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Paratexte

Introduction : descriptions des éditions et problématisation


Watership Down de l’auteur britannique Richard Adams est un classique de la littérature
fantastique pour adolescent en Angleterre, depuis sa première publication en 1972 chez Rex Collings.
Il a pourtant fallu attendre 2016 pour que cette œuvre soit enfin traduite en français grâce à la
maison d’édition Monsieur Toussaint Louverture, qui se distingue dans le champ éditorial
francophone par sa volonté de faire découvrir des classiques de la littérature populaire étrangère
encore jamais traduits en français. Après cette première publication en 2016 hors-collection,
Monsieur Toussaint Louverture publie deux autres éditions de Watership Down : l’une en 2018 dans
la collection « Monsieur Toussaint Laventure », destinée à un public adolescent et en format broché ;
l’autre en 2020 dans la collection « Les Grands Animaux », collection de semi-poche emblématique
de Monsieur Toussaint Louverture destinée à un public adulte. Notre travail va se pencher sur ces
deux dernières éditions puisqu’elles sont, en apparence, diamétralement opposées, l’édition de 2016
étant l’intermédiaire entre elles. En effet, lorsque nous mettons les deux livres côte à côte, il nous
semble impossible que cela soit le même texte tant les objets sont différents.

L’édition de 2018 dans la collection « Monsieur Toussaint Laventure » est une édition illustrée
par Mélanie Amaral qui s’inscrit parfaitement dans la lignée des publications destinées à un public
adolescent. C’est un broché (140X210mm) de 504 pages, très épais mais léger à cause de sa main, à
la couverture cartonnée et pelliculée pour que le livre soit protégé et puisse être transporté sans
s’abimer, notamment dans un sac à dos de lycéen. La couverture et sa quatrième donnent l’ensemble
des informations : titre, noms de l’auteur et de l’illustratrice, prix, résumé, citation du livre, maison
d’édition, phrase d’accroche. L’objectif est que le lecteur puisse, uniquement en regardant l’extérieur
du livre, avoir l’ensemble des informations pouvant motiver l’achat, puisque la simple mention du
nom de la maison ou de l’auteur n’est pas suffisante pour toucher les lecteurs adolescents, qui
cherchent avant tout une histoire. La présence d’une illustration en couverture renforce cette idée
puisqu’elle représente un lapin effrayé ce qui permet d’introduire visuellement l’intrigue, Watership
Down étant une fiction animalière dont les protagonistes sont un groupe de lapins de garenne devant
fuir face à l’Homme. La couverture est trichromique, en blanc, noir et rouge sang, pour montrer la
violence du roman. L’ensemble des illustrations sont également dans ces trois couleurs, et la tranche
du livre ainsi que le bandeau reprennent le rouge sang en monochromie. Ainsi, lorsque nous
regardons ce livre, nous avons déjà une idée du contenu et du public à qui il s’adresse de par son
format, les informations données et son graphisme qui le situent directement dans un rayon de
littérature pour adolescent, public initialement visé par Richard Adams lors de l’écriture de son
roman.

Inversement, l’édition de 2020 dans la collection « Les Grands Animaux » donne très peu
d’informations visuelles. C’est un format semi-poche destiné à un public adulte aimant les beaux
ouvrages à un prix accessible. Ici, l’achat n’est pas motivé par l’histoire mais par l’appartenance de ce
roman à la collection. Les informations données à l’extérieur sont minimes (prix, citation du journal Le
Monde, maison d’édition, registre épique, titre, auteur), le résumé et la biographie de l’auteur étant
dans les rabats de la jaquette. La couverture souple n’a aucune fonction de protection et il est même
conseillé sur la page de crédits de retirer la jaquette pour ne pas abimer le livre lors de la lecture. En
effet, celle-ci est ivoire, sans pelliculage, avec des dorures vertes et un bandeau blanc intégré à la
couverture, ce qui la rend extrêmement salissante. La couverture est épurée et joue sur l’implicite
pour introduire l’histoire puisqu’elle est recouverte de motifs répétitifs verts rappelant de l’herbe
fraiche. Cette couverture atypique de par son manque cruel d’information et sa fragilité est
emblématique de cette collection. L’idée directrice de la charte graphique des « Grands Animaux »
est que le lecteur achète un trésor littéraire qu’il doit découvrir lors de sa lecture et non lors de
l’achat du livre, d’où la jaquette telle un écrin, « un habit de lumière, tout de beauté et de fragilité 1 »,
ne dévoilant que très peu du texte. La couverture ivoire suggère que ce livre se situe dans le rayon de
la littérature générale (aussi appelée littérature blanche) bien que le roman soit une histoire de
fantasy animalière. Le graphisme cherche donc à attirer l’œil d’un public adulte, lecteur de littérature
blanche, aimant découvrir de nouveaux textes intéressants tant narrativement que stylistiquement,
et faisant confiance à Monsieur Toussaint Louverture pour cela.

