AFRIQUE(S) NOTE DE VEILLE
choix. Des tentatives de déstabilisation d’élections, de
« Story Killers » : des agences
d’influence veulent « faire des dégâts »
lors d’élections en Afrique
Une vaste enquête coordonnée par l’organisation
« Forbidden Stories » détaille les techniques utilisées
par des sociétés spécialisées dans la désinformation
pour manipuler les opinions. Elles sont
particulièrement actives sur le continent africain.
Justine Brabant - 18 février 2023 à 17h33
C’ est une boîte mail Gmail comme il en existe des
millions. Jorge y consulte les courriels non lus,
écrit le brouillon d’une réponse, se ravise. Un clic : il
consulte la longue liste des contacts, contenant noms et
numéros de téléphone. Un autre clic : il va vérifier les
derniers documents partagés avec Google Drive.
Le problème, c’est que le compte que Jorge est en train
d’utiliser n’est pas le sien. C’est celui d’un homme de
confiance du président du Kenya William Ruto, Farouk
Kibet. Quant à Jorge, qui théoriquement n’a rien à faire
dans ses messages, il s’appelle en réalité Tal Hanan et il
est à la tête d’une entreprise spécialisée dans la
désinformation et l’influence, sans existence légale mais
surnommée « Team Jorge ».
Hanan, un ancien des services secrets israéliens, tâche
d’ordinaire de garder la plus grande discrétion sur ses
activités. Une vaste enquête coordonnée par
l’organisation Forbidden Stories, « Story Killers », publiée
depuis le 14 février dans les médias de trente pays, révèle
une partie de ses pratiques – et plus largement, la
manière dont opèrent les entreprises spécialisées dans la
désinformation de masse.
Cette enquête a été menée afin de poursuivre le travail de
la journaliste indienne Gauri Lankesh, assassinée en 2017
alors qu’elle enquêtait sur la désinformation et les
« usines à mensonges ».
Le continent africain y apparaît comme une cible de
manipulation de l’opinion et des opérations de
surveillance, toutes opérées pour le compte de riches
clients, y sont révélées. Elles dressent un panorama
vertigineux.
Armée d’avatars numériques en campagne au
Sénégal
Lorsque « Jorge » s’introduit sans autorisation sur la
boîte mail d’un proche du président du Kenya, en
juillet 2022, il n’est pas seul derrière son écran : des
clients potentiels le regardent avec lui. Il leur fait en
direct la démonstration de ses « talents » : « On est à
l’intérieur. Qu’est-ce que ça veut dire, à l’intérieur ? Ce
n’est pas juste voir ce qu’il y a. Je peux littéralement lui
écrire une réponse [à un e-mail] », leur explique-t-il.
Il ne sait pas que ces clients sont en réalité des
journalistes qui enregistrent la scène. Le groupe de
journalistes (de Radio France, The Marker et Haaretz)
échangera à plusieurs reprises avec « Jorge » et son
équipe, dont une fois dans leurs bureaux. Durant ces
rendez-vous, Tal Hanan alias Jorge leur expose une partie
des outils qu’il utilise pour tenter d’influencer les
opinions jusqu’au but ultime, changer le cours des
élections – il assure avoir travaillé sur « trente-trois
campagnes présidentielles, dont vingt-sept ont été
couronnées de succès », affirmation toutefois invérifiable.
Le premier de ces outils est une impressionnante armée
numérique. Sous le nom de AIMS (Advanced Impact
Media Solutions), la société israélienne pilotée par
« Jorge » a développé un système semi-automatisé lui
permettant de créer en un temps record des faux profils
sur les réseaux sociaux.
« Chacun a un nom et un prénom, un genre et même une
date de naissance, ainsi qu’une localisation précise.
[…] L’objectif est, à chaque fois, de donner un semblant de
vie et de crédibilité à ces personae inventées, qui utilisent
des photos volées à d’autres internautes », détaille Le
Monde, l’un des médias ayant participé à l’enquête.
Ces profils sont utilisés afin de diffuser massivement
certains contenus, opinions ou (fausses) informations sur
les réseaux sociaux. Au total, la société israélienne assure
disposer de 39 000 avatars, actifs sur Facebook, Twitter
ou encore Instagram. Là encore, le chiffre est impossible
à vérifier mais les journalistes du projet « Story Killers »
indiquent avoir pu identifier « plus de 1 700 comptes
Twitter et près de 250 comptes Facebook ».
Cette armée d’avatars aurait été utilisée lors d’une
campagne pour la réélection du président Macky Sall au
Sénégal en 2019, indiquent les médias ayant participé à
l’enquête « Story Killers ».
