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Anxieté et burn-out : les travailleuses du

podcast peinent à faire respecter leurs


droits
16 oct. 2021 Par Khedidja Zerouali
- Mediapart.fr

© Illustration Sébastien Calvet / Mediapart


Alors que se tient le Paris podcast festival, moment phare pour ce secteur en plein
boom, Mediapart a rencontré une vingtaine de ses travailleuses. Elles sont
nombreuses à décrire des conditions de travail difficiles et un dialogue social trop
faible. Premier volet d’une enquête en deux parties.

Un rendez-vous pour se retrouver, entretenir son réseau, débattre. Mais sans doute
pas pour évoquer les sujets qui fâchent. Du jeudi 14 au dimanche 17 octobre, le
gratin de l’industrie du podcast se retrouve au Paris podcast festival, à la Gaîté-
Lyrique, dans l’hypercentre de la capitale. But affiché ? « Décloisonner les idées et
libérer l’écoute. »

Les deux premiers jours, réservés à un public professionnel, ont été rythmés par de
nombreux débats, allant des « bénéfices de la monétisation » à l’art et la manière
de « fédérer une communauté » ou de composer une musique originale. Mais aucun
moment d’échange n’a été prévu autour des conditions de travail dans ce secteur en
pleine ébullition : un tiers des Français déclarent écouter des podcasts, selon l’étude
dévoilée à l’occasion du festival. Une hausse de plus de 40 % en deux ans.

Pourtant, ce succès est le fruit du travail acharné d’une myriade de petits studios et
de leurs centaines de collaborateurs – jeunes et féminins dans leur écrasante
majorité (dans cet article, les groupes seront donc genrés au féminin). Et depuis la
publication en juillet d’une enquête de Télérama sur le management « qui fait des
dégâts » chez Louie Media, une de ces jeunes pousses les plus en vue, les langues
se délient peu à peu.

© Illustration Sébastien Calvet / Mediapart

Mediapart a enquêté sur les coulisses d’une industrie émergente, qualifiée de « far
west » par plusieurs de nos interlocuteurs, où les travailleuses peinent à faire
respecter leurs droits. Nouvelles Écoutes, Binge Audio, Louie Media, Paradiso…
Nous avons rassemblé les témoignages d’une vingtaine de salariées passées par les
studios les plus prestigieux. Elles racontent des conditions de travail difficiles, des
relations de pouvoir inégalitaires et des conflits récurrents (le deuxième volet de
cette enquête portera sur la rémunération des travailleuses du secteur).

Interrogés sur les conditions de travail qu’ils imposent à leurs collaboratrices, les
studios de podcast répondent à l’unisson qu’ils sont encore jeunes, et que
l’économie de leur milieu « est en construction », pour reprendre la description des
dirigeants de Paradiso, jeune entreprise réputée qui vient de lever plusieurs millions
d’euros avec l’appui de la Banque publique d’investissement.
En face, certaines salariées souffrent des manquements de leurs employeurs et
n’ont souvent personne vers qui se tourner en cas de conflit : elles évoluent dans un
monde où les services des ressources humaines ne sont rien de plus
qu’embryonnaires – souvent gérés directement par les dirigeants ou externalisés –
et où la représentation salariale et les syndicats sont quasi inexistants, tandis
qu’aucune convention collective propre au podcast ne les protège.

Une enquête interne à l’association Prenons la une


L’enquête de Télérama sur Louie Media (studio qui a produit la remarquée série
sur l’inceste Ou peut-être une nuit, signée par sa cofondatrice Charlotte Pudlowski)
a été la première à mettre les pieds dans le plat. Elle a été ressentie comme une
déflagration dans ce petit monde. L’article raconte un « turn-over quasi
constant » causé par « un management qualifié de “violent” ».

