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Entreprendre
bons pour produire des solutions en certains entrepreneurs sont absolument c’est que les entreprises étaient capables
France, mais très mauvais pour les distri- ravis de voir Bruno Le Maire arriver pour de se recentrer sur ce qu’elles savaient
buer. Et pourtant, il suffirait de se concen- leur donner son attention. Ce qui n’est bien faire et aussi, pour augmenter leur
trer sur la distribution des solutions que pas du tout le cas aux Etats-Unis, où moins concentration et réduire leur charge men-
nous avons en France. on voit l’Etat fédéral, mieux on se porte ! tale, ce qu’elles aimaient faire. C’est la
En France, cette subservience à l’Etat est théorie que j’avais évoquée dans mon
Des exemples à nous donner ? devenue pathologique. Certains entre- livre : le « Love can do », c’est-à-dire « fais
I.A. : Nous en avons vu plein pendant preneurs sont même convaincus qu’ils ce que tu aimes et ce que tu sais faire ». Ce
notre tour, comme « Les coiffeurs justes », ne pourront rien faire si l’Etat n’inter- que les Japonais résument en « fais ce que
un groupe de coiffeurs qui récupère des vient pas. tu aimes, ce pour quoi tu peux être payé
cheveux pour fixer des hydrocarbures, ou et ce dans quoi tu es bon ». Avant le Covid,
comme ce jeune entrepreneur capable de Vous avez écrit plusieurs best-sellers beaucoup trop d’entreprises étaient dis-
produire des batteries entièrement comes- dont « Libérez votre cerveau ». persées dans plusieurs directions et mal-
tibles, donc plus que biodégradables ! Comment libérer le cerveau des heureusement, ça n’a pas pardonné au
On a vu tout un tas d’entrepreneurs qui entrepreneurs en cette période de moment des chocs de distribution qu’ont
avaient des solutions mais qui ne les dis- charge mentale, pour les aider à été les confinements.
tribuaient pas à grande échelle, seulement résister, à rebondir et à créer ?
de manière locale, à l’échelle d’un village I.A. : La réponse, c’est la concentration. Pour vous, l’erreur absolue, ce sont
par exemple. Réellement, nous avons tout D’une façon générale, en entreprise, on les différents confinements ?
ce qu’il faut pour réussir, mais la France ne peut pas réussir sans focus. C’est une I.A. : C’est évident ! Le choc le plus lourd
est beaucoup trop centralisée aujourd’hui règle absolue ! Et on la trouve depuis n’a pas été le Covid mais bien les confine-
et en plus, par un syndrome de Stockholm l’Antiquité, depuis que les entreprises ments et les choix de l’Etat d’appliquer des
qui est malheureusement consternant, existent. Ce que l’on a vu dans cette crise, méthodes qui n’ont pas été validées par la
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Entretien avec Idriss Aberkane
prenons le cas de la restauration, qui se de vendre ma recette de poulet frit ». Il a On n’a jamais autant entendu
sont tout de suite adaptées en produisant fait plus de 500 restaurants avant qu’il y parler de digitalisation et
des paniers repas très facilement livrables. en ait un qui veuille lui acheter sa recette. d’écologie positive. Ce sont les 2
Certaines ont même augmenté leur chiffre Les gens ne comprennent pas qu’entre- clés indispensables des entreprises
d’affaires pendant les confinements. preneur, c’est le métier le plus difficile d’avenir ?
D’autres en revanche n’ont pas cherché au monde ! Je ne plaisante pas, et ce, I.A. : Oui, parce que ça présente des
ou mis en place de réponses particulières toutes catégories confondues, devant opportunités qui sont comparables à
et se sont retrouvées à encaisser le choc. l’Armée, les pompiers et même les méde- celles de la Révolution industrielle. C’est
Pourtant, en matière de combat, on le sait, cins qui rendent au public des services comme si vous aviez demandé à une
encaisser le choc n’est jamais la bonne stra- qui sont extraordinaires. Et comme l’a si entreprise en 1850 « la machine à vapeur,
tégie, il faut accompagner le choc, plutôt bien dit Nassim Nicholas Taleb : « Si vous est-ce une opportunité ? ». La réponse eut
que de le subir pleinement. Pour les entre- touchez un salaire tous les mois, remer- été dans ce cas bien plus claire : ce n’est
preneurs, c’est ce qu’on appelle un pivot. ciez quelqu’un qui a pris un risque pour pas seulement une opportunité puisque
Une situation comme celle-là, il y en a eu vous. » Toucher un salaire, ça n’existe que les entreprises qui ne vont pas l’adop-
plein dans l’Histoire. Je pense aux entre- s’il y a derrière quelqu’un qui a pris des ter vont mourir. La digitalisation d’une
preneurs italiens après la guerre, qui ont risques. Et ce quelqu’un, c’est toujours part, et l’idée d’autre part qu’on peut
su accompagner le choc pour rebondir l’entrepreneur, il n’y en a pas d’autres ! En transformer ses déchets en patrimoine
à l’image de Vespa. Idem pour Honda au France, la plupart des gens en sont tota- ou en actifs, ce sont en effet les clés.
