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Administration
Institut Psychanalyse & Management
377, chemin du Fesc
34400 Saint-Just (Lunel) (France)
06 07 34 26 92
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Abonnement
Prix au numéro 26,00 €
© Image de couverture
Source : https://pixabay.com/fr/photos/fractale/
Images and Videos on Pixabay are released under Creative Commons CC0
ISSN : 2272-4729
ISBN : 978-2-954-7820-5-8
Dépôt légal : Mars 2017
2
Revue
Psychanalyse
&
Management
N° 06 / 2015
Daniel Bonnet
Thibault de Swarte
3
INSTITUT PSYCHANALYSE & MANAGEMENT
ÉDITEUR
Institut Psychanalyse & Management
COMITÉ ÉDITORIAL
Directeur de la publication
Daniel Bonnet ISEOR, Magellan, Université Jean-Moulin, Lyon
Directeurs scientifiques
Isabelle Barth Professeur des Universités, EM-Strasbourg
Thibault de Swarte Maître de Conférences HDR, IMT Atlantique, Idea lab LASCO
Conseiller éditorial et scientifique
Emmanuel Diet Psychanalyste (CIPA), Psychologue - Agrégé de philosophie,
docteur en psychopathologie et psychologie clinique, analyste de
groupe et d'institution (Transition et SFPPG), chercheur associé au
CRPPC de l’Université Lyon II (EA 653). Rédacteur en chef de la
revue Connexions
Rédacteurs en chef
Nathalie Tessier Professeur de Management des Ressources Humaines, ESDES,
Université Catholique de Lyon
Patrick Haim Professeur HDR, ESCEM École de Management, Poitiers
Comité de lecture
Georges Botet Docteur en psychologie cognitive et analytique, écrivain
Patricia David Professeur Émérite, ESDES, Université Catholique de Lyon
Emmanuel Diet Psychanalyste, Psychologue
Dominique Drillon Professeur de Management, ESC La Rochelle, Psychanalyste
Yvon Pesqueux Professeur titulaire, Chaire DSO, CNAM Paris
Secrétaire de rédaction Marcienne Martin (Dr.)
COMITÉ SCIENTIFIQUE
Isabelle Barth Professeur des Universités, EM-Strasbourg
Sophia Belghiti-Mahut Maître de Conférences HDR, Université Montpellier 3
Marc Bonnet Professeur des Universités, IAE, Université Jean Moulin, Lyon
Georges Botet Psychologue, Directeur honoraire d’institutions médico-sociales
Martine Brasseur Professeur des Universités, Université Paris-Descartes
Roland Brunner Psychanalyste
Jean-Claude Casalegno Professeur, ESC Clermont Graduate School of Management
Patricia David Professeur Émérite, ESDES Université Catholique de Lyon
Valérie David DGA-DRH Grenoble Métropole ; Chargée de Conf. ENA/INET
Jean-Marie Dolle Professeur Émérite, Université Lumière Lyon 2
Emmanuel Diet Agrégé de philosophie, Psychanalyste-Analyste de groupe et d’institution
Dominique Drillon Professeur, ESC La Rochelle, Psychanalyste
Jean-Pierre Dumazert Professeur, ESC La Rochelle
Patrick Haim Professeur HDR, ESCEM École de Management, Poitiers
Yvon Pesqueux Professeur Titulaire, Chaire DSO, CNAM, Paris
Jean-Pierre Pinel Professeur des Universités, Université Paris-Nord
Henri Savall Professeur Émérite, Université Jean-Moulin, Lyon
Jean-Benjamin Stora Psychanalyste, Psychosomaticien, Hôpital La Pitié Salpétrière, Paris
Thibault de Swarte Maître de Conférences HDR, IMT Atlantique, Idea Lab LASCO
Nathalie Tessier Professeur, ESDES, Université Catholique de Lyon
Véronique Zardet Professeur des Universités, IAE, Université Jean-Moulin, Lyon
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NOTES AUX AUTEURS
NORMES DE PUBLICATION
Word (.doc), Garamond, Police 11, Interligne simple, Format B5 (16 x 24) - Marges : Haut (2),
Bas (2), Gauche (2), Droite (2), Reliure (0), En-tête (1,25), Pied de page (1,5).
Présentation de l’en-tête : Résumé : 300 mots, français, Anglais
Titre de la communication Mots-clés : 5 mots-clés au maximum
Prénom, Nom (en majuscule) Taille : 25 à 40 000 signes
Organisme de rattachement
Présentation :
Titre de l’article : Cambria, Police 14, Gras, Minuscule, centré à droite – Prénom, nom,
Garamond, Police 11, Minuscule, Gras, centré à droite - Organisme de rattachement : Garamond,
Police 11, centré à droite - Titre 1 : Garamond, Police 10, Gras, Majuscule - Titre 1.1 :
Garamond, Police 11, Gras, Minuscule - Pas de 3° niveau de sous-titre - Limiter les notes de bas
de page, les annexes et les notes de fin de page - Tableaux, figures, encadrés : Numérotés et titres
au-dessus, référencés dans le texte.
LIGNE ÉDITORIALE
La série éditoriale Psychanalyse & Management publie des articles originaux valorisant des
travaux de recherche scientifique et des travaux d’origine professionnelle répondant aux critères
de conformité académique. Bien que s’inscrivant dans le champ des sciences humaines de
gestion, la ligne éditoriale se veut interdisciplinaire, et œuvre dans le respect de chacune des
disciplines aussi bien que dans des approches épistémologiques et méthodologiques.
Conformément à la vocation de l’Institut Psychanalyse & Management, elle vise à valoriser les
apports de la psychanalyse dans le champ des sciences de gestion, dans chacun de ces domaines
(management, ressources humaines, organisation, gestion, stratégie…). À ce titre, la série
éditoriale Psychanalyse & Management publie des articles originaux sous forme de dossier ou de
numéro thématique, et en « varia ». La publication est réalisée dans le format ISBN (ouvrage) et
ISSN (sous la dénomination Revue Psychanalyse & Management).
5
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SOMMAIRE
Éditorial……………………………………………………………… 9
Thibault de Swarte, Rédacteur invité
Prolégomènes……………………………………………………………….. 13
Contributions (auteurs, résumés) 19
1re Partie :
Éclairage de l’ambivalence 23
Bernard Fallery
La communication, notre religion. Allocution de Bill VI, nouveau pape de l’Église
Universelle de la Communication, juillet 2055…………………………………… 25
Marcienne Martin
De la communication dans l’espace numérique analysée à l’aune de la distance
proxémique………………………………………………………………….. 33
Marcienne Martin
Du statut d’internaute à celui d’expert : une approche des nouvelles pratiques sociales
sur Internet………………………………………………………………... 51
Claude Paraponaris, Anne Rohr
Communautés Numériques de la Connaissance. Imaginaire et Langage……………. 69
Gérard A. Kokou Dokou
Impact de la technologie numérique sur le façonnement de l’identité de l’entrepreneur de
génération Y………………………………………………………………. 93
2e Partie :
Des promesses aux réalités . 117
Annick Schott
Penser l’implémentation d’un Système d’Information dans une approche humaniste.
Cas de l’entreprise A.I.P. – DÉCISIONS…………………………………… 119
Emmanuel Diet
La mygale informatique, l’araignée, sa toile, le meurtre et la fin de l’homme………… 141
Karine Erbibou
La numérisation. Une pseudo liberté aliénante ? ……………………………….. 153
Thibault de Swarte
Management de la peur, nouveaux médias et ubérisation : du bon « usage » des
technologies de l’information par l’État islamique………………………………. 171
Jean-Claude Casalegno
La névrose managériale est-elle soluble dans l’entreprise digitale ?............................... 199
Conclusion……………………………………………………………… 233
8
9
ÉDITORIAL
La face cachée de l’ubérisation de l’économie
Freud s’est intéressé à la transformation des élaborations psychiques en
représentations. Cet intérêt trouve sa source dans l’enseignement de F. Bretano.
Il découvre assez tôt, en 1894, dans l’étude des psychonévroses de défense, que
le processus des élaborations psychiques est soumis à des opérations de
réfutation. Il consacrera sa vie de chercheur et de clinicien à l’étude des
mécanismes de défense inconsciente. Son article de 1925 n’épuise pas le sujet
de la négation. C’est en 1927 que Freud soutient ses conclusions concernant le
lien entre le fétichisme et le déni, et en 1937, concernant le lien à la perversion
et au clivage du Moi.
Freud établit que le fétichisme opère le déni de la représentation. Le fétichisme
est un mécanisme de défense qui permet au sujet de protéger ses croyances. Il
soutient également que le déni coexiste avec le rejet, qui est un mécanisme de
défense psychotique. Le déni pervertit l’affect, tandis que le rejet se manifeste
au travers de la perception négative. La double inscription, rejet et acceptation,
soumet le sujet à l’épreuve des oppositions, dont il s’extrait par le clivage du
Moi. La perception qui a été éprouvée est expulsée, laissant la représentation
manquante. Le travail d’élaboration, symbolique, imaginaire, cognitif, ne peut se
faire, tandis que ce qui a été rejeté revient de toute façon au sujet de l’extérieur
et s’impose à lui, bon gré, mal gré.
Pour Lacan, le sujet s’en remet à l’autre, au Grand Autre, auquel il s’assimile
positivement ou négativement au travers du « on », qui rend compte de
l’extériorité, qui ne fait pas nécessairement de celui-ci un sujet psychotique,
mais qui en organise le noyau.
Le Grand Autre de la « Technologie » soumet-il le sujet à un consentement fatal
et incontournable ? Au nom de quelle légitimité s’impose-t-il ? Le monde qui
nous est promis n’est-il pas inspiré par quelques paranoïaques qui se mirent
dans leur figure narcissique en tissant des empires économiques, dont leur
personne est au centre ? Leurs fantasmes ne sont jamais questionnés… ce sont
des héros ! La mondialisation économique instaure le règne de leur
gouvernement. Le monde doit être ce qu’ils veulent. Il y a là tous les ingrédients
de la perversion. Dans ce monde du futur, il s’institue comme garant du savoir
et de la connaissance.
C’est que dans le Grand Autre, le crédit du désir n’est pas refusé à l’affect,
puisqu’il est sujet de connaissance… ou de croyance. Alors, « on » est d’accord
ou pas… La science, la connaissance, le savoir, çà sert aussi à çà ! On y croit, on
espère, on discute… ! La technologie et le progrès technique sont largement
célébrés comme des vecteurs de bienfaits. Sauf que… çà sert aussi à commettre
10
le « Mal », par exemple frauder, ou à faire mal. Le dessein de la guerre est
toujours là.
Toutefois, les applications de la science dérivent de leurs intentions premières.
Elles se laissent imprimer une exploitation de ses productions par la dérive de
sujets qui pensant le bien pour eux-mêmes, pensent que c’est bien pour tout le
monde. Les théories dominantes de la science économique promulguent les
principes et les règles du développement économique avec ses grandes firmes
puissantes, ses politiques et son économie géante, ses technosciences et ses
prétentions universelles, son dogmatisme et ses idéologies. Le rêve fait la place
à l’illusion. Certes, il y a bien progrès technique sous différentes formes :
médical, technologique, artistitique…, mais y a-t-il un progrès culturel et
civilisationnel ?
Le progrès culturel et civilisationnel s’inscrit dans des ancrages
anthropologiques. Les anthropologues s’intéressent désormais au
développement des grandes institutions, mais assez peu s’intéressent au
développement des grandes firmes et des acteurs de l’économie.
L’anthropologie doit, sur ce plan, requestionner son objet. Depuis des
millénaires, chaque génération a été l’artisan consciencieux d’une logique de
développement ancrée dans l’emprise de la perversion. Comme l’a souligné
Freud (1930), elle fournit des armes nouvelles aux paranoïaques. Dans
l’économie ubérisée, la transgression devient une arme concurrentielle. Elle
permettrait le progrès économique et social. Le progressiste est celui qui
aménage à la marge le système économique dominant… pour le faire
progresser. L’opposition qui rêve d’une transformation sociale et économique
est réputée conservatrice. Cherchons le paradoxe ! L’économie comme le
développement et le management des organisations sont ancrés dans les
infrastructures du politique. Cet éditorial souhaite contribuer à éclairer un
positionnement Psychanalyse & Politique qui est un angle mort de la recherche
en sciences de gestion. Le développement de l’usage des Technologies de
l’Information et de la Communication permettrait à l’entreprise de se libérer. Le
manque n’est jamais comblé par aucune satisfaction.
Le crédit du désir n’est pas refusé à l’affect et fait l’objet d’un commerce, depuis
la nuit des temps et plus particulièrement depuis le XVIe Siècle. Le commerce
s’est transformé et utilise désormais des moyens numériques. Contribue-t-il lui
aussi à la paranoïa économique ? Freud évoque cette problématique dans sa
lettre à Jung en 19071 ; le commerce moderne n’a plus lieu nuitamment, mais au
grand jour. Fort heureusement, le sujet n’est pas obligé de s’y soumettre et le
travail de civilisation a fait lentement son œuvre au grand jour. Certes, ce travail
est chaque jour à refaire. Mais alors, pourquoi pas aussi pour les activités
économiques de substitution… et pour toutes les activités dissimulées (fraudes
fiscales, détournements financiers, coûts sociaux et humanitaires des activités
1 FREUD S., JUNG C.G. (1975), Correspondance 1906-1909, T. 1, Éditions Gallimard, p. 86.
11
économiques…) ? Y compris ceux qui luttent contre les perversions se
réclamant du Grand Autre de la « Technologie ». Il faudrait toujours plus de
moyens, désormais des moyens numériques évidemment, mais peu d’entre eux
soulignent la nécessité d’une éthique et d’une morale… Pour l’économiste
Anthoyne Mauchrétien2 (courant mercantiliste), le commerce avait vocation à
suppléer à la morale (Meiksins, 2014 : 55). Le commerce avait vocation à
transformer les vices privés en bénéfice public (ibid.). Le stimulant du doux
commerce devait être la concurrence et l’intérêt personnel (Duval, 1971 : 23).
Montesquieu (EL, XX, 1) éclairait déjà cette perspective : « Le commerce corrompt
les mœurs pures : c’était le sujet des plaintes de Platon : il polit et adoucit les mœurs barbares,
comme nous le voyons tous les jours ».
Le traité d’économie politique de Mauchrétien était un ouvrage tirant des
considérations générales de son expérience du commerce, réunies en un corps
de doctrine prétendant traiter scientifiquement la question économique de la
production de richesse (Joly, 1970 : 24). Mais A. de Mauchrétien était suspecté
d’être un faussaire. Toutefois, son élévation morale ne s’accordait guère avec ce
genre de crime (Joly, 1970 : 23). Il fallait que son nom lui-même colle au
personnage vertueux qu’il pensait être. Mauchrétien devint « de Montchrétien »,
puis « de Montchrestien ». Dans l’histoire du libéralisme, il faut se souvenir que
les faux-monnayeurs s’étaient exilés en Angleterre pour y être plus tranquilles et
pour y faire fortune. L’ouvrage de Joly restaure son honorabilité, seulement
célébrée jusque-là par Malherbe, qui se fit lui-même pontife de la poésie.
L’histoire de la colonisation, dont A. de Montchrestien était partisan,
commence là également. Partout où il se rendait, il venait chercher fortune.
Il faut dire que parfois les faiseurs de morales se font prendre la main dans le
sac. Ils ne peuvent pas agir s’ils sont eux-mêmes pervers. Le déni est en effet
une forme de la perversion (Freud, 1927). Ils contribuent à surdéterminer
l’économie du supplétif, et par ce moyen la vicariance de la pensée économique
perverse et plus largement des pensées idéologiques et dogmatiques. L’idéologie
est elle-même une forme de la perversion. Les frontières de la pensée sont ainsi
bien délimitées. Cela sert les intérêts. Pour le plus grand nombre, c’est un piège.
Certes, les discours parlent bien du symptôme. La critique est mal venue. Elle
serait le fait de gens qui seraient d’opposition. Plus le sujet aura un vocabulaire
pauvre et une pensée pauvre assiégée par les idéologies, mieux ce sera, puisque
les idéologies n’éclairent pas la clairvoyance.
La prochaine étape que la promesse émergente engage : l’ubérisation3 de
l’économie qui fera le bonheur de tous… Pour le moment, ce qui se voit est
Daniel Bonnet
Président de l’I.P&M
Directeur de la Publication
gains financiers importants en contournant les dispositifs législatifs et règlementaires. L’usage des
Technologies de l’Information et de la Communication permet de déployer de nouveaux modes
d’organisation et de management à l’échelle mondiale. Au stade actuel, ce développement
accompagne l’optimisation, l’évasion et la fraude fiscale, dont le montant pour la France, avoisine
les 350 miliards d’Euros. Pour la seule fraude fiscale, le montant est de 2000 milliards dans les
pays de la CEE.
https://www.senat.fr/rap/r11-673-1/r11-673-1.html
13
PROLÉGOMÈNES
Prolégomènes vient du grec pro, devant, avant et de legein, dire. On sait que pour
la psychanalyse dire est la condition de la guérison ou à tout le moins de
l’atténuation du symptôme. Pour l’économiste et psychanalyste Cornélius
Castoriadis (1975), le legein permet de distinguer, de rassembler, de compter et
de dire. Que voulons-nous « dire avant » ici ? Quels sont nos prolégomènes ?
L’impact du développement du numérique sur la transformation des situations
de travail, le fonctionnement des organisations et leur management demeure
encore en 2017 un point assez aveugle de la recherche francophone articulant
Psychanalyse et Management, même si, par le passé, l’IP&M a publié sur de tels
sujets, notamment dans Gestion 2000 (2002-3) sur le thème des
transformations et ruptures individuelles ou organisationnelles dans une
perspective psychanalytique et managériale. Il y était encore fort peu question
des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC), si ce n’est de
manière illustrative. En 2008, un dossier plus ciblé fut constitué sur
« technologies de la communication et psyché » (Gestion 2000-1). Le
questionnement restait assez généraliste, les technologies de la communication
ayant été intentionnellement préférées aux technologies de l’information et de
la communication, et « psyché » à « appareil psychique » ou « inconscient ».
Quelques belles intuitions de recherche émergèrent cependant de cette
livraison :
• Les outils de communication en organisation, du modèle de l’acteur à une
théorie du sujet (Alain Amintas).
• L’amour sur sites (Lydie Belaud).
• L’impact des dispositifs immatériels de pilotage de la transformation dans le
développement du potentiel humain au sein des organisations (Daniel
Bonnet).
• Jeux-vidéos, internet, sexe : un parfum d’irréel ; apports de la psychanalyse
au virtuel (Dominique Drillon)
• Les métaphores de l’entreprise virtuelle (J-J Pluchart et Ramdane
Mostefaoui)
• Stress ou Technostress dans une technopole ? (Florian Sala)
• Les jeunes et le monde numérique : espace réel vs espace potentiel
(B. Marquet et T. de Swarte).
De manière plus factuelle, une étude de l’ANVAR/TNS SOFRES (2007)
montrait que les parties prenantes étaient globalement satisfaites de l’impact
consécutif à la mise en œuvre des T.I.C (53 % des personnes interrogées).
Toutefois, ce taux de satisfaction régressait fortement lorsque les questions
concernaient l’impact sur le temps de travail (35 %), les procédures (40 %), les
rythmes de travail (11 %) et plus globalement la « satisfaction des attentes »
14
(30 %). Ces taux étaient des moyennes toutes catégories socio-professionnelles
confondues. L’impact était jugé plus positif pour les CSP ayant une certaine
liberté d’organisation de leur travail (cadres, professions intermédiaires).
Étonnamment, c’est sur le plan des procédures que l’impact était jugé le plus
positif (81 % et 73 % de taux de satisfaction respectivement). Ces catégories
socio-professionnelles sont en principe réputées plus « agiles » et flexibles ;
pourtant, contraintes rigides, voire algorithmes, semblaient répondre à leurs
attentes. Méthodologiquement rigoureuse, l’étude en question incitait ainsi ses
lecteurs à proposer des applications numériques afin d’améliorer les conditions
de travail en automatisant les procédures.
Les diagnostics posés dés 2007-2008 se sont avérés globalement pertinents. Le
virtuel a envahi nos vies privées et souvent la rencontre amoureuse ou la
sexualité. L’entreprise virtuelle a été rendue possible par les géants – pour la
plupart américains – du numérique. Les jeunes ne savent pas toujours
exactement où est la frontière entre leur vie en ligne et la « vraie vie » … Pour
ce qui est des procédures, elles sont pour l’essentiel aujourd’hui numérisées, ce
qui a créé une fracture numérique parfois abyssale entre les digital users et les
autres (personnes peu diplômées, personnes âgées notamment).
Depuis 2007-2008, bien des choses ont aussi changé et il était important que
l’IP&M s’attelle à nouveau à la question des TIC. Il n’y a aujourd’hui ni présent
ni avenir pour une entreprise n’ayant pas une forme de présence sur le web (site
internet, réseaux sociaux, publicité en ligne…) ; elle se marginaliserait dans son
environnement et deviendrait tout simplement invisible. Intégrer l’usage des
TIC relève désormais, a minima, de la stratégie de communication, mais souvent
de bien plus que cela. En quelques années, les TIC sont devenues un vecteur clé
de la stratégie d’entreprise, notamment du marketing stratégique.
Le développement du numérique pourrait favoriser un projet politique
« libertaire » ou l’an-arkhê (du grec « an » absence de, et « arkhê », hiérarchie,
commandement) gouverne les comportements collectifs du fait de
l’effondrement de la légitimité de la régulation étatique. Avec le Brexit et
l’élection de Trump, c’est bien de cela qu’il s’agit, aidés par Tweeter pour ce qui
concerne Trump et le mensonge cynique pour Boris Johnson qui rêve de faire
de Londres une cité-état financière hyperconnectée, mais hors-sol.
Le projet libertarien est issu du courant américain éponyme ; c’est un mot qui
est l'adaptation en français de l'anglais « libertarian », lui-même traduction
anglaise du français « libertaire ». Ce néologisme a été inventé afin de distinguer
les libertariens des libéraux des États-Unis lesquels sont estimés à gauche de
l'échiquier politique, alors que les libertariens souhaitent la fin de l’État et du
politique. Le libertarianisme se fait le promoteur d'un marché sans entrave, au
nom de la liberté individuelle. Le projet de société est une anarcapie, c’est-à-dire
une « anarchie de marché ». Ce projet développe l’individualisation et la
compétition entre les individus et leur intime un guidage personnalisé de leur
existence, reprenant, sous une forme passablement différente, l’utopie française
15
de l’autogestion des années 70. Dans ce modèle, chacun est supposé libre
autonome et responsable ; on doit absolument développer une « culture
critique », ce que font parfois ad nauseam ceux qui s’expriment sur les forums
des réseaux sociaux. D’un point de vue plus macroscopique, comment situer
Google s’interrogeait Michael Vicente en 2009 ? Libertaire ou libertarien ? C’est
en analysant la forme et les contenus de l’entreprise-moteur de recherche que ce
chercheur a fait surgir une piste théorique. Il a introduit le concept de
libertarien pour considérer et nommer l’ambivalence dans laquelle Google croît et
se déploie, entre utopie partagée et réels intérêts économiques. Or,
l’ambivalence est un concept-clé de la psychanalyse et une horresco referens pour la
pensée managériale dominante.
De la science politique à la sociologie, il n’y a qu’un pas. Ainsi, le titre d’un
ouvrage récent du sociologue Dominique Cardon (2015) est : « À quoi rêvent
les algorithmes ? Nos vies à l’heure du big-data ». Un algorithme ne rêve pas ; il
prend des décisions automatiques qui impactent le management. L’algorithme
peut être « intelligent » tout comme ne pas l’être. Tout dépend de qui en a
concu le programme. Nos vies à l’heure du big data transmettent des centaines,
voire des milliers de nos données personnelles à des géants du numérique qui
refusent, à l’instar de Google, de rendre public leur algorithme. Avec la montée
en puissance des objets connectés, ce seront des dizaines de milliards de
données qui seront transmises à notre insu. Il faudra alors, si l’on lit
attentivement Cardon, établir des contre-pouvoirs, faire de la « rétro-
ingénierie » pour « hacker » les gestionnaires de données massives, afin de
pratiquer une opposition citoyenne aux injonctions, fussent-elles douces et
bienveillantes, des algorithmes.
Après la science politique et la sociologie, que nous dit le droit ? Regarder vers
l’avenir, c’est aussi connaître ce que le passé nous dit du capitalisme dérégulé
qui caractérise aujourd’hui le champ des TICs. Marx parlait du « renard libre
dans le poulailler libre » pour désigner le capitalisme libéral du XIX° siècle.
N’est-on pas tout simplement allé trop loin dans le processus de libéralisation
des télécommunications entamé aux USA (Telecom Act de 1996) et en Europe
(directive 96/19/CE applicable au 1er janvier 1998) ? N’y a-t-il pas, en 2017,
trop de renards libres dans un poulailler numérique libre de milliards d’humains
interconnectés ? Après un cycle de 25 ans de libéralisation du marché des TIC,
ne faut-il pas le re-réguler, sur des bases nouvelles ?
Cette revue n’est pas une revue juridique, mais elle est pleinement légitime pour
s’exprimer sur les aspects psychanalytiques et managériaux du développement
des TICs. Dans le champ managérial, c’est l’art de la déconnexion des salariés
qui est désormais un enjeu stratégique. Cette déconnexion est parfois imposée
par l’entreprise de 18h à 7h en Allemagne. Dans le champ psychanalytique, par
nature voué au dialogue et à la parole, les TICs ont longtemps été perçues
comme un détournement du symbolique. Ce « retard » tout relatif de la
psychanalyse lui confère aujourd’hui une légitimité pour insister – encore et
16
toujours – sur la question cruciale de la subjectivation. C’est la subjectivation
qui permet au sujet d’être plus autonome. C’est parce qu’il existe, des pores, des
creux, des zones d’ombres que la tension entre l’individu des Lumières et le
sujet post-moderne peut laisser une place à plus de liberté intrapsychique. À
cette condition psychologique, les TICs pourront alors favoriser le
développement d’un citoyen mieux éclairé, d’un sujet moins clivé et de
nouvelles formes de démocratie, notamment dans l’entreprise.
18
REFERENCES
Cardon, D. (2015). À quoi rêvent les algorithmes : Nos vies à l’heure du big data. Seuil.
Castoriadis, C. (1996). La montée de l'insignifiance. Paris : Editions du Seuil.
Cornelius, C. (1975). L’institution imaginaire de la société. Paris, Le Seuil.
Gabriel, Y. (1999). Organizations in depth: The psychoanalysis of organizations. Sage.
Gabriel, Y. (2008). Against the tyranny of PowerPoint: Technology-in-use and
technology abuse. Organization Studies, 29(2), 255-276.
19
CONTRIBUTIONS
Bernard Fallery scénarise trois grandes visions de la communication numérisée,
sous la forme d’une prosopopée. Le développement de l’économie numérique
contribue à l’édification d’une idéologie de la communication, promulguée par
le Grand Réseau Universel de la communication. L’auteur identifie trois
mouvements idéologues ; être toujours plus connecté, avoir toujours plus
d’échanges numériques, le partage de l’information qui va permettre à tous
d’accéder à la connaissance. Or cette fuite en avant caractérise l’intemporalité
du fonctionnement de l’idéologie sur un mode névrotique. La recherche de
Bernard Fallery questionne la relation à l’objet, par laquelle le sujet se
différencie et s’autorise. Dès lors, c’est le sujet lui-même qui organise le déni de
cette intemporalité névrotique de l’idéologie.
La régulation des relations humaines est transformée par l’usage des
technologies numériques. Les travaux de recherche de Marcienne Martin
montrent que les acteurs établissent plus aisément des relations de pair à pair
dans le cadre d’échanges numériques, y compris avec des personnes auprès
desquelles ils respectent habituellement une certaine distance proxémique. La
relation interpersonnelle s’institue et s’équilibre dans un nouvel espace culturel,
codé inconsciemment par l’accommodation à l’usage des technologies
numériques de communication. La médiatisation de la relation s’opère dans
l’espace symbolique respectif des protagonistes de l’interaction dès lors qu’elle
ne peut plus se condenser dans l’espace subjectif occupé par la relation de
transfert. Le sujet se « transfère » sur lui-même. Ce qui peut expliquer une
réduction inconsciente de la distance proxémique. La communication se
déploie dans l’espace de la proximité symbolique. Le langage lui-même, avec ses
signes propres, va contribuer à instituer cet espace.
23
1re Partie
Éclairage de l’ambivalence
24
25
La Communication, notre religion.
Allocution de Bill VI, nouveau pape de l'Église
Universelle de la Communication, juillet 2055
Transcription par
Bernard Fallery
Professeur émérite de l'Université de Montpellier
Laboratoire MRM
28
Le prophète Shannon mourut en 2001 ; il eut de nombreux disciples, des
ingénieurs des télécommunications bien sûr (qui ont continué à ériger cette
vision de la Communication-Transmission qui avait permis la naissance du
protocole technique de l’Internet, le premier des grands réseaux), mais aussi des
disciples en sciences humaines, qui avaient voulu adapter ce modèle
Émetteur/Canal/Récepteur, avec l’idée de « richesse d’un canal ». Leur théorie
de la richesse des médias (Daft & Lengel, 1986) classait ainsi les différents
médias (face-à-face, visio, téléphone, écrit, notes…) du plus « riche » au plus «
pauvre », selon les critères de vitesse de réaction, de variété des signaux
disponibles, de personnalisation possible et de richesse du langage. Une
personne rationnelle aurait dû alors choisir le « bon » médium, le bon canal,
celui dont la richesse serait adaptée à l’équivoque du message qu’il voulait
transmettre. « Le message c’est le médium » avait dit pour sa part le prophète
canadien Marshall McLuhan, expliquant que le fond (l'important) c'est
finalement la forme du médium (car c'est elle qui détermine à long terme des
comportements physiques et mentaux particuliers)1. Aujourd’hui en 2055, ces
débats anecdotiques sur une transmission adaptée à tel ou tel canal nous font
sourire, car nous savons bien, par exemple, qu’un amoureux peut très bien
utiliser un SMS pour envoyer un message d’une grande ambiguïté, ou utiliser sa
Webcam pour assurer une sexualité accomplie.
À cette époque, l’obligation de e-communiquer cinq fois par jour n’était pas
encore partout respectée, il s’en suivait des ambiguïtés, des équivoques… et
donc des guerres. Les Israéliens et Palestiniens n’avaient pas tous un I-Phone
pour se comprendre. Tout le monde n’avait pas encore compris que la
technologie allait nous permettre de résoudre tous les problèmes de racisme et
de différences culturelles. Pourtant le prophète Norbert Wiener avait déjà
expliqué dès 1950, après les horreurs des camps nazis et de la bombe
d’Hiroshima (horreurs dans lesquelles ont sombré les vieilles utopies telles que
Il faut dire qu’en 2015, on croyait encore pouvoir distinguer réel et virtuel, et on
disait :
30
« Communiquer c’est une affaire de Construction de sens… et
l’important c’est le contexte ».
On enseignait encore dans des bâtiments qu’on appelait des « écoles », car on
n’avait pas encore compris que le Grand Réseau allait permettre à chacun
d’accéder immédiatement à tous les grains de la connaissance universelle, juste
au moment où on en a besoin, et d’accéder immédiatement aux tuteurs en ligne
de notre grand call-center pédagogique mondial pour définir soi-même sa
formation (Fichez, 2000). Dans ces écoles d’alors, des « professeurs » essayaient
encore de présenter des « auteurs », lesquels prétendaient écrire les livres de
plusieurs pages ou des chansons de plusieurs minutes, puisque la connaissance
n’avait pas encore été complètement découpée en modules standardisés. À
l’époque, on gérait encore mal le langage universel multimédia et la traduction
automatique des langues ne faisait que commencer. Aujourd’hui, nous n’avons
plus de problèmes pour voir, lire, publier, sentir, toucher, parler, écouter,
partager... sur nos plates-formes interopérables du Grand Réseau Universel :
nous avons supprimé des milliers de langues, nous avons standardisé l’écriture
universelle simplifiée, nous spécifions automatiquement toutes nos
contributions grâce aux ontologies de concepts, nous avons réalisé la
convergence numérique en unifiant tous les protocoles de codage, et nous
avons donc pu remplacer tous les anciens documents linéaires (le livre, le film,
le journal, la musique, la peinture…) par le HUMMI, notre magnifique Hyper-
document universel multimédia multimodal interactif.
Mais maintenant qu'il n'y a plus qu'un seul et même contexte, que notre « village
global » est enfin devenu l’unique contexte de notre vie, les technologies
mobiles nous permettent en 2055 de vivre tranquillement notre vie privée de
nomade dans ce nouvel « urbanisme rationnel », où les quartiers ont depuis
longtemps disparu et où les lieux de résidence sont bien loin du travail. Bien
31
sûr, nous savons que les technologies mobiles peuvent servir d’outil de
localisation et de surveillance, comme un « mouchard de poche » pour notre Big
Brother, mais elles nous permettent aussi d’échapper à notre petite place dans la
société, en s'amusant à se jouer des conventions : la connexion universelle nous
permet de plaisanter avec d’autres pendant une conférence, de bavarder
facilement pendant un spectacle, de se moquer discrètement du chef de
service… et le Grand Réseau est devenu aussi notre Big Mother.
BIBLIOGRAPHIE
32
33
34
De la communication dans l’espace numérique
analysée à l’aune de la distance proxémique
Marcienne Martin
Laboratoire ORACLE [Observatoire Réunionnais des
Arts, des Civilisations et des Littératures dans leur Environnement] -
Université de l'île de la Réunion [France]
RÉSUMÉ : Dans le cadre d’une approche de type scalaire, dans cet article, il
sera tout d’abord présenté une étude relative à la communication dans le monde
du vivant, corrélée à la distance proxémique, puis son application dans la
société traditionnelle humaine ; dans la deuxième partie, cette même approche
sera articulée autour de la société numérique et des incidences que la réécriture
de la distance proxémique peut avoir sur la communication. À travers de
nombreux exemples extraits d’enquêtes faites auprès d’internautes, il sera
montré qu’il y a intégration et télescopage de l’espace personnel avec l’espace
virtuel partagé, ce qui peut être considéré comme une aporie. Ainsi, il a été
analysé la perception que les internautes ont du monde numérique et de ses
valeurs telles que les relations de pair à pair et non de type hiérarchique
(enquête menée auprès d’un millier d’internautes : 78% sur un total de 1063
répondants ont confirmé la déhiérarchisation sur Internet) (Martin, 2012 : 102).
Cette particularité ne serait-elle pas associée à la relation que l’internaute
entretient avec son espace privé (ordinateur situé aux environs de 50 cm) soit,
selon Hall, intégré à une distance proxémique relevant du territoire intime ou
personnel de l’individu, tandis que la communication établie avec un internaute
intègre des distances dites « publiques » (de 3,60 m et au-delà). Dans le cadre
des échanges communicationnels sur Internet, quelles conséquences peut
entraîner cette forme de dimension cachée, car non conscientisée ? À travers
des pseudonymes pris comme moyens d’expression, dans le cadre des
commentaires de journaux en ligne, ainsi que de l’usage du tutoiement plus
important que dans la société civile, il sera analysé la modification des
paramètres formant le substrat de la communication usuelle et leur interférence
dans la vie de l’usager de l’Internet, usage privé et domaine public se
mélangeant subtilement.
MOTS-CLÉS : communication, Internet, distance proxémique, hiérarchie,
pseudonyme
ABSTRACT : As part of an approach to scalar type, in this article, it will be first
introduced a study of communication in the living world, correlated with
proxemic distance and its application in traditional human society ; in the
second part, the same approach will be structured around the digital society and
the impact that rewriting the proxemic distance can have on communication.
35
Through many examples taken basis of surveys made to users, it will be shown
that there is integration and telescoping of personal space with shared virtual
space, which can be considered as an aporia.
KEYWORDS : communication, Internet, proxemic distance, hierarchy,
pseudonym
1. LA COMMUNICATION DANS LE MONDE DU VIVANT
Avant d’aborder l’espace numérique au sein duquel une nouvelle société est née
à partir des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC), ce
qui a généré de nouveaux modes de communication, il sera abordé la
communication dans le monde du vivant et il en sera analysé son
fonctionnement à travers les invariants liés aux phénomènes de contingence qui
le sous-tendent ainsi que les facteurs aléatoires liés à l’environnement, source de
variables modifiables et transformables, phénomènes qui peuvent être
également actualisés dans la société humaine, d’où leur étude.
Si nous considérons les différents éléments qui forment les « briques » de
l’univers, c’est leur rencontre qui est à l’origine de la modification de leurs
composants et, par conséquent, de leur structure interne. Comme le mentionne
Calvin : « L’évolution chimique a conduit des éléments les plus simples du
domaine interstellaire, hydrogène, carbone, etc., aux biopolymères compliqués,
protéines, acides nucléiques, etc., qui constituent la matière vivante » (175 :
204). Les échanges informationnels dans la microstructure du monde sont à
l’origine de la transformation de ce qui forme le substratum cosmique et, plus en
aval, de tout ce qui appartient au monde du vivant.
Les organismes les plus simples comme les paramécies ont un mode
communicationnel articulé autour de l’échange informationnel. Et c’est
précisément ces différents échanges qui sont à l’origine de la vie et la base
même de la communication. Dans ce cas de figure, l’information est partie
intégrante de l’organisme lui-même, ce qui le conduit à s’autoreproduire.
Une approche d’organismes plus évolués montre comment l’information est
transmise entre les différents membres de tel groupe donné. Ainsi, Jaisson,
éthologue, réfère aux protistes, ou eucaryotes unicellulaires, qui peuvent former
« une sorte d’association dans laquelle les membres perdent en quelque sorte
leur individualité et leur autonomie pour se fondre dans une entité nouvelle, un
nouveau degré d’individuation et d’autonomie » (1993 : 31). Ce même
phénomène de transferts d’informations est applicable tant au niveau du végétal
que de l’animal. Pelt pose que « […] l’instinct apparaît désormais comme le fruit
de stricts déterminismes chimiques inféodant individus et espèces à des
partenaires obligés et entraînant des comportements automatisés et rigoureux
du type ‘stimulus/réponse’ » (1996 : 126).
L’univers au sein duquel évoluent les différentes espèces formant le monde du
vivant est articulé autour d’un monde à quatre dimensions, le temps étant le
36
facteur-clé en permettant l’évolution. Ainsi, Darwin a repéré, puis décrypté
comment chaque espèce s’adapte à son environnement avec, pour
conséquence, la modification de certaines structures biologiques, et
d’exemplifier : « Chez les animaux, l’usage ou le non-usage des parties a une
influence plus considérable encore. […] Ainsi, proportionnellement au reste du
squelette, les os de l’aile pèsent moins et les os de la cuisse pèsent plus chez le
canard domestique que chez le canard sauvage » (1896 : 34).
Nous retrouvons lesdits phénomènes d’échanges d’informations avec
congénères et environnement dans les groupes de mammifères, dont les
primates, comme le chimpanzé où le futur mâle dominant va se démarquer de
ses congénères par une attitude destinée à les impressionner et, ainsi, intégrer ce
rôle et statut dans le groupe, jusqu’à ce qu’un autre mâle, plus jeune, ou plus
déterminé, s’approprie cette place.
En relation avec ces différents exemples d’échanges informationnels : auto-
informations, environnements divers ou congénères, ce sont des invariants
comme la survie de telle unité appartenant à telle espèce et la transmission de
son patrimoine génétique dans le temps qui subsument la pérennité du groupe ;
quant aux facteurs de changement, ils sont corrélés à l’environnement et à ses
modifications. Survivre implique à l’unité du vivant de puiser dans son
environnement l’énergie qui lui est nécessaire et, ainsi, de se donner de facto le
rôle potentiel de proie et de prédateur, invariants qui se traduiront chez l’être
humain de manière fort complexe. Cette approche fera écho, précisément, à la
nature du vivant dans le cadre des Technologies de l’Information et de la
Communication (TIC) à travers territoires personnel et public. Dans le chapitre
suivant, il sera abordé ces phénomènes à travers leur retranscription langagière
chez l’être humain. Dans le cadre de cette analyse corrélée au langage chez
l’humain, nous référerons à des chercheurs appartenant aux champs de la
linguistique et de l’anthropologie, entre autres.
2. DE L’ÉPOUILLAGE CHEZ LE PRIMATE À LA STRUCTURE
LANGAGIÈRE CHEZ L’HOMO SAPIENS
Appartenant à la famille des Mammifères de l'ordre des Primates, seule espèce
vivante des Hominidés, l’être humain possède en commun 98 % du programme
génétique du chimpanzé pygmée du Zaïre et du chimpanzé commun d’Afrique
(Diamond, 1992 : 10). Cette structure génétique se traduit par une gestuelle
commune dans le cadre de l’occupation ou de la protection de tel territoire,
qu’il soit physique (espace de survie) ou génétique (femelle en gestation,
protection de la progéniture). Chez le chimpanzé, « Le rang formel […] est
déterminé par les rituels de salut. Les subordonnés saluent leurs supérieurs avec
déférence et un dominant ne salue jamais un subordonné » (Servais, 1993), ce
qui, chez l’hominidé est traduit, symboliquement, par des termes comme :
« roi », « reine », « chef », « directeur », etc., l’ensemble de ces unités lexicales
appartenant au champ sémantique du pouvoir, de la domination. Ces
comportements, corrélés à la survie du groupe et à sa perpétuation dans le
37
temps, participent du langage non verbal. Dans un ouvrage dédié au geste et à
la communication, Calbris et Porcher définissent ainsi la gestuelle liée à
l’agressivité à travers un réseau de signifiés : « Arme naturelle, le poing esquisse
le coup : brandi, il est une menace ; levé, un appel à la lutte ; […] Le poing est
aussi symbole de force, de dureté » (1989 : 119). Des métaphores comme
« taper du poing sur la table », « rouler des épaules », « marcher la tête haute »
font écho aux structures comportementales des primates et sont une manière
d’informer le ou les congénères sur ce qui sous-tend tel comportement. Ainsi,
« …] dans les parades d'intimidation, le chimpanzé tente d'apparaître le plus
imposant possible : le poil hérissé, il peut se dresser sur ses jambes, il crie, saute,
frappe le sol ou un tronc d'arbre « (Servais, op. cit.).
Le langage, comme outil communicationnel, est né, chez l’homme, lors de son
évolution, du fait du changement de position du larynx. Ainsi que le formule
Chaline : « Le chimpanzé et les autres mammifères ont un larynx situé au niveau
des trois vertèbres cervicales du cou » (1994 : 139), alors que l’apparition du
langage chez Homo sapiens, à travers l’enchaînement des mots et leurs
intonations qui constituent le langage articulé, est né du fait que son larynx,
« que l’on appelle la boîte vocale, est situé en position plus basse que celui du
chimpanzé » (ibid.).
Dans un article dédié aux origines du langage, Dunbar montre ainsi que le
maintien du lien social chez les chimpanzés est articulé autour de l’épouillage.
Par ailleurs, la structure du groupe lui-même doit avoir des assises lui
permettant de fonctionner de manière cohérente et homogène. D’après
Dunbar : « Chez les singes et les grands singes, l’épouillage semble toutefois
avoir une fonction supplémentaire : ces espèces s’épouillent plus que l’hygiène
ne le rendrait nécessaire. […] En outre, les individus qui s’épouillent
mutuellement s’entraident plus volontiers contre les agresseurs, à l’intérieur ou à
l’extérieur du groupe » (ibid. : 29). Cette pratique sociale a été décrite également
par Lévi-Strauss à partir de son observation des Nambikwara, tribu indienne
d'Amérique du Sud vivant au sud du Mato Grosso et qui pratiquait l’épouillage :
« [lequel] semble charmer le patient autant qu’il amuse l’auteur ; on le tient aussi
pour une marque d’intérêt ou d’affection. Quand il veut se faire épouiller,
l’enfant – ou le mari – pose sa tête sur les genoux de la femme, en présentant
successivement les deux côtés de la tête. L’opératrice opère en divisant la
chevelure par raies ou en regardant les mèches par transparence. Le pou attrapé
est aussitôt croqué. » (1955 : 331-332)
De nombreuses observations faites par Dunbar montrent que la
communication langagière, chez l’homme, correspond à ce qu’il dénomme :
« l’épouillage vocal » et qui a un fonctionnement alternatif entre un locuteur et
un, ou plusieurs interlocuteurs, participant de l’échange. Dans le cadre d’un
échange conversationnel, d’une part la distance entre sujets sociaux variera en
fonction de leur culture et, d’autre part, dès qu’un groupe atteint cinq
personnes, il se subdivise à nouveau en sous-groupe avec une moyenne des
38
échanges composée de trois individus. Selon Kerbrat-Orecchioni, la
conversation supporterait « un nombre relativement restreint de participants »
(1996 : 8). Par ailleurs, la communication de type paraverbal et non verbal est
corrélée au langage. Cependant, elle peut se décliner de manière fort variée, et
ceci en fonction du substratum socioculturel du locuteur, lequel est inscrit dans
une représentation de type symbolique ou imaginaire du monde du Réel. À ce
propos, Calbris et Porcher précisent : « La gestuelle conversationnelle n’est bien
sûr qu’un des aspects du comportement corporel quotidien lui-même structuré
par l’environnement écologique en interaction avec des composantes culturelles
telles que le système écologique, la religion ou même la perception du temps »
(1989 : 49).
Ceci posé, qu’en est-il de l’espace individuel et de sa gestion entre individus ?
Comme nous l’avons vu, des invariants tels que la survie et la perpétuation de
l’espèce sont les deux forces, en corrélation avec le temps, formant les
invariants du monde du vivant ; s’y ajoutent les structures sur lesquelles elles
sont posées. Au sein de ces invariants, la protection du territoire fait partie de
ces facteurs de base, qu’ils soient de type groupal ou personnel. Chez la plupart
des espèces, la reconnaissance de l’autre et, donc, de son acceptation sur le
territoire du groupe, ou de l’unité appartenant audit groupe, est corrélée à
l’émission de phéromones, d’une gestuelle ou de cris spécifiques, pour ne citer
que les plus connus. Chez l’être humain, sa traduction passe par le substrat
socioculturel, ce qui correspond à un modèle modifiable en fonction de
l’organisation des objets du monde par tel groupe donné, traduit par le langage
et représenté à travers des symboles divers. Ainsi, « […] les cultures à contact
sont polychrones : un individu du Bassin méditerranéen, par exemple,
appartenant à une culture dont la sensorialité (olfactive, gustative, tactile,
visuelle) est riche, se tient près de son interlocuteur qu’elle regarde, touche,
respire même » (Calbris et Porcher, 1989 : 49). À l’inverse, dans les cultures
monochrones, l’espace et le temps sont abordés différemment ; ainsi un
Américain a l’habitude d’exécuter « une tâche définie en un lieu déterminé et en
un temps minuté (monochronie) » (ibid.), ce qui renvoie à la réécriture de
l’espace personnel. À ce propos, dans le prochain chapitre, il sera mis en
exergue la variété des relations inter-communicationnelles existant dans les
différents substrats socioculturels.
3. LE RÉSEAU COMMUNICATIONNEL DANS LA SOCIÉTÉ
TRADITIONNELLE
Avant d’aborder la distance proxémique et la réorganisation de la société dans
l’espace numérique, nous allons tenter de comprendre les différents
mécanismes mis en place dans le cadre de la régulation des rapports sociaux
dans les sociétés traditionnelles. L’étude des sociétés primitives par des
anthropologues tels que Mead, Lévi-Strauss ou, encore, Douglas et Makarius
39
pour tout ce qui réfère aux territoires tabous1 a ouvert sur une meilleure
compréhension de l’organisation des groupes sociaux à travers, notamment, les
différentes distances posées entre groupes, sous-groupes et individus.