Louie Media produit une série intitulée "Travail en cours", pour explorer "les
bouleversements du travail et sa place dans nos vies". © Site de Louie Media

En réponse, Louie Media a annoncé lancer un audit indépendant. Les deux


cofondatrices ont néanmoins assuré que « l’article en question contient des contre-
vérités factuelles ». Ce n’est pas la conclusion, datée de juillet dernier, d’une
enquête interne de Prenons La Une (PLU), à laquelle Mediapart a eu accès.
L’association regroupe de nombreuses jeunes journalistes, dont des travailleuses du
podcast. À l’époque, Mélissa Bounoua, l’une des deux fondatrices de Louie Media,
était membre de son conseil d’administration.

Accumulés, les éléments conduisent à la définition légale du harcèlement moral.

Les médiatrices de PLU

Depuis février 2021, PLU avait dépêché deux de ses membres, journalistes, pour
interroger précisément les collaboratrices de Louie Media. Et la synthèse de ces
entretiens confirme le constat dressé par le magazine : « Au moins neuf
salariées » y témoignent d’un « management qualifié de violent via une surcharge
de travail », d’« humiliations personnelles, dénigrement professionnel (entraînant
au moins deux burn-out reconnus par les médecins) » ou d’« une mise en
concurrence des salariées ». Selon les enquêtrices de l’association, « accumulés,
les éléments conduisent à la définition légale du harcèlement moral ».
Contacté par Mediapart, Louie Media conteste les résultats de cette enquête, ainsi
que celle de Télérama et assure ne jamais avoir été mis face à des faits concrets de
la part de PLU. Le studio précise que Mélissa Bounoua a renouvelé « plusieurs fois
son souhait de répondre », mais affirme que PLU a refusé de lui « fournir les
accusations précises pour qu’elle puisse le faire », tout en la relançant « pour
qu’elle réponde dans l’urgence » (l’ensemble des réponses des studios sont à
consulter sous l’onglet Prolonger).

Podcast City, carte interactive conçue par Audiomeans, hébergeur de podcasts :


https://map.audiomeans.fr. © Audiomeans

Côté PLU, le récit est tout autre. Selon plusieurs des membres et des échanges que
nous avons pu consulter, si Mélissa Bounoua n’a pas eu accès aux accusations
précises énoncées contre le management de son entreprise, c’est parce qu’elle a
refusé à plusieurs reprises de rencontrer les enquêtrices. Elle a finalement
démissionné de l’association le 17 juillet, juste après en avoir été suspendue.

Le jour même, Joël Ronez, cofondateur de Binge Audio et directeur du Syndicat


des studios de podcast indépendants (PIA), prévenait sur Twitter : « Cette affaire
ne concerne pas que Louie Media, elle est aussi un coup de semonce pour tous les
employeurs de PME dans les médias, et doit nous inciter à questionner nos
pratiques, à nous améliorer et à nous former. C’est notre responsabilité
collective. »

Cette affaire ne concerne pas que @LouieMedia, elle est aussi un coup de semonce
pour tous les employeurs de PME dans les médias, et doit nous inciter à
questionner nos pratiques, à nous améliorer et à nous former. C’est notre
responsabilité collective.

— joel ronez (@ronez) July 17, 2021


© joel ronez

On ne saurait mieux dire. La majorité des salariées que nous avons interrogées
témoignent de la souffrance qu’elles ont ressentie en se frottant à ce monde en plein
bouillonnement. Au cours de leur courte carrière, plusieurs ont été arrêtées par leur
médecin, trop mal en point pour pouvoir continuer.

« Je me dis tous les mois que je vais arrêter tellement je suis fatiguée, et c’est aussi
dur de voir des collègues et amies partir en burn-out », confie Iris Ouedraogo, elle-
même passée par Louie Media et autrice du podcast autoproduit « Travail de
bleu », sur les conditions de travail des jeunes.

