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L'année psychologique

La mémoire de travail : structure, fonctionnement, capacité


Marie-France Ehrlich, Max Delafoy

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Ehrlich Marie-France, Delafoy Max. La mémoire de travail : structure, fonctionnement, capacité. In: L'année psychologique.
1990 vol. 90, n°3. pp. 403-427;

doi : https://doi.org/10.3406/psy.1990.29415

https://www.persee.fr/doc/psy_0003-5033_1990_num_90_3_29415

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Abstract
Summary : Working memory : structure, function and capacity.
Investigations of the processes underlying complex cognitive tasks all assume the intervention of a
working memory. This is considered to be a system responsible for both temporary storage and
information processing. The purpose of this paper is to survey the studies published during the last
fifteen years, focusing on experiments dealing with working memory in reading and comprehension. In
the first part, the data which allow us to distinguish working memory from short-term memory are
presented ; the second part is focused on Baddeley's model and the third one deals with the question
of the capacity of working memory, particularly with the Daneman's approach.
Working memory is not an unequivocal conceptual entity. In conclusion, we attempt to describe the
evolution which can be seen in the studies published in recent years. Working memory tends to be
considered not as an unified, general purpose system, but as composed of several specialized
systems, each of them being implied in specific tasks. In this view, it is clear that the investigation of
working memory must be narrowly tied to the study of the processes underlying particular cognitive
activities.
Key-words : working memory, reading, text comprehension.

Résumé
Résumé
Les recherches visant à caractériser les processus qui régissent les activités cognitives complexes
postulent toutes l'existence d'une mémoire de travail. Celle-ci est définie comme un système, de
capacité limitée, qui assure une double fonction de traitement et de stockage temporaire de
l'information. L'objectif de cet article est de faire une revue des travaux réalisés au cours des quinze
dernières années, en privilégiant les recherches centrées sur le fonctionnement de la mémoire de
travail dans la lecture et la compréhension. Dans la première partie, nous présentons les données qui
permettent de distinguer mémoire à court terme et mémoire de travail ; la seconde partie est
consacrée au modèle de Baddeley et la troisième traite de la capacité de la mémoire de travail, en
accordant une large place à l'approche de Daneman.
La mémoire de travail n'est pas une entité conceptuellement univoque. Dans la conclusion, nous
tentons de clarifier l'évolution que traduisent les recherches des toutes dernières années, évolution qui
conduit les auteurs à considérer la mémoire de travail non pas comme un système « généraliste »,
mais comme constituée de plusieurs systèmes spécialisés impliqués dans des tâches spécifiques.
Dans cette perspective l'étude de la mémoire de travail doit être étroitement associée à celle des
processus qui régissent les activités cognitives particulières.
Mots clés : mémoire de travail, lecture, compréhension de textes.
L'Année Psychologique, 1990, 90, 403-428

REVUE CRITIQUE

Laboratoire de Psychologie cognitive


de la Communication (EPHE)
Laboratoire de Psychologie expérimentale
Université René- Descartes, CNRS, URA 316s-

LA MÉMOIRE DE TRAVAIL :
STRUCTURE, FONCTIONNEMENT, CAPACITÉ
par Marie-France Ehrlich et Max Delafoy

SUMMARY : Working memory : structure, function and capacity.


Investigations of the processes underlying complex cognitive tasks all
assume the intervention of a working memory. This is considered to be a
system responsible for both temporary storage and information processing.
The purpose of this paper is to survey the studies published during the
last fifteen years, focusing on experiments dealing with working memory
in reading and comprehension. In the first part, the data which allow us to
distinguish working memory from short-term memory are presented ; the
second part is focused on Raddeley's model and the third one deals with
the question of the capacity of working memory, particularly with the
Daneman's approach.
Working memory is not an unequivocal conceptual entity. In conclusion,
we attempt to describe the evolution which can be seen in the studies published
in recent years. Working memory tends to be considered not as an unified,
general purpose system, but as composed of several specialized systems,
each of them being implied in specific tasks. In this view, it is clear that
the investigation of working memory must be narrowly tied to the study of
the processes underlying particular cognitive activities.
Key-words : working memory, reading, text comprehension.

Qu'est-ce que la mémoire de travail ? C'est dans les années soixante-


dix que le terme de Working Memory est apparu dans la littérature,
dans certains des écrits consacrés aux modèles de la mémoire, mais
aussi dans les études visant à modéliser les activités cognitives complexes

1. 28, rue Serpente, 75006 Paris.


404 Marie-France Ehrlich el Max Delafoy

(Newell et Simon, 1972 ; Simon, 1976 ; Kintsch et Van Dijk, 1978).


Aujourd'hui, l'usage du terme est très répandu, le caractère nécessaire
de l'entité est largement admis, mais le concept est loin d'être univoque.
Cet article a pour objectif de présenter les axes autour desquels se sont
développées, au cours des quinze dernières années, les recherches
centrées sur la mémoire de travail. Dans une première partie, nous
présenterons les données expérimentales à partir desquelles le concept
de mémoire de travail a été défini ; nous exposerons ensuite le modèle
de la structure et du fonctionnement de la mémoire de travail proposé
par Baddeley, avant de traiter des problèmes de capacité avec les
travaux de Daneman.
Cette revue ne prétend pas être exhaustive. Nous avons fait le choix
de privilégier les recherches portant sur le fonctionnement de la mémoire
de travail dans la lecture et la compréhension, en raison de notre champ
d'intérêt et de compétence, mais aussi parce que tous les modèles
actuels de cette activité hautement complexe impliquent une mémoire
de travail.

1. LA MÉMOIRE A COURT TERME


EST-ELLE UNE MÉMOIRE DE TRAVAIL?

1.1. LES RECHERCHES EXPÉRIMENTALES DE BADDELEY ET HITCH (1974)


ET DE HITCH ET BADDELEY (1976)

Les modèles de mémoire à registres multiples (stage model), du type


de celui proposé par Atkinson et Shifîrin (1968), comportent trois
systèmes : le registre sensoriel, le système de stockage à court terme et
le système de stockage à long terme. Le second système ou mémoire à
court terme (mct) est supposé jouer un rôle central dans la réalisation
des tâches cognitives par nombre d'auteurs, et, en 1971, Atkinson et
Shifïrin lui confèrent le statut de mémoire de travail (mt) (Atkinson et
Shifîrin, 1971). Cependant, Baddeley et Hitch (1974) remarquent que
cette conception ne repose pas sur des données expérimentales
spécifiques. Ils vont réaliser une série d'expériences dont le but est de
répondre à deux questions : 1. Les tâches d'apprentissage, de
raisonnement et de compréhension mettent-elles en jeu un même système de
mémoire de travail ? 2. Quelle relation ce système entretient-il avec la
mémoire à court terme ?

1.1.1. Précharge, charge concurrente et rappel libre de listes de mots. —


Baddeley et Hitch (1974) étudient le rappel libre de listes de 16 mots en
employant des techniques de précharge et de charge concurrente. Ces
techniques consistent à présenter aux sujets avant la liste de mots
(précharge) ou pendant — et à plusieurs reprises — (charge concur-
La mémoire de travail 405

rente), un certain nombre d'items (chiffres, lettres) à maintenir en


mémoire et à reproduire par écrit après le rappel de la liste de mots.
La précharge et la charge concurrente varient selon trois modalités :
1, 3 ou 6 items (chiffres ou lettres). Six chiffres constituant une charge
proche de l'empan mnémonique des sujets, les auteurs s'attendaient à
observer, avec une telle charge, une forte réduction de l'effet de récence.
Cette hypothèse découlait de la conception classique selon laquelle
l'empan mnémonique et l'effet de récence sont deux manifestations de
la limitation de la mémoire à court terme.
Or, avec les deux techniques, et bien que les items « chargés » soient
parfaitement rappelés, Baddeley et Hitch observent une diminution du
rappel des mots pour les positions sérielles 1 à 9, mais aucune réduction
de l'effet de récence.
Ils sont alors amenés à conclure que l'empan mnémonique et l'effet
de récence ne sont pas dépendants d'un même système de stockage.