Dans un premier temps, nous référerons à la structure sociale usuelle, puis il en
sera présenté les espaces interdits, que ce soit au niveau des territoires publics
que des territoires personnels. L’articulation de la construction des signifiants
relatifs à la nomination des objets du monde prend corps sur le semblable et le
différent. À ce propos, Martin spécifie : « La phylogenèse de l’homo sapiens
s’inscrit dans la double articulation de l’identique et du différent. Penser la
différence revient à poser l’existence d’objets ayant, au moins, un composant
non commun » (2015 : 15). Ceci est à l’origine de la construction de certains
territoires ayant des valeurs différentes, où le masculin est supérieur au féminin,
comme le mentionne Héritier, anthropologue : « Il est facile de s’apercevoir par
notre propre pratique et celles des autres sociétés que les catégories sont
hiérarchisées dans l’esprit des gens et surtout qu’elles sont affectées des signes
masculin et féminin » (2008 : 76), ce qui a pour conséquence la redéfinition des
territoires, qu’ils soient tant d’ordre matériel que symbolique. Ainsi, la
polygamie permet à un homme de s’approprier plusieurs femmes sans que ces
dernières aient la possibilité d’accepter ou de refuser, ce qui montre, dans ce cas
de figure, que le territoire génétique est une donne appartenant au sexe
masculin et que le sexe féminin n’est qu’un objet asservi.
En ce qui concerne le repérage, né de l’orientation du monde du vivant et de la
maîtrise des structures spatiales complexes, ceci, entre autres, afin de prendre
possession d’une proie ou d’échapper au prédateur, Lorenz mentionne à ce
propos : « Il est plus que vraisemblable que l’ensemble de la pensée de l’homme
a tiré son origine de ces opérations détachées de l’activité motrice et situées
dans l’espace ‘représenté’, et même que cette fonction originelle constitue la
base irremplaçable de nos actes de pensée les plus élevés et les plus complexes »
(1970 : 213). Nous retrouvons la répartition territoriale à travers l’actualisation
de l’organisation des objets du monde dans nombre de cultures où tel objet
inscrit dans tel territoire afférant à telle culture, le sera différemment dans telle
autre culture donnée.
Ainsi pour revenir à la prééminence du masculin sur le féminin, dans la majorité
des cultures, et à la construction langagière articulée autour de ce phénomène,
Lévi-Strauss cite deux exemples qui ont fait l’objet d’observations de la part de
cet anthropologue lors de ses explorations en Amérique du Sud : « […] Elle fait
d’ailleurs une faute de grammaire que le père souligne en riant : il aurait fallu
dire tilondage, ‘quand je serai grande’, au lieu du masculin ihondage qu’elle a
1 Le lecteur intéressé peut consulter : FREUD S., (1912), Totem et tabou. Interprétation par la
psychanalyse de la vie sociale des peuples primitifs, Traduction française de l'Allemand avec l'autorisation
de Freud en 1923. Réimpression, 1951. Une édition revue et corrigée le 26 janvier 2013 par
Simon Villeneuve, bénévole, professeur de physique et astronomie, Cégep de Chicoutimi.
40
employé. L’erreur est intéressante, parce qu’elle illustre un désir féminin
d’élever les occupations économiques spéciales à ce sexe au niveau de celles qui
sont le privilège des hommes » (1955 : 334). Comme le mentionne cet auteur :
« […] la femme est regardée comme un bien tendre et précieux, mais de second
ordre. » (Ibid. : 338). Bien que ces deux analyses renvoient à la structure
langagière, à travers une représentation symbolique des éléments concernés, le
mode de fonctionnement social de ce groupe pose qu’hommes et femmes
intègrent des rôles et statuts différents. La construction des signifiants l’est à
partir du groupe masculin, ce qui signifie que l’espace occupé par chacun des
groupes, qu’il soit symbolique ou physique, est corrélé à la valeur donnée à
chacun des sous-groupes.
Mead a mené une étude anthropologique sur la vie sociale des Arapesh2,
laquelle est organisée autour de la séparation entre le groupe des femmes et
celui des hommes. Parmi les objets ayant intégré leur univers, il en est certains
qui ont un statut particulier, celui d’objet tabou. Le groupe des hommes est
fédéré autour d’un objet particulier, la flûte, laquelle, par sa sacralisation et son
statut tabou est abstrait de l’univers des femmes. Dans ce cas de figure, l’espace
public est lié à des pratiques en interdisant l’accès, à un moment donné, au
groupe de sexe féminin.
D’autres études montrent comment l’espace peut devenir objet de pouvoir à
travers, précisément, le fait qu’il soit posé comme tabou et corrélé à des
sanctions éventuelles, s’il y a transgression. Douglas, anthropologue, qui a
analysé la notion de « souillure » dans les différents espaces de la société, dont
les brahmanes Havik, stipule ainsi : « [un Havik] qui travaille dans son jardin
avec son serviteur intouchable peut être gravement souillé s’il vient à toucher
une corde ou un bambou en même temps que le serviteur. Ce qui le souille,
c’est le contact simultané avec le bambou ou la corde » (2001 : 54). Dans un
ouvrage dédié au sacré et à la violation des interdits, Markarius fait référence à
ce qui fait partie du territoire intime du sujet social de sexe féminin : « Alors
qu'on ne connaît pas de société primitive ou archaïque où le sang menstruel ne
soit considéré comme une matière dangereuse, devant être soustraite au contact
et interdite, nous constatons que dans de nombreux cas il sert de talisman pour
assurer la santé, l'invulnérabilité, le succès » (1974 : 18). Dans ces deux cas de
figure, il s’agit de l’espace personnel de l’individu : contact à la même corde sans
qu’il y ait eu pour autant un contact physique direct, ce qui renvoie à une
représentation symbolique de l’espace intime : les menstrues. De la culture,
Proulx la définit comme suit : « […] c’est, entre autres, l’ensemble des
productions symboliques et des connaissances propres à une société donnée. La
manière qu’adoptent les membres d’une société pour produire des biens
symboliques ou pour acquérir des connaissances fait partie intégrante de cette
2 Groupe ethnique vivant dans les monts Torricelli en Nouvelle-Guinée à l’époque où l’auteur en
a étudié le mode de vie (1948).
41
culture. Les transformations aussi, qui surviennent dans l’organisation d’une
société s’y répercutent » (Proulx, 2004 : 66).
À travers ces différents exemples extraits d’études et référant tant à l’espace
public qu’à l’espace personnel, qu’il soit physique ou symbolique, nous
constatons que des règles d’usage sont mises en place et qu’elles varient d’un
groupe socioculturel à un autre. Hall, anthropologue américain, a articulé ses
recherches autour du concept de distance proxémique. Ainsi, le découpage des
distances observées entre deux sujets mis en situation de communication est
répertorié comme suit : distance intime (de contact direct à ~ 0,45 m), distance
personnelle (de 0,45 m à 1,25 m), distance sociale (de 1,25 m à 3,60 m) et enfin
distance publique (de 3,60 m et au-delà). Selon cet auteur, quel que soit
l’environnement socioculturel, « les distances personnelles et sociales existent
toujours » (ibid., p. 143).
Nous retrouvons cette redistribution de la distance personnelle et publique dans
le cadre du système protocolaire où des règles sont érigées en fonction de la
position hiérarchique de tel sujet social. La déclinaison du mâle dominant prend
alors toute sa signification. Toujours en relation avec la redistribution des codes
culturels inscrits dans les territoires sociaux, Hall mentionne : « L’expression
mimo-gestuelle est plus ou moins ‘éloquente’ suivant le code culturel qui la
sous-tend. Il n’est que de comparer la culture japonaise et la culture française,
par exemple. Si dans la première, l’expression de la politesse, lors de rencontres
formelles, est fortement codifiée, dans la seconde, cette codification est
beaucoup plus lâche et est souvent fonction du milieu socioculturel » (1966 :
186) et ainsi que le stipule Martin : « […] l’extension d’un territoire linguistique
tel que l’anglo-américain, à travers des champs sémantiques comme ceux dédiés
au domaine de l’informatique ou de l’Internet, illustre ce phénomène
d’extérioralité du code écrit dans sa dimension proxémique. Finalement, ce
processus en cours peut être considéré comme un élargissement de type
translinguistique » (2007 : 46). Qu’en est-il de l’espace virtuel et de ses
implications dans la société civile ? Ces questionnements seront abordés dans le
prochain chapitre.
4. QUAND LE RÉSEAU DEVIENT VIRTUEL ET
REPRÉSENTATIONNEL
Après cette analyse de la construction des territoires personnels et publics à
travers la gestion culturelle de la distance proxémique, nous constatons que
l’invariant commun à la structuration de l’espace reste, précisément, la distance
proxémique. Comme nous l’avons noté, cette dernière se décline de moult
façons : polychronie, monochronie et, au sein de ces structures mêmes, elle est
à nouveau réactualisée en fonction de la culture concernée. Hall relève une
même utilisation de l’espace et du temps, centralisée et synthétique dans le
premier cas, découpée et analytique dans le second cas (Calbris et Porcher,
1989 : 49). À partir de ces facteurs, nous tenterons d’analyser ce qu’il en est de
la distance proxémique imposée de facto par l’organisation de l’espace lui-même
42
et, ceci, quelle que soit sa culture ? Ce questionnement nous renvoie à la société
virtuelle née des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC)
où l’internaute, afin de pouvoir utiliser des artefacts comme un ordinateur, une
tablette numérique, un téléphone portable, etc. est obligé de se situer à une
distance maximale d’environ 0,50 cm. Des études faites sur le fonctionnement
de l’œil humain montrent que : « La rétine est située au foyer du cristallin, et
l’œil au repos observe donc des objets à l’infini. Il s’agit du punctum remotum
(PR). Cependant, comme le cristallin peut se déformer, on peut observer des
images nettes d’objets bien plus près, jusqu’au punctum proximum (PP)
correspondant à une accommodation maximale. Pour un œil adulte normal, cela
correspond à une distance dm = 25 cm environ3 » (Langet, 2008 : 75). La
contingence liée à la vision de près fait partie des invariants inscrivant la
distance proxémique, comprenant : artefact électronique/usager, dans l’espace
intime décrypté et théorisé par Hall.
Si la distance proxémique, située dans l’espace personnel du locuteur, donc en
relation avec son territoire intime (de contact direct à ~ 0,45 m), ouvre sur une
redéfinition de son rapport à l’autre, dans le cadre de la société numérique,
d’autres paramètres, entrant en ligne de compte, peuvent en modifier la valeur.
Ainsi, en fonction de la personnalité de l’usager de l’Internet, de ses adhésions à
tel ou tel groupe, de son ressenti émotionnel en face de telle situation, etc., son
investissement personnel sera plus ou moins intense.
Dans une enquête, mise en ligne en 2012, et en relation avec l’autopoïèse du
nomen falsum, un corpus de cent réponses à un questionnaire dédié à ce type de
nomination a, ainsi, permis de relever différentes approches de la distance
proxémique et, ceci, à travers l’usage ou le non-usage du tutoiement. Lors
d’interactions humaines, les distances personnelle et sociale sont actualisées. Ce
type de distance intègre le champ d’une transaction de communication de type
conversationnel et fait également partie de la communication non verbale et
paraverbale. Pour Kerbrat-Orecchioni, la distance proxémique est un régulateur
des échanges. Elle mentionne ainsi que « durant la poursuite de l’échange, la
condition proxémique de la ‘bonne’ distance doit être maintenue » (1996 : 26).
Pour revenir à l’enquête précitée, à la question : « Utilisez-vous
systématiquement le tutoiement lors de vos discussions dans les chats ou sur les
forums ? Sinon, à quel moment décidez-vous de l'utiliser ? », la réponse du
profil 80, femme de 25 ans est la suivante : « Oui, sauf dans le cadre
professionnel (Viadeo par exemple) ça dépend de la situation (si professionnel
= vouvoiement) » ; toujours dans le cadre de l’usage du tutoiement en place du
vousoiement, à la question : « Pourquoi privilégiez-vous le tutoiement plutôt
que le vouvoiement ? », le profil 77, homme de 23 ans a répondu : « Parce que
sur ce moyen de communication tout le monde est rangé dans une même
catégorie on peut dire qu'on est égaux. Ce n'est pas par manque de politesse,
3 www2.cegep-ste-foy.qc.ca/profs/cshields/NYC/.../L'oeil%20humain.ppt
43
mais plutôt par reconnaissance d'un groupe sociologique qui se rassemble
autour d'une même passion ou d'une même envie ».
Sur 1085 internautes interrogés, 205 disent que l’usage du tutoiement sur
Internet a une incidence dans leur comportement dans la société civile,
puisqu’ils utiliseraient ce mode de communication appartenant au territoire
personnel de l’usager, sauf dans le cas d’insultes où le tutoiement devient un
mode opérationnel d’inscription de l’autre dans la dévalorisation. D’une
manière générale, l’usage en français des pronoms d’adresse est un marqueur de
distance. Kerbrat-Orecchioni, référant à ces pronoms personnels, les situe ainsi
: « tu/tu pour la familiarité, vous/vous pour la distance » (1996 : 47). En
référence aux technologies récentes : « Le téléphone, la télévision et les
émetteurs portatifs ont allongé la distance sociale de l’homme, permettant
d’intégrer les activités de groupes très éloignés. L’extension de la distance
sociale transforme aujourd’hui la structure des institutions sociales et politiques
» (Hall, 1971 : 29). Dans ce cas de figure, l’Internet, la distance réelle est alors
vécue comme une distance personnelle.
Si le tutoiement correspond à un télescopage entre espace personnel (internaute
connecté à Internet via un artefact) et espace public (internautes appartenant à
des pays éloignés et à des cultures différentes), la construction pseudonymique
est construite de manière similaire, même si un grand nombre de cryptonymes
sous-tendent la production du nomen falsum. À ce propos, des études entreprises
par Martin (2006, 2012) sur la manière dont l’internaute procède lors de la
création de son ou de ses pseudonymes et, ceci, dans le cadre de diverses
44
enquêtes mises en ligne et effectuées sur le terrain, il a été mis en exergue le fait
que l’investissement émotionnel, traduit par l’écriture onomastique, variera en
fonction des lieux virtuels visités.
Tableau 1 – Mise en perspective des différentes rubriques étudiées
Sujet traité Sphère privée du sujet Cryptonymes
Corpus 1 : Maladie (150)
25 (17 %) 62 (41 %) 63 (42 %)
Corpus 2 : Environnement (200)
35 (18 %) 82 (41 %) 83 (41 %)
Corpus 3 : Identité nationale (200)
77 (38 %) 60 (30 %) 63 (32 %)
Corpus 4 : Jeux vidéo (150)
42 (28 %) 46 (31 %) 62 (41 %)
Corpus 5 : Retraites (60)
7 (12 %) 33 (55 %) 20 (33 %)
Corpus 6 : Écologie (100)
9 (9 %) 63 (63 %) 28 (28 %)
Corpus 7 : Ground Zéro (145)
39 (27 %) 42 (29 %) 64 (44 %)
Corpus 8 : Coupe du Monde du football 2010 (150)
52 (35 %) 60 (40 %) 38 (25 %)
Source : Martin, 2012 : 188
5 Ibid.
6Ibid.
7 La page de référence a été consultée fin décembre 2005 et était accessible par le lien URL :
http://www.independance-quebec.com/forum/forum-18.html
46
accompagnée, dans chaque canton, d'une fleur de lis blanche ou, en termes
héraldiques, d'azur à la croix d'argent cantonnée de quatre fleurs de lys du
même8 » (L.R.Q., chapitre D-12.1 Loi sur le drapeau et les emblèmes du
Québec - 1999, c. 51, a. 1.). Ainsi que le mentionne Martin : « L’analyse des
occurrences pseudonymiques présentées ci-dessus montre donc un
surinvestissement du nomen falsum autour de l’objet fédérateur qui est, ici,
l’indépendance de la province du Québec » (2012 : 128).
Dans une autre enquête menée antérieurement à celle précitée (2006), le
questionnaire était articulé sur la manière dont l’internaute créait son
pseudonyme. Nous trouvons des références à l’espace personnel à travers des
pseudonymes pris dans le réseau familial ou amical (tableau 2). Il en est de
même concernant les avatars, soit des personnages représentant les usagers de
l’Internet et qui sont choisis en fonction de paramètres divers comme une
identification, un message subliminal, ironique ou autre.
Tableau 2 – Quelques exemples de pseudonymes créés à partir du réseau familial et amical
Pseudonymes Origine
ZOUZOUTE Utilisation de ces noms par l’entourage familial
Marthe Je voulais rester moi-même. Mon prénom est Marthe, j’ai pris celui de
Laura durant trois mois, ensuite j’ai toujours gardé mon prénom
MariaLuna : Mon second prénom est Marie-Anne, je suis née sous l’influence de la
lune et mes origines sont espagnoles du côté de mon père
LN33 Juste parce que ln, c’est Hélène mon prénom et 33, Bordeaux d’où je
viens
Malinche Relatif à notre histoire familiale
MacLamy Combinaison de mon nom de jeune fille et mon nom de femme mariée
Ju Diminutif des potes
Brimbelle7 C’est un surnom qu’on m’a donné depuis longtemps
PM PM sont les initiales de mon prénom et le surnom que l’on me donne
Source : Martin, 2006 : 126.
8 http://www.drapeau.gouv.qc.ca/drapeau/images/images.html
9 Nous n’avons procédé à aucune modification quant aux contenus des interviews.
47
l’enquête déjà citée, et composé de cent répondants, à la question : « Pensez-
vous que les relations mises en place sur Internet (société virtuelle) sont de
même nature ou ne sont pas de même nature que celles existant dans la société
civile (société réelle) ? Pourriez-vous nous expliquer pourquoi ? »
- Profil 1 : « Les relations sur internet malgré qu'elles puissent être aussi vraies
(sentimentalement) que celles de la vie réelle ne peuvent être de même
nature ; le contact physique et l’habitude physique des personnes n'y sont
pas présents. Nous ne pouvons connaître vraiment quelqu'un si ne nous
l'avons pas en face. » ;
- Profil 10 : « Oui, c’est un moyen de rencontre comme un autre ; certaines
relations sur Internet peuvent être de même nature qu’une relation amicale
»;
- Profil 19 : « Non, car il est aisé de pouvoir tricher derrière un écran, et de
plus on n'aura beaucoup de difficultés à cerner la personnalité de l'individu,
car on ne peut pas fait d'approche réelle, ainsi on ne peut voir comment
réagit la personne et sa gestuelle » ;
- Profil 28 : « Non, une méfiance est certainement prise en compte pour ma
part ».
Comme nous pouvons le constater, les internautes interviewés ont un regard
qui diffère quant aux relations mises en place sur Internet et celles existant dans
la société civile. Certains ont créé une représentation du monde virtuel comme
un objet à risque, ce qui implique une protection mise en place à partir de leur
espace personnel, tandis que d’autres usagers de ce média en ont une approche
plus ouverte. Ces différents fonctionnements se traduisent par des
comportements différents de ceux existants dans la société usuelle. Il en est
ainsi de la hiérarchie où, toujours dans le cadre d’une enquête en ligne menée
auprès d’un millier d’internautes, à la questions 19 portant sur la notion de
hiérarchie prégnante dans la société civile, et formulée comme suit : « Avez-
vous le sentiment qu'il existe une hiérarchie entre vous et certains internautes
(savoir-faire, personnalité supposée, autres critères de séduction, etc.) ? », 1063
personnes y ont répondu. Elles se répartissent comme suit : 22 % (229)
répondent par l’affirmative alors que 78 % (834) répondent par la négative. « Le
chiffre de 78 % est particulièrement intéressant, car il montre que des instances,
comme la hiérarchie en cours dans la société civile, ne sont pas transférées ipso
facto dans la société virtuelle. » (Martin, 2012 : 102).
48
CONCLUSION
L’étude de la distance proxémique, à partir de son contexte général, dans le
cadre du monde du vivant, où les invariants sont la pérennité d’une espèce
donnée à travers son maintien dans son biotope et sa reproduction ainsi que sa
protection contre des prédateurs, montre qu’elle fait également partie des
invariants participant de chaque unité du vivant ; cependant, elle peut se
décliner de façon fort variée et, ceci, en fonction de facteurs divers aux
paramètres modifiables et recomposables. Il en est ainsi chez l’être humain où
l’espace personnel traduit par la distance proxémique varie d’une culture à
l’autre, mais aussi peut se modifier en fonction du vécu de l’individu. Ainsi, un
enfant ayant vécu des violences physiques aura tendance, lorsqu’une personne
s’approche de lui, à mettre sa main devant son visage afin de se protéger.
Nous avions également évoqué les grands primates auxquels nous sommes
apparentés. La hiérarchisation des groupes y est prégnante comme nous
l’avions noté avec le mâle dominant et les subordonnés, ce que nous retrouvons
dans la société civile chez les humains. Le chef de meute, de tribu, de classe ou
politique renvoie à l’unité lexicale « chef10 » est dérivée « du latin classique caput
‘tête’ [par l'intermédiaire d'un latin vulgaire *capum, -i ‘extrémité (d'où début)’,
‘ce qui est important (notamment d'un écrit)’, ‘celui qui est à la tête de, auteur’ ».
Ce qui renvoie à ce qui est perçu comme un fait saillant et qui a été théorisé par
Dessalles (2000), soit un objet qui se démarque de l’ensemble de son
environnement. Dans le cas de figure de la perception du sujet humain, celle
que l’on en a, est d’abord le visage, puisque la communication verbale est
activée dans cet espace, ce qui n’empêche nullement d’avoir en arrière-fond la
49
visualisation globale de l’interlocuteur, et de percevoir, de manière plus ou
consciente, la gestuelle paraverbale et non verbale.
Pour revenir à l’unité lexicale « chef », elle renvoie au champ sémantique du
pouvoir et de la domination, ce qui ouvre sur l’actualisation d’une échelle de
valeurs où le dominant occupe un espace physique et symbolique beaucoup
plus important que les dominés au sein desquels, néanmoins, cette même
échelle de valeurs est activée. Il n’est que de faire appel à l’Histoire avec des
dirigeants comme les seigneurs possédant châteaux et terres, ainsi que leurs
serfs occupant, certes, un territoire physique sur la tenure (terre mise à leur
disposition par la seigneurie), mais ne la possédant nullement. La hiérarchie est
donc un système participant de la société civile, or, sur Internet, comme nous
l’avons constaté à travers les différents résultats des enquêtes mises en ligne et
réalisées sur le terrain, la déhiérarchisation fait partie des modifications des
relations sociales. Le pourcentage relevé de 78 % n’est pas anodin.
Quelles sont les réalités de la société numérique et leurs incidences sur la société
civile ? Ainsi, faire appel à la distance proxémique et aux pratiques sociales
qu’elle induit fait écho d’une part, à l’espace physique occupé par l’usager de
l’Internet, soit sa relation entre le clavier et l'écran et qui renvoie à ce que Hall a
défini comme une distance de type intime, vécue comme telle, mais qui n’est
pas forcément conscientisée et, d’autre part, à un espace symbolique qui inscrit
l’autre dans un réseau amical et familier. La mise en place de pseudonymes
référant à la vie privée de l’internaute, l’inscription des rapports à l’autre sur le
territoire personnel de l’usager de l’Internet, ces différents modes de
fonctionnement n’ouvriraient-ils pas sur une redéfinition des normes sociales
en cours dans la société civile, mais actualisées différemment dans l’espace
virtuel ?
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52
Du statut d’internaute à celui d’expert : une
approche des nouvelles pratiques sociales sur
Internet
Marcienne Martin
PhD ; Chercheuse associée - Laboratoire ORACLE [Observatoire Réunionnais
des Arts, des Civilisations et des Littératures dans leur Environnement] -
Université de l'île de la Réunion [France]
53
society, the creation of neologisms by Internet users investing taxonomists of
status, lexicographer and lexicographer, without owning it ?
KEYWORDS : Expertise, knowledge, civil society, digital society, TIC
2 Ce concept, l’EEIS ou Espace Élémentaire de l’Identité Sociale est présenté ainsi par Chauchat :
« [Il] permet de dégager des structures élémentaires communes aux membres d’un groupe de
sujets ainsi que d’analyser d’une manière plus approfondie l’identité sociale de certains d’entre
eux » (240).
56
Tableau 1. Les distances proxémiques répertoriées et analysées par T. Hall
Espace personnel Espace social
Distance intime Distance personnelle Distance sociale Distance publique
De contact direct à ~ De 0,45 m à 1,25 m De 1,25 m à 3,60 m De 3,60 m et au-delà
0,45 m
Sur Internet, il semble qu’il y ait télescopage entre distance physique réelle
commune à l’ensemble des usagers, l’espace souvent privé où est situé l’accès à
ce média, la distance symbolique existant entre l’usager et son interlocuteur
ainsi que la représentation qu’a de ce média chaque internaute et qui lui est
particulière.
Afin de préserver leur anonymat et de garantir leur sécurité, les usagers du Web
prennent un pseudonyme, nomination qui peut laisser passer ou non des
indices de l’identité réelle de son porteur. Par ailleurs, des règles ont été mises
en place afin de conserver à cet espace un esprit convivial et courtois : « Les
internautes appellent ces règles de comportement la Nétiquette, un mot créé à
partir de Net et d’étiquette » (Mark, 1999 : 480). Par ailleurs, cet auteur souligne
ainsi : « Même si aucune loi, aucune interdiction ne vient limiter le désordre
créatif qui règne sur l’Internet, respectez les règles de base et les préceptes
amicaux. Il s’agit tout simplement de mettre en œuvre les usages généralement
observés dans les sociétés humaines. La règle numéro un sur le réseau est la
suivante : Agis sur l’Internet comme tu le fais ailleurs, en public. Un
comportement particulièrement égoïste est contraire à cette règle »
(ibid., 1999 : 470).
D’autres phénomènes semblent corroborer le fait que certaines pratiques
sociales développées sur Internet renvoient à l’espace personnel de l’internaute.
À ce sujet, une étude mise en ligne et qui s’adressait aux usagers de l’Internet a
été réalisée par Martin (2006) de juin 2002 à juin 2003. Le questionnaire avait
été élaboré autour de la construction du pseudonyme et l’interviewé devait
expliquer la manière dont il avait créé son autonyme. Composé de questions
fermées, à choix multiples et ouvertes, ce sondage avait été articulé autour de
plusieurs classes thématiques3, subdivisées elles-mêmes en sous-classe. Les
chiffres indiqués par Martin montrent que sur 300 interviewés (population de
l’enquête) « les classes thématiques regroupant les choix des interviewés se
répartissent comme suit : 139 sujets ont choisi la classe thématique dénommée
‘histoire personnelle du sujet’ alors que l’ensemble des deux autres classes
thématiques intitulées respectivement ‘objets sociétaux’ et ‘marques indicielles
3 Le choix de ces classes et sous-classes a été fait à partir de leurs repérages dans le cadre de
travaux de recherche antérieurs.
57
de la personnalité du sujet’ n’ont été sollicitées que par 145 interviewés » (2006 :
156). Une analyse plus affinée de la classe thématique qui recueille le plus grand
nombre de choix en tant que support de création onomastique met en relief le
fait qu’elle subsume des objets qui touchent à la sphère privée du sujet (plus de
50 % des pseudonymes). Comme il est souligné dans les travaux précités : « […]
la mise en place du nomen falsum se réaliserait à travers des identités déjà
existantes (EEIS) : actualisation de patronymes ou de prénoms, anthroponymes
renvoyant à l’histoire personnelle de l’usager et donc indirectement à son
entourage proche, création d’autonymes sous forme métaphorique ou cryptée
[…] » (ibid., 2006 : 156).
Les pseudonymes, présentés dans le tableau 2, sont extraits du corpus des
réponses au questionnaire ; ils illustrent l’intégration d’éléments de la sphère
privée nominale dans celle de la sphère publique dans le cadre de la société
numérique :
Tableau 2. Quelques exemples de pseudonymes transférés tels quels de la sphère privée de
l’internaute à la société numérique
Pour ZOUZOUTE : « utilisation de ces noms par l’entourage familial » ;
Pour Marthe : « Je voulais rester moi-même. Mon prénom est Marthe, j’ai pris celui de Laura
durant trois mois, ensuite j’ai toujours gardé mon prénom » ;
« On choisit en règle générale un pseudo en fonction de surnom ou diminutif gagnés dans la vie
courante » ;
Pour MariaLuna : « Mon second prénom est Marie-Anne, je suis née sous l’influence de la lune
et mes origines sont espagnoles du côté de mon père » ;
Pour LN33 : « Juste parce que ln, c’est Hélène mon prénom et 33, Bordeaux d’où je viens » ;
Pour Malinche : « relatif à notre histoire familiale » ;
Pour MacLamy : « combinaison de mon nom de jeune fille et mon nom de femme mariée » ;
Pour Ju : « diminutif des potes » ;
Pour brimbelle7 : « c’est un surnom qu’on m’a donné depuis longtemps » ;
Pour PM : « PM sont les initiales de mon prénom et le surnom que l’on me donne ».
Source : Le pseudonyme sur Internet, une nomination située au carrefour de l’anonymat et de la sphère privée
(Martin, 2006 : 126)
58
créent des pseudonymes qui leur permettront d’être reconnus par leur (s) pair
(s) lors des séances de clavardage4.
À propos du phénomène communicationnel, Corraze spécifie : « […] Les
signaux sociaux les plus évidents, bien que n’étant pas les plus importants, sont
les manifestations communicatives. Ce terme peut être appliqué à toute
organisation qui est devenue ritualisée, c’est-à-dire spécialisée par sa forme et sa
fréquence comme un moyen d’adaptation expressément pour transmettre une
information » (1980 : 40). Sur le média Internet, les rituels de communication
mis en place diffèrent de ceux en cours dans la société civile. En langue
française, la réalisation des marqueurs de politesse dans un registre familier de
langue va dans le sens d’un arasement des distances proxémiques symboliques.
Ainsi en langue française, l’usage des pronoms d’adresse marque la distance
affective : « tu/tu pour la familiarité, vous/vous pour la distance » (Kerbrat-
Orecchioni, 1996 : 47).
5 Les définitions de mots, chez les lexicographes, ont pour but de faire connaître le sens d’un mot
à ceux qui ont déjà une notion plus ou moins claire ou obscure, plus ou moins superficielle ou
approfondie, de la chose que ce mot désigne. Cette définition est consultable sur le TLFi par le
lien URL : http://atilf.atilf.fr/
6 http://fr.wikipedia.org/wiki/Accueil
7 http://jargonf.org/
60
individuelle, mais affichent aussi un savoir-faire certain, car ces documents ont
été créés par des ‘personnes-ressources’ mettant leur compétence et leur
connaissance à la disposition de l’ensemble des usagers de l’Internet »
(2007 : 108).
Tableau 3. Quelques exemples d’entrées lexicales proposées par des internautes (corpus 1)
Alphabarre8 Nom féminin. [Web]. Barre horizontale listant les lettres de l’alphabet
derrière lesquelles on trouve des liens pointant vers des sous-ensembles
(néologisme) d’un ensemble plus vaste, chaque sous-ensemble réunissant les éléments
dont le nom commence par une même lettre de l’alphabet.
8 http://jargonf.org/wiki/alphabarre.
9 http://jargonf.org/wiki/baladodiffusion
10 http://jargonf.org/wiki/balladodiffusion
11 http://jargonf.org/wiki/GETA
12 http://www.dicodunet.com/
61
peut être complétée par vos commentaires en suivant la même procédure.
Chaque définition (et commentaire) contient les références de son auteur et
enrichit ainsi notre culture commune ». Les fondateurs de ce site sont des
informaticiens. Dans un premier temps ce site était dédié essentiellement à la
construction d’un dictionnaire des e-technologies, mais il est désormais « ouvert
à tous les thèmes » et recense toutes sortes d’entrées lexicales. Dans le tableau 4,
il est présenté la liste des dernières définitions publiées. Le site avait été
consulté dans la semaine du 13 au 19 mars 2010.
Tableau 4. Quelques exemples d’entrées lexicales proposées par des internautes (corpus 2)
Bijou aromatique Un bijou aromatique est orné d’une petite fiole généralement utilisée pour
mettre un parfum. Auteur = Soap-opera (boutique en ligne)
Cani-randonnée La cani-randonnée est la pratique de la randonnée tractée par un chien.
Auteur = Fenril.fr
Chauffage solaire Avec un système de chauffage solaire, l’énergie principale pour le chauffage
provient des rayonnements solaires. Auteur = Étienne Weiss (boutique en
ligne)
Coach en danse Un coach en danse permet aux plus timides de vaincre la peur de la piste de
danse. Auteur = Leenette75
Cuir Le cuir est la matière obtenue après le tannage de peaux animales. Auteur
= Instant Luxe (boutique en ligne)
Digiborigène Le terme désigne tous ceux pour qui les espaces numériques sont un espace
de vie. Auteur = Yann Leroux
Émeraude L’émeraude est une pierre précieuse très rare, trouvée en Colombie et utilisée
en joaillerie. Auteur = Instant Luxe (boutique en ligne)
EVJF Définition :
Enterrer sa vie de jeune fille consiste à fêter, durant une journée, son dernier
jour de fille célibataire avant d’être mariée. Cette journée est généralement
vécue dans la bonne humeur, entourée de ses meilleures amies.
Description :
L’enterrement de vie de jeune fille, dont le signe est EVJF, est une coutume
prénuptiale dont le but est de proposer à la future mariée tout ce dont son
prochain engagement lui interdira par la suite. On pense souvent au strip-
teaseur et aux gages assez drôles, comme celui de vendre des petits objets
aux passants, dans la rue, déguisée et maquillée. Mais depuis quelques années,
les EVJF permettent aussi de s’amuser entre copines, avec toujours un rôle
spécial pour celle qui enterre sa vie de célibataire. Désormais, on peut
organiser des réunions sex-toys, des cours d’effeuillages collectifs ou des
séances de danse type « Disco » ou « orientale » afin de toutes profiter de
cette journée. Après cette journée ponctuée de jeux rigolos et d’activités
collectives, le groupe termine dans un restaurant et souvent dans une soirée
dansante. Attention : les futurs mariés fêtent leur enterrement de vie de
célibataire chacun de leur côté.
Auteur = Lennette75
Rembordage Technique permettant d’habiller un support tel qu’un carton en collant sur sa
surface et ses tranches une matière ou un imprimé. Auteur = Jean-Michel
62
THIERION
Rubis Le rubis est une pierre précieuse de couleur rouge, qui se trouve
principalement dans les mines africaines, asiatiques et australiennes. Auteur
= Instant Luxe (boutique en ligne)
Saphir Le saphir est une pierre précieuse qui peut être de différentes couleurs, la
bleue étant la plus connue. Auteur = Instant Luxe (boutique en ligne)
Source : Le Dico du Net - http://www.dicodunet.com/
Consultation faite dans la semaine du 13 au 19 mars 2010.
13 http://atilf.atilf.fr/
63
Le dico du Net : Le saphir est une pierre précieuse qui peut être de
différentes couleurs, la bleue étant la plus connue. Hyperonyme = culture.
Source : Trésor de la Langue Française informatisé (TLFi) consultable sur le site ATILF par le lien
URL : http://atilf.atilf.fr/
Le Dico du Net - http://www.dicodunet.com/
Consultation faite le 21 mars 2010.
Il faut également noter que sur le Trésor de la Langue Française informatisé (TLFi),
les hyperonymes subsumant les entrées lexicales : émeraude, rubis et saphir sont
la minéralogie ainsi que la joaillerie, alors que sur le Dico du Net, elles font partie
de l’hyperonyme « culture ». Quant au terme « rembordage », il appartient à un
lexique spécialisé de la maroquinerie. Le dictionnaire en ligne Reverso14 en donne
la définition suivante : rembordage, rembord – nom masculin singulier
(maroquinerie) pliage des bords amincis des cuirs. Ce dictionnaire est également
un dictionnaire dit « collaboratif ».
Chacune des définitions proposées renvoie aussi à une description beaucoup
plus explicite, signée par l’auteur de l’entrée lexicale. Ainsi, l’internaute Fenril.fr a
proposé l’unité lexicale « cani-randonnée » construite avec le préfixe cani- d’où
est dérivé le terme chien « issu du latin canis » (DHLF, 2006 : 735). L’auteur
précité propose la définition suivante de ce terme : « La cani-randonnée est la
pratique de la randonnée tractée par un chien ». Il en fournit également cette
description : « Le chien porte un harnais ou un sac de bât auquel est attachée
une laisse amortisseur similaire à celle utilisée en cani-cross. Cette laisse est
reliée soit au sac à dos soit à un baudrier de cani-cross. Le chien tracte ainsi son
maître, ce qui permet de parcourir plus rapidement des itinéraires et ainsi de
découvrir plus de paysages. Cette activité de plus en plus populaire peut-être
pratiquée avec n’importe quel chien en bonne santé, quelles que soient sa race
et sa taille ». Le Dico du Net présente une série de néologismes construits avec
le préfixe cani- comme : cani-cross, cani-randonnée, cani-VTT.
La locution « coach de danse », exprimée ainsi par son auteur, Leenette75, est
définie comme suit : « Un coach en danse permet aux plus timides de vaincre la
peur de la piste de danse », mais il y est ajouté une mention appelée
« description » sur laquelle on peut lire : « Danser n’est pas à la portée de
chacun. Beaucoup de personnes ont une peur bleue d’aller danser, ont
l’impression d’être ridicules, de ne pas savoir bouger en rythme. Pourtant, un
simple déclic suffit parfois pour que la personne en question puisse de nouveau
profiter de ses soirées dansantes. Un coach en danse donne l’occasion, par le
biais d’une pédagogie adaptée et d’exercices ciblés, de redonner confiance en
soi et d’oser aller danser. L’apprentissage de pas de base, l’acquisition du tempo
et une désinhibition facilitent ce travail de coaching. »
14 http://dictionnaire.reverso.net/francais-definition/rembordagerembordage
64
L’unité lexicale Digiborigène réfère à la locution anglaise Digital native qui a pour
signification : natif numérique ou génération du Net. La description qu’en
donne l’auteur, Yann Leroux, est la suivante : « Il est une traduction dérivée du
Digital native, expression par laquelle M. Prensky15 désignait tous ceux qui sont à
l’aise avec les objets digitaux. Pour le digiborigène, il y a continuité entre l’espace
en ligne et l’espace hors ligne. Les deux espaces ne sont pas opposés, ils se
recouvrent et s’enrichissent mutuellement. Nous sommes tous appelés à
devenir des digiborigènes. » La construction de ce néologisme a été faite sur le
modèle du terme « aborigène » formé à partir « du latin aborigines, formation
issue d’un mot ethnique ancien déformé d’après ab (-> à) et origine (-> origine)
‘depuis l’origine’ et désignant les habitants prélatins de l’Italie »
(DHLF, 2006 : 7). Dans ce cas de figure, l’historique même de la société digitale
est en contradiction avec la construction de ce néologisme, ce qui est renforcé
par l’unité phrastique : « Nous sommes tous appelés à devenir des
digiborigènes » référant à un futur vraisemblable, mais n’ayant rien à voir, en
tout cas, avec le suffixe latin origine.
3. DE LA DÉ-HIÉRARCHISATION ET DE SES CONSÉQUENCES DANS
LA SOCIÉTÉ NUMÉRIQUE
Bien que la société numérique prenne ses assises à partir de la société civile, elle
ne la duplique pas pour autant. Ainsi, ce qui est à la base de la structure
groupale chez l’être humain, en relation avec sa filiation génétique indirecte
dans le cadre de son appartenance à la famille des Mammifères de l'ordre des
Primates, seule espèce vivante des Hominidés, possédant en commun 98 % du
programme génétique du chimpanzé pygmée du Zaïre et du chimpanzé
commun d’Afrique (Diamond, 1992 : 10), dans le comportement humanoïde,
l’existence de dominants et de dominés fait partie des paramètres participant de
la construction et de l’articulation du groupe. Ce phénomène trouve son
illustration dans des structures comme la royauté où roi et reine sont les
dominants et « les sujets de sa Majesté », les dominés. Des métaphores comme
le « père de la Nation » pour ce qui est de la patrie, le père éternel pour les
religions, etc. montrent que la base à partir de laquelle la structure groupale
prend sa source renvoie au(x) mâle(s) dominant(s), en règle générale. Ainsi que
le montre Servais : « Le rang formel d'un chimpanzé est déterminé par les
rituels de salut » (1993), ce que nous retrouvons dans les règles protocolaires où
la préséance est de mise ; cette unité lexicale recouvre la définition suivante16 :
« Droit issu d'un privilège, créé par l'usage ou institué par une règle, de prendre
place au-dessus de quelqu'un, de le précéder dans une hiérarchie protocolaire ».
L’ensemble de ces réflexions nous renvoie à la notion de distance proxémique
15 Marc Prensky is an internationally acclaimed speaker, writer, consultant, and designer in the
critical areas of education and learning. He is the author of : Teaching Digital Natives-Partnering for
Real Learning, Corwin, 2010, 224 p.
16 http://www.cnrtl.fr/definition/pr%C3%A9s%C3%A9ance – Page consultée le 24 juillet
2016.
65
dont Hall (1971) est l’instigateur. En effet, la distance proxémique couvre à la
fois la protection du territoire personnel, mais met en exergue dominant et
dominé ; le dominant peut se positionner physiquement sur un lieu où il peut
être aperçu de tous : estrade, trône… ou encore la référence à une « star » ou
« étoile », soit symboliquement quelqu’un de visible par tous, mais inaccessible à
l’ensemble de la communauté humaine. Il existe également des distances limites
à ne pas franchir comme il est mentionné dans la législation française
concernant l’organisation des cérémonies publiques17 : « À Paris, lorsque les
membres des corps et les autorités assistent aux cérémonies publiques, ils y
prennent rang dans l'ordre de préséance suivant : 1° Le Président de la
République ; 2° Le Premier ministre ; 3° Le président du Sénat ; 4° Le président
de l'Assemblée nationale ; 5° Les anciens présidents de la République dans
l'ordre de préséance déterminé par l'ancienneté de leur prise de fonctions ; etc. »
Cette redistribution du pouvoir entre dominants et dominés s’inscrit dans des
schémas participant de différents types de structure groupale existant dans la
société civile, et appelés « organigrammes ». Il en est ainsi des structures
hiérarchique, fonctionnelle, divisionnelle, matricielle, pour ne citer que les plus
connues, sachant que la hiérarchie y est plus ou moins prégnante.
Qu’en est-il dans la société numérique ? Comme nous l’avons vu
précédemment, la distance proxémique dans l’univers virtuel est uniforme à
l’ensemble des internautes, ce qui signifie, indirectement, que la relation à l’autre
fonctionne sur le territoire intime de l’usager de l’Internet, et même si la
représentation hiérarchique existe, il y a télescopage avec la relation de pair à
pair. Dans une étude menée auprès d’un millier d’internautes, Martin montre
que l’arasement de la hiérarchie est prééminent avec la question 19 formulée
comme suit : « Avez-vous le sentiment qu'il existe une hiérarchie entre vous et
certains internautes (savoir-faire, personnalité supposée, autres critères de
séduction, etc.) ? » 1063 personnes ont répondu à la question 19. Elles se
répartissent comme suit : 22 % (229) répondent par l’affirmative alors que 78 %
(834) répondent par la négative. Comme le mentionne Martin : « Le chiffre de
78 % est particulièrement intéressant, car il montre que des instances, comme la
hiérarchie en cours dans la société civile, ne sont pas transférées ipso facto dans la
société virtuelle. 229 internautes ont répondu affirmativement à la question »
(2012, p. 102). Ceci pourrait expliquer la corrélation existant entre arasement de
la hiérarchie et le rôle d’expert joué par des internautes n’ayant pas des
compétences dûment officialisées dans la société civile.
Par ailleurs, la création de néologismes sur Internet peut être reprise par des
sociétés commerciales et diffusées ainsi dans la société civile. Néanmoins, si
aucune relation de communication relative à cette nouvelle lexicologie
17
https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=LEGITEXT000006067256&dateTexte
=20100820 _ Page consultée le 25 juillet 2016.
66
n’intervient à grande échelle dans l’espace public, les créations linguistiques
resteront dans leur réseau d’appartenance à l’image de ce qui est appelé un auto-
langage, créé par soi, mais redistribué dans ce cas de figure sur des réseaux
numériques spécifiques.
CONCLUSION
Force est de constater que les internautes mettent en place des modes de
fonctionnement dont la créativité et l’absence de hiérarchie semblent être les
soubassements. Comme nous l’avons vu, les dictionnaires dits « collaboratifs »
sont des outils ouverts à tout internaute désirant s’investir dans le rôle de
lexicographe et de néologiste. La forme des dictionnaires est calquée sur celles
des dictionnaires généraux et spécialisés officiels avec des entrées lexicales par
ordre alphabétique. En revanche, les hyperonymes initiant des classes de mots
semblent choisis à partir de la mobilisation de savoirs anciens et communément
admis. Dans les dictionnaires généraux et spécialisés, les articulets référant aux
entrées lexicales sont de nature purement descriptive, ce qui n’est pas toujours
le cas pour les dictionnaires dits « collaboratifs ». Ainsi, pour le terme « coach de
danse », l’auteur évoque « la peur bleue de la piste de danse », or il s’agit de la
description d’un métier et non des motivations qui amènent certaines
personnes à faire appel à ce spécialiste. Il en est de même pour l’unité lexicale
« digiborigène » où l’auteur termine son articulet par : « Nous sommes tous
appelés à devenir des digiborigènes », unité phrastique de type prescriptif.
Certains contributeurs font des confusions de sens ou des erreurs de frappe
comme dans la définition proposée par Lennette75 pour le terme EVJF qu’elle
désigne comme « signe » et non « sigle ». Par ailleurs, nous trouvons, par
exemple, dans le Dico du Net, des noms propres comme Saint Benoît de Nurcie,
des noms de marque et plus spécialement d’une gamme de la marque comme
Sony Ericsson Mobile, des sigles tel le néologisme EVJF (Enterrement de Vie de Jeune
Fille), ainsi que des acronymes comme le terme SICAV (Société
d’Investissement à Capital Variable). La nature même du dictionnaire dit
« collaboratif » peut être annoncée comme dictionnaire spécialisé et, n’être, dans
les faits, qu’un dictionnaire général de langue. L’Urban Dictionary est un
dictionnaire en ligne en anglais de type « collaboratif » Le site Wikipedia18
présente celui-ci comme « étant l’autorité non-officielle des définitions des mots
argotiques sur Internet ». Nous trouvons notamment un paradigme de termes
construits avec le préfixe privatif « de » comme le néologisme verbal « to
defriend »19 signifiant : to remove someone from your Livejournal, MySpace, Facebook, or
other social networking site, et qui pourrait être traduit par le néologisme de langue
française : se désamifier.20
18 http://fr.wikipedia.org/wiki/Urban_Dictionary
19 http://www.urbandictionary.com/define.php?term=defriend
20 http://www.ecrans.fr/Arrete-ou-je-te-desamifie, 8559.html
67
Contrairement à la société numérique, l’une des caractéristiques de la société
civile est le cloisonnement existant entre les différents groupes qui la
composent. Par exemple, le transfert du statut d’expert d’un domaine
d’expertise à un autre n’est possible que si le sujet concerné peut prouver sa
maîtrise réelle de l’expertise à travers diplômes, expériences, ainsi que
reconnaissance professionnelle. Aussi la manière dont le sujet social se
positionne vis-à-vis des représentations qu’il peut avoir et d’Internet et de la
société civile dans laquelle il vit, a une influence qui se traduit par des pratiques
sociales en cours dans le premier cas de figure (Internet), alors qu’elles sont
inimaginables dans le second cas de figure (société civile). À propos du
phénomène de la représentation des objets du monde incluant savoir-faire
comme praxis, Chauchat précise que les représentations « construisent un
univers symbolique, qui permet aux sujets de se situer, de se repérer, de penser
et d’interpréter ce qu’ils vivent » ; elles recouvrent également : « [...] l’élaboration
d’un savoir, qui permet de nommer, définir, interpréter les différents aspects de
la réalité de tous les jours » (1999 : 13). Quant à Hogue, Lévesque et Morin, ils
ont de ce concept une approche différente : « […] S’il existe des fantasmes
inconscients dans un groupe, il existe aussi des représentations conscientes des
relations et des personnes. Grâce aux processus perceptuels, cognitifs et
affectifs, les messages de l’organisation et de son fonctionnement sont
successivement transformés et utilisés pour former une représentation ou une
image mentale du milieu. La représentation ainsi obtenue n’est ni véridique ni
complète. Elle est en fait une approximation vraisemblable de la vie réelle de
l’organisation, le résultat dépendant en partie des valeurs, des croyances et des
intentions de l’individu » (1988 : 41-42). La société civile est construite sur des
règles qui gèrent le statut et la place des individus et des groupes qui la
composent. Ainsi que le mentionne Martin : « […] évoluant entre groupes
formels et informels, l’internaute a un statut sans cesse redéfini au sein duquel il
développe ou non un sentiment d’appartenance vis-à-vis du groupe » (2006 :
161), ce qui, dans le cadre des dictionnaires dits « collaboratifs » lui permet alors
de s’arroger le statut de lexicographe. Pour finir, l’espace digital ne serait-il pas
composé de l’interpénétration de territoires tels celui de l’espace souvent privé
où est situé l’accès à ce média, la distance symbolique existant entre l’usager et
son, ou ses interlocuteurs, la représentation mentale qu’il en a, le tout
dépendant d’un artefact : le micro-ordinateur dont le mode d’utilisation
détermine une distance physique réelle, quasi commune à l’ensemble des
usagers ? Cette dernière n’amplifierait-elle pas des pratiques sociales nées dans
l’espace privé, mais se déroulant dans la société numérique et ouvrirait ainsi un
espace de liberté décloisonné ?
