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Henri Matisse, autour de la fenêtre

ANNE BEYAERT

Si je ferme les yeux, je revois les objets mieux


que les yeux ouverts.
— Henri Matisse

Dans son effort pour se dégager de la visée mimétique et concentrer les


sensations, Henri Matisse s’est livré à une entreprise véritablement
sémiotique. Fondée sur une profondeur labile, faite de plages chroma-
tiques entrelacées, sa peinture est un espace inquiet, agité de tensions
contraires, qui se prête en effet mieux que toute autre à une définition
tensive. Or, au lieu d’être hiérarchisée selon le poids perspectif des
figures, on s’aperçoit que la pre´sence tend à s’y répartir également entre
toutes, sans égard pour la structure actantielle, la promotion des actants
les plus humbles occasionnant la déchéance relative des acteurs. Par
les moyens de la se´miotique tensive, et prenant appui sur la figure de la
fenêtre qui rapproche le lointain, on tâchera donc de mettre à jour la
dynamique du système matissien pour voir comment la fragmentation
de la présence permet de réaménager les axiologies.

La fenêtre

Depuis la Feneˆtre ouverte de l’été 1905, les fenêtres sont un motif


récurrent dans l’œuvre de Matisse. Elles découpent une vue du port de
Collioure ou un coin de jardin mais font plus qu’offrir une échappée
narrative hors des murs de la maison car en réunissant l’extérieur et
l’intérieur dans la même représentation, elles autorisent l’instauration
d’un nouveau rapport à la profondeur.1 En ce sens, si la perspective de
la Renaissance la tenait pour une métaphore et postulait, selon les termes
du De Pictura d’Alberti (1435), que ‘le tableau est une fenêtre à travers

Semiotica 141–1/4 (2002), 99–110 0037–1998/02/0141 – 0099


# Walter de Gruyter

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laquelle nous regardons une section du monde visible’, la fenêtre apparaı̂t


ici comme un motif figuratif qui, en déjouant le dispositif albertien,
rompt avec la visée mimétique qu’il accomplissait.
Ce travail sémiotique de la fenêtre apparaı̂t dans toute son évidence
dans La Conversation, commencée à l’été 1909 et achevée trois ans plus
tard. On sait que les perspectives linéaire et atmosphérique conjuguent
leurs projets pour produire l’effet de profondeur. Selon la codification
semi-symbolique de la perspective atmosphérique, le rouge inspire le
proche; le bleu représente le lointain tandis que le vert suggère la dis-
tance intermédiaire. A cette première règle s’ajoute une règle des tonalités
selon laquelle le sombre inspire généralement2 le proche alors que le clair
procure un effet de sens d’éloignement.
Or, dans La Conversation, on s’aperçoit que la perspective atmos-
phérique, telle qu’elle est régie par ces règles chromatiques et tonales, au
lieu de s’accorder à la perspective linéaire, en inverse les dispositions.
Le bleu, censé représenter le lointain, décrit à la fois la vaste plage du mur,
le fauteuil et les ovales des pièces d’eau pour réunir dans une continuité
chromatique des objets supposés s’inscrire à différents niveaux dans
la profondeur figurative.3 A l’inverse, le rouge supposé convenir aux
objets les plus proches, se trouve réservé aux figures éloignées dans la
profondeur figurative. Il s’attache aux formes verticales et horizontales
qui soulignent le carré de la fenêtre ainsi que les points rouges susceptibles
d’être des fleurs flottantes.
Les mêmes paradoxes apparaissent dans l’organisation des tonalités
puisque la tonalité la plus claire (avec les petit carrés roses du fond), le
bleu du pyjama rayé, est utilisée pour une figure censée se placer au
premier plan dans la profondeur figurative où elle fait face à celle d’une
femme habillée de la tonalité la plus sombre. Une telle description
pourrait se poursuivre et instruirait le conflit des perspectives linéaire
et atmosphérique, l’indépendance acquise par la couleur vis-à-vis de
l’expression géométrique et, finalement, le désaccord de l’espace figural
et de la profondeur figurative.
Quel est alors le rôle sémiotique de la fenêtre? Dans le système
matissien, cette figure s’impose comme l’outil privilégié d’une mise en péril
de la profondeur puisqu’en faisant, de la même façon que la figure de
la porte, le lien entre le jardin et l’intérieur de la maison, elle peut
conjoindre dans l’espace figural des objets disjoints dans la profondeur
figurative. Un tel lien s’incarne surtout dans une continuité chro-
matique puisque le noir de la robe se prolonge dans le dessin de la
balustrade tandis qu’avec des différences de saturation à peine per-
ceptibles, le bleu du fauteuil continue sur le mur et se termine dans l’ovale
des pièces d’eau. En faisant littéralement entrer le jardin dans la maison, la

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fenêtre permet de voir La Conversation comme une métaphore relatant


l’impossibilité de se parler dans un espace où le dehors vient s’interposer
entre les actants.