« Notre génération est celle qui essuie les plâtres »


« Notre génération est celle qui essuie les plâtres du podcast, de ses modes de
production et de ses financements », abonde Adélie Pojzman Pontay, autre
ancienne de Louie Media, qui collabore avec plusieurs studios français, anglais et
américains. « Le podcast, c’est précaire, ajoute l’indépendante Noémie Gmur. Si tu
veux en vivre, tu dois conjuguer beaucoup de projets, sans être payée vraiment ce
que tu as travaillé, parfois en étant payée très tard. Il y a peu de places, peu
d’élues, peu de transparence. »

Si le parcours des indépendantes est semé d’embûches, les salariées embauchées


directement dans les studios de podcast racontent, elles aussi, de difficiles
conditions de travail. Et à cet égard, les situations chez Binge Audio et chez
Paradiso sont exemplaires.

Binge a été fondé mi-2015 par Joël Ronez, jusqu’alors directeur des nouveaux
médias de Radio France, et Gabrielle Boeri-Charles, directrice du Syndicat de la
presse indépendante d’information en ligne (Spiil, dont Mediapart est un des
cofondateurs). Le studio a connu un immense succès avec « Les couilles sur la
table », podcast féministe animé par Victoire Tuaillon.

En février 2021, Binge lance « Le cœur sur la table », toujours présenté par
Victoire Tuaillon, où elle raconte en une quinzaine d’épisodes la révolution des
relations d’amour et d’amitié. Un épisode bonus aurait pu être dédié à la relation au
travail : les trois collaboratrices régulières sur ce projet, dont l’emblématique
présentatrice, ont été placées en arrêt maladie, pendant ou après la production.
"Le Cœur sur la table" : "Parce que s’aimer est l’une des façons de faire la
révolution." © Binge.audio

L’une d’entre elles, Déborah* (son prénom a été modifié à sa demande, voir notre
Boîte noire), n’est jamais revenue et songe sérieusement à quitter l’industrie du
podcast. Fraîchement diplômée, Déborah a été embauchée en CDI à Binge Audio
en janvier 2019, en tant que chargée d’édition. Les six premiers mois,
c’est « la lune de miel » : les audiences de ne cessent de grimper, « Les couilles sur
la table » est adapté en livre, le spectacle Binge en scène affiche complet.

Puis, en juillet 2019, Déborah et l’une de ses collègues se voient attribuer de


nouvelles responsabilités. La journaliste se sent valorisée, mais la surchage de
travail a rapidement raison de son enthousiasme : « Je me retrouve à produire
quatre émissions, dont trois sont à créer dans les prochaines semaines, sans aucun
accompagnement, le tout en plus de mon travail d’édition. »

Ailleurs, comme chez Paradiso, le cadre de travail n’est pas plus apaisé. Le studio
créé en juin 2019 compte désormais 13 salariés en CDI, deux CDD et trois contrats
d’apprentissage. Il produit documentaires et fictions pour les plus grandes
plateformes d’écoute (Apple Podcast, Spotify, Audible ou Sybel). Ses dirigeants
assurent avoir travaillé avec plus de 271 collaboratrices.

À Paradiso, une clause de non-concurrence extra-large


Pour Juliette, une de leurs anciennes rédactrices en chef, la lune de miel fut bien
courte : dès l’entretien d’embauche et la signature de son contrat début 2021, des
conflits l’ont opposée à son employeur.

Juliette était chargée de la production de podcasts quotidiens pour Brut, spécialiste


des vidéos d’info sur les réseaux sociaux, pour lequel Paradiso produit aussi une
nouvelle série de reportages sonores.

Avant de signer son contrat, Juliette se voit proposer un CDDU, au détour d’un
mail. Le CDD d’usage est certes largement utilisé dans le secteur de l’audiovisuel,
mais « il est encore plus précaire que le CDD, puisqu’il permet de s’affranchir des
règles qui l’encadrent : on peut le reconduire de manière illimitée, sans date de fin,
et sans verser l’indemnité de fin de contrat qui vient compenser la précarité »,
explique Clara Gandin, avocate en droit du travail au sein du cabinet 1948 avocats.
Juliette refusera le CDDU et un CDD classique lui sera finalement proposé.