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69
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http://www.ecrans.fr/Arrete-ou-je-te-desamifie, 8559.html
http://www.urbandictionary.com/define.php?term=defriend
70
Communautés Numériques de Connaissance,
Imaginaire et Langage1
Claude Paraponaris
Aix Marseille Univ, CNRS, LEST, Aix en Provence, France
Anne Rohr
Université Toulouse 2 – Jean Jaurès – CNRS, EFTS, Toulouse, France
1 Une version intermédiaire de ce travail a été présentée au 8e colloque Gestion des Connaissances
dans la Société et les Organisations en juin 2015 à l’École Nationale Supérieure de Cognitique de
Bordeaux, Halshs 01223461 ; https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01223461/document.
71
L’essor du numérique et de l’économie qui s’y rattache intervient dans un
contexte contemporain de désarrois liés à une crise des repères analysés par
Charles Melman (2009). Dans son ouvrage, Melman analyse la mutation de la
subjectivité dont le moteur ne serait plus le désir, mais la jouissance. La
dimension collective des activités humaines serait ramenée au phénomène
communautariste : jouissance à l’intérieur et rejet de l’Autre en périphérie. Le
numérique peut tout à fait servir ce sombre scénario tout comme en servir un
autre que nous souhaitons ici mettre en lumière. Pour cela, il nous faut rappeler
un cheminement philosophique.
Platon dans son Phèdre (274e-275a), utilise deux acceptions opposées du terme
φαρµακον (pharmakon), à savoir poison et remède. On doit à Derrida
(1972 : 162-163) la mise en évidence de cette distinction entre bon usage du
discours philosophique (l’enseignement oral de Socrate) et mauvais usage du
discours (les sophistes). Enfin, nous devons à l’un des élèves de Derrida,
Bernard Stiegler (2010, 2015) la transposition de cette dichotomie au domaine
du numérique. Le numérique est un pharmakon dans la mesure où on peut le
resituer dans une analyse particulière des phénomènes sociotechniques héritée
tout à la fois des travaux de Canguilhem (1949) et de l’école sociotechnique
(Emery et Trist, 1965). Stiegler (2015) définit un triangle « social – technique –
physiologique » sous forme de relation transductive (Canguilhem, 1943, 2013).
Le social est celui des relations sociales qui tendent, si nous ne parvenons pas à
en prendre soin, à s’automatiser selon une hétéronomie qui échappe, en effet,
au sujet. Le technique est représenté par le développement du numérique dans le
monde industriel et domestique. Le physiologique est représenté par le sujet et son
appareil psychique qui n’est pas réductible au cerveau, et suppose des organes
techniques, des artefacts supports de symbolisation dont la langue est un cas
(vocabulaire d’Ars Industrialis, « organologie », non daté).
La relation transductive signifie qu’aucun de ces trois termes n’est indépendant
des deux autres. L’engagement des membres d’un groupe, notamment en
termes d’imaginaire, est intrinsèquement lié aux dispositifs constitués d’outils
numériques et de relations sociales dans lesquels ils évoluent.
La dernière étape de ce cheminement philosophique concerne l’imaginaire.
L’essor du numérique participe d’un ordre imaginaire, source de création, très
bien mis en perspective par Fred Turner (2006, 2012) pour l’utopie numérique
métissant contre-culture et cyberculture aux États-Unis. Nous reprenons
l’approche de Cornélius Castoriadis (1975) qui développe une conception de
l’imagination, non pas comme expression du désir, mais comme condition
même du désir. L’imaginaire s’articule au social-historique. « L’imaginaire dont
je parle n’est pas image de. Il est création incessante et essentiellement
indéterminée (social-historique et psychique) de figures/formes/images, à partir
desquelles seulement il peut être question de ‘quelque chose’. Ce que nous
appelons ‘réalité’ et ‘rationalité’ en sont des œuvres » (Castoriadis, 1975 : 8).
72
Dans ce texte, nous mettons en analyse les communautés numériques depuis
leur agir langagier. Cet agir puise dans un imaginaire qui effectivement est
multiple. Nous proposons des éléments qui tendent à démontrer que deux
dynamiques au moins sont à l’œuvre. Sur cette base, nous opérons une
distinction entre communautés et collectifs numériques.
Les multiples expériences liées aux logiciels libres, aux activités de fabrication
autonome, aux ressources gérées sous forme de communs et aux projets
d’émancipation nous montrent des groupes qui pensent simultanément leur
utilité sociale, leur technique et leur organisation. De ce point de vue, toutes les
communautés numériques de connaissance ne sont pas identiques.
Ces groupes prennent des formes très variées : ils sont le plus souvent
extérieurs aux entreprises, mais peuvent collaborer avec elles. Certains groupes
comptent quelques dizaines de membres et sont relativement stables alors que
d’autres se comptent en plusieurs centaines et sont éphémères. Dans des
configurations aussi variées, on peut se demander dans quelle mesure
l’engagement des membres d’une communauté s’associe aux capacités des
dispositifs techniques pour promouvoir, ou pas, des modes d’organisation,
parfois inédits, indissociables du résultat visé par la communauté. Et de ce
point de vue, il devient pertinent de s’interroger sur l’homogénéité apparente
des communautés (communautés qui sont alternativement qualifiées dans les
écrits de « créatives », « épistémiques », « de connaissance » ou « numériques »).
N’existe-t-il pas quelque différence fondamentale entre des communautés au
profil stable et soucieuses de développer leurs capacités et d’autres groupes, au
profil sans doute moins stable, et davantage engagés dans des projets de
transformation sociale ? S’il s’avère qu’une telle différence gagne en pertinence,
alors nous pourrons sans doute envisager différents types d’économie
numérique, et peut-être collaborative.
Ainsi l’objectif de notre article consiste à affiner une distinction qui est
finalement très peu établie dans le domaine de l’économie numérique. Cette
distinction est centrale dans la mesure où elle désigne des projets de société très
différents. Nous proposons de distinguer deux formes de création et
d’accumulation des connaissances qui viennent servir deux projets différents de
société. Cette distinction est instrumentée à partir de l’activité de représentation
et de communication de chacun des groupes : quels sont les termes et
références employés afin de faire connaître l’activité et rencontrer sympathie et
adhésion ? Cette activité qui consiste à choisir des modalités d’information, à
nommer les choses afin de se présenter aux autres et de jouer le jeu de la
compréhension est abordée dans notre étude avec le terme de codification des
connaissances. La codification consiste à formuler une connaissance en utilisant
un langage reconnu par une communauté d’acteurs (Cowan, David et Foray,
2000). Il n’existe donc pas de codification sans langage et c’est sur la base de
l’analyse du langage que nous développons notre étude. Nous distinguons les
communautés des collectifs en tant que deux formes majeures d’organisation qui
73
peuvent être opposées sur la base de cette activité de codification des
connaissances. Notre analyse de la codification est originale dans le cas des
communautés numériques dans la mesure où elle utilise une analyse
sociolinguistique, plus précisément une analyse des imaginaires linguistiques.
Cette analyse s’inscrit dans un programme de recherche qui utilise les données
d’une base en cours de constitution – CoC_2015 – qui rassemble plusieurs
expériences de communautés numériques de connaissance étudiées dans leur
dimension d’imaginaire. Différents cas y sont analysés sous l’angle de la
codification des connaissances. La codification est une activité qui se situe dans
le triangle « social – technique – physiologique ». Nous portons l’accent sur
l’activité linguistique des membres de chaque groupe social en conduisant une
analyse des énoncés lexicaux en termes d’imaginaire linguistique.
Nous présentons tout d’abord notre analyse critique de la littérature établie au
moyen de comparaisons entre différents programmes de recherche développés
en sociologie des sciences et du politique ainsi qu’en rappelant les fondements
de la sociologie des communautés. Dans un second temps, nous présentons les
grandes lignes de notre programme de recherche en précisant les notions
d’activité et de communauté linguistique établies par Girin. Nous développons
ce potentiel analytique avec les imaginaires linguistiques. Enfin, après avoir
précisé notre méthodologie et présenté notre base de données, nous analysons
quelques cas et engageons la discussion.
2. CRITIQUE DU PROGRAMME DE RECHERCHE « COMMUNAUTÉS »
L’essor des travaux sur les communautés numériques de connaissance depuis
une vingtaine d’années doit son succès et son intérêt à des principes de
fonctionnement alternatifs à ceux des entreprises ainsi qu’au besoin de ces
dernières de s’associer avec des communautés de connaissance qui
« interconnectent des personnes appartenant à des entités différentes, voire
rivales » (David et Foray, 2002 : 2). Le temps est venu de mettre en perspective
ces travaux avec à la fois des travaux contemporains de sociologie des sciences
et d’autres travaux fondateurs plus anciens.
2.1 Les communautés de connaissance : un ensemble homogène ?
Les communautés créent des connaissances selon des modalités qui les
distinguent des hiérarchies fonctionnelles. D’où l’intérêt de mettre en évidence
leur existence au sein même des entreprises usant de mécanismes d’incitation et
de contrôle classiques. Les communautés numériques sont de fait des
communautés de connaissance et sont également le plus souvent des
communautés créatives. Une communauté est qualifiée d’épistémique
lorsqu’elle rassemble des membres hétérogènes autour d’une question relevant
d’un intérêt scientifique avéré ou bien socio-politique.
Une communauté de connaissance se définit comme « un groupe informel
caractérisé par les propriétés suivantes : 1) le comportement des membres se
74
caractérise par l’engagement volontaire dans la construction, l’échange et le
partage d’un répertoire de ressources cognitives communes ; 2) à travers leur
pratique et leurs échanges répétés, les membres d’une communauté donnée
construisent progressivement une identité commune ; 3) le ciment de la
communauté de savoir est assuré par le respect de normes sociales propres à la
communauté » (Cohendet et al., 2008 : 32).
Cette définition synthétise le grand intérêt des travaux qui se sont succédé sur la
question des communautés de pratique qui évoluent progressivement vers des
communautés épistémiques (Amin et Roberts, 2008, Cohendet et Llerena,
2003 ; Cohendet, Créplet et Dupouët, 2001, 2006) puis, parfois, vers des
communautés numériques (Lejeune, 2011, 2012). Elle confirme surtout le
fonctionnement alternatif aux hiérarchies de groupes autonomes fondés sur le
savoir. Deux notions importantes doivent être rappelées : l’autorité procédurale
(ensemble de règles et de procédures plus ou moins explicites auxquelles se
soumettent les membres d’une communauté) et le slack créatif (qui est distribué
en partie dans la base de connaissance formalisée des entreprises et en partie
dans le fonctionnement cognitif des communautés de connaissance). Une
troisième notion, le code book, sera au centre de notre analyse de la codification.
Elle signale toute l’importance du vocabulaire commun et de l’élaboration
progressive des paradigmes qui structurent l’activité symbolique des
communautés de connaissance.
L’informalité qui semble caractériser les communautés selon ces auteurs peut
être discutée en reprenant les travaux fondateurs de Max Weber. Mais sans
doute une question plus importante s’impose : celle du domaine de définition et
d’émergence de la communauté (Soulier, 2016). Ces travaux analysent les
communautés de connaissance d’un point de vue fonctionnel sans nous
informer davantage sur l’institution de ces formes d’activité commune. La
question de la constitution de la communauté ou du collectif mérite pourtant
d’être discutée. À ce stade, nous plaçons la question au centre de l’analyse. Cette
mise en perspective est d’autant plus nécessaire que l’empreinte des premiers
travaux à propos des communautés sur nos questionnements est encore très
forte, notamment pour nous faire envisager toutes les communautés comme
des ensembles stables. Or aucune analyse sociologique ne permet d’admettre
cette stabilité.
Si on se concentre sur la catégorie particulière des communautés épistémiques,
on constate qu’il existe en fait un autre programme de recherche (Meyer et
Molyneux-Hodgson, 2011 ; Lièvre et Laroche, 2014).
Le terme epistemic community est utilisé pour la première fois par Holzner et Marx
(1979). Les communautés étudiées sont impliquées dans des affaires
internationales touchant aux politiques environnementales, sanitaires,
industrielles ou militaires. Haas (1992 : 3) fournit une définition dans laquelle il
est question de principes, valeur de l’action sociale, démarche politique et
croyance partagée en la vérité. Pour l’auteur, une communauté épistémique
75
désigne : « un réseau de professionnels ayant une expertise et une compétence
reconnues dans un domaine particulier et une revendication d’autorité en ce qui
concerne les connaissances pertinentes pour les politiques ». Bien qu’une
communauté épistémique puisse être constituée de professionnels de diverses
disciplines et horizons, ces derniers se caractérisent de manière spécifique.
Nous ne sommes plus tout à fait dans le même univers des communautés
épistémiques qui créent et codifient de nouvelles connaissances dans une visée
scientifique et technologique (slack créatif). Avec ces communautés, souvent
transnationales et hétéroclites, mais néanmoins composées d’experts, s’ajoute
une dimension politique, voire une visée transformatrice.
2.2 L’apport des collectifs scientifiques
Pour la sociologie des sciences, les communautés se présentent comme des
objets déjà là qui doivent être interrogés dans leur fondement (Granjou et
Peerbaye, 2011). La sociologie des sciences s’intéresse depuis longtemps à ce
qu’elle a dénommé les collectifs scientifiques.
Elle nous éclaire tout d’abord en nuançant le fonctionnement paradigmatique
de la science tel qu’inspiré par les travaux de Kuhn (1962). Ce dernier s’est
fortement inspiré de Fleck (1934) et de ses collectifs de pensée (Denkkollectiv).
Selon Latour (2005 : 260), Kuhn aurait repris et vidé de sa substance sociale les
collectifs de Fleck pour en faire un objet purement cognitif. Fleck concevait
ainsi les collectifs de pensée : « la communauté des personnes, qui échangent
des idées ou qui interagissent intellectuellement », et en faisait « le vecteur du
développement historique d’un domaine de pensée, d’un état du savoir
déterminé et d’un état de la culture, c’est-à-dire d’un style de pensée particulier »
(Fleck, 2005, [1934] : 74).
On sent bien qu’entre collectif et communauté l’hésitation est de mise. Knorr-
Cetina (1982) a fort bien identifié la faiblesse des travaux qui font de la
communauté un modèle quasi-économique de l’organisation scientifique. Les
travaux centrés sur les communautés épistémiques ou les communautés
créatives n’ont-ils pas conclu trop vite à l’existence pleine et entière de groupes
autonomes d’un tel type ? Les travaux empiriques manquent encore pour
trancher la question. Il est nécessaire de travailler empiriquement les
engagements et raisonnements pratiques des acteurs impliqués. La prudence
incite à entretenir le doute en s’inspirant du champ des collectifs scientifiques.
Knorr-Cetina (1982) caractérise les arènes transépistémiques par leur capacité à
façonner la forme et le contenu des projets de recherche, l’organisation du
travail et la production de connaissances. Meyer et Molyneux-Hodgson (2011 :
149) concluent que « décrire les différentes formes et dynamiques des
communautés veut dire élargir plutôt que de limiter notre compréhension de ce
que les termes communauté et épistémique signifient. Et au lieu de supposer
que les communautés épistémiques existent a priori, nous nous devons
d’examiner comment elles naissent, comment elles sont fabriquées et
matérialisées, ce qui nécessite l’exploration des pratiques, des objets, des
76
métaphores, des instruments et des discours qui produisent et maintiennent ces
collectivités ». Dans leur synthèse, Granjou et Peerbaye (2011 : 9) insistent sur
le fait que les collectifs sont des associations incertaines, temporaires et
instables d’éléments qui requièrent un travail incessant pour émerger et se
maintenir.
2.3 Vers deux types de communautés ?
Certains auteurs travaillent dans ce sens pour opérer une partition entre les
communautés épistémiques et des formes proches, mais néanmoins distinctes
qu’ils proposent de nommer, à la suite de la sociologie des sciences, des
collectifs (Paraponaris, Sigal et Vion, 2013).
Pour saisir cette différence entre communautés et collectifs, il faut repartir de la
distinction très classique de la sociologie entre communauté (Gemeinschaft) et
société (Gesellschaft) posée par Tönnies (1887), et reformulée par Max Weber
(1921). La relecture de Tönnies par Weber reprend la distinction à partir des
processus de formation des communautés et des sociétés. Il s’intéresse à ce qu’il
appelle la communalisation et la sociation.
La communalisation (Vergemeinschaftung) résulte d’un sentiment subjectif
d'appartenir à une même communauté (Gemeinschaft). La tradition ou l'affect
sont les principaux ressorts de cette appréciation subjective. La communauté
est apprise, puisque c’est seulement grâce à un processus de socialisation que
nous apprenons à participer à des communautés solidaires. Elle n’est jamais
pure, puisque des liens communautaires sont associés à des situations de calcul,
de conflit, ou même de violence. C’est pourquoi plutôt que de communauté, il
paraît préférable de parler de « communalisation » (Vergemeinschaftung).
Au contraire, la sociation (Vergesellschafftung) résulte d’un compromis ou d’une
coordination d’intérêts motivés rationnellement. Elle peut être rationnelle en
valeur (Wertrational), lorsqu’il s’agit de compromis pour la défense d’une même
cause, ou en finalité (Zweckrational), quand chacun des partenaires anticipe la
loyauté de l’autre quant à la poursuite de buts déterminés. Nous pensons qu’il
existe dans les processus de socialisation des collectifs des formes de sociation
d’un autre ordre, tout aussi rationnelles, mais qui ont une orientation plus
exploratoire ou expérimentale.
En cela, la constitution d’un collectif s’éloignerait d’une communalisation au
sens wébérien, et se rapprocherait davantage d’une sociation visant à la
construction et la promotion de nouvelles valeurs.
La dimension sociologique fournit un avertissement assez sérieux quant à
l’homogénéité des communautés et surtout nous guide dans l’explicitation des
genèses des différents groupes sociaux numériques. L’objectif consiste donc à
affiner cette distinction communauté – collectif sur la dimension de la codification
des connaissances en utilisant une analyse sociolinguistique.
3. CODIFICATION ET PRODUCTION LEXICALE
77
Il existe plusieurs manières de distinguer les communautés sur lesquelles nous
ne revenons pas (Cohendet et Llerena, 2003, Lejeune, 2012). Nous avons
toutefois marqué notre décalage par rapport à ces approches qui jouent leur
pertinence davantage dans les dimensions fonctionnelles et productives des
communautés que dans les dimensions téléologiques. Nous nous inscrivons
dans cette seconde option en développant un aspect très peu développé pour
l’analyse des organisations et entièrement inédit pour l’étude de la codification
des connaissances au sein des communautés : la dimension linguistique. Cette
modalité doit beaucoup à Jacques Girin ; nous la prolongeons en la rapprochant
des opérations de codification des connaissances et en la développant du côté
des énoncés langagiers adossés aux imaginaires linguistiques.
3.1 De la codification à la production lexicale
Poser que les groupes sociaux, fonctionnent dans un triangle « social –
technique – physiologique » sous forme de relation transductive (Canguilhem,
1943, 2013 ; Stiegler, 2015), revient à penser que l’engagement des membres y
est central. Nous analysons cet engagement en termes sociolinguistiques. Le
cadre théorique associe deux corpus conceptuels : la codification des
connaissances et la production lexicale.
Le rôle de la codification des connaissances dans la structuration des
communautés est devenu un objet d’étude central (Cowan, David et Foray,
2000). Ontologiquement, toute activité de codification utilise justement un code
qui se déploie dans trois dimensions dénommées triangle sémiotique (syntaxe –
sémantique – pragmatique selon Ermine, 1996). À ce stade, très peu de travaux
ont exploré le parallélisme fort entre modélisation des connaissances
(Ermine, 1996, 2007) et analyse des énoncés langagiers (Girin, 1990) qui définit
trois composants d’analyse : littéral (simple décodage qui donne un élément de
signification), indexical (qui ne peut être compris qu’en référence à une
situation déterminée), contextuel (dont l’interprétation exige une confrontation
avec des contextes). Girin (1990 : 7) rappelle que le langage est un outil
d’élaboration des représentations qui fonctionne de manière collective au sein
des organisations. De ce fait, fonction cognitive et fonction de communication
sont intrinsèquement liées.
Pourtant, très peu d’attention est portée aux modes de production et de
transmission des messages, à savoir l’écrit et l’oral ainsi que les types de normes
sociolinguistiques qui régissent leur utilisation. Or, la connaissance existe aussi
et surtout sous forme de messages échangés et de documents (Sperber et
Wilson, 1989). Si l’on considère que contenu et processus de connaissance
entretiennent des liens étroits et qu’ils permettent le progrès de la connaissance,
alors il s’ensuit que les contenus changent grâce à des processus de
communication permettant les interactions.
3.2 De la production lexicale aux communautés langagières
78
La fonction de communication du langage est biface : elle est orientée vers
l’activité et vers l’ordre social. Chacun des actes de communication met en jeu
des représentations sur les objets et sur les relations. C’est la fonction centrale
de symbolisation qui suppose plusieurs opérations cognitives. Girin identifie
quatre types d’opérations qui structurent une communauté langagière (tableau
1).
À défaut d’être investies par les recherches en économie et en management, ces
opérations ont fait l’objet de travaux importants en sociolinguistique depuis
Labov (1976). Le concept de grammaire langagière en constitue un exemple très
illustratif en offrant l’opportunité de fonder l’existence de communautés. On
doit à Jean-Marc Ferry (1991, 2004) l’une des théorisations de ces grammaires.
L’idée consiste à rendre compte des processus d’élaboration des discours par les
sujets à propos de leur expérience. Les expériences vécues par chacun font
l’objet de récits de mieux en mieux structurés qui forment progressivement des
discours qui construisent à leur tour l’expérience. Dans ces processus, un lien
cumulatif s’instaure entre cognition et langage. Les connaissances produites
dans et par les grammaires langagières apportent leur contribution à la
définition de communautés d’acteurs ; elles font l’objet de discussions
collectives et de révisions. Si bien que l’on peut en faire une analyse
sociologique.
Tableau 1 – Structuration des communautés langagières selon Girin (1990 : 20)
Se fait par l’utilisation du langage en contexte communicationnel : il s’agit
Apprentissage
d’un langage choisi, spécifique en situation et destiné à faire évoluer un état.
Accompagne chaque technique au sein de l’organisation, plusieurs lexiques
Production
particuliers coexistent pour rendre compte du rapport des utilisateurs et
lexicale
concepteurs à l’outillage (Gardin, 1988).
Ou « mise en texte » constitue également une opération cognitive du langage
Elaboration d’un qui consiste à formuler quelque chose qui définit notre rapport au réel ;
propos « parler et écrire c’est mettre des impressions confuses à l’épreuve du
langage ».
C’est l’opération qu’il faut en partie concevoir en situation, c’est-à-dire sans
Interprétation
négliger aucune des trois composantes d’analyse de l’énoncé : littéral,
collective
indexical et contextuel.
79
Dans ce cadre analytique, l’apprentissage s’opère en grande partie à travers le
langage qui permet de réajuster références et stéréotypes, dans le jeu d’une
différenciation socioculturelle des communautés interprétatives (De
Munck, 1999 : 85). L’apprentissage permet à chacun dans la communauté de
s’établir, de s’identifier et d’évoluer. On rejoint ici le concept de
transindividuation, sur lequel nous revenons dans la discussion, défini par
Bernard Stiegler et dérivé du « transindividuel » de Gilbert Simondon (1989).
Les grammaires dont il est question permettent de pratiquer une véritable
archéologie non seulement du langage, mais plus généralement des expériences
humaines et organisationnelles ou encore politiques. Ces grammaires sont utiles
à notre propos puisqu’elles dévoilent la dynamique de l’activité de
symbolisation des communautés.
3.3 Des communautés langagières aux imaginaires linguistiques
Le modèle de l’Imaginaire linguistique (IL) mis au point par Anne-Marie
Houdebine (1993) se propose de rendre compte du rapport du sujet à sa langue
en s’inspirant à la fois des acquis de la sociolinguistique et de la linguistique
fonctionnelle. Il a été élaboré à partir d’une réflexion sur les représentations
sociales de la langue et sur leur rôle dans l’évaluation de la langue. Ce rapport à
la langue se fonde sur des normes qui sont des fictions au sens de Hjelmslev2
(1942). L’inspiration de ce modèle remonte aux travaux de Martinet (1969) qui
a démontré que les imaginaires linguistiques se construisent avec l’imaginaire
culturel. Houdebine a défini deux types de normes linguistiques : les normes
objectives issues de la description des productions verbales et les normes
subjectives relevant des opinions, jugements, attitudes ou représentations
sociales pour les sociologues (Houdebine, 2013 : 11). Ces normes sont très
utiles pour caractériser l’usage linguistique des différentes communautés.
Parmi les normes objectives, Houdebine distingue les normes systémiques et les
normes statistiques (tableau 2). Les premières concernent la conformité des usages
aux règles de la structure de la langue, tandis que les deuxièmes correspondent à
leur fréquence. Les normes systémiques et statistiques peuvent converger ou
diverger, rendant ainsi compte de la dynamique synchronique des langues
(Houdebine, 1985).
Les normes subjectives correspondent à l’imaginaire linguistique proprement
dit des locuteurs, lequel rend compte « [du] rapport (ou [des] représentations)
des sujets parlant à la langue » (Houdebine-Gravaud, 2002 : 11). Cet imaginaire
se traduit par un ensemble d’attitudes parmi lesquelles l’auteur distingue les
normes évaluatives, fictives, prescriptives, communicationnelles et identitaires
(tableau 2).
2 La norme n’est qu’une abstraction qui permet de poser les cadres à la description d’un usage
(Hjelmslev, 1942).
80
Les normes évaluatives correspondent à la conscience que les locuteurs ont de
la présence ou de l’absence d’un fait de langue dans leurs propres usages ou
ceux des autres, que cette conscience soit fondée ou non.
Les normes fictives régissent les attitudes qui s’appuient sur des jugements
d’ordre esthétique, affectif ou historique – lorsque l’on dit par exemple « ça
sonne mieux » et « comme disait mon père ».
Les normes prescriptives sont le résultat d’un processus d’institutionnalisation,
c’est-à-dire entérinées et véhiculées par les ouvrages de référence
(dictionnaires et grammaires), par l’école ou encore par les académies de la
langue.
Les normes communicationnelles reposent sur la prise en compte du destinataire
dans les échanges : par souci de clarté ou de compréhension, un locuteur
peut en effet vouloir adapter son langage et utiliser des formes qui, d’un
point de vue strictement prescriptif, sont pourtant considérées comme des
fautes (Remysen, 2011).
Les normes identitaires permettent de rendre compte du rôle que la langue joue
dans la construction de l’identité culturelle d’une communauté.
La prise en compte de cet imaginaire linguistique permet d’envisager une
véritable dynamique des communautés de langage. Les deux grands niveaux de
normes (objectives et subjectives) sont en interaction. Celles-ci permettent aux
membres d’une communauté de s’identifier, de se comprendre et d’élaborer
collectivement des connaissances dont les différentes étapes de création,
validation et diffusion sont immergées dans des pratiques langagières. Ce
phénomène a été qualifié de communauté linguistique (Chomsky, 1965,
Hymes, 1984). Puis a été ajoutée la notion de compétence de communication pour
rendre compte des usages et de ses variations (Hymes, 1984).
Tableau 2 – Normes linguistiques et argumentation
Catégories de Normes Types d’arguments
Arguments relatifs à la langue en tant que système, c’est-
Normes systémiques à-dire en tant que code structuré à différents niveaux
(sémantique, morphologique, grammatical, etc.)
objectives
Normes
Normes évaluatives
géographique et socio-stylistique)
proprement dit
linguistique
81
Arguments relatifs à la langue en tant qu’instrument de
Normes communicationnelles
communication, adaptable selon les contextes
82
Toute la démarche s’effectue en aveugle, c’est-à-dire qu’aucune des
organisations n’est identifiée à priori. Ce sont uniquement les réseaux
sémantiques de synonymes qui font émerger les profils lexicaux et sémantiques
des textes de présentation.
Notre analyse empirique se développe sur des petits corpus constitués à partir
de l’auto-présentation des entités sur leur site internet. Nous ne prenons en
compte aucun autre texte. Nous examinons ces corpus dans un premier temps
sur la base de fréquence d’apparition des lexèmes utilisés dans l’auto-
présentation à l’aide du dispositif Antconc 3.4.4.w (logiciel d’analyse textuelle)
pour ensuite, au moyen d’une analyse basée sur les liens de proximité
sémantique dans le lexique français proposé par Tmuse (version beta), explorer
les réseaux sémantiques attachés aux termes utilisés. Le logiciel Tmuse permet
d’analyser les associations sémantiques selon leur « force » ou leur « poids »
dans le système langue et plus spécifiquement dans des réseaux de synonymie.
Adoptant cette démarche, nous essayons de démontrer à partir de la fréquence
d’utilisation des termes clés des entités, ainsi que des réseaux sémantiques
associés à ces termes, comment les entités en question se définissent de manière
explicite, mais aussi de manière implicite. À partir d’une analyse par le logiciel
Antconc, nous établissons les listes des cinq mots lexicaux (mots à haut
contenu sémantique et informatif) les plus fréquents dans les différents textes
de présentation3. Nous proposons que ces cinq mots les plus fréquents de
chacun des textes, associés à leur environnement synonymique proche tel qu’il
apparaît dans Tmuse, permettent d’établir une sorte de profil sémantique pour
les différents types d’organisation. Il s’agit là d’une extension exploratoire des
classiques analyses des données textuelles (lexicométrie). Ces analyses
lexicométriques, utilisées depuis le début des années 1970 servent à comparer
des textes ou des groupes de locuteurs, produire des cartes lexicales des corpus
textuels étudiés et à poser des orientations spécifiques dans la recherche sur la
production langagière dans ses dimensions très diverses et ses évolutions. La
particularité de notre travail réside ici dans la prise en compte des réseaux
sémantiques attachés à chacun des termes clés afin de consolider l’analyse
qualitative dans le cadre des imaginaires linguistiques. À partir des profils
sémantiques ainsi établis, les objectifs et enjeux qui sous-tendent l’action des
différentes organisations deviennent plus apparents et, idéalement, fournissent
un outil de différenciation opérationnel pour les types d’organisation.
Dans ce contexte, à partir des mots les plus utilisés dans chacun des textes de
présentation, nous cherchons les réseaux sémantiques attachés à chaque terme,
en respectant le champ sémantique du terme cohérent avec le texte. En cas de
polysémie d’un terme, nous réduisons notre exploration au champ sémantique
approprié au contexte. Plus particulièrement, nous nous centrons sur les
3 Sont exclus ici les noms propres ainsi que les mots en langue étrangère tels que « knowledge
foundation ».
83
réseaux de synonymes matérialisés par Tmuse, construits à partir de sept
dictionnaires de synonymes et que nous supposons représenter les associations
synonymiques des locuteurs - associations généralement non conscientisées ni
verbalisées. Ensuite, une analyse des champs sémantiques des synonymes
permet de faire émerger un profil lexico-sémantique qui est réinséré dans la
grille des imaginaires linguistiques de Houdebine.
Tableau 3 - Présentation des cas de la base CoC_2015
Code Entité Adresse
A Asso Française de Finance http://www.affi.asso.fr/
B Alterondes http://www.alterondes35.org/
C Open Knowledge Foundation https://okfn.org/
D Editeurs Ecolocompatibles http://www.leseec.org/leseec/
E Ecoattérés http://www.atterres.org/
F AGeCSO http://www.agecso.com/wp/
G Collectif La Main https://lamaincollectif.wordpress.com/
H Collectif Musiques Radicales http://www.collectifmusiquesradicales.fr/wp/
Association Info &
I http://aim.asso.fr/
Management
J Collectif Etc http://www.collectifetc.com/
K Cortecs http://cortecs.org/
AnimFr http://imaginationforpeople.org/wiki/workgrou
L
p/animfr/animfrinfo
M Asso Française de Marketing http://www.afm-marketing.org/
N Wikispeed http://wikispeed.org/
O Waze https://www.waze.com/fr/about
P Sharelex http://www.sharelex.org/fr/about
Q Société Française de Physique https://www.sfpnet.fr/le-bureau-national
R Asso Informatique Médicale http://france-aim.org/aim/node/3
Société Informatique de
S http://www.societe-informatique-de-france.fr/
France
T Ars Industrialis http://arsindustrialis.org/
U Negawatt http://www.negawatt.org/association.html
V 350.org http://350.org/fr/
Normes
Normes objectives
Favoriser la
systémi- Gouvernance diversité des
ques approches
Excellence
Normes Transparenc Transmission Collaboration Faciliter
assise
évaluatives e normes large massive pratiques
internationale
Anime
linguistique proprement dit
communauté
Normes Altruisme, Mise en scientifique, Création
Fédération
fictives non lucratif commun porte-parole de commune
la
communauté
Normes Établir
Développer Savoir,
prescrip- nouvelles Libre accès
compétences excellence
Cadre, charte
tives normes
86
Normes Alerter et Stimuler,
Interconnexio
communica influer action Document
n réseaux
valoriser, Thématiques
-tionnelles publique diffuser
600 adhérents,
Grand réseau Communaut
Normes Équipe, ONG de établissements
francophone, é de petits
identitaires égalité l’information d’enseignemen
FING groupes
t supérieur
* (870/379) : (Word Tokens/Word Types).
4.2 Discussion
À partir de ces premiers constats, il semblerait que la possibilité de différencier
communautés et collectifs gagne du crédit. Nous proposons quatre registres
complémentaires de discussion. Tout d’abord, un retour sur notre appareil
méthodologique s’impose. Cette méthodologie nous permet d’établir une
typologie d’un ordre nouveau qui pourrait fournir une approche plus fine de
l’économie numérique. De fait, la catégorie de collectif gagnerait du crédit et
pourrait recevoir un renforcement conceptuel auquel nous souhaitons
contribuer. Enfin, cette discussion serait incomplète si nous ne revenions pas
sur le rôle structurant de l’imaginaire qui est souvent oublié dans des approches
à dominante fonctionnelle.
Notre premier apport est de nature méthodologique : l’analyse des
caractéristiques lexico-sémantiques de l’imaginaire en acte des communautés
créatives apparaît comme un puissant vecteur de qualification de l’activité des
communautés numériques. Si l’essentiel du travail empirique reste à accomplir
en direction de ces groupes numériques, un appareil analytique semble se
dessiner en matière d’organologie des imaginaires du numérique. À notre
connaissance, le rapprochement de l’analyse des données textuelles et leur
extension dans l’espace synonymique avec l’imaginaire linguistique est inédit. Si
Houdebine focalise sur le rapport du locuteur à la langue tel qu’il transparaît
dans des productions à caractère normatif (cf. t2 : 7), notre approche insère les
productions lexicales dominantes des groupes étudiés à partir des résultats de la
lexicométrie et leur élargissement aux synonymes proches dans la grille
d’analyse des normes proposées par Houdebine. Nous proposons donc de
resituer le cadre interprétatif du discours basé sur les données quantitatives de
l’analyse des données textuelles dans un modèle qui permet d’affiner le profil
sémantique des producteurs de ces textes analysés.
Notre second apport est de nature typologique. Bien que les termes employés
aussi bien par les acteurs que par les chercheurs académiques prêtent encore à
confusion entre les termes de communauté et de collectif, il nous semble que le
développement du numérique ne peut pas être enfermé dans un simple
mouvement d’adaptation des organisations à la technologie. Certes, les
communautés, qu’elles soient de pratiques ou épistémiques, se saisissent du
numérique pour prolonger ou amplifier leurs capacités, mais on ne doit pas
s’arrêter à ce point du mouvement. D’autres formes d’organisation émergent,
87
car elles deviennent possibles avec le numérique qui facilite l’accès rapide au
grand nombre de participants, d’idées et de possibilités.
Si l’institution du collectif se confirme, c’est en fait toute une approche de
l’économie numérique qui est mise en cause. Les communautés numériques de
connaissance jouent un rôle dénué d’ambiguïté dans l’économie globalisée : le
plus souvent constituées d’individus très qualifiés et très jaloux de leur
autonomie, elles participent du slack créatif des firmes industrielles et
commerciales. Elles sont cette part d’expertise qui arrive à manquer aux
organisations pourtant si puissantes. Avec les collectifs, il en va tout autrement
puisque nous sommes en présence de processus de sociation (au sens de
Weber) de nature exploratoire qui font que leurs membres ambitionnent de
mettre en place et promouvoir des valeurs nouvelles, des causes communes ou
des solutions techniques. Les collectifs, même s’ils s’appuient sur des
professionnels de certaines disciplines, se créent généralement sur des projets
de société et de ce fait sont ouverts, dès leur émergence, à d’autres groupes
sociaux.
Il semble aussi que le nombre initial de membres fasse une différence : une
communauté se crée généralement autour d’un petit nombre de personnes
ayant un intérêt commun et ce sont les membres qui choisissent eux-mêmes les
autres membres ou qui les cooptent. En revanche, chaque personne rejoint un
collectif à sa seule initiative, même si certains membres vont faire en sorte de
« mobiliser », car un collectif ne peut naître sans une « masse critique » qui
légitime l’intérêt commun qu’il revendique. Les collectifs sont plus
généralement tournés vers l’avenir avec un objectif de remise en cause de
l’existant et d’évolution vers une société plus ouverte à des valeurs nouvelles.
Les communautés sont plus souvent centrées sur le partage entre pairs et la
protection des connaissances.
Un troisième apport concerne l’organisation de cette nouvelle catégorie.
D’autres modalités de coordination sont présentes au sein des collectifs. C’est
tout d’abord la discipline interne et l’autorité qui diffèrent. Dans un
développement au sujet des logiciels libres, Dominique Cardon écrit : « Les
collectifs en ligne se montrent très tolérants à l’égard des personnes inactives ou
peu engagées. Cette inégalité de participation s’observe également au sein des
listes de discussion, sur Wikipédia, dans les partages de contenus sur les sites de
photos et de vidéos, etc. Dans l’économie de la contribution ouverte, les ‘petits’
sont nécessaires aux ‘grands’. Les participations minimes, comme la correction
de fautes d’orthographe sur Wikipédia…, sont indispensables à la motivation
des plus actifs dans ces mondes bénévoles où la gratification est essentiellement
symbolique » (2010 : 19). Ce fonctionnement est non seulement permis, mais
quasiment introduit par la technologie numérique. Alors qu’au sein de
communautés scientifiques, créatives ou épistémiques, les inégalités de
participation seraient jugées négativement, dans les collectifs il en est tout
autrement.
88
Nous sommes davantage dans le champ de la cité civique au sens de Boltanski
et Thévenot (1991), avec l’affichage de valeurs particulières, plutôt que dans le
domaine du développement cognitif. Il n’existe pas véritablement d’autorité
procédurale comme au sein des communautés épistémiques. C’est plutôt la
référence à des valeurs de solidarité et de progrès humain qui semblent guider
l’association des actions des uns aux autres. C’est également le système
d’incitation qui semble s’organiser autour d’un principe de réassurance dans
l’affirmation des valeurs du collectif. Les calculs en termes d’équilibre des
contributions et des rétributions y semblent secondaires. C’est enfin au sein de
ces valeurs, une volonté d’autonomie et d’émancipation qui semble guider les
actions orientées vers les activités économiques installées. Dans cette
perspective, le nous est davantage extensif. Il ne s’agit plus d’inscrire une
démarcation entre des experts et des décideurs économiques ou politiques. Il
s’agit probablement de saisir le numérique comme moyen de concrétiser un
élargissement de conscience des enjeux contemporains de l’existence.
Ces collectifs numériques de connaissance tendent à instituer une autre
« transductivité sujet – relations sociales – technique » qui coexistera sans doute
encore longtemps avec des formes instituées depuis plusieurs décennies telles
que les plateformes numériques qui permettent aux entreprises d’étendre leur
emprise commerciale et industrielle ainsi que les réseaux sociaux numériques
dont la valeur croît avec le nombre d’usagers (Bauwens, 2015).
Le quatrième et dernier apport de notre travail réside dans la réintroduction de
l’imaginaire dans la constitution des groupes et organisations numériques.
À l’évidence, tous les groupes étudiés n’œuvrent pas dans le même sens,
notamment dans leur relation à la société. D’une part, les communautés
numériques se sont créées soit par extension de sociétés savantes ou
d’associations scientifiques, soit sur la base d’une maîtrise technologique. Le
nous de ces communautés n’est pas prioritairement extensif. Il consiste
davantage à agréger par cooptation et à faire prévaloir l’argument scientifique
ou technique. D’autre part, les collectifs se constituent contre des pratiques
qualifiées d’hégémoniques et de néfastes sur un plan sanitaire, social ou
politique.
C’est qu’en fait, pris dans le numérique, ces groupes ne produisent ni le même
fonctionnement ni le même devenir. Bien que pris dans le langage, nous
disposons d’une mobilité en son sein qui nous permet de le mettre en question
ainsi que notre rapport à lui (Castoriadis, 1975 : 189). Nous sommes en
présence de deux types d’imaginaire. Celui qui préside au développement des
communautés numériques tend à renforcer l’hétéronomie, le repli des
communautés sur elles-mêmes et la relation aux institutions au moyen de la
commercialisation de leur produit. Nous restons dans le domaine de l’institué
(Castoriadis, 1975). Avec les collectifs, nous entrons dans une mobilisation
autre du numérique. Il s’agit de contester un ordre économique, de faire croître
89
un mouvement en permettant la diversité des adhésions, et de poser des valeurs
en guise de principes d’autorité.
Cet imaginaire particulier témoigne d’un désir. Un désir dont on peut rendre
compte à l’ère du numérique avec le concept de transindividuation (vocabulaire
Ars Industrialis). Le terme « transindividuation » est dérivé du terme
« transindividuel » de Gilbert Simondon qui désigne le processus tout à la fois
psychique et collectif par lequel la personne s’individue en tant que telle tout en
élaborant son individualité par et dans une unité collective. Bernard Stiegler
prolonge le concept en introduisant le rôle du milieu qui préexiste à ce
processus. Ce milieu préindividuel est, selon ses termes, intrinsèquement
artefactuel. C’est-à-dire que la technique est le « troisième brin » de ce que
Simondon pensait seulement comme une individuation « psychosociale ». La
« transindividuation » désigne de ce fait la dynamique métastable psycho-socio-
technique par laquelle le transindividuel n’est jamais un résultat donné, mais
toujours en même temps une tâche : celle du désir à l’œuvre. La
transindividuation est la trans-formation des je par le nous et du nous par le je, elle
est corrélativement la trans-formation du milieu techno-symbolique à l’intérieur
duquel seulement les je peuvent se rencontrer comme un nous.
Ainsi, il n’existe pas de transindividuaton sans techniques ou technologies de
transindividuation, mais celles-ci sont des pharmaka, c’est-à-dire des possibilités
qui peuvent aussi bien être utilisées pour déposséder le sujet de son autonomie
que l’accompagner dans son apprentissage et son émancipation. Si Internet est
effectivement une technique colportant un vaste mélange de ressources
hétéroclites, il est aussi une technique qui peut faire bon accueil à un imaginaire
qui met le numérique au service des désirs émancipateurs et constructifs. Ceci
ne devient possible qu’en dissociant la sauvegarde de l’existant, voire le discours
académique, des projets d’émancipation, certes critiques et parfois balbutiants
dans leur activité, mais porteurs d’alternatives sociales.
CONCLUSION
Le propos de notre étude consistait à présenter une des dimensions de la
société numérique à naître : les communautés. Si ces dernières se déclinent
selon plusieurs variantes cognitives (communautés créatives vs communautés
épistémiques) ou technologiques (communautés de pratique vs communautés
numériques), un seul mode d’existence semble reconnu tant par les spécialistes
du champ que par les analystes les plus critiques qui peuvent y déceler un
renforcement du communautarisme.
La perspective organologique offre la possibilité de différencier les formes de
ces communautés numériques. L’étude particulière des imaginaires qui viennent
se concrétiser dans les groupes numériques fournit à l’analyse plusieurs modes
d’existence subjective, sociale et technique. Le rôle attribué au langage dans le
fonctionnement de ces groupes numériques, en termes de déploiement de
l’imaginaire, puis d’élaboration-transmission des connaissances, nous permet
90
d’envisager au moins deux raisons d’agir dans le numérique. L’une prolongerait
l’utopie d’un gouvernement par la science et l’affirmation d’un nous de clôture
(communautés numériques), l’autre soumettrait une mise en débat des
subjectivités croisant le scientifique et le populaire (collectifs numériques).
L’appareil analytique déployé laisse entrevoir de nombreuses perspectives
d’analyse en termes de grammaires langagières. La perspective des imaginaires
linguistiques nous semble tout autant féconde afin de prolonger l’étude des
groupes numériques. Dans une inspiration proche de celle de Knorr-Cetina
(1999) qui interroge les différentes procédures d’investigation scientifique
comme autant de modalités de la science en train de se faire, il nous paraît
pertinent d’intégrer l’interrogation politique au sein même de la problématique
de ces ensembles communautaires ou collectifs tant dans leur dynamique
propre que dans leur articulation à la société. Une contribution serait ainsi
esquissée afin de réintroduire du désir, celui-là même dont Charles Melman
constate l’évaporation.
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94
Impact de la technologie numérique sur le
façonnement de l’identité de l’entrepreneur de
génération Y
Gérard A. Kokou DOKOU
Maitre de conférences en sciences de Gestion
Recherche Interdisciplinaire en Management et Economie Lab
(RIME-Lab) – EA 7396
Université du Littoral Côte d’Opale
95
Impact of Digital Technology on the shaping of the identity of
generation Y entrepreneur
1 Nous notons quelques différences de classification selon les auteurs en références. Par ailleurs,
nous n’avons pas intégré les perceptions entrepreneuriales de la génération Z concernant les
jeunes nés dans les années 2000.