Rapprocher le lointain

A partir de la figure de la fenêtre, nous avons vu comment l’espace


matissien rompait avec la profondeur creusante de la Renaissance sans
définir encore la perspective instaurée. S’il fait « entrer » le jardin dans
la maison, c’est pour autant qu’il procède à un ‘rapprochement du
lointain’ et investit les faibles distances, donnant lieu à une perspective
que la Sémiologie topologique4 a qualifié de proxémique.5
Sa seconde caractéristique, tout aussi essentielle, tient à l’instabilité de
cette profondeur, à la labilité des segments chromatiques qui, lorsqu’ils
figurent une robe ou une pièce d’eau, peinent à se réaliser en plans de
la profondeur, la notion même de plan suggérant nécessairement une
construction stable.
A quel niveau de la profondeur la robe noire se place-t-elle au juste? et
le bleu des pièces d’eau? On raconte à ce propos qu’Auguste Renoir
s’étonna un jour de cette autonomie acquise vis-à-vis des lois de la
perspective atmosphérique:

[Renoir] fut surpris de voir que ce ton foncé ne venait pas au premier plan, mais
restait bien à la distance indiquée par sa position dans la pièce _ Mais comment
faites-vous donc ? Si je mettais un noir comme ça dans mon tableau, ce noir
viendrait en avant?6

Et l’on partage l’étonnement de Renoir devant La Famille du peintre,


ce tableau de 1911 où la robe de Marguerite associe la tonalité la plus
sombre et les plus claires du tableau — le blanc et le jaune vif — sans
que la couverture jaune du livre n’y creuse un joli trou rectangulaire.
Cette robe intrigante, sur laquelle Matisse semble condenser sa pratique,
manifeste un mouvement à la fois retensif et protensif tout en prenant
la place qui lui est prescrite dans la profondeur figurative. La même
hésitation apparaı̂t pour le miroir de la cheminée qui est peint d’un bleu
très sombre — presque aussi sombre que la robe de Marguerite — alors
que la profondeur figurative le dispose tout au fond de la pièce. Plutôt
que des plans successifs, des plans entrelacés; plutôt qu’une profondeur
graduée, un espace labile, agité de tensions antagonistes qui semblent
méthodiquement entretenues.

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Une perspective ambiguë

Un tel mouvement des plages d’avant en arrière ne se conçoit que de façon


relationnelle, dans le rapport des couleurs — le noir de la robe avance
puis recule vis-à-vis du rectangle jaune — et cette alternance des plans,
lorsqu’elle est régulière, ouvre alors sur une perspective que la sémio-
logie topologique a qualifié de réversible.7 Principe organisateur de
l’espace, la réversibilité des plans n’exclut aucunement des dispositifs
localisés tels que, lorsqu’elle rencontre le modèle de la grille, la perspect-
ive en damier.8 C’est le cas justement du damier de La Famille du peintre
où le dynamisme du contraste tonal noir/blanc est néanmoins tempéré
par la perspective linéaire; c’est le cas, et de façon moins attendue, pour
l’espèce de rideau violet/jaune dans l’encoignure de la porte de L’Inte´rieur
aux aubergines qui manifeste une dynamique frontale, fondée sur le
contraste des couleurs complémentaires. Dans les ondulations linéaires
de cette dernière œuvre, on reconnaı̂t également une utilisation exemplaire
de la perspective arabesque ou à entrelacs: c’est une autre façon de com-
plexifier localement la matrice réversible. Enfin, et sans prétendre encore
à l’exhaustivité, il faut citer la perspective tachiste qui distingue certains
revêtements textiles de La Famille du peintre, notamment.