Japon. Dans toute crise, il y a des opportu- lement inconscients. Aux Etats-Unis, c’est Savez-vous qu’Apple a acheté presque
nités. Mais pour cela, je le répète, il ne faut l’inverse, ils en ont conscience, car c’est toutes les décharges électroniques dans
absolument pas attendre que ce soit l’Etat un pays de pionniers qui devaient devenir le monde ? En dix ans, le géant améri-
qui donne cette impulsion. autosuffisants pour survivre. cain a fait main basse de la façon la plus
légale et la plus morale sur ce marché,
Qu’est-ce qui différencie le succès En France, le problème vient-il de la en essayant d’obtenir un monopole. La
de l’échec selon vous en matière centralisation et d’un système social société la plus riche du monde se pré-
entrepreneuriale ? Est-ce avant tout le ultra protecteur ? cipite pour collecter des déchets, parce
mental des dirigeants ? I.A. : Oui, cela vient d’un Etat trop cen- qu’elle sait que dedans se trouvent l’or, le
I.A. : Oui, c’est ce que disait justement tralisateur et d’un problème qui tient à cuivre et l’argent du futur. Et c’est valable
Soichiro Honda, le fondateur de Honda : la structure même des aides sociales. Et pour tous les déchets. Faire de l’actif avec
« La différence entre le succès et l’échec, puis au fait que 57% du PIB, ce sont les quelque chose qui est considéré comme
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du passif, ça concerne toutes les entre- Doctorats. On le voit bien aujourd’hui, Vous dites que le monde politique
prises et ça peut rapporter à toutes, aussi les diplômes se dévaluent, tant dans les n’est pas non plus adapté au monde
bien aux TPE qu’aux grands groupes ; ça pays industrialisés que les pays émer- réel ?
va donc des « Coiffeurs justes » jusqu’aux gents. Et cette dévaluation vient du fait I.A. : Oui, c’est la même chose ! Nous
décharges électroniques d’Apple. que le monde académique est en situation avons des personnalités politiques et des
de pourrissement comme le dit Nassim gouvernants qui ne rendent plus compte
Dans votre livre « L’âge de la Nicholas Taleb, c’est-à-dire qu’il opère en à ceux qui les ont élus. Et ces systèmes
connaissance », vous écrivez que vase clos, complètement détaché des pro- qui sont en vase clos, sont toujours la
c’est l’économie de la connaissance marque ou la voie vers la corruption et le
qui peut nous assurer un « Je dis aux pourrissement.
développement durable.
Expliquez-nous. entrepreneurs : Face à tous les défis du monde
I.A. : Ce qui nous manque, c’est la
connaissance. De façon générale, le savoir
Ne perdez pas de d’après, êtes-vous plutôt optimiste
pour nos entreprises, et si oui,
est la seule richesse que l’on puisse entiè- temps, allez-y, faites pourquoi ?