100
Cette spécificité se retrouve dans leur démarche entrepreneuriale. En effet, les
Y entreprennent de façon plus engagée et pour des projets qui leur tiennent à
cœur avec le souci de se développer et faire bouger les lignes. C’est le cas dans
les associations caritatives ou humanitaires, et sportives. Ils sont détenteurs des
nouvelles formes d’identités entrepreneuriales comme l’indique la mise en
perspective théorique qui suit.
1.2 Une mise en perspective de l’identité de l’entrepreneur Y dans la
culture numérique
Le système de valeurs de l’entrepreneur Y le rend réceptif à la culture de
la technologie numérique au sens d’acquisition des connaissances
Le corpus théorique retenu concerne l’approche basée sur les ressources que
certains auteurs étendent au domaine de l’entrepreneuriat (Alvarez et
Busenitz, 2001, Alvarez et Barney, 2002 ; Arthurs et Busenitz, 2006 ; Zhara et
al., 2006). En fait, on reconnaît à l’entrepreneur des traits fondamentaux qui
structurent des capacités personnelles spécifiques. De telles capacités forment
une véritable ressource critique et sont prises sous l’angle de la version
dynamique de la « resource-based-theory » de Teece (2007). Cette théorie se
retrouve dans le modèle de « l’entrepreneur effectuel » de Sarasvathy (2008). Il
s’agit d’une perspective théorique qui conduit à l’identité de l’entrepreneur au
travers du questionnement de type « who I am ? », de l’identification des
connaissances (« what I know ? ») nécessaires au projet retenu et des parties
prenantes (« whom I know ? ») qui rendent ouverte cette même identité.
L’ensemble de ces traits qui façonnent une identité dynamique et ouverte
détermine le pouvoir d’action de l’entrepreneur au sens de « what can I do ? ».
Il s’agit d’une identité qui se construit dans le cadre d’un écosystème déterminé.
Le décryptage des composantes d’un tel construit conduit à identifier le rôle de
certaines références venant des parties prenantes. Il est alors intéressant de
savoir si ces références externes participent ou non au modèle socio-
économique que recherche l’entrepreneur en démarrage (Canet, Hooge et
Kolshagina, 2015).
C’est à ce niveau que s’inscrit la portée des technologies numériques. Celles-ci
vont de pair avec la formulation et l’accumulation des connaissances de pointe.
Ces connaissances résultent, du moins en partie, de l’utilisation originelle de
l’informatique, des jeux vidéo, des progiciels et des technologies liées à internet.
Il s’agit d’utilisation massive dans de nombreuses activités conduisant à
s’informer, entreprendre des recherches en ligne, télécharger des données ou
échanger des courriers. Ceci conduit à une culture centrée sur la mobilisation de
la connaissance, de l’ouverture d’esprit, de la réciprocité, de la flexibilité et de
l’innovation. C’est également une culture basée sur « de nouvelles façons de
faire les choses », des démarches de résolution des problèmes grâce mode du
learning by doing (Jamel et al, 2015). À l’autonomie et l’indépendance, se greffe
fortement la formation des réseaux, véritable source d’acquisition de nouvelles
101
connaissances et compétences pouvant provenir des sociétés de savoir du
monde entier.
102
L’interaction entre le système de valeurs de base de l’entrepreneur Y et la
prégnance de la culture numérique fait émerger un modèle conceptuel
pour l’approche empirique
L’identité de soi est le fait du système de représentations et de valeurs
dominantes. C’est un phénomène qui se consolide à partir des images et des
valeurs culturelles émergentes. Tout le problème est de savoir comment
intégrer de telles représentations et proximités nouvelles jugées nécessaires pour
la construction d’une identité de soi dynamique. Les valeurs culturelles générées
par les technologies numériques s’inscrivent pleinement dans ce type de
questionnement. Du point de vue de l’entrepreneur Y, les technologies
numériques sous-tendent des valeurs culturelles à partir desquelles
connaissances acquises et logiques d’action deviennent compatibles. Les
connaissances visent ainsi à intégrer les ressources et les compétences dans un
projet entrepreneurial cohérent avec les composantes identitaires de
l’entrepreneur comme l’indique le schéma qui suit.
Schéma n° 1 – Composantes identitaires au service de l’action
entrepreneuriale
104
La méthode de focus group consiste à réunir de 6 à 12 personnes volontaires,
représentatives pour le sujet de recherche retenu. Les trois focus groups sont
composés de 8 entrepreneurs Y, 6 entrepreneurs X et de 7 entrepreneurs
boomers. Nous avons préféré séparer les générations lors des discussions de
groupe pour éviter les influences et afin d’atténuer les surinterprétations des
résultats. Au total, 21 entrepreneurs (dont 1seul repreneur Y) ont participé à
ces focus groups autour de sept thématiques de base : leurs motivations et
intérêts à être entrepreneur, leurs valeurs et leurs missions en tant
qu’entrepreneurs, leurs principales compétences et celles indispensables au
métier d’entrepreneur, les avantages et les inconvénients d’être entrepreneur, les
facilitateurs de leur propre cheminement d’entrepreneur, les défis et aspirations
pour les 5 ans à venir, leur perception de la situation de l’entrepreneuriat en
général et dans leur région en particulier. L’animation de ces trois focus groups
a été assurée par nos soins avec l’appui de deux consultants spécialistes de la
dynamique de groupes et de ressources humaines. Tous les dialogues, de trois
heures en moyenne, ont été enregistrés et transcrits intégralement. Le corpus
ainsi constitué totalise 80 pages (format : Times New Roman, taille 11,
interligne simple).
Exploitation du corpus constitué avec le système ALCESTE
Le corpus de 80 pages a été analysé par le biais du système ALCESTE (Analyse
des Lexèmes co-occurrents dans un Ensemble de Segments de Textes). C'est
une méthodologie complète d’analyse de données qui se définit par trois
approches : approche lexicale grâce à la statistique discursive et la lexicométrie,
approche d’analyse de contenu consistant à découper le texte en unités de
contexte et approche d’analyse de données classifiant ces mêmes unités de
contextes (Reinert, 1998). En ce sens, ALCESTE entre dans le cadre général
des recherches en analyse de données linguistiques (Benzécri, 1982 ; Lebart et
Salem, 2000). Elle consiste principalement en l'étude des lois de distribution du
vocabulaire dans un corpus sous-tendu par les approches multidimensionnelles
ou multivariées telles que l’analyse factorielle des correspondances et les
classifications ascendantes hiérarchiques (C.A.H) ou descendantes hiérarchiques
(C.D.H).
Le mode opératoire du système ALCESTE relève d’un processus en quatre
étapes. L’étape 1 est destinée à reconnaître les discours de chacun des enquêtés
à partir de plusieurs outils lexicaux. Au niveau de l’étape 2, Alceste découpe le
corpus en unités de textes, appelées unités de contexte élémentaires.
S’ensuivent l’analyse des vocabulaires spécifiques à ces mêmes unités et leur
classification. C’est sur la base des classes identifiées que les perceptions et les
logiques d’actions des enquêtés sont explicitées pour être interprétées. L’étape
3 fournit les principaux fichiers des résultats les plus significatifs à l’analyste. On
y trouve les différentes classes retenues, leur dépendance mutuelle, le
vocabulaire dominant tel que les présences et absences significatives des formes
dans les classes, ainsi que les éléments d’identification des enquêtés. Enfin
105
l’étape 4 conduit à l’obtention définitive de la classification. Tout ceci favorise
l’analyse et l’interprétation de l’ensemble des résultats.
2 MISE EN ÉVIDENCE DES COMPOSANTES NUMÉRIQUES DE
L’IDENTITÉ DE L’ENTREPRENEUR DE GÉNÉRATION Y
Les quatre étapes de l’exploitation de l’ensemble du corpus ont mis en évidence
les spécificités des logiques d’actions propres aux entrepreneurs de génération
Y. Ces spécificités sont fortement corrélées (test de khi2) à leurs perceptions
des portées des nouvelles technologies, notamment numériques. Elles sont
explicitées dans les développements qui suivent.
2.1 Principales composantes identitaires mises en évidence
Les technologies numériques au cœur des logiques entrepreneuriales
Le graphe ci-dessous (schéma n°2) traduit un des résultats clés de l’exploitation
des données discursives issues des focus groups réunissant les entrepreneurs
enquêtés. Il indique clairement l’importance de la technologie dans le processus
entrepreneurial du créateur/repreneur Y.
Schéma n° 2 – Graphe de la forme lexicale significative issue du corpus
étudié
2 Précisons que dans le système ALCESTE, le coefficient Khi2 (métrique du Khi2) permet
d’apprécier la significativité du lien ou de l’association entre deux unités de contexte ou
occurrences classées ou deux classes. Les couples (ou associations) les plus significatifs doivent
avoir une valeur de Khi2 supérieure à 4.
107
Tableau n° 2 – Principales occurrences les plus significatives au sens de
Khi2
Principaux axes des Perception des entrepreneurs de génération Y en termes de
verbatim identifiés verbatim par ordre d’importance décroissant
Niveau motivations
- Exploitation des nouvelles technologies et compétences au
service de l’emploi, du client et du personnel (khi2 = 89)
- Passion, réalisation de soi, qualité de vie (khi2 = 86)
- Indépendance (khi2 = 81), autonomie (khi2 = 79), pouvoir (khi2
Motivations et = 69)
inconvénients
- Sécurité financière (khi2 = 69)
Niveau inconvénients
- Peur de l’échec ou de ne pas être à la hauteur des attentes (khi2 =
85)
- Obligation de résultat (khi2 = 84)
- Nombreuses responsabilités (khi2 = 45)
- Stress et incertitude (khi2 = 35)
- Longues heures de travail (khi2 = 30)
Niveau Valeurs
- Ouverture au progrès technologique, à l’innovation, à la créativité,
à l’international (khi2 = 89)
- Ouverture aux nouvelles pratiques et cultures (khi2 = 87)
- Esprit d’équipe (khi2 = 87)
Valeurs et missions - Rigueur/perfectionnement (khi2 = 84)
- Performance individuelle (khi2 = 69)
- Adaptabilité/flexibilité (khi2 = 69)
- Cohérence entre valeurs personnelles et valeurs professionnelles
(khi2 = 65)
- Justice/équité (khi2 = 55)
Niveau missions
- Création d’emploi et réussite sociale (khi2 = 89)
- Développement et pérennité de l’entreprise (khi2 = 85)
- Atteinte des objectifs (khi2 = 83)
- Enrichissement au plan humain (khi2 = 89)
- Performance individuelle (khi2 = 69)
Principales - Stratégie (khi2 = 92)
compétences
108
- Technologies numériques (khi2 = 89)
- Travail en équipe (khi2 = 89)
- Délégation (khi2 = 70)
- Télétravail et innovations technologiques (khi2 = 69)
- Équilibre sport, culture et travail (khi2 = 69)
- Établissement des priorités (khi2 = 68)
- Recherche du soutien financier et moral (khi2 = 68)
Éléments Niveau facilitateurs
facilitateurs et défis
surmontés - Confiance en ses capacités ou compétences en technologies
numériques et management stratégique (khi2 = 89)
- Soutien familial (khi2 = 87)
- Niveau de formation (khi2 = 85)
- Expériences des accompagnants et conseillers (khi2 = 69)
- Expériences et compétences des collaborateurs (khi2 = 69)
Niveau défis
- Consolidation et actualisation des connaissances internet (khi2 =
89)
- Réactivité face à la mondialisation (khi2 = 85)
- Recrutement des compétences face à la peur de manquer son
coup et aux expériences limitées (khi2 = 55)
- Modèle sur le plan social et financier (khi2 = 93)
- Défi internet, croissance / ouverture internationale (khi2 = 89)
- Réactivité permanente pour la fidélisation et le développement de
la clientèle (khi2 = 85)
Aspirations et vision
sur 5 ans - Développement des compétences (khi2 = 83)
- Conception de nouveaux projets (khi2 = 81)
- Amélioration du revenu personnel (khi2 = 79)
- Engagement pour le développement durable (khi2 = 49)
- Capacité à rebondir en cas d’échec (khi2 = 45)
- Meilleure exploitation des expériences (khi2 = 45)
- Opiniâtreté face à la concurrence (khi2 = 43)
109
Motivations entrepreneuriales : recherche d’indépendance au prisme de
l’exploitation des compétences relatives aux nouvelles technologies et à
la gestion stratégique
Plusieurs motifs alimentent le désir de démarrer, d’acheter ou de reprendre une
entreprise. Les motivations identifiées par les entrepreneurs y sont de deux
natures : l’exploitation passionnée des nouvelles technologies et la recherche
d’indépendance. « Ma principale motivation est de travailler avec passion, avec
les nouvelles technologies, avec des gens que j’ai choisis sur des sujets que j’ai
choisis ». Les traits motivationnels exprimés sont plus nombreux. Il s’agit de la
réalisation d’un rêve, la recherche de la qualité de vie, l’indépendance, le
pouvoir et l’autonomie. L’entrepreneur Y est également poussé par le but de
prouver ses capacités et ses compétences par l’exploitation des nouvelles
technologies. La création d’emploi, la prise en compte des attentes des clients et
les besoins du personnel trouvent une place de choix dans cette exploitation.
Quoique perçue comme moins importante, la sécurité financière apparaît tout
de même dans la liste des tout premiers avantages à être entrepreneur selon les
répondants de la génération Y. Ce résultat est étonnant, considérant que la vie
d’un entrepreneur est teintée de grandes incertitudes, notamment sur le plan
financier. Il se peut que l’entrepreneuriat représente, pour certains d’entre eux,
une belle occasion d’assurer un avenir financier plus prometteur. Or, souvent,
les entrepreneurs tiennent pour acquis les avantages financiers à être en affaire ;
c’est-à-dire, qu’il fait toujours plus d’argent en étant entrepreneur qu’en étant
salarié pour le même genre de travail. « Créer son entreprise, c’est vouloir
gagner un revenu sans limites, si ça marche, c’est aussi servir les autres en étant
proche d’eux, en se sentant utile ».
Les aspects négatifs à être entrepreneur sont la peur de l’échec ou de ne pas être
à la hauteur des attentes, suivie de l’obligation de résultat et des nombreuses
responsabilités. À noter que les entrepreneurs Y subissent moins la pression des
nombreuses responsabilités. Il est fort probable que leur formation les ait
outillés pour y faire face. De la même façon, ils semblent échapper au cliché
concernant « le stress et l’incertitude ». Bien préparés, les entrepreneurs Y
valident leur projet sous toutes ses coutures avant de se lancer en affaires, ce
qui abaisse le niveau de risque et, par conséquent, le stress et l’incertitude.
Autre chose, l’obligation de résultat est un aspect important. Plusieurs individus
de la génération Y considèrent et gèrent leur entreprise comme un projet.
Certains cumulent et varient les projets au gré des occasions d’affaires. En
définitive, le stress, les longues heures de travail, l’insécurité et le risque d’échec
demeurent les principaux aspects négatifs d’être entrepreneur. De tels aspects
négatifs doivent être pris en compte dans les modes de formation et
d’accompagnement pour en faire des leviers permissifs au niveau de l’équation
qui régit le comportement des entrepreneurs, comportement sous-tendu par un
souci d’innovation technique et d’altruisme.
110
Missions économiques et sociales sous-tendues par le partage des
valeurs de créativité et d’innovation technique
Dans la cadre de cette étude, les créateurs Y mettent l’accent sur la mission
économique de l’entrepreneur. Cette mission ne peut se réaliser qu’en présence
de certaines valeurs :
- Ouverture à l’innovation, à la créativité, à l’international, au changement, à la
compétition ;
- Recherche de nouveaux savoirs, nouvelles cultures et pratiques.
Cette mission économique se traduit par l’atteinte des objectifs au sens de la
création d’emploi, du développement et de la pérennisation de l’entreprise ou
encore de l’enrichissement humain. Elle est renforcée par des principes de
compétition traduits par deux verbatim essentiels : rigueur/perfectionnement et
performance individuelle. Ils sont tournés également vers une mission plus
sociale, sous-tendue par des valeurs sociétales : esprit d’équipe,
adaptabilité/flexibilité, justice/équité. Ces mêmes valeurs suscitent en eux le
désir de changer le monde, d’être utiles à la société, d’être libres et
indépendants. Un répondant précise : « Je veux faire coïncider mes valeurs
personnelles avec celles qui prévalent dans mon travail de chef d’entreprise ;
c’est dans ce sens que les technologies numériques m’aident énormément ».
Par ailleurs, il apparaît que l’innovation est perçue comme une nécessité dans
des champs concurrentiels, souvent mondialisés, et affectés par les
changements technologiques. La maîtrise de ces changements est facilitée par le
niveau d’études, le type de formation et une espèce de dépassement de soi qui
est une véritable source de bonheur et de plaisir. Plaisir d’œuvrer pour le
progrès, bonheur du travail bien fait, reviennent constamment et résident dans
la conciliation travail-famille et valeurs personnelles/valeurs professionnelles.
Compétences stratégiques relayées par la culture numérique partagée
Cette section vise à cibler les principales compétences telles perçues par les
créateurs Y. Ils mettent l’accent sur les compétences numériques et la capacité
qu’ils ont à travailler en équipe. Mais une analyse plus fine des corpus
informationnels exploités permet de constater que les diplômés universitaires et
ceux possédant une formation spécialisée en gestion/entrepreneuriat sont plus
orientés vers les compétences « stratégiques ».
Afin d’améliorer ces compétences stratégiques essentielles à un entrepreneur, il
est nécessaire de miser sur la compétence opérationnelle « délégation et partage
des tâches », qui fut d’ailleurs constamment abordée au sein des groupes de
discussions. D’autre part, on remarque qu’il s’agit également de compétences
projectives qui s’appuient sur les technologies numériques, la créativité, la
formation académique, le fait de savoir s’entourer des bonnes personnes, la
111
flexibilité, la recherche de nouveauté et du soutien familial des points de vue
moral et financier.
Le créateur Y conduit son action pour prouver ses capacités et ses compétences
vis-à-vis des autres. Il vise à assurer un avenir pour lui-même et pour ses
collaborateurs. Sa passion pour les technologies connectées y trouve une place
de choix au même titre que sa liberté d’action.
Cheminement entrepreneurial facilité par le soutien familial et la culture
technologique
La génération Y a suivi un cheminement d’entrepreneur grâce à la confiance
dans ses capacités (technologies numériques, stratégie) dans ses connaissances,
au soutien moral et financier de la part de ses proches, aux conseils des
accompagnants et à ses collaborateurs.
Ces réponses mettent en relief le besoin de la génération Y à s’appuyer sur les
autres : leur entourage immédiat, les experts-conseils et les communautés
numériques. Ce besoin provient d’aussi loin que l’enfance : les Y ont été couvés
et protégés par leurs parents ; internet leur a offert très tôt des communautés
d’appartenance.
On dénote également un important écart entre les répondants ayant un diplôme
et les autres. Les plus scolarisés ont plus tendance à avoir confiance en leurs
capacités et à miser sur leurs connaissances des nouvelles technologies et du
secteur d’activités. Ils sont plus convaincus que le succès dépend d’eux en
premier, ce grâce à leur culture technologique. Ils accordent beaucoup
d’importance à la formation comme élément facilitant le cheminement de
l’entrepreneur. Par ailleurs, leurs préoccupations sont plutôt tournées vers une
organisation mieux structurée de leur entreprise afin de limiter l’improvisation
et les pertes de temps.
Vision sur cinq ans centrée sur une entreprise de classe mondiale,
rentable et modèle sur le plan social et technologique
Les entrepreneurs Y ont l’ambition d’améliorer leur entreprise afin qu’elle
puisse devenir la meilleure dans son domaine d’ici cinq ans. Ils précisent :
« Devenir le meilleur dans mon domaine est un être, un modèle sur le plan
social et financier ». L’optimisme est plus au rendez-vous parmi les diplômés
universitaires ainsi que chez ceux ayant suivi une formation en
gestion/entrepreneuriat. Encore ici, ces programmes promeuvent l’idée que
pour bien réussir en affaires, il faut aspirer à être les meilleurs dans son
domaine.
Certains envisagent de transformer leur entreprise en une organisation de classe
mondiale d’ici cinq ans. En réalité, c’est un ambitieux objectif tant ils semblent
avouer leurs difficultés à percer le marché international. S’agissant de l’objectif
de devenir une organisation modèle sur le plan social d’ici cinq ans relève d’une
option extrêmement probable avec un manque de réalisme perceptible. Devenir
112
un modèle sur le plan social d’ici 5 ans est peut-être louable, mais implique des
ressources et du temps que la plupart de ces entrepreneurs n’ont pas, du moins
au stade actuel de leur développement. Ce réalisme semble échapper à certains
de nos entrepreneurs Y qui sont beaucoup plus enclins à leur engagement
social, sociétal et éthique ; « Il y a trop de personnes seules, isolées ; il y a
moyen de faire quelque chose pour elles au travers de nos activités
économiques et de nos responsabilités d’entrepreneur ». Ils se veulent plus
relationnels avant d’être rationnels, comme ils l’ont affirmé lors des focus
groups.
Au niveau de la performance financière, leur optimisme nous paraît normal. Les
quelques entrepreneurs pessimistes s’inquiètent et restent soucieux quant à
l’équilibre budgétaire de leur entreprise. On peut très bien les comprendre, car
si leur entreprise ne devient pas rentable d’ici 5 ans, il est fort probable qu’ils ne
survivront pas en affaires, du moins sous cette forme. La consolidation et le
développement des compétences demeurent des leviers d’action au même titre
que la confiance en soi.
De telles compétences doivent s’inscrire dans la recherche d’avantage
concurrentiel durable (Forgues et Lootvoet, 2006). Cet avantage concurrentiel
durable relève du choix du secteur d’activité et de la construction d’une position
avantageuse dans ce secteur, en ayant recours à des barrières à l’entrée. Il est
aussi le fait des ressources et compétences ainsi que leur protection grâce à des
combinaisons des ressources difficilement imitables. Les principales barrières à
l’imitation concernent les compétences procurant l’avantage et l’ambiguïté qui
empêche l’imitation. Plus précisément, ces obstacles à l’imitation relèvent de
compétences tacites, complexes et spécifiques, constituées de routines
opérationnelles ou fonctionnelles en adéquation avec l’environnement des
affaires et en cohérence avec l’identité collective en présence.
2.2 La culture du numérique au service de l’identité de soi centrée sur
l’information et la connaissance
L’importance de l’ouverture à l’information pour le cheminement de
l’entrepreneur
Les entrepreneurs Y ont fait valoir, dans leur cheminement, l’importance de
plusieurs variables identitaires : les motivations, les valeurs, les missions, les
compétences et les aspirations pour le futur. Ces variables sont les fruits de leur
histoire de vie, des formations universitaires suivies et de l’accès à l’information
facilitée par l’ouverture aux technologies numériques (Darmon, 2010).
L’information touche tous les aspects du fonctionnement de l’entreprise : la
vision stratégique, le mode de gouvernance ou le management, le niveau des
performances, les méthodes de travail, la commercialisation, la gestion des
ressources humaines, la logistique, etc. Plus précisément, l’internet a su
transformer de façon radicale les modalités de production, de livraison, de
vente et d’achat de biens et services par la mise en relation des entreprises, en
113
leur donnant des informations qui étaient auparavant impossibles à avoir. Par
ailleurs, l’image de l’entreprise, notamment, celle du dirigeant est perçue au
travers de ces nouveaux moyens de communication.
L’information est ainsi devenue le premier capital de l’entreprise. Les nouveaux
concepts et techniques de numérisation de l’information et la coordination des
activités des différents acteurs au sein de l’entreprise, grâce aux systèmes de
réseaux qui relient les ordinateurs, prennent la forme d’un élément moteur de la
stratégie. Leurs influences sur le niveau de compétences et de comportement de
l’entrepreneur sont réelles (Teece, 2007). Ces influences concernent également
l’élaboration des modèles économiques destinés à intégrer de nouvelles sources
d’information et à exploiter plus rapidement les avantages concurrentiels qui
leur sont associés.
Au niveau du marché, la relation client via internet se définit comme un
nouveau contexte social. En effet, l’utilisation des technologies numériques
instaure une certaine confiance entre le vendeur et le client qui lui donne ainsi
l’impression d’appartenir à une même communauté (Bolzer, 2014 ; Desvenain,
2014). Le client peut désormais facilement accéder aux informations, ce qui lui
permet de comparer les différents fournisseurs et de choisir un produit parmi
d’autres qu’il estime avoir à un meilleur rapport qualité/prix.
Le renforcement de la confiance en soi et l’émergence d’un profil
identitaire hybride
Notre étude montre que les attentes de l’entrepreneur Y sont très orientées vers
des aspects humains d’ordre personnel. La confiance en soi constitue la variable
qui apparaît en première position. Elle est sous-tendue par des motivations, des
valeurs, des compétences et des aspirations pour le futur. Elle détermine
l’aptitude qui permet de s'engager sans appréhension dans les relations et dans
l'action. Lorsque la confiance en soi est acquise, le jeune créateur/repreneur a
une bonne image de soi et a conscience de sa valeur et de ses possibilités. Il
s'affirme et sait tirer le meilleur parti de ses ressources personnelles et ne
souffre d'aucun complexe face aux autres. Il n’en reste pas moins que cette
attitude essentielle pour se lancer dans l’action entrepreneuriale est, le plus
souvent, loin d’être naturellement acquise. D’où l’importance des particularités
saillantes qu’il fait valoir : une solide culture des nouvelles technologies, l’accès
aux études supérieures, la recherche de soutien moral et de financement auprès
des proches et des collectivités locales, les besoins de conseil et
d’accompagnement. La recherche d’une réelle osmose entre l’identité
d’entrepreneur (en phase avec les nouvelles technologies) et celle de l’entreprise
créée est également permanente (Gasse et Tremblay, 2014).
L’entrepreneur Y construit et maintient une telle osmose grâce à l’ouverture aux
connaissances et pratiques nouvelles (Trope et Liberman, 2010). Ceci lui
permet de mener ses affaires à sa façon, selon ses propres règles, ses
convictions et sa capacité à exploiter les ressources techniques accessibles.
114
Celles-ci constituent de nouvelles connaissances qui lui confèrent un certain
pouvoir d’action. Rappelons que de nombreux entrepreneurs Y ont été exposés
à des programmes de formation à la création ou à l’entrepreneuriat, aux
sciences du management et au management de projets. Ces programmes
consolident et amplifient leurs connaissances d’entrepreneur. Les connaissances
sont pour eux des sources d’opportunités (Wong et Aspinwall, 2005). Ils les
récupèrent sous forme d’information, les transforment en données intelligibles,
porteuses d’une possibilité de création et de développement d’entreprise ou
d’activité.
Autrement dit, la culture du numérique favorise une construction identitaire à
partir des perceptions et des actions communes que partagent les membres des
réseaux auxquels appartient l’entrepreneur Y : fondation de l’entreprise,
premières années d’existence avec les récits qui en découlent, vision stratégique,
sens conféré aux actions et activités retenues. L’étendue de ces réseaux, la
multiplicité des informations et des connaissances intériorisées complexifient le
profil identitaire de ce même entrepreneur Y. Il relève de la combinaison des
trois principaux profils mis en évidence par Fauchart et Grubert (2011) :
- Les darwinistes qui sont centrés sur la compétition avec les autres et sur un
intérêt économique ;
- Les communautaristes qui considèrent leur entreprise comme un objet
social avec le soutien d’une communauté spécifique centrée sur un intérêt
mutuel de collaboration ;
- Les missionnaires qui sont focalisés sur un intérêt politique au bénéfice de la
société civile.
Les composantes identitaires de l’entrepreneur Y montrent que cette typologie
n’est guère fermée. Le créateur Y semble se retrouver dans des cas d’identités
hybrides. En ce sens, Murnieks, Mosakowski et al. (2012) montrent qu’un
individu qui possède plusieurs identités professionnelles avec un projet de
création réussit mieux ses activités entrepreneuriales. En effet, il a une meilleure
capacité à mener une auto-évaluation de ses actes. Par ailleurs, l’étendue des
réseaux d’appartenance et la capacité à mobiliser constamment des ressources
externes dynamisent la construction de l’identité et favorisent la stratégie de
légitimation de l’action entrepreneuriale. Une telle stratégie sert à attirer et à
renouveler les partenaires, les clients et les autres réseaux d’affaires, et à
favoriser le passage d’un profil identitaire à un autre.
CONCLUSION
La progression suivie dans cet article est en deux séquences. La première met
en évidence l’importance de l’identité entrepreneuriale des créateurs/repreneurs
de génération Y pour les économies contemporaines plongées dans la
dynamique du numérique. C’est un impératif pour les entrepreneurs,
notamment ceux qui sont encastrés dans une culture de flexibilité, d’ouverture
115
d’esprit, d’innovation et de réactivité. Cet intérêt pratique fonde la pertinence
scientifique de l’objet de cette contribution : améliorer l’accompagnement du
processus de création/reprise des entreprises. La seconde étape tire ses
arguments (de façon très synoptique) de notre enquête. Ce faisant, elle restitue
toute l’importance des composantes identitaires qui sont à la base des logiques
entrepreneuriales mises en œuvre par les créateurs/repreneurs de génération Y.
Ces composantes prennent la forme de connaissances et expriment des
différenciations de sens dont la captation conduit à des approches mobilisant la
culturalité numérique au profit du développement de l’entrepreneuriat
générationnel (Bolzer, 2014).
Cependant, il est nécessaire d’approfondir ces résultats empiriques ainsi que la
démonstration proposée au travers des arguments épistémologiques, théoriques
et pratiques. Le décryptage de l’accompagnement des start-ups et/ou des
créations à forte innovation technologique et sociétale s’inscrit dans cette
optique. Des études de cas approfondies de start-up permettront d’affiner les
facteurs et les parcours de construction des identités entrepreneuriales. Nous
pourrons ainsi vérifier la pertinence des facteurs de construction identitaire mis
en évidence en tenant compte des processus de construction (affirmation,
modification, rejet) et de l’impact des références de l’écosystème en présence.
Une telle démarche conduira à aller vers la généralisation des résultats de notre
recherche adossés à une solide confrontation de la littérature existante en la
matière.
C’est dire qu’un tel approfondissement devra mettre l’accent sur d’autres
composantes identitaires pouvant sous-tendre la pédagogie d’accompagnement
entrepreneurial en écho aux similitudes, différenciations et interconnections des
générations de créateurs/repreneurs d’entreprise. Il convient de rappeler que
les circonstances externes de l’action entrepreneuriale sont diverses. Parmi les
stakeholders qui constituent les contingences à exploiter, il faut citer les
organismes d’accompagnement qui font partie des structures encastrantes. Leur
engagement avec le créateur, ouvert aux connaissances et pratiques nouvelles,
est nécessaire et dépend de leur logique de proximité. Celle-ci constitue une
ressource incontestable pour l’action entrepreneuriale dès lors que
l’entrepreneur évoque certaines valeurs innovantes, sociétales ou éthiques pour
mieux traiter avec ces mêmes structures encastrantes. Il s’agit de structures qui
doivent véhiculer des éléments de connaissance et d’expertise aboutissant à la
proximité cognitive et relationnelle. Une telle proximité s’élabore à partir d’un
processus d’interactions avec des communautés de discussion en innovations et
pratiques technologiques et sociétales.
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2° Partie
119
120
Penser l’implémentation d’un Système
d’Information dans une approche humaniste. Cas de
l’entreprise A.I.P. – DÉCISIONS
Annick SCHOTT
Maître de Conférences à l'Université de Bordeaux-Montaigne
Membre du laboratoire CREG (Université de Pau et des pays de l’Adour)
Membre associé au MICA (Université de Bordeaux-Montaigne)
Membre de la chaire « Capital humain » (Université de Bordeaux)
1 Essais – Livre III, Chapitre 13 et de préciser, « Nous sommes à tous égards du vent. Et encore
le vent, plus sagement que nous, se complait à bruire, à s’agiter et il est content de ses propres
fonctions, sans désirer la stabilité, la solidité, qualités qui ne sont pas siennes ».
2 Au sens aussi du Jubilé extraordinaire de la Miséricorde qui rappelle : « Miser sur l’intelligence
du cœur, comprendre et partager avec « l’autre que moi », l’aimer comme il est, sans juger ni
condamner, tel est l’appel à la miséricorde, ce chemin d’humanisation, chemin de Dieu et combat
121
dans une PME locale.
Cela signifie que le constat établi par Roland Gori (2015), selon lequel nous
évoluons sous l’emprise de la « dictature de la technologie », n’a sans doute
pas lieu d’être dans l’entreprise dont allons étudier le cas.
Si, en effet, tout problème trouve sa solution dans la technique, alors l’Homme
est mis sous curatelle technique et/ou technologique. Il devient donc
obsolescent face à la rationalisation technologique, car seule la technique
demeure plus efficace, plus efficiente (et par rapport au marché moins cher). Ce
qui finit par dégrader tout humanisme.
La littérature, à propos des projets l’implémentation de SI, montre que dans
beaucoup de cas, l’approche engagée vis-à-vis des entreprises a été conduite
avec une priorité sur le « tout technologique ». Elle est rarement précédée d’une
réflexion préalable et globale sur la dimension humaine, les impacts
organisationnels, l’environnement (Lawrence, Lorsch, 1994).
Cette plongée vers l’humanisme de Montaigne s’apparente à bien des égards
aux principes vertueux de la responsabilité globale des entreprises sur leur
territoire.
On part en somme de l’hypothèse que « J’estime tous les Hommes mon
compatriote »3, hypothèse qui va fonder la manière dont on se représente le
« vivre ensemble »4 aussi en entreprise.
Bien sûr, toute organisation peut être définie comme un système de production
qui assure des transformations en relation avec son environnement. Pour
Mintzberg (2000), ce qui distingue une entreprise d’une autre c’est ce qui
insuffle une certaine essence, voire transcendante au squelette de sa structure ;
c’est-à-dire cette idéologie, cette façon de penser nourrie de traditions et
croyances, voire de valeurs « considérées comme désirables dans notre
société » Bowen (1953).
L'entreprise est également un phénomène complexe voire comme le précise
Edgar Morin (1991) un système complexe. Le mérite de cette approche réside
dans la conviction que l'entreprise, tel un « organisme obéit à une
organisation complexe et riche, qu'il ne peut être réduit à des lois
linéaires, à des principes simples, à des idées claires et distinctes, à une
122
vision mécaniste… La complexité comprend aussi des incertitudes, des
indéterminations, des phénomènes aléatoires » au sein même de
« systèmes richement organisés… Elle est donc liée à un certain mélange
d'ordre et de désordre ».
Derrière les « Best Practices » d’intégration des SI se cachent souvent le
« syndrome du copier-coller » (Tomas, 1999). Cette tentation du copier-coller
incite l’entreprise à reproduire le plus rapidement possible ce qui existait
antérieurement, et aussi, par voie de conséquence, les éventuels
dysfonctionnements organisationnels et humains (Bourricaud, 1995).
Cette mise en résonance Responsabilité Humaniste/SI pose de nombreuses
questions.
Cette responsabilité humaniste en tant que philosophie ou voie à suivre vers
« une structure complexe, ouverte, évolutive, inachevée » (Génelot, 2001)
afin d'encourager les interactions entre acteurs, ne pourrait-elle infléchir et
réfléchir la mise en œuvre d’un SI ?
Comme le soulignent un certain nombre de recherches, dont mon ouvrage
(Schott et Jurquet, 2013), « les valeurs du dirigeant, de ses salariés, des
principaux partenaires et du territoire, dans lequel est insérée
l’entreprise, jouent un rôle important dans la stratégie de son
entreprise ».
Par nature, la PME ne peut être qu’humainement responsable justement parce
qu’elle est « entreprise », mais également « petite » et « moyenne ». En d’autres
termes, la genèse et la pérennité de la PME – à la différence des « grandes »
entreprises – est qu’elle ne peut « continuer d’être », qu’à condition d’être
humainement responsable. En effet, les deux piliers qui fondent sa substance
sont avant tout la proximité et la durabilité, en particulier avec celles et ceux qui
l’entourent.
Comment donc, dans ces conditions, et face à des contraintes de plus en plus
prégnantes, les dirigeants et salariés, que je rencontre, arrivent-ils à construire
avec l’ensemble de leurs partenaires (internes/externes) des stratégies « gagnant-
gagnant », notamment lors de l’implémentation d’un Système d’Information ?
Pour tenter d’apporter quelques éléments de réponse, nous allons dans un
premier temps fixer le cadre théorique, puis dans un second temps illustrer
notre propos à l'appui de la méthodologie du récit de vie à propos d’une PME
locale.
1. LES CONTOURS THÉORIQUES
En tant que juriste, il est difficile d’oublier que notre tant décrié Droit du travail
constitue, à bien des égards, le « code de conduite » obligatoire dans les
entreprises privées vis-à-vis des salariés.
L’Église, il y a 125 ans (encyclique papale « De rerum novarum » 15 mai 1891), à
123
l’époque, groupe de pression important, a su inscrire sa vision humaniste du
social dans les bases de relations du travail.
1.1 Histoire et sens d’un Humanisme Responsable
Dès le début du 20e siècle, progressistes et conservateurs pensent pouvoir, dans
un consensus conséquent, transformer durablement la société au moins sur le
principe de gestion souhaitable suivant : l’employeur reste le maître chez lui,
mais il doit s’expliquer un minimum et porter également un minimum
d’attention à ses salariés.
Politiquement, l’entreprise est aussi une vraie bénédiction électoraliste parce
qu’améliorer le confort de millions de salariés, concitoyens et électeurs sans que
cela coûte à première vue un sou à l’État correspond à une panacée universelle
extrêmement tentante.
Ainsi, dès la fin du 19e siècle, l’État se mêle de la vie des entreprises, pose des
interdits et fait la police pour éviter quelques débordements préjudiciables à
l’ordre public établi.
Cela aboutit de fait à une notion d’épanouissement citoyen dans l’entreprise
(rapport parlementaire Sudreau 1974), extrêmement prégnante, au sein duquel
les salariés travaillent dans le respect :
- de leur dignité (d’où par exemple les textes anti-harcèlement),
- de leur santé (d’où les nombreuses règles touchant l’hygiène et la sécurité),
- à une construction économique expliquée (droit d’information des élus) sur
laquelle leurs représentants élus doivent être écoutés (d’où les consultations
obligatoires à partir de 11 salariés).
L’État expérimente alors quelques incitations avec quelques sanctions, puis
passe à l’installation de véritables couloirs comportementaux au profit du
confort des salariés. Ce qui permet de rétablir l’équilibre des forces en présence,
puisque les salariés, en raison de leur subordination juridique à l’employeur et
que sans éléments légaux de protection seraient démunis et en état d’aliénation.
L’État oblige donc en quelque sorte les employeurs à respecter un
minimum d’humanisme. Hors de cet humanisme légalement calibré, et quelle
que soit l’opinion de l’employeur et de l’employé, point de salut.
L’entreprise, à travers notamment le droit du Travail, se doit d’être socialement
et politiquement RESPONSABLE, soumise à une logique de type humaniste.
Ce cadre légal va bien au-delà des travaux sur la Responsabilité Sociale des
Entreprises les plus anciens (Bowen, 1953).
L’idée que les entreprises, par le pouvoir dont elles disposent, ont des
obligations, non pas seulement vis-à-vis des actionnaires (Jacquot et al., 2004),
mais également envers toutes ses parties prenantes (dirigeants, salariés,
124
financiers, consommateurs (ou clients), fournisseurs, riverains, etc.) est connexe
à la finalité choisie par ce cadre de réglementation des relations
employés–employeurs.
Les responsabilités de l’entreprise recouvrent en réalité une responsabilité
globale économique, sociale et environnementale qui, dans un schéma classique
de gestion, est imprégnée de la vision des relations sociales inscrites dans les
obligations légales du droit du Travail.
À titre d’exemple :
La cible commerciale choisie et le type d’investissements consentis renvoient à
des contraintes de production – et donc à des postes de travail (à définir ou
redéfinir) et bien entendu à la quatrième partie du Code du travail – santé et
sécurité au travail (L et R 4111-1 et suivants).
Ajuster l'organisation aux divers impératifs externes signifie mette en œuvre la
politique concrète de GRH, contrôler la légalité des procédures et informer aux
élus.
Veiller à préserver la cohérence par rapport à la logique interne (qui inclut une
« culture d’entreprise » telle qu’elle est généralement perçue) et veiller également
à préserver un sens (et donc une lisibilité) au sein de l’entreprise et de son
organisation incitent à ajuster la politique de GRH, à consolider la
communication interne et à respecter la transmission d’informations
obligatoires.
Ces éléments de base nous conduisent à effectuer trois constats.
Tout d’abord, la revue de la littérature montre une certaine hétérogénéité des
interprétations juridiques sur ce que peut signifiait la responsabilité globale,
voire intégrale de l’entreprise.
Il est ensuite difficile de définir le périmètre exact de cette responsabilité.
Ainsi dès 2002, les études de rapports sociétaux publiés par quelques
entreprises françaises (Loi NRE, 2001)5, voire internationales (Persais, 2004),
témoignent d’un périmètre à dimension variable. L’un des dirigeants des firmes
étudiées considère notamment que la véritable responsabilité sociétale (ce qui
constitue, dans ce cas, un abus de langage) consiste à distribuer de la valeur
pour les actionnaires et qu’il serait dès lors « irresponsable de sacrifier la
productivité à l’emploi ». À l’autre extrémité, un responsable reconnaît
l’obligation qui est faite à son entreprise de « créer de la valeur » (au sens large
du terme) « pour l’ensemble des parties prenantes ».
Enfin, le caractère multidimensionnel du concept de responsabilité globale,
5 La loi Nouvelle Régulation Economique obligent de puis 2001 les entreprises françaises cotées
(et celles enregistrées en France) à rendre des comptes dans leur rapport de gestion annuel sur les
impacts sociaux et environnementaux de leurs activités auprès de leurs parties prenantes.
125
voire intégrale, ajoute du flou et polysémique. Pour certains auteurs
(Mouniq, 2003) ce type de responsabilité « va au-delà de la dimension
humaine pour inclure l’environnement au sens large ». En effet, en France,
la responsabilité du dirigeant est avant tout « imprégnée du social dans
l’entreprise », c’est-à-dire vis-à-vis des partenaires sociaux et des salariés
(relations sociales, conditions de travail, gestion de la qualité de l’emploi,
discrimination, rémunération, formation...) (Lorriaux, 1991).
Quoi qu’il en soit, on a bien affaire à un « état d’esprit », une « philosophie »
une « éthique » qui fait partie ou non des convictions fondamentales des
décisionnels et qui, en conséquence, trouve son expression dans l’ensemble des
processus de l’entreprise.
Si évaluer permet d’évoluer, mesurer est avant tout fonction de la finalité
choisie ; pourquoi pas celle de l’humanité, si riche en expériences dont nous
sommes les héritiers !
Comment faire pour rendre cohérents cette finalité choisie et l’ancrage dans des
valeurs humaines et sociales collectives ? Les « valeurs » renvoient à la morale
ou aux préférences collectives. « L’éthique » relève de la mise en œuvre de son
cadre de références qui suppose une prise de conscience de l’impact probable
de ses actes et donc aussi de son interprétation des normes (règles) sociales.
Atteindre cette finalité humaniste de la miséricorde suppose un équilibre entre
les différents partenaires qui ont part dans et/ou prennent part à l’entreprise ;
cela induit l’idée qu’il faudrait procéder au minimum à une identification des
attentes et besoins des parties prenantes (et donc une consultation), au
maximum à une participation au processus de celles-ci, au moins opérationnel,
au plus décisionnel.
De plus, tout le processus de gouvernance en PME rétroagit avec les
caractéristiques personnelles du dirigeant, qui combinent (Mahé de
Boislandelle, 1998) tout à la fois des éléments rationnels (logique, mémoire,
forme de raisonnement, intuition, etc.), relationnels (échanges, ouverture,
introversion, etc.), émotionnels (sensibilité, empathie, tensions, stress, etc.),
culturels et normatifs (valeurs, éthique, idéologies, jugements de valeur, milieu
socioprofessionnel, etc.).
1.2 Agir entreprise / agir dirigeant
Une première donnée de base est qu’une entreprise n’existe que par
l’établissement notamment de relations durables entre son marché/ses clients.
Une autre donnée de base se situe au niveau de la durée de vie moyenne des
entreprises qui dans les pays développés ne dépassent pas à l'heure actuelle une
quinzaine d'années. Cela nous indique que ce travail d'aller-retour, entre
produits/ services (objets) et les parties prenantes (sujets), représente l'un des
parcours semés d'embûches de l'agir dirigeant.
L'agir dirigeant
126
Il nous renvoie à l'interdépendance objet/sujet mise en exergue par
E. Morin (1991) La subjectivité est au cœur du processus objectif. L'objet,
comme le sujet « comporte sa suffisance et son insuffisance ». « Livrés
chacun à eux-mêmes, ils sont des concepts insuffisants ». L'un dépourvu
de l'autre « est privé d'environnement », voire d'interdépendance, voire
d'interaction. « Sujet et objet sont constitutifs l'un de l'autre … ; …
perturbés l'un par l'autre ».
Le processus le plus visible de cette mise en dialogue entre objet et sujet passe
aussi par la régulation juridique. Or, comme le souligne A. Touraine (2005) :
« La norme suprême ne remplit plus son office. Les valeurs sociétales
qu'elle concrétise ne peuvent contenir la dimension globale et
mondialisée de l'économie ».
Déjà dans les années 1990, Davis et al. (1997), en considérant les convictions
des dirigeants, montrent l’importance des facteurs psychologiques dans les
modes de gouvernance. De plus, comme le précise Louis-Jacques Filion (2008)
la gestion organisationnelle d’une PME se construit « à partir de modèles
mentaux où la subjectivité, la relativité, la personnalisation ainsi que la
différenciation des comportements constituent des assises qui sont
acceptées et bien comprises ».
Comme l’a démontré en son temps Ole Rudolf Holsti (1967), la prise de
décision n’est pas une question de rationalité, mais plutôt de valeurs (par
exemple, croyances religieuses) de l’acteur.
Pour Galsser (1998), « le meilleur patron sera celui qui, à compétence
égale, saura entraîner l’implication de ses employés ; un patron désirant
et parlant suscite plaisir et stimulation, il peut donc trancher, arbitrer, et
non annihiler, et encourage le droit de penser, d’imaginer ». Il décrit ce
dirigeant leader comme devant promouvoir la communication constitutive
de son entreprise. Ainsi,
« 1. Le dirigeant leader discute régulièrement et franchement avec les
employés de qualité et du coût du travail nécessaire à la réussite de
l’entreprise. Non seulement il les écoute, mais les encourage à faire
toutes les suggestions qu’ils veulent sur la façon d’améliorer la qualité et
de diminuer les coûts.
2. Le dirigeant leader ou son représentant fait la démonstration du travail
à faire de façon à ce que les employés puissent comprendre exactement
ce qu’on attend d’eux. Pendant cette démonstration, les employés sont
incités à émettre des commentaires sur la façon d’améliorer
éventuellement les choses. Les employés ont ainsi davantage de contrôle
sur le travail.
3. Comme ils savent mieux que personne ce qu’est un travail de qualité
et comment le produire au moindre coût, les employés sont responsables
127
du contrôle de leur travail. Le dirigeant leur fait clairement savoir que la
qualité l’emporte sur le coût. Quand on accorde cette assurance aux
employés, la qualité augmente et les coûts diminuent, en général. La
qualité dépend du niveau de confiance entre employés et dirigeants et
cette confiance ne s’obtient pas en ayant recours à l’autoritarisme.
4. Le dirigeant leader ne perd pas une occasion de montrer que la qualité
s’obtient seulement par amélioration constante… Une tâche quelle
qu’elle soit peut-être améliorée ou exécutée au moindre coût. Le
dirigeant leader indique clairement que sa responsabilité consiste à
faciliter les améliorations en fournissant aux employés des outils, un
entraînement et un milieu de travail amical. Quand l’entreprise réalise
davantage de profits dus à l’amélioration de la qualité, le dirigeant leader
établit un système de rémunération qui permet aux employés de partager
en partie des bénéfices générés par leurs efforts ».