Clause de non-concurrence présente dans les contrats de Paradiso. © DR

Mais dans le contrat, un point inquiète particulièrement la jeune femme : la clause


de non-concurrence. Elle est très large, puisque le salarié s’y engage, à la fin de son
contrat et pour un an, « à ne pas entrer au service d’une entreprise concurrente
telle que les entreprises de média d’information, ni à collaborer directement ou
indirectement à toute fabrication, tout commerce ou toutes autres activités pour
concurrencer le podcast ou les activités de la société ». Et ce pour toute activité
de « journaliste », en France et aux États-Unis, où est aussi présent Paradiso.
Ce type de clause ne doit pas mener à ce que des personnes ne puissent plus faire le
métier pour lequel elles sont formées.

Clara Gandin, avocate

En échange de ce qui est, de fait, une interdiction de travailler dans son domaine,
l’ex-salariée touchera pendant les 12 mois concernés 30 % de ce qui était son
salaire mensuel. Si Juliette a réussi à faire supprimer cette clause, cela n’a pas été le
cas pour au moins deux anciennes salariées, qui avaient finalement obtenu une
petite augmentation de la rémunération de la clause (+ 10 %).

« Ce type de clause doit être restreint et bien indemnisé pour être valable, estime
Clara Gandin. Il ne doit pas mener à ce que des personnes ne puissent plus faire le
métier pour lequel elles sont formées. » Paradiso assure que cette clause n’a en
fait « jamais été appliquée pour [ses] salariés ».

Rapidement après son entrée dans l’entreprise, Juliette croule sous la charge de
travail. Ses prédécesseures ne sont jamais restées plus de deux saisons. « Nous
sommes très vigilants sur la charge de travail : pas de travail en dehors des heures
de bureau et donc pas le soir ni le week-end ou les jours fériés, ni pendant les
congés, affirme cependant l’entreprise. Dans les très rares occasions où un salarié
doit travailler le week-end, des jours de récupération sont systématiquement
proposés. » Un récit contredit par au moins trois anciennes salariées, toutes à des
postes de responsabilité.

Effondrement collectif chez Binge Audio


Cette difficulté à encadrer la charge de travail existe aussi chez Binge Audio, et elle
s’illustre sur une longue durée, de 2019 à 2021. À la rentrée 2019, les salariées
de la « Villa Binge », comme sont désignés leurs bureaux, s’étaient déjà écroulées
collectivement.

Déborah et Victoire Tuaillon avaient proposé un cercle de parole à l’ensemble des


équipes du studio, afin de prendre « un moment pour s’exprimer et s’écouter
calmement ». Lors de cet échange, plusieurs salariées ont pleuré, selon le
témoignage de cinq personnes présentes sur place. « Peut-être que c’est peu
orthodoxe, mais cela nous a soulagées de pouvoir nous parler. Et on continue à
beaucoup se parler », assure aujourd’hui Victoire Tuaillon.
Dans la "Villa Binge". © DR

Du côté de la direction, c’est le choc : « Le président a présenté au nom de la


direction ses excuses aux salariés pour avoir mal évalué le volume de travail
nécessaire aux objectifs, et en a assumé l’entière responsabilité, sans ambiguïté,
explique Binge. Nous n’avons depuis cessé d’améliorer les processus prévisionnels
de production, ainsi que les outils. » Parmi ceux-ci, une « planification de la
production (moyens techniques et humains) sur un trimestre, avec réunion de
production hebdomadaire », ou encore « un point hebdomadaire de chaque
salarié·e avec son responsable, et point d’équipe avec son responsable tous les 15
jours ».

En parallèle, les pots se multiplient entre collègues, parfois sur le lieu de travail. À
Binge Audio, les frontières entre le professionnel et le personnel sont poreuses. « Et
ça rend l’expression de sa fatigue beaucoup plus compliquée », rapporte Déborah.

Nous ne sommes pas à égalité, et pourtant ils te donnent l’impression que tu dois
t’engager autant qu’eux. Sauf qu’eux ont des parts dans l’entreprise.

Marie, ex-salariée de Paradiso

Même constat chez Paradiso, qui produit pourtant la série « Make your own rules »,
pour « Welcome to the Jungle », critique d’un monde du travail « aujourd’hui
encore très normé », et qui appelle à oser « bosser autrement ». En fait, les rapports
de force semblent immuables.

