonder une famille) »
dès qu’ils le peuvent.

Des déclinaisons nationales


Un des aspects les plus frappants des formes d’entrée dans la vie adulte est la
persistance de fortes disparités nationales, même si une tendance commune
d’allongement de la jeunesse, perceptible surtout dans le report de la naissance
du premier enfant, traverse l’ensemble des sociétés européennes. Plusieurs
modèles peuvent être distingués1 (Cavalli, Galland, 1993 ; Iacovou, 2002 ; Van
de Velde, 2008). Le modèle nordique constitue la quintessence de la logique
de l’expérimentation. L’autonomie est précoce et l’indépendance s’acquiert au
gré d’un ensemble d’expériences dans différents domaines de la vie. Comme
le souligne Cécile Van de Velde, ce modèle a des racines culturelles profondes
dans une culture de l’autonomie précoce ancrée dans l’éducation familiale.
Le modèle méditerranéen est évidemment à l’opposé de celui-ci. La
famille joue un rôle essentiel jusqu’à ce que les jeunes acquièrent tardive-
ment, mais simultanément, tous les attributs de l’indépendance. Cependant,
on l’a vu, il faut se garder de lire ce familialisme méditerranéen comme la
perpétuation d’un cadre traditionnel contraignant. La famille « prolongée »
italienne, par exemple, montre une remarquable faculté d’adaptation à
l’évolution des modes de vie des jeunes et constitue un cadre autant protec-
teur que libéral (Cavalli, Cicchelli, Galland, 2008).
Le modèle « continental », caractérisant des pays comme la France ou
l’Allemagne paraît intermédiaire entre les deux précédents. Les jeunes
acquièrent une indépendance assez rapide mais ils restent à proximité, résiden-
tielle, affective et matérielle, de la famille. Ils ne s’en détachent que progressi-
vement et peuvent toujours, en cas de « coup dur », y trouver à nouveau refuge.
Enfin, le modèle britannique se distingue surtout par la précocité des
transitions et la faiblesse des aides publiques à la jeunesse. Contrairement
aux pays du Sud, ce faible soutien public ne conduit pas les jeunes à pro-
longer la vie commune avec les parents, parce que les normes sociales pri-
vilégient l’indépendance précoce.
Au bout du compte, en dehors peut-être du cas britannique, ces différents
modèles de jeunesse présentent un important trait commun, même si les dis-
positifs institutionnels et les traditions culturelles lui donnent une coloration
particulière propre à chaque contexte national. Ce trait commun fondamental
c’est qu’aujourd’hui le statut et l’identité adultes se construisent plus qu’ils ne
s’héritent. Si l’on compare, par exemple, le modèle danois et le modèle italien,

1. Selon les auteurs, trois ou quatre modèles sont distingués en Europe.

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186  Sociologie de la jeunesse

les deux cas probablement les plus opposés du point de vue du rythme de
franchissement des différentes étapes, on retrouve bien dans les deux cas
cette idée de jeunesse comme un processus long de construction, statutaire et
identitaire, de soi. Les jeunes Italiens le font à l’ombre de la famille, les jeunes
Danois à l’ombre de l’État, mais les jeunes des deux pays partagent au fond,
au-delà des différences dans les modalités d’accompagnement, une même
façon de vivre la jeunesse comme période d’expérimentation.

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Conclusion
de la deuxième partie

Une polarisation sociale de la jeunesse


Dans le contexte général de massification scolaire, d’accélération de la
mobilité sociale, et de plus grande mobilité des rôles la jeunesse n’est plus ce
moment d’ajustement instantané qui s’effectuait d’une part entre des indi-
vidus dotés de capacités données et des positions, d’autre part entre une
identité sociale et un métier. Les deux processus d’allocation et de sociali-
sation se complexifient : il faut à la fois construire la définition sociale de sa
place dans la société, et faire correspondre cette définition à une position
professionnelle. C’est parfois le travail de définition qui est long et difficile,
c’est parfois le travail de construction pratique de la position, et ce sont sou-
vent les deux opérations qui, successivement et alternativement, supposent
un long processus d’ajustement progressif.
Dans ce processus d’ajustement, le diplôme prend une importance
croissante. Pour les jeunes comme pour les entreprises, il ne donne plus
forcément, comme c’était le cas autrefois, une image claire et immédiate du
« métier ». Mais il constitue le passeport indispensable pour accéder à un
certain niveau socioprofessionnel. Ainsi, l’écart se creuse entre les jeunes
qui, de plus en plus nombreux, possèdent ce viatique, et ceux qui en sont
dépourvus. Ces derniers, et non l’ensemble de la jeunesse, sont soumis à
des risques croissants de marginalisation sociale et professionnelle.
Un double phénomène semble à l’œuvre qui explique la radicalité de la
frustration ressentie par une partie des jeunes en difficulté : une polarisa-
tion sociale de la jeunesse accompagnée d’un mouvement d’homogénéisa-
tion culturelle. La polarisation sociale signifie que l’écart entre les chances
d’insertion (notamment en termes d’emploi et de revenus) des jeunes sans
diplômes et des autres jeunes, s’est fortement accru. Les développements
des sections précédentes l’ont clairement montré. Mais, en même temps,
les valeurs, les normes culturelles et de consommation, les aspirations de
l’ensemble des jeunes ont eu tendance à se rapprocher quels que soient

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188  Sociologie de la jeunesse

le milieu d’origine et le niveau de formation. Ces normes ne sont pas iden-


tiques, mais elles sont très certainement moins éloignées qu’elles ne l’étaient
entre des catégories de jeunes différentes au lendemain de la seconde guerre
mondiale. Les jeunes sans diplômes ont donc à la fois des aspirations plus
élevées, ou moins encadrées par leur milieu d’origine, que leurs homologues
des années 1950, et des moyens plus faibles d’accéder aux éléments mini-
maux de statut qui permettent une intégration normale à la société.

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TROISIÈME PARTIE

Vivre la jeunesse
L’ ont à juger de l’état de la société et à s’engager, la plupart des
jeunes sont armés intellectuellement pour porter une appréciation et
orienter leur décision, mais ne sont pas encore engagés socialement dans
une position professionnelle stable, ou même plus largement, une posi-
tion sociale (conjugale, résidentielle, civique) ; tout en commençant à se
dégager d’une stricte détermination familiale dans la formation de leurs
opinions et l’adoption de telle ou telle attitude, les jeunes ne sont encore
véritablement orientés ni par la défense d’intérêts personnels associés à
une position sociale, ni par une identité socioprofessionnelle qui finit par
se confondre presque totalement avec l’image de soi. Certes, le diplôme,
lorsqu’il concerne certaines filières considérées comme prestigieuses, peut
conférer une forte identité. Mais par définition cette alchimie sociale ne
concerne qu’une « élite » restreinte. La plupart des autres, bien que leur
perception du monde soit fortement structurée par l’influence familiale et
leur destin social probable, se trouvent néanmoins dans un statut relati-
vement indéterminé et assez faiblement associé à des intérêts de groupe,
de corps ou de corporation ; d’où sans doute une plus grande « volatilité »
des opinions juvéniles. Celle-ci est encore renforcée par la redéfinition de
la période de la jeunesse qui est en cours actuellement : la prolongation du
temps des expérimentations – sur le plan du travail, de la vie en couple,
voire de la résidence – contribue sans doute à reporter aussi le moment où
se forme un corps stable d’opinions et d’attitudes sociales.

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Chapitre 7

Engagements, valeurs
et croyances

Un rapprochement des valeurs


entre générations
L’identification de l’enfant ou de l’adolescent à un groupe d’appartenance,
à ses normes et ses valeurs est un élément capital du processus d’insertion
sociale. L’identification de l’enfant à ses parents est presque totale : pour
lui, le plus souvent, les parents sont des dieux. Puis, peu à peu, à mesure
qu’approche l’adolescence, l’enfant prend des distances avec l’univers fami-
lial. Cette distance se constitue d’abord à travers l’action socialisatrice du
groupe des pairs. Sur ce plan, l’école, la prolongation scolaire ont joué, dans
les sociétés modernes, un rôle central. En éloignant plus longtemps et plus
systématiquement les enfants de l’influence familiale, en les regroupant par
classes d’âge, l’institution scolaire a permis à une communauté de goûts de
se cristalliser. Certains voient même dans l’école l’élément clé ayant pro-
duit la notion moderne de génération (Ryder, 1965).
À la suite de la première très forte croissance de la scolarisation au
début des années 1960, c’est sur les mœurs que les différences génération-
nelles sont d’abord apparues. Dans une enquête réalisée en 1975 auprès
d’adolescents et de leurs parents, Annick Percheron (1989) constatait que,
dans tous les domaines relevant des modes de vie personnels, les jeunes
émettaient des opinions beaucoup plus libérales et plus tolérantes que
leurs parents. Par contre, en ce qui concernait l’organisation générale de
la vie en société, les jeunes interrogés dans cette enquête ne remettaient
pas véritablement en cause les règles qui la régissent et les institutions
qui la symbolisent (la religion, la famille, etc.). Annick Percheron remar-
quait aussi qu’une fois passée cette phase critique de tension sur la vie
quotidienne et les espaces de liberté et d’autonomie dont disposent les
adolescents, une fois apaisés les conflits auxquels elle a pu donner lieu,
c’étaient surtout la force et la permanence des transmissions – et d’abord

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196  Sociologie de la jeunesse

dans ce qu’elles ont d’implicite et de profondément intériorisés  – qui


demeuraient.
L’enquête menée en 1975 montrait aussi des différences de classes
sociales : dans les classes supérieures et moyennes, et dans la région pari-
sienne, l’accord entre générations se faisait à peu près sur la question des
modes de vie et des mœurs alors que les désaccords étaient plus profonds
dans le domaine des règles de la vie en société. Il en allait presque à l’inverse
dans les couches rurales et populaires : la distance entre génération y était
profonde pour tout ce qui touchait à la morale quotidienne alors que moins
de différences apparaissaient sur l’organisation de la vie en société.
Ce diagnostic d’ensemble pourrait-il être porté dans les mêmes termes
aujourd’hui ? Pour répondre à cette question nous disposons d’un certain
nombre d’enquêtes menées depuis le début des années 1980, notamment
les enquêtes « valeurs »1. Que nous montrent-elles ? Tout d’abord un rappro-
chement des valeurs entre générations qu’illustre la figure 25. Cette figure
synthétise l’orientation principale de valeurs dans les pays européens et
montre son évolution dans les différentes classes d’âge. Les valeurs en Europe
se structurent toujours autour d’une opposition entre la « tradition », fondée
sur la valorisation en tant que tel du passé, et ce qu’on peut appeler « l’indivi-
dualisation », entendue comme un corps de valeurs mettant en avant le libre
choix et la promotion de l’individu (Galland, Lemel, 2006).
On constate tout d’abord une tendance générale qui voit reculer l’adhé-
sion au pôle traditionnel des valeurs. Sans surprise, on voit aussi que plus
les Européens sont jeunes, moins ils adhèrent à ces valeurs traditionnelles.
Il n’y a, jusque-là, rien de bien surprenant. Le rythme auquel s’effectuent
ces évolutions dans les différentes classes d’âge est moins attendu. En effet
il s’avère que ce recul a été plus important chez les Européens adultes que
chez les jeunes. Chez ces derniers, de 1981 à 2008 le niveau d’adhésion à ces
valeurs traditionnelles restait stable. On assiste cependant à un net recul
en 2017. Mais sur l’ensemble de la période, c’est dans les classes d’âge inter-
médiaires que ce recul a été le plus marqué. Ce double mouvement conduit
donc à un rapprochement général des valeurs entre les générations : les
Européens plus âgés (et surtout ceux dans la force de l’âge – les 40-60 ans)
sont devenus beaucoup moins traditionnels que leurs devanciers, tandis
que les attitudes des jeunes ont évolué moins rapidement dans le sens d’une
permissivité croissante. Ainsi, en 1981, une nette coupure entre classes
d’âge se manifestait sur ces valeurs traditionnelles. Dorénavant, elle se
situe plutôt avant et après 65 ans.

1. Le programme European Values Survey a été lancé à la fin des années 1970 par un groupe de
chercheurs belges et hollandais. Il visait à mesurer de façon régulière l’évolution des valeurs des
Européens au moyen d’enquêtes par sondage auprès d’échantillons représentatifs des pays parti-
cipants. La France a été intégrée au dispositif dès la première étude, réalisée en 1981. Quatre
autres ont suivi, en 1990, 1999, 2008 et 2017. Pour les résultats français, voir Bréchon, Tchernia,
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concernant les jeunes Européens, voir Galland, Roudet, 2005 ; Galland, 2014 ; Galland, 2021.

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Engagements, valeurs et croyances 197

1,0

0,8

0,6
18-24 ans
0,4 25-34 ans
35-44 ans
0,2
45-54 ans
0,0 55-64 ans
−0,2 65 ans et plus

−0,4

−0,6
1981-1984 1990-1993 1999-2001 2008-2010 2017
Source : Enquêtes valeurs européennes.

Lecture : Chaque courbe relie, pour différentes classes d’âge à cinq dates différentes, les valeurs moyennes
(centrées-réduites) d’un score d’adhésion aux valeurs traditionnelles qui synthétise plusieurs questions sur
l’attachement aux valeurs traditionnelles en matière de vie privée (en matière d’homosexualité, d’avortement,
de divorce, d’euthanasie, de suicide), de conception traditionnelle de la famille, d’adhésion à l’autorité et
de religiosité. Plus le score est élevé, plus les répondants adhèrent à ces valeurs traditionnelles. Les attitudes
traditionnelles peuvent se définir comme la manifestation de l’attachement par principe au passé et aux valeurs
et aux institutions qui en sont issues. Le champ couvert est celui des répondants aux différentes séries des
enquêtes valeurs dans les pays européens suivants : France, Royaume-Uni, Allemagne, Italie, Espagne, Pays-
Bas, Danemark, Suède.

Figure 25. Adhésion aux valeurs traditionnelles :


évolution selon les classes d’âge en Europe
Le diagnostic d’Annick Percheron issu de son enquête de 1975 semble
donc caduc. Il n’y a plus d’opposition fondamentale entre les jeunes et la
génération de leurs parents sur la question des mœurs. Comment expliquer
ce rapprochement ? Tout d’abord, les générations intermédiaires sont préci-
sément celles qui, dans leur jeunesse, ont initié la révolution des mœurs
des années 1960-1970. Elles ont gardé, semble-t-il, de cette expérience un
particularisme générationnel qui annule en grande partie l’effet du vieillis-
sement qui contribue à réorienter les attitudes vers une conception plus
traditionnelle. La rupture semble assez nette avec les générations suivantes
qui ont été socialisées dans un climat éducatif déjà gagné par un fort libé-
ralisme, mais qui n’ont pas eu à se battre pour l’imposer.
Néanmoins, malgré cette convergence générationnelle, il demeure
des écarts de valeurs entre générations, même s’ils sont beaucoup moins
marqués que dans les périodes précédentes. La figure 26 qui porte sur la
seule vague 2017 de l’enquête valeurs montre qu’en Europe de l’Ouest (ici
le Danemark, la France, l’Allemagne, l’Italie, les Pays-Bas, l’Espagne, la
Suède et le Royaume-Uni) les jeunes demeurent plus éloignés des valeurs
religieuses et des valeurs traditionnelles en matière de mœurs que les autres

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198  Sociologie de la jeunesse

classes d’âge1. Mais ils adhèrent également moins nettement aux valeurs
de participation sociale et politique et aux valeurs démocratiques que les
classes d’âge plus âgées.

0,3
Intégration soicopolitique

0,2
50–59 ans
0,1
60–69 ans
30–49 ans
0,0

–0,1 18–29 ans

–0,2
70 ans et plus
–0,3
–0,4 –0,3 –0,2 –0,1 0,0 0,1 0,2 0,3 0,4 0,5
traditionalisme culturel et religieux

Lecture : Une analyse en composantes principales sur les valeurs des Européens en 2017, synthétisées sous
la forme d’une série d’échelles d’attitudes, fait ressortir deux facteurs principaux, l’un de « traditionalisme
religieux et culturel », l’autre « d’intégration sociopolitique et d’adhésion aux valeurs démocratiques ». Ces
résultats corroborent ceux trouvés en 2006 sur les systèmes de valeurs des Européens (Galland, Lemel,
2006). Les points de la figure correspondent aux valeurs moyennes par classes d’âge des deux scores factoriels
pour l’Europe de l’Ouest (mêmes pays que la figure 25).

Figure 26. Traditionalisme et adhésion à la démocratie par classes d’âge


en Europe (European values study, 2017)
Cependant, les jeunes Européens de l’Ouest se sentent moins bien intégrés
à la société que les adultes (c’est ce que montre le deuxième axe de la figure 26)
et ce sentiment est renforcé lorsqu’on prend en compte le niveau d’études
pour comparer les classes d’âge. En effet, un niveau d’études élevé renforce
le sentiment d’intégration, ce qui mécaniquement élève le score d’intégration
sociopolitique des jeunes (plus éduqués). Mais à niveau d’études contrôlé, ce
score d’intégration des jeunes est nettement plus faible que celui des adultes
(Galland, Lemel, 2010). Beaucoup de raisons peuvent expliquer ce sentiment
de faible intégration des jeunes Français (Galland, 2009a), notamment leurs
difficultés à se stabiliser dans l’emploi et une conception extrêmement élitiste
du système éducatif qui mine l’estime de soi et la confiance dans la société. Ce
déficit d’intégration n’est pas partagé par tous les jeunes Européens (Galland,
2009b), nous allons le voir dans la section suivante. Dans certains pays, il est
possible qu’il conduise une partie des jeunes à adopter des comportements
plus radicaux à l’égard de la société. Une enquête menée en France auprès d’un

1. La figure 25 qui porte sur les cinq vagues d’enquête « écrase » les différences entre classes
d’âge en 2017, du fait de l’échelle de l’axe retenue pour rendre compte des écarts très importants
dans les années précédentes.

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Engagements, valeurs et croyances 199

échantillon représentatif de 8 000 jeunes de 18 à 24 ans montre que 24 % d’entre


eux se déclarent favorables à changer radicalement la société par une action
révolutionnaire. Les jeunes n’ont cependant pas le monopole de cette radicalité.
La génération de leurs parents interrogée également à ce sujet regroupe égale-
ment 24 % de personnes favorables à un changement révolutionnaire. Les baby-
boomers sont moins radicaux (17 %) (Galland, Lazar, 2022 ; Galland, 2022).

Les jeunes dans l’Europe des valeurs1


Les valeurs des Européens s’organisent principalement autour d’une double
opposition, celle entre les valeurs traditionnelles et les valeurs d’autonomie
en premier lieu, celle entre des valeurs d’intégration sociale et politique et
des valeurs d’individualisme et de retrait d’autre part (voir la note de lecture
de la figure 26).
Comment se positionnent les classes d’âge en Europe sur ces deux
dimensions ? Les jeunes Européens de toutes nationalités se singularisent-
ils par des valeurs communes ou proches qui les distingueraient nettement
des adultes ? La réponse est apportée par la figure 27.
1,5
axe de religiosité et de conservatisme culturel

RO A
RO J PL A 1,0

PL J
HR A LT A
HR J
IT A 0,5
PT A LT J
BG A SK A
BG J SI A AT A
SI J
IT J DE A
HU A 0,0
–1,2 –0,8 -0,4 0,0 ES A 0,4 NO A 0,8 1,2
SK J UK A AT J FI A DK A
PT J HU J DE J
DK J SE A
UK J –0,519 FI J
EE A SE J
–0,5 NL A
FR A ES J
CZ J NL J NO J
FR J
EE J
–1,0
axe d’intégration sociopolitique

Lecture : Les pays par classes d’âge (18-29 ans symbolisés par la lettre J vs 30 ans et plus symbolisés par la
lettre A) ont été projetés en variables illustratives sur le plan des deux premiers facteurs de l’ACP. Chaque flèche
relie la position des jeunes d’un pays donné aux adultes de même nationalité (pointe de la flèche). L’Italie, par
exemple, est située au milieu du plan, plus traditionnelle que beaucoup de pays d’Europe de l’Ouest, mais moins
que de nombreux pays de l’Est. Les adultes italiens sont plus traditionnels que les jeunes Italiens. Le Danemark
est un cas très différent, très éloigné du centre du plan, à la fois très autonome et très intégré.

Figure 27. Orientation des valeurs par pays et classes d’âge en Europe


en 2017 (European values study 2017)

1. Cette section s’inspire d’un article publié dans Agora-Débats jeunesses (Galland, 2014).

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200  Sociologie de la jeunesse

La figure  27 montre d’abord que les pays européens se différencient


nettement sur ces deux dimensions. Trois groupes de pays se distinguent
assez clairement. Les pays du nord de l’Europe –  Danemark, Norvège,
Suède, Finlande, Pays-Bas – accompagnés de l’Allemagne et de l’Autriche,
se situent dans le quadrant sud-est du plan : leurs habitants adhèrent plus
nettement que les autres Européens à des valeurs d’autonomie et sont en
même temps plus participatifs et mieux intégrés à la vie sociale, religieuse
et politique.
Un deuxième groupe est constitué par des pays du centre Europe
–  Espagne, France, Royaume-Uni, auxquels s’adjoignent la Tchéquie et
l’Estonie. Ces Européens ont un niveau d’adhésion aux valeurs d’autonomie
proche de celui du premier groupe, mais s’en distinguent par un niveau net-
tement plus faible d’intégration.
Un troisième groupe rassemble presque tous les pays d’Europe centrale
et orientale et se situe dans le quadrant sud-est du plan. Il s’agit d’Européens
plus traditionalistes, plus individualistes et beaucoup plus en retrait de la
vie sociale et politique. Néanmoins, ce degré de retrait est évidemment
variable d’un pays à l’autre. Il est très fort dans une partie de l’Europe orien-
tale et balkanique (Roumanie, Croatie, Pologne, Lituanie). Il est moins élevé
dans d’autres pays de la même aire géographique, la Slovaquie et la Bulgarie,
et même la Hongrie. L’Italie et le Portugal se rattachent à ce groupe de pays
plus traditionnels et faiblement intégrés.
La deuxième information que livre la figure 27 concerne la position
des jeunes par rapport aux adultes dans chacun des pays. On peut tout
d’abord tirer un enseignement général qui concerne presque tous les
pays : on remarque que les flèches reliant les jeunes aux adultes ont dans
l’ensemble la même direction. Elles se dirigent en général plus souvent
vers le haut du plan et plutôt vers la droite pour les pays du premier
groupe (pays nordiques). Cela signifie donc que dans presque tous les
pays européens les adultes sont plus traditionnels que les jeunes et
que, dans les pays du nord, ils sont également mieux intégrés à la vie
sociale et politique. Un effet de génération explique le premier résultat
et un effet d’âge, peut-être associé à un effet de génération, le second.
Le renouvellement des générations s’est en effet traduit par une adhé-
sion plus marquée aux valeurs d’autonomie et d’individualisation. Cette
tendance paraît commune à l’ensemble des pays européens, même si
les écarts entre eux restent forts, car dans chaque pays, les jeunes ne
s’écartent que relativement des adultes. On n’enregistre absolument pas
de mouvement générationnel massif qui ferait converger tous les jeunes
Européens vers un point commun. En réalité, les écarts entre jeunes de
pays différents paraissent aussi élevés que les écarts entre adultes. On a
donc un mouvement de translation général qui ne réduit que faiblement
les écarts entre pays. Le deuxième résultat, la moins bonne intégration
sociopolitique des jeunes par rapport aux adultes dans les pays du Nord,

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Engagements, valeurs et croyances 201

est d’abord à  nuancer : en  effet, les jeunes Nordiques, Allemands ou


Hollandais ont néanmoins un score d’intégration sociopolitique nette-
ment supérieur à celui de tous les autres jeunes Européens. Leur déficit
relatif ne se manifeste que par rapport aux adultes de même origine
nationale. Il est difficile à interpréter en l’état : s’agit-il d’un effet d’âge
qui verrait l’intégration sociopolitique se renforcer fortement avec l’âge
dans les pays nordiques ? S’agit-il d’un effet de génération qui verrait au
contraire s’affaiblir cette intégration sociopolitique dans les nouvelles
générations ? Il est impossible de trancher pour le moment.
Les écarts entre classes d’âge sont néanmoins variables selon les pays. Ils
sont plutôt faibles dans les pays les plus traditionnels (Roumanie, Pologne,
Croatie) comme si ces sociétés dans leur ensemble n’avaient encore que
faiblement évolué vers les valeurs d’autonomie. Ils sont plus élevés dans les
pays du nord de l’Europe où, par conséquent, les clivages de valeurs entre
classes d’âge sont plus marqués. La France se distingue par un faible écart
entre jeunes et moins jeunes et une position très en pointe de l’ensemble de
la société sur l’adhésion aux valeurs d’autonomie.
Un autre enseignement général de la figure 27 est que, malgré cette
distance relative entre générations, les écarts entre groupes de pays sont
plus forts, en moyenne, que les écarts entre classes d’âge. Autrement dit,
sur le plan des valeurs, un Européen est davantage défini par son appar-
tenance nationale que par sa classe d’âge. Comparons, par exemple, la
distance qui sépare sur la figure 27 un jeune Français d’un jeune Danois
à la distance qui sépare le même jeune Français d’un adulte de même
nationalité. La première est beaucoup plus importante que la seconde.
Le jeune Français se distingue donc beaucoup plus de son homologue
danois que de ses aînés français. Ce constat vaut bien sûr surtout lorsque
l’on compare des groupes de pays éloignés sur le plan des valeurs.
À l’intérieur d’un groupe relativement homogène, la proximité de classe
d’âge peut reprendre ses droits : par exemple, parmi les pays nordiques
les jeunes ont des positions très proches, et assez éloignés de leurs aînés
respectifs. Dans ce groupe de pays, la proximité de classe d’âge paraît
plus forte que la proximité nationale pour définir les valeurs auxquelles
adhèrent ses membres.