Ce qui signifie que la communication n’est plus un sous-produit de
l'organisation, que le rôle du destinataire ne se réduit plus à recevoir et à
comprendre ce qui lui est communiqué. On aura alors affaire à un « agir
communicationnel » puisque les uns s’ouvrent aux idées des autres. Habermas
(1987) considère que chaque interaction entre acteurs les modifie mutuellement.
Chaque action orientée vers l’atteinte d’une compréhension mutuelle fait partie
d’un processus coopératif d’interprétations subjectives de la situation.
Apprendre, évoluer et agir dans le cadre d’une organisation dépendent des
capacités et pratiques de dialogue et de délibération de l’ensemble de ses
membres, notamment de ses dirigeants.
L’étude de la littérature en PME montre, par exemple, que l’engagement en
faveur d’une stratégie durable est largement influencé par l’éthique personnelle
du dirigeant (Quairel et Auberger, 2005 ; Paradas, 2006) et en raison des
spécificités du mode de gestion de ces organisations (Julien, 1997).
Toutes ces réflexions et observations accentuent la prégnance dirigeant/
entreprise et expose le dirigeant dans la gestion d’antinomies relevées par
Edgard Morin en (1991) tel que « diversité/unicité, nécessité/hasard,
quantité/ qualité » …, « créativité/répétitivité », ….
Ainsi, lorsque qu'un dirigeant agit, c'est autant un pari sur le risque que sur
l'opportunité, sur l'échec que sur la réussite. Il dépasse, en particulier à partir de
son expérience individuelle, les alternatives classiques pour associer des
objectifs aussi dissonants tel que penser entreprise/penser client ; s'adapter à
l'extérieur/ maintenir la cohésion interne ; respecter la loi/interpréter les
normes ; dynamiser le changement/assurer la stabilité ; penser à
l'homme/optimiser la rentabilité de l'entreprise, etc… sans vouloir ou pouvoir
faire la part de ce qui est strictement évaluable dans la profitabilité de son
entreprise.
Ces combinaisons entre objectifs dissonants résultent d’une logique managériale
128
qui se fonde sur une économie, au sens grec – gestion harmonieuse – de la
ressource ; ressources à la fois matérielles, immatérielles et surtout humaines.
Elles peuvent aussi emprunter la voie inverse. Tout va dépendre de la façon
dont le dirigeant a expérimenté dans son agir, ses convictions, ses valeurs.
L'agir entreprise
Une organisation peut être définie comme un système de production qui assure
des transformations en relation avec son environnement. On a affaire à un
double positionnement technique et social. Sur le plan technique sont mis en
interaction des investissements, des transformations et des résultats. Sur le plan
social, il s’agit d’un maillage de pouvoirs, interrelations et relations.
Pour Paul Watzlawick (1971), « la réalité n’existe pas, c’est une construction
mentale ». L’appréhension et l’interprétation du réel renvoient à une
production de significations Ce processus de sens constitue une représentation
mentale du mode opératoire qui va influencer l’expression et le traitement d’une
situation professionnelle. Dès les années 60, pour Karl Weick, la
communication organise l’organisation. Elle permet de mettre en lumière le
code génétique de l’entreprise. De plus, il soulignera plus tard (Weick, 1995)
que l’acteur ne réagit pas à un environnement, il le construit autant qu’il est
construit par lui. Cette double interaction l’oblige à donner un sens à son
action.
Ainsi, Gareth Morgan (1986/1997, 2007) suggère que la façon dont nous
pensons a une incidence sur la façon dont nous planifions et nous nous
organisons. Analyse, expérience et terrain ont permis à Gareth Morgan d’utiliser
un certain nombre de métaphores comme autant d’analogies en termes de
représentation(s) que les dirigeants se font de leur entreprise. Peuvent ainsi y
être corrélés un ou des objectif(s) particulier(s) de gestion et communication.
Par exemple…
La métaphore 3 : « Organisation en tant que Cerveau » met l'accent sur les termes « processus
de la vie » apprentissage. L’organisation vue comme un cerveau est à la source de la façon dont le
collectif va traiter et comprendre les informations reçues (« qui sait quoi » et donc « qui fait
quoi »). L’organisation se déploie autour de données rendues intelligentes et informe systèmes et
processus. Cette vision de l’entreprise permet de concevoir l’organisation comme le fruit d’une
interaction entre diverses entités : gestion et communication interactionnelle
(interpersonnelle, informelle, organique orientée vers la cohésion interne) ;
La métaphore 4 : « Organisation en tant que Culture » porte l'attention sur la signification
symbolique (engendrée via des cultures nationales, locales, professionnelles, etc.) des parties en
présence dans la vie organisationnelle. Chaque organisation a ses propres modèles distinctifs de
culture et de sous-cultures telles que des valeurs uniques, des coutumes spécifiques, des
idéologies… Ainsi, structures, hiérarchies, règles ou routines organisationnelles sont incarnées par
des grilles de lectures du social et des significations qui sont essentielles pour comprendre le
fonctionnement de l'organisation au jour le jour. Bien entendu, « les slogans, symboles, contes,
rituels et modèles de comportement tribal qui illustrent la vie organisationnelle donnent
des indices sur l'existence d'un système beaucoup plus profond et omniprésent en
SENS ». La force de la métaphore « culture » réside ainsi dans ses formes immatérielles.
129
Cependant, elle peut créer une forme de « cécité » ou bien « d’ethnocentrisme ». Quoi qu’il en
soit, cette métaphore permet de regarder l’organisation via le prisme des valeurs, des idées, des
croyances : gestion et communication patrimoniales (production physique et identitaire de
l’organisation, gestion participative, sens commun) ;
La métaphore 7 : « Organisation en tant que Flux et Transformation » s’ingénie à étudier la
nature comme source du changement et d’en comprendre la logique organisationnelle. En effet,
l'univers est dans un état de flux constant où l'on trouve les caractéristiques à la fois de
permanence et de changement.
Qu’il s’agisse de systèmes d’autoproduction ; ou d’auto-régulation ou bien d'auto-organisation
spontanées ; ou encore de rétroaction positive et/ou négative ; ou enfin de génération de tout et
son contraire ; cette métaphore permet de comprendre et de gérer tout changement
organisationnel. On y retrouve ainsi les concepts d’ajustement et de management agile. Au travers
de cette métaphore, l'art de la gestion s'avère être quelque peu malmené dans la mesure où il est
pratiquement impossible de prédire, organiser et commander des systèmes à la complexité aussi
étendue. On en arrive à une gestion et une communication (éventuellement) « organisante »
(faire accoucher des idées jusqu’à la dynamique du changement en passant par le dialogue, la
concertation et la résolution de conflits) ;
La métaphore 8 : « Organisation en tant qu’instruments de domination » part du constat
suivant : tout au long de l'histoire, les organisations ont été associées de près ou de loin à des
phénomènes de domination. Il peut s'agir d’acte d'agression, de prédation, sous une forme
quelconque. On y retrouve les thèmes liés à l'oppression, à l’exploitation, à la discrimination ; aux
ateliers clandestins, aux coûts sociétaux (dus à une marée noire, par exemple), jusqu’à, non
seulement la mise en esclavage par des systèmes industriels d’ouvriers, mais aussi celle d’animaux,
celle de l'environnement, etc. et le fameux « diviser pour régner ». Cette métaphore met ainsi l’accent
sur le fait qu'un acte rationnel peut conduire tout à la fois à augmenter des profits, à paupériser et
à maltraiter des êtres humains. Ce qui est rationnel d'un point de vue organisationnel ne l'est donc
pas forcément d'un autre point de vue. Instrumentaliser la domination peut générer une gestion
et une communication logistique (diffusion de l’information et échanges opérationnels et
généraux).
Au-delà des images et des représentations que l’on peut dresser d’une
organisation, les méthodes et les approches analytiques sont autant de points de
réflexions que de possibilités d’actions. La mise en formalisation d’une
représentation organisationnelle éclaire les acteurs, et est de nature à pouvoir
favoriser certaines évolutions.
Le mérite de cette approche est de pointer avec Edgar Morin (1991) l'entreprise
en tant que système complexe. À première vue, la complexité renvoie à « un
phénomène quantitatif, l'extrême quantité d'interactions et
d'interférences entre un très grand nombre d'unités ». Elle conjugue
d'ordre et de désordre. « L'ordre : c'est tout ce qui est répétition,
constance, invariance, tout ce qui peut être mis sous l'égide d'une
relation hautement probable, cadré sous la dépendance d'une loi. Le
désordre : c'est tout ce qui est irrégularité, déviation par rapport à une
structure donnée, aléa, imprévisibilité. »
Entre relations hautement probables et aléas imprévisibles, comment faire pour
que dans le système entreprise circulent des informations et des dispositifs de
concertation ? Puisque la quête d’un équilibre entre les différents partenaires
suppose transparence, comment faire pour que cette transparence imprègne les
130
modes de gestion ? En somme, les données du système d’information sont-elles
accessibles et partagées par tous, y compris par les partenaires externes lorsque
la pratique montre que, dans les organisations, la relation client-fournisseur
interne souffre de cloisonnements et en sort atrophiée ? On sait par ailleurs que
l’introduction d’un nouvel outil interroge le contexte et le sens des pratiques.
L’instrumentation peut-elle s’affranchir de l’intentionnalité qui l’anime, entre
conformité ou réforme des pratiques ?
1.3 Les pratiques en matière l’implantation de Système d’Information
La littérature, à propos des projets d’intégration informationnelle, montre que
dans beaucoup de cas, l’approche engagée vis-à-vis des entreprises a été
conduite avec une priorité sur le « tout technologique ». Elle est rarement
précédée d’une réflexion préalable et globale sur la dimension humaine, les
impacts organisationnels, l’environnement (Lawrence, Lorsch, 1994). Selon
cette optique, les Systèmes d’Information seraient la reproduction informatisée
des formes organisationnelles proposées par l’école classique des
organisations au début du siècle dernier ; une nouvelle forme de « One Best
Way » pour le pilotage des organisations (Alter, 1996 ; Bernoux, 1985 ; Crozier,
Friedberg, 1977)
Les directions générales font ainsi l’économie des dysfonctionnements
organisationnels et humains existants (Bourricaud, 1995), préfèrent se laisser
tenter par le « syndrome du copier-coller » (Tomas, 1999).
Tout ce qui ne permet pas aux acteurs de jouir de tous les éléments, à date la
requise, afin de réaliser en pleine conformité tout ou partie les prestations
attendues, peut engendrer un dysfonctionnement d’usage. Alors, comment
stimuler l’énergie renouvelée de chacun, destinée à réaliser mieux les objectifs
de l’entreprise, si n’est pas fait l’effort de « lier ou réconcilier l’homme et
l’entreprise dans une relation ‘gagnant/gagnant’ durable » (Savall et
Zardet, 1992).
Toute organisation produit et est le produit d’interactions permanentes entre
structures et comportements humains. L’absence de prise en considération de
ces interactions, leur régulation boiteuse peuvent provoquer d’autres
dysfonctionnements.
Ainsi, le rôle des dirigeants (puis de la ligne hiérarchique) est essentiel. Ce sont
eux qui réunissent les informations et coordonnent les diverses ressources pour
appliquer, selon leur vision, décisions et objectifs, d’une façon qu’ils souhaitent
pratique et efficace.
Les SI implémentés sans diagnostic social préalable s’avèrent en toute logique,
contre-productifs. Les parties prenantes sont peu consultées et ignorent, la
plupart du temps, les raisons qui ont conduit l’entreprise au choix d’un SI. Les
directions sont davantage préoccupées par des problématiques complexes de
recherche de performances à l’échelle de l’organisation alors que des saisies
131
erronées ou manquantes de données, quelles qu’en soient leur nature, risquent
de remettre en cause la productivité du SI. Pourtant la fiabilité des données
représente un poids à la fois technique et social. Technique : parce qu’elle sous-
entend la maîtrise du progiciel par l’utilisateur, social : parce qu’elle illustre le
degré d’appropriation par celui-ci du pourquoi et du comment de l’outil. Les
directions font comme si l’outil à lui seul pouvait engendrer, dès sa mise en
œuvre, des améliorations visibles dans la gestion du quotidien.
Cette tendance du copier-coller de l’éditeur de progiciels intégrés vers
l’utilisateur traduit également l’objectif de reproduire à minima et le plus
rapidement possible ce qui existait avec l’ancien système. L’idée est de revenir
plus tard sur des corrections dites « d’amélioration » qui en fait ne résoudront
rien. En effet, l’intégration optimale d’un SI suppose (Everaere, 1994)
décloisonnement au moins informationnel, cohérence dans les échanges
informationnels, et interactions entre l’orientation des décisions et le
fonctionnement opératoire.
Malheureusement, la plupart des cas décrits par la littérature rendent compte de
l’informatisation (ou la numérisation) des dysfonctionnements organisationnels
existants – les cloisonnements organisationnels par exemple – qui conduit
invariablement les entreprises vers des phases post-SI difficiles, voire contre-
productives. Toutes ces reprises, corrections, recherches d’information à
l’origine des problèmes rencontrés génèrent des pertes de temps considérables
dans les organisations (Legrenzi, 1998). À tel point que la manière dont
l’organisation implante son SI est souvent déterminante pour la suite : soit le
système sera source de création de valeur pour l’organisation, soit il deviendra
un véritable casse-tête.
Dans un contexte complexe de déséquilibres, d’incertitudes et de turbulences,
les structures doivent rester ouvertes, évolutives, inachevées (Génelot, 2001) et
en prise avec les parties prenantes. Les éditeurs ou intégrateurs via des
méthodologies sophistiquées laissent croire, bien au contraire, à la prévisibilité
de la démarche engagée (Lemaire, 2002), sans tenir compte de l’aspect social.
On se focalise sur l’analyse technique du système d’information existant et de
son évolution à moyen terme. Les dimensions stratégique, environnementale,
organisationnelle, comportementale des parties prenantes internes et externes
restent le parent pauvre.
La formation en est une illustration. Toutes les directions d’entreprises
s’accordent sur l’importance de l’investissement à consacrer à la formation,
mais les responsables de formation et les utilisateurs déclarent, dans la plupart
des cas, que ce besoin a été sous-estimé et que l’apprentissage a plutôt eu lieu
« sur le tas » que dans les salles de formation (Mourlon, Neyer, 2002). De plus,
cette formation sur le tas s’apparente à du training sur l’outil.
Ce type de formation ne tient pas compte de l’environnement de l’utilisateur, de
ses capacités, modes de fonctionnement cognitifs, besoins ou désirs
132
(Mélèse, 1990). Les caractéristiques personnelles sont centrales, quelles que
soient les situations, l’interaction avec les technologies de l’information
implique à minima un engagement cognitif de la part de l’utilisateur. Disposer
d’un enchaînement plus convivial d'écrans ne constitue pas pour ce dernier un
bouleversement fondamental. Le vrai changement se situe ailleurs : non
seulement dans le pourquoi et le comment traiter les données et leur flux, mais
aussi dans l’impact à long terme du SI sur le corps social (stagnation, voire
compression des effectifs). Le cœur de cette boîte noire est rarement explicité
par les directions, au même titre que l’identification des savoirs tacites de
l’acteur, leur transformation en savoirs tacites au service du collectif et, bien
entendu, la conversion de ces savoirs tacites, devenus collectifs, en savoirs
explicites (Fouet, 1997).
Le spectre des suppressions de postes et celui de « l’outil de contrôle »
(Bouchet, 2001) sont omniprésents et accentuent la peur et les angoisses, en
particulier, pour les salariés les plus âgés, et ceux qui sont les moins qualifiés.
Le SI utilisé, comme un « outil de contrôle », permet d’effacer les zones
d’incertitude (Crozier, 1977) et de renforcer de fait le pouvoir de ceux qui l’ont
instauré. Dans ce cas, le savoir est confisqué au profit des capacités liées du SI
et à sa structure matricielle. L’humain est sommé de prouver, comme au temps
du taylorisme, sa supériorité par rapport aux possibilités de ces machines. Ainsi
les exigences d’adaptation constante ont pris le pouvoir sur la création. La vie
algorithmique du SI devient alors le lieu privilégié et « magique » de la décision.
L’une des conséquences de ce système réside dans la redistribution des risques
et des catastrophes.
À l’opposé, les motivations des directions peuvent être guidées par le besoin de
s’équiper d’un « outil de pilotage » des activités au service de l’acteur et de
l’organisation.
Comme le rappellent Livian et Sarnin (1990), seule la conviction du dirigeant
basée sur ses jugements de valeur et sa volonté demeure primordiale en matière
de gestion et de communication.
Il nous faut, dès à présent, analyser les résultats de nos investigations, en ayant
pris soin d'exposer notre méthodologie.
2. MÉTHODOLOGIE ET RÉSULTATS
Comment examiner l'engagement d'un dirigeant, la manière dont il cultive les
façons de faire, de faire faire dans son entreprise ? Comment choisir ce
dirigeant référent ?
2.1 Option méthodologique du récit de vie
Le choix dans un fichier d'entreprises et l'investigation classique par enquête ne
semblaient pas suffire. Une dimension manquait : le vécu au cœur d'un parcours
professionnel et personnel. C'est ce vécu qui pouvait constituer la clé, non
133
seulement de la fonctionnalité des pratiques opératoires, mais aussi du sens que
le sujet met dans son activité de dirigeant.
Approcher la méthodologie d'histoire de vie semblait incontournable. Selon ses
promoteurs (Pineau et Legrand, 1993), cette méthode valorise la « recherche et
construction de sens à partir des faits temporels personnels », évite ainsi
les risques d'une lecture exclusivement événementielle, et la relégation au
second plan d'éléments réels.
Cette méthode d'observation place la focale autant sur les processus formels
que sur les qualités humaines d'intuition, de flair, y compris de système D, sans
croire que ces qualités pourraient être remplacées par des procédures et
inversement. Elle permet de saisir les interactions entre la personne (sa
personnalité) et l’environnement auquel elle participe, en d’autres termes, sa
représentation du monde (Kurt Lewin ; Morgan, 1986/1997, 2007).
Pense-t-on qu’il nécessaire ou pas de coopérer, de susciter la coopération en
échangeant, en partageant l’information ? Dans sa relation à l’autre, pense-t-on
que cet autre est digne d’utiliser (capacité et volonté) à bon escient l’information
ainsi mise en partage ? Un SI comme outil de pilotage ou au contraire comme
outil de contrôle ?
Puisque le discours est un comportement (Osgoog et Walker, 1959), les mots
utilisés par le dirigeant illustrent ses croyances à propos de ce qu’il pense qu’il
est bien (valeurs, jugements, opinions) de faire ou de ne pas faire.
Certains dirigeants affichent une préoccupation importante pour la gestion des
hommes, pour leur motivation, qu'ils relient à une meilleure connaissance des
informations par leurs salariés ; d’autant plus qu’ils ont une représentation
positive de ces derniers, comme étant digne de confiance, renforçant ainsi la
nécessité de mettre en partage l’information et de créer l’échange. Cette
confiance manifestée par le dirigeant envers ses salariés le conduit donc à
transmettre des informations, à donner aux salariés l’occasion de s’exprimer, ce
à quoi ces derniers réagiront en développant des comportements qui vont
consolider ce sentiment de dignité et de confiance du dirigeant (SI outil de
pilotage).
D’autres dirigeants au contraire considèrent qu’organiser l’échange entre acteurs
(au moins internes) nécessite d’y consacrer du temps, et que ceci n’est pas utile
dans une petite structure ; de plus, ils accordent peu de confiance envers leurs
salariés, édifiant à leur endroit une représentation quelque peu négative (SI outil
de contrôle).
Ce type d’observation nous renvoie à la conjugaison information/relation chère
à Paul Watzlawick (1971). Ainsi la première situation décrite nous met face à
une circulation de l’information à double sens où la relation est symétrique. Le
dirigeant se situe dans une posture participative et communicante. L’autre
situation se caractérise par une information à sens unique où la relation est
134
asymétrique. Le dirigeant se situe dans ce cas dans une posture autocrate et
mécaniste. Il y a bien évidemment des entre-deux : information à double sens
et relation asymétrique (posture paradoxale instrumentaliste conjuguant la
mise à disposition par le dirigeant vers les salariés d'un nombre suffisant et
suffisamment organisé d'informations avec la volonté du dirigeant de réduire la
dynamique relationnelle avec les salariés, compte tenu de leur faible capacité
supposée à utiliser à bon escient les informations fournies !) ; information à
sens unique et relation symétrique (posture paradoxale persuasive
conjuguant la volonté du dirigeant d'établir un climat et des relations de
confiance pour aller vers une sorte d’auto-régulation de l'information par les
salariés, avec la mise à disposition par le dirigeant vers les salariés d'un nombre
insuffisant et insuffisamment organisé d'informations !).
Il aura fallu la complicité du président de l’APM6 locale, séduit par ce dirigeant,
qui non seulement se positionne en quête d’apprentissage, mais bouscule même
les habitudes et les contre-habitudes, vivant par son esprit d’humaniste
courageux.
L'assez longue période de vie (il a 68 ans aujourd’hui) rendait significative
l'expression professionnelle de ce dirigeant. Son expérience d'ingénieur en
grand groupe l'a fait dialoguer avec la matière, le processus de mise en œuvre
technique, le souci du détail. Et aussi le désir de la belle réalisation et de la
bonne relation, étant issu d’une lignée d’entrepreneurs du Bergeracois (à
quelque encablure du château de Michel de Montaigne), où toujours, le salarié, à
quelque niveau que ce soit, est considéré comme un demi-frère.
Au-delà, son goût pour la philosophie et l'ancrage familial dans les sciences de
la vie (biologie et médecine) ont façonné et intériorisé, par acceptation du
tâtonnement et de l'expérimentation, son envie et son devoir de ne pas tricher
et de durer par et pour la qualité des relations au cœur de l'épanouissement de
l'être et de l'entreprise.
Nous voilà donc partis à sa découverte… sur plus de huit ans ; en de
nombreuses heures en entretiens semi-directifs, en questionnaires, notamment
sur les conditions de vie au travail de l'ensemble de ses salariés, mais aussi en de
nombreuses heures en préparation à ses interventions, autant à des réunions
avec les différents personnels qu'à des conférences débat sur des thématiques
RH, et surtout en des conversations à bâtons rompus en et hors cadre de
l'entreprise... autant de captages officiels et officieux.
Dans cette PME de 39 salariés7, spécialisée en biologie humaine dans les
6 Association Pour le Management, par des sessions de formation et des échanges d’expériences,
permet au chef d’entreprise de « devenir acteur de son propre progrès ».
7 Dans cette PME, l'ensemble des salariés ont été interviewés. Il s'agissait de mettre en évidence
leurs conditions de vie au travail et parmi elles leurs pratiques et leurs perceptions concernant la
communication interne dans leur entreprise.
135
réactifs permettant de diagnostiquer de nombreuses pathologies, le dirigeant
(fondateur-propriétaire) s'exprime largement. La communication avec les
femmes et les hommes de son entreprise est réfléchie, structurée, basée sur un
cadre de référence. Cette réflexion est nécessaire pour canaliser le message, le
simplifier, le dire à plusieurs, faire de l’intercommunication. Elle est donc
principalement orale, notamment via :
- réunion hebdomadaire avec les commerciaux (au technique, comme au
service). Sont au programme le cœur du métier, mais aussi des événements
économiques et sociaux ;
- réunion mensuelle avec l’encadrement ; y sont inscrits, par exemple, les
éléments de réflexion philosophiques sur l’incertitude ou des événements
politiques, autant que les objectifs et résultats ;
- réunion mensuelle avec tout le personnel ; on y trouve les résultats du mois,
les modifications stratégiques, les difficultés, les succès, et surtout la
philosophie de l’entreprise.
Son expérience rejoint les résultats d'analystes et d’académiques de l’entreprise,
tel Henry Mintzberg (1990), qui constate que les managers consacrent environ
60% de leur temps et de leurs activités à la parole. Cette parole, s'inscrit dans
l'échange, parce que ce dirigeant inscrit l'échange au rang d'une nécessité
impérieuse : pourquoi, parce qu'il sait qu'il ne sait pas ; mais il sait que l’individu
indivisible, uniquement guidé par son seul intérêt est une fiction ; il sait, depuis
Sigmund Freud et Tzvetan Todorov (1995), que l’individu n’existe pas sans
l’autre ; et surtout, qu’il est divisé par des forces contradictoires qui le
traversent. Autrement dit, il fait partie de ces gestionnaires qui ne s'enferment
pas dans des certitudes, qui sont toujours en quête de schémas flexibles de
compréhension, qui se co-construisent via l'échange avec leurs collaborateurs à
l'aune d'ouverture philosophique, sociologique, psychologique.
2.2 Résultats : le cas de l'entreprise A.I.P. – DÉCISIONS
Le dirigeant de cette entreprise, qu’il a créée en 1991, au lieu de rechercher le
gène de la performance dans ses salariés, s'intéresse à celles et à ceux qui
partagent sa philosophie et sa façon d'exercer ce métier de la santé, innovant et
respectueux de la vie. Pour cette entreprise, le rôle de chacun consiste à agir
comme l'ambassadeur de l'entreprise auprès des représentants du client.
Cette philosophie est bien entendu déclinée auprès des futurs embauchés lors
du recrutement, auprès des salariés lors de leur évaluation, ou des séminaires de
direction. Le patron répète en toute circonstance qu'il veut des hommes qui
partagent sa philosophie, ses valeurs, « qui sont à l'aise avec cette culture, ce qui
garantit un mariage heureux et durable avec des gens qui sont heureux de venir
travailler ».
À partir de sa pratique empirique, enrichie de ses diverses expériences de vie (et
aussi familiales), ce dirigeant a co-construit une philosophie, un cadre de
136
références, qui lui permet, malgré la conjugaison d'exigences contradictoires, de
produire des pratiques bienveillantes, qu’elles soient organisationnelles ou
communicationnelles.
Comment fonctionnent cette philosophie, ce cadre de référence, en un mot, cet
ensemble de valeurs et de normes qui définissent les orientations spécifiques
envers le métier, les conduites professionnelles, les relations d'affaires, face à un
changement.
Un cadre de référence comme support méthodologique pour
l’implémentation d’un SI
L'entreprise, au travers des définitions et explications de son cadre de
références (sa vision du monde, son identité, sa philosophique), fait de ses
salariés des partenaires dans tout agir situationnel et en toute réciprocité.
De la stratégie à la gestion au quotidien des femmes et des hommes de
l’entreprise A.I.P. – DÉCISIONS, tout passe par cette relation de réciprocité ;
l’implémentation du SI en est l’illustration.
Le système d'information est utilisé comme un moyen de progression de
l'activité, d'évaluation professionnelle, voire d'évolution personnelle. Il ne s’agit
pas, au-delà de sa fragmentation, pulvérisation et vitesse, d’en faire un
mécanisme, un objet meurtrissant les capacités de réflexion et d’action des
salariés.
Bien au contraire, le SI agit comme un « réajusteur » d’objectifs (qui ne sont
qu’indicatifs), réajustements alimentés par les salariés, à partir d’éléments (aléas)
de terrain.
Notre dirigeant n’a jamais présenté ce SI comme une pratique de gestion de
pointe qui permet de qualifier positivement son entreprise comme moderne, et
lui comme un dirigeant moderne. Son SI a été réfléchi afin de répondre aux
exigences de la philosophie de coopération si chère à ses convictions (valeurs)
et aux réalités propres de chacun des salariés : comment savoir où l’on en est
dans le déroulement de son activité, ce qui permettra de disposer pour soi-
même des éléments de sa façon de progresser, et où en sont ses partenaires
(internes).
Ce SI dans sa mise en œuvre est un exemple de l’intérêt que le dirigeant porte à
la communication interne. L’information y circule à double sens : le dirigeant y
inscrit les éléments d’objectifs disponibles à réaliser et le salarié ce qui l’a pu
réaliser. Nous sommes loin de cette « addiction électronique » qui se caractérise
par deux traits principaux : la perte de contrôle et une souffrance liée à
l’impossibilité de se sortir de ce dont on n’a pas envie de faire (ou d’aller, ou
d’être).
Chez A.I.P. – DÉCISIONS, tous les échanges informatisés de données servent
d’interactions lors de réunions hebdomadaires, notamment au technique,
137
comme au service.
Ils sont symétriques dans la mesure où les objectifs ont une valeur indicative ; le
salarié peut proposer, en les justifiant, des réajustements, qui, en règle générale,
sont acceptés. Comme indiqué ci-dessus, l'échange constitue une nécessité
impérieuse, parce que le dirigeant sait qu'il ne sait pas, qu’il a besoin de ses
salariés pour « se positionner » et qu’eux ont besoin de lui pour également « se
positionner ».
Dans cette double interaction, on sent bien tout le poids de la représentation
positive du dirigeant envers ses salariés, mais aussi du dirigeant par rapport à
lui-même. Pour tout individu, la perception d'autrui est fortement liée à la
perception de soi. Cette dynamique perception-projection est tout à la fois
fondée sur un processus objectif, personnel et subjectif (Baumard, 1996).
Ainsi, pour atteindre ce stade, il aura fallu que le dirigeant considère les salariés
comme dignes d’utiliser (capacité et volonté) à bon escient l’information ainsi
mise en partage ; d'autant que ce partage a pour conséquence une réorientation
de la décision du dirigeant : on a donc affaire à un système commun de
décision, ou plutôt intégrateur, qui renvoie aux principes mêmes de cette mise
en vulnérabilité « d’un gouvernement qui dépend de l’usage »8.
Non seulement il y a lieu pour le dirigeant de consulter les salariés pour savoir
de quelles informations ils auraient besoin, mais surtout les informations
réajustées par les salariés permettent de réajuster les éléments de décision du
dirigeant.
L’entreprise se développe parce qu'elle est aussi devenue un territoire fédératif
et non plus fédérateur, voire une appropriation commune, un tiers symbolique
au bénéfice de tous.
En fait, en qualité d’acteur privilégié, le dirigeant se positionne sur son rôle et
ses prérogatives comme un diffuseur, organisateur, animateur, régulateur,
réajusteur notamment d'informations. Ce sont les maîtres-mots de sa politique
qui expriment également la représentation qu'il se fait de sa fonction de
dirigeant. Il est le chef d'un orchestre qui ne peut orchestrer son orchestre qu'en
collaboration, voire en communion avec chacun des membres de celui-ci.
Si le SI et les échanges s'avèrent défaillants, c'est autant de la responsabilité du
dirigeant que de celle des salariés. Là aussi, et plus encore que pour la prise de
décision, l’inter-relation constitue le cœur intégrateur de chacun des
composants de ce territoire fédératif, de cette appropriation commune, de ce
tiers symbolique au bénéfice de tous qu'est devenue l'entreprise A.I.P. –
DÉCISIONS.
138
Ce qui signifie également que dans l'entreprise A.I.P. – DÉCISIONS, il n'y a
pas de fixation d'objectifs budgétaires arbitraires (comme dans d'autres
entreprises du secteur) pour éviter de « faire du client » au détriment d'une
démarche qualité partenariale clients/entreprise. Ainsi ce qui est mesuré
ce n'est pas la performance, mais la progression de la performance.
Il est à souligner que l’organisation est ce qui résulte d’un projet, qui fait tenir
tout cela ensemble. Ce qui donne cohérence et stabilité, ce qui relie, c’est le
symbolique et leurs valeurs attachées.
CONCLUSION
À la fin des années 1980, Jameux a montré que les études prospectives sur
l’impact des nouvelles technologies de l’information à l’horizon 2005
convergeaient notamment sur trois points.
- Premièrement, les modes d’organisation fondés sur la dichotomie conception-
exécution et sur une stricte division du travail par spécialisation sont inadaptés.
- Deuxièmement, l’intégration de ces technologies est fonction du degré de
polyvalence des connaissances et des savoir-faire des acteurs, de leur
implication et de leur participation active à l’introduction des changements
suscités par ces technologies.
- Troisièmement, l’utilisation efficace de ces technologies est assujettie à
l’apprentissage par les acteurs de la sélection de l’information utile et du
traitement pertinent de celle-ci.
Au XIXe siècle, l’entreprise vue comme un organisme remplaça la notion qui
signifiait, depuis la Renaissance, l’agencement des divers éléments en vue d’un
but : « la machine », pour aller vers « une rationalité moyen-fin » (quelque peu
étriquée). Depuis l’an 2000, l’entreprise raisonne (ou résonne) en mode
processus, ce qui signifie que le déroulement des situations se doivent d’être
articulées selon des rythmes variables et des normes, règles et conventions
censées être connus de tous... Ce qui constitue la même fiction que celle qui
précise que « nul n’est censé ignorer la Loi ».
L'entreprise étudiée, inscrite dans le système économique contraint, offre
pourtant des motifs d'espérer, en raison notamment de sa stratégie
d'apprentissage coopératif ancrée au cœur de convictions inébranlables, des
liens, un lieu et un vers quoi l'homme peut encore exercer son désir et son
besoin de croire.
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La mygale informatique
L’araignée, sa toile, le meurtre d’âme et la fin de
l’homme
Emmanuel DIET
Psychologue, Psychanalyste
CRPPC, Université Lyon 2, SFPPG, Transition, Connexions, I.P&M
L’on sait bien que le premier qui dit la vérité doit être assassiné, que le malheur
frappe toujours non pas la crapule auteur du scandale, mais ceux qui se risquent
à l’identifier et le dénoncer, qu’il ne faut pas dire que le roi est nu ou que la terre
tourne, que de multiples cryptômes (Diet 2016) visent à détourner l’attention
des véritables problèmes et à arrêter l’analyse critique. Les avancées
technologiques, la parité, les risques psychosociaux, les états d’âme du marché
(!), la perversion narcissique, les discriminations sexuelles, ethniques et
culturelles offrent ainsi, véhiculées par les médias, des thématiques et des
problématiques obligées, qui, aussi ancrées qu’elles soient dans la réalité
effective, n’en sont pas moins des leurres idéologiques, marronniers obligés de
la bien-pensance, occasions de toutes les impostures des intellectuels
organiques au service des pouvoirs en place. Pendant ce temps, les
transnationales de l’informatique, dominées par les USA, s’assurent en toute
discrétion, et comme une fatalité naturelle, le recueil et la possession des
données, la maîtrise des échanges et des communications, imposent leurs
normes et leurs modèles. Il est temps, il est grand temps d’identifier, derrière la
Toile, l’araignée prédatrice en attente de ses proies…
Il y a , bien sûr, quelque sacrilège à oser ainsi évoquer derrière les réseaux des
technologies de pointe, l’insistante présence de monstrueuses logiques et de très
inquiétants pouvoirs dont l’identification résiste à toute vigilante critique des
fumeuses, simplistes et très paranoïdes théories du complot : l’idéalisation et la
promotion médiatique des fabuleuses et fascinantes réalisations et promesses de
l’univers numérique, parfois clairement délirantes, se trouvent redoublées par la
banalisation et l’euphémisation de leur infiltration dans la vie quotidienne,
l’inconsciente accoutumance à leur emprise, la soumission à la diffusion de
leurs préconisations et de leurs paradigmes. Jusqu’au point d’ailleurs que leurs
effets et conséquences mortifères ne leur sont jamais rapportés, que leur remise
en cause apparaît le symptôme d’un très pathologique misonéisme ou d’une
crasse inculture, à moins qu’il ne soit possible de l’attribuer à une archaïque
référence au paradigme marxiste déclaré obsolète, ou récusé par l’évocation de
ses dérives staliniennes ou maoïstes. En deçà des conflictualités idéologiques
identifiables, l’empêchement de penser imposé par les Novlangues interdit de
fait toute critique de l’état de fait, de ses contraintes et des valeurs qu’il prétend
instituer. Or, la souffrance des travailleurs et des citoyens, la désespérance, la
désorganisation et l’acédie des équipes, les naufrages des organisations et des
146
entreprises insistent et persistent dans une réalité sociale et culturelle, malgré
tout réfractaire aux prétendus miracles d’une révolution informatique aux
prétentions messianiques. Chômage, précarisation, déqualification et
disqualification menacent tous les sujets de l’hypermodernité libérale, sujets de
l’emprise numérique. Mais les esclaves de Google, Apple et Microsoft que nous
sommes tous, à quelque degré, devenus – j’écris ce texte sur/avec mon
ordinateur ! – ont grand-peine à prendre une suffisante distance critique à
l’égard de ce qui, Internet oblige, est devenu, qu’on le veuille ou non, l’horizon
obligé de notre vision du monde.
147
l’interdit et instaure la normalisation opératoire comme le paradigme innommé
de l’Ordre Nouveau.
150
La réduction du langage à son efficacité utilitaire et à la communication codée
est en effet une attaque radicale de la pensée subjective singulière ou groupale,
la disqualification meurtrière de toute cognition étrangère à la raison
instrumentale et au discours logico-mathématique, l’exclusion de toute
expression émotionnelle ou relationnelle, la réduction de la pensée au calcul
dont sont capables les processeurs désormais institués en référence et modèles
de l’intelligence hypermoderne. Ce sont donc les structures, possibilités et
modalités de pensée qui se trouvent transformées, la conception de la réalité, la
perception et la conception de l’organisation et des organisations dans une
logique de dématérialisation qui aboutit à la perte du principe de réalité,
avantageusement remplacé par les chimères toutes-puissantes du virtuel,
construites par les logiciels. La binarité neutralisée du couplage (0-1) ne laisse
pas d’autre issue que le choix entre oui et non, et aussi complexes que soient les
arbres et les rhizomes logiques, leurs capacités de calcul, de déduction et de
combinaison, les ordinateurs ne peuvent rien engendrer : aussi phalliques qu’on
les imagine, leurs « bits » sont et demeureront structurellement stériles, à moins
de prendre les robots pour des enfants et les enfants pour des robots. Mais
c’est, semble-t-il, de cette utopie perverse que rêvent les tenants du
Transhumanisme, et certes, on peut déjà identifier quelques avatars de cette
imposture fétichiste tout à fait dans la ligne de la pléonexie libérale, toujours
friande de leurres idéologiques futuristes. On peut avec un bon logiciel et une
riche base de données produire du son, du texte et même des modèles
théoriques, mais outre qu’à l’origine les créateurs sont et demeurent des sujets
humains, aussi fascinants qu’il puisse apparaître le résultat de ces combinatoires
n’est ni de la musique, ni de la littérature, ni même de la science : il y manque
l’intention du désir, la profondeur de l’inconscient, l’expressivité du dialogue et
des appartenances, de l’histoire et des investissements qui font une œuvre
humaine. On est ici dans le faire-semblant ; il est vrai que cela se vend bien…
Resituer à leur juste place et avec leurs limites la raison instrumentale et les
technologies numériques, renoncer au fétichisme techniciste, rendre à l’histoire,
au récit, au collectif, au débat leur fonction créatrice, structurante et
humanisante dans la vie des groupes et des organisations, rendre aux métiers
leur sens et leur valeur symbolique sans effacer leur inscription économique,
faire de la parole et des récits qui s’échangent entre les sujets l’axe organisateur
de leur collaboration, organiser les dispositifs qui permettent les échanges, les
discussions et les décisions, légitimer dans le travail effectif la pensée critique,
l’humour et le rêve ne sont pas des tâches impossibles. Elles n’excluent pas
d’acquérir et d’utiliser, autant que nécessaire, sans pour autant s’y soumettre, les
nouvelles technologies. Mais il s’agit de limiter et contextualiser leur usage et
leur fonction et de ne pas soumettre la pensée, le travail et son organisation à
l’efficacité opératoire des robots et à l’illusoire promesse d’une immortalité
numérique. Le choix est, peut-être, pour le moment, encore possible. La
question est : voulons nous demeurer humains, mortels, êtres sexués et de
parole, sujets dans l’Histoire et de notre histoire, pleins d’angoisse et de plaisir,
de fantasmes, de conflits et de désirs dans le lien complexe qui nous attache à
l’Autre, aux autres et à l’ensemble ? Ou bien préférons-nous renoncer à exister
comme sujets dans l’anonymat narcissique et conformiste de l’opératoire ?
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154
La numérisation, une pseudo liberté aliénante ?
Karine Erbibou
Psychologue, Psychotérapeute, Coach
INTRODUCTION
Uber, AirBnB, BlaBlaCar... L'économie collaborative est partout et de plus en
plus présente, diffusée et utilisée. Cela est dû notamment au développement
numérique au sein des entreprises.
Cette économie collaborative, à tort appelée Ubérisation de l'économie, est
souvent vue comme la 4e révolution industrielle.
Derrière l'évident usage du numérique dans cette révolution industrielle, cette
dernière, contrairement aux trois précédentes, est surtout caractérisée par une
transformation sociétale sans précédent.
Cet article sur l’impact de la numérisation de l’entreprise s’inscrit dans la
continuité de mes interventions précédentes, à la fois lors du colloque de
l’IP&M à l’EM Strasbourg en 2010 sur le thème : « Penser les interstices en
management » pour lequel j’avais produit un texte intitulé « Mettre un Manager
sur un canapé », mais également mon intervention lors du colloque ACFAS à
l’Université Concordia de Montréal en 2014 intitulé : « Mieux comprendre et
décrypter le pouvoir dans les organisations: apports croisés de la psychanalyse
et de la gestion » où j’avais présenté ma contribution : « Il n'y a pas loin du
Capitole à la Roche Tarpéienne ».
Avec l'économie collaborative, l’individu-salarié devient individu-sous-traitant
et entre dans une nouvelle forme de lien Homme-Entreprise.
L’entreprise elle-même change. On assiste pour ainsi dire à un glissement, au
passage d’une position d’objet des salariés (donneur d’ordre vers exécutant) à
celle d’appropriation et de responsabilisation, porteur d’un idéal de voir advenir
155
toujours plus de Sujets…
Pour autant le risque pointe déjà qu’à travers ces relations plus directes, plus
engagées, un aspect factice, systématisé par le produit lui-même et ses contours
(plus de liberté, plus de flexibilité, mais aussi plus de risques, plus de besoins de
travailler, même pour des sommes modestes) ne rattrape ce système idéal et ne
porte à son auto-destruction.
Ces apparences de diminution du poids de l’objet vers un semblant de plus
grande place faite au sujet ont pour corollaire le passage d’une apparente
inflexion des rapports conflictuels vers des relations plus choisies et engagées
en responsabilité.
Elles n’augurent pourtant que le renforcement d’un système binaire initial
(Donneur d’ordre - Exécutant) sans que ne puisse venir s’inscrire un espace de
jeu actant avec aisance la flexibilité tant désirée de part et d’autre des acteurs.
Les limites d’un tel système sont la Consommation Kleenex, la précarisation,
l’altération des relations Sociales, la perte, voire l’effacement des droits acquis
par les négociations déjà calculées au préalable.
Au-delà de l’individu et de l’entreprise, c’est la société tout entière au sens
sociologique, c’est à dire le Social, le sociétal, qui va être transformée.
La Question fondamentale concerne peut-être celle d’interroger ce qui fonde
ces mutations.
1. ÉQUATION D’UNE ÉCONOMIE COLLABORATIVE
Numérisation en français et digitalisation en anglais recouvrent les mêmes
notions.
La numérisation c'est l'usage des moyens informatiques pour automatiser les
processus métier de l'entreprise. En cela, la numérisation des entreprises a
commencé il y a un demi-siècle maintenant, dès les années 60.
Internet et les moyens mobiles ont permis d'aller plus loin en offrant la
possibilité aux entreprises de mettre en œuvre des processus métiers qui relient
tous les acteurs de la chaîne de valeur de l'entreprise jusqu'à y associer le client
final.
Au XIXe siècle, le Chemin de fer crée la Révolution concernant les modalités
de transport lui-même et, plus loin encore, produit un impact touchant plus
largement le monde social dans son entier (rapidité de voyage, diminution des
distances, diminution de la fatigue, accélération du rythme des échanges…).
Au XXIe siècle, autrement dit et à proprement parler maintenant, nous voyons
apparaître de nouveaux changements à forts impacts. Avec la Numérisation, se
développent de nouveaux services et de nouvelles modalités d’échanges.
Car nos sociétés présentent un terreau technique et sociétal favorable à
156
l'émergence de cette 4e révolution industrielle :
• L'économie depuis les années 50 s'est fortement tertiarisée au point de
représenter aujourd'hui plus de 70% des emplois dans un pays comme la
France.
• Que l'entreprise soit agricole, industrielle ou tertiaire, privée ou publique,
depuis les années 60, l'informatique n'est plus un outil étrange, mais un
moyen incontournable de faire fonctionner toute forme d'entreprise.
• Avec les années 2010, la multiplication et le développement de l’usage
nomade de l'informatique (tablettes, smartphones…) ont créé une demande
forte des clients/consommateurs quant aux services à leur rendre.
C’est ce triptyque, tertiarisation, numérisation, nomadisme qui permettent
d’envisager le développement de « l’ubérisation » de l'économie.
Ce nouveau modèle économique est souvent appelé de façon réductrice en
référence à l'entreprise qui l'incarne le plus auprès du grand public, sous le
vocable d'Ubérisation de l'économie.
Il convient plus de parler d'économie collaborative.
C'est une économie qui se base sur la production de services (et parfois de
biens) s'appuyant sur une organisation très horizontale et surtout facilitée par
les moyens numériques.
Cela permet de produire des services à plusieurs, mais ces services ne sont pas
pour autant une propriété collective. La chambre louée via AirBnB ou la voiture
du conducteur Uber reste à son propriétaire. Seule une commission sur le prix
de la prestation est reversée à la plate-forme centrale de réservation.
L'économie collaborative repose sur la structure de mise en relation des clients
avec les producteurs du service, mise en place par un gestionnaire d'information
unique qui accrédite les collaborateurs, et une multitude de collaborateurs sans
lien particulier les uns avec les autres, au statut exclusivement de sous-traitant et
donc sans lien salarial.
2. EFFETS INDIVIDUS ET ORGANISATIONS
157
technologies.
Ainsi je peux travailler dans une chambre d’hôtel (Service de location de
chambres vides la journée pour travailler), ou encore les dépôts financiers par la
Banque ne sont qu’une représentation chiffrée (pas de dépôt en agence…) et les
transactions sont de plus en plus effectuées par des Cartes en plastique (Cartes
bancaires…) pour représenter nos échanges…
Les structures mises en place servent toujours et encore l'organisation et du
point de vue dynamique, la relation patron-salarié implique les mêmes
conséquences alors même que le modèle est en train de changer. C'est-à-dire
que les choix, les structures, sont détenues par le donneur d’ordre qui détient
toujours le pouvoir de m’accepter en tant que collaborateur et de me fixer ses
conditions tarifaires.
En somme, le rapport reste sur ce point très binaire : un salarié « patron » avec
une structure qui rémunère.
Le choix du « salarié » se renforce et le choix du « donneur d’ordre » continue
d’exister, voire il se renforce parce que cela vient de la plus grande souplesse qui
suppose d’accepter que la relation puisse aussi aller jusqu’à l’extrême limite de
sa propre disparition, de l’effacement pur et simple de cette relation mise en
place au départ d’un commun accord.
Pour autant, le lien de dépendance passe d’une aliénation étouffante et
potentiellement mortifère à une position de choix énoncé, mais plutôt de
façade.
La seule chose positive, c’est ce glissement d’une aliénation mortifère à une
dépendance davantage choisie (heures de travail, secteurs géographiques...). En
quelque sorte une responsabilisation plus engagée de l’individu qui choisit cet
exercice.
De fait, l'économie collaborative organise un nouveau lien de subordination.
C’est un lien direct entre le celui qui produit (l’offreur de services, le
prestataire…) et celui qui consomme/achète (le client...).
Avant l’économie collaborative, celui qui produisait dans l’entreprise était
rarement, voire jamais, en relation avec le client.