Ainsi, les deux objets sont visuellement très différents et indiquent qu’ils doivent être mis
dans des rayons distincts : l’un dans le rayon fantasy adolescente, l’autre dans le rayon littérature
générale adulte. Pourtant, le texte est exactement le même puisqu’il s’agit de la même traduction de
Pierre Clinquart dans les deux éditions. C’est également la même équipe éditoriale qui s’est occupée
de la production des deux livres comme l’indique la page de crédit. La seule différence notable entre
les deux éditions, au-delà du graphisme et de la fabrication, est le paratexte entourant Watership
Down. En effet, le paratexte auctorial de Richard Adams est très important au cœur de ce texte. De
plus, Monsieur Toussaint Louverture est un éditeur qui joue toujours beaucoup sur le paratexte
éditorial de ces publications pour construire l’image de la maison et de ses collections, mais aussi
pour rassembler des publics divers autour d’un même texte comme c’est ici le cas. Nous allons donc
nous demander de quelle façon l’inflexion du paratexte autour de Watership Down de Richard Adams
permet de changer radicalement de public cible ? Pour ce faire nous nous pencherons tout d’abord
sur les promesses de lecture faite par le paratexte éditorial afin d’attirer deux types de lecteurs. Puis
nous verrons comment Monsieur Toussaint Louverture manipule le paratexte auctorial, destiné à
guider la lecture des adolescents, pour toucher un nouveau public adulte. Enfin, nous tenterons
d’expliquer comment ce travail sur le paratexte de Watership Down permet à la maison d’édition de
se positionner à la fois dans le pôle de production restreinte et dans le pôle de grande production du
champ littéraire théorisée par Pierre Bourdieu 2.

Extérieur du roman : promesses d’immersion ou de découverte littéraire


Au-delà du graphisme des ouvrages, Monsieur Toussaint Louverture propose deux promesses
de lecture distinctes lorsque nous nous intéressons au paratexte présent à l’extérieur du livre. Cela
est perceptible dès les résumés. Si dans la version rouge (collection « Monsieur Toussaint
Laventure ») le résumé est situé au centre de la quatrième de couverture et prend les ¾ de la page,
dans la version verte (collection « Les Grands Animaux »), il est situé sur les rabats de la jaquette,
caché à l’œil du lecteur dans un premier temps. L’intrigue semble donc passée au second plan dans
cette version verte, alors quel est l’argument de vente principale de la version rouge. Le contenu du
résumé confirme cette impression : la version rouge introduit l’intrigue et les personnages principaux,
pose le cadre narratif, le type de récit en parlant d’une « vibrante odyssée de courage, de loyauté et
de survie3 », le mot survie étant en rouge sang pour ressortir. Aucune mention de l’auteur, du style ou
du succès du livre à l’étranger n’est écrite. En revanche, dans la version verte, ce résumé de l’intrigue

1
ADAMS Richard, Watership Down, Paris, Monsieur Toussaint Louverture, coll. « Les Grands Animaux », 2020,
page de crédits.
2
REUTER Yves résume la bipolarisation du champ littéraire selon BOURDIEU Pierre dans « le champ littéraire :
textes et institutions » in « La littérature et ses institutions », revue Pratiques, n°32, 1981, p.18 [en ligne] URL :
https://www.persee.fr/doc/prati_0338-2389_1981_num_32_1_1212?pageId=T1_12 (consulté le 14/05/2023)
3
ADAMS Richard, Watership Down, Paris, Monsieur Toussaint Louverture, coll. « Monsieur Toussaint
Laventure », 2018, quatrième de couverture.
(identique dans les deux versions) se noie dans un flot d’informations centrées sur les qualités
stylistiques du texte, la place de l’œuvre dans le champ littéraire anglais, et les différentes adaptations
médiatiques qu’elle a pu connaitre. Le résumé en lui-même n’occupe qu’un demi-rabat, le reste de la
place étant dédiée à la présentation du roman et de l’auteur par l’éditeur. Dès la lecture du résumé
nous voyons donc que deux pratiques de lecture différentes 4 sont encouragées par l’éditeur : une
lecture d’évasion pour la version rouge, où le lecteur va s’identifier et vivre des émotions fortes par
procuration ; ou une lecture esthète pour la version verte, axée sur l’appréciation des qualités
stylistiques et techniques narratives de l’auteur, invitant à savourer « le chef d’œuvre d’un grand
écrivain5 ».