Une recomposition religieuse


Les théoriciens de la sécularisation avancent des diagnostics très différents
sur l’évolution de la place de la religion dans la société. En simplifiant on
peut opposer deux thèses. L’une, qu’on peut situer dans le prolongement
de la sociologie positiviste d’Auguste Comte qui considérait que la religion
était incompatible avec le monde moderne, affirme qu’on assiste bien à un
déclin irrémédiable du religieux et à une expulsion de la culture chrétienne

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202  Sociologie de la jeunesse

des sociétés modernes1. À l’opposé de cette thèse, un sociologue comme


Luckman pense que la religion constitue un aspect universel de la condi-
tion humaine. Pour lui, comme pour Peter Berger, les théories radicales de
la sécularisation confondent Église et Religion et assimilent à tort le déclin
institutionnel des Églises au déclin de la religion dans la société. Dans
The invisible religion (1967), Luckman considère ainsi qu’il n’y a pas perte
de la religion, mais privatisation de la religion, permise par l’accès direct de
« consommateurs privés » à un stock de significations constitué des diffé-
rentes traditions religieuses.
Les aspects générationnels sont évidemment importants dans ce débat.
Si la thèse du recul radical de la religion est juste, on devrait en voir par-
ticulièrement les signes dans les nouvelles générations. La perte d’emprise
de la religion sur la société devrait se manifester par un recul toujours plus
marqué de l’influence religieuse dans les cohortes les plus récentes.

Le réveil religieux en question


La dernière vague 2017 de l’enquête sur les valeurs concernant la religiosité
et l’implication religieuse conduit à nuancer le diagnostic qui était formulé
dans l’édition précédente de cet ouvrage. En effet, de 1981 à 2000, la reli-
giosité avait eu tendance à remonter chez les jeunes en Europe de l’Ouest,
alors que l’implication religieuse des jeunes (mesurée par le fait de déclarer
appartenir à une confession et de fréquenter un lieu de culte) continuait de
reculer fortement. Cela ne paraissait donc pas conforter la thèse d’un recul
régulier et massif de la religion qui serait d’autant plus net qu’on aurait
affaire à des cohortes récentes et semblait plutôt entrer en phase avec la
thèse de Luckman : maintien de la religiosité combiné à un recul de l’enga-
gement institutionnel. Cela alimentait la thèse d’une religiosité sans appar-
tenance (believing without belonging) théorisée par Grâce Davie (1996) en
Grande-Bretagne et dont Yves Lambert (2005) avait vu les signes se généra-
liser partout en Europe, plus particulièrement chez les jeunes.
Néanmoins les années qui ont suivi le début des années 2000 paraissent
avoir changé la donne. Dès 2008, la religiosité repart très fortement à la
baisse et 2017 confirme cette tendance. Il y a certes convergence géné-
rationnelle sur la religiosité mais le recul s’est bien amplifié chez les
jeunes. Il est vrai cependant que le tableau n’est pas univoque : certaines
croyances en lien avec une forme de spiritualité se maintiennent chez
les jeunes, par exemple, la croyance en une vie après la mort. Par contre,
les croyances orthodoxes, la croyance en Dieu notamment continuent de
reculer (figure 29).

1. Parmi les auteurs modernes, il s’agit surtout de sociologues britanniques, comme Bryan
Wilson (1966) et Steve Bruce (2001). Sur l’ensemble de cette discussion autour de la notion de
sécularisation, le lecteur peut se reporter à la note critique de Jean-Paul Willaime parue dans la
Revue française de sociologie (2006).

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Engagements, valeurs et croyances 203

18-24 ans 25-29 ans 30-49 ans 50-59 ans 60 ans et plus

4,0
A Religiosité
3,0
2,0
1,0
0,0
–1,0
–2,0
–3,0
1981-1984 1990-1993 1999-2001 2008-2010 2017

18-24 ans 25-29 ans 30-49 ans 50-59 ans 60 ans et plus

1,2 B Implication
dans les institutions
1,0 religieuses
0,8
0,6
0,4
0,2
0,0
–0,2
–0,4
–0,6
–0,8
1981-1984 1990-1993 1999-2001 2008-2010 2017
Source : enquêtes Valeurs européennes.

Lecture : L’échelle de religiosité (A) est construite à partir des réponses à plusieurs questions portant
sur les croyances religieuses et l’importance de Dieu dans la vie. Le niveau de religiosité croît avec la
valeur de l’échelle. L’échelle d’implication dans les institutions religieuses (B) est construite à partir de
deux questions, sur le fait de déclarer appartenir à une confession et de fréquenter un lieu de culte plus
ou moins régulièrement. Le niveau d’implication croît avec la valeur de l’échelle. Les deux scores sont
des valeurs normalisées (valeurs centrées-réduites de moyenne 0). La liste des pays est la même qu’à la
figure 25.

Figure 28. Évolution de la religiosité et de l’implication


dans les institutions religieuses
Yves Lambert décelait également un réveil religieux interne qui se
manifeste par le fait que les jeunes chrétiens se déclarent plus religieux en
fin qu’en début de période sur plusieurs points. Cette tendance ne dément
pas cependant l’affaiblissement institutionnel des Églises. Elle signifie que
le rapport de ces jeunes chrétiens avec la religion est personnellement plus
intense, même s’il ne se traduit pas par un engagement durable. Elle ali-
mente le succès de grandes réunions religieuses comme les Journées mon-
diales de la jeunesse (JMJ).

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204  Sociologie de la jeunesse

70%
67 %
65%
61 %
64 %
60%

55 %
53 % 50 % 50 %
50 %
46 % 46 %
45 %
45 % 43 %
40 %

35 %

30 %
1981-1984 1990-1993 1999-2001 2008-2010 2017

Croyance en Dieu Croyance en une vie après la mort


Source : Enquêtes valeurs européennes.

Figure 29. Évolution de l’adhésion à deux croyances religieuses


chez les jeunes de 18-24 ans en Europe de l’Ouest

L’intégration religieuse est faible


au début du cycle de vie
L’évolution des attitudes religieuses des jeunes et la différence qu’elles
manifestent avec celles des adultes peuvent relever d’un effet d’âge, de
génération ou de période, ou d’une combinaison des trois (cf. infra, deu-
xième partie, chapitre 5). La figure 30 montre que l’effet du vieillissement
est toujours un facteur puissant d’évolution des attitudes religieuses, et
donc d’explication des différences, à une date donnée, entre celles des
différentes classes d’âge. Dès la première enquête valeurs, en 1981, Jean
Stoetzel (1983) avait montré qu’avec le vieillissement on voit croître tous
les indices de la pratique, de la foi, des besoins religieux et de leur satis-
faction par les Églises. De la même manière, le dogmatisme et la rigueur
morale augmentent aussi avec l’âge.
Cependant, cet effet de l’âge s’est atténué du fait du recul très marqué,
d’une vague d’enquête à l’autre, de la religiosité dans toutes les classes d’âge,
recul qui est spectaculaire en 2017. À cette date, la pente de courbe de reli-
giosité selon l’âge s’est ainsi fortement adoucie du fait de ce puissant effet
de période.

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Engagements, valeurs et croyances 205

1981-1984 1990-1993 1999-2001 2008-2010 2017


4,0

3,0

2,0

1,0

0,0

–1,0

–2,0

–3,0
18-24 ans 25-29 ans 30-49 ans 50-59 ans 60 ans et plus
Source : Enquêtes européennes sur les valeurs.

Lecture : Les données sont les mêmes qu’à la figure 28, mais elles sont présentées ici avec l’âge en abscisse.

Figure 30. Évolution de la religiosité par âge de 1981 à 2017

Un affaiblissement de la transmission familiale


La baisse de l’intégration religieuse des jeunes générations s’explique en
partie par un affaiblissement de la transmission familiale : 54 % des jeunes
Français de 18-29 ans déclaraient en 2008 ne pas avoir fréquenté de lieu
de culte à 12 ans contre 20 % des 50-59 ans et 12 % des 60 ans et plus. La
sécularisation est un processus qui s’auto-entretient : le déclin de l’emprise
religieuse à chaque nouvelle génération contribue à limiter la diffusion des
valeurs et des croyances religieuses d’une génération à l’autre.

Tableau 9. Croyances en fonction de la pratique à 12 ans et de l’âge ( %)


(Europe, 2017)
Croit en
Appartient Croit en la
Croit en Dieu une vie après
à une religion réincarnation
la mort
18-29 ans non pratiquant 42 % 26 % 42 % 32 %
pratiquant 71 % 62 % 55 % 29 %
(au moins fêtes
religieuses)
30-39 ans non pratiquant 39 % 30 % 35 % 25 %
pratiquant 68 % 70 % 59 % 27 %
(au moins fêtes
religieuses)

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206  Sociologie de la jeunesse

Croit en
Appartient Croit en la
Croit en Dieu une vie après
à une religion réincarnation
la mort
40-49 ans non pratiquant 45 % 37 % 38 % 27 %
pratiquant 72 % 71 % 58 % 30 %
(au moins fêtes
religieuses)
50-59 ans non pratiquant 49 % 41 % 32 % 25 %
oui (au moins 70 % 72 % 54 % 29 %
fêtes religieuses)
60 ans non pratiquant 48 % 42 % 25 % 16 %
et plus
pratiquant 74 % 76 % 48 % 19 %
(au moins fêtes
religieuses)

Source : Enquête européenne sur les valeurs 2017.

Lecture : 71 % des 18-29 ans qui fréquentaient un lieu de culte (au moins pour les fêtes religieuses) à 12 ans
déclarent appartenir à une religion. Les non-pratiquants du même âge ne sont que 42 % à le dire. La liste des
pays couverts est la même que celle indiquée à la figure 25.

Comme le montre le tableau 9, le fait d’avoir été élevé religieusement


exerce, quel que soit l’âge, une influence positive sur le niveau de croyance :
les jeunes qui étaient pratiquants à 12 ans croient en Dieu plus de deux
fois plus souvent que ceux qui étaient non pratiquants dans l’enfance.
Le vieillissement, à mesure que la perspective de la mort se rapproche,
rend la religion plus attractive même chez les individus qui n’ont pas reçu
d’éducation religieuse. Peut-être aussi ces individus âgés appartiennent-
ils à des générations où l’absence de socialisation religieuse familiale
avait moins d’impact sur la transmission intergénérationnelle dans un
contexte général où les valeurs religieuses étaient encore dominantes
dans la société.
Même si les individus qui ont reçu une éducation religieuse bénéfi-
cient, dans l’ensemble, d’une plus forte intégration religieuse, l’effet de
l’âge ne disparaît pas complètement. Les jeunes élevés religieusement
déclarent un peu moins souvent que les plus âgés appartenir à une reli-
gion, et croire en Dieu. D’autre part, l’absence d’éducation religieuse res-
treint très fortement la portée des signes d’allégeance institutionnelle à la
religion, mais elle est loin d’effacer toute croyance en une transcendance,
notamment parmi les jeunes : ces derniers, lorsqu’ils n’ont pas été élevés
religieusement, croient plus souvent que les personnes plus âgées, à l’exis-
tence d’une vie après la mort et à la réincarnation. Par ailleurs, le taux
de croyance en la réincarnation est indépendant de l’éducation religieuse
reçue dans l’enfance. C’est une nouvelle confirmation de la déconnexion
croissante chez les jeunes entre l’allégeance institutionnelle aux Églises et
les croyances.

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Engagements, valeurs et croyances 207

Déclin des institutions religieuses


mais maintien des croyances
Le déclin du « religieux » qui se manifeste à l’occasion du renouvellement des
générations n’équivaut donc pas à une disparition complète de la « religion »,
si on distingue en celle-ci l’institution à laquelle les jeunes générations sont
effectivement de moins en moins attachées, des valeurs ou des croyances
liées au sacré ou à l’au-delà qui se recomposent plus qu’elles ne disparaissent.
Ainsi, la moitié de jeunes Européens déclarent toujours croire en Dieu
(figure 29) ; entre 1981 et 2017, la proportion des jeunes Européens de 18-29 ans
déclarant croire en « une vie après la mort » a même augmenté, passant de 46 %
à 50 %, ce qui fait que les jeunes partagent cette conviction autant, voire plus
que les adultes. En France, pays pourtant très sécularisé, la croyance en une vie
après la mort a gagné du terrain chez les jeunes : en 2017, 57 % des 18-29 ans par-
tageaient cette conviction ; ils n’étaient que 36 % en 1981. Les croyances hétéro-
doxes se développent également chez les jeunes : 38 % d’entre eux déclarent par
exemple croire à la réincarnation (ils étaient 23 % dans ce cas en 1981), et cette
croyance est d’autant plus répandue qu’on est jeune.
L’éloignement à l’égard de l’Église et de son enseignement qui se mani-
feste néanmoins peut avoir des causes internes à l’institution ecclésiale elle-
même : l’écart grandissant entre la morale qu’elle prône et celle pratiquée par
les jeunes. Ces derniers trouvent ainsi de plus en plus inadaptée la réponse
que l’Église apporte aux « questions familiales » (65 % des jeunes Européens
de 18-29 ans en 2008, contre 53 % en 1981). Lorsqu’elle se cantonne à son
domaine traditionnel, l’intervention de l’Église est moins contestée : 49 %
des jeunes trouvent qu’elle apporte une réponse aux problèmes spirituels
(30 % en 1981). On remarquera que la défiance grandissante manifestée à
l’égard des préceptes ecclésiaux dans le domaine de la vie privée concerne
l’ensemble des générations. Les jeunes sont plus sensibles à cette question
qui les concerne davantage au moment de l’entrée dans la sexualité, mais la
prise de distance à l’égard de l’Église dans ce domaine est partagée par tous.
La méfiance des jeunes relève également peut-être d’une attitude plus
générale à l’égard des institutions et des grandes idéologies d’encadrement
moral, religieux ou politique : « à une appartenance stable, reçue en héri-
tage, […], s’est substituée une adhésion, non seulement volontaire, […], mais
aussi, personnalisée, modulée et mobile » (Champion, 1988).
En deuxième lieu, au-delà même de ce nouveau rapport aux institutions,
on assisterait à l’apparition de nouvelles formes d’appartenance, moins
fondées sur ce qui constituait, la communauté traditionnelle –  la trans-
mission de coutumes, de croyances qui deviennent comme une seconde
nature  – et plus sur l’affect, la fusion affective, pour constituer ce qu’on
pourrait appeler des communautés émotionnelles. À l’intérieur même
des groupes de jeunes catholiques observés et interrogés pendant la venue
du Pape Jean-Paul  II, au stade Gerland à Lyon, c’est bien cet aspect de

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208  Sociologie de la jeunesse

convivialité, cette primauté de l’affect qui fondent le rassemblement et font


son succès (Champion).
Au bout du compte, la composante religieuse de l’identité personnelle
des jeunes Européens semble se maintenir (tableau 10). En tout cas l’éloi-
gnement radical à l’égard de la religion que peut recouvrir le choix de se
déclarer « athée convaincu » ne séduit qu’une très faible minorité de jeunes
Européens, même si ce taux a progressé en 2008, puis en 2017 (17 %).

Tableau 10. Le sentiment d’être quelqu’un de religieux des jeunes Européens


(18-29 ans)

Quelqu’un Athée
Non religieux Non-réponse Total
de religieux convaincu
1981-1984 43 % 38 % 8% 10 % 100 %
1990-1993 43 % 40 % 7% 10 % 100 %
1999-2001 46 % 40 % 9% 5% 100 %
2008-2010 39 % 43 % 13 % 5% 100 %
2017 35 % 44 % 17 % 4% 100 %
Source : enquêtes européennes sur les valeurs. Champ couvert : voir figure 25.

Lecture : La question était formulée ainsi : « Indépendamment du fait que vous êtes pratiquant ou non,
diriez-vous que vous êtes quelqu’un de religieux, de non religieux ou un athée convaincu ? »

Les jeunes dans l’Europe des religions


Le niveau d’intégration religieuse des jeunes reste extraordinairement divers
d’un pays européen à un autre (tableau 11). L’Italie, pays d’ancienne culture
catholique, conserve sur les critères classiques d’intégration religieuse
–  appartenance, croyance en Dieu et pratique  – des taux élevés chez les
jeunes. Mais même dans ces pays très religieux, les effets de la sécularisation
institutionnelle se font sentir : l’appartenance religieuse, si elle reste élevée,
diminue néanmoins. En Italie, la pratique religieuse régulière n’est plus le fait
que d’une petite minorité de jeunes. Les pays du Nord se caractérisent par le
maintien d’un fort sentiment d’appartenance religieuse, mais également par
un niveau de pratique très faible. Ces pays sont héritiers d’une religion d’État
qui se combine à un « évidement religieux interne » (Lambert, 2002). La jeu-
nesse française, pourtant socialisée dans un pays de vieille culture catho-
lique, apparaît comme l’une des plus sécularisées d’Europe occidentale, avec
la jeunesse des Pays-Bas et celle des pays luthériens.
Dans la plupart des pays la tendance n’est pas au renforcement de ces
critères classiques d’intégration religieuse.
Si l’on considère des indicateurs moins directement associés à l’or-
thodoxie et aux institutions religieuses –  la croyance en une vie après la
mort par exemple  – le tableau est moins disparate et les évolutions sont

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Engagements, valeurs et croyances 209

beaucoup plus souvent positives : par exemple, dans 5  des 8  pays étudiés
dans le tableau 11, la croyance en une vie après la mort s’est renforcée chez
les jeunes entre 1981 et 2008.
Les contrastes religieux de la jeunesse européenne restent donc marqués
sur le plan institutionnel, ils le sont beaucoup moins lorsqu’on considère des
formes de religiosité plus diffuses et moins directement liées aux Églises.

Tableau 11. Quelques indicateurs d’intégration religieuse des jeunes


Européens (18-29 ans) en 1981 et 2017

Appartient Croit en une vie Pratique > 1 fois


Croit en Dieu
à une religion après la mort par mois
1981 2017 1981 2017 1981 2017 1981 2017
Danemark 93 % 79 % 39 % 35 % 24 % 43 % 1% 3%
France 59 % 33 % 52 % 46 % 36 % 57 % 6% 8%
Allemagne 90 % 65 % 68 % 55 % 37 % 60 % 9% 4%
Italie 89 % 67 % 83 % 74 % 50 % 58 % 20 % 14 %
Pays-Bas 54 % 27 % 60 % 31 % 48 % 47 % 18 % 11 %
Espagne 82 % 51 % 83 % 58 % 56 % 47 % 20 % 5%
Suède 90 % 62 % 38 % 30 % 37 % 42 % 3% 6%
Royaume-Uni 86 % 30 % 70 % 40 % 54 % 45 % 10 % 10 %
Total 80% 55% 66% 45% 45% 50% 13% 7%
Source : Enquêtes européennes sur les valeurs.

Une remontée de la religiosité


chez les jeunes musulmans
Comme nous l’indiquions dans le chapitre précédent, l’enquête MGIS réa-
lisée en France auprès de la population immigrée et issue de l’immigration,
montrait l’amorce d’une convergence des valeurs et des pratiques des des-
cendants d’immigrés et des jeunes d’origine française (Tribalat, 1996). Sur le
plan des attitudes religieuses, Hugues Lagrange (2013) a tenté de comparer les
résultats de l’enquête MGIS et ceux de l’enquête TeO1 réalisée en 2008, sur la
population des descendants d’immigrés ou des classes d’âge jeunes issues de
l’immigration dans les deux enquêtes. La comparaison n’est pas toujours pos-
sible, mais elle montre par exemple que l’affiliation religieuse des descendants

1. L’enquête intitulée Trajectoire et Origines (TeO) était dédiée à l’étude de la diversité des popu-
lations en France et au thème des discriminations. Elle a été réalisée entre septembre  2008 et
février 2009 par l’INED et l’INSEE en France métropolitaine sur un échantillon de 21 000 per-
sonnes : immigrées, natives d’un DOM, descendantes d’immigrés, descendantes d’originaires d’un
DOM, natives de France métropolitaine dont aucun parent n’est immigré ou originaire d’un DOM.

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210  Sociologie de la jeunesse

d’Algériens s’est fortement accrue entre les deux dates (passant de 70 % à


près de 90 %). Elle montre également que, contrairement à 1992, les signes
de religiosité (pratique régulière, importance accordée à la religion) sont plus
forts en 2008 chez les jeunes originaires du Maghreb et du Sahel que chez les
adultes de même origine. Autrement dit, l’effet de l’âge semble s’être inversé
entre les deux enquêtes. Comme l’écrit Hugues Lagrange dans l’article cité :
« Tout se passe comme si les facteurs qui poussent au développement de la
sécularisation dans le courant central de la société étaient suspendus chez les
jeunes issus des migrations du Sud [extra-européennes] socialisées en France.
L’inversion de la tendance au déclin chez les jeunes des pratiques religieuses
dans la plupart des groupes d’immigrés originaires de pays musulmans est
aussi très remarquable dans l’expression de la religiosité. »
Une enquête réalisée à l’automne 2016 auprès de lycéens majoritairement
d’origine populaire, avec un sous-échantillon important de jeunes d’origine
étrangère (et de confession musulmane), montre que cet univers est religieu-
sement très clivé et que les jeunes musulmans se distinguent très nettement
des autres jeunes sur le plan de l’importance qu’ils accordent à la religion
(Galland, Muxel, 2018). Ils se distinguent évidemment des sans religion (qui
représentent 41 % de cet échantillon) mais également très fortement des
catholiques. La figure  31 montre que leur niveau de religiosité a un profil
presque symétrique et inversé à celui des jeunes catholiques : 80 % de ces der-
niers se situent dans les 4 valeurs les plus faibles de l’indicateur, tandis que
53 % des musulmans se situent parmi les 4 valeurs les plus élevées.

30 %
25 %
20 %
15 %
10 % Catholiques
5 % Musulmans
0 %
2 3 4 5 6 7 8 9
um

um
im

im
in

ax
m

score de religiosité
Source : enquêtes menées auprès de 6 828 lycéens de classe de seconde dans 21 lycées des académies de Lille,
Créteil, Dijon et Aix-Marseille (Galland, Muxel, 2018).

Lecture : cet indicateur de religiosité est construit à partir de 8 questions sur l’importance de la religion dans
l’éducation reçue du père et de la mère et dans différents aspects de la vie des jeunes. Le niveau minimum
correspond au cas théorique où aucun item n’est considéré comme important, le niveau maximum celui où
l’ensemble des items sont considérés comme importants.

Figure 31. Niveau de religiosité d’élèves de classe de seconde de confession


catholique et de confession musulmane

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Engagements, valeurs et croyances 211

Attitudes religieuses et valeurs


Les attitudes religieuses sont une des composantes du système de valeurs
et sont associées à un type de positionnement à l’égard de la vie en société
et des règles qui l’organisent. Lorsqu’on examine, à l’aide d’analyses statis-
tiques multivariées, l’agencement de ces valeurs, on est frappé de constater
la permanence d’une structuration autour d’un dipôle modernité-tradition
(Galland, Lemel, 2006), la tradition étant entendue comme l’attachement
aux valeurs du passé, transmises presque inchangées de génération en géné-
ration au fil de l’histoire d’une société (Shils, 1971). Par opposition, le pôle
moderne se définit essentiellement, d’après les données analysées1, comme
résultant d’un processus d’individualisation, mettant en avant le libre choix
et la promotion de l’individu (mais pas forcément l’individualisme).
L’un des résultats de ce travail est de montrer que les attitudes reli-
gieuses, et plus précisément l’adhésion à une identité religieuse, constituent
un déterminant fondamental des orientations de valeurs2.
Une explication possible de la permanence de la structuration des
valeurs autour du rapport à la tradition où la religion tient une grande place,
pourrait reposer sur le caractère progressif du renouvellement des géné-
rations. Les générations anciennes, socialisées à un autre stade du déve-
loppement des sociétés européennes, seraient les dépositaires naturels des
valeurs anciennes (« traditionnelles »). Le maintien de celles-ci serait sim-
plement le résultat du fait que le renouvellement générationnel est lent. La
société ancienne et les valeurs qu’elle représente ne s’effacent donc que peu
à peu. Un type d’interprétation semblable avait été proposé par R. Inglehart
(1993) pour expliquer la montée irréversible des valeurs post-matérialistes.
Cette interprétation n’est évidemment pas dénuée de tout fondement. Les
Européens les plus âgés sont les plus proches du pôle traditionnel des valeurs.
Inversement, les plus jeunes en sont les plus éloignés. Cependant, l’explication
générationnelle n’emporte pas totalement la conviction pour expliquer la per-
manence du pôle traditionnel dans l’organisation des valeurs européennes.
La figure 25 présentée au début de ce chapitre montre que le renouvelle-
ment générationnel n’alimente pas tout à fait l’affaiblissement des « valeurs
traditionnelles » dans le sens qui était attendu. Bien sûr, étant en moyenne
moins « traditionnelles », les nouvelles générations qui viennent se subs-
tituer aux générations âgées, contribuent mécaniquement à éloigner le
centre de gravité des valeurs européennes du pôle traditionnel. Cependant,
l’évolution intergénérationnelle n’est pas uniforme et contrairement à ce
qui pouvait être attendu, les Européens les plus âgés se sont éloignés plus

1. Il s’agit des enquêtes européennes sur les valeurs sur lesquelles un traitement systématique
a été effectué à l’aide d’échelles construites à partir du jeu de plusieurs questions. Des analyses
factorielles ont ensuite été réalisées sur l’ensemble de ces échelles (Galland, Lemel, 2006).
2. Ce n’est pas l’orientation confessionnelle de cette identité qui compte principalement
(catholique, protestant, orthodoxe…), mais le fait de se définir ou non par une appartenance
religieuse, quelle qu’elle soit.