Une des caractéristiques fortes de l’économie collaborative, c’est que cette mise
en relation directe entre le producteur (sous-traitant du donneur d’ordre) et le
client, met le producteur dans une position d’être jugé et mesuré par le client
quant à sa capacité à produire.
L’individu est, par cette nouvelle forme de lien homme-entreprise :
• Producteur du service.
• Sujet de ce qu’il produit.
158
• Il glisse d’une position d’objet concédée par celui qui consomme à celui de
sujet auprès duquel il se vend.
• Il reste sujet du donneur d’ordre (sujet dans le sens d’un sujet de sa
royauté…)
Le rôle du Manageur dans sa dimension récompense/sanction est donc
maintenant tenu par un duo composé du client d’une part, et du donneur
d’ordre, d’autre part. Cette situation nouvelle impose une situation de
management nouvelle avec des règles de fonctionnement plus directes.
L’entreprise, dans son rôle de donneur d’ordre, reste pour autant de façon
voilée à la racine de la faisabilité de cette mise en relation, et cela interroge sur
ce point sur les incidences serviles sous-jacentes.
L'entreprise grandit vite et donc il y a un renforcement de ce qui sous-tend en
creux : la consommation… le toujours plus….
Pour l’entreprise, il y a aussi par ailleurs peu d’investissements en dur et
d’immobilisations, puisque les outils de travail sont amenés par ceux qui
produisent, faisant accroître la marge relative à l’effort et au coût de production.
Ainsi donc, les investissements se concentrent au contraire sur les moyens
informatiques (logiciels de traitement de l’information, ceux qui organisent les
rapports utiles pour la faisabilité de la mission à accomplir…), mais également
sur les processus (besoin d’uniformiser un service produit par des
indépendants), et sur des moyens humains de contrôle (service client et
recrutement des prestataires).
2.2 Effets sur l'individu et changements des relations sociales
Au niveau de l’entreprise elle-même
On assiste, pour ainsi dire, à un glissement et, précisément, au passage d’une
position d’objet des salariés (donneur d’ordre vers exécutant) à celle
d’appropriation et de responsabilisation, porteuse d’un idéal de voir advenir
toujours plus de sujets…
Pour autant, le risque pointe déjà qu’à travers ces relations plus directes, plus
engagées, un aspect factice, systématisé par le produit lui-même et ses contours
(plus de liberté, plus de flexibilité, mais aussi plus de risques, plus de besoins de
travailler même pour des sommes modestes) ne rattrape ce système idéal et ne
porte à son auto-destruction.
Ces apparences de diminution du poids de l’objet vers un semblant de plus
grande place faite au sujet a pour corollaire le passage d’une apparente inflexion
des rapports conflictuels vers des relations plus choisies et engagées en
responsabilité.
Elles n’augurent finalement que le renforcement d’un système binaire initial
159
(donneur d’ordre– exécutant) sans que ne puisse venir s’inscrire un espace de
jeu actant avec aisance la flexibilité tant désirée finalement de part et d’autre des
acteurs.
Car, finalement, on sort peut-être d’un système de soumission subi, mais pour
cela il s’agit d’accepter d’être, néanmoins, toujours dans l’acceptation d’une
relation d’interdépendance choisie et réglée (règles…) et régulée (système tiers
de régulation…), car la survie de l’un dépend toujours de la survie de l’autre.
L’attrait de ce système n’est plus à démontrer à travers des avantages tels que
l’augmentation de la liberté du producteur, qui au final devient indépendant, ou
encore l’augmentation de sa marge de manœuvre dans le choix et dans
l’acceptation des missions.
Pour autant, ce système présente un certain nombre de risques et de limites :
consommation Kleenex, précarisation, altération des relations sociales, perte,
voire effacement des droits acquis par les négociations.
La question de l’accès réel à une position de sujet reste néanmoins entière et
interroge sur ce qui a fondé ce choix de modalité de travail ?
Désir, fruit d’un rêve d’idéal, c’est-à-dire attaché à l’imaginaire attendu préétabli
ou Désir Réel fondé sur une réalité symbolique opérante ?
Au niveau de la société tout entière au sens sociologique, c’est-à-dire le
social, le sociétal….
En France et en Allemagne, les modèles de protection sociale sont fondés sur
une protection universelle.
Cette protection universelle est structurée et financée grâce à la généralisation
de l’emploi salarié.
Pour autant, le développement du modèle imposé par l’économie collaborative
repose sur la généralisation du recours à la sous-traitance, composée
exclusivement d’indépendants.
Ce qui vient faire reculer la solidité du modèle universel tant sur l’aspect de son
fondement économique que sur l’aspect de la valeur sociale et sociétale dont il
est porteur (cohésion sociale ou unité nationale) et fait craindre son
effondrement, voire sa disparition, à mesure que des indépendants naissent.
Au-delà de l’entreprise et du sociétal
Ces nouvelles formes de travail produisent un double impact sur le plan
organisationnel : la nécessité de mettre en place des systèmes matériels
nouveaux (système informatique, plateforme de gestion, supports mobiles et
accessibles…) ainsi qu’une modification des relations humaines avec ses
impacts sociaux.
Ces changements ont des effets autant sur le client que sur l’indépendant,
160
offreur de service. Sur chacun d’eux, sur le plan individuel pris dans un nouveau
mode de relation à l’objet, autant que sur leur modalité relationnelle plus ou
moins interactive, de fait, selon ici le désir de chacun de s’y investir et la place
que chacun s’attribue et attribue à l’autre.
La promesse d’un usage pratique et facile du produit et du service se heurte aux
limites d’une réalité qui s’impose.
C’est bien ici sur le versant de l’usage lui-même et sur ses effets psychiques que
porte notre questionnement, sur le produit et sur les effets de cette nouvelle
configuration qui dépasse la confrontation directe entre le réel et la réalité en y
adjoignant une nouvelle « aire virtuelle ».
Gérard Pommier évoquant la frontière entre le réel et la réalité psychique
mentionne justement que c’est un « lieu de belligérance » qui reste marqué de
l’angoisse du réel et qui produit une infinité de réalités psychiques.
« À la lumière du jour, les actes cherchent à réaliser le fantasme et cette activité
écrante le réel avec plus ou moins de bonheur. Et le même réel regagne à
nouveau du terrain la nuit : c’est lui qui brille au point d’incandescence des
rêves, dont l’acuité réveille le dormeur. Cet état de belligérance ne s’apaise
jamais, car être l’objet du désir de l’Autre reste une dette en même temps qu’un
vœu secret (…) » (42-43).
C’est en somme sur un effet du plus qui produit du moins que porte notre
réflexion.
Avec l’économie collaborative, l’agencement fantasmatique qui sous-tend,
révèle plutôt l’éclosion et les traces du négatif.
Élève de Henri Ey, André Green poursuit sur la même inspiration que lui en
développant l’idée que derrière la manifestation éclatante du symptôme, derrière
ce versant révélateur de la positivité du symptôme, ce qui compte bien plus est
de débusquer la manifestation silencieuse de sa configuration structurelle
silencieuse.
« Le négatif est cette logique de l'ombre qui réclame son dû, là où le positif qui
se donne dans la lumière voudrait accaparer à lui tout seul toute la visibilité du
psychisme du sujet, que celui-ci soit éveillé ou endormi. » (58)
La figure du symptôme, cet apparat, cet habillage ne doit pas nous éloigner de
la causalité et du fond, car « il y a sous le positif de la figure, un cadre, une
structure encadrante, silencieuse, mais indispensable à la constitution de l'espace
psychique et au déroulement de la représentation. »
Olivier Coron rappelle quant à lui, dans une conférence qui s’est tenue en 2011,
que le réel du nœud borroméen est distinct de la réalité en ce que « la réalité,
c’est un réel apprivoisé à l’aide de l’imaginaire et du symbolique ».
Le réel doit donc s’entendre comme lié au « parlêtre », c’est-à-dire inscrit dans le
161
sexuel tel que Lacan l’a conceptualisé, autrement dit, en référence à un rapport
sexuel tel qu’il ne peut pas s’écrire.
L’objet A, ou objet cause du désir, qui est au milieu des trois anneaux et en
dehors de lui quelque part, possède une brillance phallique, dont la fonction est
de boucher un trou, de venir boucher le défaut radical de l’Autre, mais qu’il ne
bouche pas du tout.
En somme, l’objet A leste le sujet dans un rapport spécifique à cet objet tout en
inscrivant dès lors la modalité et le rapport de jouissance du sujet au phallus, qui
va déterminer sa jouissance.
Ce choc entre la réalité de ces nouveaux modes de travail et ce qui advient
finalement être du ressort d’un mirage pose donc l’intérêt d’interroger
l’opposition entre le réel et le fantasme.
Du point de vue clinique, pour accéder à une position de sujet actif dans la
réalité, cela suppose une incorporation et une introjection des objets de façon
subjective permettant la création d’une aire de jeu intérieure unique au patient.
L’accès à une symbolisation des objets propre au et par le sujet ouvre alors un
accès personnel et intime à une réalité opérante pour lui.
Or, j’émets l’hypothèse que l’économie collaborative, avec ses processus
intrinsèques, produirait des effets qui viennent court-circuiter le nœud
borroméen tel que présenté par Lacan dans sa théorie.
Compromettant dès lors l’accès au réel et mettant en péril le nouage avec le
symbolique et l’imaginaire, cette économie collaborative impacte l’organisation
du travail et plus largement le monde social dans son ensemble, créant une
béance que le désir s’empresse de tenter de venir combler coûte que coûte, sans
conscience de ce qui meut ou porte l’acte de combler.
On voit bien poindre les conséquences qu’impliquerait de faire courir le risque
du déploiement du pulsionnel et du fantasmatique d’une entrée dans la réalité
par la porte, non pas du Réel tel qu’agencé dans un nouage œuvrant en sous-
bassement par un désir inaccessible, mais porté par un Monde Virtuel plutôt
que Réel.
La réalité virtuelle c’est le produit du choc entre la réalité psychique d’un
individu avec un monde dématérialisé du fait des moyens.
Lors d’une conférence sur la place du réel en psychothérapie psychanalytique,
Alain Amselek indique au sujet du développement de la science (et j’y ajouterai,
quant à moi, également, le développement des techniques et de la technologie)
qu’elle œuvre à constituer toujours plus de pragmatique « […] qui tient la réalité
pour garantie par la réussite des actions fondées sur ce qu’on en a compris. La
réalité, c’est alors ce qui marche, ce qui marche dans certaines conditions
d’expérimentation, mais… encore dans un système de représentation à
l’intérieur duquel on reste quand même enfermé ! On ne sort pas là du
162
symbolique (en gros le langage, ou plus précisément ses signifiants) ni de
l’imaginaire (les retombées du symbolique, les signifiés…) ». Il précise plus
loin « […] symbolique et imaginaire enveloppent la réalité » (5).
Pointant ainsi une conséquence de cet agencement nouveau, il poursuit en
indiquant : « On voit dès lors poindre le Réel comme ce que vise mon désir, ce
qui meut mon être, ma vie propre au-delà de la réalité langagière, qui m’en
coupe. »
Ce dont parle Alain Amselek est semblable à cette réalité virtuelle dont je parle,
qui est le produit du choc entre la réalité psychique de chacun des individus et
le monde davantage dématérialisé dans lequel ils évoluent, un résultat des
moyens utilisés pour le mettre en œuvre.
Je parle ici vous l’avez compris, des moyens et outils actuels proposés pour
vivre et faciliter les échanges monétiques comme la carte bancaire ou le procédé
de paiement sans contact, auxquels s’ajoutent plus largement ceux du registre
social (les jeux vidéo en ligne et à distance par exemple…), tous les domaines
où les biens ne sont plus achetés, ou encore bien plus largement, tous les
secteurs où, dans les actes d’achats, la possession est remplacée par de la
location.
C’est le passage de la possession à l’usage qui peut s’accompagner aussi
conjointement d’un passage du matériel à l’immatériel.
Ignorant ainsi la perte et le manque corollaires de la castration, la réalité
extérieure s’inscrit dès lors sur la base d’un réel intrapsychique, marqué par
cette béance.
La réalité extérieure ne parvient pas dans les conditions de ce sous-bassement
psychique à être le relais d’une production porteuse d’un social qui solidarise.
Bien au contraire, happés dans une réalité virtuelle qui n’est que le succédané
d’un réel fait de béance, les objets issus de cette réalité, augmentée de
nouveaux usages facilitants, produit paradoxalement un virtuel qui
déconstruit.
Pour effet, ce court-circuit a pour double impact, premièrement de faire entrer
un pseudo-sujet qui n’est que l’ombre de lui-même dans un monde fait de
réalité virtuelle et, deuxièmement, il néantise toute possibilité par cette voie
d’advenir sujet.
Il barre en effet la possibilité d’advenir un sujet, fruit d’un réel encore et
toujours insatisfaisant certes, mais porté en même temps qu’ouvrant une
nouvelle fois la possibilité d’une réécriture « d’un objet intérieur qui ne pourra
qu’être retrouvé » (Alain Ksensée : 1563).
Ces « pseudo-sujets » sont prisonniers à leur insu de cette nouvelle réalité
virtuelle à laquelle ils participent, alors même qu’elle leur échappe. Ils s’affichent
ainsi masqués, sous des identités d’emprunts, des costumes, des personnages,
163
dans des jeux dont on peut se demander si paradoxalement ils n’en sont pas
hors-jeu.
Mais me direz-vous, en quoi est-ce différent d’une représentation théâtrale qui,
elle, crée un décor, des costumes… ?
La comparaison peut s’entendre et elle est tentante. À la différence près, et qui
est de taille, c’est que dans l’univers théâtral, il s’agit bien d’un travail de
composition, d’une mise en scène impliquant de facto un travail psychique, de la
mobilisation des représentations, de la pensée et des affects. Un travail de la
pensée dont témoignent le corps, les décors, l’histoire, le scénario qui est mis en
œuvre par une mise en scène… et qui traduit toute la fantasmatique en jeu.
Dans le cas des jeux en ligne, à distance souvent, les acteurs sont absents. Tout
devient possible… ouvrant la voie d’un semblant de créer parasite en ce qu’elle
occulte le symbolique.
Ils sont entoilés dans une réalité dont paradoxalement ils sont exclus.
Car cette réalité-là est une réalité qui a cru pouvoir s’afficher en faisant
l’économie du réel, avec l’enchaînement de conséquences inéluctables qui s’en
suivent. Cette entrée dans un monde où « tout devient possible » éradique, en
effet, la confrontation avec la perte, et soutient à l’inverse des acmés
potentielles de toutes-puissances déréalisantes.
Cette réalité dite « réalité augmentée », porteuse d’une promesse, de trésors et
de richesse à créer, développe un terrain propre à les confronter à ce qui tarit,
appauvrit, délite, à la violence d’une radicalité de pensée opératoire.
En comparaison avec le modèle social de l’école, aujourd’hui, devenue le mirage
d’un mieux ou d’un plus, Emmanuel Diet (2008) met en lumière les effets
ravageurs de la carence culturelle. « Tandis que les rapports entre la psyché et le
corps, le sexe et la pensée, l’identité et l’attribution-appropriation du genre dans
la culture, le masculin et le féminin, l’activité et la passivité demeurent hors
symbolisation dans l’espace pédagogique, l’innommé-innommable trouve dans
l’agir les moyens de son retour, mais le plus souvent, au niveau le plus régressif,
faute des conflictualités nécessaires à l’élaboration de la bisexualité et à la
symbolisation de la pulsionnalité. »
Dans « L’objet culturel et ses fonctions médiatrices » (2010), il poursuit de
développer ce qu’il avait posé sur cet assèchement de pensée avec,
paradoxalement, la construction d’une néo-réalité augmentée qui produit des
effets non négligeables sur le social, la culture et le sens. Dans ces conditions,
l’objet culturel est alors réduit au rang le plus strict d’une instrumentalisation
avec pour conséquence l’immédiateté, autant qu’un impératif de jouissance
dénué dès lors du substrat d’une implication subjective.
« L’emprise de l’image et du langage d’action, les séductions de la
communication immédiate semblent avoir mis gravement en danger la
164
construction psychique des jeunes générations privées des objets culturels et de
leur fonction médiatrice et symbolisante dans le registre préconscient ».
Si Diet ouvre le questionnement en laissant entrevoir une note optimiste, sur le
« en quoi » et le « comment », l’informatique et le monde virtuel peuvent faire
advenir de nouvelles subjectivations ; cela n’oblitère en rien les aspects
mortifères qui sous-tendent.
Car, à côté de l’étude des fondements de ce système de néo-réalité, il apparaît
des conséquences immédiates et menaçantes, celles relatives à un impact sur la
structuration et l’organisation psychique de l’individu.
Ainsi, ce qui découle de ce néo-agencement traduit un enjeu de gravité en sous-
bassement car, ils deviennent dès lors des exclus de la réalité sociale, de la
société au sens sociologique, ouvrant son cortège évident de conséquences
économiques, humaines et sociales.
Dès lors, l’exclusion économique et sociale de ceux-là qui en sont quelque part
à l’origine, pour ainsi dire de ceux-là qui sont la cause de leur propre sort en
deviennent, à leur insu, également l’objet.
Ce qu’ils ont produit avec ces nouveaux collectifs internes à la société en même
temps qu’à la frontière du monde social, ils le font en conscience de leurs actes
et le plus souvent à dessein de réaliser un objectif, comme simplement celui de
rassembler des fans de jeux en ligne, de passionnés de couture…
En somme de créer des communautés rassemblées autour d’un même intérêt.
Sujet dans l’acte de rassembler une communauté autour d’un objet de passion
commune, ceci les renvoie finalement à une position d’objet plus que de sujet
ayant produit eux-mêmes ce qui les expose à une désocialisation radicale, voire
déréalisation, et bien au-delà d’eux-mêmes et de ces groupes créés pour
l’occasion, supporte l’entrée vers une possible néantisation du monde social
tout entier.
Vous l’aurez compris, ce n’est pas l’existence ou la création de nouveaux
groupes sociaux rassemblés autour d’un objet qui est en cause, mais bien plutôt
les conséquences produites par la multiplication de l’adhésion à ces différents
groupes d’appartenance aux propriétés uniques qui porte en elle les possibles
conséquences destructrices que j’ai pointées.
« Abandonné au rien des ‘apparences’ […] l’homme est privé de lui-même,
réduit à rien. La liberté exige, à titre de condition essentielle, présence à la
réalité. Cette présence à la réalité ne peut être que l’objet d’une exigence. Aussi
longtemps que nous sommes ‘vivants’ (liés à un corps), nous sommes à des
degrés divers éloignés de la réalité. L’exil hors du réel est une ‘fatalité’ ».
(Paindavoine, 1999 : 91)
Cette fatalité à laquelle nous sommes tous soumis, cet exil hors du réel
incontournable n’oblitère pas, voire réactualise avec force, et dans le même
165
temps, le besoin d’appartenir à un groupe.
Démontrant son intérêt pour l’étude du groupe et de ses effets de transmission
transgénérationnelle, Jean-Claude Rouchy fait une lecture du rapport du
singulier au collectif, pointant le groupe comme référent absent ou « chaînon
manquant » dans la théorie freudienne qui occulte « le groupe en tant qu’espace
intermédiaire, lieu transitionnel contenant et bordure de l’être individué ».
Il voit, quant à lui, l’intérêt de saisir une dimension de l’être à travers
l’exploration des mécanismes qui opèrent dans les groupes d’appartenance qui
sont des aires de transition entre l’intrapsychique et le psychosocial.
« Cette dimension de l’être est essentielle à la structuration de la psyché et à
celle du sujet, l’individu étant non seulement dans un groupe, en référence à
d’autres groupes, mais ces groupes étant internes à l’individu. ».
Il nomme alors les « incorporats culturels » pour désigner à l’intérieur d’un
groupe les conduites en miroir du même ou d’un identique, conduites
programmées et non mentalisées qui rendent dans un groupe les actions
synchrones.
L’exploration des groupes d’appartenance dans l’espace transitionnel permet de
passer de l’intrapsychique avec l’identification au domaine de l’identité.
Dans ce nouveau monde virtuel (Je ne parle pas là seulement des jeux vidéo…
bien sûr), dans ces groupes en réseau avec leurs codes, leurs conditions d’entrée
et des règles qui leur sont propres, un « pseudo-sujet » vient se confronter non
pas à l’Autre, mais au mirage de l’Autre.
À un autre qui est quelque part un mirage de lui-même, dont l’identité est
rognée, voire simplement niée, avec l’obligation d’adopter des identités
d’emprunts pour que le scénario fonctionne ; ils deviennent des relais-
marionnettes d’un objectif à servir (jeu, commerce …).
Ces « pseudo-sujets », dont l’identité d’emprunt est issue de l’arrangement entre
le réel et la réalité extérieure, se voient à leurs insu confrontés à l’adjonction
d’une virtualité par laquelle ils ne sont même plus des acteurs jouant un rôle,
mais s’exposent à ce que je pointais de subir un risque déréalisant.
Ainsi l’idée d’un Autre semblable s’éloigne, faisant craindre qu’il ne soit plus
pris que pour un Étranger distinct et dissemblable au point que rien ne compte
plus que moi.
Happés par un monde virtuel qui déconstruit en ce qu’ils ne sont au final, et
souvent à leur insu, que les objets d’un jeu dont leur propre pensée est exclue,
faisant craindre que l’agir précède la pensée voire l’annihile.
3. CONSÉQUENCES ET RISQUES
166
3.1 Volatilité de la relation Homme/Entreprise
Quid alors dans les 5 à 10 ans des « emplois » ainsi créés en masse (emplois et
non-postes, travail…) qui se soustraient, dans leur « structuration électron » à
toute structuration sociale et sociétale ?
Faisant d’une marque de fabrique même, quid de l’adhésion à un modèle
caractérisé par une absence de structure et qui s’apparente davantage, disons, à
la juxtaposition de microstructures ?
Ainsi, Uber n’en devient que le « Patron Gérant », celui qui gère et organise de
là-haut.
Pour autant, en début d’année 2016, dans la confrontation des taxis et des VTC,
la direction d’Uber s’est fait l’allié de ses chauffeurs qui ont fait grève et
barrages sur les routes franciliennes.
Même ici, il y a un renversement des genres, un patronat qui fait grève au côté
de ses « salariés » pour s’opposer aux projets de lois du gouvernement...
On assiste à un glissement des forces et d’une opposition de genre (patron ou
salariés…) ; on arrive à une opposition de castes (gens du pouvoir, gens du
peuple… citoyen salarié, indépendant ou citoyen patron…).
Voilà ce qui se trame, une bombe explosive dans l’intérieur des personnes et
qui, au-delà des revendications bordées et soutenues par le Droit, naît cette fois
de l’intérieur des personnes, autrement appelée colère, haine, agressivité… et
que cette fois aucun texte de loi n’arrive à endiguer.
De plus, elle traduit que les remparts (lois, droit, société et, plus largement,
société…) qui fondent la constitution du monde dans lequel nous vivons et qui
avaient réussi à dompter ces bouillonnements pulsionnels par ces textes en y
injectant de l’organisation, de la raison et de la pensée risquent de se trouver
balayés d’un coup par et dans un mouvement de chaos irréparable qui gronde
déjà.
D’autres grands noms du monde de l’économie d’aujourd’hui se sont fait une
place dans ce type de « modélisation économique » : citons Facebook, le plus
grand et populaire média qui, de lui-même, ne crée aucun contenu et donc
s’appuie sur les productions de ses utilisateurs qui, non seulement, adhérent au
principe et, surtout, n’attendent pas de rétribution de cela...
Peut-être la quête est ailleurs que dans le salaire, l’argent, mais plutôt dans des
valeurs de reconnaissance, de popularité, d’amour, d’appartenance à un groupe
et donc relevant du social. Ces « nouvelles » valeurs seraient, peut-être, celles
qui fondent l’adhésion à ces nouveaux principes de « travail ».
Nous pouvons d’ores et déjà pointer que peut-être le sens du mot « travail » a
perdu de sa valeur. Ce qui compte aujourd’hui, peut-être plus que le travail,
c’est d’avoir une activité passionnante, unie au corps et à l’âme, en cohésion
167
avec l’identité, l’être ; d’être actif et reconnu dans son domaine, plutôt que les
artifices de salaires et autres avantages.
Les exemples sont de plus en plus nombreux de ces sociétés nées au du XXIe
siècle qui font du chiffre sans créer elles-mêmes leur contenu ou leurs
ressources primaires, les produits qu’elles vendent, autrement dit, leurs stocks.
Citons ainsi Alibaba qui est le plus gros détaillant qui n’a pour autant aucun
stock ou encore Airbnb qui est le plus grand hôtelier au monde et qui ne
dispose, en réalité, d’aucune chambre.
Revenons sur ceux qui s’engagent dans ce type d’activé, prenant ce travail qu’ils
trouvent plutôt que par choix réel ou par réelle adhésion à une liberté dont ils
ont, peut-être, inconsciemment pressenti les risques, plutôt qu’ils n’en ont été
réellement séduits par les atours (liberté…).
Ceux-là qui s’y engagent parce qu’ils diront ne pas avoir eu d’autre choix, et
donc ne pas avoir été au final en mesure d’en faire un, ceux qui disent qu’ils ont
pris ce qu’ils ont trouvé, plutôt que par réelle passion pour cette activité, goût
du challenge, goût du risque ou, encore, vraie vision de chef d’entreprise qui
saisit cela comme la première marche d’un challenge plus grand à l’horizon ?
3.2 La question fondamentale concerne peut-être celle d’interroger ce qui
fonde ces mutations
Leur source provient-elle d’une soif primaire de se débarrasser de contrainte
sociale et de sortir du schéma dominant-dominé de patron-employé ou bien
provient-elle d’un réel désir du sujet, c’est-à-dire fondé sur le désir d’accéder à
une position de sujet libre qui va de pair avec le fait d’assumer en
responsabilité ?
Autrement dit, celle d’une position intégrant les obligations intrinsèques et les
devoirs relatifs au métier exercé autant que celles qui incombent au sujet
responsable de ses actes ? (Exercer en responsabilité par rapport aux autres et
aussi par rapport à soi, autrement dit se protéger…).
Ici alors est introduite une nouvelle notion qui, au-delà du sujet, renvoie au
développement de Soi.
Finalement, la liberté est-elle un mirage de légèreté, masquant le poids du sens
de l’action, des actes et du projet, c’est-à-dire la vision nécessaire et implicite du
fond de cette transformation utile à sa mise en œuvre, soit autrement dit, au
préalable d’une consistance du Soi ( cela fait référence ici aux préalables
incontournables, tant ceux liés à la dynamique de changement ou dynamique du
processus qu’à la dynamique intrinsèque du processeur) ou bien les personnes
qui font ce choix sont-elles vraiment dans une dynamique d’en assumer les
risques autant que la responsabilité qui y est associée ?
Autrement dit, capables d’en assumer pleinement la pseudo-liberté qui y est
associée, car il s’agit d’être soumis à une dépendance qui met en exergue une
168
fragilité sous le masque d’une liberté affichée (saveur de liberté, mais finalement
il s’agit d’une pseudo-liberté qui renforce encore davantage le lien de
dépendance et d’aliénation : asservissement, beaucoup d’heures sans être payé
vraiment en retour...).
Sous les apparats de faciliter les relations et les échanges entre les hommes, la
lame de la violence et du durcissement des rapports humains transparaît et
s’amplifie. Ces techniques développées pour gagner de l’argent ne réussissent
cependant pas à nous faciliter la vie, ce qui pouvait s’entendre comme un but
associé. En effet, censées faciliter les échanges et permettre de gagner plus de
liberté, elles ne font que grignoter encore des espaces libres dans lesquels ce
n’est pas la douceur, mais l’agressivité qui s’y invite.
Ainsi se dévoile une vraie mutation avec, en sous-bassement, les risques de
chaos dont je parlais plus haut…
Au-delà de l’aspect de transformation qui va de pair avec le changement, ce qui
ici sans doute peut faire craindre le chaos, c’est le peu de temps qu’il aura fallu
pour que cette nouvelle modalité d’activité s’implante et, deuxièmement, la
puissance de feu de son expansion qui s’impose à tout le monde social, sans
qu’aucune loi n’ait pu être mise en œuvre, compte tenu de la lenteur de nos
systèmes d’une part (dans la mise en œuvre des lois pour cadrer cela…), mais
aussi de leur absence de vision réelle sur le sujet… et donc d’une impossibilité à
endiguer cette vague qu’ils n’avaient pas vu venir et, de surcroît, qu’ils ignorent
et laissent de côté ou ne veulent pas compter avec les effets de ce
phénomène…
Cette mutation amène une réelle transformation de fond perpétuelle et
incontournable. Elle impose une confrontation avec le modèle social et
économique actuel, et implique d’envisager un modèle social et économique en
transformation perpétuelle et mouvante, qui devient la nouvelle norme, le
nouveau modèle de fonctionnement de notre société (procédant d’un
« alignement » pensée, désir, mise en œuvre).
Le risque est que l’assise de cette nouvelle société ne soit fondée que sur un
mirage de liberté et que celui-ci ne coïncide plus alors, ni avec le rêve de ceux
qui s’y sont engagés indiquant qu’ils s’y voyaient déjà (ceux entrés par la voie du
rêve, de l’imaginaire et qui sont embarqués dans l’ère des désillusions), ni avec
ceux qui y sont entrés un peu plus par le réel et mus par des espoirs ou un « je
n’avais pas d’autre choix » et qui butent sur la limite de leur engagement, lequel
les renvoie à une aliénation stérile, à un asservissement.
Dans une situation comme dans l’autre, cela interroge le désir du sujet qui,
quant à lui, n’est apparu à aucun moment sur le devant de la scène.
Non pas qu’il n’existât pas, mais bien plutôt que s’en approcher, le cerner,
l’apprivoiser, s’y engager, c’est en effet accepter d’entrer dans le symbolique et
se départir, quelque part, de tout en même temps, qu’en les intégrant du réel
169
seulement, autant que de l’imaginaire seulement.
C’est au prix de cette assise nécessaire et incontournable d’un sujet qui, du
même coup, acquiert ainsi une consistance interne nécessaire et utile à la
poursuite de son projet (Imaginaire et Réel = Symbolique) que cette
consistance nécessaire se développe et sert à asseoir la poursuite des projets
individuels de ceux qui s’y sont engagés.
En somme, la locomotive et le wagon sont engagés et solidaires, indissociables,
tout autant que parfois en capacité de se séparer temporairement, de prendre un
peu de distance l’un de l’autre, pour mieux revenir l’un avec l’autre et s’associer
dans la poursuite du chemin ensemble (Pensée/Tête, Relation, Corps…).
En cela, les changements sont donc bien plus forts et plus violents que lors des
révolutions industrielles précédentes, car, ici, le changement ne touche pas
uniquement les machines et, par ricochets, leurs incidences sur le corps des
hommes et le corps social.
Ici, c’est une violence à la fois plus sournoise, plus indomptable et moins
maîtrisable, moins canalisable que portent ces mutations.
Il ne s’agit pas de grandes révolutions visibles drainant des conséquences et des
changements plus subtils dans la société et le social, mais bien plutôt des
changements radicaux et violents sous des aspects visibles et pour autant
séduisants, qui drainent, derrière eux, des suites d’un raz de marée puissant,
incontrôlable et sans limites, avec des risques pour l’organisation sociale, le
fondement et les valeurs de notre modèle, autant d’une faillite de celui-ci,
puisque le mettant en cause à la fois sur son incapacité à faire (produire des lois
efficaces intégrant cette nouvelle réalité) autant que sur sa réactivité à répondre
(temps).
Ainsi, je pointe un risque qui est celui relatif au délitement du lien social par
quelque chose (objet, sens psychanalytique… Projet, technique…) qui, au
départ, lorsqu’il s’anime, développe le lien, la cohésion, le social, la société,
même si, au demeurant, les objectifs financiers restent les moteurs de l’aventure
et de la réussite de ces projets.
Pour autant, il y a initialement dans le projet une belle promesse de rencontre
entre une technique et un utilisateur satisfait de celle-ci (heureux de cette liberté
gagnée) et qui, sur le fond, ne devient plus que l’objet de cette nouvelle relation.
Finalement, Uber autant que ses chauffeurs ont renforcé le lien de dépendance
en croyant, par cette relation pseudo-libre des uns par rapport aux autres, s’en
départir.
CONCLUSION
Avec l’émergence de l’intelligence artificielle, malgré ses effets positifs
(réduction des risques d’erreurs de diagnostics médicaux, par exemple), le risque
suivant est celui relatif à une robotisation à l’extrême et au remplacement total
170
de l’humain (corps, mais aussi pensée qui sera du coup systématisée et
enregistrée dans des processus techniques…).
Le meilleur exemple est celui qui se trouve déjà à nos portes : celui des voitures
sans chauffeur ou, encore, celui des RER semi-automatisés et déjà même sans
conducteur (Ligne Bibliothèque François Mitterrand…).
L’homme est ainsi sur la touche, son corps (H) n’est plus la force, ce travail
incontournable d’hier avec lequel il était impossible de ne pas compter.
Son intellect, quant à lui, sa pensée (o), ses capacités de raisonnement et sa tête
sont modélisés aujourd’hui pour sortir des processus, reproduisant des modèles
qui ont fait leurs preuves et fonctionnent (rapport coût/investissement).
Dans cette logique, que reste-t-il de viable, oserai-je dire de « Vivant » ?
Les hommes ne disposent plus que dans cette logique de mini-salaires pour
« vivre » et sont au service de l’économique à l’extrême…
Différent de cette logique qui sous-tend, où tout est rendu plus que visible, tout
est lu et d’emblée interprété selon les manuels de données et des systèmes
d’information. En somme, est-ce bien différent d’une position de « Sachant
tout puissant », dont la toute-puissance et l’orgueil, parfois de surcroît, viennent
embrumer les faux-semblants de déduction posés comme bons). L’objet (P),
porteur ou transporteur de la relation des uns avec les autres, du social et de
tout ce qui est relatif aux émotions, aux affects entendus comme ceux en
relation, qu’ils soient les causes ou au contraire les conséquences de la relation
et de ses modalités.
De quoi parle-t-on au final ? De processus relationnels…
En ce moment, aux États-Unis, il y a des expérimentations avancées d’une aide
fournie par une intelligence artificielle au travail d’analyste, avec des résultats
prometteurs sur l’aspect systématisé et déductif d’un diagnostic de dépression,
par exemple.
Quid alors de l’humeur et de tout ce qui est du ressort des émotions qui ne sont
plus traduites par le clinicien, mais seulement déduites par les mots dont le
patient fait usage ???
Le support non verbal et l’observation qui fondent l’acte du clinicien sont
relégués en seconde place pour laisser la machine s’immiscer en traducteur
inexact d’une réalité formelle énoncée certes, mais insuffisante, sans doute,
pour produire l’acte des cliniciens.
Le clinicien est disqualifié et avec lui tout ce qui est du ressort de la relation
thérapeutique réputée en elle-même soignante.
Les changements actuels tendent à produire du délitement du lien social qui
existe et à annihiler la capacité d’en faire (alors que le modèle dans son essence
contient bien au départ l’idée de favoriser la rapidité et de faciliter les liens, les
171
échanges, cependant d’un point de vue presque uniquement pratique ou
pragmatique et économique).
Ainsi, l’essence du projet et son sens restent plus que tout d’abord
économiques, et les mutations introduites tendent alors à produire du
délitement du lien social existant par l’introduction d’agents qui sont corrosifs,
plus qu’ils ne sont finalement constructifs.
Finalement, les hommes utilisateurs eux-mêmes, voire promoteurs de cette dite
économie, vue au départ et de façon innocente et naïve, comme une façon de
trouver une issue aux mutations sociales qui les effractent (traumatisme… ?
violence de cette réalité…) et les dépassent (Uber vu comme solution plan
imaginaire et Plan réel avec les écueils mentionnés plus haut), sont utilisés par
l’économe.
Ils deviennent finalement des exclus de l’économie par le système dont ils ont
eux-mêmes été les promoteurs.
BIBLIOGRAPHIE
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thérapeutique ? », Cycle de conférences PSYCORPS sur la place du réel en
psychothérapie psychanalytique, 22 septembre 2010, Bruxelles.
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Milano, Conferenza tenuta il 03 Dicembre 2011 a Milano presso Casa della
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DIET E., (2010), « L’objet culturel et ses fonctions médiatrices », Connexions,
n° 93, Érès, 2010, pp. 39‐59
172
Management de la peur, nouveaux médias et
ubérisation : du « bon usage » des technologies de
l’information par « l’État islamique »
Thibault de SWARTE
Maître de Conférences HDR
IMT Atlantique, campus de Rennes
Idea Lab LASCO, IMT
1 http://fr.hypotheses.org/25545
177
tensions particulièrement fortes se manifestent dans de tels « interstices »
(Chemin, 2011, de Swarte, 2011) : guerres civiles, guerres de religion, révoltes
de la jeunesse… Dans ce contexte, on peut distinguer l’effroi et la sidération
suscités par des rentiers mystiques tels que les dirigeants d’Al Qaïda et les
meurtres de masse perpétrés par des petits délinquants et organisés – entre
autres – par d’anciens officiers surnuméraires de Saddam Hussein, experts de ce
type d’action. Al Qaïda a représenté une protestation de rentiers saoudiens
sunnites contre l’intrusion de l’argent, du « libéralisme américain » et de ses
valeurs sur la Terre sainte de l’Arabie. La rente est à base de pétrole dont la
famille Ben Laden avait amplement profité via de nombreux travaux de génie
civil. Les « dons extérieurs » sont ensuite venus renforcer le poids financier de
l’organisation.
Daech se finance avant tout grâce aux ressources tirées des territoires qu'il
contrôle. « Nous estimons que le pétrole assure aujourd'hui 25 % des revenus
de Daech, soit 600 millions de dollars par an », indique Jean-Charles Brisard,
expert du financement du terrorisme et coauteur d'un rapport sur le sujet. « Ce
n'est toutefois qu'une source de revenus parmi d'autres : les extorsions en tout
genre représenteraient à elles seules 800 millions de dollars. » Daech aurait ainsi
disposé en 2015 de 2,4 milliards de $/an de revenus2. À titre de comparaison,
Guernesey avait un PIB annuel de l’ordre de 2,7 milliards de $ en 2005 pour
62 000 habitants. Bien sûr, la « piraterie fiscale » légalisée et le grand banditisme
islamiste sont de nature différente, mais on a ainsi un ordre d’idée de la
puissance financière de Daech, puissance qui s’exerce sur un nombre de métiers
très spécialisés et avec un professionnalisme impressionnant.
1.4 Le management de la peur des jeunes qui font peur
Dans un travail de recherche en ethnologie urbaine (2002) intitulé « les
représentations de la peur chez les jeunes qui font peur », Laure de Swarte avait
été étonnée des réponses fournies. La peur des jeunes des banlieues est d’abord
de l’ordre de l’inavouable. Dans un monde de rapports de force où chacun doit
se battre pour son territoire, ce qui fait peur à chacun, c’est d’avoir peur. Ne pas
reconnaître la peur ni la nommer est souvent une question de survie pour le
petit délinquant.
L’auteure s’attache à la « recherche d’adrénaline » (19-21) par ces jeunes et aux
moyens spécifiques employés : des lieux « obligeant l’individu à monter en ligne
et à s’exposer passagèrement » (Goffman, 1974), des « virées en voiture » et
enfin « le vol et la drogue ». Les analogies avec les tueurs parisiens des terrasses
et du Bataclan sont nombreuses. Les frères Abdeslam décident de passer à
l’acte après que leur petit commerce de drogue à Molenbeek ait été fermé par le
bourgmestre peu de temps auparavant. Leur voyage Bruxelles-Paris et leur
sanglante équipée sauvage dans le XIe relèvent de la virée en voiture dans des
2 http://www.lesechos.fr/25/11/2015/LesEchos/22073-049-ECH_le-petrole--arme-de-guerre-
de-daech.htm#i0t6rYDpUAkCwibR.99
178
quartiers qui leur sont habituellement fermés. Enfin, « l’exposition » n’est pas
passagère, mais maximale, leur but étant de faire le maximum de victimes avant
de mettre fin à leurs jours. Ainsi, il n’y aurait pas de différence de nature, mais
une différence de degré dans la violence entre le comportement des petits
trafiquants marseillais du début des années 2000 et leurs homologues bruxellois
de 2015-16.
On aurait ainsi un élément de réponse au management de la peur auquel
procède Daech : ses « petits soldats » n’ont pas peur, pas peur de donner la
mort ni de la recevoir. Ils sont agis par la pulsion de mort (Green & al., 1986).
Ils savent ab initio qu’ils vont mourir et ont pour souci important une
statistique : le nombre et/ou la qualité des victimes que leur propre mort va
provoquer.
Pour Freud, « nous sommes susceptibles de penser et de nous représenter la
mort des autres, même s'il s'agit d'une expérience douloureuse et déconcertante.
Nous pouvons craindre la mort d'un proche, l'anticiper et la pressentir avant
même qu'elle n'ait lieu, et nous savons que nous aurons à affronter le vide qui
s'ensuivra. Mais se préparer au vide qui se rapporte à nous-mêmes ne va pas de
soi ».
Freud pose ainsi une question intéressante, à laquelle il peut s’avérer difficile de
répondre : se préparer au vide qui se rapporte à sa propre mort ne va pas de soi.
La réponse théologique vulgaire des donneurs d’ordre des kamikazes est que le
Paradis leur sera ouvert, ainsi qu’un nombre de jeunes vierges considérables.
On en déduit déjà que leur vie ici-bas pourrait ressembler à un enfer marqué
par la misère sexuelle. C’est, de manière plus littéraire, ce que dit Tahar Ben
Jelloun (2016). Mais surtout, la religion permet de « se préparer au vide » de la
mort qui est recherchée.
1.5 L’État islamique en analyse : mythes et fantasmes
L’État islamique est une organisation qui peut être étudiée au travers de ces
mythes et de ses fantasmes.
Les mythes
On se base ici sur les travaux d’Enriquez (1992 : 43-55) sur les mythes et
fantasmes qui fondent l’imaginaire d’une organisation. On tentera ainsi
d’éclairer comment, psychanalytiquement, Daech manage la peur. L’instance
mythique est pour Enriquez la plus archaïque qui soit. « L'absence de verbe y
traduit un monde livré au seul rapport de force : le monde de l'animalité et non
celui de la civilité ». Il n’est pas nécessaire d’insister ici sur l’animalité de Daech
où un « mécréant » n’est pas mieux traité qu’un mouton qu’on égorge. La «
civilité » en revanche n’est pas absente : le choix des vêtements des assassins est
moderne : le plus souvent leur tête est couverte d’une cagoule ou d’un bonnet
noir, à mi-chemin entre le bonnet assez mode de certains jeunes et les cagoules
du GIGN. Les victimes des meurtres filmés sont habillées en orange, un choix
179
de couleur qui ne semble pas avoir de signification du point de vue de la Charia.
« Apparemment celui qui a questionné veut savoir le jugement de la Charia sur
le fait de porter des vêtements de couleur orange. À l'origine, le musulman peut
porter des vêtements de n'importe quelle couleur, sauf celles qui sont interdites.
À notre connaissance, il n'est pas interdit de porter des vêtements de couleur
orange »3.
Enriquez poursuit (47) : « Le mythe se présente donc, simultanément, comme
communication affective et système conceptuel, comme support indispensable
à la création d'un groupe. Il a pour fonction d'unifier les pensées les
comportements, d’évoquer des actions et d'inviter à l'action ».
Là aussi, ce mode de fonctionnement de l’instance mythique semble assez
transparent. Le « système conceptuel » est un islam hors du temps, en deçà de la
fulgurante expansion de l’islam aux VIIe et VIIIe siècles, de la brillante culture
arabo-andalouse, puis de l’empire ottoman ou du nationalisme arabe des
années 60-70. Faute de pouvoir participer à la gestation d’un islam moderne, les
islamistes radicaux se raccrochent à une lecture littérale d’un « texte », au
demeurant, transmis oralement et polysémique. Si le système conceptuel est
quasi-inexistant, la communication affective sature le propos et structure les
groupes, qu’il s’agisse des « combattants » souvent recrutés dans les « ghettos
arabes » européens ou de la diffusion de type broadcast d’images cruelles à
l’attention des grands médias occidentaux et de leur public.
Mythes et fantasmes
Pour qu'un mythe ait de la force et provoque l’adhésion, il faut bien que son
contenu mobilise les affects des individus. Une telle mobilisation est d'autant plus
en mesure de se produire que les mythes mettent en scène les fantasmes et, en
premier lieu, les fantasmes originaires avec leur cortège de craintes et de désirs.
Le mythe permet à la réalité interne de s'exprimer par projection, au refoulé de
faire retour. Enriquez (54) : « Devient ainsi compréhensible le fait que les
organisations modernes refassent appel au mythe. Elles veulent se conduire
comme des communautés englobant leurs membres afin de leur faire
intérioriser les valeurs culturelles et d'être prêts à se sacrifier pour elles ».
Or Daech est indubitablement une organisation moderne, fondée sur des
mythes et fantasmes archaïques. Du point de vue de l’intériorisation des
valeurs, elle s’adresse à des populations jeunes qui estiment n’avoir rien à perdre
et sont de ce fait prêtes à sacrifier leur vie, au moins pour les éléments les plus
radicaux de cette population.
« Les organisations ont besoin en même temps que ces individus, se
comportant tous de la même manière, se dévouent pleinement à leur tâche et se
comportent en ‘héros’, en ‘guerrier’, en ‘sportif’, c'est-à-dire en sujet pensant et
agissant personnellement ». C’est peut-être sur le dernier point, à savoir penser
3 http://www.islamweb.net/frh/index.php?page=showfatwa&FatwaId=94439
180
et agir personnellement qu’il y a lieu de s’interroger. L’autonomie de l’action
semble peu discutable, les terroristes de Bruxelles ayant par exemple choisi
d’agir à l’aéroport et dans le métro en sachant qu’ils seraient rapidement traqués
après la capture d’Abdeslam. Sont-ils des « sujets pensants » ? Il est difficile de
répondre ici faute de matériel clinique suffisant.
L’EI utilise ainsi mythes et fantasmes pour structurer son organisation, tout
comme les nazis réinventaient un Aryen pur et pré-sémitique. Ce management
de la peur est parfois très efficace, mais peut aussi être combattu par des
méthodes de déradicalisation visant à en faire ressortir les fondements
mythiques et fantasmatiques.
4
http://psychaanalyse.com/pdf/JUNG_TEMPS_ET_INDIVIDUATION_TECHNIQUE_PSYCHIQU
E_ET_COLLECTIVE_DANS_L_OEUVRE_DE_SIMONDON_18_PAGES_61_KO.pdf
182
(Stiegler) étaient déjà à l’œuvre. Il suffit de penser au côté « série américaine »
des égorgements d’Occidentaux diffusés sur YouTube. Le casting et la tenue
vestimentaire sont identiques et il s’agit d’industrialiser la mémoire en mettant
en scène ad nauseam le thème du sang qui coule. Les anciens militaires irakiens
commanditaires des meurtres connaissent parfaitement la portée tant historique
que symbolique d’un tel flux d’hémoglobine et manipulent les imaginaires de
« petits soldats » faibles d’esprit, les plus manipulables étant les jeunes
Européens issus de l’immigration. Les islamistes radicaux considèrent
l’imaginaire occidental, pourtant si sophistiqué, notamment son cinéma, au
premier degré. La violence symbolique de nos films est ainsi renvoyée dans le réel.
Internet et YouTube sont les vecteurs de ce processus de renvoi qui est aussi
un processus de symbolisation inversée, ce que Marcuse (1955) aurait appelé,
dans un contexte différent, une forme de désublimation répressive.