1.1.2. Précharge, charge concurrente et raisonnement verbal. —


Baddeley et Hitch (1974), puis Hitch et Baddeley (1976) utilisent les
techniques de précharge et de charge concurrente dans une tâche de
raisonnement verbal. La tâche du sujet est de vérifier le caractère Vrai
ou Faux d'un énoncé qui décrit l'ordre de deux lettres. Par exemple,
l'énoncé « A n'est pas précédé par B » est suivi de « AB ». La difficulté
de la tâche varie en fonction du verbe (suivre/précéder), de la forme
(active/passive) de l'énoncé et de sa valeur de vérité (Vrai/Faux). Le
sujet doit donner sa réponse le plus rapidement possible et on analyse
les temps de réponse.
Une précharge de 1 ou 2 items s'avère être sans effet significatif
sur le temps de réponse. En élevant la précharge à 6 chiffres, le temps
de réponse n'est toujours pas significativement affecté, à condition que
la consigne ne souligne pas l'importance du rappel de la précharge.
Le sujet semble adopter une stratégie de « temps partagé »
(timesharing) entre le raisonnement et la répétition implicite de la précharge.
Pour empêcher l'apparition de cette stratégie, les auteurs utilisent une
procédure de charge concurrente, avec, outre la condition contrôle, les
trois conditions suivantes : pendant le raisonnement, les sujets doivent
répéter à un rythme de 4 à 5 items par seconde : soit « The-The-The... »,
soit la suite ordonnée des chiffres de « un à six », soit enfin une suite
de six chiffres aléatoires qui change d'un essai à l'autre. Les auteurs
observent alors un allongement global des temps de réponse dû,
principalement, à la dernière condition. Cependant, cet effet n'apparaît pas
sur le taux d'erreurs ; les raisonnements sont effectués avec une
exactitude égale à celle de la condition contrôle.
Un modèle à registres multiples aurait prédit qu'un sujet dont la
mct est saturée ne peut pas effectuer ces tâches. Or, le sujet en est
capable malgré les charges supplémentaires concurrentes (charges
406 Marie-France Ehrlich et Max Delafoy

pouvant aller jusqu'à 8 chiffres dans une expérience de Baddeley et


Lewis non publiée, citée par Baddeley, 1986). L'exécution de la tâche
est ralentie mais le taux de réussite reste élevé (95 % dans cette dernière
recherche). Ces résultats sont en faveur de l'existence d'un espace de
travail, également à capacité limitée, dont la mct n'est pas l'analogue.

1.1.3. Précharge, charge concurrente et compréhension. — Toujours


dans l'article de 1974, Baddeley et Hitch étudient l'effet d'une précharge
de 6 chiffres sur la compréhension de textes présentés oralement. La
précharge diminue les scores de compréhension pour les textes descriptifs
et narratifs, mais non pour les textes argumentatifs. La compréhension
est mesurée à l'aide d'une épreuve de complètement (1 mot sur 5 éli-
liné), laquelle évalue, selon les auteurs, le rappel mot à mot plutôt
que la compréhension.
Avec la procédure de la charge concurrente, la compréhension n'est
pas affectée par une charge de 3 chiffres, mais elle l'est par une charge
de 6 chiffres. La compréhension est ici testée à l'aide de 8 questions qui
ne reprennent pas les termes originaux des textes. Mais, toujours selon
les auteurs, ces questions peuvent être vues comme testant la rétention
des idées principales du texte et, une fois de plus, ne pas atteindre, de
manière spécifique, la compréhension.
Dans une étude ultérieure, Baddeley, Eldridge, Lewis et Thomson
(1984) utilisent une technique de vérification de phrases, similaire à
celle utilisée par Collins et Quillian (1969). La charge concurrente varie
de 0 à 8 chiffres et ils mesurent la latence et l'exactitude des réponses.
Les données montrent que la latence augmente en fonction de la charge
concurrente. Cependant, l'exactitude des réponses n'est pas significati-
vement affectée tant que la charge ne dépasse pas 6 chiffres.
Il semble donc que certains aspects de la compréhension dépendent
de la gestion d'un espace de travail, de capacité limitée. Le conflit entre
la vitesse de vérification et le stockage de la charge additionnelle
montre que l'interférence se produit à l'intérieur de cet espace de travail.
L'ensemble des résultats de cette série d'expériences suggèrent,
selon Baddeley et Hitch, que les tâches cognitives telles que le rappel
libre, le raisonnement verbal et la compréhension mettent en jeu un
même espace de travail, lequel est différent de la mémoire à court terme.
Cette mémoire de travail, de capacité limitée, serait allouée, de manière
flexible, soit au stockage des informations, soit à leur traitement. La
première hypothèse des auteurs (formulée dès 1974) est que cette
mémoire est constituée d'un processeur central et de deux systèmes
périphériques qui fonctionnent comme des systèmes « esclaves » par
rapport au processeur central.
La mémoire de travail 407

1.2. LES RECHERCHES DE KLAPP, MARSHBURN ET LESTER (1983)

Les recherches de Baddeley n'eurent, dans un premier temps, qu'un


faible impact ; Klapp et al. (1983) citent une bonne dizaine de manuels,
publiés entre 1977 et 1983, dans lesquels mémoire à court terme et
mémoire de travail sont une même entité. La démarche de ces auteurs
est proche de celle de Baddeley : ils réalisent huit expériences dans le
but de comparer les propriétés de la mémoire de travail, nécessaire à la
réalisation de tâches complexes, à celles de la mémoire à court
terme caractérisée en terme d'empan, mesuré par le rappel ordonné
d'items.
Dans une première série d'expériences, ils utilisent une tâche dite
« du chiffre manquant ». On présente séquentiellement huit chiffres
(donc pris dans l'intervalle (0-9)), dans un ordre aléatoire, et le sujet
doit déterminer quel chiffre manque. Il est supposé que cette tâche fait
intervenir une certaine forme de mémoire immédiate que le sujet va
« balayer » avant de répondre à la question. Les auteurs étudient le rôle
d'une présentation des chiffres par groupes successifs (alors que
l'intervalle entre deux chiffres est de 50 ms, l'intervalle entre deux groupes
de chiffres est de 300 ms). Ils constatent que si le groupement facilite
bien le rappel ordonné de la série de chiffres, conformément à un effet
maintes fois observé, il n'influence pas la production du chiffre
manquant. De même, demander aux sujets de répéter une syllabe, « la »,
pendant la présentation des chiffres, diminue le rappel ordonné des
chiffres, mais n'affecte pas la production du chiffre manquant.
Ces résultats conduisent les auteurs à admettre qu'il existe une
forme de mémoire immédiate dont les propriétés ne sont pas identiques
à celles du système mis en jeu dans le rappel ordonné d'items.
Dans une seconde série d'expériences, Klapp et al. utilisent une
technique de précharge (6 lettres), similaire à celle de Baddeley, et des
tâches de raisonnement arithmétique simple (5 > 7 ?) ou de jugement
d'appartenance d'un nombre à un ensemble de quatre nombres
préalablement présentés. A condition qu'un intervalle de cinq secondes sépare
la précharge de la tâche, les temps de réponse ne varient pas en fonction
de la précharge. Ainsi, après avoir été l'objet d'une phase de
consolidation, les items de la précharge peuvent être retenus et rappelés sans
interférer avec la réalisation d'une autre tâche. Ces données sont, selon
les auteurs, incompatibles avec l'hypothèse d'une capacité commune à
toutes les formes de mémoire immédiate.
La principale conclusion de Klapp et al. va dans le même sens que
celle de Baddeley et Hitch : la mémoire à court terme, qui assure le
rappel ordonné d'items discrets, et la mémoire de travail, de capacité
limitée, mises en jeu dans de nombreuses tâches cognitives doivent être
distinguées. Mais plutôt que de supposer un même système de me;

ARls
408 Marie-France Ehrlich et Max Delafoy

de travail, doté éventuellement de plusieurs sous-systèmes, ils


suggèrent plusieurs systèmes dont les propriétés seraient spécifiquement
liées aux caractéristiques particulières des informations à traiter.