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212  Sociologie de la jeunesse

rapidement des valeurs traditionnelles que les Européens les plus jeunes.
Chez ces derniers on percevait même l’amorce d’un retour en arrière en
2008 qui ne s’est pas confirmé dans la vague 2017.
Cependant, cette demande de liberté dans la vie privée qui ne se dément
pas se combine de plus en plus à une demande de régulation de ces effets
sur la vie sociale. C’est ce qui explique sans doute, par exemple, la remontée
assez spectaculaire de la demande d’autorité chez les jeunes de nombreux
pays d’Europe (figure 32) : plus la liberté est grande, plus elle demande à
être régulée. Le fait nouveau est que les jeunes reconnaissent de plus en plus
cette nécessité (Galland, 2005a). Sur ce plan à nouveau, leurs attitudes ont
rejoint celles des adultes. On assiste même, à nouveau à une spectaculaire
convergence générationnelle.

0,8
0,6
0,4
60 ans et plus
0,2
50-59 ans
0,0
30-49 ans
–0,2
25-29 ans
–0,4 18-24 ans
–0,6
–0,8
–1,0
1981 1990 1999 2008 2017
Source : Enquêtes européennes sur les valeurs.

Lecture : L’échelle est construite à partir de trois questions : plus de respect de l’autorité est une bonne chose,
confiance dans l’armée, confiance dans la police. Plus le niveau de l’échelle est élevé, plus les répondants sont
en accord avec ces opinions. La liste des pays couverts est la même qu’à la figure 25. La moyenne du score est
de 0 pour l’ensemble des pays aux cinq dates.

Figure 32. Adhésion à l’autorité en fonction de l’âge en Europe de l’Ouest


de 1981 à 2017

Les attitudes politiques


Âge et attitudes politiques
Les thèses classiques des pionniers américains limitent les effets enregis-
trés sur ce plan à un effet d’âge qui aurait deux composantes ; d’une part,
la courbe de la participation électorale selon l’âge prendrait la forme d’un
U renversé ; d’autre part, les électeurs deviendraient plus conservateurs

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Engagements, valeurs et croyances 213

en vieillissant. Par contre, l’effet de génération serait nul ou très faible, les
opinions partisanes restant stables d’une génération à l’autre.
Depuis, les recherches plus récentes ont apporté des améliorations
ou même des démentis à ces hypothèses en prenant en compte la plus
grande complexité de l’évolution des opinions en fonction du temps et
de l’âge.
L’effet d’âge ne joue pas de manière mécanique, ou biopsychologique,
comme si c’était purement et simplement la plus grande maturité qui
expliquait l’évolution des comportements politiques. Plus fondamentale-
ment, les travaux de Warren Miller et Merrill Shacks (Miller, Shanks, 1996)
portant sur 11 élections américaines de 1952 à 1992 remettaient en cause
l’idée d’une forte variation de la participation électorale liée au cycle de vie.
Dans cette étude, Warren Miller et Merrill Shancks montrent qu’à niveau
d’études donné, le niveau de participation électorale atteint, dans chaque
cohorte étudiée, un plateau dès la trentaine et ne décline pas avant 70 ans.
La forte sous-participation juvénile qui ressort d’une simple analyse trans-
versale relève, en fait, en grande partie d’un effet de génération qui tient au
retrait beaucoup plus marqué des cohortes politiques qui ont commencé à
voter à la fin des années 1960. Cet effet a été en partie masqué par la hausse
du niveau moyen d’études qui a partiellement compensé les effets du mou-
vement de déclin générationnel. L’effet de l’âge peut également masquer
« un effet de composition » : par exemple, la montée du conservatisme avec
l’âge est due en partie à l’inégalité de répartition des sexes et des niveaux
d’instruction entre cohortes jeunes et âgées (les femmes et les moins

100
90
Taux de participation (%)

80
70
60
50
40
30
high school
20
high school
10 college
0
1952 1956 1960 1964 1968 1972 1976 1980 1984 1988 1992
Date
Source : Miller, Shanks, 1996

Figure 33. Taux de participation aux élections présidentielles américaines


des jeunes de 21-29 ans selon le niveau d’études (1952-1992)

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214  Sociologie de la jeunesse

instruits, plus conservateurs, étant plus représentés dans les cohortes les
plus anciennes). Vincent Drouin (1995) montre que la progression du sen-
timent de compétence politique est due essentiellement au renouvellement
des générations, des cohortes plus instruites remplaçant des cohortes qui
ont poursuivi moins loin leurs études et qui se sentent moins compétentes
pour formuler un jugement politique.

Apolitisme ou nouveau civisme ?


Les attitudes des jeunes à l’égard de la politique laissent perplexes beau-
coup d’observateurs. Les jeunes semblent en effet envoyer des signaux
contradictoires. D’un côté, certaines formes de désintérêt voire de rejet
de la politique paraissent se développer : en France par exemple, le taux
d’abstention des 18-25 ans au premier tour de l’élection présidentielle est
passé de 24 % en 1995 à 34 % en 2002 et leur écart avec les adultes s’est
accentué (Muxel, 2002). En 2012, bien qu’il ait mis la jeunesse au cœur
de sa campagne électorale, François Hollande n’a pas réussi à mobiliser
les jeunes électeurs : le taux de d’abstention des jeunes a été supérieur
de 10  points à celui de l’ensemble de la population et « leur désinves-
tissement électoral a progressé de 11 % entre les premiers tours de 2007 et
de 2012 » (Anne Muxel, Le Monde, 28/03/2014). En 2017, au premier tour
de l’élection présidentielle, l’abstention des jeunes est restée nettement
plus élevée que celle des électeurs âgés : 29 % des 18-24 ne se sont pas
déplacés pour aller voter, contre 16 % des 60-69 ans et 12 % des électeurs
de plus de 70 ans.
L’INSEE mesure la participation électorale à chaque vague des élec-
tions présidentielles et législatives depuis 2002. La figure  34 montre
le taux d’abstention systématique aux deux tours de ces élections, par
classes d’âge. Les personnes les plus âgées, de 80 ans et plus, sont les plus
abstentionnistes. Les questions de santé et de difficultés à se déplacer
l’expliquent en partie. Mais ce sont ensuite les classes d’âge de 18 à 34 ans
qui présentent les taux d’abstention systématique les plus élevés. Ces taux
avaient baissé en 2007 et convergé par classes d’âge à un niveau assez
bas. Mais par la suite, ces taux remontent nettement et la divergence
s’accentue, les jeunes étant de plus en plus des abstentionnistes systé-
matiques, alors que le niveau de ce retrait électoral reste stable chez les
40 ans et plus.
Une perte de confiance dans les élites politiques se manifeste égale-
ment : dans le baromètre politique du CEVIPOF (en 2007), près de 70 %
des nouveaux électeurs de 18 à 21 ans déclaraient n’avoir confiance ni dans
la gauche ni dans la droite pour gouverner. Dans l’enquête Louis-Harris
pour l’Institut Montaigne réalisée en 2021, 69 % des jeunes de 18-24 ans
interrogés pensent que les « élus et dirigeants politiques français » sont cor-
rompus (plutôt ou tout-à-fait) (Galland, Lazar, 2022).

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Engagements, valeurs et croyances 215

18-24 25-29 30-34 35-39 40-44 45-49 50-54


55-59 60-64 65-69 70-74 75-79 80 ou plus
35,0

30,0

25,0

20,0

15,0

10,0

5,0

0,0
2002 2007 2012 2017
Source : INSEE, enquêtes sur la participation électorale.

Figure 34. Taux d’abstention systématique aux élections nationales


de 2002 à 2017 par classes d’âge
D’un autre côté, les jeunes sont périodiquement des acteurs politiques
actifs dans la vie sociale : ils semblent alors se réveiller d’un long sommeil
et retrouver comme par miracle leurs vertus contestataires. On en a vu un
exemple frappant au début du printemps 2006 en France avec la contes-
tation massive d’une mesure de politique de l’emploi décidée par le gou-
vernement Villepin (le « contrat première embauche »). Mais les jeunes ne
sont pas uniquement intéressés par les mesures qui les concernent directe-
ment. Ils se sentent concernés par un grand nombre de questions sociétales
beaucoup plus larges – celles concernant l’environnement, les inégalités, le
racisme, etc. – qui animent le débat politique. Dans l’enquête Louis-Harris
déjà citée, 62 % des jeunes trouvent ainsi que les questions liées à l’envi-
ronnement devraient constituer un sujet « très important » ; 62 % égale-
ment disent la même chose concernant les inégalités, 67 % pour le racisme,
66 % pour le terrorisme et même 77 % pour les violences que subissent les
femmes. Les jeunes ne sont donc pas indifférents mais ils donnent peu – et
sans doute de moins en moins – à ces préoccupations sociétales une tra-
duction politique, en tout cas une traduction politique dans la grammaire
du système politique partisan.
Cela signifie-t-il, comme le prétendent certains sociologues, qu’une
politisation protestataire prend progressivement la place d’une politisa-
tion « classique » symbolisée par le vote et l’attachement à la démocratie
représentative ?

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216  Sociologie de la jeunesse

Tout d’abord, il est vrai qu’il existe un potentiel protestataire chez les
jeunes, plusieurs travaux l’ont montré. Anne Muxel (2018, p. 78) note par
exemple que « dans le renouvellement générationnel, la perception de l’ef-
ficacité de la manifestation de rue pour influencer les décisions prises en
France progresse au détriment du vote et de l’élection. Les jeunes Français
sont plus nombreux à accorder une efficacité importante à la mani-
festation de rue : 35 % contre seulement 20 % des 65  ans et plus ». Dans
l’enquête Louis-Harris-Institut Montaigne, on retrouve cet écart généra-
tionnel, notamment avec la génération des baby-boomers, puisque 24 %
des jeunes se disent « tout à fait » prêts à manifester pour défendre leurs
idées, contre seulement 15 % des baby-boomers. Il faut noter cependant
que les écarts ne sont pas énormes et que, d’autre part, une forte minorité
de jeunes (44 %) répugne à manifester. Les jeunes sont assez clivés sous
ce rapport. La jeunesse dans son ensemble n’est pas prête à descendre
dans la rue, loin de là. Les plus décidés à le faire sont plus souvent des
femmes (28 % contre 21 % des hommes) mais surtout beaucoup plus sou-
vent des jeunes très politisés à gauche, à l’extrême-droite et plus encore à
l’extrême-gauche (46 %). Lorsqu’on contrôle l’ensemble des variables pos-
siblement associées à cette propension à manifester, ce facteur politique
est l’un des plus puissants.
Laurent Lardeux et Vincent Tiberj (2021) ont proposé d’interpréter
cette tendance des jeunes à privilégier l’action protestataire comme un effet
déceptif de l’offre politique qui leur est proposée à travers les mécanismes
de la démocratie représentative. Cette thèse postule l’idée d’une substi-
tution progressive d’une participation politique protestataire à une parti-
cipation politique conventionnelle (exercice du droit de vote).
Les données de l’enquête Louis-Harris ne confirment pas cette thèse.
Si cette thèse de la substitution était vérifiée, les jeunes prêts à manifester
devraient se détourner du vote. Or, le tableau 12 montre que ce n’est pas
le cas. En effet, ce sont les jeunes les moins engagés dans l’action politique
protestataire (ceux qui se disent « pas du tout » prêts à manifester) qui
expriment le plus de doutes sur l’utilité du vote.
Actions politiques protestataires et actions politiques conventionnelles
apparaissent donc plus comme des actions complémentaires que comme
des actions exclusives l’une de l’autre. L’une des explications doit être
cherchée dans le fait que les jeunes attirés par la manifestation sont très
politisés.
La thèse de Laurent Lardeux et Vincent Tiberj sous-tend également
l’idée que le regard critique porté par les jeunes sur la démocratie représen-
tative contribue à alimenter les comportements politiques protestataires.
Mais cette idée n’est pas non plus confirmée par les résultats de l’enquête
Louis-Harris.

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Engagements, valeurs et croyances 217

Tableau 12. L’utilité du vote en fonction de la propension à manifester


C’est utile de voter car Voter ne sert pas à grand-chose
c’est par les élections car les responsables politiques
qu’on peut faire évoluer ne tiennent pas compte
les choses de la volonté du peuple
Pour défendre oui, tout à fait 67 % 33 %
vos idées,
oui, plutôt 69 % 31 %
seriez-vous
prêt à non, plutôt pas 67 % 33 %
manifester ? non pas du tout 57 % 43 %
total 66 % 34 %
Source : Enquête Louis-Harris Interactive auprès des 18-24 ans, septembre 2021.

En effet, l’attachement à la démocratie représentative croît au contraire


avec la propension à manifester : ceux des jeunes qui se disent « tout à fait
prêts » à manifester sont 53 % à juger absolument important de vivre dans
un pays gouverné démocratiquement, alors que ce n’est le cas que de 31 %
de ceux qui ne sont pas du tout décidés à manifester. La propension à mani-
fester ne semble donc pas résulter d’un rejet de la démocratie. Au contraire,
ce sont les jeunes les moins engagés dans l’action politique protestataire qui
sont les plus critiques à l’égard de la démocratie représentative. On voit donc
plutôt poindre l’idée selon laquelle les jeunes sont scindés en deux groupes :
– le premier joue sur tous les registres de l’action et de l’engagement poli-
tique qu’ils soient ou non conventionnels ;
– le second s’éloigne de toutes les formes d’engagement ou de participation
politique.
Un des faits majeurs de l’évolution du rapport des jeunes à la politique
est l’ampleur prise par ce qu’on peut appeler une forme de désaffiliation
politique. Une partie importante des jeunes ne se reconnaît plus de proxi-
mité avec un parti ou même avec une ligne politique symbolisée par l’oppo-
sition entre la droite et la gauche. L’enquête Louis-Harris déjà citée l’illustre
de façon frappante comme le montre le tableau 13. Une majorité de jeunes
ne se sent proche d’aucun parti politique.

Tableau 13. Les symptômes de la désaffiliation politique


N’a pas d’idée Ne se sent proche
assez précise pour d’aucun parti, ou ne
se positionner sur les connait pas assez
l’échelle gauche-droite pour avoir une opinion
18-24 ans 43 % 55 %
Génération « parents » (46-56 ans) 25 % 36 %
Génération « boomers » (66-76 ans) 20 % 31 %
Source : Enquête Louis-Harris septembre 2021.

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218  Sociologie de la jeunesse

Ce désengagement peut relever d’un effet d’âge ou d’un effet de géné-


ration. L’effet d’âge peut tenir au fait que les jeunes débutent leur vie poli-
tique et n’ont pas encore stabilisé leurs opinions et leurs choix politiques.
Cet effet d’âge, lié à la socialisation politique, peut être renforcé par le fait
que les jeunes sont dans une situation sociale caractérisée par la préca-
rité qui donne « un sentiment amoindri d’appartenance à la collectivité »
(Percheron, 1987). Dans le prolongement de cette thèse, tout en prenant
en compte les transformations du cycle de vie, Anne Muxel (1992, 2001)
explique que la socialisation politique des jeunes est plus « expérimen-
tale », échappant aux cadres partisans et syndicaux et se tournant davan-
tage vers des actions concrètes et ciblées. Cette interprétation met plutôt
en avant l’effet d’âge dans ce qui s’apparenterait plus à un « effet retard »
(Anne Muxel parle de « moratoire électoral ») qu’à un divorce irrémédiable
entre les jeunes et la politique. Ce délai résulte « du travail d’ajustement
et de négociation identitaire entre les héritages politiques familiaux et
l’expérimentation des premiers choix électoraux et des premiers engage-
ments citoyens ». Autrement dit, jouerait un effet d’interaction entre l’âge
et la période : ce seraient les conditions actuelles du processus de vieillis-
sement (à cette phase du cycle de vie) qui expliqueraient les attitudes poli-
tiques des jeunes. Par ailleurs, le contexte d’ensemble dans lequel les jeunes
font leur apprentissage politique a changé. Anne Muxel (2010) l’explique
ainsi : « Démocratie participative, démocratie d’opinion et protestation
définissent le contexte dans lequel les jeunes d’aujourd’hui entrent en poli-
tique et s’y impliquent plus ou moins fortement. Leur politisation, moins
normative et plus expressive, plus affranchie des tutelles institutionnelles
et organisationnelles, conditionne un engagement à la fois plus individua-
lisé, mais aussi plus réactif et plus protestataire collectivement. »
Les politistes insistent également sur l’importance des effets de période :
par exemple, la montée de la désaffection à l’égard des partis politiques
a été constatée par les chercheurs américains travaillant sur des cohortes
dans toutes les classes d’âge ; ce déclin de l’identification partisane est lié à
une conjoncture culturelle et historique particulière, même si, plus marqué
chez les jeunes, il est aussi associé à un phénomène de génération. En France,
les années 1970, années de l’opposition droite-gauche, offraient une clé
d’interprétation simple aux citoyens et des repères clairs pour s’identifier
à un parti ou à une famille politique ; les années 1990 voient ces repères se
brouiller, « d’où un sentiment plus largement partagé de complexité crois-
sante de la vie politique » (Drouin, 1995). L’indice d’une distance croissante
à l’égard de la politique est surtout marqué en ce qui concerne l’identifica-
tion partisane – c’est-à-dire l’aspect le plus institutionnel de l’identification
politique comme le montrent les résultats de l’enquête Louis-Harris (voir
tableau 13).
La thèse qui interprète le recul du politique chez les jeunes comme la
manifestation d’un « déplacement » des formes de la mobilisation politique

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Engagements, valeurs et croyances 219

et non comme un rejet de la politique en tant que telle, suscite toutefois


quelques interrogations. Vincent Drouin (1995) montrait, dans une étude
sur la période 1978-1988, que la prise en compte du niveau d’études dont on
sait depuis longtemps qu’il est très fortement corrélé à tous les indices de
politisation, renverse complètement le diagnostic d’évolution des attitudes
politiques des jeunes. La politisation ne se maintient dans les jeunes géné-
rations que parce qu’elles sont plus éduquées. À niveau d’études donné, la
dépolitisation apparaît au contraire nettement. Ce détachement se mani-
feste non seulement à l’égard du système partisan, mais plus fondamenta-
lement à l’égard de la politique elle-même si l’on en juge par la décroissance
de l’intérêt pour la politique, à niveau d’études constant.
Il y a plusieurs dimensions dans cet éloignement : une dimension de désin-
térêt et une dimension de rejet. Chez les jeunes, la dimension de désintérêt
semble prédominante : lorsqu’on interroge les jeunes Français sur leur proxi-
mité partisane (enquête Louis-Harris, 2021), 36 % avouent un manque de
connaissance pour pouvoir exprimer une opinion et 19 % disent qu’ils ne
se sentent proches d’aucun parti, ce qui exprime plutôt une forme de rejet.
La figure 35 montre l’évolution d’une génération à l’autre et par niveaux de
diplômes, du pourcentage de répondants qui indiquent « ne pas connaître
assez les formations politiques (les principaux partis qui leur sont présentés
dans la question) pour avoir une opinion ». On peut en tirer plusieurs ensei-
gnements. D’une part, ce pourcentage de personnes éloignées de la politique
par méconnaissance ou désintérêt s’accroît d’une génération à l’autre : il est
plus élevé dans la génération des parents que dans celle des baby-boomers, et
encore plus élevé dans la génération des jeunes. Cela montre qu’il y a bien un
effet de génération ou un effet de période dans cette évolution. L’effet d’âge est
plausible chez les jeunes (et il joue sans doute en partie), mais il n’y a aucune
raison qu’il se manifeste dans la génération des parents (des personnes ayant
entre 46 et 56 ans au moment de l’enquête). Le manque d’intérêt pour les
questions partisanes semble s’accroître progressivement. Second enseigne-
ment : l’effet du diplôme se renforce considérablement d’une génération à
l’autre. Chez les baby-boomers cet effet est nul. Il prend de l’ampleur dans la
génération de parents et s’accroît encore dans la jeune génération. Dans quel
sens ? Dans le sens où les non-diplômés ou faiblement diplômés s’écartent de
plus en plus nettement des diplômés en matière d’affiliation partisane. Ainsi
les jeunes Français titulaires d’un diplôme inférieur au bac sont aujourd’hui
46 % à se déclarer incompétents pour exprimer une préférence partisane.
La figure 36 sur le rejet des partis montre un résultat très différent : ce
sont les anciennes générations qui expriment le plus fortement, non plus
une incapacité à désigner un parti dont on se sentirait proche (comme pré-
cédemment), mais un refus de le faire. Mais ce résultat est un résultat-miroir
du précédent : les jeunes sont principalement non intéressés, ils sont donc
moins nombreux à exprimer un rejet qui, d’une certaine façon, est encore
une manifestation d’intérêt pour la politique, même si c’est un intérêt déçu

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220  Sociologie de la jeunesse

et frustré. La figure 36 montre également que le niveau d’études a un effet


inverse chez les jeunes par rapport aux deux autres générations. Dans les
générations des parents et des boomers, le rejet des partis décroît quand
le niveau de diplôme s’élève, alors que c’est l’inverse chez les jeunes. Plus
les jeunes sont diplômés, plus (contrairement à leurs aînés) ils rejettent les
partis. C’est un renversement important qui montre sans doute un phéno-
mène générationnel propre à la jeunesse diplômée. En effet, traditionnel-
lement la politisation s’accroît avec le niveau d’études. Cette relation est
peut-être mise à mal aujourd’hui chez une partie des jeunes diplômés.

% disant ne pas connaître assez les formations


politiques pour avoir une opinion

50 %

40 %

30 %

20 %

10 %

0 %
Baby-boomers Parents jeunes
Inférieur au Bac Bac Bac+2 Supérieur à Bac+2
Source : enquête Louis-Harris 2021.

Figure 35. L’éloignement de la politique par désintérêt


selon la génération et le niveau de diplôme

% disant ne se sentir proche d’aucune formation politique


35 %
30 %
25 %
20 %
15 %
10 %
5 %
0 %
Baby-boomers Parents jeunes
Inférieur au Bac Bac Bac +2 Supérieur à Bac +2
Source : enquête Louis-Harris 2021.

Figure 36. L’éloignement de la politique par rejet des partis


selon la génération et le niveau de diplôme

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Engagements, valeurs et croyances 221

Le chômage et la précarité que connaît une grande partie des jeunes à


l’entrée dans la vie active jouent-ils un rôle dans l’apparition de symptômes
de dépolitisation relative, comme le pensait Annick Percheron ? Une telle
influence est possible, et même probable1, mais constitue-t-elle le facteur
principal, lorsqu’on voit que la baisse de l’intérêt pour la politique touche
également toutes les catégories de jeunes, des plus au moins diplômés, alors
qu’on sait que les premières sont beaucoup moins touchées par le sous-
emploi que les secondes ?
Par ailleurs, si le chômage est très certainement un facteur de désociali-
sation qui porte ses conséquences dans tous les domaines de la vie sociale
et culturelle des individus qui le subissent, il est fort probable aussi que les
individus les moins bien socialisés au départ – du fait de leur environne-
ment familial, scolaire et résidentiel – et donc déjà peu intégrés au système
politique, soient ceux qui sont le plus touchés par les difficultés d’inser-
tion professionnelle. Bref, si le chômage est un facteur de dépolitisation, la
dépolitisation est aussi un symptôme d’une désocialisation qui rend plus
vulnérable au chômage.
En outre, la dépolitisation relative des jeunes n’est pas seulement l’effet
subi d’une marginalisation professionnelle, elle est aussi et surtout le résultat
d’une transformation du mode de constitution de l’identité sociale : celui-
ci, dans le domaine du travail et des modèles familiaux, se fait moins par
simple transmission et identification aux référents parentaux ; pourquoi en
serait-il autrement dans le domaine des valeurs et des idées politiques ? Là
aussi, la construction d’une « position » se fait plus souvent dorénavant par
expérimentation. Le « bricolage idéologique » dont les jeunes seraient les
principaux artisans correspond à ces tentatives de définition progressive
d’un cadre de références dans une société où la mobilité des rôles et des
positions est plus grande et où la part de la tradition et de la transmission
décline. Anne Muxel (1992) avait ainsi montré que l’intégration politique
est progressive. Certes, la moitié des jeunes de 17 à 19 ans qu’elle avait inter-
rogés fixaient leurs choix politiques (classement sur l’échelle gauche-droite)
dès la première vague d’enquête, en 1986, et ne variaient plus par la suite.
Mais 36 % se disaient « hésitants », souvent peu intéressés par la politique
et voyaient leurs attitudes graviter autour de la position centrale de l’axe
gauche-droite et 12 % étaient « retardataires », ne fixant leur choix qu’à la
deuxième ou à la troisième vague d’enquête. 4 %, enfin, étaient « instables »,
permutant de la gauche à la droite et réciproquement.

1. Les signes d’une moindre intégration politique des jeunes chômeurs ne sont toutefois pas
très marqués, comme le montrent les résultats d’Anne Muxel : les chômeurs ne sont pas beau-
coup plus nombreux que les salariés à se déclarer non intéressés par la politique et à refuser de
se positionner sur l’échelle gauche-droite. Ils sont un peu plus souvent abstentionnistes et non
inscrits sur les listes électorales (Muxel, 1992, 2010).