Le 11 septembre 2001 noue ainsi selon nous un « dialogue » avec le blockbuster
« la Tour infernale ». Le massacre du Bataclan à Paris n’est pas sans rappeler le
film « Orange mécanique » (1971) adapté du roman de Burgess et réalisé par
Kubrick. L’élément commun aux deux films, c’est la fragilité de la rationalité
occidentale et la mise en scène de la peur.
Les analogies avec Orange mécanique sont nombreuses, à deux différences
près. Les jeunes ultra-violents qui ont sévi au Bataclan ne sont certes pas
influencés par la Russie, mais par l’Islam radical, la nouvelle figure du Mal au
sens que lui donne le théologien jungien Drewermann, (1997). Ils choisissent de
mourir à la fin de l’action alors que ce n’est pas le cas dans Orange mécanique.
C’est ainsi le rapport à la mort – dont Lacan disait que c’était le « Réel » – qui
constitue la principale différence entre l’imaginaire occidental des deux films
plus haut cités et l’imaginaire des jeunes assassins de 2001 ou de 2015 qui
désirent mourir en tuant ou après avoir tué leurs victimes.
La conclusion qui s’impose ici est que se sont nos propres peurs qui sont mises
en scène par les jeunes assassins radicalisés, dans un troublant jeu de miroirs
quasi lacanien. Le fait qu’ils soient manipulés par l’état-major sunnite radicalisé
de Daech ne change rien au fait qu’ils décident de tuer et souhaitent mourir. La
société est alors sidérée, puis apeurée, voire terrorisée par l’irruption dans le réel
de la mort qui n’était, pour elle, « qu’une » production cinématographique
imaginaire. Mais on sait depuis Lacan que le lien triangulé entre imaginaire,
symbolique et réel (RSI) structure puissamment chacun d’entre nous. Notre
« cinéma » nous est renvoyé par de piètres réalisateurs et des interprètes avant
tout suicidaires et lâches. Nous en sommes sidérés et apeurés.
2.3 L’institution imaginaire de la société apeurée et les nouveaux médias
Sur un plan théorique, même s’il ne s’est pas intéressé aux nouveaux médias,
Castoriadis a longuement réfléchi à la question de l’imaginaire social. Quoique
touffu et parfois confus, c’est un penseur d’une grande originalité, dont la
définition de l’imaginaire comme « magma » est très éloignée du triptyque
183
Réel/Symbolique/Imaginaire de Lacan. Là ou Lacan pense la relation du sujet
au monde, Castoriadis pense l’inscription imaginaire du sujet dans un imaginaire
social lui-même « non ensemblisable » et, partant, difficilement modélisable. Au
travers du concept de « legein », l’économiste devenu psychanalyste essaie
cependant d’introduire des formes de catégorisation de l’imaginaire en
considérant le langage comme un code, ce qui constitue une différence majeure
avec la vision lacanienne du langage.
Depuis 2001, l’irruption de la terreur de masse dans le monde occidental
semble en effet « non ensemblisable », car bien trop complexe, comme tout
surgissement de l’imaginaire radical. D’où l’actualité du travail de Castoriadis
qui, dès les années 50, avec Lyotard et Lefort en particulier, s’est livré à la fois à
une critique de la terreur dure du stalinisme et de la douceur terrorisante du
capitalisme de cette époque, inaugurant ainsi ce qui deviendra avec Lyotard le
courant post-moderne. Si l’on suit la définition que Castoriadis donne du leggin
et du langage, il s’agit d’un code « qui établit toujours des termes et des relations
univoques entre termes (…). Le langage s’institue aussi comme système
d’applications (au sens mathématique du terme) allant d’un ensemble à un
autre ». La « croisade » évoquée en 2001 par G. W. Bush apparaît ainsi comme
un code cherchant à instaurer une relation univoque entre l’attentat de New
York et l’action d’Al Qaïda. Cette univocité se traduira ensuite par la guerre en
Afghanistan, puis en Irak. En revanche, le leggin d’Al Qaïda est beaucoup plus
polymorphe et chargé de significations diverses, pas nécessairement cohérentes
entre elles. À cet égard, l’analogie entre la boule de feu qui fait irruption dans les
tours jumelles et le magma de Castoriadis est intéressante. Tout se passe
comme si le seul « vrai » message était une explosion suivie d’un effondrement.
Mais ce message emprunte encore les médias télévisuels traditionnels. Quid des
nouveaux médias ?
On ne saurait traiter du développement des nouveaux médias dans le contexte
du management de la peur par Daech, désormais acteur majeur du Djihad, sans
interroger aussi, dans la tradition fondée par Castoriadis, l’imaginaire social ainsi
mobilisé. Un peu comme Freud à la fin de sa vie, l’économiste et psychanalyste
d’origine grecque affichait en 1996 un pessimisme assumé en considérant la
« montée de l’insignifiance » dans les sociétés occidentales, caractérisée par un
« individu moderne qui vit dans une course éperdue pour oublier à la fois qu'il
va mourir et que tout ce qu'il fait n'a strictement pas le moindre sens ».
C’est pourtant, selon nous, rigoureusement le contraire qui s’est produit depuis
2001, à savoir la concurrence devenue majeure entre différents systèmes de
significations à l’échelle mondiale qui sont dans l’ordre : théologiques,
imaginaires, culturels, politiques, économiques et sociaux. Nul ne sait en 2016
quelle sera l’issue de la concurrence entre ces systèmes de significations. La
« névrose obsessionnelle » occidentale est focalisée sur la politique,
l’économique et le social. Elle se heurte à une théologie et à un imaginaire
radical du côté des islamistes qui cherchent à détruire tout ce qui ne relève pas
184
de leur culture propre. Le fait est que les Occidentaux sont bien à la peine pour
apporter des réponses univoques aux questions théologiques imaginaires ou
culturelles, la concurrence entre ces trois questions (c.-à-d. le relativisme
culturel) n’étant pas forcément une réponse qui satisfasse la demande émise par
leurs peuples de systèmes de significations plus « mertoniens », c.-à-d. mieux
intégrés à une structure sociale plus cohérente que celle d’aujourd’hui qui
semble à nouveau perçue comme « anomique », comme dans les années 30
(Merton, 1938).
Guère convaincu par la « montée de l’insignifiance », on s’appuiera plutôt ici sur
l’œuvre majeure de Castoriadis (1975) « l’institution imaginaire de la société »
que sur son travail de 1996. Il s’agira ici d’inverser les termes du dilemme
« socialisme ou barbarie », qui concernait le stalinisme. Le dilemme aujourd’hui
serait en effet plutôt « démocratie ou barbarie », l’issue du combat étant
incertaine.
Il s’agira ici de voir dans quelle mesure les travaux de Castoriadis (1975) sur
l’institution imaginaire de la société peuvent s’appliquer à une société apeurée,
parfois terrorisée, dans laquelle les nouveaux médias occupent une place
cruciale dans l’imaginaire collectif. En page 242, l’auteur explique « qu’un
problème immense surgit sur le plan de la distinction des concepts ». Il se
demande « comment peut-on distinguer les significations imaginaires des
significations rationnelles dans l’histoire ? ». Appliquons cela à l’État islamique.
Daech, en s’appuyant sur des mises en scènes filmées et diffusées sur YouTube,
crée un imaginaire sanglant qui semble parfaitement irrationnel et d’une
innommable cruauté aux yeux d’Occidentaux aujourd’hui épris de paix et
encore traumatisés par les hécatombes guerrières du XXe siècle.
Rationnellement, Daech semble irrationnel, avant tout capable de mener une
guerre pour l’essentiel psychologique, mais aux effets militaires au final limités.
Au regard du bombardement de Dresde ou d’Hiroshima qui ont provoqué des
dizaines de milliers de victimes civiles, le Bataclan ou Nice pourraient être
considérés comme des épiphénomènes. Rationnellement, d’un point de vue
strictement militaire, il s’agirait d’un évènement de second ordre.
Mais au-delà des significations rationnelles, au demeurant multiples et pas
seulement militaires, on doit aussi et surtout s’attacher aux significations
imaginaires dans l’histoire. À cette aune, les points de comparaison remontent en
France à 1944, par exemple au massacre d’Oradour-sur-Glane perpétré par les
SS sur une population civile totalement vulnérable. On doit alors mobiliser la
définition que Castoriadis donne de ces significations :
« L’imaginaire radical est social-historique et psyché/soma. Comme social-
historique, il est fleuve ouvert du collectif anonyme ; comme psyché/soma, il
est flux représentatif/affectif/intentionnel » (Castoriadis 1975, p. 492).
Appliqué à la stratégie média de Daech, on analyse la radicalité sociale-
historique de cette organisation comme un « fleuve ouvert d’un collectif
185
anonyme ». Quiconque, membre d’un collectif anonyme, peut désormais se
réclamer de ladite radicalité pour tuer au nom d’Allah. Ce collectif est structuré
comme le réseau internet, de manière très souple, mais avec la quasi-certitude
que l’information terrorisante atteindra son objectif d’une manière ou d’une
autre. On y reviendra infra quand il sera question de l’uberisation du Djihad.
Du point de vue de la psyché/soma, si la représentativité pose un problème
qu’on n’étudiera pas ici, le couple affectif/intentionnel fonctionne efficacement
: aussi bien le « petit personnel » de Daech que l’opinion occidentale agit et
réagit sur un mode émotionnel. L’intention est un nœud du problème en ce
sens que l’intention de tuer est manifeste du côté des exécutants de Daech,
surtout constitué de petits trafiquants ou de délinquants ; c’est précisément
cette intentionnalité brute qui rend les massacres insoutenables aux yeux des
Occidentaux.
Ces significations imaginaires sont aussi à relier à ce que Castoriadis appelle le
« magma », magma auquel se réfère sans conteste le « fleuve ouvert » cité ci-
dessus ainsi que le « flux affectif/intentionnel ». Magma renvoie par analogie du
magma incandescent du centre de la terre à une lave en fusion qui peut
s’écouler à tout instant dans les zones volcaniques. La métaphore est forte.
Comparant Saussure et Castoriadis, Bondi (2015) le définit ainsi : « C’est cette
dimension d’épreuve, de mouvement magmatique, en même temps affectif,
imaginaire et historique-sociale, qui fait que la participation du sujet à la vie
sémiotique et le glissement constant des formes constituent les moteurs de
l’imaginaire sémiotique et de son mouvement magmatique ».
Or YouTube en particulier et les médias plus généralement fonctionnent
comme le magma de Castoriadis et participent d’un tel imaginaire sémiotique.
Ce nouveau média diffuse des signes cruels et terrorisants vers des cibles
limitées (les djihadistes et leurs sympathisants). Cette sémiologie est reprise sur
un mode mineur où les images les plus terribles sont censurées, mais en boucle
et avec une diffusion très large par les médias occidentaux. Que le média soit
nouveau ou ancien, le magma des significations semble ainsi s’écouler
inexorablement. Il suffit de penser aux habitants de Pompéi sidérés, et figés per
omnia saecula saeculorum par l’irruption du Vésuve pour mesurer l’effectivité du
danger.
Le but poursuivi par Daech et son imaginaire radical est ainsi de manipuler les
imaginaires occidentaux par la peur. Il est aussi simultanément de mobiliser les
imaginaires sadiques du « petit personnel ». Pour ce dernier, l’expression de la
cruauté est cohérente avec un imaginaire « religieux » archaïque et frustre. Il
permet de « motiver » des passages à l’acte meurtriers, certes en nombre limité,
mais à la signification sociale-historique très forte.
L’institution imaginaire de cette société apeurée ne saurait exister sans les
technologies de l’information et de la communication. Ce sont des technologies
décentralisées, sans véritable tête de réseau ni hiérarchie, où tout un chacun
186
peut bricoler un meurtre de masse sans effort démesuré. L’information est
transférée via Internet comme un paquet de données, quasi certain d’arriver à
son destinataire. Ce transfert nécessite cependant de transiter par des réseaux
hétérogènes qui n’utilisent peu ou pas le protocole internet : notamment la
messagerie cryptée « Telegram » ou les SMS. Dans ce dernier cas, il s’agit d’un
« trou de sécurité » dans la cyberstratégie de Daech qui permet a posteriori aux
enquêteurs de remonter le fil informationnel. Mais après-coup seulement…
2.4 Conclusion de la partie
L’assimilation de l’inconscient à un « magma » à laquelle procède Castoriadis
contredit largement le projet scientifique freudien ou l’axiomatique lacanienne
et crée de l’obscurité là où plus de clarté serait souhaitée. Mais force est de
constater que l’utilisation délibérée par Daech d’un flux d’images ultra-violentes
véhiculées par YouTube est plus en deçà qu’au-delà de la psychanalyse, dans un
imaginaire ante-médiéval. La signification rationnelle nous échappe ; seule nous
parle la signification imaginaire. Et elle nous fait peur.
Peut-être faudrait-il alors suivre le Lacanien Marco Focchi pour qui se font face
deux fondamentalismes opposés, mais convergents, car « Le confit auquel nous
assistons aujourd’hui n’est pas le choc de civilisations (…), mais une
comparaison beaucoup plus radicale qui traverse en diagonale aussi bien la
civilisation occidentale que celle du monde islamique »5.
2.5 La radicalité comme expression d’un « malaise dans la civilisation »
Dix ans avant la Deuxième Guerre mondiale, Freud percevait l’émergence d’un
malaise dans la civilisation. Il cherchait ainsi à élargir des travaux cliniques
antérieurs sur les névroses obsessionnelles menant à des actions
compulsionnelles. Dans quelle mesure ces travaux éclairent-ils le début du
XXIe siècle ?
Une forme de névrose obsessionnelle menant à des actions compulsionnelles ?
Dans névrose, psychose et perversion (tr.fr. 1973), Freud parle en fait peu de
perversion. Il consacre en revanche un chapitre, issu d’un article publié en 1907,
« aux actions compulsionnelles et exercices religieux ». L’assassinat des
« mécréants » est explicitement présenté par le management de Daech comme
un devoir religieux, soit une injonction bien plus forte qu’un simple exercice
religieux. À cet égard, il semble clair que Freud, petit-fils de rabbin vivant à
Vienne, une ville dominée par la tradition chrétienne, mais aussi, à la fin du
XIXe siècle, une des plus multiculturelles d’Europe, ne s’est guère interrogé sur
des exercices religieux inspirés de l’Islam. Peut-on alors considérer que les
meurtres inspirés par l’islam radical pourraient être de type compulsif ? Freud
indique en page 133 que « les gens qui s’adonnent à des actions
6 https://en.wikipedia.org/wiki/FBI%E2%80%93Apple_encryption_dispute
191
commandement de Ben Laden, d’où le caractère très ciblé et « professionnel »
des attentats de New York, Madrid et Londres. Aujourd’hui, la centralisation
est mise à mal et a fait évoluer ce qui reste d’Al Qaïda vers un modèle hybride,
plus décentralisé, de type « plateforme d’échange ». L’organisation islamiste
radicale s’est ainsi associée à d’autres telles qu’AQMI (Al Qaïda au Maghreb
islamique) ou AQPA dans la péninsule Arabique. Cela montre qu’Al Qaïda est
toujours une réalité et que certaines de ses cellules sont encore très actives dans
certaines régions au prix d’une mue organisationnelle. Tout comme le point
faible d’Amazon est la distribution au client final, la faiblesse d’Al Qaïda résidait
et réside encore dans sa difficulté à trouver des « correspondants locaux » de la
nationalité du pays visé (Kepel, 2015). Avec la version 2.0 d’Al Qaïda, les
« correspondants locaux » peuvent être des nationaux du pays visé, ayant une
double nationalité. Ce modèle centralisé a été mis à mal par l’exécution de Ben
Laden et par l’évolution politique des mouvements djihadistes au Moyen-
Orient. Le modèle de Daech s’est développé de manière plus décentralisée.
3.2 Daech en France et en Belgique : une plateforme décentralisée
Daech repose sur un paradoxe : il s’agit d’un « État » qui agit selon des
modalités non étatiques, ce en quoi on peut considérer qu’il s’agit d’une forme
post-étatique reposant, en pratique, sur des plateformes décentralisées mettant
en relation des réseaux d’acteurs hétérogènes. D’un point de vue
organisationnel, le modèle en plateforme d’échanges de l’État islamique a
amplement démontré sa plus grande « efficacité », notamment en France.
Daech se distingue dés le départ pour ce qui concerne ses activités « offshore »
par la décentralisation et une forme réticulaire. Fonctionne-t-il sur un mode de
plateforme d’échanges décentralisé tel qu’eBay ? Les attentats de Paris en
novembre 2015 semblent relever de ce mode. Les lieux des attentats sont
différents, chaque nœud du réseau (c.-à-d. chaque attentat : Bataclan, Belle
équipe…) est indépendant des autres nœuds. Une seule interface relie les nœuds
entre eux, Abdeslam étant vraisemblablement l’un deux. Abaoud, tué ensuite à
Saint-Denis a pu être sur deux, voire plusieurs interfaces, ce qui, sur ce point
précis, rapprocherait la plateforme du modèle centralisé d’Al Qaïda, mais avec
des effets beaucoup moins dévastateurs du fait de la taille limitée de
l’organisation, ici d’un type assez artisanal. Quelques mois après les assassinats
du Bataclan, la cellule de Bruxelles est sur le point d’être démantelée, du fait de
la capture de Salah Abdeslam. Sur le schéma de la plateforme d’échange ci-
dessus, cette cellule belge correspond à un gros cercle relié de manière assez
faible aux autres cercles du même type. Acculée, elle reçoit l’ordre ou décide
elle-même de se faire exploser à l’aéroport et dans le métro.
Enfin, les attentats de Nice semblent relever eux aussi du modèle de la
plateforme, le tueur ayant vraisemblablement agi de manière assez largement
autonome. Le schéma d’analyse proposé ici semble, a priori, plus pertinent que
celui du « loup solitaire » qui « psychologise » à l’excès les motivations du tueur
et fait l’impasse sur le développement d’une organisation de la terreur souple,
192
mais structurée. Il faudra, cependant, attendre d’autres résultats de l’enquête en
cours pour clarifier ce point.
7 http://www.forumatena.org/conference-blockchain-2016
193
possible une confrontation -au moins médiatique- entre deux organisations
distribuées : Daech et l’État français.
Au-delà des trois modèles de plateformes qui viennent d’être présentés ci-
dessus, il faut maintenant regarder de plus près dans quelle mesure ces
plateformes sont « uberisées ».
3.4 Des plateformes partiellement uberisées au plan technologique
« Des sociétés comme Uber ou AirBnB ont construit des plateformes de mises
en relation directe (…) à travers une relation dématérialisée de bout en bout
(géolocalisation en temps réel, paiement, évaluations, notations…) »8.
Si Daech était totalement uberisé, organiser un attentat terroriste pourrait
s’avérer aussi simple que de réserver une chambre d’hôte sur l’île Saint-Louis à
Paris. On va voir que l’uberisation du management de la peur n’est que partielle.
Elle comporte des modes de mises en relations qui ne sont pas dématérialisés
de bout en bout.
Des plateformes de mises en relation directe
Les plateformes techniques de mise en relation entre commanditaires d’actes
terroristes et exécutants sont officieuses, mais pas nécessairement illégales.
Daech invite par exemple ses membres à télécharger l’application mobile
« Telegram » qui est « une aubaine pour qui veut échanger sans être surveillé,
hors du radar des services de renseignement »9. Daech a d'ailleurs posté un
message sur l'un de ces sites pour encourager ses membres à utiliser
l'application et la paramétrer de manière à ce que les messages s'autodétruisent
automatiquement après un certain temps. C'est aussi sur Telegram que l'État
islamique a revendiqué les attaques parisiennes du 13 novembre et avant cela,
l'attentat contre un avion civil russe dans le Sinaï. Avantage non négligeable
pour les terroristes : Telegram assure disposer de serveurs dans de nombreux
pays pour éviter toute coupure gouvernementale (source : ibidem). En revanche,
il ne s’agit pas à proprement parler d’une relation dématérialisée de bout en
bout. C’est l’amateurisme et le bricolage qui semblent parfois prévaloir, ce qui
ne rend d’ailleurs pas la traçabilité plus aisée pour autant. Il y a donc mise en
relation directe via une plateforme cryptée conçue à l’origine en 2013 pour
protéger les opposants politiques russes, mais détournée de ce but initial afin de
protéger les organisateurs d’attentats.
Quels géolocalisation, paiement et évaluation du djihad uberisé ?
Trois critères de définition des plateformes techniques uberisées sont
généralement définis : la géolocalisation en temps réel, le paiement et
l’évaluation. Qu’en est-il de l’organisation mise en place par l’État islamique ?
8 https://hal-univ-tlse2.archives-ouvertes.fr/DRM/hal-01265304v1
9 http://www.journaldunet.com/ebusiness/le-net/1167197-la-populaire-appli-de-messagerie-
telegram-accusee-de-servir-a-daesh-pour-communiquer/
194
La géolocalisation est le plus souvent techniquement rudimentaire et se fait
par l’envoi de simples SMS entre terroristes. Mais ce caractère rudimentaire
montre aussi en creux la faiblesse, en tout cas l’insuffisance, des systèmes de
« big data » utilisés par des services tels que la DGSI française. Il s’agit ici des
« données massives » désignant des informations qui deviennent tellement
volumineuses qu'elles en deviennent difficiles à traiter, analyser et interpréter
avec les outils classiques de gestion de bases de données ou de gestion de
l'information. Les données recueillies sont massives, mais difficiles à analyser en
temps réel, tant un SMS isolé parmi des dizaines de millions d’autres est difficile
à interpréter. Rien n’empêchera de toute façon à l’avenir que des systèmes de
géolocalisation plus élaborés échappent aux systèmes de cybersurveillance.
D’où la demande maintes fois effectuée par les services de renseignements de
compléter la cybersurveillance par un renseignement humain de terrain plus
traditionnel. Localiser peut-être plus utile que géolocaliser.
Le paiement demeure un point délicat à « uberiser » compte tenu du contrôle
accru de l’activité des banques par les autorités monétaires. Les méthodes
traditionnelles de transfert d’argent liquide semblent encore prévaloir. Mais on
imagine mal Daech, organisation terroriste la plus riche de l’histoire, se
contenter de transporter des sacs de dollars à dos de mulet. Techniquement,
rien n’empêche d’utiliser les micro-paiements via des réseaux de mobiles,
comme le montre le succès de la « mobile money » au Kenya10 et plus
généralement en Afrique. 10 000 sympathisants transférant 1000$ permettent
ainsi de faire circuler 10 millions de $. Les flux monétaires plus importants
peuvent emprunter les circuits de la cybercriminalité où, moyennant une
commission qui peut être importante, il est aisé de trouver un cyberconvoyeur
de fonds, dans un contexte de porosité croissante entre trafic de drogue et
islamisme radical, même si tout les oppose sur un plan théologique.
« L’évaluation » peut prendre un certain temps. Ainsi le massacre de Nice n’a
été revendiqué par Daech que le 16 juillet alors qu’il s’est produit le 14 au soir.
Le choix éminemment symbolique du lieu et de la date ne milite pas en faveur
d’un acte isolé d’un loup solitaire. Tout indique qu’une réflexion politique ayant
pour but d’évaluer le résultat de l’action a eu lieu le 15 juillet au sein de l’état-
major de l’EI au Moyen-Orient afin de peser les avantages et les inconvénients
d’une telle revendication. Rappelons que 1/3 des victimes est peu ou prou « de
tradition musulmane ». La décision prise de « surfer » sur l’émotion provoquée
par l’assassinat hors normes de 84 personnes semble au final l’avoir emporté,
comme le montre ce communiqué : « L’auteur de l’attaque de Nice en France
est un des soldats de l’État islamique et il a agi en réponse aux appels lancés de
l’EI à prendre pour cible les ressortissants des pays de la coalition qui le
196
diplomatiques, militaires et de renseignement »11, indique le Ministère français
de la Défense.
Notre contribution à une telle réflexion a consisté à mettre à jour plusieurs
mécanismes holistiques intégrant notamment la dimension psychologique et
psychanalytique du management de la peur par Daech. L’étude de cette
dimension s’est adossée à une approche macro-historique et économique qui
semble négligée dans des analyses faisant trop souvent remonter l’analyse du
Djihadisme médiatisé à 2001, ce qui constitue une période trop courte. On a
aussi cherché à mettre en évidence les mécanismes psychosociaux du
management de la peur par des « soldats » souvent issus du monde de la petite
délinquance. En associant psychanalyse et sociologie, les travaux de
Castoriadis nous ont permis de clarifier comment s’instituait l’imaginaire d’une
société apeurée au travers d’un nouvel usage des médias numériques.
Enfin, si elle n’est que partiellement vérifiée, l’hypothèse d’une uberisation du
Djihad montre que le mode de production de valeurs terrorisantes est
parfaitement moderne, à rebours de ce que pourrait laisser penser la rhétorique
théologique moyenâgeuse employée par les islamistes radicaux. Cette guerre
n’est pas seulement militairement asymétrique, elle est aussi psychologique au
travers d’une tenetative de mobilisation radicale des imaginaires. Cette dernière
constitue un enjeu majeur de la lutte contre le malaise dans la civilisation (Freud,
1929) que nous devrons désormaisà nouveau mener en ce début de XXI° siècle.
REMERCIEMENTS
Je remercie Carine Bouzir-Chemin et Bénédicte Vidaillet qui au sein du
séminaire du groupe « POTES » de l’AIMS m’ont aidé à mieux cerner la
complexe mais riche pensée de Cornélius Castoriadis développée dans cet
article. Carine a bien voulu relire la partie intitulée « l’institution imaginaire de la
société apeurée et les nouveaux médias ».
La partie intitulée « une uberisation du Djihad » a bénéficié d’une relecture
attentive de Clotilde de Swarte, chef de projet à Médecins Sans Frontières
(MSF) au Moyen-Orient et spécialiste du monde arabo-musulman, notamment
de la guerre en Syrie.
BIBLIOGRAPHIE
ARENDT H., (1991), (trad. Anne Guérin, édition revue par Martine Leibovici),
Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal, Paris, Gallimard,
coll. « Quarto ».
ARPAGIAN N., (2015), La cybersécurité, PUF, Que sais-je ?
199
200
La névrose managériale est-elle soluble dans
l’entreprise digitale ?
Jean-Claude Casalegno
Professeur, Consultant
Groupe ESC Clermont
201
KEYWORDS: Managing neurosis, pathologies of power, neurotic
organizations, digitization
INTRODUCTION
Les technologies de l’information et de la communication sont en train de
révolutionner les sociétés, les organisations, les relations sociales et le mode de
penser des individus (Lejeune, 2010).
Cette révolution silencieuse s’opère de façon quotidienne à travers les
nombreux usages offerts par les technologies digitales pour résoudre des
problèmes, qu’ils soient privés ou professionnels, marchands ou non
marchands. Sans qu’ils en aient forcément conscience, les acteurs voient leur
rapport au temps et à l’espace se transformer :
- Le rapport au temps est accéléré : la vitesse de déplacement des
informations peut se calculer désormais en nano secondes. D’un clic, il est
possible de faire transiter des sommes de plusieurs milliards d’une entité à
l’autre, générant ainsi une volatilité du capital, dérégulant les économies.
- Le rapport à l’espace est globalisé : il est désormais possible de
communiquer, vendre, acheter, apprendre partout dans le monde ; les
citoyens, les consommateurs, les entrepreneurs et leurs salariés sont
transformés en « global players ».
Pourtant une étude menée par Mac Kinsey1 en France sur 500 entreprises, dont
350 PME, montre clairement qu’il existe « un décalage entre l’adoption du
numérique pour les particuliers et les pratiques dans les entreprises ». Sur 13
pays de référence, « la France se classe 9e en matière de part d’investissements
numériques privés dans le PIB, avec un poids de 2,3 % bien inférieur à celui
observé dans les pays leaders ». En 2013, seulement « 14 % des sociétés
françaises ont reçu des commandes via des réseaux numériques (Internet ou
autre), contre 17 % en moyenne au sein de l’Union européenne » et 26% en
Allemagne.
La principale difficulté évoquée pour expliquer ce retard, est, pour 45% des
responsables interrogés, la rigidité organisationnelle : « Les réticences internes
au changement et les structures en silos rencontrées dans de nombreuses
entreprises françaises constituent des obstacles à la transformation numérique »
(Mac Kinsey, 2014 : 30). Pourtant l’usage systématique du numérique
représenterait un avantage compétitif réel qui permettrait aux entreprises,
toujours selon cette étude, de voir leurs résultats bruts opérationnels progresser
de plus de 40%. Il existe, bel et bien, un écart entre le potentiel de création de
valeur et les représentations des acteurs.
203
La digitalisation des entreprises est au carrefour d’enjeux stratégiques et
sociaux. Elle constitue une nouvelle source de création de valeur et transforme
en profondeur les relations entre les acteurs. Elle impacte les organisations en
les aplatissant, elle favorise la création d’un lien social plus égalitaire entre les
membres d’une communauté, elle rapproche les acteurs des clients.
Dans cet article, c’est surtout sur la transformation du modèle managérial
qu’elle entraîne que nous souhaiterions nous concentrer.
Pour explorer cette métamorphose, nous reviendrons, dans une première
partie, sur la définition de ce que nous appelons la névrose managériale en
revisitant les définitions et les grilles de lecture fournies par la clinique
psychanalytique. Ce concept qui a pu en son temps paraître impertinent se
montre à l’usage utile pour comprendre la difficulté qu’ont les managers et les
cultures organisationnelles à accepter le changement, voire à le susciter avec la
rapidité qu’il serait souhaitable de mettre en œuvre (Tom Peeters, 1993).
La deuxième partie portera sur une clarification du concept de digitalisation
pour mettre en évidence plus précisément l’impact des outils dits « de travail
collaboratif » sur la nature du lien tissé entre les acteurs.
Enfin, dans une dernière partie, nous tenterons d’analyser comment ces
nouvelles technologies collaboratives transforment le vécu des relations entre
les managers et leurs collaborateurs.
Pour la deuxième et la troisième partie, nous nous appuierons sur des enquêtes,
sur des études de cas et sur nos propres expériences de consultant intervenant
en entreprise.
1. RETOUR SUR LA NÉVROSE MANAGÉRIALE
Le concept de névrose managériale peut surprendre pour qualifier certains
comportements managériaux. Il appartient au registre de la clinique
psychiatrique et semble éloigné de la sémantique conventionnelle des sciences
de gestion. Un effort de définition préalable permettra d’en mesurer l’utilité. Au
cours de son histoire, c’est un concept qui a supporté plusieurs significations. Il
est important de préciser de quoi nous parlons.
Le premier à avoir utilisé ce terme est un médecin britannique William Cullen.
Il la décrit, dans un traité de médecine paru en 1777, comme une atteinte du
système nerveux. On retrouve ce terme aussi chez Pinel (1785) qui considère
que les maladies mentales sont dues à des atteintes physiologiques.
Freud, à partir de 1893, reprend ce terme pour désigner un trouble psychique
qui se manifeste sous forme d’anxiétés, de troubles psychosomatiques, de
conduites obsessionnelles ou de dépression. Il parle alors de psychonévroses
soulignant ainsi l’origine psychique de ce qu’il considère comme une pathologie.
Il la distingue de la psychose dans le sens où il ne constate pas de perte de
204
contact avec le réel. Sa définition constitue une réelle rupture avec les auteurs
qui l’ont précédé.
La névrose serait générée par un conflit intrapsychique entre les 4 instances que
sont le « ça », le « Surmoi » et le « Moi » et « l’Idéal du Moi ». Dans la névrose,
le « Moi » ne parviendrait pas à gérer le « ça » qui serait alors dans la nécessité
d’utiliser des voies détournées pour se réguler. Ces voies, somatiques ou
imaginaires, seraient à l’origine de la formation des symptômes.
C’est le défaut du refoulement qui expliquerait cette difficulté. Trop de
refoulement entraînerait une accumulation de libido, tandis qu’un déficit se
traduirait par une impossibilité de se maîtriser. Le refoulement a donc une
fonction positive, car il permet au sujet de sublimer. Toute la difficulté pour le
sujet sera de trouver un juste équilibre entre les pulsions du ça et les contraintes
du « Surmoi ».
Cette capacité du « Moi » à réguler ces contradictions dépendrait de la manière
dont le sujet est parvenu à dépasser le complexe d’Œdipe ; c’est-à-dire à se
libérer d’attachements infantiles, notamment à l’égard du parent opposé, et ainsi
accéder à une sexualité génitale centrée sur la procréation et de façon plus
générale à la sublimation.
Le refoulement est constitutif de l’inconscient, car en refoulant le sujet oublie.
En oubliant, il se divise, mais cela lui permet de mettre à distance les pulsions,
les affects, les fantasmes qui seraient trop en contradiction avec les règles de la
vie sociale. Il s’accompagne d’un système de défenses qui permet au Moi de se
consacrer à exister sans trop de confusion.
Le refoulement réussi permet la sublimation, c’est-à-dire la conversion des
pulsions en actes socialement acceptables et utiles. Cela commence par la
transformation de l’instinct de reproduction en érotisme, la soif et la faim
donnent lieu à des pratiques gastronomiques, la lutte contre le chaud et le froid
donne naissance aux vêtements, etc.
Lorsque, d’une manière ou d’une autre, la sublimation ne peut s’opérer, les
pulsions peuvent s’actualiser dans l‘imaginaire sous forme de rêves. Elles
choisissent alors un mode hallucinatoire, pendant le sommeil, pour se réguler.
En tant que médecin, Freud présente la névrose comme une pathologie. Mais il
convient lui-même « que la frontière entre le normal et la pathologie est
conventionnelle » (Freud, 1992). Son essai sur « la psychopathologie de la vie
quotidienne » (1901) le confirme en montrant que chacun d’entre nous produit
des actes manqués qui sont des « symptômes » du refoulé venant perturber la
rationalité ordinaire. Il récidivera dans son ouvrage « L’interprétation des
rêves » en déclarant : « La maladie ne suppose ni destruction de l’appareil, ni
création de nouveaux clivages internes ; il faut l’interpréter d’une manière
dynamique, comme un renforcement ou un affaiblissement d’un jeu de forces,
dont les fonctions normales nous dissimulent beaucoup l’effet » (Freud, 2013).
205
Les apports de Jean Bergeret (Bergeret, 2003) sont à ce propos déterminants. Il
distingue clairement la pathologie névrotique de la structure du même nom qu’il
définit comme un rapport au monde, une façon de se penser dans un
environnement. : « La notion de structure correspond à ce qui, dans un état
psychique morbide ou non se trouve constitué par les éléments
métapsychologiques profonds et fondamentaux de la personnalité fixée en un
assemblage stable et définitif ». Elle s’observe à travers quatre dimensions :
- La nature de l’angoisse latente ;
- Le mode de relation d’objet ;
- Les principaux mécanismes de défense ;
- Le mode d’expression habituelle du symptôme.
La structure peut se comparer à un cristal. Elle s’organise avec des lignes de
force et de faiblesse originales qui ne varient guère dans l’existence. Elle
constitue la matrice de base de la personnalité qui organise l’énergie psychique
selon des modalités spécifiques. Elle s’exprime à travers des traits de caractère
que Laplanche, Pontalis et Lagache (1992) définissent comme « l’ensemble des
dispositions et des attitudes qui commandent la manière d’être et d’agir d’un
individu dans ses rapports au monde extérieur et avec lui-même ».
Canguilhem (2013), aussi, nous invite à relativiser l’état de névrose. Elle est
constitutive du fait humain dans la mesure où le sujet ne peut y échapper. C’est
l’intensité des symptômes qui marque la dimension clinique du phénomène et
indique la frontière tenue entre le normal et le pathologique. La nouvelle
taxinomie proposée par le manuel diagnostique et statistique des troubles
mentaux DSM – IV traduit bien cette évolution, puisque le terme de névrose
est remplacé par « Troubles de la personnalité ».
En 1953, lors de sa conférence intitulée : « Le symbolique, l’imaginaire, le réel »,
Lacan met en évidence que le rapport de l’homme ordinaire au réel est marqué
par la difficulté fondamentale à articuler 3 dimensions : l’imaginaire, le
symbolique, le réel. C’est « le nouage de ces trois registres qui conditionne le
rapport au réel du sujet. Il est rare que ceux-ci soient justement équilibrés du
fait même des aléas inévitables de son histoire.
Rappelons-en rapidement les péripéties représentées par Lacan par le schéma R.
Quand l’enfant apparaît, il est l’objet du désir de la Mère auquel il s’identifie. Il
est censé combler son manque en occupant la place du Phallus. Cette relation
d’indistinction fusionnelle à laquelle il est assujetti imaginairement va être
troublée par l’intérêt que la mère porte au père dans la réalité. La figure du père
vient donc s’ingérer dans la triangulation mère – enfant – phallus, ce qui
permettra à l’enfant de se déprendre de l’objet du désir de la mère et de devenir
ainsi sujet.
206
Le père introduit donc une médiation dans la dyade permettant à l’enfant de
comprendre qu’il ne peut être le phallus de la mère. La figure du père est
porteuse de la dimension symbolique dans la mesure où il introduit « la Loi »
qui fonde la vie sociale. L’articulation de l’imaginaire et du symbolique est donc
directement dépendante des vicissitudes de cette relation. Si le sujet ne peut se
repérer au signifiant du Nom du Père (Non du Père), soit par défaillance de la
fonction symbolique du père soit par la captation abusive par la mère, sa
relation au réel risquera d’être perturbée. L’ordre symbolique (« la Loi »), porté
par la figure du père, a une fonction : celle de permettre à chacun dans une
famille de comprendre quelle est sa place, quels sont ses droits au regard du
respect qu’il doit à l’autre (Lemaire, 1977). En assumant la loi du père, l’enfant
peut s’engager dans la quête d’objets de plus en plus éloignés de l’objet initial de
son désir.
Il est facile de comprendre que la façon dont s’articulent les trois registres de
l’imaginaire, du symbolique et du réel conditionne notre rapport au monde.
Ainsi, si nous ne devenons pas tous névrosés ou psychotiques au sens clinique,
nous sommes tous atteints. L’approche lacanienne pose l’hypothèse que
l’aliénation fondamentale du sujet nous concerne tous. Notre accès au réel est
donc toujours une expérience subjective, inséparable des représentations
conscientes et inconscientes que nous avons construites au cours de notre
propre histoire.
Pour faire comprendre cette problématique, Lacan (1949) a repris les travaux de
Wallon, Zazzo er Baldwin (?) sur le processus de reconnaissance de soi face au
miroir. À travers cette exploration, ce qui l’intéresse, c’est le processus
d’identification à l’origine de la construction du Moi.
La reconnaissance de soi dans le miroir s’effectue en trois étapes :
- Étape 1 : Face au miroir l’enfant ne reconnaît pas son image comme réelle.
Il imagine que c’est un autre qui est derrière le miroir ;
- Étape 2 : L’enfant comprend que le reflet n’est pas un être réel, mais il
ignore encore si c’est lui ;
- Étape 3 : L’enfant reconnaît son image et que cette image est la sienne.
207
Lacan se sert de cette expérience comme d’une métaphore pour expliquer
comment se construit l’image du sujet dans le regard de l’Autre comme miroir.
Il se construit aussi dans le dire de l’Autre. C’est d’abord dans le regard et le
dire de la mère que l’enfant élabore les premiers éléments de son Moi, puis
ensuite dans le regard et le dire de ceux qui lui seront familiers. Mais cette
opération est doublement imaginaire, car le miroir que constitue regard de
l’Autre n’est pas neutre, il est rempli lui-même d’imaginaire à son égard et
inversement. L’enfant représentant le manque de la mère, celle-ci aura envers
lui des attentes de l’ordre de l’idéal dans lequel le Moi de l’enfant se précipitera,
contribuant ainsi à façonner son Moi idéal. C’est sur cette première collection
d’images que le Moi va se construire feuille à feuille. Lors du complexe
d’Œdipe, si tout se passe bien, l’enfant pourra sortir de cette fusion, prendre
conscience de lui-même comme être autonome, et chercher d’autres solutions
socialement acceptables et utiles pour obtenir la reconnaissance dont il a besoin
pour entretenir son narcissisme. Il restera, bien évidemment, toujours quelque
chose des vicissitudes de cette relation au plus profond de la conscience de
l’individu.
On comprend pourquoi Lacan considère que le Moi « n’est pas le sujet »,
puisqu’il est lieu des identifications imaginaires. C’est une fiction à laquelle il
faut adhérer par nécessité, mais sans être dupe. Sa vérité se trouve ailleurs de là
où il se pense. C’est ce qu’il proclame dans sa fameuse citation si souvent
répétée : « Je est un Autre ». Il faut cependant, selon lui, que le sujet passe par
l’analyse pour comprendre que « ce Moi qui le constitue n’a été que son œuvre
dans l’imaginaire » (Leclaire, 1951).
La psychothérapie gestaltiste fondée par Frédéric Perls (1976, 1977, 1978)
complète ces définitions en considérant la névrose comme un trouble du
contact avec ce qui se passe « ici et maintenant ». Chez le névrosé, ce qui se
joue, c’est la reproduction dans l’instant présent de comportements passés qui
ont eu leur utilité, mais qui, dans cette nouvelle situation, deviennent
anachroniques, provoquant de ce fait un inconfort, voire une souffrance. Cette
répétition dans la forme présente du comportement provient des émotions
inachevées, bloquées dans les représentations du passé. Tout l’art du thérapeute
sera de faire ré-émerger les formes imaginaires anciennes qui sont réactivées par
et dans la situation présente. Pour y parvenir, le sujet est invité à développer
une plus grande attention à ses perceptions sensorielles, émotionnelles,
mentales et à les mettre en scène à partir de techniques inspirées du jeu de rôle.
Le thérapeute emmène le sujet à prendre conscience comment il est « ici et
maintenant ». Il ne juge pas la posture et ne fait pas d’investigation sur le
pourquoi. En amplifiant la forme du comportement, le fond imaginaire qui le
conditionne se révèle peu à peu. Cette prise de conscience permet
progressivement au sujet de prendre une distance par rapport à l’inconscient qui
le détermine. À travers cette prise de conscience, le sujet libère ce que Perls
appelle « le self » c’est-à-dire une plus grande capacité à s’ajuster de façon
créative aux circonstances, en étant moins encombré par les fantômes du passé.
208
Cela lui permet, finalement, de développer une communication plus
authentique en identifiant et en exprimant, avec plus d’intelligence sociale, ses
besoins, tout en respectant ceux des autres.
Pour résumer provisoirement les apports de ces trois principaux auteurs cités, il
est possible de dire que la personnalité névrotique est d’une certaine façon
prisonnière d’un passé dont elle ne parvient à se séparer. Celui-ci conditionne
ses réponses aux problèmes du présent. Elle est emmenée à les répéter
inlassablement tant qu’elle n’a pas pris conscience de leur emprise sur son
imaginaire inconscient.
2. UN CONCEPT TRANSFÉRABLE POUR CARACTÉRISER LES
COMPORTEMENTS MANAGÉRIAUX ET ORGANISATIONNELS
Quel lien est-il possible d’établir entre les théoriques cliniques de la personnalité
névrotique, les comportements managériaux et le fonctionnement des
organisations ? De nombreux auteurs ont établi des transferts éclairants à ce
sujet : Jaques E. (1951), Pagès M. (1979), Anzieu D. (1984), Kaes R. (1987),
Aubert N. & Gaulejac V. (199), Enriquez E. (1992), Roche L. (1995), Swarte
T. (2001), Sala (2002), Trepo G. (2013), etc. Freud lui-même avait opéré ce
déplacement en analysant le fonctionnement des sociétés : « Totem et tabou »,
« Malaise dans la civilisation », etc.
Mais au niveau des sciences de gestion, c’est surtout Kets de Vries et Miller qui,
s’inspirent le plus de cette typologie à travers la publication du livre :
« L’entreprise névrosée » (1985) dans lequel ils posent l’hypothèse que
l’imaginaire groupal de la communauté de travail est conditionné par
l’imaginaire des dirigeants, « […] celui-ci fonctionnant comme une main
invisible », c’est-à-dire en toute inconscience. Les perceptions et les décisions
des acteurs de l’organisation sont collectivement déterminées par le style de la
personnalité névrotique du dirigeant. Ce sont elles qui expliqueraient les
problèmes et dérèglements de l’organisation. En s’appuyant sur la typologie des
personnalités névrotiques, l’auteur définit cinq types de dérèglements
organisationnels :
- L’organisation paranoïaque : la méfiance est la valeur fondamentale qui
structure le comportement collectif des acteurs ;
- L’organisation obsessionnelle compulsive : la recherche d’une maîtrise
absolue des coûts constitue l’obsession des dirigeants. L’organisation se
caractérise, alors, par une inflation des procédures et des normes ;
- L’organisation hystérique théâtrale : les dirigeants mettent en place un
système de management qui vise à exalter les égos et à créer de la
compétition entre les acteurs de l’entreprise. C’est la recherche d’une
effervescence permanente au détriment parfois de la réflexion ;
209
- L’organisation dépressive : l’entreprise et/ou ses dirigeants ont été
confrontés à plusieurs échecs et produits beaucoup d’efforts avec peu de
résultats ;
- L’organisation schizoïde : l’entreprise n’a pas conscience des
transformations qui ont lieu dans son environnement.
François Lelord et Christophe André (2000) appliquent une grille de lecture
assez proche pour comprendre les comportements managériaux (voir encadré
1).
210
Personnalité A du mal à voir le Mettre en évidence le Ne pas lui faire de
dépressive côté positif d’une positif morale
situation
Lui montrer de la Ne pas se laisser
A tendance à se considération de entraîner dans sa vision
dévaluer façon ciblée
Personnalité Prend peu d’initiative Valoriser ses Ne pas prendre des
dépendante initiatives décisions à sa place
(régressive) Peur de perdre le lien
Si la personne Ne pas l’abandonner
demande un avis, lui pour lui « apprendre à
demander, d’abord, ce se débrouiller seule »
qu’elle en pense
Il n’est pas dans notre propos ici de rentrer dans le détail de la sémiologie de
ces différentes configurations. Pour une compréhension approfondie de cette
typologie, nous renvoyons le lecteur à aux ouvrages de référence cités sur le
sujet.
La situation névrotique compromet de façon plus ou moins importante la
fonction de contact du sujet ou de l’organisation avec le réel. Cela peut
entraîner des tensions entre les acteurs ou entre l’organisation et son
environnement. Plusieurs enquêtes témoignent de cette double
problématique individuelle et collective.
Au niveau des comportements managériaux l’enquête intitulée :
« L’observatoire du Management », réalisée par TNS Sofres, en 2015, montre
que la relation managériale, qui est un point-clé pour favoriser l’engagement des
collaborateurs, est encore largement perfectible :
- 82% des managers se sentent confiants dans leurs compétences
managériales, mais ce sentiment n’est pas toujours partagé par leurs
collaborateurs : 37% des salariés ne partagent pas cet avis ;
- 92% des managers considèrent qu’ils savent bien gérer l’équilibre entre la
productivité et le bien-être de l’équipe, alors que 42% des collaborateurs
pensent le contraire…
Au niveau des collectifs de salariés, on retrouve le même malaise. L’enquête
réalisée par Cap Gemini Consulting en 2014, intitulée : « Le management
français à l’épreuve de la bascule numérique », programme d’étude : « À l’écoute
des Français au travail », dessine cinq profils de comportement : 17%
d’épanouis, 19% d’engagés, 23 % de distanciés tranquilles, 24% de
désenchantés, 17% d’angoissés. Sur cette typologie 64% auraient une position
critique envers leur manager direct (2014 : 20).
On notera que lorsque les salariés français travaillent dans une société
étrangère, ils semblent plus satisfaits de leurs managers que lorsqu’ils sont dans
211
une société exclusivement française (2014 :15). Ce qui prouve bien les
anachronismes du management à la française.