Les autres paratextes éditoriaux entourant le résumé répondent à la même logique. Dans la
version rouge, l’éditeur fait une promesse directe au lecteur dans la phrase d’accroche clôturant la
quatrième de couverture : « Vous sentirez le sang versé. Vous tremblerez face aux dangers. Vous
craindrez la mort. Et, par-dessus tout, vous éprouverez l’irrépressible désir de lutter à leurs côtés. 6 »
Avec cette adresse au lecteur, passant par l’usage de la deuxième personne du pluriel, et du futur
(temps de la certitude), Monsieur Toussaint Louverture fait une promesse à l’acheteur, potentiel
lecteur : celle d’une immersion totale dans une aventure violente et épique. Juste en dessous, et dans
une police beaucoup plus petite, se trouve une citation du livre usant du même stratagème : « La
terre tout entière sera ton ennemie. Chaque fois qu’ils t’attraperont, ils te tueront. Mais d’abord, ils
devront t’attraper…7 » Tension narrative, immersion dans l’histoire dès la quatrième, cette édition
rouge fera vivre au lecteur qui l’achètera des aventures incroyables et puissantes, comme le
recherche un adolescent. Inversement, dans la version verte, le résumé sur le premier rabat est mis
en parallèle sur le second rabat avec la présentation de l’auteur, les adaptations et l’importance de ce
classique de la fantasy dans le champ de la littérature anglaise. La promesse est alors celle d’une
découverte littéraire qui marquera le lecteur, tant par son histoire que par son style, ce qui lui
permettre ensuite de comprendre le succès de cette œuvre. L’aventure à vivre n’est mentionnée que
sobrement sur la quatrième à travers la phrase « une épique publication de Monsieur Toussaint
Louverture8 », venant en redondance avec la citation du journal Le Monde, second élément de cette
quatrième, qui s’exclame « Quelle épopée !9 » Mais encore une fois, l’aventure est contrastée par des
éléments plus sérieux puisque cette même citation met en avant les enjeux contemporains de «  ce
conte fleuve où il est question de dictature et de rébellion, de migration et de survie. 10 »

Le fait de placer en quatrième de couverture une citation du journal Le Monde au lieu d’un
résumé montre par ailleurs une vraie volonté de l’éditeur de toucher un public adulte, de classe
moyenne ou supérieure, puisque l’usage de cette caution n’a d’intérêt que si le public cible connait ce
journal. C’est d’ailleurs le seul paratexte allographe des deux éditions, ce qui prouve que cette version
verte, tout comme l’ensemble de la collection « Les Grands Animaux », cherche à se créer une image
de littérature éminente en s’appropriant le capital symbolique du journal Le Monde, reconnu dans le

4
MAUGER Gérard, POLIAK Claude, « Les usages sociaux de la lecture », in « Génèse de la croyance littéraire »,
Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 123, 1998, p.3-24.
5
ADAMS Richard, Watership Down, Paris, Monsieur Toussaint Louverture, coll. « Les Grands Animaux », op.cit.,
premier rabat.
6
ADAMS Richard, Watership Down, Paris, Monsieur Toussaint Louverture, coll. « Monsieur Toussaint Laventure,
op.cit., quatrième de couverture.
7
Ibid.
8
ADAMS Richard, Watership Down, Paris, Monsieur Toussaint Louverture, coll. « Les Grands Animaux », op.cit.,
quatrième de couverture.
9
Journal Le Monde, Ibid.
10
Ibid.
domaine de la critique littéraire. La version rouge quant à elle cherche à se créer une image de best-
seller, notamment avec son bandeau qui déclara fièrement : « Avant Harry Potter, il y avait Watership
Down. L’un des livres les plus lus et partagés au monde. 11 » Cette édition s’approprie aussi un capital
symbolique, celui de la saga Harry Potter de J.K. Rolling, en se plaçant comme précurseur d’une des
sagas les plus lus au monde, notamment par les adolescents. Cette référence à Harry Potter cible
directement les jeunes lecteurs, chez qui la saga est très populaire.