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222  Sociologie de la jeunesse

Les jeunes plus à gauche ?


C’est une idée couramment répandue que les jeunes ont des opinions et un
vote qui se situent plus à gauche que l’ensemble des autres classes d’âge.
Le tableau 14 montre qu’en fait la préférence pour la gauche des jeunes est
loin d’être systématique en Europe. Elle ne se vérifie assez systématique-
ment qu’en France, en Allemagne et en Espagne. Surtout, l’orientation poli-
tique des jeunes ne paraît pas particulièrement stable et dans la plupart
des pays, l’évolution est loin d’être linéaire. Elle connaît au contraire des
soubresauts qui peuvent faire passer d’une orientation majoritairement à
gauche à une orientation majoritairement à droite ou inversement. Dans
les pays représentés dans le tableau 14 seuls les jeunes Français, Allemands
et Espagnols sont plus nombreux, aux cinq dates de l’enquête, à exprimer
une orientation politique à gauche qu’une orientation politique à droite.
Dans un pays comme la France où les jeunes sont plus orientés à gauche que
dans beaucoup d’autres pays européens, la surreprésentation de la gauche dans
leurs votes aux élections est fréquente, mais pas systématique. Ainsi, en 1962,
la gauche est minoritaire dans l’ensemble des classes d’âge entre lesquelles on
n’enregistre que peu de différences. À partir de 1965 et jusqu’en 1981, la sur-
représentation de la gauche chez les jeunes est due essentiellement aux scores
élevés qu’y réalisent le Parti Communiste Français, le Parti Socialiste Unifié
et l’extrême gauche (Bréchon, 1995). Mais la SFIO, puis le Parti Socialiste ne
mobilisent souvent pas davantage les jeunes que les adultes. La préférence des
jeunes pour la gauche, accentuée au second tour des élections présidentielles
par la bipolarisation, n’est pas massive et fluctue en fonction de la conjoncture
et de l’offre politiques. Au premier tour de l’élection présidentielle de 1981, les
25-34 ans ont plus voté pour la gauche que les 18-24 ans. En 1988, l’attrait pour
la gauche a fortement baissé chez les jeunes, comme dans les autres classes
d’âge. En 1995 on assiste à un retournement, puisque le vote de gauche est
moins répandu chez les jeunes que dans les classes d’âge intermédiaires. À
l’occasion de cette élection, les jeunes électeurs semblent avoir délaissé les
« sortants » récents (Balladur) ou plus anciens (les socialistes) au profit du
candidat qui leur semblait incarner le changement (Chirac). Dans ce choix,
l’orientation idéologique des candidats semble s’effacer derrière la volonté de
renouveler le personnel politique (ibid.). Lors de cette élection, l’extrême droite,
représentée par Jean-Marie Le Pen, réalise un score élevé chez les jeunes (17 %)
encore amplifié en 2002, mais fortement réduit en 2007, Nicolas Sarkozy cap-
tant probablement une partie des voix du leader du Front National. En 2007,
la candidate socialiste a retrouvé les faveurs de la jeunesse, alors que celle-ci
s’était détournée de la gauche du gouvernement en 2002, au profit de l’extrême
gauche. On retrouve en 2007 un clivage assez marqué des préférences poli-
tiques selon l’âge, les jeunes électeurs donnant plus fréquemment leurs faveurs
à la gauche, alors que les plus de 35 ans se sont portés assez largement sur le
candidat de la droite classique.

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Engagements, valeurs et croyances 223

En 2012, malgré un programme orienté vers la jeunesse, le candidat du


Parti Socialiste fait un score moins élevé chez les 18-24 ans que chez les
25-34 ans. Les voix des jeunes se partagent assez également entre François
Hollande (29 %) et Nicolas Sarkozy (27 %) (sondage Ipsos, 19-21 avril 2012).
Enfin, en 2017, le clivage droite-gauche est bouleversé par l’arrivée
d’Emmanuel Macron qui prône une recomposition politique empruntant
à ces deux courants traditionnels de la vie politique française. Pourtant,
les  jeunes, à  l’occasion de cette élection, semblent retrouver, pour une
partie importante d’entre eux, un tropisme de gauche, puisque 30 % ont
voté pour Jean-Luc Mélenchon et 10 % pour Benoît Hamon. Mais c’est aussi
l’attirance pour une certaine radicalité qui se manifeste dans les choix élec-
toraux des jeunes, puisque, à côté de Jean-Luc Mélenchon, 21 % d’entre eux
disent voter pour Marine Le Pen. Emmanuel Macron, quant à lui, ne par-
vient à séduire que 18 % des jeunes électeurs, beaucoup moins que dans les
autres classes d’âge (sondage Ipsos, 19-22  avril  2017). Au second tour de
cette élection, cette attirance plus marquée des jeunes pour une forme de
radicalité politique se confirme puisque les 18-24 ans ont été les plus nom-
breux à voter pour Marine Le Pen (44 %) et les moins nombreux à voter pour
Emmanuel Macron (56 %, alors que son score oscille entre 60 et 64 % chez
les 25-64 ans et atteint 80 % chez les 65 ans et plus) (sondage OpinionWay
réalisé le jour du vote). Cette attirance des jeunes pour la radicalité poli-
tique s’est confirmée à l’élection présidentielle de 2022, les jeunes de 18-24
ans orientant leur choix préférentiellement vers Jean-Luc Mélenchon (La
France insoumise) (31 %), puis Marie Le Pen (Rassemblement National)
(26 %), devant Emmanuel Macron (La République en marche) (20 %) (son-
dage IPSOS, 6-9 avril 2022).
On le voit donc, l’orientation des jeunes vers la gauche n’a rien d’automa-
tique ni de systématique.
Mais il faut peut-être surtout remarquer la montée de l’abstentionnisme
chez les jeunes électeurs. Au premier tour de l’élection présidentielle fran-
çaise en avril 2022, 42 % des jeunes de 18-24 ans se déclaraient comme abs-
tentionnistes, et 46 % des 25-34 ans (sondage IPSOS, 6-9 avril 2022).

Tableau 14. Auto-positionnement sur l’échelle gauche-droite des jeunes


(18-29 ans) de quelques pays d’Europe
Echelle gauche-droite
ni gauche
gauche (1-4) droite (6-10) NSP/SR
ni droite (5)
1981-1984 27% 29% 28% 17%
1990-1993 23% 41% 24% 13%
Danemark 1999-2001 23% 43% 20% 14%
2008-2010 35% 42% 17% 6%
2017 42% 35% 21% 1%

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224  Sociologie de la jeunesse

Echelle gauche-droite
ni gauche
gauche (1-4) droite (6-10) NSP/SR
ni droite (5)
1981-1984 37% 20% 23% 19%
1990-1993 31% 19% 24% 26%
France 1999-2001 29% 18% 27% 27%
2008-2010 34% 26% 32% 8%
2017 29% 28% 22% 21%
Allemagne 1981-1984 32% 29% 24% 15%
1990-1993 33% 24% 30% 13%
1999-2001 33% 21% 31% 16%
2008-2010 34% 22% 24% 19%
2017 38% 22% 26% 14%
1981-1984 43% 21% 14% 22%
1990-1993 30% 23% 19% 28%
Italie 1999-2001 25% 36% 18% 20%
2008-2010 33% 37% 15% 16%
2017 18% 34% 16% 32%
1981-1984 35% 31% 19% 15%
1990-1993 30% 45% 16% 9%
Pays-Bas 1999-2001 31% 37% 28% 4%
2008-2010 29% 45% 16% 11%
2017 33% 40% 13% 14%
1981-1984 46% 16% 15% 23%
1990-1993 37% 18% 19% 25%
Espagne 1999-2001 39% 13% 26% 22%
2008-2010 40% 15% 29% 16%
2017 36% 25% 17% 22%
1981-1984 38% 34% 20% 8%
1990-1993 19% 46% 23% 12%
Suède 1999-2001 33% 38% 21% 8%
2008-2010 36% 35% 8% 20%
2017 32% 39% 21% 8%
1981-1984 19% 29% 34% 18%
1990-1993 28% 29% 37% 6%
Royaume-Uni 1999-2001 24% 16% 37% 24%
2008-2010 14% 20% 35% 31%
2017 35% 15% 37% 13%
Source : enquête européenne sur les valeurs.

Lecture : Chaque enquêté est invité à se situer sur une échelle en 10 positions allant de la gauche à la droite.
La position la plus choisie est la cinquième case, perçue comme le centre de l’échelle. C’est pourquoi, suivant
en cela Bréchon (2002), elle est isolée. La gauche est alors sur quatre positions (I à 4), la droite sur cinq
positions (6 à 10) ce qui interdit de comparer strictement le score des deux camps.

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Engagements, valeurs et croyances 225

Les jeunes et les valeurs


Comme d’autres catégories sociales les jeunes forment un groupe dont
la représentation dans la société subit beaucoup de déformations ; ces
idées fausses tiennent en grande partie au fait que les jeunes étant censés
représenter l’avenir de la société, celle-ci projette sur eux ses espoirs ou
ses craintes, les uns et les autres étant en partie fantasmés et bien souvent
très éloignés de la question des jeunes en tant que telle. Ces derniers sont
en quelque sorte un réceptacle idéologique des angoisses diffuses qui tra-
versent toute société à un moment ou à un autre de son histoire.
Un des travers les plus courants qui parcoure les analyses ou les commen-
taires est de considérer les jeunes ou la jeunesse comme le segment hyper-
trophié de tendances qu’on ne trouverait qu’à l’état latent dans le reste de
la société : les jeunes représenteraient l’état exacerbé de comportements et
de valeurs, individuels ou collectifs, le plus souvent négatifs, présents sous
une forme beaucoup plus atténuée dans les autres classes d’âge. Or cette
idée, couramment admise, qui fait des jeunes les agents annonciateurs du
devenir de la société est souvent fausse. Dans bien des domaines, les jeunes
ne s’éloignent pas beaucoup du reste de la société. Cela ne veut pas dire,
bien sûr, qu’ils ne présentent aucune spécificité, mais celles-ci sont souvent
d’ampleur moindre et de sens différent que ne l’indique le sens commun.
Par ailleurs, lorsqu’il se manifeste, on interprète trop souvent sans plus
de vérifications le particularisme juvénile comme un effet de génération,
alors que dans bien des cas il s’agit d’un simple effet d’âge. Dans ce cas,
l’originalité juvénile s’efface progressivement et à mesure qu’ils avancent en
âge les jeunes d’hier rejoignent dans leurs opinions les adultes d’avant-hier.
Distinguer les effets d’âge des effets de génération est donc une précaution
essentielle et elle impose quelques contraintes méthodologiques simples,
mais rarement remplies (deuxième partie, chapitre 5).
On peut illustrer quelques-uns de ces principes en prenant appui sur les
résultats d’enquêtes qui empruntent à l’une des méthodes qui permet de
distinguer effets d’âge, effets de génération et effets de période, l’enquête
répétée sur des échantillons et des jeux de questions comparables, comme
l’enquête européenne sur les valeurs réalisée dans la plupart des pays euro-
péens en 1981, 1990, 1999, 2008 et 2017. Bien sûr, l’écart relativement faible
qui sépare les dates d’enquêtes et le fait que nous ne disposons que de cinq
points de référence constituent une limite pour l’analyse des évolutions
générationnelles. Nous devons malheureusement nous contenter des ins-
truments dont nous disposons. Voyons, en nous appuyant sur l’échantillon
européen1, dans quels domaines les jeunes se singularisent et dans quelle
mesure ce particularisme, lorsqu’il se manifeste, relève d’un simple effet de
l’âge ou d’un effet de génération.
1. Nous prenons en compte ici les pays suivants : France, Royaume-Uni, Allemagne, Pays-Bas,
Espagne, Italie, Danemark, Suède.

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226  Sociologie de la jeunesse

L’attachement au « travail » et à la « famille » :


ni effets d’âge ni effets de génération
Dans certains domaines, les opinions des Européens sont très proches
quels que soient leur âge et la génération à laquelle ils appartiennent. C’est
le cas notamment, de l’attachement qui se manifeste à l’égard de deux ins-
titutions centrales de la société : le travail et la famille.
Après la famille, le travail est pour les Européens, ce qu’il y a de plus
important dans la vie ; plus que les amis, plus que les loisirs, et beaucoup
plus que la religion et la politique. Ce sentiment est répandu de façon homo-
gène dans la population et il serait donc inexact de penser que les jeunes
attachent moins d’importance au travail que leurs aînés : dans toutes les
classes d’âge, une majorité de personnes affirment que le travail est à leurs
yeux quelque chose de très important.
Cet attachement des jeunes aux valeurs du travail et de la famille ne
signifie pas que leur pratique de ces deux institutions est la même que
celle des adultes (Tchernia, 2005). Certes, Mais ils se retrouvent sur le
fait que le travail est une condition de la réussite de la vie personnelle
(68 % des jeunes Européens de 18 à 29  ans pensent comme leurs aînés
en 2017 que « pour développer pleinement ses capacités, il faut avoir un
travail »). L’attachement à la réussite personnelle par le travail est un peu
plus élevé chez les jeunes que chez les adultes et a progressé depuis 1981
(figure 37). Dans l’enquête Louis-Harris sur les seuls jeunes Français (de
18-24 ans), à la question sur le choix entre différents types d’emploi, les
jeunes se portent d’abord (à 42 %) sur le choix « d’un emploi dans un
domaine qui me passionne » (avant « un emploi avec un bon salaire »,
25 %, un « emploi sûr sans risque de chômage » ne recueillant que 6 %
des suffrages). Les jeunes attachent aussi plus d’importance que les plus
âgés aux aspects non directement professionnels du travail : ils valorisent
particulièrement l’aspect relationnel de l’activité professionnelle et sont
particulièrement sensibles au fait que le travail n’empiète pas trop sur la
vie personnelle.
Le fort attachement des jeunes à la famille (un peu moins marqué
cependant que celui des adultes) repose sur un intérêt bien compris et des
échanges entre générations qu’avait bien mis en lumière Claudine Attias-
Donfut (1995). Les jeunes adhèrent ainsi aussi massivement que les adultes
à l’idée d’une réciprocité intergénérationnelle fondée à la fois sur l’affection
et sur l’aide que les parents peuvent apporter à leurs enfants De ce point
de vue, la famille reste une institution extrêmement solide. Les difficultés
que peuvent connaître les jeunes au début de leur parcours professionnel
tendent même à renforcer son rôle.

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Engagements, valeurs et croyances 227

ASPECT IMPORTANT DU TRAVAIL : « UN TRAVAIL QUI DONNE L’IMPRESSION


DE RÉUSSIR QUELQUE CHOSE »
15-29 ans 30-49 ans

90 %
80 %
70 %
60 %
50 %
40 %
1981 1990 1999 2008 2017
Source : enquêtes européennes sur les valeurs.

Lecture : les personnes interrogées devaient indiquer pour différents aspects d’un emploi ceux qu’ils jugeaient
personnellement importants ; le graphique montre les réponses (en % de citations) pour l’item « c’est un
travail qui donne l’impression de réussir quelque chose ».

Figure 37. La réalisation personnelle par le travail selon l’âge


Cet attachement des jeunes à la famille ne les empêche pas évidemment
de la pratiquer d’une manière très différente de celle de leurs parents. On
repousse le moment de se marier quand on ne refuse pas tout simplement
de passer devant Monsieur le maire, on fait moins d’enfants, on se sépare
ou on divorce plus fréquemment.
L’intégration des jeunes à la société que manifeste cet attachement à ces
deux institutions centrales que sont la famille et le travail, n’est donc pas
incompatible avec une évolution profonde des formes que prend la partici-
pation sociale dans ces deux domaines.

Morale privée, morale publique


En matière de normes morales, civiques et sociales, les travaux anté-
rieurs (Stoetzel, 1983) et toutes les enquêtes montrent que les jeunes
sont plus permissifs que les plus âgés. Dans les enquêtes valeurs, ils
condamnent beaucoup moins souvent que les adultes une série de com-
portements relatifs aux mœurs sexuelles (l’homosexualité, l’avortement)
ou de comportements déviants ou inciviques (ne pas payer ses impôts, ne
pas payer son billet de train, toucher des indemnités indues, prendre de
la drogue, etc.). Sur la plupart des questions de cet ordre, et sur la période
étudiée (1981-2008), l’effet de l’âge est le plus significatif : c’est d’abord
le fait de vieillir qui conduit à adopter des attitudes moins permissives.
Mais le diagnostic serait très probablement différent si la période de
référence était plus étendue : Ronald Inglehart (1993), par exemple, a
montré, sur un registre de valeurs différent (ce que l’auteur appelle le

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228  Sociologie de la jeunesse

post-matérialisme1) et sur une période plus longue, que l’effet de généra-


tion était décisif pour expliquer le changement culturel : les générations
d’après-guerre, socialisées dans un contexte économique radicalement
différent de celui qu’avaient connu les générations précédentes, adoptent
des valeurs qui accordent la priorité à l’épanouissement personnel, aux
satisfactions intellectuelles et esthétiques, par rapport à la sécurité
matérielle.
En matière de normes, nous ne disposons pas de données qui permettent
de prouver une telle évolution puisque nous ne pouvons pas connaître avec
les enquêtes actuelles les valeurs auxquelles adhéraient les générations
d’avant-guerre durant leur jeunesse, mais il est probable que l’influence de
la religion et le climat éducatif exerçaient une influence anti-permissive qui
a en grande partie disparu aujourd’hui.
Il reste que l’effet propre de l’âge joue un rôle indéniable qui tient au
fait que les jeunes, par définition, ne sont pas encore ou ne sont que très
partiellement intégrés aux rôles adultes. Ils sont donc moins sensibles aux
normes et aux prescriptions qui sont associées à ces rôles : par exemple,
il est plus facile de se déclarer en faveur d’une liberté sexuelle totale
lorsqu’on n’est pas soi-même marié ou engagé dans une relation affec-
tive durable ; ou encore, on déclare probablement plus facilement qu’il est
légitime de ne pas payer ses impôts quand on n’en paye pas soi-même. Les
jeunes, en vieillissant, en adoptant progressivement les rôles et les sta-
tuts adultes sont inévitablement amenés à composer avec leur libéralisme
normatif.
En matière de mœurs, les jeunes sont très attachés à un « libéralisme »
qui consiste, pour chacun, dans la sphère privée, à pouvoir choisir libre-
ment sa manière de vivre, indépendamment des conventions sociales ou
morales et des normes religieuses. Cette idée est étroitement associée à
celle de tolérance : la revendication d’une liberté de choix pour soi-même
impose, en retour, de ne rien vouloir prescrire à quiconque. Cette attitude
des jeunes trouve sans doute son expression la plus caractéristique dans le
domaine des mœurs sexuelles et des opinions exprimées à ce sujet. L’effet
de l’âge y est très marqué et reste semblable aux quatre dates de l’enquête
valeurs.
Mais l’examen des corrélations entre les différents thèmes relevant
des normes montre que les attitudes en la matière se distinguent en
deux domaines différents : ce qui a trait, précisément, au domaine de la
vie privée et, d’autre part, ce qui concerne des normes qui mettent en
jeu des rapports avec d’autres personnes. Or, l’évolution des attitudes
concernant ces deux registres normatifs est assez divergente : comme le

1. Pour construire son indicateur de post-matérialisme, Ronald Inglehart utilise une ques-
tion sur les priorités à accorder parmi une liste de buts (maintenir l’ordre dans le pays,
augmenter la participation des citoyens, combattre la hausse des prix, garantir la liberté
d’expression).

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Engagements, valeurs et croyances 229

montre la figure  38, les comportements qui relèvent du domaine privé


sont de moins en moins condamnés, alors que dans le domaine public la
rigueur morale se maintient, voire se renforce chez les jeunes depuis 1990.
Ce renforcement d’une demande de régulation dans la vie publique, se
manifeste aussi par le regain de la valeur d’autorité (figure 32 supra) dont
la remontée chez les jeunes est spectaculaire. Ce retour de l’autorité est
particulièrement marqué dans certains des pays – comme le Danemark
ou les Pays-Bas  – qui sont pourtant à la pointe de la libéralisation des
mœurs.

0,4 morale privée morale publique

0,2

0,0

–0,2

–0,4

–0,6

–0,8

–1,0
1981 1990 1999 2008 2017 1981 1990 1999 2008 2017
Jeunes Adultes
Source : Enquêtes européennes sur les valeurs.

Lecture : Cette échelle est construite à partir des réponses à plusieurs questions portant des comportements
jugés plus ou moins justifiés (en se plaçant sur une échelle de 1 à 10) en matière de morale privée (prendre
de la drogue, l’homosexualité, le divorce, l’euthanasie, le suicide, l’avortement) et de morale publique
(demander des indemnités indues, frauder le fisc, accepter un pot-de-vin, ne pas payer son billet). Les valeurs
des scores sont standardisées (moyenne 0). Plus leur valeur est élevée, plus les comportements sont jugés
injustifiés. La liste des pays est la même qu’à la figure 37.

Figure 38. Rigueur morale en matière privée et publique.


Évolution des attitudes des jeunes (18-29 ans) et des adultes en Europe
Ces évolutions, apparemment paradoxales, ne sont pas simples à inter-
préter. Sur les seuls résultats français de l’enquête « valeurs » 2008, cette
tendance est confirmée et même renforcée : le libéralisme des mœurs
comme la demande d’ordre public croissent simultanément et fortement
chez les jeunes (Dompnier, 2010). Elle semble être le résultat d’une ten-
sion entre la demande de liberté –  toujours croissante dans le domaine
des mœurs  – et les craintes qui résultent d’un exercice éventuellement

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230  Sociologie de la jeunesse

incontrôlé de celle-ci dans la vie sociale. Elle pourrait signifier la fin d’une
idéologie libertaire, issue des années 1960, qui mêlait indissolublement
demande de liberté dans le domaine des mœurs, critique des institutions
et rejet de l’autorité (Galland, 2005a). De ce triptyque, seul le premier
terme continuerait de progresser.
Il n’est sans doute pas étonnant que ce soit chez les jeunes que cette
tension se manifeste le plus clairement. En effet, ce sont ceux qui sont à la
pointe du mouvement d’individualisation, mais ce sont ceux également qui
en subissent peut-être le plus directement les contrecoups négatifs. En effet,
la liberté croissante dont jouissent les adolescents ou même les préadoles-
cents s’est accompagnée d’un durcissement des relations entre les jeunes
eux-mêmes (et notamment entre garçons et filles) que notent beaucoup
d’observateurs1.

Une jeunesse « woke » ?


L’idée que la jeunesse se serait convertie à la culture « woke », cette sensibi-
lité exacerbée aux discriminations de genre et de race, engendrant ainsi une
profonde fracture générationnelle, a été défendue par Frédéric Dabi (2021),
Brice Couturier (2021) et de manière plus nuancée par Claudine Attias-
Donfut et Martine Segalen (2020). Les questions du genre et du « racisme
structurel », c’est-à-dire l’idée que les sociétés occidentales et notamment
les anciennes puissances coloniales seraient racistes par nature, consti-
tueraient la pierre de touche de cette nouvelle sensibilité générationnelle.
L’enquête menée avec l’Institut Louis-Harris pour l’Institut Montaigne
auprès d’un échantillon de 8 000 jeunes (Galland, Lazar, 2022 ; Galland,
2022) permet de vérifier à quel degré les jeunes partagent effectivement
ces idées.
Pour le faire, il est nécessaire d’interroger les jeunes sur une gamme
assez variée de sujets, pour apprécier l’importance relative qu’ils accordent
à chacun d’eux. C’est ce qu’a fait l’enquête Louis-Harris. Le résultat pré-
senté dans le tableau 15 conduit ainsi à relativiser l’importance des ques-
tions liées au genre ou aux droits LGBT dans les préoccupations des jeunes.
Il faut noter également que, dans la même enquête, moins de 1 % des jeunes
se définissent par une « autre identité de genre » que celle d’homme ou de
femme (58 jeunes exactement sur échantillon de 8 046 jeunes interrogés),
résultat qui conduit à relativiser l’importance accordée à ce sujet dans les
médias.

1. Plusieurs études monographiques montrent ces tensions entre jeunes dans les cités (Horia
Kebabsza, Daniel Welzer-Lang, 2003 ; Sauvadet, 2005). Mais elles se manifestent aussi dans
le cadre scolaire ordinaire comme en témoignent les stigmatisations ressenties par les jeunes
(Galland, 2006).

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Engagements, valeurs et croyances 231

Tableau 15. Sujets jugés très importants (%) par génération

Sujets jugés
Jeunes Parents Boomers
très importants
Les violences faites
77 61 67
aux femmes
Le racisme 67 32 47
Le terrorisme 66 62 77
La faim
65 38 43
dans le Monde
L’écologie 62 51 46
Les inégalités 62 36 37
Les violences
55 45 56
entre jeunes
Les droits LGBT 35 17 14
Les questions
de religion 33 20 21
et de laïcité
Les questions
28 12 11
de genre
Source : Enquête Louis-Harris Institut Montaigne, septembre 2021.