Les travaux du psychologue néerlandais Geert Hofstede (2010)2 apportent
d’autres précisions intéressantes sur la problématique. La grille d’analyse
culturelle qu’il a élaborée est le fruit d’une enquête menée auprès du personnel
de soixante-douze filiales de l’entreprise IBM. Cent seize mille questionnaires
d’une centaine de questions ont été administrés, portant sur les valeurs liées au
travail et aux attitudes du personnel, en posant l’hypothèse que la culture des
entreprises ne pouvait être guère différente du pays dans laquelle celle-ci est
inscrite. C’est ainsi qu’il distingue six couples de caractéristiques de tensions
fondamentales :
- La distance hiérarchique qui définit la capacité d’une culture à supporter ou
imposer une relation d’inégalité entre les membres d’une communauté. Avec
un score de 68, la société française se situe comme inégalitaire. Le pays ayant
le score le plus élevé est la Malaisie (Indice 100). C’est l’Autriche et l’Israël
avec un score respectif de 11 et 13 qui ont la proximité managériale la plus
grande.
- L’individualisme et la communauté qui renvoient au besoin qu’aura une
société d’intégrer ses membres dans le groupe. Avec un score à 71, la société
française fait partie des plus indépendantes. Ce qui est en contradiction avec
le score précédent, puisque d’un côté il existe des relations socialement
structurées sur un mode plutôt hiérarchique et d’un autre, un grand besoin
d’autonomie. On peut se demander si cette contradiction structurelle n’est
pas en train, actuellement, d’exploser à travers le phénomène de libération
des entreprises, dont l’intensité est typiquement française. C’est comme si ce
paradoxe devenait intenable face aux contraintes de plus en plus fortes,
exercées par l’environnement économique. Les États-Unis, l’Australie et
l’Angleterre sont les pays qui ont le score le plus élevé du côté de
l’individualisme. C’est au Guatemala que l’adhésion communautaire est la
plus forte avec un indice à 6.
- La masculinité/féminité qui signifie le rapport entre l’esprit de compétition
et l’attention à l’autre. Avec un score de 43 inférieur à 50, la France est jugée
comme plutôt sensible à la qualité de vie. Ce qui se retrouve dans le système
de protection sociale, la semaine de travail de 35 heures, les cinq semaines
de vacances par an et l’importance des conditions de travail. De ce point de
vue, la France se distingue nettement des autres pays. C’est le Japon qui
remporte l’indice de masculinité avec un indice à 95.
- Long terme/court terme qui traduit le rapport au temps en termes d’horizon
temporel. Avec un score de 63, la France est jugée comme pragmatique. Ce
qui peut lui permettre de prendre de la distance avec les modèles du passé,
2 Quoique contestés.
212
malgré leur prégnance. Les pays ayant un score plus élevé sont l’Allemagne,
la Belgique et la Corée du Sud.
- Sécurité/incertitude qui évoque le degré de tolérance face à l’ambiguïté et
l’altérité. Le score de 86 met en évidence une aversion pour les situations
incertaines et un fort besoin de stabilité. Ce qui est paradoxal avec le
pragmatisme. La Belgique et la Grèce sont les pays au score le plus élevé. Le
Danemark et la Suède avec un indice respectif de 23 et 29 sont les pays les
plus adaptables.
- Indulgence/retenue qui exprime la dimension plus ou moins hédoniste ou
permissive d’une culture. Avec un score de 48, la France se situe dans la
moyenne.
L’enquête européenne (EECT), réalisée en 2010 par la DARES (2014), sur
« Les facteurs de risques psychosociaux en France et en Europe », confirme
certaines tensions évoquées dans les travaux d’Hofstede. L’enquête a été bâtie
sur un échantillon de 29 000 salariés dans 34 pays, dont 27, appartenant à
l’Union européenne. 3 000 salariés français ont été interrogés, ce qui permet
d’établir des comparaisons édifiantes avec la moyenne européenne. Sur les 32
variables de l’axe 4 (Rapports sociaux au travail), 22 sont plus négatives que la
moyenne européenne. Le rapport atteste de réelles marges de progression dans
le domaine des relations managériales (voir encadré 2 en annexe)
3. L’ENTREPRISE MARYFLO : UN CAS EMBLÉMATIQUE DE LA
NÉVROSE MANAGÉRIALE À LA FRANÇAISE
Ce cas a fait l’objet d’un documentaire en quatre séquences qui a été diffusé à la
télévision dans le cadre d’une émission centrée « sur les faits de société ». Il a
été réalisé par Hervé Nisic (1997) qui a filmé pendant plusieurs mois le conflit
social qui a opposé le personnel de l’entreprise Maryflo à sa direction. Il a fait
l’objet d’une étude de cas déposée à la Centrale des Cas de la CCI d’HEC Paris.
L’entreprise Maryflo a été créée en 1990. Elle confectionne des vêtements
(chemises, jupes et pantalons) pour des grandes marques françaises de
vêtements : Pinkie, Camaïeu, Agnès B., Caroll, etc. En 1997, elle rassemble 108
salariées. La société a connu une belle croissance jusqu’en 1996. Mais
progressivement, certains donneurs d’ordre menacent de transférer leurs
commandes à des sous-traitants, dans des pays où la main-d’œuvre est moins
chère. Pour garder sa clientèle, la présidente madame X baisse ses prix, ce qui
du coup compromet ses marges.
Pour rétablir la rentabilité de l’entreprise, la présidente fait appel à un directeur
de production, Monsieur Y, réputé pour sa rigueur et sa capacité à augmenter
les rendements. Celui-ci analyse la situation financière de l’entreprise et traduit
les besoins en ratios de performance par poste. Chaque jour, il passe, avec les
agents de maîtrise, auprès de chaque ouvrière postée, pour vérifier si les
standards sont respectés.
213
La plupart sont perçus par les ouvrières comme irréalistes. Elles subissent ces
contrôles comme un véritable harcèlement et l’accusent, en plus, de faire preuve
de propos sexistes et humiliants. Les cadences imposées sont tellement élevées
que certaines ouvrières font des crises de tétanie. Celles-ci sont jugées par la
direction comme de la simulation. Face à ce comportement managérial
« irrespectueux », 84 ouvrières se mettent en grève réclamant « le droit au
respect ». Les ouvrières ont l’impression d’être totalement niées sous le poids
des prescriptions imposées par le directeur de production qui semble
inconscient des conséquences de son comportement sur la subjectivité des
personnes. Au milieu de l’année 1997, une grève éclate qui durera quatre
semaines quand les salariées auront obtenu le licenciement du directeur de
production. Après plusieurs péripéties, l’entreprise ne se remettra jamais d’avoir
fait la une de l’actualité sociale. Elle se délocalisera totalement au Maroc où elle
reproduira avec les mêmes dirigeants, le même modèle, mais cette fois-ci avec
plus de succès.
Ce cas est emblématique du management à la française des années 20003. Il
illustre remarquablement bien le modèle managérial qui a dominé à cette
époque et qui marque encore les esprits dans certaines organisations. La
séparation est d’autant plus difficile que le modèle a bien fonctionné pendant
plus de 50 ans.
On remarquera, pour commencer, que l’entreprise M. se trouve placée dans le
modèle de la compétitivité prix. Elle est confrontée à une double contrainte :
d’une part, celle de la sous-traitance, d’autre part, celle de la concurrence
mondiale du coût du travail. Les dirigeants ne semblent pas être conscients du
modèle dans lequel ils pensent. À aucun moment, dans leur raisonnement, ils
n’envisagent de changer de stratégie. Cet acharnement traduit un rapport
éloigné à l’espace. L’entreprise semble fonctionner de façon insulaire, sans
réelle conscience du réel.
Il faut dire que cette position a été encouragée par les mesures
gouvernementales qui ont largement privilégié la baisse du coût du travail,
incitant finalement les acteurs à persévérer dans l’océan rouge de la
concurrence, alors que d’autres modèles aujourd’hui, enfin identifiés et
encouragés, semblaient plus pertinents (Blanc 2002, Casalegno, 2015).
On peut considérer que cet enfermement paradigmatique a persisté très
longtemps, y compris jusqu’en 2014 avec le CICE qui relève de la même
logique. Si ces mesures ont permis de résister, elles n’ont pas permis le
3 Ce type de solution n’est pas unique. Une entreprise du même secteur, quelques années plus
tard a connu le même scénario : L’entreprise Lejaby. Les ouvrières avec l’aide de journalistes ont
produit un témoignage très précis à ce sujet dans le cadre d’un livre autoédité : « Alors que les
couturières travaillent sur leur machine avec un œil sur le chronomètre, le CA de l’entreprise
s’effondre de 80 millions d’euros en 2008 à 40 millions en 2011 » - « Il fallait fabriquer un
soutien-gorge haut de gamme en 13’ »
214
rétablissement des taux de marge. Alors qu’ils étaient pour les entreprises
françaises, selon l’Insee, de 34 % en 1997 pour passer à 29,4 % en 2014 contre
42% en Allemagne. Pourtant, depuis 1993, les charges sociales liées au coût du
travail n’ont pas cessé de diminuer. (Loi Balladur, 1993 ; Loi Juppé, 1996 ; Loi
Aubry 1, 1998 ; Loi Aubry 2, 2000 ; Loi Fillon, 2003 ; CICE, 2013). Les
allégements donc successifs des charges sociales, visant à baisser le coût du
travail, n’ont pas eu un effet proportionnel sur le taux d’investissement.
L’observation des taux d’investissement le confirme. Ils étaient de 21,9 en 2000
pour passer à 23,1 en 2014. Cette faible augmentation explique peut-être la
difficulté de redéveloppement de la compétitivité française.
L’exemple des entreprises du secteur du textile est, à ce propos,
particulièrement révélateur. Elles ont bénéficié très tôt de mesures spécifiques
reposant sur la baisse du coût du travail. Or très peu ont résisté au tsunami de la
fin des quotas d’importation au 1er janvier 2005. L’effectif total des salariés
entre 1989 et 2013 est passé de 589 000 salariés à 60 000 environ. Le
témoignage des survivants est encore plus éloquent, puisque seules ont survécu
les entreprises qui étaient positionnées sur la compétitivité hors prix, en
fabriquant des textiles à forte valeur ajoutée offrant des usages spécifiques4.
Si on devait caractériser, d’un point de vue clinique, les comportements mis en
œuvre durant cette période, trois termes viennent à l’esprit :
- Ils présentent une allure schizoïde dans la mesure où les dirigeants sont dans
l’incapacité de comprendre les mutations de leur environnement
économique, en d’autres termes, d’accéder au réel. Ils sont confrontés à une
concurrence qui ne connaît plus de frontières, avec un coût du travail contre
lequel il est impossible de lutter par les approches productivistes. La
schizoïdie se traduit aussi par une empathie quasi inexistante. L’Autre
n’existe pas, ou si peu !
- On constate également une dimension masochiste quand on voit
l’acharnement à persister dans un modèle qui ne conduit qu’à l’épuisement
des ressources humaines et à la perte de la rentabilité.
- Ils témoignent également d’une dimension obsessionnelle à travers des
pratiques gestionnaires poussées à l’extrême. Ces pratiques n’ont pas qu’une
fonction comptable, elles permettent de contenir l’angoisse de mort qui se
développe dans des organisations de plus en plus en danger (Diet, 2003).
En définitive, le concept de « névrose managériale » présente une certaine
utilité. Il permet de comprendre ce qui a inspiré les décideurs publics et privés
pour faire face à la globalisation des échanges. Ils ont utilisé des solutions qui
ont été pertinentes dans le passé, mais inadaptées aux épreuves du présent.
5 Terme utilisé par Wikipedia lorsqu’on cherche une définition du mot « digitalisation ».
217
- La première est essentiellement centrée sur les machines et les logiciels. Les
premiers ordinateurs et systèmes d’exploitation ont commencé à être
distribués sur les marchés dans les années 1965. À partir des années, 1975,
les premiers logiciels de gestion se révèlent et vont très vite se répandre dans
de nombreux secteurs d’activités : aviation, automobile, banque, etc… Peu à
peu, les ordinateurs vont être mis en réseau par l’intermédiaire de serveurs
spécifiques à l’entreprise.
- La seconde phase est liée à la naissance d’Internet qui a été rendu possible
par l’invention du protocole TCP/IP permettant de mettre en relation
plusieurs centaines d’ordinateurs appartenant à des structures
indépendantes. Les premiers serveurs de noms de domaines apparaissent en
1983. En 2000, c’est plus de 368 000 000 d’ordinateurs connectés et en
2014, c’est le seuil du milliard de sites qui a été franchi. En 1993, le CERN,
laboratoire européen de recherches nucléaires, autorise l'utilisation du
protocole « World Wide Web » – sur lequel s'appuie la majeure partie des
contenus créés sur Internet – et, ce faisant, mettait en ligne le premier site
Internet au monde.
Avec les réseaux informatiques, le Web, ensemble de pages documentaires
reliées, offre un espace public de mise à disposition de documents sans
passer par des éditeurs et des imprimeurs. Il permet l'interaction entre les
usagers de machines distantes et le téléchargement de documents. Le Web
permet d’emblée l’accès à des informations et des créations mondiales.
Au niveau des entreprises, Internet est avant tout considéré comme un canal
de vente supplémentaire. C’est l’explosion des ventes en ligne avec Amazon
et eBay, CD Discount, Venteprivée.com, etc.
- Dans la troisième phase, dès 2012, la digitalisation est envisagée sur
l’ensemble des fonctions, des métiers et des processus de l’entreprise, qu’elle
soit publique ou privée, autant dans ses relations avec les marchés que dans
son fonctionnement interne. Elle est en train de révolutionner :
o Les business model des entreprises ;
o Les usages marchands et non marchands ;
o Les stratégies de développement ;
o Les relations de travail ;
o Les modes de collaboration inter entreprise et intra entreprise ;
o Les pratiques managériales ;
o La gestion de base de données (Big Data).
- Enfin, la quatrième renvoie à la multiplication progressive des objets
connectés : selon Gartner, 50 milliards d’objets seront connectés en 2020.
218
En 2015 et 2016, le même organisme estime à + 33% le rythme de
progression annuelle du nombre d'objets connectés utilisés par des
particuliers dans le monde.
Plus encore qu’une simple évolution, il s’agit bien d’une transformation radicale
qui s’annonce. Cette transformation ne se fera pas sans passer par « une
refondation culturelle et organisationnelle des modes de travail entre salariés »
(Rapport sur l’Aventure numérique une chance pour la France – 2014). C’est
surtout de cette question que nous essayerons de traiter dans le paragraphe
suivant.
5. UN CAS DE MÉTAMORPHOSE ORGANISATIONNELLE LIÉE À LA
DIGITALISATION
Il s’agit d’un accompagnement-conseil de longue durée, puisqu’il s’est étalé de
1997 à 2012. Durant ces quinze années, il a été possible d’étudier les différentes
étapes de la transformation digitale et ses conséquences sur le fonctionnement
managérial de l’entreprise. Le récit que nous en ferons s’organisera en deux
épisodes :
Épisode 1
L’entreprise MS a été créée en 1993 dans le domaine de la distribution en gros
de produits informatique « hard » et « soft ». Cette entreprise est leader sur ce
secteur très concurrentiel. Elle rassemble plus de 130 salariés et réalise un
chiffre d’affaires de plus de 180 millions d’euros. Si les marges étaient en
moyenne de 20% au début de l’activité, elles sont tombées à 3% en 1997. Le
dirigeant s’interroge sur l’avenir de l’entreprise compte tenu des risques liés à la
guerre des prix et à la difficulté de faire progresser le volume des ventes. Les
seules solutions de croissance passent par la prise de parts de marché aux
concurrents, voire par leur destruction. Cet espace économique est devenu « un
océan rouge ».
Pour la première fois depuis sa création, l’entreprise, malgré une croissance
cette année-là de 20% de son chiffre d’affaires, risque d’être déficitaire de
quelque 200 000 euros. Cette situation est problématique, car le dirigeant
envisage de revendre son entreprise à un grand groupe américain désireux de
s’installer en France pour conquérir le marché européen. Il faut donc, pour cela,
que « la mariée soit belle ».
Une des causes principales de ce déficit est liée au fait que la direction est
« surstaffée ». Grisé par le succès et désireux de passer de la phase
entrepreneuriale à la phase managériale, le dirigeant avait embauché neuf
directeurs de départements. L’objectif était de structurer dans les règles de l’art
pour mieux maîtriser les coûts. Ces directeurs étaient, pour la plupart, de jeunes
cadres diplômés d’une école de commerce ayant déjà une première expérience
réussie dans le métier. Ils étaient d’excellents professionnels et avaient
219
largement contribué à améliorer l’efficacité de l’entreprise, mais les résultats, au
final, n’étaient pas au rendez-vous. L’entreprise s’appuyait, par ailleurs, sur neuf
ingénieurs commerciaux qui se déplaçaient sur toute la France pour animer les
revendeurs des boutiques de vente d’ordinateurs ou des grandes surfaces.
Évidemment, ces personnels étaient dotés des plus hauts salaires.
À cet instant, le dirigeant se trouve confronté à un dilemme : réduire ses coûts
et accroître ses parts de marché. Pour résoudre ce paradoxe, il s’est trouvé dans
l’obligation de prendre une décision paradoxale : réduire son comité de
direction en passant de neuf cadres à trois, supprimer les postes d’ingénieurs
commerciaux coûteux en salaires et en déplacements pour les remplacer par
l’embauche de cinquante téléactrices, en mettant en place « un système de vente
assistée par ordinateur » (VAO). Ce système repose sur des logiciels qui
permettent d’envoyer un grand nombre de fax, la nuit, contenant une offre, si
possible plus attractive que celles des concurrents, et de rappeler en rafales le
lendemain les revendeurs ayant reçu ce document. Internet n’existe pas encore
dans les entreprises, mais les clients ont la possibilité de se connecter sur les
serveurs du grossiste pour visualiser les stocks et passer les commandes
directement auprès des téléactrices. Pendant quelques mois, l’entreprise a
connu une belle progression.
Durant cette phase, l’entreprise est passée d’une conception assez hiérarchique
à un modèle matriciel opérationnel qui a permis à certains collaborateurs de
prendre des responsabilités, mais au niveau simplement des équipes rapportant
à trois directeurs au lieu de neuf. La transformation a été bien vécue parce que :
- La séparation avec les cadres de direction a été menée de façon très
équitable et respectueuse ;
- Le dirigeant a très vite expliqué les raisons de ce changement en expliquant
la nouvelle stratégie ;
- Les technologies numériques ont permis à l’entreprise de gagner en
efficacité et compétitivité face à la concurrence ;
- Certains collaborateurs à potentiel ont pu accéder beaucoup plus
rapidement à des postes à responsabilités du fait du départ des directeurs.
Grâce à cette rupture organisationnelle et au recours aux nouvelles
technologies, l’entreprise a restauré sa compétitivité et le dirigeant a pu la céder,
en 2002, à un prix plus que convenable.
Dans cet épisode, le dirigeant a su remettre en question sa vision hiérarchique
de l’entreprise et mettre en place un modèle plus agile et plus intelligent. Il a su
rompre avec la conception traditionnelle de l’autorité qui l’avait, dans un
premier temps, inspiré. Une enquête auprès du personnel a montré qu’il y avait,
grâce à la réduction du niveau hiérarchique, plus de fluidité entre les acteurs,
220
plus d’efficacité dans la relation client et aussi plus de satisfaction au travail de
la part des salariés.
Si la névrose managériale renvoie à une identification fortement adhésive à des
représentations passées, la compétence, voire la santé mentale d’un dirigeant se
manifeste à travers sa capacité à changer de modèles pour en choisir un de plus
pertinent par rapport au réel dans lequel il est impliqué. Cette capacité
psychique à se déplacer d’un point de vue à un autre est appelée par Kurt Lewin
: « labilité » (Kaufmann, 1968). Elle s’oppose au concept de rigidité qui est une
autre manière de caractériser la névrose pathologique.
Elle renvoie à « l’intelligence de l’action » d’Otto Kernberg (2012) qui complète
cette description du manager sain en évoquant quatre autres caractéristiques :
- Une personnalité honnête et imperméable au processus politique ;
- Une capacité à créer et maintenir des relations d’objet en profondeur ;
- Un narcissisme sain ;
- Une attitude paranoïde saine, légitimement anticipatrice en opposition avec
la naïveté.
Épisode 2
Après avoir revendu sa société, le dirigeant passera plusieurs mois à réfléchir à
un nouveau projet. Il loue un bureau d’affaires qu’il consacre entièrement à
cette réflexion tout en conservant une relation épisodique avec le consultant.
À la fin de cette période où l’imaginaire a été fortement mobilisé, le dirigeant
invente un nouveau business model fondé sur une approche encore peu connue
en France : le remarketing des produits technologiques. Celui-ci consiste à
redistribuer des produits technologiques neufs reconditionnés, de grande
marque, sur des circuits de distribution et des canaux non concurrentiels avec
les mêmes garanties que les produits neufs assurés par les constructeurs.
Connaissant parfaitement les cycles de vie des produits informatiques, il a
remarqué qu’il y avait un écart entre leur obsolescence technologique et leur
obsolescence commerciale. En d’autres termes, que la seconde était plus rapide
que la première. Ce phénomène est lié à la loi de Moore qui explique que la
vitesse des processeurs à coût constant double leur puissance tous les ans.
Autrement dit, la vitesse des technologies contribuerait à une obsolescence
commerciale des produits rapides, puisqu’au bout de six mois, un
consommateur pourrait acheter un ordinateur avec un processeur deux fois
plus rapide pour un prix guère supérieur. Ce phénomène engendre
irrémédiablement des surstocks dans les usines de fabrication, au départ situées
en Europe, puis ensuite partout dans le monde. Par ailleurs, sur le plan
commercial, les produits « dépassés » gardent encore une valeur marchande
221
intéressante, à la condition de les écouler au plus vite sur les marchés, puisque
chaque jour ils perdent de la valeur.
Si cela impacte directement la durée de vie commerciale des produits, cela a peu
d’influence sur les capacités techniques des modèles précédents, dont les
fonctionnalités resteront tout à fait satisfaisantes et qui ont encore sur le
marché une valeur significative. Ainsi, pour un ordinateur de dernière
génération, vendu 750 euros avec une marge de 3%, l’ordinateur de la
génération précédente pourra être vendu par le biais du remarketing et se
situera autour de 540 euros avec une marge de 50%.
La nouvelle entreprise se situera donc dans le même secteur : la distribution en
gros de produits informatiques, mais sur des fondamentaux totalement
différents où la technologie digitale sera essentielle pour prospecter en priorité
les usines de fabrication en surstocks et vendre très rapidement sur des cibles
non concurrentielles les produits. Au départ, trois segments de clients bien
différenciés ont été identifiés : les revendeurs indépendants, les hypermarchés,
les comités d’entreprise qui auront accès à un site internet dédié, articulé à un
seul système de gestion commun à tous les sites. Dans un second temps,
l’entreprise développera un site B to C sous une autre marque et aura également
une boutique sur E-Bay France. Elle créera également une filiale en Angleterre
qui sera gérée directement par un des collaborateurs ayant une réelle appétence
pour l’entrepreneuriat.
L’entreprise sera la plus légère possible, tant du point de vue des ressources
humaines que de l’organisation générale, puisqu’elle réunira un directeur général
assisté d’une coordinatrice d’activités et de douze salariés composés de deux
postes de cyberacheteurs, six cybervendeurs, un webmaster développeur, un
comptable, un logisticien et un technicien SAV. Il s’agit donc d’un équipage
réduit avec une ligne hiérarchique ultra légère. Chaque segment de marché sera
géré par un groupe de cybervendeurs dédiés.
Sur le plan technologique, l’entreprise sera pourvue en interne des derniers
logiciels permettant de gérer la relation client, la gestion des achats et des stocks
comme la comptabilité. Les clients des différents segments dédiés pourront
connaître en temps réel les stocks (virtuels) disponibles et passer commande
selon leurs besoins. Une grande synergie sera mise en place entre les
cyberacheteurs et les cybervendeurs ; les lots étant de plus en plus achetés après
être vendus.
Le dirigeant a su créer un « océan bleu » avec une formule inédite, dans un
univers caractérisé par une guerre des prix impitoyable. Pendant plusieurs
années, cette entreprise a été d’une très grande rentabilité, alors que ces
concurrents étaient à la peine. Les comptes n’ont jamais été publiés…
L’entreprise a été revendue en 2013 à un concurrent qui s’était positionné dans
ce métier, mais avec beaucoup moins d’expérience.
222
Ce succès, l’entreprise le doit à plusieurs facteurs qui ont été minutieusement et
systématiquement conjugués :
- Un business model innovant à (très) forte valeur ajoutée indissociable d’un
capital d’expériences et de connaissances de la part du dirigeant qui consiste
à acheter d’abord en Europe, puis dans le monde entier, des produits
technologiques neufs, reconditionnés, garantis revendables partout dans le
monde (il ne s’agit pas de soldes !) ;
- La digitalisation pratiquement totale de l’entreprise : le but étant de ne plus
voir ni toucher les produits, mais de ne s’occuper que des flux
d’informations. Une fois la commande passée, les produits partent de l’usine
de fabrication pour, ensuite, être reconfigurés dans une entreprise agréée par
les marques, afin d’être livrés aux revendeurs qui, eux aussi, bénéficiaient,
grâce à ce système, de marges supérieures. Ainsi, un ordinateur acheté en
Norvège pouvait, après avoir été reconfiguré, être distribué en Espagne.
- Une optimisation permanente du référencement des sites et une présence
sur les réseaux sociaux ;
- Une gestion des ressources humaines très avancées : salaires supérieurs à
ceux du secteur, politique de formation, coaching professionnel
personnalisé ;
- Un système de travail collaboratif co-définit avec les salariés dans le cadre
d’une « constitution » portant sur les quatre temps du management : valeurs
clés, vision stratégique, organigramme matriciel, définition des fonctions,
définition des instances de communication, règles du jeu de l’efficacité
collective au quotidien, etc… ;
- Des séances de créativité bi-mensuelles, animées par un consultant extérieur,
permettant de mettre en place des innovations continues pour s’adapter aux
évolutions permanentes des technologies internet : création et révision
régulière des sites de E-commerce, modélisation des processus clés pour
gagner du temps, résolution de problèmes ponctuels, etc… ;
- Un système technologique de type « groupware » permettant aux salariés :
o De retrouver tous les éléments de la constitution régulièrement
réactualisée, mais aussi : les comptes rendus de réunion, les notes de
projets, la clarification régulière des rôles, les tableaux de délégation, etc. ;
o De communiquer via une messagerie et un réseau social interne ;
o Un système de vidéoconférence pour dialoguer avec des partenaires
situés partout dans le monde ;
o De communiquer directement avec les clients consultant les sites de E-
commerce.
223
Ce qu’il est possible de retenir de cette expérience, c’est qu’une digitalisation
réussie ne peut se limiter à l’apport de la seule technologie. Un management
collaboratif s’avère également indispensable pour transformer l’entreprise en
communauté intelligente et engagée. C’est bien, dans le cas présenté ici,
l’association des deux qui a permis une telle performance.
Une vision stratégique commune, régulièrement réactualisée, une attention sur
la transformation continue des identités, l’accès à l’information en temps réel, la
mise en place raisonnée de cercles ou de grappes de collaboration, la création
d’espaces virtuels communicants rapproche les acteurs et permettent de créer
des liens forts où chacun peut exister avec dignité et responsabilité. La
technologie digitale est un des médias qui permet cette mise en commun
« d’objets » collectivement partagés, mais ce n’est évidemment pas le seul.
6. QUAND LE « JE » SE TRANSFORME EN « NOUS » : VERS
L’ENTREPRISE COMME COMMUNAUTÉ
Le management traditionnel est centré sur la personne du manager comme
héros. C’est lui qui est censé motiver, donner envie aux collaborateurs pour que
l’entreprise réussisse à affronter avec succès ses défis. La dynamique du groupe
repose essentiellement sur la force du Moi du Manager. Cette conception du
pouvoir centralisé, massivement repris par les tenants du management
motivationnel génère un transfert massif sur celui qui occupe la posture
d’autorité, entraînant une régression généralisée et, souvent, une rivalité entre
les acteurs.
Dans une brève histoire de l’autorité, Gérard Mendel (2002) nous invite à
distinguer deux formes archaïques de l’autorité : celle qui est associée à la figure
paternelle et l’autre à la figure maternelle.
Dans le premier modèle, occuper la place du pouvoir, c’est occuper la place du
père archaïque. Un bon chef est celui qui règne par la force et impose sa
volonté à autrui. Dans le cas de l’entreprise Maryflo, c’est le directeur qui définit
les objectifs, allant même jusqu’à définir les moyens d’y parvenir. Le sujet
n’existe plus en tant que personne, il est devenu un instrument au service du
pouvoir.
Si le salarié consent à cette relation sadomasochiste instituée par le contrat de
travail, c’est parce que sa survie en dépend. Pris dans une relation utilitaire, son
engagement sera le résultat d’un calcul. Cette conception du pouvoir est
indissociable de la façon dont l’autorité est instituée dans la famille et
l’éducation. Elle n’est que la reproduction de ce qui se passe dans les familles et
la formation où l’enfant, comme l’élève, doit se soumettre à l’autorité du maître
(Foucault, 1992). Ce premier modèle s’est développé avant même l’apparition
du taylorisme. C’est pour cette raison qu’il a été si facilement supporté.
Entre 1968 et 1990, cette forme patriarcale s’est irrémédiablement affaiblie pour
être remplacée par un autre modèle que les sociologues qualifient de néo-
224
management (Legoff, 2003) ou management managinaire (Aubert & De
Gaulejac, 1991) fondé, cette fois, sur la quête de reconnaissance des individus.
Le schéma familial représente la première forme de socialisation. À l’intérieur
de celui-ci, les rapports de parenté se sont profondément transformés
(Godelier, 19786). Les relations hommes/femmes sont plus égalitaires et
l’autorité est plus partagée. La place de l’enfant aussi a changé. Il n’est plus en
position basse par rapport à ses parents, mais en position haute, car il est
maintenant surinvesti par les parents qui projettent sur lui leurs attentes idéales.
C’est ainsi qu’il devient roi (Korff-Sausse Simon, 2007). Ce regard le conduit à
développer un Moi idéal tout puissant qui fait qu’il a du mal à supporter les
limites. Car, en effet, chaque fois qu’il se rapproche de cette attente
fantasmatique des parents, il recevra de leur part, en échange, plus d’amour.
Désormais, c’est sur ce modèle que la relation à l’autorité va se structurer ; la
reconnaissance ne sera plus conditionnée par la capacité du sujet à respecter les
règles, mais par son habileté à se rapprocher des attentes de l’Idéal du Moi des
parents. Le philosophe Marcel Gauchet (1998) parle à ce sujet de mutation
anthropologique.
Cette éducation hypermoderne donnera des individus plus créatifs et plus aptes
à des relations égalitaires avec les figures de l’autorité, mais en même temps plus
fragiles narcissiquement. Ils sortiront de ce système éducatif avec un surmoi
affaibli et un Idéal du moi exacerbé qui les emmèneront à chercher à se
surpasser pour susciter l’admiration des autres et nourrir ainsi l’estime d’eux-
mêmes. C’est sur cette nouvelle fragilité que va jouer le néo-management en
utilisant cette quête narcissique comme moteur de la performance.
Pour obtenir cet engagement profond des acteurs, l’organisation tentera en
effet une opération de séduction qui consistera à proposer aux acteurs des
aventures censées satisfaire leur besoin de toute puissance à travers la mise en
place de challenges ambitieux. Pour y parvenir, elle mettra en place un contrat
narcissique visant à capter l’Idéal du moi des individus. C’est ainsi qu’en
échange d’un haut niveau de performance, l’individu recevra reconnaissance et
gratifications. Cette relation « hallucinatoire » dans laquelle le Moi va se laisser
prendre, lui permettra de développer un Moi Idéal qui peu à peu se substituera
à son Moi réel. Cette expérience lui procurera un sentiment de jouissance
jusqu’au jour où il ne pourra plus tenir le contrat ou que l’entreprise sera
défaillante. L’individu, alors privé de son support de reconnaissance, verra son
Moi idéal, se dégonfler et s’effondrera. C’est, sans doute, ce qui explique la
montée importante des risques psychosociaux de ces dernières années.
Dans ce modèle la position du manager est pour le moins ambigüe, car c’est lui
qui est chargé par l’organisation d’entretenir cette relation imaginaire. Cela
suppose que lui-même y soit déjà totalement identifié. Le film « Une étrange
228
L’ampleur de la transformation qui s’opère grâce/ou à cause de la digitalisation
est encore largement sous-estimée8 par les acteurs. Cette difficulté à envisager
un autre monde radicalement différent s’explique par une fixation adhésive aux
représentations du passé qui continuent d’influencer notre rapport au réel. C’est
le concept de névrose managériale que nous avons utilisé pour caractériser cette
posture existentielle.
De nombreuses études et divers exemples d’entreprises, qui ont fait le choix
d’intégrer cette dimension dans leur développement stratégique, organisationnel
et social, montrent qu’elle constitue une source de création de valeur
économique et sociale incontournable. Elle impacte les organisations en les
aplatissant et favorise les interactions horizontales entre les acteurs. « Elle aide à
construire des ponts entre les personnes et les objets plutôt que des murs ».
Mais pour que cette révolution se généralise plus rapidement, cela implique de
« faire renaissance » (Mounier, 1936). Concrètement, cela signifie de repenser
nos business modèles économiques et nos modes de travailler ensemble.
La tâche est titanesque, car notre attachement à « notre image » est profond.
« La digitalisation » va peu à peu venir briser le miroir dans lequel nous
cherchons encore à nous refléter (Vasse, 1983). Nous perdons un « objet » que
nous avons tant aimé : « notre monde ». Mais en subissant cette altération, nous
accédons à un Autre : le monde. La métanoïa qui se prépare a quelque chose de
vertigineux. L’entreprise Maryflo n’a pu l’envisager. Elle a préféré déménager
dans un pays en important « son monde » avec ses anciennes méthodes, tandis
que l’entreprise MS, sous l’impulsion de son manager, a pu accomplir sa
recomposition dans une forme plus adaptée.
D’une certaine façon, les solutions qu’elle a mises en œuvre rejoignent, au
moins partiellement, celles que préconisent les entreprises libérées (Getz, 2012).
Celles-ci sont finalement très proches des startups qui, nées digitales, sont
naturellement plus transversales et plus coopératives.
Le processus de digitalisation par toutes les ruptures qu’il suscite ou suscitera
constitue « un objet transitionnel » qui peut favoriser la transformation du lien
social dans les organisations vers plus de coopération. Mais cela suppose de
prendre en compte sérieusement la dimension du management pour y parvenir.
Penser que la seule technologie suffirait à elle seule pour changer les rapports
sociaux relèverait de la pensée magique ou de l’idolâtrie.
Le concept d’intersubjectivité proposé par Kaës (2007) est intéressant pour
comprendre la nature de ce lien. Il est constitué de « fantasmes, d’identifications
et d’alliances inconscientes qui s’accordent ensemble, entre elles, pour faire
groupe ».
8 Une enquête réalisée par le MEDEF – Ipsos auprès de 131 dirigeants de la région Rhône-Alpes
indique que 50% d’entre eux estime que la numérisation de leur entreprise doit « se faire au fil du
temps, au gré des impératifs et des opportunités » (en page 20).
229
Pour assembler ces forces sauvages, il est peu probable que la technologie soit
suffisante. Elle ne fait, à elle seule, que d’interconnecter des « ego », souvent
encore, au service de leur propre gloire. C’est la conscience d’un Bien, d’un
Sens, et d’un Cadre communs (Nifle, 2011) qui peut permettre aux individus de
renoncer à leur propre quête narcissique et son avatar la rivalité, voire la
domination. Ce qui transforme un groupe en communautés agissantes, ce sont
des « communs » intensément partagés. Cela suppose de prendre du temps
pour s’ajuster mutuellement par la parole. C’est la fonction du manager. Bien
sûr, ce n’est plus le même, c’est un Autre…
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Témoignage
Albenasi, Burnichon, Devoos, Fabre, Sauron, Wierzba, journalistes à la Tribune
– Le Progrès (2012) Yssengeaux, la révolte des Lejaby, Editions du Roure
Annexe (Encadré 2) : Tableau des variables concernant l’axe 4 sur les Rapports sociaux au travail (in « Les
facteurs de risques psychosociaux en France et en Europe », Dares, 2014) – Les chiffres indiqués sont à lire
en %.
Variables de l’axe 4 Europe France Ecart
Vos collègues vous aident et vous Rarement - Jamais 8,6 11,4 2,8
soutiennent.
J’ai de très bons amis au travail Pas d’accord- 8,9 10,9 2,0
Absolument pas
d’accord
Au cours des douze derniers mois, avez- Non 80,4 80,7 0,3
vous abordé des problèmes liés au travail
avec un représentant du personnel ?
Sur votre lieu de travail, y va-t-il un salarié Non 52,0 47,0 -5,1
agissant en tant que représentant du
personnel ?
Sur votre lieu de travail, la direction Non 43,6 43,1 -0,5
réalise-t-elle des réunions au cours
desquelles vous pouvez exprimer votre
opinion sur ce qui arrive dans
233
l’organisation ?
Vous êtes impliqué dans l’amélioration de Rarement – Jamais 35,4 31,1 -4,3
l’organisation du travail ou des processus
de travail de votre service ou organisation
En général, votre responsable / Non 35,0 42,4 7,4
superviseur immédiat vous encourage à
participer aux décisions importantes ?
En général, votre responsable / Non 24,2 33,8 9,6
superviseur immédiat vous fournit des
commentaires sur votre travail ?
Votre manager / supérieur hiérarchique Rarement - Jamais 17,8 18,5 0,6
vous aide et vous soutient.
En général, votre responsable / Non 17,0 21,4 4,3
superviseur immédiat est bon pour la
résolution de conflits ?
En général, votre responsable / Non 15,8 19,1 3,3
superviseur immédiat est bon pour
planifier et organiser le travail ?
En général, votre responsable / Non 4,9 6,8 1,8
superviseur immédiat vous respecte en
tant que personne ?
Je suis bien payé pour le travail que je fais Pas d’accord - 30,8 42,4 11,6
Absolument pas
d’accord
Laquelle des propositions suivantes décrit 1 – J’ai besoin d’une 12,9 8,5 -4,4
le mieux vos compétences dans votre formation
travail ? complémentaire pour
me permettre de faire
face à mes
responsabilités.
Au cours des douze derniers mois, avez- Non 56,8 63,2 6,5
vous été sujet à une évaluation formelle
de votre performance au travail ?
L’organisation pour laquelle je travaille Pas d’accord 16,5 21,8 5,3
me motive à donner ma meilleure Absolument pas
performance professionnelle. d’accord
D’une façon générale, êtes-vous très Pas très satisfait 15,6 22,3 6,7
satisfait, satisfait, pas très satisfait ou pas Pas du tout satisfait
du tout satisfait des conditions de travail
de votre principal travail rémunéré ?
Je me sens bien dans cette organisation Pas d’accord 13,3 11,8 -1,5
Absolument pas
d’accord
Au cours des douze derniers mois, avez- Oui 3,2 3,8 0,6
vous, au travail, fait l’objet de
discrimination liée à votre âge ?
Au cours des douze derniers mois, avez- Oui 1,3 2,8 1,6
vous, au travail, fait l’objet de
discrimination liée à votre origine
ethnique ou votre couleur ?
Au cours des douze derniers mois, avez- Oui 1,4 2,3 0,9
vous, au travail, fait l’objet de
discrimination liée à votre nationalité ?
Au cours des douze derniers mois, avez- Oui 1,5 2,4 0,9
vous, au travail, fait l’objet de
discrimination liée à votre sexe ?
Au cours des douze derniers mois, avez- Oui 0,8 1,8 1,0
vous, au travail, fait l’objet de
discrimination liée à votre religion ?
234
Au cours des douze derniers mois, avez- Oui 0,4 0,7 0,3
vous, au travail, fait l’objet de
discrimination liée à votre handicap ?
Au cours des douze derniers mois, avez- Oui 0,2 0,5 0,3
vous, au travail, fait l’objet de
discrimination liée à votre orientation
sexuelle ?
Au cours du dernier mois, pendant votre Oui 11,3 13,9 2,6
travail, avez-vous été l’objet de violences
verbales ?
Au cours du dernier mois, pendant votre Oui 1,7 1,3 -0,4
travail, avez-vous été l’objet d’attentions
sexuelles non désirées ?
Au cours du dernier mois, pendant votre Oui 5,2 6,3 1,2
travail, avez-vous été l’objet de menaces
et comportement humiliant ?
Au cours des 12 derniers mois, pendant Oui 1,9 2,7 0,8
votre travail, avez-vous été l’objet de
violences physiques ?
Au cours des 12 derniers mois, pendant Oui 4,4 9,3 4,9
votre travail, avez-vous été l’objet
d’intimidations ou de harcèlement moral ?
Au cours des 12 derniers mois, pendant Oui 0,9 1,0 0,0
votre travail, avez-vous été l’objet de
harcèlement sexuel ?
235
CONCLUSION
L’ubérisation de l’économie
Le retour au cynisme et le déni de la condition humaine
Il n’y aurait pas de salut pour l’économie hors de la transition numérique. C’est
le nouveau vecteur de développement de la croissance, de la productivité et de
la compétitivité. La note du conseil d’analysé économique du 26 octobre 2015
souligne que l’économie « numérique » se singularise par l’importance des phénomènes de
rendements croissants… Du fait des rendements croissants, l’économie numérique est
naturellement encline à la concentration des marchés (monopoles dits « naturels »). Le
développement mobilise un capital financier exorbitant. Le rendement financier
est aléatoire pour de petites firmes. Il faut être puissant et viser des marchés
mondiaux. Les auteurs ajoutent quelques lignes plus loin que l’effet réseau permet
d’abaisser les coûts de transaction. On ne sait d’où les auteurs de cette note tiennent
cette affirmation. La référence aux coûts de transaction de Williamson est
généralement postulée. Il faut savoir qu’aucun économiste ni aucun
gestionnaire ne sont jamais parvenus à les calculer, y compris dans l’économie
classique. Une étude de CO-Rexecode (2011) indique d’ailleurs que toutes les
données de l’évaluation de l’impact économique sont théoriques. Ce que l’on
connaît bien en revanche, ce sont les coûts comptabilisés, les coûts de gestion
et les coûts de capitalisation. L’impact de la transition numérique est
essentiellement évalué en termes d’accumulation et de diffusion du capital
financier dans l’économie. La production de coûts-performances cachés qui est
une réalité, parfaitement évaluée sur le plan scientifique, reste déniée. Nos
organisations sont bien gérées et ne peuvent pas produire des coûts cachés
entend-on parfois répliquer par des gouvernants d’organisations. De
l’imposture au cynisme, le pas est franchi… même si les transformations
psychiques consécutives du développement du numérique, des différents points
de vue de son impact, sont considérables indique F. Tordo (2016). Sur longue
période, après Copernic, Darwin et la psychanalyse, la transition numérique
pourrait infliger une quatrième blessure narcissique à l’humanité et une
profonde désillusion écrit l’auteur en 4e de couverture. La société civile n’est pas
prête à conjurer l’impact de l’ubérisation de l’économie « en marche », qui n’en
est encore qu’à ces débuts. Les utopies font rêver et fantasmer… Le plus grand
nombre est en quête de liberté, mais bien peu se rendent compte que les
idéologies de l’économie les inféodent… Au contraire, s’inféoder aux puissants
sera un gage de réussite…
Dans le courant de l’école cynique, la liberté se veut subversive et jubilatoire.
Certes, c’est au nom de la vertu, de la sagesse, de l’ascétisme et du bien
commun. Mais, tout modèle moral doit être subverti. Les interdits doivent être
transgressés. Il faudrait pour cela que chacun et tous soient vertueux et que
chacun puisse avoir accès au-dessous des cartes. Or les pratiques de vie des
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cyniques ont, au fil des temps, singulièrement contrasté avec les idées nobles
(Russel1). Au point même d’ignorer les interdits de la sexualité (inceste, viol,
prostitution…). Aujourd’hui, l’attitude cynique témoigne de la perte de ses
illusions. Et la lutte contre l’obscurantisme célébrée par la Critique de la raison
cynique de Peter Sloterdijk (1983) reste d’actualité.
Le cynique moderne n’est qu’une caricature du cynisme antique. Mais il est le
héros du capitalisme moderne. Il réussit en brisant les conservatismes. Pour les
cyniques, il n’y a que deux catégories d’humains, les fous qui en constituent le
plus grand nombre, et les membres de la secte cynique. Le travail, quant à lui,
n’anoblit que les hommes de race d’or. Ils sont une catégorie intermédiaire
entre l’homme de la race de fer et les divinités. À ce titre, ils ont des certitudes.
Et dotés de moyens financiers largement suffisants, ils peuvent se suffire à eux-
mêmes.
Dans l’économie moderne, sa réussite dépend largement de la technique qui
l’éloigne de son attrait pour les vertus de l’animalité. Mais il a conservé la
conscience de sa suffisance. Évidemment, il ne s’agit plus de se satisfaire de
peu, de ce qui serait suffisant. D’ailleurs, y compris dans l’époque antique, le
cynique ne se privait de rien. L’idéal était de s’abstenir de manger. Pour cela, les
cyniques instituèrent le banquet. Déjà la messe était dite : « Certainement le long
cours des âges, mon cher Nicarque, jettera sur les faits d'épaisses ténèbres et une complète
incertitude, puisque dès aujourd'hui, à propos de choses si récentes et si nouvelles, des relations
mensongères et controuvées obtiennent crédit » (Plutarque2).
Lacan (1975) déconseillait aux canailles de se soumettre à la cure. Ils n’en ont
pas besoin, car ils jouissent déjà de leurs fantasmes. Freud était du même avis,
pour qui la cure était contre-indiquée aux vauriens (Jones, 1958). Aussi
discutable que cela soit, mais on comprend que le psychanalyste soit méfiant,
leur avis se référait à la perversion comme mode de jouissance du désir de
l’autre. L’opportunité, leur génie, les facilités financières qui leur sont accordées
et beaucoup de chance leur auront permis de devenir souverains dans le monde
du numérique… et de la finance. Le mythe de la création de l’entreprise dans
son garage viendra dissimuler le fait qu’ils sont nés dans le monde aristocratique
et à l’instar de Diogène (de Synope), leur monde est celui des aristocrates. Leur
enseignement est très sollicité, comme le fût celui de Diogène. Toutefois, la
société semble avoir préféré la chreia3 de Diogène, que cela arrangeait que peu
de monde devienne philosophe ou que le plus grand nombre vive dans
1 RUSSELL B. (1967), A History of Western Philosophy, Éditions Simon and Schuster, 895 p., p. 231.
2 PLUTARQUE, Le banquet des septs sages
https://books.google.fr/books?id=rlTrAAAAMAAJ&pg=PA33&lpg=PA33&dq=PLUTARQU
E+OEUVRES+MORALES.+Le+banquet+des+sept+sages&source=bl&ots=_ClOZXDprt&si
g=Z9uAbNEAgXNBe2lJvIWD0TF0H0g&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwikso-
o75nRAhVFvhQKHVZoDugQ6AEIPzAG#v=onepage&q=PLUTARQUE%20OEUVRES%2
0MORALES.%20Le%20banquet%20des%20sept%20sages&f=false
3 Forme spécifique de la rhétorique des cyniques.
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l’indigence, à la theoria de Platon. Mais qui ne devenait pas philosophe était un
minable. Être traité comme un chien n’était pas méprisable pour les cyniques.
Le cynique ne jouit pas de l’abstinence s’il se gave, mais du désir de l’autre. Il lui
faudrait être pieux et alors il ne serait plus cynique. On devrait demander cela
aux hommes politiques et à tous ceux qui nous gouvernent. L’intérêt des
cyniques est d’être ambivalents.
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PUBLICATIONS DE L’I.P&M
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