« Dans les start-up, les patrons tentent d’effacer la relation hiérarchique, mais elle
existe, analyse Marie*, ancienne salariée de Paradiso. Nous ne sommes pas à
égalité, et pourtant ils te donnent l’impression que tu dois t’engager autant qu’eux.
Sauf qu’eux ont des parts dans l’entreprise. »

L'équipe de Binge Audio en télétravail. © Linkedin de Joel Ronez

Pour Déborah, de Binge Audio, la fatigue s’accumule. D’autant que pendant le


confinement, seule dans son studio de 17 m2, elle « dort, vit, mange, en pensant au
travail ». « Je ne communique plus avec mes amies, et quand je parle avec des
membres de ma famille, je pleure », se souvient-elle.

Collaboration douloureuse
La collaboration qu’elle doit mener avec une autrice extérieure vient tout
complexifier. « Chaque semaine, elle m’envoie des dizaines de mails. Il est arrivé
qu’en l’espace de quelques heures, je reçoive six mails sur des sujets différents.
J’en parle à David Carzon, directeur de la rédaction. Il me dit qu’il est là s’il y a
besoin d’aide, mais qu’on ne peut rien changer à la personnalité d’une autrice. Je
ne me sens ni épaulée, ni protégée. » Selon le code du travail, l’employeur est tenu
de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité physique et
mentale de ses employés.

Lors d’un séminaire, Joël Ronez finira par annoncer que la collaboration avec cette
autrice doit cesser : « On ne travaille pas avec des gens comme ça chez
nous », aurait-il annoncé, selon les souvenirs des salariées de Binge que Mediapart
a interrogées. Déborah est rassurée.

Mais elle déchante vite : en août 2020, le fondateur annonce finalement que la
collaboration est maintenue. Une deuxième saison sera produite, avec l’appui
financier d’une grande maison d’édition. Une adaptation littéraire verra même le
jour. La salariée doit former une personne extérieure pour la remplacer. Elle est « à
la fois soulagée et révoltée qu’on refile la patate chaude à quelqu’un qui ne pourra
même pas bénéficier du soutien de collègues de bureau ».

Interrogé sur cette collaboration douloureuse, Joël Ronez se souvient de ses


mots : « J’ai dit que nous ne travaillerions plus avec cette autrice s’il était avéré
qu’elle était toxique. Nous avons alors évalué précisément la situation, en
demandant d’être en copie de tous les échanges. Nous avons estimé qu’il était
possible de poursuivre la collaboration avec l’animatrice concernée. Mais nous
avons modifié en conséquence l’organisation de la production. »

En parallèle, Déborah écrit régulièrement aux membres de la direction pour leur


dire sa grande fatigue. Mais ils ne trouvent pas de solution concrète. « En
septembre 2020, je demande finalement à la direction de me retirer du projet
éditorial payant. Elle accepte et confie le projet à une stagiaire », se remémore
Déborah.

Rien de très étonnant : comme un grand nombre d’autres entreprises, les studios de
podcast proposent régulièrement des stages dont les missions se rapprochent
fortement de celles d’un salarié.

« Le cœur sur la table », et les travailleuses sur les rotules


En septembre 2020, naît chez Binge l’idée du « Cœur sur la table ». Les ambitions
sont immenses : la direction fixe un objectif d’un million d’écoutes. Et celles qui
travaillent sur le projet se noient. À commencer par la présentatrice
vedette. « Après quelques mois de travail, je suis en arrêt maladie, ainsi que deux
autres personnes de mon équipe, raconte aujourd’hui Victoire Tuaillon. J’ai
clairement surestimé mes forces et sous-estimé le temps de travail sur ce projet. »
Victoire Tuaillon : "Pour construire une culture de travail saine dans cet univers, il
faut qu’on ait, collectivement, plus de moyens pour continuer à travailler." © JOEL
SAGET / AFP