1.3. LE STATUT DE L'EMPAN MNÉMONIQUE


L'empan mnémonique est une mesure de la capacité de la mémoire
à court terme. C'est un nombre qui indique combien de chiffres (Digit
Span) ou de mots (Word Span) une personne est capable de restituer
dans l'ordre, immédiatement après les avoir entendus ou lus. La méthode
de mesure est très simple : on présente au sujet une liste de n items qu'il
doit restituer dans l'ordre ; si le rappel est correct, on recommence
avec » = » + 1, sinon on présente une liste de n = n — 1, et ce,
jusqu'à ce qu'on atteigne un critère d'arrêt prédéfini.
La mct étant supposée être l'espace de travail dans lequel sont
traitées les informations, les auteurs étudient les corrélations entre
l'empan mnémonique et les performances de compréhension, de vitesse
de lecture, de résolution de problèmes, etc.
Si Hunt (1978) trouve des corrélations significatives, bien que pas
très élevées, entre l'empan chiffre et l'intelligence, Perfetti et Lesgold
(1977) concluent, après avoir analysé les résultats obtenus par divers
auteurs, qu'il n'y a pas de corrélation entre l'empan mnémonique et la
compréhension. Cette conclusion sera ensuite confirmée par Goldman,
Hogaboam, Bell et Perfetti, 1980 ; Daneman et Carpenter, 1980 ;
Masson et Miller, 1983 ; Dixon, Lefèvre et Twilley, 1988.
Le point de vue de Perfetti et Lesgold est que la compréhension du
langage met en jeu non pas la mct telle qu'elle est évaluée par les
mesures d'empan, mais une mémoire active, dite fonctionnelle,
spécialisée dans le stockage et le traitement des informations de nature
verbale.
Les résultats des trois ensembles de recherches que nous venons de
présenter brièvement convergent vers les mêmes conclusions : la
mémoire à court terme ne joue pas le rôle d'une mémoire de travail ;
l'empan mnémonique ne mesure pas la capacité de la mémoire de travail.
Celle-ci, dont le caractère nécessaire à la réalisation des taches cognitives
complexes est souligné, doit être conçue comme une entité, dont les
capacités sont limitées, qui assure des fonctions de stockage et de
traitement. La question de savoir s'il convient de supposer une entité
à caractère général ou plusieurs entités spécialisées n'est pas encore
explicitement posée ; elle est néanmoins sous-jacente dans plusieurs
écrits2.

2. Dans son ouvrage de 1986, Baddeley parle de mémoire de travail


générale (wmg) et spécifique (wms), mais en considérant par là les deux
acceptions dans lesquelles il utilise le terme : le concept général de la
mémoire de travail et le modèle particulier qu'il a proposé avec Hitch.
La mémoire de travail 409

Ces faits expérimentaux remettent en question une conception


largement admise. Baddeley va alors proposer une théorie de la mémoire
de travail qui sera le point de départ de nouveaux travaux et de
nouveaux débats.

2. STRUCTURE ET FONCTIONNEMENT
DE LA MÉMOIRE DE TRAVAIL
D'APRÈS BADDELEY

2.1. LE MODÈLE THÉORIQUE

En 1974, Baddeley et Hitch suggèrent que the core of the working


memory system consists of a limited capacity « work space » which can be
divided between storage and control processing demands (p. 76). Ils
envisagent un système à trois composantes : l'une, centrale, assure le
traitement, les deux autres, périphériques, permettent le stockage temporaire
des informations verbales et visuelles.
La formulation du modèle va ensuite être précisée dans plusieurs
publications (notamment Baddeley, 1981, 1984, 1986, 1989 ; Hitch,
1984). La MT se compose d'un système central (Central Executive)
responsable de la sélection et de l'exécution des opérations de
traitement ; sa capacité de traitement est limitée et une partie de cette
capacité peut être utilisée à des fins de stockage. Ce système central
gère deux systèmes « esclaves » : une boucle articulatoire (Articulatory
Loop) et un bloc-notes (ou plutôt bloc-à-croquis) visuo-spatial (Visuo-
spatial scratch-pad ou sketch-pad).
Les travaux de Baddeley ont essentiellement porté sur les
caractéristiques fonctionnelles de ces deux systèmes.
2.1.1. La boucle articulatoire est un système, relativement passif,
qui a pour rôle de stocker du matériel verbal ou prononçable (speech-
like) de manière ordonnée, pendant une durée limitée. Dans les
premières études, il est considéré que le système utilise une opération de
répétition articulatoire pour maintenir disponibles les items. La boucle
articulatoire est imaginée comme une bande de magnétophone qui
boucle dans un intervalle d'une seconde et demie. Un tel système permet
de rendre compte de divers résultats expérimentaux, concernant,
notamment :
— l'effet de la similitude phonologique : des items phonologiquement
similaires sont moins bien rappelés que des items non similaires.
Une explication plausible de cet effet est que ces items sont plus
difficiles à discriminer vis-à-vis du code articulatoire sous la forme
duquel ils sont stockés ;
— l'effet de la longueur des mots : la mémoire immédiate de mots
courts est supérieure à celle de mots longs. On suppose ici que les
410 Marie-France Ehrlich ei Max Delafoy

mots courts sont plus rapidement articulés et, de ce fait, un plus


grand nombre d'entre eux peut être contenu dans la boucle tempo-
rellement limitée ;
— l'effet de l'articulation concurrente : la prononciation continue de
mots tels que the ou de chiffres3, pendant une tâche de mémoire
immédiate, diminue la performance. Cet effet négatif est interprété
en termes de codages concurrents dans la boucle articulatoire.
Les effets de similitude phonologique et de longueur des mots étant
supposés dépendre de ce système articulatoire, Baddeley s'attendait à
ce qu'ils disparaissent lorsque le système était bloqué à l'aide d'une
technique d'articulation concurrente. C'est effectivement ce qui est
constaté lorsque les items à retenir sont présentés visuellement. Dans le
cas d'une présentation auditive, les effets ne sont pas éliminés. Une
étude approfondie de ce problème a conduit Salamé et Baddeley (1982),
puis Baddeley, Lewis et Vallar (1984) à modifier la conception de la
boucle articulatoire : celle-ci est un système qui stocke des entrées
phonologiques, sous le contrôle d'un processus articulatoire.

2.1.2. Le bloc-à-croquis visuo-spatial (VSSP) est un système de


stockage temporaire capable de former et de maintenir des images
visuo-spatiales, et dont le fonctionnement peut être perturbé par des
traitements concurrents de type spatial. Ce système n'a pas fait l'objet
d'un aussi grand nombre d'études que la boucle articulatoire ; les
techniques utilisées sont complexes et les résultats obtenus sont parfois
difficiles à interpréter.
La démarche que Baddeley adopte pour étudier les caractéristiques
du vssp est la même que celle utilisée dans le cas de la boucle
articulatoire : identifier les conditions dans lesquelles une tâche interférente
perturbe (ou non) le fonctionnement du vssp (notamment, Baddeley,
Grant, Wight et Thomson, 1975 ; Baddeley et Lieberman, 1980 ;
Baddeley, 1988). La complexité des études réside tant dans le choix
des tâches interférentes que dans celui des épreuves supposées mettre
en jeu le vssp.
Par exemple, dans les expériences de Baddeley et Lieberman, la
tâche principale est de rappeler des énoncés qui décrivent le contenu
d'une matrice imaginaire 4x4. Après avoir montré la matrice au
sujet et lui avoir indiqué le carré qui est le point de départ,
l'expérimentateur indique oralement le contenu de la matrice avec des énoncés
comportant soit des termes spatiaux : « dans le prochain carré à droite,
mettre un 2 » (condition S), soit des adjectifs qui rendent les énoncés
non significatifs : « dans le prochain carré à rapide, mettre un 2 » (condi-