Distance intime et personnelle

A nouvelle perspective, nouveau dispositif perceptif. A cet égard, le


rapprochement dans la distance n’est pas sans conséquence pour la
perception puisque, si on les examine à l’aune de la terminologie
de l’anthropologue E.T. Hall (1971 [1966]), ces espaces proches cor-
respondent à la distance personnelle (qui s’étend entre 45 cm et 125 cm)
voire à la distance intime (en deçà de 45 cm). Distance personnelle ou
intime? La précision importe à vrai dire assez peu et il nous suffit de savoir
que ces distances restreintes offrent une perception polysensorielle. A
faible distance, explique en effet Hall, la perception peut mobiliser tous les
sens mais avec une prédilection pour le toucher. Au sens de la vue,
la distance personnelle offre encore une acuité inégalée et accorde cette
sensibilité particulière aux textures et aux matières que de multiples
auteurs ont désigné sous le nom d’haptique, décrivant ainsi une fonction
de toucher propre à la vue (Deleuze 1984: 99).
S’il s’approche à moins de 45 cm, l’observateur entre dans la distance
intime. Bien qu’elle soit déformée, la vision restitue alors les détails avec
une précision extraordinaire et s’enrichit d’autres informations d’ordre
olfactif ou thermique qui complexifient encore l’expérience polysenrorielle.

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Le rapprochement dans la distance détermine en outre la compétence


de l’instance d’observation. Dans la mesure où une visée mimétique
est accomplie, et fût-elle allusive, celle-ci est appelée à reconstituer la
scène narrative et sollicitée comme corps cognitif. Elle se conçoit
néanmoins comme un corps-chair susceptible d’éprouver parce que
l’intrusion dans les espaces proches mobilise des informations de toute
origine et autres que visuelles. Ainsi les informations affectives
s’affranchissent-elles des informations cognitives. Et cette indépendance
nouvellement acquise pourrait instruire une sémiotique de la sensation.
Constamment invoquée par Matisse dans ses Notes d’un peintre (1908),
la notion de sensation trouve chez P. Valéry une définition appropriée
qui, si elle ne lui était antérieure, viendrait éclairer la conception du
peintre et témoigner d’une indépendance du sensible vis-à-vis du cognitif.
La sensation, explique Valéry, c’est ‘ce qui se transmet directement en
évitant le détour ou l’ennui d’une histoire à raconter’.9 Marguerite porte
une robe noire et, observée à faible distance, là où convergent les
sensations, elle apparaı̂t comme une masse haute et lourde. D’ailleurs, et
parce que le noir est ‘la couleur la plus pesante, la plus terrestre et la plus
sensible’,10 elle s’impose ici comme la forme la plus lourde de la
composition.

Un espace tensif

L’entrelacement des plans, leur balancement d’avant en arrière livre


quelques premices d’une description tensive de l’espace matissien. C’est
un espace tensif parce qu’il est modulé, plus instable et inquiet que nul
autre sans doute mais, si une telle description devait se poursuivre, une
caractéristique essentielle s’imposerait aussitôt: c’est la résistance qu’il
offre aux schèmes du devenir. Car pour qu’un devenir s’actualise, il faut
bien que l’espace soit orienté, qu’une direction traverse l’être, que la
trajectoire soit polarisée et vienne régler la continuité du changement.
Or, dans cet espace pictural partagé entre protension et retension, le
regard, pourtant sollicité par l’illusion référentielle, ne parvient jamais ni
à pénétrer la profondeur ni même à la stabiliser. Ainsi dégagé de la
notion de changement, il ne peut donner lieu qu’à un devenir tout à fait
paradoxal, ambivalent.
Si l’on peine à qualifier le devenir d’un tel espace, parce qu’une telle
définition suppose la linéarité, du moins peut-on le restituer sous forme de
praxis énonciative, pour rendre compte de la façon dont le sujet percevant
fait circuler les grandeurs et régule les tensions existentielles. On s’aperçoit
alors que la praxis est déterminée par une aspectualité spécifique,

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caractérisée par la rythmique des plages chromatiques. Et l’on en vient à


se demander si le seul devenir envisageable pour le sujet percevant
n’est pas un devenir rythmique parce que l’espace matissien se présente
comme une continuité heurtée, un assemblage de tensions irrésolues,
où les plages ne permettent pas de progresser dans la profondeur
mais constituent les séquences aspectuelles d’une sorte de rythmique
énonçante.