Ainsi, le paratexte présent à l’extérieur des deux éditions promet au futur lecteur deux
expériences de lecture distinctes : l’une se voulant une lecture esthète, focalisée sur la découverte
d’un trésor littéraire, du « chef d’œuvre d’un grand écrivain 12 » pour la version verte ; l’autre faisant
tout pour favoriser l’immersion du lecteur dans une lecture d’évasion digne des plus grandes sagas
fantastiques pour la version rouge. Le paratexte éditorial contribue donc dans ces deux éditions à
cibler un public bien précis : adulte amateur de littérature blanche, sensible au style et lecteur de Le
Monde ; ou adolescent en quête d’aventure et d’émotions fortes comme ce qu’il a pu vivre devant
Harry Potter.

Intérieur du roman : guider le lecteur adolescent ou effacer la destination enfantine


Dans Watership Down, le paratexte auctorial est très important. En effet, cette œuvre est une
épopée et comporte donc un univers narratif très vaste, les héros traversant une multitude de lieux.
Les lapins ont leurs propres croyances et traditions mais aussi leur propre langage. Richard Adams a
donc ajouté autour de son histoire un ensemble d’éléments paratextuels servant à aider le lecteur à
se repérer dans cet univers. Ce paratexte auctorial est d’autant plus nécessaire que Richard Adams a
écrit ce livre pour des enfants à partir de douze ans avec une volonté d’immersion fictionnelle. Il
semble alors essentiel pour que cette immersion puisse être complète d’aider le jeune lecteur à
plonger dans l’aventure en lui offrant des repères et des explications pour faciliter la compréhension
du texte. Le paratexte auctorial de Watership Down comprend donc pour cela une carte au tout
début du roman, légendée pour pouvoir imaginer le paysage avec la désignation des forêts, des
rivières, des monts. Les lieux évoqués dans l’épopée sont désignés sur la carte par un numéro. Ce
même numéro est retrouvable dans la légende où les lieux sont classés par partie du livre et par
chapitre pour faciliter le lien entre la lecture du texte et la lecture de la carte. Cette carte est d’ailleurs
retrouvable dans les deux versions du livre car elle est un atout majeur pour se repérer dans la
spatialité du livre. Il en est de même pour les notes de bas de pages qui sont identiques dans les deux
éditions et servent à expliciter les coutumes et le langage des lapins. Nous retrouvons par exemple en
notes de bas de page dans le chapitre neuf la traduction d’une chanson que fredonne l’un des lapins
dans sa langue, ou encore au chapitre dix-neuf l’explication du mot « spessou » qui désigne un jeune
lapin male sans terrier et sans famille. Au-delà de ce paratexte destiné à guider le jeune lecteur, et
gardé dans la version pour adulte dans la même optique, le paratexte auctorial de Watership Down
comporte également des épigraphes à chaque ouverture de chapitre. Le livre est en effet divisé en
quatre parties, puis subdivisé en cinquante chapitres. Chaque partie est titrée, tout comme les
chapitres qui sont désignés par un numéro, un intertitre, et une épigraphe. Le numéro sert à se
repérer dans livre, l’intertitre introduit le chapitre en annonçant ce qu’il va s’y dérouler, tandis que
l’épigraphe a pour but à la fois d’introduire le chapitre et de prolonger la réflexion sur le texte.
L’omniprésence des épigraphes à chaque ouverture de chapitre a deux impacts différents en fonction
11
ADAMS Richard, Watership Down, Paris, Monsieur Toussaint Louverture, coll. « Monsieur Toussaint
Laventure », op.cit., bandeau de première de couverture.
12
ADAMS Richard, Watership Down, Paris, Monsieur Toussaint Louverture, coll. « Les Grands Animaux », op.cit.,
premier rabat.
du public visé : dans la version rouge pour adolescent, les épigraphes servent à donner envie au
lecteur de découvrir de nouveaux ouvrages ayant un rapport avec Watership Down ; dans la version
verte pour adulte, les épigraphes provoquent une réflexion du lecteur qui cherche les liens entre les
œuvres, liens souvent très implicites car reposant sur une atmosphère ou un élément clé. Les frères
Karamazov de Dostoïevski y côtoient L’épopée de Gilgamesh et La vie secrète des lapins de R.M.
Lockley.

Lorsque Richard Adams a écrit Watership Down, il a donc pensé à ajouter un paratexte
conséquent pour guider son jeune lecteur dans sa lecture, et tenter de lui donner envie de découvrir
de nouvelles œuvres. Ce paratexte auctorial prend tout son sens dans la version rouge, celle de la
collection « Monsieur Toussaint Laventure ». Il est inchangé dans l’édition pour adulte publié par
Monsieur Toussaint Louverture dans la collection « Les Grands Animaux » car les lecteurs adultes ont
eux aussi besoin de repère pour comprendre le vaste univers de Watership Down.