3. Cette activité est supposée supprimer le codage articulatoire des


items à retenir ; Baddeley parle de l'effet de la suppression articulatoire.
La mémoire de travail 411

tion ns). La tâche du sujet est de rappeler exactement la séquence des


énoncés. Il est clair que dans la condition S, le sujet peut coder la
séquence comme une configuration particulière à l'intérieur de la
matrice, alors qu'il ne le peut dans la condition ns. Baddeley constate,
comme prévu, de meilleures performances de rappel dans la condition S.
Toutefois si la séquence contient huit énoncés dans la condition S et
seulement six en ns, la probabilité de rappel de la séquence complète
est égale dans les deux conditions.
Deux tâches secondaires interférentes sont utilisées. L'une est une
tâche de poursuite (tracking) spatiale, non visuelle (s.nv) : le sujet,
qui a les yeux bandés, doit diriger et maintenir un point lumineux sur
une cellule photo-électrique placée sur un pendule qui oscille. A
l'extrémité du pendule se trouve également une source sonore qui émet un son
continu. Quand le point lumineux est sur la cellule, le son devient
discontinu. Il s'agit donc d'une tâche de poursuite spatiale, auditive.
L'autre tâche interférente est une tâche visuelle, avec une composante
spatiale minimale (v.ns) : le sujet doit juger de la brillance de
diapositives vides, présentées dans une pièce noire.
Les résultats montrent un effet d'interaction : la tâche
interférente s.nv perturbe plus le rappel (tâche principale) des énoncés codés
spatialement, dans la condition S, que le rappel des énoncés dans la
condition ns. Par contre, la tâche interférente v.ns affecte plus le rappel
dans la condition ns que dans la condition S ; l'effet négatif n'est pas,
dans cette condition, statistiquement significatif.
Ce système vssp prend-il en charge toutes les images visuo-spatiales
ou convient-il de supposer plusieurs sous-systèmes spécialisés : un
premier pour les images à dominante spatiale, un second pour les
images visuelles non spatiales (couleur, brillance), un troisième pour
les images visuelles formées à partir de suites de lettres ? La question
reste posée. Pour ce qui est du fonctionnement de ce système, certains
faits expérimentaux permettent de faire l'hypothèse que le maintien
des images dans le vssp est assuré par un mécanisme de contrôle, dans
lequel jouent un rôle les mouvements des yeux et le système plus central
de contrôle de l'attention visuelle.
Un tel système visuo-spatial serait mis en jeu lors de l'élaboration
de représentations imagées et, de manière générale, lors de la réalisation
des tâches dans lesquelles le sujet doit traiter des informations visuelles
et/ou spatiales.
Baddeley remarque l'analogie qui peut être établie entre les deux
systèmes « esclaves » que sont la boucle articulatoire et le bloc-à-croquis
visuo-spatial. Ce sont des systèmes qui stockent, de manière passive,
des informations perceptives et qui sont dotés d'un mécanisme de
contrôle capable de maintenir les informations activées et de retarder
ainsi leur oubli.
412 Marie-France Ehrlich el Max Delafoy

2.1.3. Le centre exécutif. ■— « An account of working memory that


emphasizes principally the articulatory loop is like a critical analysis
of Hamlet that centres its attention on Polonius and completely ignores
the Prince. » Cette remarque de Baddeley (1986, p. 224) souligne deux
choses : le centre exécutif est de première importance, mais les études
ont été centrées sur les systèmes périphériques. C'était le résultat d'une
stratégie délibérée : puisque le système central exécutif est un système
très complexe, dont l'étude se heurte à de grandes difficultés,
conceptuelles et méthodologiques, on isole des composantes périphériques afin
de réduire la complexité du système central.
En 1986, Baddeley s'inspire du modèle du contrôle attentionnel de
l'action de Norman et Shallice (1980) pour faire des propositions quant
aux fonctions du centre exécutif. Dans ce modèle, deux systèmes sont
mis en jeu : l'un, semi-automatique, résout les conflits entre les schemes
d'action, l'autre le Supervisory Attentional System (sas), de nature
consciente et de capacité limitée, intervient chaque fois que la situation
l'exige. Ainsi, le centre exécutif assurerait essentiellement le contrôle
et la coordination des opérations de traitement.
A l'appui de ses propositions, Baddeley ne présente pas de données
expérimentales particulières ; il commente plusieurs séries de recherches,
sur, notamment, le rôle du vieillissement ou l'impact des désordres
pathologiques, tels que les lésions des lobes frontaux. Les déficits
observés seraient dus à un dysfonctionnement du centre exécutif.
Quelles relations précises le système central exécutif entretient-il
avec les deux systèmes esclaves périphériques ? Cette question n'est pas
traitée. Selon les termes de Baddeley, le centre exécutif reste une
« grande zone d'ignorance » ; son article de 1989 intitulé « The uses of
working memory » ne traite, d'ailleurs, que des deux systèmes
périphériques.

2.2. LES VALIDATIONS EXPÉRIMENTALES

Le rôle des deux systèmes esclaves, boucle articulatoire et bloc-à-


croquis visuo-spatial (vssp), a fait l'objet de recherches dans divers
domaines, chez l'enfant, chez l'adulte et en neuropsychologie (cf.
notamment, Jorm, 1983 ; Hitch, 1978 ; Hitch et Halliday, 1983 ; Baddeley,
Vallar et Wilson, 1987). Compte tenu des limites de cet article, nous ne
considérerons ci-dessous que les travaux portant sur la lecture et la
compréhension chez l'adulte.
L'étude du rôle de la boucle articulatoire dans la lecture est loin
d'être simple. Elle implique le choix de techniques supposées mettre en
jeu la boucle articulatoire et elle seule, et le choix de tâches et de
variables dépendantes liées aux processus de lecture et de
compréhension. Dans les expériences de Baddeley et Lewis (1981) et de Baddeley,
Elridge et Lewis (1981), on étudie l'influence de la similitude phono-
La mémoire de travail 413

logique des mots qui composent la phrase, et celle de l'articulation


concurrente de chiffres, sur les jugements d'acceptabilité sémantique
de phrases. Les phrases non acceptables sont dérivées des phrases
acceptables, soit en changeant l'ordre de deux mots, soit en remplaçant
un mot par un autre, phonémiquement ou visuellement similaire. On
analyse le temps de réponse et le pourcentage d'erreurs. Les résultats
sont complexes : l'articulation concurrente augmente nettement les
erreurs, mais n'a aucun effet sur le temps de réponse ; la similitude
phonologique n'affecte pas les erreurs, mais tend à augmenter le temps
de réponse, surtout, de manière inattendue, pour les phrases acceptables ;
les effets de la similitude et ceux de l'articulation concurrente ne sont
pas en interaction.
Ces résultats conduisent Baddeley à conclure that subvocal articulation
was an optional strategy that was useful for monitoring accuracy, but
probably not essential for comprehending the gist of a passage (Baddeley,
1982, p. 415). Outre la boucle articulatoire, la lecture mettrait en jeu
deux autres systèmes de stockage à court terme, acoustique et visuel.
Ce système visuel est-il le bloc-à-croquis visuo-spatial (vssp) ?
Baddeley lui-même n'a pas réalisé d'études permettant de répondre à
cette question. Il interprète les données de Kennedy (1983), indiquant
que le sujet code la position dans l'espace des mots du texte, et celles
de Eddy et Glass (1981), montrant qu'une valeur d'imagerie élevée tend
à ralentir la compréhension de phrases présentées visuellement, comme
des illustrations du rôle du vssp dans la lecture et la compréhension.
Baddeley souligne la complexité des processus de la lecture, mais ne
tente pas de préciser quels sont ceux plus directement affectés par les
composantes de la mémoire de travail. D'après Waters, Caplan et
Hildebrandt (1987), dont les recherches portent sur la compréhension
de phrases, si l'analyse syntaxique et l'interprétation sémantique des
phrases sont dépendantes des capacités limitées du centre exécutif,
seule l'interprétation sémantique impliquerait la mise en jeu de la
boucle articulatoire.