La rythmique énonçante

Une telle rythmique serait marquée par une intensité tout à fait
remarquable, concevable de façon isolée, quand elle s’attache à chaque
plage chromatique, mais aussi dans le rapport mutuel des plages. Si on
les observe une par une, les couleurs de Matisse apparaissent en effet
saturées et ‘vives’, deux caractéristiques assez générales productrices de
contrastes chromatiques forts. Mais surtout, et cette caractéristique serait
plus essentielle, elles sont pures, jamais rompues par le gris ou une
complémentaire.
Avec un peu d’attention, on trouverait, çà et là, des contrastes de clair-
obscur et de couleurs complémentaires,11 toutefois les contrastes fondés
sur la couleur en soi prédominent largement et génèrent des effets de sens
de dissonance. Car c’est le rapport des couleurs qui prime sur le choix de
telle ou telle. Matisse n’est pas attaché à un bleu, un rouge ou un vert
précis et peut très bien les remplacer par d’autres couleurs, ce qu’il fit
d’ailleurs pour La Chambre rouge où l’harmonie de bleus initiale fut
transformée en harmonie de rouge. Celui qui dirait ‘c’est une autre
peinture’, ne comprend rien à la peinture, aurait dit Matisse à son propos,
ce n’est pas un autre tableau, seules les forces et l’équilibres des forces
y sont changés.
Chaque couleur se conçoit sous l’angle de l’intensité mais leur rapport
mutuel la recherche aussi. Et pour assurer cette assertion, on appellerait
au témoignage de Guila Ballas (1997: 134) qui, décrivant l’usage de la
couleur chez les peintres modernes, explique que le recourt aux couleurs
pures suscite des réactions en chaı̂ne qui imposent de ‘hausser toutes les
couleurs du tableau à une gamme plus élevée et unie’. En intensifiant
toutes les couleurs, et comme l’avait enseigné Van Gogh, on retrouvait
le calme et l’harmonie, dit-elle.
On voit se profiler quelques éléments de définition de la rythmique
énonçante. Une rythmique imprimée d’intensité, faite de contrastes forts
et ignorant à peu près les transitions tonales. Si l’on croise les notions de
spatialité et de temporalité, la rythmique ainsi esquissée peut se concevoir

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comme un tempo, notion chère à Zilberberg. Elle réclame alors la prise en


compte, à côté de l’intensité, du déploiement figuratif des plages. Ainsi
restituerait-on les faits tensifs, les faits tensifs si raffinés de Matisse. Une
certaine quantité de noir appelle une toute petite quantité de jaune;
et sur cette vaste plage de violet très sombre, il faut prévoir un peu de vert
acide _ .
La couleur n’existe jamais que sous forme de rapport et le vocabulaire
de Matisse n’est pas loin d’accréditer une conception proprement tensive
de la peinture. S’entretenant avec Aragon, Matisse aurait en effet para-
phrasé Gauguin et son célèbre ‘un kilo de vert est plus vert qu’un demi-
kilo’, estimant pour sa part qu’un centimètre carré de bleu n’est pas aussi
bleu qu’un mètre carré du même bleu.12 Ce croisement de la quantité et de
l’intensité trouve son équivalent dans les valences d’intensité, celles
qui modulent les énergies, et dans les valences quantitatives fondées
sur le déploiement figuratif. De telles valences qui rendent compte
de la distribution de l’intensité constituent ce que nous avons appelé la
rythmique énonçante.

Rivalité actantielle

Si l’on achoppe sur les déterminations du devenir, ces difficultés nous


permettent au moins de qualifier un style de présence tout à fait
particulier, régi par la rivalité actantielle. En effet, dans le dispositif
renaissant, la présence se trouve hiérarchisée selon le positionnement des
figures dans la profondeur. A la figure ou aux figures principales,
désignées par le poids perspectif, échoient le poids de présence le plus
important, la présence intensive si l’on veut. Or, en se dégageant de la
perspective linéaire traditionnelle, l’espace matissien rompt aussi avec une
telle graduation et distribue le poids de présence entre toutes les figures
rassemblées. Matisse a d’ailleurs rendu compte de cette redistribution
qu’il commente ainsi: ‘le sujet d’un tableau et le fond de ce tableau ont
la même valeur, ou pour le dire plus clairement, aucun point n’est plus
important qu’un autre’.13
Ce qui équivaut à dire, en empruntant la terminologie de Fontanille
et Zilberberg (1998), que là où la profondeur creusante accordait à la
figure principale une présence actualisante, la perspective de Matisse
fragmente la présence et accorde à chaque figure la même présence
potentielle. On tend ainsi à cette égalisation des valences perceptives
qu’on aperçoit dans La Famille du peintre, par exemple: Quelque soit leur
place dans la profondeur figurative, la fleur du papier peint, le damier,
la femme penchée sur son ouvrage et Marguerite debout au premier plan