Cependant, même si le paratexte auctorial est le même dans les deux versions, Monsieur
Toussaint Louverture n’a pas souhaité le traiter de la même façon dans les deux éditions dans le but
de s’adapter aux publics ciblés. Dans la version rouge, à destination des adolescents, l’éditeur a
rajouté une table des matières à la fin de l’œuvre pour que le lecteur puisse se repérer parmi les
cinquante chapitres numérotés. Une table des illustrations est également présente pour pouvoir
aider au repérage dans ce livre qui est très séquencé. Cette table des illustrations découle de la
présence du travail de Mélanie Amaral tout au long du livre. Ces illustrations, dont l’une est reprise en
couverture, viennent renforcer l’atmosphère autour du livre : elles sont tricolores, avec du noir, du
blanc et du rouge sang, et comportent chacune un titre pour expliciter ce qu’elles représentent. Elles
sont en pastels gras et crayon, donnant un aspect croquis, avec une domination du rouge sang qui
impose une atmosphère de violence. Les illustrations viennent renforcer visuellement la dimension
épique du livre tout en aidant la lecture car elles donnent à voir les scènes les plus marquantes et
offrent des pauses dans la lecture pour le jeune lecteur, ce qui la rend plus agréable. Nous
comprenons donc pourquoi Monsieur Toussaint Louverture a tenu à faire une version illustrée pour
l’édition destinée à un public adolescent. En ajoutant les illustrations et les deux tables, la maison
d’édition a souhaité prolonger la volonté esquissée par le paratexte auctorial de Richard Adams :
guider le jeune lecteur, l’immerger dans l’aventure, lui donner à voir l’histoire.

Inversement, dans la version pour adulte de la collection « les Grands Animaux », Monsieur
Toussaint Louverture n’a rajouté aucun paratexte éditorial ayant pour but de guider la lecture. Si la
maison d’édition a gardé le paratexte auctorial de Richard Adams, elle n’a ajouté ni table des matières
ni illustration. Cela aurait eu pour conséquence de rendre le livre trop enfantin et aurait pu repousser
une partie du public cible qui, rappelons-le, est constitué d’adultes amateurs de littérature blanche au
penchant esthète, entretenant souvent une forme de mépris pour la littérature de jeunesse. L’objectif
de l’éditeur dans cette édition est donc de camoufler la destination enfantine première du texte, de
cacher que Richard Adams a écrit ce livre pour un jeune public, afin de pouvoir attirer un public
adulte. Cela est visible notamment dans la place donnée à la dédicace du livre dans les deux éditions.
Le livre s’ouvre sur une dédicace de Richard Adams à ses deux filles car Watership Down est
initialement une histoire qu’Adams a écrit pour elles. Dans la version pour adolescent, la dédicace est
seule sur une belle page, juste avant la première épigraphe. Une page entière est réservée aux deux
enfants qui ont contribué à l’écriture de ce livre. Or, dans la version verte pour adulte, la dédicace a
été placée sur la page de crédits, entre la liste des personnes ayant contribué à la création de
l’ouvrage, la recommandation de retirer la jaquette et les crédits du livre. L’éditeur cherche ici à
cacher que le livre a été écrit pour deux jeunes filles. Il manipule donc le paratexte auctorial pour
modifier le public cible du livre. La typographie du livre répond d’ailleurs à la même logique de
manipulation du texte original pour changer de public cible : le texte de la version verte est plus
compact que celui de la version rouge et la police, la Sabon, est plus souple. Inversement, la version
rouge a une police plus espacée et plus tranchante, la Old Claude, qui vient renforcer l’aspect épique
du roman tout en donnant l’impression d’avancer plus rapidement dans la lecture car les pages se
tournent plus rapidement. Elles ont également une main plus épaisse que dans la version verte pour
le jeune lecteur puisse visualiser concrètement son avancée dans la lecture lorsqu’il referme le livre.