rement dépenser sans en rien la dimi-
nuer. Le développement durable n’est
des essais-erreurs, I.A. : Si je n’étais pas optimiste, je n’aurais
pas fait le Tour SuperFrance. On dit sou-
qu’un problème de connaissance. Les prototypez. Bref, vent que la France c’est un paradis dont
problèmes d’énergie aussi. C’est valable
pour les écosystèmes aussi. Dès lors qu’on
lancez-vous, car les gens sont convaincus qu’ils sont en
enfer. L’enfer français vient de cette rela-
considère les écosystèmes non pas comme personne ne le fera tion peuple-Etat. Et ça remonte au temps
des sources de matières premières mais
des sources de savoir, là aussi on a résolu
pour vous ! » de Charlemagne ou du moins à François
Ier. Ce que les Français attendent de leur
le problème. On peut exploiter la forêt blématiques du monde réel, en particulier Etat et ce qu’ils attendent d’eux-mêmes
amazonienne pour en sortir des molé- en termes de carrière. Or, les problèmes est totalement incorrect. Il suffirait de
cules, des techniques de matériaux. D’une du monde réel nécessitent de faire des changer ces deux points pour complè-
façon générale, ça rapporte énormément essais et des erreurs. La machine à vapeur tement changer l’économie française. Si
d’argent. Si on exploite la nature pour a fait beaucoup plus pour la science de la les Français mettaient sur la table leur
chercher des barils de connaissances plu- thermodynamique que cette dernière a illusion que l’Etat crée des emplois, ça
tôt que des barils de matières premières, fait pour la machine à vapeur. Ce sont des changerait la donne. Car la seule fonction
on laisse la nature intacte - puisqu’on la gens qui ont mis les mains dans le cam- de l’Etat c’est de laisser les entreprises
lit simplement, on ne la détruit pas - et bouis et qui ont fait des essais-erreurs qui créer des emplois. Je suis convaincu que 2
en plus, on augmente nos marges et nos ont permis tous les progrès, et c’est vrai Français sur 3 ne sont pas au clair avec ça.
exports, puisque le baril de connaissances dans tous les secteurs. L’Europe adore se suicider. Dans les cent
se négocie beaucoup plus cher que le baril dernières années, elle l’a fait deux fois,
de matières premières sur les marchés Quel conseil donner aux jeunes ? avec les deux guerres mondiales. Et on
internationaux ! Donc le développement I.A. : Le conseil que j’ai à donner aux recommence, dans une moindre mesure,
durable est entièrement réductible à l’éco- jeunes, c’est de commencer l’essai-erreur avec les confinements. Sacrifier des gens
nomie de la connaissance. tôt, car il est pour moi comparable à pour rien, c’est l’une de nos spécialités !
l’épargne ; plus on commence tôt, plus Et c’est ce qu’on est en train de faire avec
C’est l’objet de la Fondation Bioniria on le fait fructifier. Or, dans le monde uni- nos petites entreprises, nos commerces
que vous présidez autour de la versitaire, il n’y a aucun essai-erreur. Donc et nos jeunes. Dans le contexte de la crise
« Bioinspiration » ? je dis aux jeunes, si vous vous retrouvez sanitaire, il y avait d’autres solutions que
I.A. : Oui, car la Bioinspiration, c’est consi- dans un cursus universitaire qui ne vous le confinement. Aujourd’hui, scientifi-
dérer que la nature est avant tout une fait prendre aucun risque, qui ne vous quement, il n’y a que des preuves de sa
source de connaissances avant d’être une met pas en capacité de faire un proto- contre-efficacité.
source de matières premières. Cela revient type, arrêtez ! Ce qui permet à un jeune
à dire que si l’on exploitait l’économie de aujourd’hui d’avoir un avenir, c’est la voie Quel message avez-vous envie
la nature comme une source de connais- du prototypage. Aujourd’hui, un CV avec de passer aux entrepreneurs
sances et non de matières premières, on des diplômes ne vaut rien face à un por- qui nous lisent ?
n’aurait plus d’opposition entre nature et tefeuille pour être pris au sérieux. C’est I.A. : J’ai envie de leur dire : « Just do it ! »
économie. En résumé, la nature transcende ce qui m’intéresse quand je recrute un Il ne faut pas attendre. Je dirais même,
tout le développement durable. candidat : quel est son portfolio ? Qu’est- à l’image du slogan de la Silicon Valley,
ce qu’il a produit ? Les diplômes, je m’en « Don’t worry, by crappy ». Ne perdez
Vous invitez la nouvelle génération fous. C’est pour cela qu’il faudrait que les pas de temps, allez-y, faites des essais-
à se tourner vers quoi aujourd’hui ? candidats diplômés sortent avec un porte- erreurs, prototypez. Bref, lancez-vous, car
L’entrepreneuriat ? feuille, mais le monde universitaire ne leur personne ne le fera pour vous ! n
I.A. : Oui, c’est clair, l’entrepreneuriat ! propose pas, à l’exception de quelques Propos recueillis par Valérie Loctin.
Et je le dis sans ambages. J’ai perdu mon écoles de commerce, car les cours ne sont
temps dans ma jeunesse à faire trois pas orientés vers le monde réel.
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