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dans la profondeur figurative, manifestent sensiblement la même saillance


perceptive et s’imposent avec une force cognitive et affective à peu près
égale dans la perception.
Mais il y a plus, et le nivellement des saillances perceptives instaure en
outre une rivalité entre les actants. D’un côté, la visée mimétique étant
accomplie de façon allusive, les acteurs syntaxiques se trouvent délestés
d’une partie de leurs rôles thématiques: tout juste peut-on dire qu’il s’agit
d’une femme à sa couture, de garçons occupés à une partie d’échecs, et
seul un commentaire de l’artiste permet à vrai dire d’identifier Marguerite!
Puisqu’elle permet de reconstituer la scène narrative, une description aussi
synthétique, rendue par quelques traits, suffit certes à ébaucher une
structure actorielle. Cependant, la présence de ces acteurs multiples, sur
lesquels le regard ne s’attarde guère, n’en est pas moins fragmentée et
menacée par les autres actants.
Car la distribution des saillances aboutit, d’un autre côté, à la pro-
motion des actants les plus humbles. Ces heureux auspices attendent,
notamment, le délicat semis de fleurettes censé représenter le papier peint,
qui, promis à une présence virtualisante dans le cas d’une perspective
linéaire traditionnelle, reçoit ici ce supplément de poids qui fait de lui
un actant syntaxique de même niveau que Marguerite, que les joueurs
d’échecs ou la femme à son ouvrage. Déchéance relative des acteurs; pro-
motion des choses inertes, ce qui équivaut à paraphraser Matisse lorsqu’il
constatait tout à l’heure: ‘aucun point n’est plus important qu’un autre’.
‘Il faut se perdre’: la phrase revient aussi dans la bouche du peintre.
Se perdre dans la perspective, parmi les plages chromatiques voire parmi
les rôles thématiques. Car la perception se fait plus errante encore quand,
à ce jeu de fragmentation de la présence, la référence iconographique14
se voit compromise. Un tel problème d’identification des actants se pose
notamment dans La Leçon de piano où l’on se demande si la figure ocre
tournée vers le petit Pierre représente madame Matisse ou La Femme au
tabouret, une petite sculpture que Matisse exécuta peu avant. Fragilisant
la référence illusionniste, Matisse convoque des hypoicones, les livre telles
qu’elles, à charge pour le sujet percevant de les stabiliser à sa guise
pour définir leur part dans la répartition des valeurs et, surtout, pour tirer
d’elles ce supplément de signification qui vient de la connaissance sensible,
de la sensation.

Sérialité

Néanmoins, et malgré ces efforts, Matisse ne parvient pas à nous perdre


tout à fait et la rupture opérée dans la perspective linéaire traditionnelle ne

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hisse pas encore le modeste semis de fleurettes au niveau de présence des