La journaliste explique qu’elle « culpabilise beaucoup aujourd’hui » : « Je fais tout


pour changer mon mode de fonctionnement, pour que ces erreurs ne se
reproduisent plus, surtout pour les personnes avec qui je travaille. »

Déborah, qui travaille aussi sur la série, atteint ses limites. Elle, la présentatrice et
la réalisatrice travaillent sans compter, y compris le soir et le week-end. « Dans
mon corps, ça tire de partout. Je me trompe de chemin pour aller au travail, mon
cerveau est grillé. Je n’arrive plus à me concentrer. J’ai l’impression de perdre la
mémoire. Je ne mange plus le soir », décrit Déborah.

J’avais une exigence que je ne regrette pas mais qui a été délétère pour ma santé
mentale et celle de mes coéquipières.

Victoire Tuaillon, présentatrice des « Couilles sur la table » et du « Cœur sur la


table »

Et elle n’est pas la seule. « Je faisais des crises d’angoisse, j’étais obsédée par mon
sujet, parfois complètement perdue, et j’étais très fatiguée pendant la
création, confie Victoire Tuaillon. J’avais une exigence que je ne regrette pas mais
qui a été délétère pour ma santé mentale et celle de mes coéquipières. La matière
que nous traitons y est pour beaucoup, c’est vertigineux de regarder en face des
sujets aussi intimes – l’amour et la violence dans nos relations. »

La direction accorde délai sur délai. Début 2021, une semaine avant le lancement
de l’émission, la réalisatrice se rend chez son médecin, qui l’arrête pour trois
semaines. Déborah fera de même : son médecin diagnostique un burn-out.

Pendant son premier mois d’arrêt, elle dort. Le deuxième mois, elle pleure et se
remet à fumer. « Je me souviens de Joël Ronez qui m’expliquait que j’étais trop
impliquée émotionnellement dans mon travail. Je me dis qu’il avait raison, que tout
est de ma faute. »

Depuis janvier, quatre arrêts maladie ont été posés à Binge Audio. « C’est 20 % de
notre effectif », s’inquiète le représentant du personnel Quentin Bresson.
Extraits
de messages envoyés par Déborah, alors salariée à Binge Audio, à ses amies et
collègues. © DR
Passent le troisième puis le quatrième mois d’arrêt. « L’écart entre les valeurs
prônées dans les émissions de Binge Audio et ce qu’il se passe en coulisses… Je
réalise que c’est cette incohérence qui me mine le plus. » Déborah rend son
appartement parisien et rentre chez ses parents. Le cinquième mois, elle commence
à aller mieux. Elle comprend qu’elle ne peut plus travailler pour ce studio et
négocie une rupture conventionnelle.

Depuis janvier 2021, quatre arrêts maladie ont été posés à Binge Audio. « C’est
20 % de notre effectif, s’inquiète le délégué du personnel suppléant, Quentin
Bresson. Ce sont des arrêts liés à des situations de stress au travail. Les solutions
apportées vont dans le bon sens mais ne sont pas du tout suffisantes. »

« On est pas mal, entre 20 et 30 ans, passionnées de son, à avoir été dégoûtées,
cassées dans notre travail, au prix de notre santé, abonde Déborah. La loi prévoit
qu’un employeur protège ses salariés. Il est temps de l’appliquer. »

Échanges houleux chez Paradiso


Chez Paradiso aussi, la cadence et le management auront raison de la santé de
Juliette en 2021. De plus en plus régulièrement, elle fait des cauchemars en relation
avec le travail. Elle ne pense plus qu’au grand projet qu’elle doit mener, à
l’échéance fixée avant son arrivée et qu’elle n’arrivera jamais à tenir.

Quand Juliette décide de se confier à Lorenzo Benedetti, elle estime faire face à un
mur. Après un appel tendu avec le dirigeant, elle s’effondre en larmes et téléphone
à sa collègue Jeanne Boezec. « Elle m’a appelée deux fois en détresse, elle pleurait,
confirme cette dernière. Elle m’a raconté qu’elle dormait peu et qu’elle se sentait
isolée au travail. »

Dans un mail envoyé à la direction que nous avons pu consulter, Juliette acte que le
patron du studio lui a demandé de ne plus s’adresser à lui et de s’en remettre
désormais à Louis Daboussy, autre cofondateur de Paradiso.