Une analyse factorielle sur l’ensemble de ces sujets montre d’ailleurs


que ces deux thèmes – le genre et les droits LGBT – se distinguent des
autres avec lesquels ils sont moins corrélés. Ce sujet n’est véritablement
mobilisateur que pour un petit tiers des jeunes. C’est une minorité impor-
tante, mais c’est loin d’être une majorité qui serait particulièrement mobi-
lisée sur ces questions. Et si l’on considère un intérêt plus large (plutôt
important et très important), les jeunes ne se différencient pas si forte-
ment des deux autres générations enquêtées : quelle que soit la généra-
tion, c’est toujours une majorité qui trouve ces sujets importants, mais à
un niveau moins élevé que les autres questions sociétales (à plus de 60 %
pour les droits LGBT, à plus de 50 % pour la question du genre). En réalité,
les jeunes sont très partagés sur ces questions de genre et d’orientation
sexuelle. Le « racisme structurel », l’idée de sociétés occidentales fonciè-
rement racistes, serait un autre marqueur de la conversion de la jeunesse
au wokisme. Pour le mesurer, il est indispensable de bien définir ce qu’on
entend par racisme structurel et de poser une question claire et explicite
à ce sujet. C’est ce qu’a tenté de faire l’enquête Louis-Harris avec l’intitulé
suivant à propos duquel on demandait aux jeunes de se prononcer : « Les
sociétés qui ont un passé colonial, comme la France, ont été et demeure-
ront racistes ».

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232  Sociologie de la jeunesse

45 % 40 % 40 %


40 % 35 % 36 %
35 % 30 %
30 % 27 % 26 %
25 %
25 %
20 % 19 %
15 % 11 %
10 % 6 % 5 %
5 %
0 %
Tout à fait Plutôt Plutôt pas Pas du tout
d’accord d’accord d’accord d’accord
Êtes-vous d’accord ou pas d’accord avec l’affirmation suivante : « les sociétés
qui ont un passé colonial, comme la France, ont été et demeureront racistes » ?
Jeunes Parents Baby-boomers
Source : Enquête Louis-Harris Institut Montaigne, septembre 2021.

Figure 39. Adhésion à l’idée du racisme structurel par génération


Les jeunes sont certes plus acquis à cette idée d’une société française
foncièrement raciste que les générations plus âgées, mais les écarts ne sont
pas considérables au point de valider l’idée d’une rupture générationnelle. Et
surtout, ceux qui se déclarent « tout à fait d’accord » avec cette idée, c’est-à-
dire ceux qui la valident réellement ne sont qu’une minorité (11 % des jeunes).
Au total, les jeunes sont donc certainement plus sensibles que les autres
générations aux questions du genre et du racisme structurel, mais ceux
qui se sentent les plus concernés par ces questions et qui pourraient donc
relever de ce qu’on appelle la culture « woke », ne représentent que entre
1/10 et un tiers des jeunes selon les sujets concernés. Il n’y a pas d’arguments
solides pour prétendre que les jeunes générations dans leur ensemble sont
en rupture avec les générations précédentes sur ces questions. En outre, les
profils sociaux de ceux qui sont sensibles à la question du genre et de ceux
qui se sentent concernés par la question du racisme structurel, sont assez
différents. Dans le premier cas, il s’agit plus souvent de jeunes femmes avec
un bon niveau de diplôme, dans le second cas de garçons moins diplômés et
plus souvent d’origine étrangère et de confession musulmane. Ces derniers
sont d’ailleurs réticents sur les questions de genre. La thèse de « l’intersec-
tionnalité », c’est-à-dire de la convergence des revendications identitaires de
classe, de race et de genre, paraît difficilement soutenable.

Valeurs économiques
Contrairement peut-être à une idée reçue, les jeunes ne rejettent pas
l’économie de marché. Si on en juge par les réponses qu’ils apportent
aux questions posées entre 1990 et 20171 dans l’enquête européenne sur
1. La plupart des questions économiques n’ont été introduites qu’en 1990 dans l’enquête sur
les valeurs et un certain nombre d’entre elles seulement en 1999.

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Engagements, valeurs et croyances 233

les valeurs, une très nette majorité d’entre eux trouvent, par exemple, que
« la concurrence est plutôt une bonne chose » et les jeunes sont doréna-
vant plus nombreux que les adultes à le déclarer (figure 40). L’adhésion à
cette opinion s’était affaiblie (quel que soit l’âge) entre 1990 et 1999, mais
s’est redressée en 2008 et a connu une nouvelle progression en 2017. Ce
sont dorénavant 62 % des jeunes Européens qui y souscrivent (figure 40).
La reconnaissance des grands principes de fonctionnement de l’économie
de marché ne signifie pas que les jeunes adhèrent à une conception doctri-
naire du libéralisme économique. Leurs attitudes économiques sont plutôt
pragmatiques et tempérées par des préoccupations sociales visant notam-
ment à réduire les inégalités. Ainsi, 74 % des jeunes Européens estiment
très ou assez important d’éliminer les grandes inégalités de revenus entre
citoyens (les adultes sont 75 % à partager la même opinion). Dans une large
mesure, les jeunes Européens adhèrent à ce qui se rapproche d’un modèle
social-démocrate du fonctionnement de l’économie : reconnaissance du
rôle du marché, attachement à l’égalité et au rôle de l’État pour réduire ou
compenser les atteintes qui y sont portées. Ces préoccupations égalitaires
sont plus fortes dans les pays méditerranéens et en France, où ces questions
se posent avec plus d’acuité. En 2008, en France, les opinions favorables à
une vision libérale de l’économie ont connu un recul sensible, sans être
plus marquées chez les jeunes que dans les autres classes d’âge (Dargent,
Gonthier, 2010).

68 %
66 %
64 %
62 %
60 % 18-29 ans
58 % >29 ans
56 %
54 %
52 %
1990 1999 2008 2017
Source : enquêtes européennes sur les valeurs.

Lecture : Les personnes interrogées devaient se placer sur une échelle en dix positions dont les positions
extrêmes étaient représentées par les affirmations suivantes : (I) la concurrence est une bonne chose. Elle
pousse les gens à travailler dur et à trouver des idées nouvelles (10) La concurrence est dangereuse. Elle
conduit à développer ce qu’il y a de pire chez les gens. Les courbes du graphique montrent le pourcentage
d’individus ayant choisi les positions I à 4 (la position 5 étant le plus souvent assimilée à une position centrale
de l’échelle). La liste des pays est la même qu’à la figure 37.

Figure 40. Adhésion selon l’âge en Europe à l’idée


que la concurrence est plutôt une bonne chose

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234  Sociologie de la jeunesse

Une jeunesse individualiste ?


Pour conclure provisoirement, une dernière question peut être abordée :
cette génération libérale en matière de mœurs tout en étant attentive à la
régulation des comportements sociaux, est-elle foncièrement individua-
liste ? Précisons la question : s’agit-il d’une génération qui a perdu tout sens
d’une intégration à un cadre social plus large que la sphère privée, d’une
intégration finalement à la société ?
Cette question peut être envisagée sous deux angles comme le montrait
Durkheim (1898) dans un petit essai pénétrant sur la question de l’indivi-
dualisme. On peut en effet distinguer un individualisme utilitariste issu des
doctrines de Spencer et des économistes, d’un individualisme humaniste
qui, au contraire du premier, place la « qualité de l’homme in  abstracto »
au-dessus des intérêts particuliers. À l’inverse du précédent, cet indivi-
dualisme n’a pas son origine dans l’égoïsme, mais dans son contraire,
dans une sympathie pour tout ce qui est humain : « C’est une religion dont
l’homme, dit Durkheim, est à la fois le fidèle et le Dieu ». Durkheim consi-
dérait que cet individualisme humaniste était consubstantiel aux sociétés
modernes et beaucoup de résultats des enquêtes sur les valeurs confirment
cette intuition en montrant que la liberté et la dignité de l’homme sont
les valeurs suprêmes des Européens aujourd’hui et particulièrement des
jeunes. Un travail de recherche récent (Bréchon, Galland, 2010) a d’ailleurs
montré que, parmi l’ensemble des Français, l’individualisation – entendue
comme la valorisation de l’autonomie personnelle – n’était pas associée à
l’individualisme, c’est-à-dire au repli sur soi et à la défense du strict intérêt
individuel. Les Français les plus « individualisés » participent au contraire
plus activement à la vie collective. Mais l’individualisation est cependant
liée à l’incivisme : prôner le libre choix de ses valeurs et de sa manière de
vivre conduit à moins souvent respecter les règles et les normes qui orga-
nisent la vie collective. Par ailleurs, il se confirme bien que les jeunes sont
plus « individualistes » que les adultes dans la force de l’âge. Par exemple,
ils se sentent moins concernés par l’expression de sentiments de solidarité à
l’égard de populations défavorisées que les adultes1 ce qui peut sembler sur-
prenant si l’on songe à l’image traditionnelle d’une jeunesse désintéressée
et généreuse.
L’optimisme de Durkheim à l’égard des effets sociaux de l’individualisme
doit donc peut-être être tempéré. Le « culte de l’individualité », si présent
dans la jeunesse contemporaine, est-il si éloigné qu’il le pensait de l’égoïsme
utilitariste ? On pourrait penser que ce retrait juvénile est lié à la condi-
tion plus incertaine des jeunes et au retard de leur socialisation politique

1. Une série de questions de l’enquête sur les valeurs porte sur le fait d’une part de se sentir
concerné par les conditions de vie d’un certain nombre de catégories de personnes défavorisées,
et d’autre part d’être prêt à faire quelque chose pour les améliorer. En général, les jeunes se
sentent moins concernés que les adultes.

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Engagements, valeurs et croyances 235

ou religieuse qui est très liée à l’expression de sentiments de solidarité.


Pourtant, lorsqu’on prend en compte ces facteurs, le sur-individualisme
juvénile reste pour ainsi dire constant (Galland, 2005b).
Ces résultats sont peut-être à mettre en rapport également avec la montée
d’un repli identitaire sur les espaces d’appartenance les plus proches (Belot,
2005). D’autres enquêtes qualitatives montrent que la culture du groupe
des pairs prend également une importance grandissante (Pasquier, 2005),
contribuant, là aussi, à resserrer le sentiment d’identité collective sur les
cercles les plus proches. Plus largement, les catégories traditionnelles de
l’action politique ne semblent plus trouver beaucoup d’écho chez les jeunes.
Une étude (SCP communication, 2007) montre que la notion « d’intérêt
général » leur reste largement étrangère. Tout au plus la définit-on comme
les intérêts de la majorité. L’idée qu’il puisse y avoir un « bien commun »
transcendant les intérêts individuels peine à s’imposer.

Les jeunes d’origine immigrée : une assimilation


culturelle entamée par les échecs de l’intégration sociale
La large enquête réalisée en France par l’Ined et l’Insee en 1992 auprès de la
population d’origine immigrée1 (Tribalat, 1996) aboutissait à une conclusion
relativement optimiste. Malgré la persistance de quelques particularismes
culturels tenant essentiellement au respect d’une certaine fidélité familiale,
les jeunes d’origine immigrée présentaient tous les traits d’une forte assimi-
lation à la société française. L’enquête confirmait que le processus d’intégra-
tion était, au moins sur le plan culturel, en bonne voie. La grande majorité
(87 %) des jeunes d’origine algérienne interrogés déclarait que le français était
sa langue maternelle. La mixité des unions, indicateur décisif d’intégration,
était assez répandue puisque la moitié des garçons d’origine algérienne et un
quart des filles disaient vivre avec un Français de souche et que l’union libre
était une forme durable d’union mixte. L’influence de la religion ne paraissait
pas beaucoup plus importante chez les jeunes d’origine immigrée que chez
les Français de souche : un tiers des enfants d’immigrés algériens se disaient
« sans religion », soit une proportion supérieure à la moyenne des Français.
Les pratiquants réguliers représentaient 10 % des garçons, mais une propor-
tion plus importante de filles (18 %).
Or, cette évolution semble avoir connu un coup d’arrêt durant les années
2000. Tout d’abord, la remontée de l’adhésion à la religion musulmane est
indéniable et forte chez une grande partie des jeunes d’origine étrangère
chez lesquels cette affiliation religieuse est dominante. Ainsi, alors que

1. Cette enquête était la première enquête française de grande ampleur fondée, non plus uni-
quement sur un concept de nationalité qui donne une vision restrictive du phénomène migra-
toire, mais sur la notion plus large de population issue de l’immigration dont une bonne partie
possède la nationalité française (elle comprenait notamment les jeunes nés en France de parents
étrangers).

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236  Sociologie de la jeunesse

le mouvement de sécularisation semble se poursuivre dans la population


majoritaire, il semble s’être interrompu, voire inversé, chez les immigrés
et descendants d’immigrés. Le clivage est donc fort « entre les groupes en
lien avec des régions où l’islam est dominant et les autres. Non seulement
les proportions de “sans religion” sont plus faibles chez les immigrés qui
viennent des régions islamisées, mais leurs descendants déclarent plus sou-
vent une référence religieuse que les autres » (Simon, Tiberj, 2010).
Par ailleurs, les normes et les valeurs semblent également diverger
entre les jeunes de confession musulmane et les jeunes sans religion ou
d’autres confessions. L’enquête que nous avons menée auprès de lycéens le
montre (Galland, Muxel, 2018) sur quelques opinions relevant du libéra-
lisme culturel ou des valeurs de laïcité (figure 41). Les jeunes musulmans
interrogés dans cette enquête rejettent massivement l’homosexualité, ils
adoptent des attitudes plus traditionnelles à l’égard de la place des femmes
dans la société (surtout les garçons musulmans qui répondent à 38 % que
le rôle principal des femmes est de s’occuper de la maison et des enfants,
contre 18 % des filles) et ils condamnent également massivement l’inter-
diction qui est faite aux jeunes filles de porter le voile dans l’enceinte sco-
laire. Comparativement, les attitudes des jeunes chrétiens (essentiellement
catholiques) sont relativement proches de celles des jeunes sans religion,
ces deux groupes faisant contraste avec les jeunes musulmans.

80 %
70 %
60 %
50 %
Chrétiens
40 %
Musulmans
30 %
Sans religion
20 %
10 %
0 %
A B C
Source : enquête CNRS sur les jeunes et la radicalité. L’échantillon comprend 6  828 lycéens de classe de
seconde interrogés dans quatre académies, dans des zones à dominante populaire.

Lecture :
A : pas d’accord avec l’opinion « L’homosexualité est une façon comme une autre de vivre sa sexualité ».
B : d’accord avec l’opinion « Le rôle principal des femmes est de s’occuper de la maison et des enfants ».
C : ne trouve pas normal que « les jeunes filles qui souhaitent porter le voile en raison de leurs convictions
religieuses ne puissent pas le faire à l’école ».

Figure 41. Opinions en fonction de la confession religieuse


dans un échantillon de lycéens

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Engagements, valeurs et croyances 237

Dans la précédente édition de cet ouvrage, nous notions que la fréquen-


tation de l’école et l’acculturation en son sein à des valeurs et des pratiques
communes à l’ensemble des jeunes, étaient probablement les facteurs déci-
sifs de l’assimilation culturelle. Force est de constater que ce processus de
socialisation via l’institution scolaire ne fonctionne plus aussi bien. Du côté
du marché du travail, les difficultés des jeunes d’origine immigrée (voir
chapitre 6) ne se sont pas atténuées et se sont peut-être même aggravées.
Les phénomènes de ségrégation spatiale semblent s’être renforcés. S’ils per-
sistaient, ils pourraient à terme porter une atteinte durable au sentiment
d’appartenance nationale des jeunes d’origine immigrée et accentuer les
comportements de repli communautaire. Une enquête de terrain menée
dans les années 1995-1996 (Ribert, 2006) montrait qu’on ne pouvait pas
déceler à l’époque chez les jeunes d’origine étrangère de rejet de l’identité
nationale associée au pays d’accueil. L’enquête déjà citée de 2017 sur les
lycéens confirme qu’il n’y a pas de rejet massif de l’identité française parmi
les jeunes d’origine étrangère : certes, à la question « Te sens-tu plutôt
Français ou plutôt d’une autre origine ? », seuls 18 % des jeunes originaires
du Maghreb répondent « Français », mais 60 % disent se sentir « à la fois
Français et d’une autre origine » et seulement 21 % « d’une autre origine ».
C’est donc plutôt le sentiment de mixité des origines qui prédomine.
Selon l’enquête d’Evelyne Ribert, les liens existants avec le pays d’ori-
gine relèveraient surtout de l’expression d’une solidarité familiale. La fai-
blesse du sentiment d’appartenance au pays d’accueil des jeunes d’origine
immigrée serait le fruit d’une « subversion des catégorisations nationales et
ethniques au profit d’une appartenance locale ». Ce « localisme » peut cer-
tainement être renforcé par les processus de marginalisation économique
et sociale qui touchent certaines catégories de jeunes, contribuant ainsi, par
un cercle vicieux, à accroître encore plus l’isolement de ces populations.

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Chapitre 8

Sociabilité et loisirs

L  de la jeunesse est associé à des pratiques de sociabilité et de loisirs


particulières. En effet, le regroupement systématique et prolongé des jeunes
dans l’univers scolaire ne peut manquer de générer des comportements et
des goûts propres à ce milieu. D’ailleurs la véritable explosion d’une culture
juvénile dans les années 1960 et des pratiques de loisirs et de consomma-
tion qui y ont été associées a été concomitante de l’explosion scolaire et
de la constitution massive du monde lycéen, puis étudiant. Au-delà de ces
remarques de bon sens, que peut-on savoir aujourd’hui des pratiques de
sociabilité juvéniles, si on définit celles-ci de la manière la plus générale
comme les modes, spontanés ou organisés, de relations entre personnes ?
On suppose souvent que les jeunes sont soit particulièrement « sociables »
– aspect quantitatif (le nombre des relations) – soit porteurs de nouvelles
façons d’être ensemble – aspect qualitatif (relations plus « conviviales »).
Les jeunes ne montrent cependant aucun empressement à adhérer à des
modes organisés de vie en groupe. L’époque de gloire des mouvements de
jeunesse est bien passée, les partis politiques ou les organisations syndi-
cales n’attirent pas, l’organisation des jeunes dans le cadre religieux a connu
un reflux très marqué. Bref, les jeunes, même s’ils sont ouverts à l’idée de
défendre collectivement des causes généreuses, sont hostiles à tout embri-
gadement et même méfiants à l’égard de toute forme d’encadrement idéo-
logique, politique ou religieux. Ce déficit de mobilisation collective est-il
en quelque sorte compensé par une intense sociabilité juvénile spontanée ?
En réalité, la question n’a aujourd’hui plus du tout le même sens que
dans les années 1960, tant l’allongement et la diversification des étapes
d’entrée dans la vie adulte rendent incertaine une démarche qui considére-
rait, sur ce plan de la sociabilité, la jeunesse comme un tout indifférencié. Il
n’y a sans doute aujourd’hui aucune autre période de la vie durant laquelle
les individus connaissent des changements aussi nombreux et aussi radi-
caux de leurs modes de vie que durant la dizaine ou la quinzaine d’années
qui vont de la fin de l’adolescence au début de la vie adulte. Qu’y a-t-il de
commun entre le lycéen, l’étudiant qui vit déjà hors de sa famille, le jeune
célibataire qui commence à occuper des emplois plus ou moins instables,

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242  Sociologie de la jeunesse

le jeune couple qui n’est encore stabilisé ni professionnellement ni affecti-


vement ? Amalgamer ces situations extrêmement diverses pour parler des
« jeunes » n’a évidemment, si on ne prend pas un minimum de précautions,
pas grand sens, et d’autant moins que les périodes de latence qui précèdent
l’entrée dans la vie adulte, ont tendance à se prolonger de plus en plus tard.

Formes et transformations de la sociabilité


juvénile
Il est tout à fait exagéré de soutenir la thèse, souvent avancée dans les médias
ou par les hommes politiques, d’une « crise » de la famille. La famille reste
plébiscitée par toutes les générations et par les jeunes en particulier (84 %
des jeunes Européens considèrent en 2017 qu’elle « très importante » dans
leur vie et ce taux s’est accru par rapport à 1990) (74 %). Nous avons vu
d’ailleurs que cet attachement repose sur un intérêt bien compris (cf. supra,
chapitre 7). Cependant, si la famille est loin d’être rejetée, les relations que
les jeunes entretiennent avec elle se transforment assez profondément et le
contrôle qu’exercent les parents sur la vie des jeunes et même des adoles-
cents ou des pré-adolescents semble se relâcher.

La famille, lieu d’échanges et de socialisation


Le premier cercle de la parenté – les parents et leurs enfants – est le foyer
des échanges les plus intenses entre les individus. Une enquête menée en
France sur les « contacts entre personnes » avait montré que le niveau de
fréquentation des parents (en dehors du ménage) est remarquablement
stable tout au long du cycle de vie, le rétrécissement du réseau de sociabilité
lui conférant même une importance relative grandissante avec l’avancée en
âge (Héran, 1988). Une enquête de la Caisse nationale d’assurance vieillesse
sur trois groupes de générations (une génération pivot née entre 1939 et
1943, la génération des parents et celle des enfants) montre, qu’à l’inté-
rieur du cercle familial, les relations sont beaucoup plus intenses entre les
membres de la génération pivot et leurs enfants qu’entre les premiers et
leurs parents (Attias-Donfut, 1995).
Sur un plan plus normatif, le sentiment des obligations réciproques est
d’autant plus élevé que les individus sont proches parents : si l’on mesure ces
obligations par l’aide morale ou financière que l’on se sent tenu d’apporter
à des personnes en difficulté, ou par les cadeaux ou les visites que l’on doit
faire pour célébrer des fêtes rituelles, le premier degré d’ascendance ou de
descendance directe se situe toujours au premier rang, devant la parenté
collatérale ou plus éloignée. Les amis ne viennent qu’ensuite (Rossi, 1990).
Une enquête menée sur l’interaction verbale entre parents et enfants
montre également l’importance des échanges familiaux (Galland, 1997).

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Sociabilité et loisirs 243

Par ailleurs, les relations familiales sont placées, semble-t-il, sous le


signe de la confiance et de la compréhension. Une enquête menée en 2017
sur un échantillon représentatif de jeunes de 14-16  ans1 montre que
l’entente entre ces adolescents et leurs parents est bonne, un peu meil-
leure avec la mère qu’avec le père : 65 % disent s’entendre très bien avec
leur mère et 20 % assez bien (respectivement 52 % et 23 % avec le père). Les
sujets de conflits éventuels portent d’abord sur le « temps passé devant
les écrans » (23 % très souvent, 28 % assez souvent) et sur les résultats
scolaires (16 % très souvent, 25 % assez souvent). Mais les conflits sur les
goûts ou les opinions des adolescents sont rares. Une enquête IPSOS2
de 2004 sur les rapports entre les jeunes et leur mère montre que ces
relations restent intenses et marquées par une forte affectivité : 76 % des
15-24 ans se disent par exemple d’accord avec l’affirmation « lorsque tout
va mal, ma mère est toujours là pour m’apporter le réconfort dont j’ai
besoin » et 69 % affirment avoir fréquemment envie de dire à leur mère
qu’ils l’aiment.
Toutefois, la sociabilité familiale n’est pas aussi intense durant toute
la période de la jeunesse. En fait, l’harmonie familiale est le résultat d’un
modus vivendi qui permet aux jeunes de profiter du soutien parental tout
en vivant leur vie personnelle sans que, dans ce domaine, les parents
disposent d’un réel droit de regard ou d’intervention. Le maintien, dans
les relations entre générations, d’un certain quant à soi, est le garant de
l’entente familiale. Les enfants abordent moins souvent avec leurs parents
les sujets concernant leur intimité, comme par exemple leur vie senti-
mentale, que ceux qui touchent à leur vie sociale et à leurs activités sco-
laires. Il semble d’ailleurs que cette tendance se soit accentuée, les sujets
intimes étant abordés de manière plus exclusive avec les amis du même
âge (Choquet, Ledoux, 1994).
À mesure qu’ils vieillissent, les jeunes prennent leurs distances avec
l’univers familial. La part de ceux qui ont de nombreuses discussions avec
leurs parents décroît assez régulièrement entre 18 et 29 ans. De la même
manière, les visites aux parents de la part de ceux qui ont quitté le domicile
familial décroissent régulièrement de 18 à 29 ans (Régnier-Loilier, 2006).
La prise de distance des enfants se manifeste également par le fait que cer-
tains domaines de leur vie se « privatisent », échappant progressivement au
contrôle et à l’intervention des parents (Younis et Smollar, 1985). Les effets
de ce « processus d’individuation » se manifestent dans la période qui suit
la fin de l’adolescence.

1. Enquête réalisée par l’institut OpinionWay à l’automne 2017 auprès de 1 800 jeunes de
14-16  ans. L’échantillon a été constitué selon la méthode des quotas au regard des critères
de  sexe, d’âge, de catégorie socioprofessionnelle, de catégorie d’agglomération et de région
de résidence pour les parents de ces jeunes, et de sexe et d’âge pour les jeunes eux-mêmes. Les
jeunes ont été interrogés par questionnaire auto-administré en ligne sur système CAWI.
2. Sondage Cacharel/IPSOS, réalisé du 12  au 17  novembre auprès d’un échantillon national
représentatif de 1 004 personnes âgées de 15 à 35 ans.