Si le paratexte est donc presque identique à l’intérieur des deux éditions, car le paratexte
auctorial voulu par Richard Adams reste le même, le lecteur ciblé n’est pas le même pour autant.
Cette différence tient à la façon dont l’éditeur manipule ce paratexte auctorial, mettant en avant
certains aspects, en minimisant d’autres. Cela est facilité par le fait que le paratexte auctorial de
Watership Down a été pensé pour avoir des niveaux de lecture différents. En effet, s’il a écrit son livre
pour des jeunes filles de 12 ans, Richard Adams souhaité que cette histoire puisse les accompagner
en grandissant, d’où la présence des épigraphes pouvant soit donner envie de lire de nouvelles
histoires, soit donner envie de comprendre le lien entre les œuvres. Comme l’explique Matteo
Valencic en ouverture de sa thèse sur l’intertextualité dans Watership Down13, le séquençage avec les
titres de partie et les intertitres de chapitres, en plus de la présence des épigraphes, permet au
lecteur de choisir son niveau de lecture. Un lecteur adolescent lira le titre, l’intertitre, et survolera
l’épigraphe sans s’attarder dessus. Un lecteur adulte survolera l’intertitre et s’attardera sur
l’épigraphe, se demandant pourquoi avoir choisi d’attribuer cette citation à ce chapitre précis. Cette
réflexion sera moins naturelle chez un lecteur adolescent dont le bagage culturel est moins
développé. En revanche, les titres et intertitres ont été pensés pour attiser sa curiosité : très courts,
presque exclusivement nominaux, ils viennent laisser une espace d’invention au jeune lecteur qui est
libre d’imaginer la suite avant de lire le chapitre, avec le titre pour simple indice.

Positionnements dans le champ littéraire et au sein du catalogue de Monsieur


Toussaint Louverture
La maison d’édition Monsieur Toussaint Louverture a publié trois fois Watership Down dans
trois éditions différentes avec uniquement deux ans d’écart entre chaque édition. Ce choix éditorial
est étonnant puisqu’il est rare qu’une maison d’édition publie plusieurs fois le même texte, surtout
dans le même format puisque le hors-série et l’édition de « Monsieur Toussaint Laventure » sont tous
deux des brochés. Pourtant, ce choix s’explique par le désir de la maison d’édition de toucher des
publics différents et d’être présent partout dans le champ littéraire. En effet, les deux publications
que nous avons choisi d’étudier se positionnent dans des pôles opposés du champ littéraire théorisé
par Bourdieu. En effet, le travail effectué sur le paratexte de Watership Down a permis à Monsieur
Toussaint Louverture de se placer à la fois dans le pôle de production restreinte, avec l’édition dans la
collection « Les Grandes Animaux », et dans le pôle de grande production, avec l’édition dans
« Monsieur Toussaint Laventure ».

Ce double positionnement est tout d’abord favorisée par des cautions et intertextualité
différentes. En effet, du côté de la version verte, nous retrouvons une citation du journal Le Monde en
quatrième de couverture, servant de caution intellectuelle à cette édition. Cela permet lui permet de
se positionner dans le pôle de production restreinte, qui se caractérise par une recherche d’un capital

13
VALENCIC Matteo, « Pratiche intertestuali in Watership down di Richard Adams », Mémoire en Littérature
moderne et comparée, Université de langues et littératures étrangères de Gènes, 2011, 56 p. [en ligne] URL :
https://www.researchgate.net/publication/255709886_Pratiche_intertestuali_in_Watership_Down_di_Richard
_Adams_Intertextual_Practices_in_Watership_Down_by_Richard_Adams (consulté le 15/04/2023).
avant tout symbolique, passant par la reconnaissance des pairs 14 comme c’est ici le cas. En revanche,
la version rouge utilise quant à elle le nom de Harry Potter sur le bandeau. Ce bandeau, premier
élément visuel qu’un lecteur perçoit notamment à cause de son rouge vif tranchant sur la couverture
grise, place cette œuvre dans le pôle de grande production en s’inscrivant dans la lignée des romans
de J.K. Rowling. Ce pôle se caractérise par une recherche de capital économique, passant par des
stratégies marketing agressives comme c’est ici le cas avec ce bandeau, afin de faire de l’œuvre un
best-seller à vente rapide. C’est d’ailleurs dans cette même optique que le bandeau présente
Watership Down comme « l’un des livres les plus lus et partagés au monde 15 », sous-entendant que
ce roman est déjà un best-seller et que le futur lecteur est uniquement passé à côté du phénomène,
ce qui est une erreur qu’il doit immédiatement réparer. Cette stratégie marketing est d’autant plus
efficace puisqu’elle cible un public adolescent, dans une période de la vie où il est important d’être à
la mode pour avoir la reconnaissance de ses pairs, et où les seuls gros succès de vente sont donc des
best-sellers au succès très éphémère. La filiation entre Watership Down et Harry Potter est également
mentionnée dans la version verte, mais différemment puisque l’objectif n’est pas de présenter
Watership Down comme un best-seller à avoir lu, mais comme un classique littéraire se plaçant à côté
d’Harry Potter et du Seigneur des anneaux dans le « panthéon des chefs d’œuvre de l’imaginaire 16 ».
Cette fois-ci, l’objectif n’est pas de provoquer un succès immédiat et éphémère mais plutôt un succès
durable en présentant cette œuvre comme un classique que tout le monde doit avoir dans sa
bibliothèque.