Faux comptes liés à l’armée française repérés en
2020
L’agence n’est pas le premier acteur à créer de toutes
pièces des avatars pour faire passer ses messages. Avant
de se forger une image de chef de guerre à la tête du
groupe Wagner, Evgueni Prigojine était déjà connu pour
superviser des « usines à trolls » (dont l’« Internet
Research Agency ») diffusant massivement des contenus
pro-Kremlin sur le continent africain.
La France, qui s’est un temps refusée à ces pratiques,
assume désormais également de pratiquer
« l’influence ». Y compris avec sa propre armée d’avatars :
en décembre 2020, Facebook a annoncé avoir détecté et
supprimé un réseau d’une centaine de faux comptes et
groupes liés à l’armée française. Ils avaient tenté
d’influencer, comme les réseaux de trolls russes, les
opinions publiques en République centrafricaine et au
Mali.
L’opération d’influence, que nous vous racontions ici,
avait été particulièrement peu glorieuse, tant par son
contenu (les trolls français avaient surtout diffusé des
mensonges et des invectives) que par ses piètres résultats
(des contenus ayant eu un écho faible voire nul) et le
fiasco final de la suppression par Facebook.
Contrairement aux faux comptes de « Team Jorge », les
analystes de Facebook et de Graphika (une entreprise
spécialisée dans l’analyse des réseaux sociaux), avaient
relevé à l’époque que les trolls français ne semblaient pas
avoir tenté d’interférer dans les affaires électorales
centrafricaines lors de l’élection présidentielle de 2020.
Ce qu’avaient en revanche fait les réseaux de faux
comptes liés au Kremlin.
Messageries piratées pour interférer dans la
présidentielle kenyane
Pour agir sur les scrutins, la société israélienne ne se
limite pas à son armée numérique. Comme le révèle le
« hacking » en direct de la boîte Gmail de Farouk Kibet,
elle semble avoir développé (ou acquis) des outils lui
permettant d’accéder à des données personnelles de ses
cibles – le contenu de comptes Gmail et Telegram, en
particulier.
Devant les journalistes de « Story Killers », Tal Hanan a
ainsi navigué dans la messagerie Telegram d’un autre
collaborateur de William Ruto, Davis Chirchir, consultant
ses derniers appels, ses messages, et envoyant même des
messages à sa place.
Au fil de ses « démonstrations », Jorge a également
montré qu’il semblait pouvoir accéder aux e-mails ou aux
comptes Telegram piratés d’un ancien membre de
l’Assemblée nationale kenyane et d’un ministre de
l’agriculture du Mozambique, entre autres.
Bien que Jorge ne l’ait jamais revendiqué explicitement, il
fait peu de doutes pour les journalistes de « Story
Killers » que l’infiltration dans les téléphones de proches
de William Ruto faisait partie d’une campagne (détaillée
ici par Haaretz) visant à faire élire son adversaire à la
présidentielle, Raila Odinga.
Un partenariat avec Cambridge Analytica au
Nigeria
L’entrepreneur en « influence » a également eu pour
mission d’influencer une autre élection présidentielle,
ont pu déterminer les médias coordonnés par Forbidden
Stories : celle qui s’est tenue en 2015 au Nigeria.
Dans ce pays qui compte 220 millions d’habitants,
« Team Jorge » a tenté de contribuer à faire réélire le
candidat sortant, Goodluck Jonathan. La société n’était
pas seule à opérer pour le camp Jonathan : les
Britanniques de Cambridge Analytica également.
Cambridge Analytica a depuis été au cœur d’un scandale
mondial pour avoir utilisé de données personnelles
d’utilisateurs Facebook dans le but de faire réélire
Donald Trump. L’enquête Story Killers révèle également
que « Team Jorge » a travaillé pour Cambridge Analytica
comme sous-traitant.
En 2015, au Nigeria, les deux sociétés se répartissent les
tâches : « Le cabinet de conseil britannique avait pour
mission de s’assurer que les médias internationaux
couvrent les élections d’une manière qui bénéficie à la
campagne électorale de Jonathan, et de discréditer Buhari
[Muhammadu Buhari, son adversaire – ndlr]. L’équipe
Jorge était chargée de la “recherche sur l’opposition”, c’est-
à-dire de trouver les éléments susceptibles d’être exploités
pour saper Buhari », rapporte le Guardian, en se basant
notamment sur des emails internes et sur le témoignage
d’une ancienne employée repentie de Cambridge
Analytica, Brittany Kaiser.
Dans l’une de ses présentations
PowerPoint, Tal Hanan a rédigé une
diapositive intitulée « Faire des dégâts
un jour d’élection en Afrique ».