3. CAPACITÉ DE LA MÉMOIRE DE TRAVAIL


ET COMPRÉHENSION :
L'APPROCHE DIFFÉRENTIALISTE DE DANEMAN

3.1. l'empan de lecture (reading span test)

Le constat d'une absence de corrélation entre l'empan mnémonique


et les performances de compréhension a conduit les auteurs à remettre
en cause le rôle de la mémoire à court terme, et à promouvoir la notion
de mémoire de travail (voir 1.3).
Si Daneman adopte la conception de Baddeley et Hitch (1974)
414 Marie-France Ehrlich et Max Delafoy

d'une mémoire de travail à double fonction, stockage et traitement, ses


études (Daneman et Carpenter, 1980 et 1983 ; Daneman, 1984 ; Dane-
man et Green, 1986 ; Daneman et Tardif, 1987) procèdent d'une
démarche différente. Son objectif est d'analyser les différences
individuelles dans la lecture en s'appuyant sur les processus qui régissent la
compréhension et, tout particulièrement, sur les processus d'intégration
des signifiés en une représentation cohérente du contenu du texte. Son
hypothèse est que les individus diffèrent dans la mise en œuvre de ces
processus d'intégration et que l'une des premières sources de ces
différences est l'efficience du traitement en mémoire de travail : les «
mauvais » lecteurs consacrent plus de leur capacité à traiter les mots et
moins à stocker et maintenir activées les informations antérieurement
traitées ; en conséquence, l'intégration des signifiés du texte ne peut
être réalisée de façon satisfaisante. En 1980, Daneman et Carpenter
proposent un test d'empan de lecture (Reading Span test) (rs) qui
mesure la capacité fonctionnelle de la mémoire de travail mise en jeu
dans la compréhension : c'est le nombre maximum de phrases que le
sujet peut lire à voix haute, tout en maintenant disponible le dernier
mot de chaque phrase.
La passation de ce test (forme I) est simple : le sujet lit à voix haute
une série de phrases sans liens entre elles, ayant de 13 à 16 mots ; à la
fin de la série, il doit rappeler le dernier mot de chaque phrase, en
respectant leur ordre de présentation. L'épreuve comporte trois séries
de deux phrases, puis trois séries de trois, de quatre, de cinq et de six
phrases; elle est poursuivie jusqu'à ce que le sujet échoue aux trois
séries d'une même longueur. L'empan est la longueur de la série réussie
deux fois sur trois.
Avec des sujets étudiants d'université, l'empan varie de 2 à 5 avec
une valeur moyenne de 3,15. Il corrèle avec un test standardisé de
compréhension (sat verbal) : r = .59, ainsi qu'avec deux autres
épreuves visant à tester, à l'aide de questions, la compréhension
d'énoncés factuels (r = .72) et la compréhension referentielle de
pronoms (r = .90). Ces fortes corrélations, très significatives, sont observées
avec 20 sujets. Un empan de lecture élevé s'avère d'autant plus efficace
que la distance référent-pronom augmente. Par contre, les auteurs
confirment qu'une mesure classique d'empan-mot (m — 5.15) ne corrèle
ni avec le sat, ni avec les deux autres épreuves de compréhension.
Peut-on réellement considérer que le sujet a traité une phrase à
partir du moment où il l'a lue à voix haute ? Pour répondre à cette
objection et aborder la compréhension du langage parlé, Daneman et
Carpenter réalisent une seconde expérience, dans laquelle ils modifient
leur test (forme II) : le sujet doit juger du caractère Vrai ou Faux des
phrases, qu'il lit soit à voix haute (lvh), soit silencieusement (ls) ou
qu'il écoute (e). Dans les conditions lvh et ls, trois séries de chaque
longueur sont présentées, comme dans l'expérience I, mais le calcul de
La mémoire de travail 415

l'empan est modifié : on n'exige pas un rappel ordonné des mots et


l'empan est égal à la longueur de la série réussie deux fois sur trois avec
un ajout de 0,5, quand une série plus longue sur trois est réussie. Dans
la condition e, cinq séries de chaque longueur sont présentées ; l'empan
est la longueur de la série réussie trois fois sur cinq, avec un ajout
de 0,5 si deux séries plus longues sur cinq sont réussies. Concernant la
compréhension, les épreuves de l'expérience I sont reprises avec, en
outre, des questions portant sur le titre des textes.
Les textes sont présentés visuellement et oralement, afin de tester
la compréhension du langage écrit et parlé.
L'empan moyen est de 2,76 en lvh, de 2,38 en ls et de 2,95 en e ;
les trois mesures corrèlent fortement entre elles. Les résultats de
l'expérience I sont confirmés : on observe de fortes corrélations entre les trois
formes d'empan et les mesures de compréhension, tant dans le cas du
langage écrit, que du langage parlé.
Les recherches publiées en 1983 confirment que l'empan de lecture
(forme I, mais avec 5 séries de chaque longueur et un score admettant
les demi-points) corrèle avec le sat, ainsi qu'avec les performances
observées dans une épreuve testant l'intégration des signifiés de la
phrase en une représentation cohérente (r = .71)*.
L'ensemble des données recueillies indique que l'empan de lecture
(utilisé le plus souvent dans sa forme I) rend compte de 25 à 35 % de la
variance des scores au test sat, de 53 à 85 % de la variance des scores
observés dans les épreuves spécifiques d'intégration, alors que les
mesures classiques d'empan ne corrèlent pas avec la compréhension et
que les mesures qui considèrent la vitesse des processus d'accès au
lexique rendent compte de 10 % seulement de la variance. Pour Dane-
man et Carpenter, le test d'empan de lecture est un indicateur fiable de
la capacité de la mémoire de travail, capacité dont les variations sont
l'un des principaux facteurs responsables des différences individuelles
dans la compréhension du langage.

3.2. QUE MESURE L'EMPAN DE LECTURE?

Les premiers travaux de Daneman et Carpenter conduisent à poser


deux questions : Quelle est la généralité de leurs résultats ? L'empan de
lecture est-il une mesure de la capacité générale de la mémoire de travail
ou une mesure d'une capacité spécifique mise en jeu dans la lecture ?

3.2.1. Bien que les corrélations soient moins fortes que celles
observées par Daneman et Carpenter, les résultats de Baker (1985)

4. Dans cette épreuve, la phrase comporte un mot polysémique suivi de


mots non cohérents avec son interprétation la plus fréquente. Le sujet doit
donc détecter l'incohérence et réviser sa première interprétation pour
construire une représentation cohérente.
416 Marie-France Ehrlich et Max Delafoy

et de Hartley (1986), qui utilisent l'empan de lecture dans sa forme I,


et ceux de Masson et Miller (1983), de Baddeley, Logie, Nimmo-Smith
et Brereton (1985) et de Dixon, Lefevre et Twilley (1988), qui s'assurent
que le sujet a bien traité la phrase à l'aide d'une procédure voisine de
celle de l'empan forme II6, confirment l'existence d'une relation entre
la capacité de la mémoire de travail et les performances de
compréhension (tests standardisés sat, Davis-Reading ou Nelson-Denny, et
épreuves spécifiques proches de celles de Daneman). Pratt, Boyes,
Robins et Manchester (1989) constatent également que l'empan de
lecture (forme I) corrèle avec les erreurs de referents observés dans le
rappel de récits.
Toutefois, Light et Anderson (1985) obtiennent des corrélations non
significatives (r = .26 et r = .18, avec deux groupes de 25 sujets jeunes
et âgés) entre l'empan de lecture (forme I) et les performances aux
deux épreuves de compréhension reprises de Daneman et Carpenter.
Les auteurs, qui n'ont pas utilisé de test standardisé, déclarent ne pas
savoir comment interpréter cette absence de corrélation.
Si l'on excepte la dernière étude, les recherches s'accordent à constater
que la capacité fonctionnelle de la mémoire de travail, mesurée par
l'empan de lecture, est en corrélation avec les performances de
compréhension. Quels sont les processus affectés par les limites de l'empan
de lecture ? Les travaux mentionnés ci-dessus ne permettent qu'un
début de réponse à cette importante question. Ils ne s'appuient sur
aucun modèle cognitif de la compréhension des textes ; ils ont recours
soit à des tests standardisés, dont on sait qu'ils sont composites et
non fondés théoriquement, soit à des épreuves centrées sur la
compréhension des énoncés du texte (qui fait quoi ?), sur l'intégration des signifiés
ou sur la mise en place des liaisons referentielles (identifier le réfèrent
d'un pronom). Les corrélations observées conduisent à penser que les
opérations que ciblent ces épreuves sont contraintes par les limites de la
mémoire de travail. Elles devraient être complétées par des données
expérimentales permettant de préciser comment s'exercent ces contraintes.
Pour ce qui est des autres processus mis en jeu dans la
compréhension, Dixon et al. (1988) constatent que l'empan de lecture (forme II)
corrèle bien avec le test Nelson-Denny (r = .39, p < .01 avec N = 95),
mais corrèle moins bien avec une épreuve qui teste les inferences que
le sujet peut faire sur la base d'un modèle mental (au sens de Johnson-
Laird, 1983) de la situation décrite par le texte (r = .28 ; p < .05).