« Mais je n’ai pas eu de soutien de sa part non plus. Quand il m’a demandé si je
souhaitais continuer à la rentrée de septembre, je lui ai demandé de me faire une
proposition de nouveau contrat. Sans répondre à ma demande, il m’a annoncé le
10 juin, en visio, que je serai remerciée à la fin de mon contrat. Il estimait que je
n’avais pas fait preuve d’une motivation débordante. »

Celle qui s’est épuisée au travail rapporte avoir eu le sentiment d’être « humiliée ».
Après cette ultime déception, sa médecin généraliste la place en arrêt de travail
pour neuf jours, pour « anxiété ». Son contrat s’est achevé le 30 juillet dernier.
Au terme français "PDG", Lorenzo Benedetti semble préférer les anglicismes "co-
founder" et "CEO" de Paradiso Media. © BERTRAND GUAY / AFP
Marie raconte elle aussi des échanges houleux avec son ancien patron : « Après que
j’ai subi une colère de Lorenzo, mon médecin m’a mise en arrêt maladie. J’ai
quitté l’entreprise quelque temps plus tard, car je n’ai reçu aucun soutien suite à
cet arrêt. »

Selon nos informations, Lorenzo Benedetti a reproché à Marie d’avoir pris son arrêt
maladie et lui a indiqué que cet arrêt ne serait pas sans effet sur leurs relations. Le
PDG de Paradiso dément fermement, malgré les éléments existants laissant peu de
doute sur sa réaction.

Le patron de Paradiso l’assure, il n’est pas « ce manager-là » : « Ce n’est pas mon


mode de fonctionnement. Cela fait 15 ans que je suis à la tête de sociétés de
production ou que je manage des gens, et je n’ai pas fait face à des plaintes ou des
contentieux faisant état de cela. » Selon la direction de Paradiso, quelques
exemples ne peuvent pas être représentatifs de l’ensemble du vécu de ses
collaborateurs.

Pour celles et ceux qui tiennent le coup et restent dans les entreprises, le combat
pour de meilleures conditions de travail n’est pas toujours aisé. Les studios se sont
pour la plupart lancés sans moyens, leurs résultats économiques sont fluctuants, et
tout reste à faire.

La mobilisation des salariées fait bouger les lignes


Ainsi, les bureaux de Paradiso sont lumineux, bien agencés, décorés de plantes et
de canapés en osier. Mais pendant de longs mois, les salariées ne disposaient ni de
bureau fixe, ni de tickets-restaurant, ni d’ordinateur de travail – pas même
l’ancienne rédactrice en chef.

Si le flex office est bien la règle à Paradiso, l’entreprise indique avoir commandé
récemment un ordinateur pour sa vingtaine de collaborateurs, après n’en avoir
acheté que cinq à l’automne 2019. Le studio négocie aussi avec un fournisseur
l’arrivée prochaine de tickets-restaurant, tout en rappelant que la loi ne les rend pas
obligatoires.

Droit à la déconnexion : Binge Audio signe une « charte Slack » (du nom d’un outil
de communication en ligne très prisé).

À Binge Audio, c’est la mobilisation des salariées qui fait bouger les lignes.
L’entreprise est l’un des rares studios de podcast à avoir installé un comité social et
économique (CSE), où les salariés désignent des représentants.