On ne sait pas quelles informations ont finalement pu
être rassemblées par l’officine israélienne, mais on a en
revanche une idée du type de méthodes qui ont pu être
utilisées pour les obtenir : Brittany Kaiser racontera plus
tard, devant une commission parlementaire britannique,
que la société détenait une vidéo tournée lors d’une
réunion de l’équipe de campagne de Buhari,
probablement filmée par une taupe.
Dans l’une de ses présentations PowerPoint, Jorge alias
Tal Hanan a rédigé une diapositive intitulée « Faire des
dégâts un jour d’élection en Afrique » (« Wrecking havoc
during African election day »). Elle est suivie de la copie
d’un article de presse consacré à l’élection nigériane de
2015, qui raconte comment, le jour du scrutin, des
membres de l’équipe de campagne de Muhammadu
Buhari ont soudainement vu leurs téléphones tomber en
panne. Il n’existe toutefois pas de preuve formelle que la
société israélienne soit à l’origine de ce sabotage.
Malgré les nombreux documents produits par le
consortium de journalistes démontrant sa possible
implication dans des activités illégales, Tal Hanan,
interrogé par ces mêmes journalistes, a « nié tout acte
répréhensible ».
« Tribune » pour déstabiliser les activités de la
Croix-Rouge au Burkina Faso
Le projet « Story Killers » revient, enfin, sur une autre
tentative de manipulation, ayant eu lieu cette fois au
Burkina Faso. Elle ne visait pas un homme ou une femme
politique mais une ONG internationale connue et
respectée : le Comité international de la Croix-Rouge.
L’agence d’influence à la manœuvre cette fois n’est pas
« Team Jorge », mais une autre société basée en Israël,
nommée Percepto. Dans une présentation présentant ses
services, que les journalistes auteurs de l’enquête ont pu
visionner en se faisant passer pour de potentiels clients,
Percepto détaille ainsi comment une publication dans la
presse française a été à l’origine d’un scandale tel qu’une
« éminente ONG » a dû limiter son intervention.
Les journalistes de « Story Killers » sont parvenus à
identifier la publication en question : un article publié en
2020 sur le site de Valeurs actuelles, tentant de discréditer
le travail du CICR. Largement reprise par la presse locale
et sur les réseaux sociaux, elle a obligé à l’époque la
direction de l’ONG à se défendre publiquement. L’auteur
de la tribune, un certain Emmanuel Dupuy, assure
aujourd’hui avoir rédigé ce texte à la demande d’une
société qui travaillait pour la présidence du Burkina Faso,
StoryTling, explique encore Forbidden Stories.
Depuis ces révélations, Valeurs actuelles n’a toujours pas
retiré le texte de son site. « On s’est fait avoir », a
pourtant reconnu son directeur de la rédaction, Geoffrey
Lejeune.
Faire paraître des tribunes, opinions ou articles de presse
douteux dans des médias ou dans leur espace
participatif, pour le compte de riches clients : là encore,
la société israélienne n’est pas la seule à offrir ce genre de
services.
En 2022, Mediapart révélait comment une entreprise
française, Avisa Partners, était derrière une série de
campagnes de désinformation visant la presse française.
Sous de fausses identités, les salarié·es d’Avisa ont infiltré
les pages débats de L’Express, du Huffington Post, les sites
Agoravox et Contrepoints mais aussi Le Club de
Mediapart. Parmi leurs clients : les présidences du
Congo-Brazzaville et du Tchad.
Quelle influence ont réellement ces pratiques sur les
opinions et la vie politique, en particulier sur le continent
africain ? Difficile, voire impossible à mesurer. Au Kenya
et au Nigeria, les efforts de ces entreprises n’ont pas
permis à leurs clients de remporter les élections
concernées.
Mais ces révélations donnent une idée de la régularité
avec laquelle ces sociétés semblent sollicitées, du degré
de technicité de certains de leurs outils et, indirectement,
du poids de l’argent dans la vie politique du continent –
Argent qui peut provenir de sources étonnantes. En 2021,
Mediapart révélait ainsi comment 17 millions de dollars
destinés à l’organisation d’un Sommet de la
Francophonie à Kinshasa (République démocratique du
Congo) avaient été détournés par la présidence
congolaise, très vraisemblablement afin d’acquérir du
matériel de surveillance auprès d’une société israélienne
spécialisée dans les interceptions de
télécommunications, Athena GS3.
Justine Brabant

où l’espionnage d’adversaires politiques se monnaie

quelques centaines de milliers à quelques millions
d’euros.

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