5. Baddeley et al. (1985) procèdent comme suit : le sujet entend une série
de phrases constituées d'un agent, d'un verbe et d'un objet, acceptables ou
non sémantiquement. Le sujet doit juger de l'acceptabilité de chaque phrase
et à la fin de la série un signal lui indique quels sont les mots (agent ou
objet) de chaque phrase qu'il doit rappeler. Le test comporte quatre séries
de deux, trois ou quatre phrases. On compte le nombre total de mots
correctement rappelés dans l'ordre.
La mémoire de travail 417

L'analyse des régressions indique que l'empan prédit les performances


au test Nelson-Denny, mais non celles au test d'inférences. Ce résultat
est en accord avec ceux de Ehrlich et Suez (1989) qui trouvent des
corrélations nulles entre l'empan de lecture (forme I) et une épreuve de
compréhension dans laquelle les sujets doivent faire des inferences à
partir de la représentation qu'ils ont construite (r == .02 et r = .05
avec deux groupes de 58 sujets jeunes et âgés).
Il est clair que l'étude du rôle de la mémoire de travail dans la lecture
et la compréhension ne peut négliger de considérer les modèles de la
compréhension et les niveaux de représentation du contenu du texte.

3.2.2. Un test simple qui mesurerait la capacité de la mémoire de


travail mise en œuvre dans diverses tâches cognitives serait un outil
fort pratique. Ce test est-il l'empan de lecture ?
D'après Hartley (1986), qui analyse ses données en regroupant des
sujets jeunes et des sujets âgés, l'empan de lecture corrèle avec les
performances de raisonnement. Gilinsky et Ehrlich (1989) confirment
ce résultat chez les sujets âgés, mais la corrélation n'apparaît que dans
une situation de conflit logique-croyances, chez les sujets jeunes.
Concernant l'empan de lecture et le rappel de textes, Hartley trouve
une corrélation nulle, alors que Pratt et al. (1989), Ehrlich et Suez (1989)
obtiennent une corrélation nulle chez les sujets jeunes, mais une
corrélation significative chez les sujets âgés.
Ces résultats ne sont pas homogènes. Ils ne donnent pas d'indication
précise, ni quant à la validité de l'empan de lecture comme mesure de
la mémoire de travail, ni quant au rôle de la mémoire de travail dans
le raisonnement et le rappel de textes.
Par contre, les résultats des deux expériences de Daneman et Green
(1986), qui traitent de composantes de la compréhension et de la
production du langage et utilisent deux tests distincts de la capacité de
la mémoire de travail, sont plus clairs. Concernant la compréhension
(expérience I), les auteurs considèrent la découverte de la signification
de mots rares, à partir d'indices fournis par un contexte. Ils constatent
que l'empan de lecture {Reading Span, forme I) corrèle fortement
(r = .69 avec N = 30) avec l'acquisition de la signification. Concernant
la production, Daneman et Green mesurent le temps que met le sujet
à produire un synonyme, pour le dernier mot d'une phrase qui vient
de lui être présentée. Un nouveau test de capacité de la mémoire de
travail est mis au point : l'empan de locution (Speaking Span). C'est
le nombre maximum de phrases acceptables au plan de la syntaxe
et de la sémantique, qu'un sujet peut produire, chaque phrase devant
contenir un mot appartenant à une série présentée antérieurement.
Ce test est supposé mettre en jeu les opérations de planification et
d'exécution de la production de phrases, ainsi que le stockage de mots.
La procédure est, en quelque sorte, inverse de celle de l'empan de lecture :
AP — 14
418 Marie-France Ehrlich el Max Delafoy

le sujet lit silencieusement une série de mots présentés un à un ; à la fin


de la série, il doit insérer chaque mot dans une phrase acceptable
produite à haute voix. On présente cinq séries de deux, trois, quatre et
cinq mots. Deux mesures sont considérées : l'une est identique à celle
de l'empan de lecture, l'autre est le nombre total de mots pour lequel
une phrase acceptable a été produite. Dans cette seconde expérience,
on mesure également l'empan de lecture.
Les résultats montrent que les deux mesures d'empan, dont les
valeurs moyennes sont de 3,28 et 3,5, corrèlent significativement
(r = .57 avec N = 34). Cependant, si l'empan de locution corrèle
significativement (r = — .56) avec le temps de production des
synonymes, l'empan de lecture ne corrèle pas (r = — .33). Il semble donc
que l'empan de lecture ne soit pas une mesure de la capacité générale
de la mémoire de travail.
D'après Daneman et Green, comprendre et produire des mots en
fonction d'un contexte dépendent bien des capacités de la mémoire
de travail. Mais leurs résultats les conduisent à repenser le concept de
mémoire de travail. Plutôt qu'un système général doté d'une capacité
unitaire, ils supposent des capacités fonctionnelles, liées à l'efficience
du sujet dans l'exécution des processus spécifiques mis en jeu dans une
activité particulière. Ces capacités pourraient être évaluées par
différents tests d'empan.
Approfondissant cette ligne de réflexion, Daneman et Tardif (1987)
se demandent si la compréhension met en jeu une mémoire de travail
générale ou une mémoire spécialisée dans le traitement du langage. Ils
mettent en corrélation la compréhension (test standardisé Nelson-
Denny) avec trois mesures d'empan réalisées avec des mots (Verbal
Span, VS), avec des nombres (Math Span, MS) et avec des
configurations spatiales (Spatial Span, SS). Leur raisonnement est le suivant :
si les mesures non verbales ms et ss corrèlent avec la compréhension
aussi bien que la mesure verbale vs, on pourra admettre une mémoire
de travail générale ; si seule la mesure verbale vs corrèle avec la
compréhension, on rejettera l'idée d'une mémoire de travail générale au
profit d'une mémoire spécifique au langage. Les trois épreuves vs, ms
et ss sont isomorphes et construites de manière à évaluer séparément
les deux composantes stockage et traitement de la mémoire de travail.
Dans le cas de l'empan verbal (vs), on présente au sujet des séries
de cartes comportant quatre mots, tels que par shot don ate. Parmi les
quatre mots, deux peuvent être assemblés, en maintenant leur ordre
de présentation, pour constituer un nouveau mot dont la frontière
syllabique correspond à la frontière inter-mots (règle 1), ex. : pardon
(par-don) ; deux autres mots peuvent être assemblés, pour former un
nouveau mot dont la frontière syllabique ne correspond pas à la frontière
inter-mots (règle 2), ex. : donate (do-nate et non don-ate). La tâche
du sujet est de produire, à voix haute, aussi rapidement que possible
La mémoire de travail 419

