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Enquête

■ Gestion de crise

DE L’ART DE
VENDRE UN
PLAN SOCIAL
Les conflits LU, Michelin, Marks & Spencer ont
laissé des séquelles. Et les entreprises en ont tiré
les leçons. Procédure soignée, arguments
peaufinés, interlocuteurs ciblés… les annonces de
restructuration sont de plus en plus bordées.

● Par Sandrine Foulon vail consiste à ne négliger aucun acteur: salariés, syndicats,
élus, ministères, riverains…, à décrypter leurs stratégies et
S’offrir une pleine page du Monde pour afficher son plan à mesurer le risque d’opinion», note Sandrine Place, spé-
social, c’était du jamais-vu. STMicroelectronics l’a fait. cialiste de la communication de crise chez I & E. «Il faut
«Nous n’avons pas voulu faire école, se défend Cyrille affûter son argumentaire, ajoute Jean-Louis Tardy, consul-
Gibot,responsable presse du fabricant de semi-conducteurs. tant chez BPI. Le document fondamental pour convaincre
Encore moins faire un coup de pub. » Mais le groupe managers et médias, c’est la justification économique du
n’avait pas prévu que l’annonce, fin 2003, de la fermeture plan de licenciement.Trop d’entreprises le négligent et se
de l’usine de Rennes susciterait une telle émotion. «Notre concentrent sur les modalités d’accompagnement.»
discours était devenu inaudible. En plein contexte électo-
ral local, nous sommes devenus emblématiques des délo- La hantise du délit d’entrave
calisations.» Une grève de la faim, le déménagement du Tout devient affaire de com, y compris les cas les plus in-
matériel de production en juin 2004 avec l’aide des forces défendables. Le tollé suscité par le transfert en catimini
de police n’ont pas aidé. Peu importe si le groupe a justi- d’une partie du matériel de l’usine Flodor de Péronne vers
fié sa décision par un marché des puces en perte de vitesse, l’Italie, en août 2004, et par la mise en examen du P-DG
s’il a martelé que ses implantations asiatiques et plus an- italien, Vilmo Maderi, a conduit le groupe Unichips, pro-
ciennes lui ont permis d’investir à Crolles, dans l’Isère, il a priétaire de l’usine, à faire appel à Edelman, une agence de
perdu la bataille médiatique et n’a pas trouvé mieux pour relations publiques, et à passer à la contre-offensive. Dans
s’adresser aux salariés et à l’opinion. le sillage des syndicats, le groupe a inondé les rédactions
Autrefois muettes sur le douloureux sujet du plan social, de communiqués et même de CD-ROM pour assurer sa
les entreprises commencent à briser l’omerta. «On a for- défense. Dans la bataille que se livrent partenaires so-
cément le mauvais rôle, explique Isabelle Ockrent, direc- ciaux et directions, l’argument du timing juridique et la
trice de la communication d’Altadis, qui n’en est plus à sa crainte du délit d’entrave reviennent en boucle. Ce qui
première fermeture de site. Notre discours économique n’empêche pas les directions de préparer le terrain. «Le
pèse peu au regard de l’affectif qui entoure l’annonce. plan de communication doit être construit interlocuteur par
C’est cet aspect qui sera repris par les médias. Mais on doit interlocuteur. On va voir le préfet si le projet de réorga-
faire avec. Une très mauvaise nouvelle, même si elle est nisation est important, s’il se produit dans une société em-
expliquée, reste une très mauvaise nouvelle.» blématique, puis la DDTE ; enfin, au dernier moment,
Depuis le grand trauma Danone-Michelin-Marks & les élus, car on peut rencontrer avec eux d’éventuels pro-
Spencer de 2001, les experts de la com se sont emparés du blèmes de discrétion», détaille un consultant. Une pra-
plan social. La gestion de crise appliquée à la listeria ou aux tique non réglementaire.«Le fait de ne pouvoir parler à qui-
marées noires s’est déplacée vers le social. Les directions conque avant d’avoir averti les institutions de représentation
font du media training, apprennent à sérier les interlocu- du personnel, sous peine de délit pénal, ne se justifie plus
teurs et à distiller les infos au bon moment. Des procédures avec l’évolution des modes de communication, estime
sont mises en place, des porte-parole désignés. «Notre tra- Jean-René Buisson, ex-secrétaire général de Danone. Il ne