Les deux éditions se rejoignent cependant sur la mise en avant de la caution du public. En
effet, elles insistent toutes les deux sur l’énorme succès de ce roman à l’étranger, mettant en avant
des « millions de lecteurs17 » de « l’un des livres les plus lus au monde 18 ». La version verte rappelle
également à la fin de la présentation du livre sur le rabat un que c’est le premier roman de l’auteur. Ce
rappel uniquement dans la collection « Les Grands Animaux » s’explique car seuls les lecteurs du pôle
de production restreinte sont sensibles à cet argument, puisqu’ils aiment découvrir des trésors
méconnus ou encore inconnus, là où les lecteurs du pôle de grande production favorisent les auteurs
à succès déjà très connus du grand public. Les deux éditions insistent beaucoup sur le succès de
l’œuvre à l’international car elles ne peuvent pas mettre en avant le capital symbolique de l’auteur,
Richard Adams, qui est très peu connu en France. Le principe fondamental de la maison d’édition
Monsieur Toussaint Louverture est de faire découvrir des auteurs de littérature populaire très connus
à l’étranger mais non en France. Cette position de découvreur de talent, ou plutôt d’importeur de
talent, fait que la maison d’édition ne peut presque jamais utiliser le capital symbolique de l’auteur
comme argument de vente. C’est d’ailleurs pourquoi les titres des livres sont toujours plus gros que
les noms des auteurs dans cette maison d’édition. Cette mise en avant du titre plutôt que de l’auteur
est d’autant plus important dans le cas de Watership Down puisque le roman a connu de nombreuses
adaptations au cinéma, au théâtre et en série comme le souligne le dernier rabat de la version verte.
Il y a donc plus de chance que le futur lecteur est déjà croisé le titre du livre, Watership Down, plutôt
que le nom de l’auteur, Richard Adams, au fil de sa vie.

14
REUTER Yves résume la bipolarisation du champ littéraire selon BOURDIEU Pierre dans « le champ littéraire :
textes et institutions » in « La littérature et ses institutions », revue Pratiques, n°32, op.cit.
15
ADAMS Richard, Watership Down, Paris, Monsieur Toussaint Louverture, coll. « Monsieur Toussaint
Laventure », op.cit., bandeau de première de couverture.
16
ADAMS Richard, Watership Down, Paris, Monsieur Toussaint Louverture, coll. « Les Grands Animaux », op.cit.,
second rabat.
17
Ibid., premier rabat.
18
ADAMS Richard, Watership Down, Paris, Monsieur Toussaint Louverture, coll. « Monsieur Toussaint
Laventure », op.cit., bandeau de première de couverture.
Le placement des deux éditions au sein du catalogue de la maison d’édition répond à la
même volonté de se positionner dans les deux pôles de production éditoriale à la fois. La collection
« Monsieur Toussaint Laventure » est une collection destinée au pôle de grande production, avec des
œuvres jeunesses à partir de douze ans, au format broché. Le simple fait que cette collection
regroupe des romans jeunesses pour adolescents l’inscrit dans le pôle de grande production car ce
segment de l’édition est très manichéen : soit le livre est un best-seller, soit le livre ne marchera pas.
Ce fait est surtout vrai concernant les romans étrangers traduits en français, qui parviennent soit à se
faire connaitre et à devenir quasi instantanément un essentiel, soit se retrouvent noyer au sein d’une
offre largement supérieure à la demande. Inversement, la collection « Les Grands Animaux  » s’inscrit
elle dans le pôle de production restreinte : destinée à un public adulte et esthète, les livres y sont
esthétiquement beaux et dans un format semi-poche rendant les œuvres accessibles financièrement
sans pour autant tomber dans le format poche, format historiquement lié au lectorat populaire et
non au lectorat esthète que la maison cherche à toucher avec cette collection. La collection « Les
Grands Animaux » est la plus emblématique de la maison d’édition qui se positionne globalement
dans le pôle de production restreinte. Monsieur Toussaint Louverture a su se construire depuis sa
création en 2004 l’image d’un découvreur de talent, aux marges de la littérature, cherchant à
importer en France de nouvelles plumes ou à faire découvrir des auteurs oubliés ou méconnus. Cette
image forte, renforcée publication après publication, a permis à la maison d’édition de se construire
un important capital symbolique dans le champ de l’édition française. Les lecteurs de Monsieur
Toussaint Louverture font confiance à cette maison d’édition, et c’est pourquoi le paratexte extérieur
de sa plus grande collection, « Les Grands Animaux », est si minime : le lecteur n’achète pas une
histoire ou un auteur, il achète une publication de Monsieur Toussaint Louverture. C’est un
découvreur audacieux comme le dit Bourdieu, recherchant une prise de pouvoir de la légitimité
culturelle, d’où la citation du journal Le Monde en quatrième. La couverture reflète ce
positionnement intellectuel : peu d’informations, couverture épurée et graphique, s’inscrivant dans
une collection sur le long court, avec un bandeau inclus, un papier ivoire et des dorures pour que
l’objet diffuse l’image de la maison. L’objectif n’est pas de faire de ces romans des best-sellers, mais
plutôt de faire découvrir au plus grand nombre des œuvres uniques, aussi singulières que les
couvertures qui les protègent.