le mot qui satisfait à la règle 2. Le sujet travaille ainsi avec 5 séries


de 2 cartes, 5 séries de 3 et 5 séries de 4 cartes (soit 45 cartes). A la fin
de chaque série, le sujet doit rappeler les 2, 3 ou 4 mots nouvellement
formés.
Cette tâche permet d'évaluer la composante traitement de la
mémoire de travail, en considérant le nombre de mots nouveaux
correctement produits ; elle permet également d'évaluer la composante
stockage : nombre de mots nouveaux rappelés à la fin de chaque série
(les scores maximum sont, dans les deux cas, égaux à 45).
Dans le cas de l'empan math (ms), chaque carte comporte trois
nombres, tels que 3 7 14 ; deux des trois nombres peuvent être assemblés,
sans modifier leur ordre ni appliquer d'opération arithmétique, de
manière à obtenir un nouveau nombre divisible par 3, ex. : 714. Pour
chaque carte un seul nombre respecte cette règle. La tâche du sujet
est de produire, à voix haute, aussi rapidement que possible le nombre
qui satisfait à la règle. A la fin de chaque série de 2, 3 ou 4 cartes, il
doit rappeler les nombres nouvellement formés. De manière similaire
à l'empan verbal, on calcule un score traitement et un score stockage.
Enfin, pour l'empan spatial (ss), chaque carte donne une
représentation bidimensionnelle d'un jeu tridimensionnel, le « tic-tac-toc ». La
carte est divisée en trois parties, supérieure, médiane et inférieure,
chacune contenant une grille de 3 x 3 cases, que le sujet doit imaginer
comme étant les parties supérieure, médiane et inférieure d'un plateau
tridimensionnel de tic-tac-toc. Dans certaines des cases, sont placés
des jetons rouges et bleus, représentant les pièces des deux joueurs.
Il existe une configuration de jetons « gagnante », celle qui est formée
par trois jetons de la même couleur situés sur une ligne horizontale,
verticale ou diagonale, dans un plan bi- ou tridimensionnel. La tâche
du sujet est de trouver cette configuration, en indiquant du doigt les
trois jetons qui la constituent. A la fin de chaque série de 2, 3 ou 4 cartes,
le sujet doit rappeler quelles étaient les configurations gagnantes, en
indiquant leur position sur un jeu réel de tic-tac-toc. Là encore, comme
pour l'empan verbal et l'empan math, on calcule un score traitement
et un score stockage.
Les corrélations observées ne correspondent à aucune des deux
situations contrastées évoquées précédemment. Les scores des deux
composantes de l'empan verbal (vs) corrèlent avec les performances
de compréhension (r = .58 et r — .55 avec N = 36), alors que ceux
de l'empan spatial (ss) ne corrèlent pas (r = — .13 et r — — .66).
Pour l'empan math (ms) les résultats sont moins nets : le score
traitement ne corrèle pas [r — — .26), mais le score stockage corrèle (r = .49)
avec la compréhension. Les deux mesures d'empan vs et ms corrèlent
entre elles, mais ne corrèlent pas avec l'empan spatial. Les corrélations
partielles permettent de montrer que la relation entre ms et la
compréhension n'est plus significative lorsqu'est pris en compte le poids
420 Marie-France Ehrlich el Max Delafoy

de vs, alors que la relation entre vs et la compréhension reste


significative lorsqu'est écarté le poids de ms.
Considérant également d'autres résultats (non publiés), montrant
que l'empan math est un bon prédicteur des performances de calcul
et l'empan spatial un bon prédicteur des performances à des épreuves
spatiales, Daneman et Tardif font l'hypothèse que la compréhension
mettrait en jeu une mémoire de travail spécialisée dans le traitement
du langage, ou plus largement, dans le traitement de l'information
symbolique. Ils proposent d'abandonner la notion de centre exécutif,
processeur central général, de Baddeley et Hitch, et de considérer les
deux systèmes esclaves, la boucle articulatoire et le bloc-à-croquis
visuo-spatial comme des systèmes eux-mêmes dotés de fonctions de
traitement et de stockage, spécialisés l'un dans le domaine verbal,
l'autre dans le domaine spatial.
Les résultats de Daneman et Tardif ont-ils un caractère décisif
qui autorise une telle interprétation ? Ils sont en accord avec les données
de Baddeley et al. (1985) qui étudient la corrélation entre la
compréhension (test Nelson-Denny) et l'empan de lecture (forme I du
Daneman et Carpenter) d'une part, la compréhension et un empan
nombre (Counting Span) adapté du travail de Case, Kurland et Goldberg
(1982) d'autre part. Par contre, ils sont plutôt en désaccord avec l'étude
plus récente de Turner et Engle (1989), réalisée avec 243 sujets, pour
lesquels quatre mesures d'empan sont recueillies : un empan phrase-mot
(réplique de la forme II du Daneman et Carpenter), un empan phrase-
chiffre (les phrases sont suivies de chiffres que le sujet doit rappeler
à la fin de chaque série), un empan arithmétique-mot (le sujet doit
vérifier l'exactitude d'opérations arithmétiques et rappeler les mots
qui suivent les opérations) et un empan arithmétique-chiffre (le sujet
doit rappeler les chiffres qui suivent les opérations). Les quatre mesures
corrèlent signiflcativement avec les performances de compréhension
(test Nelson-Denny). Une analyse de régression multiple montre que
l'empan arithmétique-mot rend compte de la même part de variance
du test Nelson-Denny que l'empan phrase-mot ; les corrélations
partielles montrent que les relations qu'entretiennent les empans phrase-
mot et arithmétique-mot avec la compréhension restent significatives,
même lorsque sont prises en compte les aptitudes à la manipulation
de données quantitatives (estimées par le test sat).
Turner et Engle concluent que les mesures d'empan reflètent une
capacité de la mémoire de travail qui est indépendante des tâches
particulières que sont la lecture ou le calcul arithmétique. En outre,
dans une seconde expérience, ils constatent que la corrélation entre
l'empan et la compréhension dépend de la difficulté de la tâche utilisée
pour mesurer l'empan : elle est moins élevée lorsque la tâche est facile
ou difficile. Ce point mérite d'être relevé. En effet, la tâche avec laquelle
Daneman et Tardif mesurait l'empan spatial était une tâche facile,
La mémoire de travail 421

pour laquelle les performances moyennes atteignaient la valeur


maximum. Ceci pourrait expliquer l'absence de corrélation observée entre
l'empan spatial et la compréhension.
Reading Span (formes I et II), Speaking Span, Verbal Span, Math
Span, Spatial Span, Counting Span, Sentence-Word Span, Sentence-
Digit Span, Arithmetic-Word, Arithmetic-Digit, on dispose de plusieurs
mesures de la capacité de la mémoire de travail. Quelles conclusions
peut-on actuellement tirer des recherches réalisées depuis 1980 ?
La capacité de la mémoire de travail est limitée. Cette limite varie
d'un sujet à l'autre, et certaines données tendent à montrer qu'elle serait
liée plus à la composante traitement qu'à la composante stockage.
La capacité de la mémoire de travail est en corrélation avec les
performances de compréhension. Toutefois, de nouvelles recherches
devront préciser quelles sont les opérations plus directement affectées
par les limites de la mémoire de travail. L'étude des relations entre la
capacité de la mémoire de travail et les activités cognitives autres que
la compréhension n'a été abordée que dans quelques recherches, dont
les résultats manquent de cohérence.
Les différentes mesures d'empan reflètent-elles, de manière plus ou
moins fiable, la capacité d'une mémoire de travail générale ou
évaluent-elles les capacités de systèmes spécialisés dans le stockage et le
traitement de tel type d'information ? Les recherches, récentes et encore
peu nombreuses, ne permettent pas de répondre à cette importante
question.