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REMAEL/L’ŒILPUBLIC
s’agit nullement de remettre en cause des acquis sociaux. bordée… qui va de pair avec une communication plus in- Après l’émotion
Mais il est indispensable de pouvoir dialoguer avec les formelle. «Des mois à l’avance, certaines directions instil- causée par le
déménagement d’une
politiques sans que cela nuise aux représentants du per- lent le sentiment que ça ne sent pas bon, explique Jean- partie de l’usine
sonnel.» Contraint pour des questions de délit d’entrave Philippe Sennac, directeur d’Aprime, société de conseil aux Flodor de Péronne
de refaire le dossier de la fermeture de deux usines, dont CE. Parfois, les salariés voient débarquer un type venu me- en août 2003 (photo)
et les poursuites
Seclun, Danone s’en est tenu pour l’usine LU, en 2001, à surer les bureaux. Et lorsque le PSE est annoncé, c’est le engagées contre son
une gestion strictement légale. «Malgré la fuite dans la soulagement: on sait enfin ce qui se passe.» La stratégie fait patron, la maison
mère Unichips a
presse du PSE en janvier, j’avais donné des consignes de les beaux jours de la rumeur. Selon une étude d’ISR (ca- lancé une véritable
silence total jusqu’à fin mars, se souvient Jean-René Buis- binet de stratégie RH) menée auprès de 7 600 salariés offensive de com.
son. Nous avons attendu la fin des élections municipales français sur ce thème, 67% des salariés interrogés décla-
pour parler. On s’est longtemps demandé si nous avions eu rent apprendre des infos importantes à la machine à café.
raison de garder le silence.Après 220 CE et CCE en trois
ans, de multiples procédures et procès que Danone a tous Mauvaises nouvelles au compte-gouttes
gagnés, je peux affirmer que oui. Si le PSE a pu être fina- Autre conséquence: les entreprises évitent, depuis l’af-
lisé, c’est grâce à une procédure impeccable.» faire LU, de tout dire en même temps et d’aller vers une
Mais si les entreprises se plaignent de ne pouvoir com- fermeture complète et brutale des sites. La symbolique est
menter une fuite ou une rumeur de réorganisation alors que trop traumatisante. Francine Blanche parle de technique
les syndicalistes ont «toute liberté de parole», elles gardent salami. «Il y a encore deux ans,Alstom décidait d’un seul
la main. «Avec la concomitance des livres 4 et 3 du Code coup un plan mondial de 7 500 suppressions d’emplois.
du travail, et les accords de méthode, tout concourt à ce que Aujourd’hui, c’est fini: en avril 2004, le groupe révélait
la décision prise longtemps à l’avance soit entérinée le 900 suppressions d’emplois en Allemagne, en décembre
plus rapidement possible. On ne nous consulte pas sur les plusieurs centaines en France…» Le canadien Alcan aussi
alternatives possibles. On nous demande d’accompagner s’est fait le champion de l’annonce à épisodes. En no-
les licenciements. C’est la dinde qui participe au repas de vembre dernier, le géant de l’alu a fait part d’un plan por-
Noël», déplore Francine Blanche, secrétaire confédérale tant sur 540 postes. De mois en mois, les syndicats en sont
à la CGT. Libre ensuite à chacun d’utiliser ses armes. Les à 5000. Faut-il faire peur une bonne fois pour toutes à des
syndicats jouent la montre, judiciarisent et médiatisent les milliers de salariés, style IBM, ou n’en effrayer que certains
affaires. Conséquence de ces affrontements: une commu- en distillant les mauvaises nouvelles au compte-gouttes?
nication officielle sur les projets de restructuration hyper- Là encore, tout est dans la forme. ●

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