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244  Sociologie de la jeunesse

Maintenir une certaine réserve dans les relations sur les sujets les plus
intimes peut être un gage de bonne entente. La même préoccupation peut
expliquer que les discussions au sujet de la politique, sujet où parents et
enfants partagent pourtant le plus souvent les mêmes idées, soient moins
fréquentes de crainte de déclencher des conflits dans un domaine où la
passion s’exprime plus facilement qu’ailleurs.
La mère est beaucoup plus souvent que le père la confidente privilé-
giée des enfants. Comme les filles ont également tendance à parler plus
avec leurs parents que les garçons, les relations exclusivement féminines
sont beaucoup plus fréquentes que les relations exclusivement mascu-
lines. La mère est une confidente privilégiée pour les enfants des deux
sexes, mais beaucoup plus fréquemment pour les filles. Quant au père, s’il
est relativement délaissé comme interlocuteur exclusif, il l’est beaucoup
moins par les garçons que par les filles. Autrement dit, la structure des
relations entre générations présente deux caractéristiques selon que l’on
se place du point de vue des enfants, ou de celui des parents. Lorsqu’ils
choisissent un interlocuteur parmi leurs parents, les enfants se confient
beaucoup plus volontiers à leur mère qu’à leur père ; les parents quant
à eux attirent plus souvent les confidences d’un enfant du même sexe
(Galland, 1997).
Une fois que les enfants ont quitté le domicile familial, les relations
entre générations sont loin de se tarir ; au contraire, cet éloignement –
qui signifie isolement plus grand pour les parents et éventuelles diffi-
cultés d’installation pour les enfants – est l’occasion de leur donner un
nouveau contenu. Sur le plan de la sociabilité, mesurée par l’étendue des
relations verbales (Galland, 1997), celles-ci ne se réduisent fortement
que lorsque les jeunes forment un couple suffisamment stable pour vivre
dans le même logement et plus encore, lorsque cette mise en couple
est suivie de la naissance d’un enfant. Par contre, les jeunes qui ont
quitté leurs parents sans vivre immédiatement en couple, conservent un
niveau aussi élevé de relations que ceux qui habitent encore au domicile
familial.
L’analyse de l’entraide entre parents et enfants livre un diagnostic un
peu différent. Celle-ci est forte, surtout entre la génération pivot et celle
des enfants, mais elle ne se réduit pas, semble-t-il, au moment où cette
dernière a elle-même des enfants. Au contraire, cette présence d’enfants
en bas âge est l’occasion d’importants échanges intrafamiliaux : 82 %
des grands-parents ont l’occasion de s’occuper de leurs petits-enfants,
soit dans la vie quotidienne, soit durant les vacances (Attias-Donfut,
1995). On constate d’ailleurs que les visites aux parents connaissent,
chez les filles, une remontée autour de 30 ans correspondant en partie
à la naissance des enfants (Régnier-Loilier, 2006). Les relations entre
générations changeraient donc sensiblement de nature à mesure que les
jeunes prennent leur autonomie : les échanges de services seraient plus

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Sociabilité et loisirs 245

nombreux, notamment au moment où une nouvelle famille se constitue,


mais, sur un autre plan, celui de l’interaction quotidienne, on enregis-
trerait plutôt une baisse d’intensité des relations. À vrai dire, il n’y a
rien de vraiment contradictoire dans ces résultats, car l’aide familiale
est fournie, précisément, pour faciliter l’accès des jeunes ménages à
l’indépendance.
Même si la famille reste une structure à l’intérieur de laquelle les échanges
et l’entraide sont assez intenses, certaines données suggèrent que, depuis
quelques années, les relations entre les parents et leurs enfants se distendent.
Par exemple, le temps de sortie passé par les jeunes Français de 18 à 29 ans
avec des membres de leur famille a chuté de manière assez spectaculaire
dans les années 1990. Les jeunes sont la seule classe d’âge à voir plus souvent
leurs amis que leur famille : selon l’enquête de l’INSEE SRCV-SILC 2006, les
trois quarts d’entre eux rencontrent ainsi leurs amis au moins une fois par
semaine alors qu’ils ne sont que la moitié à rencontrer leur famille à la même
fréquence (INSEE, 2011).
Le recul de l’influence des parents est renforcé par le fait que, lorsqu’ils
ne sortent pas, les jeunes résidant chez leurs parents passent de plus en plus
de temps devant les « écrans » (télévision, ordinateurs, internet, téléphones
portables) qui sont souvent des moyens de poursuivre les relations avec les
pairs sans coprésence physique. Près de 80 % des jeunes communiquent sur
les réseaux sociaux, tandis que ce n’est le cas que de 40 % des adultes de 25
à 64 ans et de seulement 15 % des adultes de plus de 64 ans (source INSEE
Eurostat, EU-TIC).

Une crise de l’autorité ?


Ce recul peut peut-être aussi s’interpréter dans un cadre plus large, celui
d’une possible « crise de l’autorité » ou « crise de l’éducation » (Renaut,
2004). L’affaiblissement des formes traditionnelles de l’autorité n’aurait pas
été compensé par une nouvelle pédagogie moderne, contractuelle, des rela-
tions éducatives, laissant ainsi libre cours à une perte de légitimité rapide
des maîtres et des parents. Ce constat est aussi celui de certains psychiatres
de l’adolescence (Jeammet, 2008). Trouve-t-il des éléments de confirmation
dans les recherches sociologiques ?
Il faut peut-être d’abord rappeler que, sur le plan du rapport à l’au-
torité, les modèles de relations éducatives sont très clivés socialement.
Une célèbre enquête sociologique menée à Middletown en 1924 faisait
ressortir un modèle ouvrier d’éducation fondé sur la conformité à l’auto-
rité adulte et institutionnelle (Alwin, 1988). Des travaux européens ont
confirmé, pour l’époque actuelle, cette opposition entre les styles éduca-
tifs selon les milieux sociaux, « négociateur » dans les classes moyennes
et supérieures, « autoritaire » dans les classes populaires (Kellerhals,
Montandon, 1991). Ces modèles ont évolué et les qualités d’obéissance et

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246  Sociologie de la jeunesse

de conformisme valorisées dans le modèle autoritaire ont certainement


perdu du terrain, mais les écarts entre groupes sociaux restent significa-
tifs. Selon Marie-Clémence Le Pape (2009), l’évolution du modèle éducatif
prévalant dans les classes populaires est plus formelle que substantielle :
les pères originaires de ces milieux sociaux seraient acquis à l’idée que,
pour des raisons d’efficacité, l’autorité traditionnelle, celle qui s’exer-
çait sans avoir à produire de justifications, ne peut plus s’appliquer telle
quelle. Il faut expliquer, pas simplement demander d’obéir, mais le respect
des normes hiérarchiques et statutaires resterait fondamental. Si l’on en
croit ces recherches, ce n’est donc pas là qu’on pourrait déceler les signes
d’une « crise de l’autorité ».
Dans un livre sur les adolescents et leurs parents, François de Singly
(2006) affirme que la dualité adolescente – le fait que les adolescents
oscillent entre la norme de l’épanouissement personnel liée au groupe des
pairs et l’exigence de scolarisation et de la reproduction sociale liée à leur
milieu familial – est plus difficilement gérée dans les milieux « cadres »
que dans les milieux populaires où il y a plus de continuité culturelle entre
l’univers des jeunes et celui des parents (Mardon, 2006). Mais il rejette
néanmoins l’idée de la perte d’autorité des parents qui pourrait être occa-
sionnée par la séparation plus marquée de l’univers générationnel et de
l’univers familial. Cependant, en ne faisant de la nouvelle autonomie ado-
lescente qu’une lecture « identitaire » – l’accès de l’adolescent au statut de
« personne » – François de Singly sous-estime peut-être l’ampleur du fossé
qui s’est creusé entre les sphères du monde adolescent et du monde adulte
(voir section suivante). Il n’y a peut-être pas de renoncement éducatif, mais
sans doute une difficulté plus grande à exercer une forme de contrôle
et d’autorité ou simplement à faire face aux problèmes que peuvent ren-
contrer les adolescents. C’est ce que semble montrer une enquête sur les
relations entre les parents et les enfants au quotidien1. Environ 30 % des
parents considèrent qu’ils ne pourraient gérer eux-mêmes la situation si
leur enfant était confronté à des problèmes scolaires (« sécher les cours »
ou « ne plus faire ses devoirs ») ou de « mauvaises fréquentations »).
L’autorité parentale avoue ainsi une certaine incapacité à faire face à des
problèmes qui relevaient encore il y a quelques années de sa stricte com-
pétence. Par ailleurs, dans la même enquête, 55 % des parents déclarent
que par rapport à la génération de leurs parents, ils éprouvent aujourd’hui
plus de difficultés à élever des enfants.
Cependant, le problème de l’autorité est surtout diagnostiqué par les
parents… chez les autres. Une enquête CSA pour le journal La Croix 2

1. Sondage IPSOS pour la Délégation interministérielle à la Famille, réalisé les 20 et 21 décembre
2006, auprès d’un échantillon de 502 personnes représentatif de parents ayant au moins un
enfant âgé de 11 à 16 ans.
2. Sondage CSA pour La Croix et l’APPEL réalisé les 21, 22 et 28 et 29 avril 2010 auprès d’un
échantillon de 659 parents d’enfants scolarisés et de 319 jeunes de 15 à 24 ans.

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Sociabilité et loisirs 247

montre ainsi un contraste frappant entre le diagnostic formulé par les


parents sur le déficit général d’autorité des parents (82 % trouvant qu’ils
n’ont pas suffisamment d’autorité) et le sentiment qu’eux-mêmes ont
personnellement suffisamment d’autorité (86 % étant de cet avis). La
crise d’autorité, si elle existe, relève donc plutôt d’un sentiment diffus ou
d’un malaise sociétal que de situations de forte tension vécues dans les
familles. L’école, aux yeux des personnes interrogées, paraît cependant
être un espace de relations où des problèmes d’autorité se posent avec plus
d’acuité : 66 % des parents et 65 % des jeunes pensent que les enseignants
n’ont pas suffisamment d’autorité et surtout des proportions équivalentes
estiment que l’autorité des enseignants n’est reconnue et défendue ni par
les parents ni par les élèves.

Une nouvelle autonomie relationnelle


Un fait semble en tout cas avéré : la précocité croissante dont jouissent
les adolescents ou même les préadolescents dans la gestion autonome de
leur temps libre et de leurs relations amicales. Dès 12-13 ans, certains
d’entre eux disposent aujourd’hui d’une grande liberté de mouvement.
C’est souvent l’entrée au collège qui ouvre cette porte de l’autonomie
précoce : par rapport à l’école primaire, le contrôle de l’école sur un
emploi du temps à trous est beaucoup plus relâché et le fait, de plus en
plus fréquent que les deux parents travaillent, laisse l’adolescent ou le
préadolescent livré à lui-même dans l’espace urbain, à bien des moments
de la journée. Sur le plan des mœurs, le contrôle parental sur les sorties
s’est fortement relâché : 71 % des femmes de 60  à 69  ans n’avaient pas
le droit de sortir le soir avant d’avoir 18 ans, ce n’est plus le cas que de
17 % des jeunes de 18-19 ans (pour les garçons on est passé de 21 % à 9 %)
(Bajos, Bozon, 2008).
Cette nouvelle configuration de l’autonomie adolescente n’est peut-être
pas sans rapport avec le fait que l’entrée dans la délinquance de certains
jeunes a connu un rajeunissement impressionnant ces dernières années.
Des études sur la délinquance montrent en effet que l’absence de surveil-
lance et de contrôle sur le temps libre constitue un élément favorable à
l’apparition de comportements délinquants (Roché, 2000). Certains jeunes,
en outre, rejettent l’école et renoncent à la fréquenter avant la fin de la
scolarité obligatoire. Ces phénomènes d’absentéisme scolaire semblent se
développer. La liberté nouvelle des adolescents ou même des préadoles-
cents, lorsqu’elle n’est pas encadrée est donc un facteur de risque.
La précocité adolescente n’a pas toujours, heureusement, ces consé-
quences négatives. Elle a plus souvent pour résultat de développer plut
tôt qu’autrefois l’autonomie adolescente en matière de relations amicales.
Certains sociologues ont parlé à ce sujet d’une nouvelle autonomie relation-
nelle (Metton, 2004, 2006). Bien sûr, la jeunesse et l’adolescence sont depuis

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248  Sociologie de la jeunesse

longtemps des périodes de la vie tournées vers l’amitié. Mais ces relations
ont pris aujourd’hui un nouveau sens. Tout d’abord elles sont devenues
absolument centrales dans la définition de l’adolescence : l’identité de l’ado-
lescent est aujourd’hui définie par son cercle d’amis. Autrefois, l’adoles-
cence se définissait plus par des passions, des loisirs, des activités qui étaient
souvent de nature collective et étroitement contrôlées par des adultes. C’est
ce qui faisait le succès des organisations ou mouvements de jeunesse qui
étaient organisés autour de propositions dans ce domaine.
Dorénavant, le choix des relations précède celui des activités.
L’adolescence est aujourd’hui avant tout relationnelle. Pour une partie des
jeunes le « être-ensemble » devient plus important que le « faire-ensemble »
ou du moins le second n’est plus justifié seulement par le premier. La culture
adolescente valorise la relation entre pairs en tant que telle, elle en fait un
élément central et générique de sa définition (Ethnologie française, 2010).
Les relations entre proches s’alimentent essentiellement au vivier inépui-
sable de l’histoire des relations communes qui fournissent la matière des
échanges et des commentaires. La propagation des « potins » est la matière
principale des échanges entre pairs qui ont pour objet de mettre à jour et
de commenter l’état d’un réseau de relations dans un cercle de proches.
La sociabilité est aussi une source de prestige : les amis sont un « capital
relationnel » qui prouve, s’il est bien fourni, la popularité de l’adolescent et
lui confère un rang particulier. L’affichage des relations et leur validation
par le groupe des pairs sont une condition d’authentification de ce capital
relationnel.
Le partage des émotions, des « délires » comme disent les adolescents,
est une autre caractéristique. Le but essentiel des activités est en effet
d’atteindre cette sorte de communion affective, que ce soit sur le mode
sentimental, plutôt du côté des filles, ou sur le mode de la plaisanterie ou
de l’exaltation des valeurs viriles et de la compétition (sportive ou autour
des jeux vidéo), plutôt du côté des garçons. La mise en scène des relations,
des  personnalités, des émotions constitue l’aliment principal de ces pro-
ductions. Les adolescents spectateurs participent au partage de ces émo-
tions collectives.
Mais, et c’est une autre caractéristique de la culture adolescente actuelle,
comme le montre Dominique Pasquier (2010), les clivages sexués s’y sont
renforcés avec le développement de pratiques monosexuées (les jeux vidéo)
et à travers le dénigrement par les garçons de la culture féminine de la
sentimentalité.
La diffusion de nouveaux moyens de communication, téléphone
portable, blogs, facebook, accompagne et amplifie évidemment le déve-
loppement de cette sociabilité de classe d’âge. Ils permettent aux ado-
lescents de rester en contact avec leurs amis à tout moment et sans que
s’exerce de contrôle parental (Metton, 2010). Le blog est particuliè-
rement en phase avec cette sociabilité adolescente moderne puisqu’il

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Sociabilité et loisirs 249

permet des échanges interactifs à plusieurs ; c’est là que la « scène


sociale » de l’adolescence peut se déployer avec le plus d’efficacité. Le
jugement collectif sur les relations entre pairs et leur validation par le
groupe se construisent au fil des interactions numériques (Delaunay-
Téterel, 2010).
L’ensemble de ces caractéristiques décrit une culture adolescente très
autocentrée, qui trouve sa matière dans ce qu’elle produit elle-même sur son
propre fonctionnement. Cette caractéristique générale n’est pas entièrement
nouvelle si on se rappelle ce que décrivait Parsons à propos des High Schools
dans les années 1940 (Parsons, 1942). Là aussi, la culture adolescente, avec
ses modèles stéréotypés et ses rites organisés autour du dating alimentant la
chronique des journaux scolaires, créait des normes et des institutions fon-
dées sur les interactions entre jeunes. Cette culture adolescente américaine
prenait systématiquement le contre-pied des valeurs de sérieux et de respon-
sabilité du monde adulte. Plus tard, elle prendra un tour plus directement
contre-culturel.
Même si elle en partage certains traits génériques, la culture adoles-
cente actuelle se démarque cependant par bien des aspects de ce modèle
parsonnien ; tout d’abord par son extension : grâce aux nouveaux moyens
de communication, la culture adolescente déborde les frontières du col-
lège ou du lycée. En réalité, elle n’a plus vraiment de frontières physiques
ou temporelles qui en limiteraient l’extension : la communication entre
adolescents peut être permanente et échappe en grande partie au contrôle
des institutions qui la régulaient autrefois. Même si elle est à bien des
égards conformiste, elle est aussi beaucoup plus libre et a un aspect
créatif. Sur les blogs tout ou presque peut se dire, ce qui n’est pas d’ail-
leurs sans poser le problème de la gestion d’une limite plus floue entre le
public et le privé. L’extension de la culture des pairs est aussi sociale : peu
ou prou tous les jeunes, quelles que soient leurs origines, y participent,
même s’ils lui donnent des colorations stylistiques spécifiques et parfois
antagonistes (Mardon, 2010).
Par ailleurs, la gestion des relations juvéniles a changé de nature. Dans
le modèle parsonnien, elle est exclusivement fondée sur les stéréotypes
sexués (le héros sportif et la « glamour girl ») et les idylles sentimen-
tales, et extrêmement codifiée par des institutions, notamment les jour-
naux scolaires, qui fournissaient des modèles de comportements sexués
et des guides de conduite (Modell, 1989). Les relations entre adolescents
aujourd’hui comportent toujours bien sûr une composante liée à la sexua-
lité et aux premières expériences amoureuses, mais elles dépassent de loin
cette découverte de l’autre sexe. Tout d’abord, cette découverte n’est plus
autant encadrée par des institutions adultes. Mais surtout, les relations
entre ami (e) s du même sexe sont aussi importantes, peut-être même plus
importantes à cet âge de la vie que les relations d’un sexe à l’autre. Le pres-
tige n’est plus seulement, ni même peut-être principalement indexé sur

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250  Sociologie de la jeunesse

la popularité auprès de l’autre sexe, comme c’était le cas dans les High
Schools. Avoir beaucoup d’amis, quel que soit leur sexe, est la principale
source de prestige.
Au sens des classes moyennes, la massification de la culture adolescente
s’est également accompagnée d’une atténuation, voire d’une disparition de
sa radicalité, si l’on songe aux valeurs anti-institutionnelles et anti-autori-
taires de la culture jeune des années 1960-1970. À l’intérieur même de la
famille, l’ambiance n’est pas au conflit, même si des tensions identitaires
surgissent, mais à la recherche du compromis le plus harmonieux possible
entre les exigences familiales, souvent liées à la scolarité, et l’autonomie
adolescente reconnue aujourd’hui comme légitime par les parents. Comme
le montrent François de Singly et Elsa Ramos (2010), ce compromis se
construit autour d’une culture commune entre parents et adolescents, au
gré d’échanges souvent anodins où la « hiérarchie des âges est provisoire-
ment mise entre parenthèses ».

La vie en couple ou la fin de la jeunesse


La dernière étape qui marque la fin de l’entrée dans la vie adulte, l’étape
conjugale et de constitution d’une famille est symptomatique du passage à
une sociabilité de couple : les activités spécifiques du mode de vie juvénile
disparaissent du haut du classement ; la sociabilité se recentre nettement
sur l’archétype de la « réception » (l’on reçoit ou l’on est reçu) dont le foyer –
le sien ou celui des parents ou amis – est toujours le cadre. Le loisir solitaire
lui-même se concentre dans l’espace domestique : regain de la télévision,
bricolage ou même sieste.
Quant aux femmes, leur temps est de plus en plus accaparé par les tâches
domestiques, avec en particulier l’apparition des soins apportés aux enfants
qui prennent rapidement l’une des premières places dans leur emploi du
temps.
Le graphique qui, toutes activités confondues, retrace l’évolution du
temps passé selon le type de compagnie aux différentes étapes de la jeu-
nesse (figure 42), forme un très bon résumé de l’évolution générale de la
sociabilité juvénile. Celle-ci se caractérise d’abord par l’importance des
relations amicales et par la faiblesse relative des relations avec des membres
du ménage. Si l’on s’en tient à cet indicateur, on peut dire que la jeunesse se
termine avec la formation d’un couple. À ce niveau en effet le temps passé
avec des amis connaît un effondrement impressionnant, compensé par la
croissance tout aussi spectaculaire des relations à l’intérieur du nouveau
ménage qui s’est constitué.
Mais on peut dire aussi que la jeunesse est en partie caractérisée par la
vie solitaire. Le temps passé seul est, à tous les stades précédant la forma-
tion d’un couple, plus important que le temps passé avec des amis ou le
temps passé avec des parents.

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Sociabilité et loisirs 251

mn/jour A – Hommes
1 200 500
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1 000 400
800 350
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mn/jour B – Femmes
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Source : Insee, enquête sur l’emploi du temps 1998.

Lecture : évolution aux différents stades de l’entrée dans la vie adulte de temps journalier moyen passé
(en minutes par jour) aux différentes activités en fonction du type de compagnie, pour les hommes (partie A)
et les femmes (partie B). L’échelle de droite concerne le temps passé avec des amis, l’échelle de gauche
le temps passé avec des membres du ménage ou seul.
Figure 42. Le chassé-croisé de la sociabilité juvénile

Une participation associative faible


mais un regain du bénévolat
D’autres données, qui ne concernent plus cette fois les étapes du cycle de vie,
mais les jeunes pris comme groupe d’âge, apportent un certain nombre d’éclai-
rages supplémentaires sur les formes de la sociabilité juvénile. Les enquêtes
menées sur les pratiques associatives montrent qu’en dehors des associations
sportives et des associations culturelles les taux d’adhésion des jeunes sont
très faibles (Héran, 1988, Roudet, 2004). Ces associations qui ont la faveur des
jeunes et des Français en général, ont deux caractéristiques : d’une part elles
sont liées au monde scolaire où l’adhésion est une condition de la participation
aux activités, d’autre part elles sont centrées sur l’accomplissement personnel et
l’épanouissement individuel. L’adhésion aux associations militantes a connu un

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252  Sociologie de la jeunesse

repli depuis 30 ans et est aujourd’hui à un niveau très bas : par exemple, d’après
l’enquête « valeurs », moins de 1 % des jeunes Français de 18-29 ans  disent
en 2017 faire partie d’un syndicat et 1 % d’un mouvement ou d’un parti poli-
tique. Cependant, le taux global d’adhésion à une association des 18-29  ans
semble progresser légèrement : il était de 43 % en 2017 contre 37 % en 2008, 38 %
en 1999 et 39 % en 1990. Cette relative faible participation des jeunes Français
dans les associations, et notamment celles qui visent à défendre des causes,
n’est pas partagée par d’autres jeunes Européens. Au contraire, dans les pays
du Nord, et à un moindre degré en Allemagne et aux Pays-Bas, la participation
des jeunes dans les associations d’engagement est beaucoup plus élevée, même
si elle est toujours plus faible que celle des adultes (figure 43A). Même dans les
associations récréatives, culturelles ou sportives, la présence des jeunes y est
plus forte qu’en France (figure 43B).

A participation aux associations d’engagement


100 %
80 % 84 %
80 % 72 %
56 % 56 %
60 % 52 %
45 %
40 % 35 % 35 %
28 %
23 % 19 %
17 %
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18-30 ans 31 ans et plus

B participation aux associations récréatives, culturelles ou sportives


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60 % 55 %
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50 % 45 %
40 %
30 % 31 %
30 % 26 % 24 % 24 %

20 % 14 % 15 %


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18-30 ans 31 ans et plus


Source : enquête valeurs 2017.

Lecture : associations d’engagement : religieuses, syndicales, politiques, environnementales, humanitaires,


défense des consommateurs.

Figure 43. Participation associative des jeunes en Europe

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Sociabilité et loisirs 253

S’ils sont peu présents dans les associations militantes classiques, les
jeunes sont néanmoins assez nombreux à consacrer du temps à un enga-
gement bénévole. Selon le baromètre DJEPVA 2016, 14 % d’entre eux l’ont
fait « quelques heures chaque semaine, tout au long de l’année », et 9 %
« quelques heures chaque mois » (12 % occasionnellement, 13 % moins sou-
vent et 53 % jamais) (INJEP, 2016). Cette participation bénévole semblerait
avoir progressée depuis 2015. Elle serait liée à la progression, déjà évoquée
des formes d’engagement protestataire et à la place croissante des réseaux
sociaux et des pratiques de participation à la vie sociale en ligne. Ces nou-
veaux modes de communication pourraient constituer un adjuvant à la
participation sociale.
Selon une autre enquête sur les contacts entre les personnes ce sont les
jeunes qui « voisinent » le moins ; il est intéressant de considérer les chiffres
en détail : l’intensité des relations de voisinage est mesurée en quatre stades :
ceux qui n’ont aucune relation, ceux qui entretiennent des conversations ou
font des visites, ceux qui rendent de petits services, ceux enfin qui entre-
tiennent des liens étroits. Les ménages de 18-24 ans sont effectivement très
nettement sur-représentés parmi ceux qui déclarent n’avoir aucune rela-
tion (21 % contre 9 % pour l’ensemble) et sous-représentés parmi ceux qui
déclarent entretenir des relations étroites (17 % contre 28 %) ou rendre des
services (35 % contre 45 %). Par contre les jeunes ménages ont plus tendance
que la moyenne de l’échantillon à entretenir des conversations avec les voi-
sins ou leur rendre des visites (27 % contre 19 %).
Les jeunes ne sont donc pas étrangers à leur environnement, mais y
sont moins étroitement insérés que les ménages plus âgés, ce qui après tout
paraît bien normal. Ils entretiennent essentiellement des relations avec
leurs pairs avant que la formation d’un couple et les relations qui le fondent
ne viennent occuper presque l’ensemble du temps laissé disponible par le
travail et les taches ménagères.