Conclusion
En conclusion, Monsieur Toussaint Louverture est parvenu, en éditant Watership Down dans
trois collections différentes, à toucher deux publics radicalement opposés, et ce uniquement en
manipulant le paratexte entourant Watership Down et en changeant la fabrication et le graphisme du
roman. Le texte est identique, le paratexte auctorial inchangé, et pourtant il ne viendrait jamais à
l’idée d’un lecteur adulte esthète d’acheter l’édition issue de la collection « Monsieur Toussaint
Laventure », et inversement. Si le paratexte auctorial est inchangé, car essentiel pour comprendre et
pouvoir suivre l’avancée de la narration, ce paratexte a été manipulé par l’éditeur afin de l’adapter
aux deux publics cibles : l’un adolescent, ayant besoin d’être guidé pour s’immerger dans l’histoire,
l’autre adulte, aimant découvrir des textes de qualité. Le paratexte éditorial a été rédigé dans
l’optique de toucher ces deux publics différents, mais aussi de se positionner par la même occasion
dans les deux pôles de production théorisés par Bourdieu dans la bipolarisation du champ littéraire.
Cela permet donc à Monsieur Toussaint Louverture de toucher un lectorat potentiel beaucoup plus
vaste, allant du lecteur adolescent cherchant de l’évasion au lecteur adulte à la lecture esthète, mais
aussi d’être omniprésent dans le champ littéraire en s’étendant au-delà du pôle de production
restreinte dans lequel la maison d’édition se positionne. Cette stratégie est d’ailleurs régulièrement
adoptée par la maison d’édition, publiant un même texte dans plusieurs collections comme les
œuvres de Earl Thompson ou comme Karoo de Steve Tesich publié dans la collection « Les Grands
Romans », en coffret collector et dans la collection « Les Grands Animaux ».

Bibliographie

Corpus primaire

ADAMS Richard, Watership Down, Paris, Monsieur Toussaint Louverture, coll. « Les Grands
Animaux », 2020.

ADAMS Richard, Watership Down, Paris, Monsieur Toussaint Louverture, coll. « Monsieur Toussaint
Laventure », 2018.

Références bibliographiques

MAUGER Gérard, POLIAK Claude, « Les usages sociaux de la lecture », in « Génèse de la croyance
littéraire », Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 123, 1998, p.3-24.

REUTER Yves résume la bipolarisation du champ littéraire selon BOURDIEU Pierre dans « le champ
littéraire : textes et institutions » in « La littérature et ses institutions », revue Pratiques, n°32, 1981,
p.18 [en ligne] URL : https://www.persee.fr/doc/prati_0338-2389_1981_num_32_1_1212?
pageId=T1_12 (consulté le 14/05/2023)

VALENCIC Matteo, « Pratiche intertestuali in Watership down di Richard Adams », Mémoire en


Littérature moderne et comparée, Université de langues et littératures étrangères de Gènes, 2011, 56
p. [en ligne] URL :
https://www.researchgate.net/publication/255709886_Pratiche_intertestuali_in_Watership_Down_d
i_Richard_Adams_Intertextual_Practices_in_Watership_Down_by_Richard_Adams (consulté le
15/04/2023).

Photos des deux éditions

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