La liste des petites victoires ne cesse de s’y allonger, comme l’explique Quentin
Bresson, délégué du personnel suppléant. Autant de mises en conformité avec le
droit du travail : « Nous avons dû négocier pour obtenir des entretiens individuels
formels et réguliers, ou pour que les heures supplémentaires soient comptabilisées
et payées. J’ai mis six mois à les obtenir. »

Extrait du compte rendu du premier CSE de Binge Audio, à l'été 2020. © DR

L’entreprise a aussi rédigé une « charte Slack » (du nom d’un outil de
communication en ligne très prisé), pour garantir un droit à la déconnexion, ainsi
qu’une charte du télétravail. « La mobilisation vient toujours des salariés et il faut
parfois mettre sérieusement la pression, mais on finit souvent par obtenir ce qu’on
souhaite », salue le représentant SNJ-CGT.

J’ai grandi dans une culture anti-syndicale.

Quentin Bresson, Binge Audio

Les jeunes délégués du personnel de l’entreprise se sont peu à peu forgé une culture
juridique et syndicale. Ce n’était pas une évidence. « Professionnellement, j’ai
grandi dans une culture anti-syndicale, rapporte Quentin Bresson. Quand j’ai
commencé à enchaîner les CDD à RFI, un technicien m’avait dit de ne surtout pas
me montrer avec les syndicats, car cela donnait une mauvaise image. »

Axelle*, productrice et déléguée du personnel titulaire, s’est elle aussi syndiquée en


septembre 2021, trois ans après son arrivée à Binge Audio. Elle a aussi connu les
affres de la maison ronde, où il vaut mieux se taire quand on est une jeune salariée.
En deux ans de remplacements sur France Inter, France Culture ou le Mouv’,
Axelle a collectionné plus de 100 contrats. « Je travaillais pendant les vacances, le
manque de stabilité professionnelle était devenu ma norme », se souvient-elle.

Aujourd’hui, elle a bon espoir que les conditions de travail s’améliorent dans le
secteur du podcast, notamment grâce à la mobilisation collective. « On apprend à
se défendre collectivement, et auprès de nous, le syndicat découvre le
fonctionnement de cette industrie », constate la jeune femme.

En dehors de ces canaux bien établis, les travailleuses du podcast ont déjà tenté à de
multiples reprises de se fédérer. En vain. La structuration du milieu se fait pour
l’heure sans ses petites mains, au grand dam de Quentin Bresson.
Bureau syndical du PIA. © Site du PIA

« Nous sommes nombreux à penser que le PIA, le syndicat professionnel où ne


siègent que des patrons, ne peut pas être la seule organisation représentative dans
notre industrie, explique-t-il. Nous avons donc essayé de nous fédérer entre
travailleurs, dans les studios ou à l’extérieur. Nous voulions que notre voix porte
dans la négociation d’une possible convention collective du secteur. Nous n’avons
pas réussi. »

Pour Joël Ronez, qui est aussi le président du PIA, la convention collective n'est
pas pour tout de suite : « L’écriture d’une convention collective ne fait pas partie
des objectifs du PIA car le secteur du podcast est trop petit pour justifier la
création d’une convention collective spécifique à son périmètre, et la tendance
globale du gouvernement va plutôt dans le sens de fusionner des conventions
collectives, plutôt que d’en créer de nouvelles. »

Certains dirigeants de studio, comme Lorenzo Benedetti, affirment espérer eux


aussi voir se constituer des regroupements de salariés, afin de trouver des
interlocuteurs organisés et aptes à discuter. Mais dans ce secteur hyperconcurrentiel
et en plein boom, de nombreuses salariées pensent que parler fort, c’est risquer de
voir ses idées jetées directement à la poubelle et de perdre ses revenus.

La tension est en tout cas palpable. Au cours de notre enquête, plusieurs témoins
ont souhaité faire lire leur témoignage par leur avocate, et elles ont été nombreuses
à relire plusieurs fois leurs citations, afin d’être certaines de ne pas avoir prononcé
un mot plus haut que l’autre. Du côté des studios, la crispation est tout aussi
présente. Dans ses réponses à nos questions, Paradiso n’a par exemple eu de cesse
d’insister sur sa « fragilité ». Son dirigeant nous a glissé : « Tout le monde a peur.
Nous aussi. »

Prolonger
Vous pouvez retrouver ici l’ensemble des réponses de Binge Audio, de Paradiso et
de Louie Media.

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