L’apparence et l’identité adolescente


L’image de soi et l’apparence prennent une importance grandissante dans la
culture adolescente. La massification de cette culture, à travers les produits
diffusés par les industries culturelles, autour du vêtement et de la musique
notamment, a fourni aux adolescents de multiples codes d’identification.
On peut ainsi se construire un style. Mais cette possibilité est aussi une
obligation : il faut avoir un style. Celui qui n’en possède pas risque d’être
marginalisé et ridiculisé. Cette stylisation des goûts tend ainsi, comme le
dit Dominique Pasquier (2005), à radicaliser les appartenances culturelles
en public et à donner un pouvoir classant extrêmement fort à l’apparence
physique et vestimentaire. Il y a donc un conformisme de l’adolescence qui
s’exerce plus fortement aujourd’hui : comme le dit Dubet (1996), « pour être
soi, il faut d’abord être comme les autres ».

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254  Sociologie de la jeunesse

Les résultats de l’enquête de l’Insee « Histoire de vie – Construction


des identités » qui porte, entre autres, sur les discriminations ou les mau-
vais traitements dont les jeunes déclarent souffrir et sur les motifs qu’ils
identifient, sont à cet égard significatifs. On proposait aux personnes inter-
rogées d’indiquer, parmi une liste de causes possibles, celles qui avaient
pu occasionner que l’on se moque d’eux, qu’on les mette à l’écart, qu’on les
traite de façon injuste ou qu’on leur refuse un droit. La liste proposée était
large puisque les motifs évoqués allaient des caractéristiques physiques à
des caractéristiques identitaires comme le sexe ou l’origine nationale, en
passant par des causes sociales ou économiques.
Le premier résultat (Galland, 2006) est que les jeunes se sentent beaucoup
plus souvent discriminés ou stigmatisés que les adultes : la moitié d’entre eux
déclarent avoir connu au moins un motif de mauvais traitement. Ce taux ne
fait que s’abaisser par la suite pour ne plus concerner que 13 % des 60 ans et
plus. Par ailleurs, on aurait pu s’attendre à ce que les jeunes évoquent d’abord
des motifs socio-économiques, si l’on a en tête, par exemple, le taux de chô-
mage et les difficultés d’insertion professionnelle dont ils souffrent particuliè-
rement en France. Or il n’en est rien. Ce qui est évoqué en premier et de loin
a trait à l’apparence physique : le poids et la taille tout d’abord, le « look » et
l’apparence vestimentaire ensuite. Ce résultat est confirmé par une enquête
plus récente, l’enquête Dynegal réalisée en 2013 auprès d’un échantillon
représentatif de 4 000 personnes. L’enquête confirme d’une part que les jeunes
se sentent beaucoup plus souvent discriminés que les adultes et qu’ils le res-
sentent essentiellement dans le domaine de l’apparence : poids, taille, appa-
rence physique, façon de s’habiller, couleur de peau (figure 44) (Galland, 2017).
Ces stigmatisations ont lieu surtout à l’adolescence dans le cadre des
établissements scolaires. Les filles y sont beaucoup plus sensibles que les
garçons : il semble qu’elles soient à la fois plus préoccupées que les gar-
çons de leur apparence physique et soient plus souvent l’objet de moque-
ries ou d’insultes. Pour ces deux raisons elles ressentent donc beaucoup
plus fortement que les garçons les effets sociaux et psychologiques de ces
stigmatisations physiques. Finalement, tout ceci traduit autant (et peut-être
plus) un accroissement des tensions entre les jeunes eux-mêmes qu’entre les
jeunes et les adultes. D’une certaine manière l’univers normatif des adoles-
cents s’est déplacé des pères aux pairs, mais cette régulation ne repose pas
sur une vraie légitimité sociale – pourquoi telle façon d’être ou de paraître
serait-elle supérieure à telle autre ? – et crée donc des tensions nouvelles.
Ces comportements subis ne sont pas sans conséquences : une partie
des jeunes qui en sont victimes se replient sur eux-mêmes et l’enquête
« Histoire de vie » montre que les filles qui ont connu de tels événements au
cours de leur adolescence ont plus de chances de vivre seules.
Il faut noter aussi que le fait pour les jeunes de vivre ou d’avoir vécu en
cité est un facteur lié positivement à la probabilité de connaître de telles
stigmatisations de l’apparence. Des travaux qualitatifs sur les quartiers

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Sociabilité et loisirs 255

16,0 %
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18-29 ans
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Source : enquête Dynegal, 2013.

Lecture : Pourcentage de jeunes (18-29 ans) et d’adultes (30 ans et plus) déclarant avoir été « traités de
manière injuste ou moins bien que d’autres sans raisons valables » en raison d’une caractéristique personnelle.
Figure 44. Types de discriminations évoquées par les jeunes

sensibles ont montré (Sauvadet, 2005) l’importance que pouvait prendre,


parmi des jeunes vivant en cité, l’affirmation d’une identité collective
fondée sur l’appartenance résidentielle et manifestée par des « codes vesti-
mentaires, gestuels, linguistiques spécifiques ».
Mais ces enquêtes monographiques montrent aussi que cet univers est
extrêmement hiérarchisé, notamment sur la base de la force physique et de la
connaissance des codes de la rue. Cette hiérarchie se manifeste parfois par des
comportements « d’intimidation physique caractérisée » (Sauvadet, 2005).
Cette gestion concurrentielle de l’apparence accompagne – c’est un trait
lié au précédent – le renforcement de l’identité sexuée à l’adolescence (Duret,
1999). La plus grande autonomie de l’adolescence ne s’est pas traduite par
des relations plus fluides entre les sexes, bien au contraire (Pasquier, 2010).
Les garçons exaltent les valeurs de la virilité et de la compétition, les filles
celles du sentiment et du partage des émotions avec les amies intimes.
Les garçons dénigrent la culture féminine de la sentimentalité et ceux qui
fraient de manière trop ouverte avec les filles sont eux-mêmes moqués.
Cette sexualisation des identités a évidemment partie liée avec le ren-
forcement de l’aspect normatif de l’adolescence : si l’adolescence est de plus
en plus définie par des façons d’être et des apparences stéréotypées, un des
meilleurs supports d’expression de ces stéréotypes est l’identité sexuée.

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256  Sociologie de la jeunesse

Dans certains quartiers populaires cette opposition entre les sexes prend
parfois un tour plus violent, les stéréotypes normatifs de chacun des sexes
sont plus affirmés et ceux qui y manquent sont plus durement sanctionnés.
Les filles doivent composer avec une double menace : celle d’être une fille
« étiquetée », c’est-à-dire souffrant d’une mauvaise réputation, mais aussi
celle d’être une « proie sexuelle » potentielle avec le risque de subir des
agressions verbales ou physiques (Horia Kebabsza, 2003). L’enquête Louis-
Harris réalisée en 2021 auprès des 18-24 ans fait apparaître que les agres-
sions verbales sont très courantes ; les agressions et violences physiques
ne sont rapportées que par une minorité néanmoins conséquente, tandis
que les agressions et violences sexuelles sont essentiellement subies par les
jeunes filles, une forte minorité d’entre elles étant concernée (tableau 16).
Tableau 16. Violences et agressions rapportées par les jeunes de 18-24 ans

verbales physiques sexuelles


Hommes 64 37 6
Femmes 75 38 28

Source : Enquête Louis-Harris Institut Montaigne, septembre 2021.

L’utilisation des nouveaux moyens de communication peut être asso-


ciée aux actes de violence ou d’intimidation commis entre jeunes pour les
enregistrer et les diffuser. Il s’agit d’agresser une personne (généralement
une jeune fille ou un jeune homme isolé) pendant que des complices enre-
gistrent l’agression avec leurs téléphones portables. Ces images peuvent
ensuite être diffusées sur Internet ou par téléphone. Cette pratique semble
s’être développée d’abord en Grande-Bretagne où elle est connue sous
l’expression de happy slapping (« joyeuse claque »), mais se répand mainte-
nant dans toute l’Europe.

Loisirs et culture : l’éclectisme juvénile


Pour la sociologie de la domination culturelle qui a longtemps dominé
la réflexion en ce domaine, l’accès à la culture et sa diffusion obéissent
à un principe hiérarchique : les classes supérieures sont vues comme
les dépositaires de la culture légitime, les classes moyennes, la « petite
bourgeoisie » comme l’appelait Bourdieu, font preuve de « bonne volonté
culturelle » et essaient maladroitement d’accéder aux signes extérieurs de
cette culture légitime, tandis que les classes populaires en sont totale-
ment exclues. Dans un tel schéma, la question de la spécificité des goûts
et des pratiques juvéniles ne se pose pas. Les jeunes sont d’abord des fils
et des filles marqués par l’habitus de leur milieu social d’origine et aucun
effet transversal ne vient les rassembler dans une communauté de goûts.

P001-288-9782200621070.indd 256 02/08/2022 15:58


Sociabilité et loisirs 257

Il est vrai que, sur le plan des représentations de la culture, les opinions
des jeunes, comme celles des adultes, sont conformes au schéma bourdieu-
sien. Les activités « cultivées », celles qui sont supposées être pratiquées
par les classes supérieures et l’élite culturelle sont massivement pensées
comme appartenant au domaine culturel, tandis que des activités réputées
« populaires » (jouer au football) ou réservées aux jeunes (jouer aux jeux
vidéo) en sont exclues (figure 45).

9,00
8,00
7,00
6,00
5,00
4,00
3,00
2,00
1,00
0
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co

18-29 ans
an
un
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un

sb
Fa

à
à

> 29 ans
de
ler
ler

Al

re
Al

Li

Source : enquête Dynegal 2013.

Lecture : Il était demandé aux personnes interrogées de placer chaque activité sur échelle de 1 (pas du tout)
à 10 (tout à fait) pour indiquer à quel degré elles appartenaient à la « culture ». Les chiffres représentés dans
le graphique correspondent à la note moyenne pour chaque activité et chaque classe d’âge.
Figure 45. Classement d’activités sur une échelle
d’appartenance à la « culture »

Pourtant plusieurs constats empiriques ont progressivement remis en


cause ce schéma de strates culturelles hiérarchiques obéissant à un seul
principe de stratification sociale liée à l’origine de classe. Tout d’abord,
des travaux fondés sur une analyse secondaire de l’enquête sur les pratiques
culturelles des Français (Patureau, 1992) avaient montré que les jeunes
avaient des goûts et des loisirs spécifiques relativement inter-classistes : sur-
pratique des sorties, du sport, de la lecture (même si c’est chez les jeunes

P001-288-9782200621070.indd 257 02/08/2022 15:58


258  Sociologie de la jeunesse

que la baisse de la pratique a été la plus spectaculaire), de l’écoute de la


télévision et de l’utilisation de la vidéo, de la musique, et enfin des acti-
vités littéraires et artistiques « amateurs ». En second lieu, des travaux sur
les pratiques culturelles des adolescents (Pasquier, 2003) montrent qu’en
matière de goûts musicaux ou télévisuels, la sociabilité horizontale contre-
carre les effets de la transmission verticale et contribue à l’affichage de
goûts « populaires » de préférence à des goûts « cultivés ». Cette tendance
est confirmée par des travaux quantitatifs sur les pratiques culturelles
(Coulangeaon, 2003) ou les goûts musicaux (Glévarec, Pinet, 2009). La
composante générationnelle de la stratification sociale des pratiques cultu-
relles devient dominante et les goûts des jeunes, y compris de ceux passés
par l’enseignement supérieur, se réorienteraient vers les genres populaires.
Le module « culture » de l’enquête Dynegal (Galland, 2016) sur la percep-
tion des inégalités illustre cette composante générationnelle des goûts et des
pratiques culturelles qui semble, dans bien des cas, atténuer les différences
de classe. Quatre enseignements peuvent être tirés de la figure 46 qui montre
les niveaux de pratique de certaines activités en fonction de l’âge de la per-
sonne interrogée et du groupe socioprofessionnel du chef de ménage. Tout
d’abord, certaines activités réputées populaires (jouer au football) sont sur-
pratiquées par les jeunes, quel que soit leur milieu social, même si des écarts
sociaux subsistent. En second lieu, d’autres activités sont très spécifiques
aux jeunes (jouer à des jeux vidéo) ou très pratiquées par les jeunes de tous
milieux (lire des BD). En troisième lieu, quelle que soit leur origine, les jeunes
sont attirées en grand nombre par des pratiques culturelles amateurs (faire
de la musique ou de la danse). Enfin, les pratiques les plus distinctives sur le
plan culturel (aller à un concert classique, lire des romans) sont beaucoup
moins pratiquées par les jeunes que par les adultes, et ce recul contribue éga-
lement à homogénéiser les pratiques culturelles dans les jeunes générations
car leur déficit de pratique par rapport aux adultes est très marqué dans les
classes moyennes et supérieures (c’est particulièrement net pour le concert
classique). On a donc à la fois des pratiques populaires assez fréquentes chez
des jeunes de tous milieux, des pratiques spécifiquement jeunes partagées
dans tous les milieux, un goût assez homogène pour les pratiques amateurs,
et un fort recul des pratiques culturellement distinctives chez les jeunes des
milieux favorisés. Tout ceci semble contribuer à atténuer les clivages sociaux
en matière culturelle dans les jeunes générations.
Si l’on essaie maintenant de dégager les traits typiques des pratiques
culturelles et de loisir des jeunes, on peut s’appuyer sur le travail de Sylvie
Octobre (2014) qui a exploité trois éditions de l’enquête « Pratiques cultu-
relles des Français » (1998, 1998, 20081). Nous synthétisons ci-dessous les
résultats auxquels elle parvient, en renvoyant le lecteur à son ouvrage très
complet pour des développements plus détaillés.
1. Nous complétons dans cette édition certains résultats de l’enquête sur les pratiques cultu-
relles des Français 2018.

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Sociabilité et loisirs 259

60

50

40

30 18-29 ans
20 > 29 ans

10

0
Cadres emp. cadres emp. cadres emp.
Ouvriers Ouvriers Ouvriers
aller à un concert lire des romans* faire de la musique
classique ou de la danse
60

50

40

30 18-29 ans
> 29 ans
20

10

0
Cadres emp. cadres emp. cadres emp.
Ouvriers Ouvriers Ouvriers
lire BD mangas jouer au football jouer
à des jeux vidéo*
Source : enquête Dynegal 2013.

Lecture : % de personnes indiquant avoir pratiqué ces 12 derniers mois l’activité considérée « plusieurs fois par
mois » ou « plus rarement », sauf pour les activités marquées*, très pratiquées, (« plusieurs fois par mois »).
Figure 46. Taux de pratique de certaines activités culturelles
et de loisirs en fonction du milieu social et de l’âge

Des jeunes technophiles


En premier lieu, les jeunes sont des adeptes des nouvelles technologies en
matière de diffusion culturelle : ce sont les mieux équipés et les plus utili-
sateurs des nouveautés successives ; aujourd’hui 92 % d’entre eux ont une
console de jeux, la quasi-totalité peut écouter de la musique sur un appareil
portable, smartphone ou autre, 91 % ont un micro-ordinateur. En dix ans, la
part des jeunes qui utilisent l’ordinateur tous les jours a été multipliée par
11 (5 % à 55 %) et en 2008, la quasi-totalité des 15-29 ans était utilisateurs
d’internet et 57 % quotidiennement.

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260  Sociologie de la jeunesse

Une préférence pour les médias expressifs et interactifs


La prédilection des jeunes pour l’expressivité se manifeste d’abord par
l’écoute de la musique : la musicalisation de la vie quotidienne se pour-
suit : en 1988 49 % des 15-24 ans écoutaient de la musique tous les jours,
ils sont 85 % en 2018. La musique propose un espace d’identification et de
reconnaissance, elle est un support de construction identitaire majeur, elle
permet un apprentissage de rôles sexués socialement situés.
Second média expressif et innovant qui a les faveurs des jeunes, l’ordi-
nateur, média interactif, individualisé mais aussi collectif. Internet fonc-
tionne d’abord auprès des jeunes comme un dispositif sociotechnique de
sociabilité – communiquer et se rencontrer – mais également comme un
vecteur de collaboration ou de partage (sites de partage, forums et chats).
La TV est la victime de cette préférence des jeunes pour l’expressivité,
internet détrônant la TV comme média d’accès à la culture. Les jeunes s’en
détachent. La TV est devenue pour eux un « vieux média » ; les 15-24 ans
sont toujours moins consommateurs que les adultes. En  2018, 21 % des
jeunes regardent la télévision 20 heures ou plus par semaine (35 % en 1988),
contre 40 % pour l’ensemble des Français. Les jeunes ont une appétence
extrêmement forte pour certains contenus télévisuels, notamment les
séries, mais ils ne les visionnent pas forcément via le média télévisuel (mais
plutôt par téléchargement et visionnement sur d’autres supports). On enre-
gistre également une baisse aussi très nette de l’écoute de la radio.
La presse quotidienne est également impactée, dans toute la population, et
également chez les jeunes. En 2018, seule une minorité d’entre eux (44 %) dit
avoir lu un journal au cours des douze derniers mois (51 % pour l’ensemble).

Une appétence pour l’expérimentation favorable


aux pratiques amateurs
L’expérimentation, on l’a déjà souligné, est un trait caractéristique de
l’identité sociale et professionnelle de la jeunesse moderne ; elle est aussi un
trait culturel de cette jeunesse qui se traduit par un goût pour les pratiques
amateurs, notamment dans le domaine musical (un jeune sur 4 sait jouer
d’un instrument), de la danse (un jeune sur 5 surtout les filles), mais aussi
des arts plastiques (notamment le dessin pratiqué par un jeune sur 3).

Un goût pour les sorties et les voyages


Nous avons souligné au début de ce chapitre l’importance de la sociabi-
lité dans la culture jeune. Ce temps des amis est notamment celui des sor-
ties le soir, au cinéma, au restaurant, en boîte de nuit, mais aussi celui des
temps interstitiels des conversations téléphoniques ou des échanges SMS
intenses. Dans les loisirs, ce qui est préféré c’est donc ce qui peut se passer

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Sociabilité et loisirs 261

hors du domicile, notamment les sorties au restaurant entre amis qui sont
très prisées.
Certaines de ces activités se font essentiellement avec d’autres jeunes
(le cinéma, le concert rock par exemple), d’autres sont plutôt familiales (le
cirque est, de ce point de vue, l’activité emblématique, mais aussi la visite
de monuments historiques), d’autres enfin se font surtout dans un cadre
scolaire (la fréquentation des musées) (ministère de la Culture, 1995).

Tableau 17. Évolution de quelques types de sorties juvéniles


chez les jeunes et les adultes (en %)
1988 1997 2008
Sorties au cinéma 15-29 ans 72 76 82
30 ans et plus 40 39 49
Sorties en discothèque 15-29 ans 58 57 55
30 ans et plus 13 15 14
Sorties dans un parc d’attraction 15-29 ans 19 29 34
30 ans et plus 12 14 15
Assister à un match 15-29 ans 33 39 37
30 ans et plus 21 20 21
Assister à un concert de rock 15-29 ans 24 29 19
30 ans et plus 4 5 8

Source : Pratiques culturelles des Français, DEPS, ministère de la Culture et de la Communication (S. Octobre,
2014).

Les jeunes sont également plus voyageurs que leurs aînés, à la fois en
déplacements familiaux, en déplacements entre jeunes et maintenant de
plus en plus en déplacements étudiants (Erasmus, stages à l’étranger dans
les cursus universitaires).
Comme on l’a vu précédemment, le choix des amis précède souvent
actuellement le choix des activités qui ne sont que le support nécessaire
au développement des relations. Ce primat des relations sur les activités
peut avoir des conséquences importantes sur la fréquentation des équi-
pements culturels ou des équipements de loisirs. Ainsi, plusieurs jeunes
interrogés dans une enquête monographique1, amateurs de films, font état
de leur préférence pour la solution qui consiste à louer des vidéos pour les
regarder à plusieurs chez l’un ou l’autre de leurs amis. Au-delà de l’aspect
financier, il y a là l’expression d’une préférence pour « être en groupe »,
« voir les amis », plutôt que de s’enfermer dans les salles obscures dans un

1. Enquête sur les pratiques culturelles et les pratiques de communication des jeunes, Rapport
pour France Télécom, OSC, Sciences-Po, 2002.

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262  Sociologie de la jeunesse

rapport plus individualisé au film qui est projeté. D’une manière générale,
c’est tout un rapport « individualisé » à la culture et aux œuvres qui est
mis en cause par la préférence exprimée pour des activités pratiquées en
groupe.

Une distance croissante à l’égard de la culture scolaire


Cette distance se manifeste notamment par la désaffection des jeunes à
l’égard de la lecture de livres. On en voit plusieurs indices : la régression de
la part des jeunes possédant de nombreux livres, mais surtout la régression
de la pratique de la lecture elle-même, illustrée par la figure 47 : la part des
« gros lecteurs » diminue fortement tandis que s’accroît la part des jeunes
ne lisant aucun livre dans l’année : en 2017, c’était le cas de plus de 40 % des
jeunes. La régression de la lecture de journaux quotidiens est moins forte
en 2018 et se stabilise même chez les jeunes de 20-24 ans.
45
40
35
30
25 1988
20 2018
15
10
5
0
15-19 ans 20-24 ans 15-19 ans 20-24 ans 15-19 ans 20-24 ans
Lit 20 livres et + par an Ne lit aucun livre par an lit un quotidien
tous les jours
Source : Pratiques culturelles des Français, DEPS, ministère de la Culture et de la Communication.

Figure 47. Les jeunes et la lecture


Cette régression d’ensemble est d’autant plus notable que le niveau
d’étude a augmenté et que la lecture est évidemment très liée au niveau
d’étude. Cependant, ce lien entre le niveau d’étude et la pratique de la
lecture s’est affaibli, comme le montre le tableau 18. La pratique intensive
de la lecture a diminué chez tous les jeunes, mais encore plus fortement
chez les plus diplômés : les diplômés de 2e  ou 3e  cycle avaient en  1988
10 fois plus chances que les non-diplômés d’être un gros lecteur plutôt
que de ne pas l’être ; ce surcroît de chances relatives n’est plus que de
6 en 2008.

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Sociabilité et loisirs 263

Tableau 18. Gros lecteurs parmi les jeunes les moins


et les plus diplômés ( % et odds ratios)

1988 2008

2e - 3e cycles 61 % 24 %

sans diplôme 14 % 5%

Odds ratios (61/39)/(14/86) = 9,6 (24/76)/(5/95) = 5,96


Source : Pratiques culturelles des Français, DEPS, ministère de la Culture et de la Communication.

La lecture pâtit de son lien étroit avec le monde scolaire qui durant les
années d’étude incite à lire, souvent par contrainte, mais ne parvient pas
à construire un rapport personnel au livre. Le livre est en décalage avec la
culture des jeunes fondée sur les échanges et l’oralité et sur la valorisation
de l’instantané. Au-delà, la pédagogie scolaire pratiquée généralement en
France, très verticale, très formelle est mal adaptée aux modes d’apprentis-
sage valorisés par les jeunes, fondés sur l’expérimentation, la collaboration,
le tâtonnement et la réversibilité.

Un affaiblissement de la transmission culturelle


La culture juvénile se détache ainsi progressivement des canaux classiques
de la transmission culturelle dont la famille et l’école sont les principaux
agents de diffusion (Pasquier, 2005-2006 ; Galland, 2003).
Plusieurs pistes d’interprétation de l’évolution de ces comportements
sont évoquées par les travaux récents ayant porté sur les pratiques cultu-
relles des jeunes. On peut retenir trois arguments principaux :
– Les industries culturelles ont construit et investi un marché de l’adoles-
cence massifié et extrêmement segmenté (selon les goûts et les différents
créneaux d’âge et de sexe) dans le domaine musical, vestimentaire, télé-
visuel et radiophonique. Même s’il se décline dans des produits qui per-
mettent aux adolescents de se différencier les uns des autres, ce marché
se caractérise aujourd’hui par son caractère de masse et un contenu rela-
tivement inter-classiste. Ses références viennent même plutôt du « bas »
que du « haut » de la société (la culture des banlieues). Il est ainsi très dif-
férent de la « contre-culture » des années 1960 qui trouvaient ses racines
dans une élite culturelle et politique.
– Ces produits alimentent la stylisation des goûts et les stratégies de l’appa-
rence qui fondent aujourd’hui l’identité adolescente (cf. p.  253). Même
s’ils se distinguent les uns des autres, les adolescents partagent cette
culture de l’apparence et les multiples codes qui la constituent. Cette
culture adolescente est très éloignée de la culture scolaire sur laquelle

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264  Sociologie de la jeunesse

reposent les mécanismes de transmission culturelle. Cette juxtaposition


ne débouche pas le plus souvent sur un conflit générationnel, mais sur une
coexistence baignée d’indifférence. Les adolescents, y compris les « bons
élèves », ont appris à gérer de manière cloisonnée les impératifs scolaires
et leurs investissements personnels dans la culture de classe d’âge.
– La diffusion d’un modèle éducatif libéral permet à cette culture de pros-
pérer à l’intérieur même des familles où existent maintenant des canaux
de transmission (internet, sms, msn, etc.) qui l’alimentent de manière
continue souvent à l’abri de tout contrôle parental.