CONCLUSION

LA MÉMOIRE DE TRAVAIL :
D'UN SYSTÈME « GÉNÉRALISTE » À DES SYSTÈMES SPÉCIALISÉS

Les recherches visant à caractériser les processus qui régissent les


activités cognitives complexes postulent toutes l'existence d'une
mémoire de travail. Si les auteurs s'accordent pour considérer que cette
mémoire (mt), qui assure, avec une capacité limitée, une double fonction
de traitement et de stockage, n'est pas la mémoire à court terme (mot)
des modèles de la fin des années soixante, leurs approches divergent,
de sorte que la mémoire de travail n'est pas, actuellement, une entité
conceptuellement univoque. Deux grandes orientations peuvent être
distinguées.
Dans la ligne de Baddeley et Hitch (1974), la mémoire de travail
est conçue comme un sous-système cognitif coté d'une structure et
d'un mode de fonctionnement propre. Bien que l'accent soit mis sur le
caractère actif et dynamique de ce sous-système, cette conception
s'inscrit dans la perspective des modèles à registres multiples. Baddeley
422 Marie-France Ehrlich et Max Delafoy

et Hitch (1974) proposent, d'ailleurs, de considérer que le système


formé des deux mémoires mt-mlt (mémoire à long terme) se substitue
au système mct-mlt.
Les recherches ont alors pour objet de préciser les composantes de
la structure (ainsi, Chase et Ericsson, 1982, ajoutent à la structure
de Baddeley une composante qui assure la récupération des
connaissances en mémoire permanente) et d'étudier leur fonctionnement soit
dans des tâches simples (Richardson, 1984, étudie la mémorisation de
listes de mots), soit dans des activités complexes, telles que la lecture
ou la résolution de problèmes (cf. les recherches de Baddeley et de ses
collaborateurs évoquées en 2.2). Cependant, ces recherches ne sont
pas très convaincantes. Après avoir analysé les travaux réalisés dans
le sillage de Baddeley, Morris (1986, p. 293) écrit : The working memory
model is theoretically inadequate but, given our degree of ignorance about
the nature of memory, this is to be expected. It is less inadequate than other
models. Working memory should, like the level of processing model, be
seen as a framework for generating research and unifying previously
disparate fields of cognitive psychology.
En quoi le modèle de Baddeley est-il inadéquat ? Plusieurs auteurs,
et notamment Reisberg, Rappaport et O'Shaughnessy (1984), Waters
et al. (1987), dont la perspective de départ était celle de Baddeley,
sont amenés à remettre en question l'existence d'un même système,
qui serait mis en jeu dans la réalisation d'activités cognitives diverses.
Une nouvelle orientation de recherche émerge, dans laquelle la mémoire
de travail est constituée, non pas d'un système « généraliste », mais de
plusieurs systèmes spécialisés.
Déjà, en 1983, Klapp et al. concluaient leurs travaux (cf. 1.2) en
proposant de concevoir la mémoire de travail comme un ensemble de
systèmes spécialisés. Ces systèmes, de capacité limitée, auraient une
double fonction de stockage et de traitement, mais leur structure et
leur fonctionnement seraient dépendants de la nature des informations
à traiter. Peu de recherches ont encore été réalisées, afin de préciser les
caractéristiques de tels systèmes spécialisés. Néanmoins, pour ce qui
est de la mémoire mise en jeu dans le traitement du langage, deux
approches, liées à deux conceptions de l'architecture du système cognitif,
peuvent être distinguées.
Monsell (1984) considère que le traitement cognitif est modulaire,
distribué à des sous-systèmes reliés, mais autonomes. A l'intérieur de
chaque module, les processus opèrent sur des représentations et
produisent des sorties qui doivent être stockées. La forme de mémoire de
travail compatible avec le traitement distribué est celle d'un stockage
distribué, à savoir des capacités de stockage temporaire, spécifiques et
intrinsèques à chaque module de traitement. WM is merely the aggregate
of these specific capacities ; there need be no « central » or « general purpose »
storage capacity (Monsell, 1984, p. 331). Cette approche est celle de
La mémoire de travail 423

Waters et al. (1987) qui étudient les traitements syntaxique et


sémantique mis en œuvre dans la compréhension de phrases ; elle est
également celle de Fletcher (1981, 1986), de Miller (1984), de Delafoy (1988)
qui s'intéressent au traitement sémantico-conceptuel effectué dans la
compréhension de textes.
Carpenter et Just (1989) étudient la mémoire de travail dans un
modèle de compréhension, « Reader », qui est un système de
production caps (concurrent, activation- based production system) inspiré des
systèmes de production de Newell et Simon (1972). Dans ce type de
modèle, on suppose un ensemble d'unités, appelées productions,
constituées de contingences condition-action qui spécifient quelle action
mentale doit être réalisée lorsque telle condition est satisfaite. Le modèle
Reader présente trois caractéristiques qui le distinguent des modèles
classiques de production : les actions dont les conditions sont satisfaites
peuvent être exécutées en parallèle ; les éléments du système ont des
degrés variables d'activation, de telle sorte qu'une condition spécifie
le seuil d'activation auquel l'élément satisfait la condition ; les
productions modifient le niveau d'activation des éléments par un mécanisme
de diffusion de l'activation d'un élément condition à un élément action.
Dans ce modèle, la mémoire de travail est constituée des éléments,
organisés en réseaux, dont le niveau d'activation atteint un certain seuil.
Ces éléments peuvent être de nature lexicale, syntaxique ou sémantique,
et ils fonctionnent de manière interactive. Carpenter et Just définissent
la MT comme the site at which productions collaborate and compete in
calculating the intermediate and final products of comprehension (p. 42).
Afin de prendre en compte la capacité, limitée, de la mt, ils supposent
que le traitement des éléments est immédiat (hypothèse formulée par
Just et Carpenter dès 1980) et que des stratégies adéquates de gestion
des processus sont mises en œuvre. L'empan de lecture de Daneman
et Carpenter est un bon indicateur de la capacité de la mt. Celle-ci
n'est pas une propriété générale d'une structure fixe ; c'est une capacité
opérationnelle, spécifique, qui ne peut être mesurée que pour un
ensemble d'opérations mentales concernant un domaine particulier
d'activité cognitive. En analysant les performances de sujets dont
l'empan de lecture est élevé ou faible, ils montrent que les processus
d'accès au lexique (liés à la fréquence d'usage des mots) et d'analyse
syntaxique sont dépendants des limites de la mémoire de travail, alors
que le processus d'encodage (lié à la longueur des mots) ne l'est pas.
Curieusement, dans cet article très récent intitulé « The role of
working memory in language comprehension », Carpenter et Just, tout
en s'appuyant largement sur les différences individuelles, ignorent les
travaux de Daneman ultérieurs à 1980. Pourtant, ceux-ci, en mettant
l'accent sur les aspects spécifiques de la mémoire de travail, illustrent
la pertinence de leur ligne de recherche.
Le débat quant à l'architecture du système cognitif est loin d'être
424 Marie-France Ehrlich et Max Delafoy

clos. Quelle que soit l'option choisie, les recherches des dernières années
indiquent clairement que l'étude de la mémoire de travail doit être
étroitement associée à celle des processus qui régissent les activités
cognitives particulières. Cette approche n'exclut pas que, dans une
étape ultérieure, soient recherchés des invariants caractérisant le rôle
de la mémoire de travail dans des classes d'activités cognitives.

RÉSUMÉ

Les recherches visant à caractériser les processus qui régissent les


activités cognitives complexes postulent toutes l'existence d'une mémoire de
travail. Celle-ci est définie comme un système, de capacité limitée, qui
assure une double fonction de traitement et de stockage temporaire de
l'information. L'objectif de cet article est de faire une revue des travaux
réalisés au cours des quinze dernières années, en privilégiant les recherches
centrées sur le fonctionnement de la mémoire de travail dans la lecture et la
compréhension. Dans la première partie, nous présentons les données qui
permettent de distinguer mémoire à court terme et mémoire de travail ; la
seconde partie est consacrée au modèle de Baddeley et la troisième traite de
la capacité de la mémoire de travail, en accordant une large place à
l'approche de Daneman.
La mémoire de travail n'est pas une entité conceptuellement univoque.
Dans la conclusion, nous tentons de clarifier l'évolution que traduisent les
recherches des toutes dernières années, évolution qui conduit les auteurs à
considérer la mémoire de travail non pas comme un système « généraliste »,
mais comme constituée de plusieurs systèmes spécialisés impliqués dans des
tâches spécifiques. Dans cette perspective l'étude de la mémoire de travail
doit être étroitement associée à celle des processus qui régissent les activités
cognitives particulières.

Mots clés : mémoire de travail, lecture, compréhension de textes.

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(Accepté le 21 juin 1990.)

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