Un rajeunissement de l’entrée
dans la vie sexuelle
Rappelons que ce n’est qu’après 20 ans pour les filles, 22 ans pour les gar-
çons, qu’une majorité de jeunes vivent hors du domicile familial. On sait
par ailleurs qu’aujourd’hui l’âge moyen du premier rapport sexuel se situe
vers 17-18 ans (Bozon, 1993 ; Bajos et Bozon, 2008). Il est donc clair qu’entre
cette première expérience et la constitution d’un couple s’étalent plusieurs
années durant lesquelles les jeunes ont une vie amoureuse dissociée d’une
domiciliation commune permanente. Cette évolution des mœurs a été
rendue possible à la fois par la généralisation de l’utilisation des méthodes
contraceptives chez les jeunes femmes et par une plus grande tolérance des
parents dans ce domaine. Dès 1980, une majorité de Français se déclare
d’accord avec l’opinion selon laquelle « une fille doit pouvoir prendre la
pilule avant sa majorité » (SOFRES, Nouvel Observateur, 1980). D’une
manière plus générale, c’est le recul du rigorisme moral et du puritanisme
qui prévalaient encore au lendemain de la seconde guerre mondiale, la
progression lente, mais continue, de l’hédonisme qui ont accompagné et
permis l’évolution des attitudes à l’égard de la sexualité.
Cette évolution des mœurs a permis à l’âge moyen au premier rap-
port sexuel de reculer, modérément pour les hommes, et beaucoup plus
fortement pour les femmes. Les premiers connaissaient, en moyenne leur
première expérience sexuelle un peu après 18  ans dans les générations
1922-1936, celles qui ont eu 20  ans entre la seconde guerre mondiale et
le milieu des années 1950 ; les jeunes hommes entrent aujourd’hui dans
la sexualité environ un an plus tôt. Chez les femmes, l’évolution a été plus
marquée puisque, pour les mêmes générations, on est passé d’un âge moyen
de 21,3 ans à 17,6 ans.
Pour les hommes comme pour les femmes, le rajeunissement du calen-
drier d’entrée dans la sexualité s’accompagne d’une forte diminution de la
dispersion des âges du premier rapport sexuel. Seule une faible minorité
de jeunes connaît encore des premiers rapports tardifs : 27 % des hommes

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Sociabilité et loisirs 265

et des femmes connaissaient leur premier rapport sexuel respectivement à


plus de 19 ans et plus de 22 ans dans les générations 1922-1941, ils ne sont
plus que 15 % d’hommes dans ce cas dans les générations 1957-1973 et au
maximum 12,5 % de femmes (10 % n’ont pas encore eu de rapports sexuels
et peuvent donc le connaître encore avant 22 ans).

22 21,3
21
20
19 18,4
17,6
18 Femmes
17 17,2 Hommes
16
15
0

66 5
71 0
19 975

81 0
19 985

7
94

94

95

95

96
96

19 197

19 198

98
-1

-1

-1

-1

-1
-1

-1

-1

-1
-

-
36

41

46

51

56
61

76

86
19

19

19

19

19
19

19

Source : ACSF, 1992 pour la génération 1922-1936, et enquête INSERM INED « contexte de la sexualité en
France, 2006 » pour les autres générations.

Figure 48. Âge moyen au premier rapport sexuel


selon le sexe et la génération

Alors qu’il était autrefois étroitement lié à la mise en couple et au mariage,


surtout pour les femmes, le premier rapport sexuel en est maintenant nette-
ment dissocié. Dans les générations les plus anciennes nées vers 1940, 68 %
des femmes ont vécu en couple avec leur premier partenaire sexuel ; cette
proportion a diminué de moitié (34 %) dans les générations nées dans les
années 1970. Pour les hommes des mêmes générations, on est passé de 33 %
à 19 % (Toulemon, 2008). La liaison moins forte entre entrée dans la sexua-
lité et entrée dans la vie en couple chez les hommes des générations les plus
anciennes s’explique en partie par l’importance du recours aux prostituées
comme initiation à la vie sexuelle : un cinquième des hommes nés entre
1922 et 1925 avaient eu leur premier rapport sexuel avec une prostituée.
Cette forme d’initiation, liée probablement très souvent à la période du ser-
vice militaire, a pratiquement disparu dans les nouvelles générations.
Cette particularité de l’introduction à la vie sexuelle masculine explique
sans doute que la durée entre la première expérience sexuelle et la première
mise en couple ait été plus longue dans les générations anciennes que dans
les plus jeunes. Cela ne signifie pas pour autant que les jeunes hommes
de ces générations aient connu, comme cela peut être le cas aujourd’hui,
une vie sexuelle relativement régulière et reconnue, admise par l’entourage,
entre leur première expérience et l’entrée dans une sexualité légitimée par

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266  Sociologie de la jeunesse

le mariage. Ces amours étaient probablement plus souvent occasionnels et


vénaux. Aujourd’hui les jeunes débutent le plus souvent leur vie sexuelle
alors qu’ils sont encore scolarisés. Cette entrée dans la sexualité est claire-
ment dissociée de l’entrée dans la vie en couple sans qu’elle soit ni cachée
ni illégitime. D’ailleurs, dans près des deux tiers des cas, les jeunes ont eu
leurs premiers rapports sexuels chez leurs parents ou chez ceux de leur
partenaire (Lagrange, 1998).
La vie sexuelle des jeunes se décompose aujourd’hui en deux phases. La
première partie de l’adolescence (12-15 ans) est celle du flirt qui, rappelle
Hugues Lagrange, n’existait pas au début du siècle (la généralisation du
« baiser profond » précédant le coït est récente). Durant cette période, sont
échangés baisers et caresses, à l’exclusion du coït proprement dit. La deu-
xième phase (16-18 ans) voit se concrétiser la sexualité génitale (Lagrange,
1998).
La tolérance manifestée à l’égard des pratiques sexuelles pré-conjugales
ne signifie d’ailleurs pas que, dans le cadre familial, la sexualité soit
devenue un sujet sur lequel parents et enfants échangent librement opi-
nions et conseils. D’ailleurs on a vu que dans d’autres domaines de leur vie
privée les jeunes se montraient réticents à se confier à leurs parents. La plus
grande permissivité du rapport éducatif ne s’accompagne donc pas comme
on aurait pu le penser d’une forte réduction de la sphère de l’intimité juvé-
nile qui au contraire reste largement hors de portée du regard parental.
Il est un domaine dans lequel, par contre, les habitudes des jeunes se sont
transformées, probablement sous l’effet du risque de SIDA et des campagnes
de prévention : celui des « précautions » qui accompagnent l’acte sexuel.
L’utilisation du préservatif lors du premier rapport sexuel est aujourd’hui
presque systématique (Beltzer, Bajos, 2008). La progression a été très rapide
en quelques années puisque les jeunes ayant eu leur premier rapport sexuel
à la fin des années 1980 n’étaient que 42 % (pour les femmes) et 48 % (pour
les hommes) à avoir eu recours au préservatif. Les chiffres sont aujourd’hui
respectivement de 84 % et de 88 %.
Un nombre élevé de partenaires au cours de la vie sexuelle est plus
fréquent, surtout pour les hommes, dans les générations nées entre le
milieu des années 1950 et la fin des années 1960 et nettement moins
fréquentdans les générations plus anciennes. L’effet de génération appa-
raît nettement lorsqu’on compare ces générations des années 1950-1960
à la génération du baby-boom qui l’a précédé (figure 49). Il faut consi-
dérer, en outre, que les générations intermédiaires et a fortiori les géné-
rations les plus jeunes n’ont pas terminé leur vie sexuelle et peuvent donc
connaître de nouvelles expériences. Toutefois, le nombre de partenaires
que connaissent les jeunes de moins de trente ans, surtout les hommes,
s’est abaissé entre 1992 et 2006. Cette évolution ne s’explique pas par un
retard de l’âge d’entrée dans la sexualité, mais par une augmentation du
nombre de jeunes n’ayant déclaré qu’un seul partenaire (Léridon, 2008).

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Sociabilité et loisirs 267

Il est probable que la peur de l’infection par le VIH en soit une des causes
(Beltzer, Bajos, 2008).

8
7
6
5
Femmes ACSF 1992
4
Femmes CSF 2006
3
Hommes ACSF 1992
2
Hommes CSF 2006
1
0
s

-3 s
35 ans

40 ans

-4 s
s
55 ans

60 ans

65 ans

s
an

an

45 an
an

an
a
9

4
9

4
9

4
9

4
9

9
-3
-1

-2
-2

-4

-5
-5

-6

-6
18

20
25

30

50

Source : INED, INSERM, CSF 2006.

Lecture : nombre médian de partenaires au cours de la vie selon l’âge et le sexe.


Figure 49. Le nombre de partenaires sexuels

Mais il faut écarter l’idée selon laquelle ce plus grand appétit de ren-
contres s’est imposé au détriment du sentiment et de l’affectivité. 75 %
des jeunes Européens interrogés en 1981 déclarent que la fidélité dans le
mariage est « très importante », ils sont 78 % dans ce cas en 1990 et 83 %
en 1999, soit autant que la moyenne des Européens.
Ce qui a disparu, c’est le formalisme des convenances qui imposaient
autrefois, au moins officiellement, de se marier pour connaître les plaisirs
de la sexualité. C’est ainsi que les jeunes n’estiment plus aujourd’hui nécessaire
de former un couple pour avoir des relations sexuelles. Par contre, le sentiment
doit toujours être présent pour une grande majorité de jeunes, et beaucoup plus
nettement pour les filles que pour les garçons ; 40 % de ces derniers en effet ne
jugent pas que l’amour est le complément nécessaire de la pratique de la sexua-
lité alors que c’est l’avis des trois quarts des filles (Galland, Lambert, 1993). Ces
dernières, quelle que soit l’évolution des mœurs sexuelles, et on a vu qu’elle
avait été rapide, restent attachées à une conception du couple qui privilégie la
fusion affective. Le sentiment n’a pas déserté devant la recherche du plaisir qui
est certes plus admise et plus pratiquée qu’autrefois ; mais rien ne serait plus
faux que l’image d’une jeunesse tout entière gagnée en matière amoureuse par
un épicurisme qui n’aurait d’autres bornes que l’attirance physique réciproque
des éventuels partenaires. La croyance dans l’« amour » comme ciment néces-
saire des unions demeure le pivot de la formation des couples.
Une enquête qualitative auprès de jeunes étudiantes (Giraud, 2017)
montre que ces jeunes femmes adhèrent à ce que l’auteur appelle « l’amour

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268  Sociologie de la jeunesse

réaliste » qui n’est pas un amour rationnel où chacun chercherait à maxi-


miser son plaisir, mais la recherche d’un amour authentique qui se construit
par étapes pour parvenir in fine, si l’accord des sentiments se confirme, à
fonder une vie en coupe durable.

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Normes des désignations
de pays

AT : Autriche
BE : Belgique
BG : Bulgarie
CZ : Tchéquie
DE : Allemagne
DK : Danemark
EE : Estonie
EL : Grèce
ES : Espagne
FIN : Finlande
FR : France
HR : Croatie
HU : Hongrie
IE : Irlande
IT : Italie
L : Luxembourg
LT : Lituanie
NL : Pays-Bas
NO : Norvège
PL : Pologne
PT : Portugal
RO : Roumanie
SE : Suède
SI : Slovénie

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272  Sociologie de la jeunesse

SK : Slovaquie
UE 15 : Union européenne des 15
UK : Royaume-Uni

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Index thématique

A Autorité 14, 16, 32, 41, 43, 62, 67-68, 75,


Accès à l’âge adulte 79-81 78-79, 94, 212, 229-230, 245-246, 269
Adolescent(s), adolescence 11-13, 16-17, Autorité paternelle 16, 32
28, 32, 35, 37-42, 44-45, 47, 49-53, 55-56,
65, 75-78, 90-91, 95, 97, 104-106, 109- B
111, 115, 118-119, 131-135, 137, 140, Bizutage 81
145, 147, 149-150, 183, 191, 195, 230,
241-243, 245-250, 253-255, 258, 263, 266 C
Adulte(s) 10-12, 18, 30, 37-39, 44-45, 47- Carnaval 71, 74
51, 55, 62, 64, 70, 72, 74-77, 79-80, 82, Casual work 159
93-94, 103, 106, 112-113, 115, 117, 129, Catholicisme social 42, 85-86, 100
131-134, 138, 140, 142, 144, 146-147, Catholiques sociaux 32, 85-86
149-150, 152, 154-158, 160, 162-163, Changement social 109, 129
168, 179, 183-185, 188-191, 198, 204, Chantiers de jeunesse 88
207, 222, 225-229, 234, 242, 245-246, Charivari 73-74
248-249, 254, 268-269 Chômage 53, 91, 137, 142-143, 155-158,
Âge adulte 38-39, 47, 49, 55, 70, 72, 77, 160, 162, 165, 171, 179, 181, 221, 254
79-82, 103, 106, 115, 129, 131-133, 140, Civisme 214
142, 147, 149-150, 155, 190 Classes d’âge 59, 61, 64-69, 83, 88, 104,
Âges de la vie 12-13, 59, 73, 77, 80, 127, 109, 112, 116-117, 119-120, 125, 127-
131 128, 160, 163, 195-198, 204, 218, 222,
Allongement, prolongation de la jeunesse 225-226, 233
79-80, 107, 137, 147, 184-185, 188 Cohortes 74-75, 104-105, 108, 111, 115-
Amis 98, 131, 226, 242-243, 248, 250- 116, 118-129, 135-136, 169, 172, 188,
251, 261 202, 213, 218
Apparence 189, 253-255, 263, 268 Coït 77, 266
Aristocratie, aristocratique 17, 19-21, 23- Collégiens 269
25, 27, 33, 36 Conflit des générations 27
Assimilation culturelle 235, 237 Conscription 70-71
Association Catholique de la Jeunesse Conscrits 71, 77, 82
Française (ACJF) 87, 89 Conversation 39, 96
Association(s) 25, 83, 86, 98, 113, 130, Couple 128 74, 77, 80, 106, 131, 135-137,
252 140, 145, 148, 150, 152, 193, 242, 244,
Attitudes politiques 105, 212, 218-219 250, 253, 264-265, 267
Attitude(s) religieuse(s) 204, 211 Crise pubertaire 40
Autonomie 44, 47-49, 57, 94, 99-100, Croyance(s) 74, 195, 203, 205-208, 267
131-132, 137, 139, 144-146, 185, 188, Culture 24, 35, 24, 35, 41-42, 44-45, 47-
190, 195, 234, 244, 246-247, 250, 255, 48, 51-52, 55, 58, 76, 78, 88, 90, 97, 99,
269 116, 131, 134, 144-145, 163, 182, 185,

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274  Sociologie de la jeunesse

201, 208, 235, 241, 248-250, 253, 255- Entrée dans la vie professionnelle 52, 136,
256, 262-264, 268 151, 179
Culture juvénile 48, 51-52, 97, 131, 241, État-providence (types de, régimes d’) 142-
263 143, 162, 189
Cycle de vie 103-104, 118, 120, 127, 131, Études, étudiants 11, 24, 28-29, 31, 38,
140, 165, 204, 213, 218, 242, 251 47, 50, 75, 79-80, 87, 92, 97, 99-100, 123,
134-135, 137-140, 142, 146, 149-153,
D 163, 166, 170-172, 183-185, 188-189,
Dating 75-77, 249 198, 213, 219, 230, 247
Déclassement 53, 171-172, 181, 189-190 Exclusion 81, 92, 123, 157, 181-183, 266
Décohabitation familiale 140-144
Déconnexion 79, 150, 206 F
Définition des âges 12-13, 49 Filiation 57, 64-65, 112, 115
Délinquance 90, 247, 269 Filles 23, 30-31, 39, 47, 71-74, 76, 78, 80,
Délinquance juvénile 44 135, 144, 149-152, 182, 230, 235, 244,
Départ de chez les parents 80, 131, 134- 248, 254-256, 264, 267, 269
137, 142, 150-151 Fils 9, 12, 15-17, 21, 30-31, 33, 57-58, 63,
Dépolitisation 219, 221 66-68, 112-113, 137, 144, 172, 184, 256
Désaffiliation politique 217 Flexibilité 132, 161-162, 164-165
Désynchronisation des étapes 147 Flirt 39, 78, 266, 269
Dévaluation des diplômes 170-171 Fonctionnaliste(s) 49-51
Dilettantisme 29, 33, 137 Foyers de jeunes travailleurs 86
Diplômés 75, 91-92, 108, 151, 221
Discrimination 181 G
Garçons 17-18, 23, 47, 57, 62, 64, 67, 72,
E 76-78, 80, 134-135, 137, 144, 149-152,
Échanges intrafamiliaux 244 182, 230, 235, 244, 247-248, 254-255,
École(s) 28-29, 32, 38-39, 42, 44, 47, 50- 264, 267, 269
51, 58, 78-79, 81-82, 88-97, 100-101, 109, Gauche 89, 156, 221-222, 224, 251
114, 116, 118, 133-134, 161, 172, 180- Génération romantique 108
182, 191, 195, 237, 247, 263, 268-269 Génération(s) 14-15, 18, 27, 29-30, 35-36,
Éducation 11, 18-21, 23-26, 29, 31-33, 36, 42, 49, 51, 66-69, 82, 87, 94, 98, 103, 107-
39, 41-43, 56, 83, 85, 87-91, 95, 105, 133, 112, 114-116, 118-121, 123-124, 126-127,
139, 166, 185, 189, 191, 206, 245 129-130, 142, 147, 149, 152, 168-169,
Éducation aristocratique 23, 25 172, 179, 183, 195-197, 204-205, 211,
Effet de cohorte 112, 119, 121-122, 124 213, 218, 225-226, 228, 234, 242, 244,
Effet de génération 112, 115, 119-120, 246, 265-266
213, 225, 228, 266 Grands-parents 244
Effet de période 105, 119, 121-122, 124, Groupe de parenté 50, 79
127
Élèves 12, 35, 41, 44, 75-76, 95-96, 138, H
191, 247, 264 Happy slapping 256
Enfant(s), enfance 11-19, 21-26, 30-34, Héritage 15, 89, 112-114, 207
36, 38-45, 47-50, 55, 61-65, 67, 69-70,
74-75, 81-82, 89, 94, 99, 103, 108-110, I
112-116, 118, 131, 133-135, 137, 143- Identification 48-49, 52, 112, 114, 121,
146, 148-150, 152, 154, 172, 179, 185, 183, 195, 218, 221, 253
190-191, 195, 206, 226-227, 235, 242- Identité 48-49, 95, 97-98, 104, 109-110,
246, 250, 266 114-115, 119, 132-133, 144, 182, 184-
Entrée dans la vie active 163, 221 185, 187, 193, 208, 211, 221, 235, 237,
Entrée dans la vie adulte 55, 69, 72, 116, 248, 253, 255, 263, 268
119, 131, 133-137, 142, 145, 147-149, Identité adolescente 97, 253, 263
151-152, 155, 184-185, 241, 250-251 Identité nationale 182, 237

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Index thématique 275

Indépendance 15-17, 28, 41, 48, 99, 132, O


137-138, 145-146, 152, 154-155, 163, Outsiders 157, 162
184-185, 245
Individualisme 20, 27, 30, 35, 58, 191, P
211, 234
Pairs 42, 50, 96-97, 116, 195, 235, 245-
Inégalité 29, 67, 163, 213
246, 248-249, 253-254
Initiation 18, 31, 61-66, 69-70, 72, 133, 265
Panel 127, 140, 143, 157, 159, 161
Insécurité de l’emploi 161-162, 172
Parenté, parents 16, 21-22, 33, 44, 50, 61,
Insertion 52-54, 56, 89, 91-93, 107, 114,
64-65, 72, 79-80, 92, 99, 112, 115-116,
136-137, 187, 190, 195, 221, 254
Insiders 157, 162 118, 131-132, 134-137, 139-152, 154, 172,
Intégration 58-59, 75, 77, 92, 95-96, 100, 179-180, 184-185, 188-189, 195, 197, 226-
113, 134, 179, 181-182, 188, 190-191, 227, 235, 242-247, 250, 264, 266, 269
198, 204-206, 208-209, 221, 227, 234-235 Participation électorale 212-214
Patria potestas 15
Patronage 85-86
J
Pauvreté 91, 157, 166-167, 190
Jeunes filles 23, 30, 39, 71-72, 77, 80, 151 Pédagogie, pédagogique 12, 21-23, 26, 31,
Jeunes non diplômés 151 34, 38, 41-43, 93, 245
Jeunes ouvriers 86-87, 136 Père(s) 11-12, 14-19, 21-23, 27, 30-31, 34,
Jeunesse Agricole Chrétienne (JAC) 87 58, 66-68, 78-79, 93, 112-113, 180, 184,
Jeunesse aristocratique 19-21 244, 246, 254
Jeunesse bourgeoise 27-28, 31, 137 Permissivité 196, 266
Jeunesse ouvrière 32, 85-87 Polarisation 166, 187
Jeunesse Ouvrière Chrétienne (JOC) 87 Politisation 218-219
Jeunesse (phase de) 151 Post-adolescence 55, 82, 145, 147
Post-matérialisme 129, 228
L Précarité 53, 80, 91, 159, 162, 165-166,
Lecture 11, 40, 55, 120, 142, 246, 257 183, 188, 218, 221
Loisirs 99, 226, 241, 248, 257, 261 Précocité 135-136, 140, 149, 151, 184-
Lycée(s), lycéens 28, 96, 100, 136-137, 185, 247
140, 189, 249, 268 Premier rapport sexuel 264-266, 269
Première communion 70, 77
M Préservatif 266
Mariage 15-16, 18, 40, 55, 61-62, 64-67, Principes éducatifs 34, 41-42
70, 72-74, 77, 80, 134-137, 145, 148-149, Professeurs 12, 96
265-267 Prolongation de la scolarité, des études 97,
Mère 14, 30-31, 62, 243-244 137, 139-140, 150
Mobilité 45, 104, 116, 159, 162, 164-165, Psychologie 35, 38-39, 43, 50-51, 58, 133
172, 184, 187, 221 Puberté 39-40, 44, 61-62, 64, 144
Modernité 52
Mondialisation 164 R
Mouvement(s) de jeunesse 32, 42, 87-91, Rapport(s) de génération 14-15, 58, 112
108, 241, 248 Rapports de parenté 64
Musique 62, 78, 253, 258 Relations d’emploi 162, 165
Résidence néo-locale 144
N Rite de passage 77, 82, 144
Naissance du premier enfant 67, 108, 150, Rite(s) 18, 59, 61-62, 66-67, 69-70, 72-74,
152, 154, 185 77-79, 81-83, 90, 133, 144, 249
Niveau de vie 118, 155, 168, 189 Rôles 18, 44, 47-51, 64, 76, 79, 103-106,
Normes 18, 44-48, 51, 75, 95, 103, 105, 131-135, 137, 143, 150-151, 183, 187,
114, 129, 182, 185, 187, 195, 227-228, 221, 228
234, 246, 249, 269 Rôles sexuels 47, 76, 137
Nouveaux moyens de communication 248- Rôles sociaux 44, 64, 103, 105, 131, 135
249, 256 Romantisme 29, 58

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276  Sociologie de la jeunesse

S Télévision 245, 250, 258


Scolarisation 32, 97, 134, 138, 140, 195, Temporaires (emplois) 155, 159
246 Tradition, traditionalisme 12, 34, 43, 51,
Scoutisme, scouts 87-89 196, 198, 211, 221
Service militaire 74, 79, 134, 265 Transition 49-50, 58-59, 80, 94, 108, 130,
Seuils 79, 82, 94, 131, 135, 138-140, 147- 133, 140, 144, 146, 149-152, 154-155,
151 157, 161, 164-165, 189, 191
Sexualité 36, 39-40, 72, 78, 207, 249,
Transmission 14, 67, 95-96, 110-111,
264-269
SIDA 266 113-114, 182-183, 205-207, 221, 258,
Sillon (Le) 86-87 263-264, 269
Sociabilité 42, 96, 98-99, 241-244, 248, Travail étudiant 139-140
250-251, 258, 268
Socialisation 14, 38, 42-45, 51, 53, 58, 72, U
90-96, 101, 104-107, 110, 114-116, 129, Université 28, 97-98
131, 138, 183, 187, 189, 206, 218, 234,
242, 269
V
Sociologie de la jeunesse 42-43, 49-51, 54
Solidarité familiale 237 Valeurs 14, 34-35, 45-52, 58, 62, 68, 76-
Sorties 172, 247, 257, 269 77, 80, 85, 95, 112, 114, 117, 129, 133,
Sous-culture(s) 45-46, 52, 117 182-183, 187, 189, 191, 195-198, 205-
Sous-cultures délinquantes 46-47 209, 211, 221, 224-229, 232-234, 237,
Stages 69, 92-93, 162 248-250, 252, 255, 269
Statuts 65-66, 95, 103, 117, 131, 135, Vie adulte 48, 55, 62, 69, 72, 74-75, 93,
147, 150, 183, 228 116, 119, 131, 133-137, 142, 145, 147-
Stigmatisations 189, 230, 254-255, 268
152, 155, 184-185, 189, 241, 250-251
Stratification de la société par âge 117
Synchronie, synchronisme 133-136, 147 Vie solitaire 152, 250
Systèmes de parenté 50, 65 Vieillissement 54, 104, 106, 109, 116-119,
121-122, 125, 127, 197, 204, 206, 218
T
Tableau de cohorte 121, 128 Y
Tableau standard de cohorte 120 Youth culture 47, 76

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Mise en pages : Nord Compo à Villeneuve-d’Ascq

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263135 - (I) - OSB 80 - NOC - CMU
Dépôt légal : octobre 2022
Imprimé en France par la Nouvelle Imprimerie Laballery
58500 Clamecy

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