« personnages ». Parce qu’une structure actorielle est sauvegardée, parce
que la profondeur figurative leur reste favorable et plus encore, parce
qu’ils constituent, au moins pour trois d’entre eux, les seuls monochromes
se détachant sur des fonds ouvragés, les personnages de La Famille du
peintre s’imposent malgré tout comme des figures principales.
Que manque-t-il au stratagème pour que notre égarement soit complet?
A la réflexion, la seule façon de nous perdre, d’accorder exactement le
même poids de présence à tous les actants serait d’égaliser leurs schémas,
c’est-à-dire, en recourant aux concepts tensifs d’intensité et d’étendue, de
corréler de la même façon les valences qualitatives, celles qui modulent
les énergies, et les valences quantitatives, celles qui rendent compte du
déploiement figuratif. Il s’agirait en somme de refaire le rapport entre
l’étendue de la figure et la couleur pour reproduire ainsi le fait tensif. Mais
un moyen plus sûr encore consisterait à reproduire, non plus les schémas,
les faits tensifs, mais les valences fondatrices elles-mêmes, ce qui revient à
dupliquer tout simplement les figures.
En ce sens, la fragmentation de la présence rencontre une logique de
la sérialité grâce à laquelle chaque figure prétend exactement à la même
part dans la circulation des valeurs. Elle s’incarne donc dans ce qu’il
est convenu d’appeler le motif décoratif, dans l’ornement que P. Valery
(1992 [1894]: 51) décrit comme un ‘bégayement de la logique’ fait de
‘constructions purement différentielles’. On pourrait d’ailleurs lire cette
définition comme une explication du travail sémiotique de l’ornement
chez Matisse qui, s’affranchissant de la visée mimétique, jette pour ainsi
dire les figures les unes contre les autres pour générer des tensions. ‘Les
variations de l’ornement, explique en effet Paul Valéry, peuvent être des
objets caractérisés et connus mais leur signification et leur usage ordinaire
sont alors négligés pour que n’en subsistent que l’ordre et les réactions
mutuelles’.
C’est cette égalisation de la présence qui s’obtient dans L’Inte´rieur
aux aubergines de l’automne 1911, considérée comme l’œuvre la plus
‘islamique’ de Matisse, où les minuscules aubergines du titre se perdent
dans l’accumulation de motifs décoratifs et, à l’instar de ces motifs,
deviennent des actants positionnels générateurs de tensions.
De cette construction qui perfectionne le dispositif de La Famille du
peintre, on retiendrait en tout cas quatre traits principaux. Le conflit entre
la perspective atmosphérique et la perspective linéaire du fait de la
continuité chromatique instaurée par la plage englobante violet foncée,
tout d’abord. A l’intérieur de la plage englobante, l’entrelacement des
plages chromatiques qui, plutôt que de réaliser une profondeur creusante,
constitue un imbroglio de plans où le regard se perd, ensuite. Le jeu

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d’ouverture/fermeture du champ de présence qui s’organise en diagonale


autour de la table centrale: au lieu de s’échapper par la fenêtre, le miroir
et la porte, le regard est rabattu vers l’avant, au pied d’un paravent
obstructif. Surtout, la fragmentation de la présence entre de multiples
figures, disposées selon des principes d’enchâssement et de répétition.
Le statut iconique des figures étant fragilisé et la perception s’effectuant
dans les espaces proches, celle-ci fait prévaloir les données sensibles sur les
données cognitives.

Conclusion

A quel système axiologique ces espaces controversés nous renvoient-ils?


Et quelles valeurs opposent-ils aux systèmes anciens? Ils rompent de toute
évidence avec la vision anthropocentrée de la Renaissance, mieux disposée
à la représentation des objets éloignés qu’aux choses intimes. Mais ces
espaces rompent aussi avec l’Impressionnisme juste antérieur en ce qu’ils
se détachent de l’imitation, oblitèrent la hiérarchie de la perspective
linéaire et ne conservent la référence au monde naturel que pour y
‘condenser des sensations’. Au spectateur d’e´prouver les sensations qui,
lorsque la référence s’égare, naissent de la peinture même, du rouge, du
vert, du bleu. A charge pour lui d’accorder aux grandeurs la part qui leur
revient dans la signification et, surtout, de tirer d’elles ce supplément de
signification qui vient de la connaissance sensible:

‘L’expression, affirme Matisse, ne réside pas dans la passion qui éclatera sur un
visage ou qui s’affirmera par un mouvement violent. Elle est dans toute la
disposition de mon tableau : la place qu’occupent les corps, les vides qui sont
autour d’eux, les proportions, tout cela y a sa part. La composition est l’art
d’arranger de manière décorative les divers éléments dont le peintre dispose pour
exprimer ses sentiments’.15

Notes

1. Dans un chapitre de The Play of Musement (1981) consacré au motif de la fenêtre


en littérature, notamment chez Conan Doyle et Jules Verne, Thomas A. Sebeok élargit
brièvement la question à la peinture, où la fenêtre sert des usages tout aussi divers. Dans
les tableaux de René Magritte par exemple, il observe que la fenêtre argumente souvent
un conflit d’ordre lumineux entre le dedans et le dehors, un ciel diurne et les intérieurs
illuminés des maisons.
2. La réserve tient au fait que le code peut fort bien s’inverser. C’est le cas notamment
dans la peinture du Caravage que Louis Marin (1997 [1977]) décrit comme un espace
paradoxal où le blanc avance et où le noir recule.

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3. L’espace figural et l’espace figuratif ont été définis, notamment, par Floch (1985): le
figuratif ‘impliquerait le découpage usuel du monde naturel, sa connaissance et son
exercice de la part de celui qui reconnaı̂t dans l’image objets, personnages, gestes
et situations’. La catégorie fut également promue par Fontanille (1989) et envisagée
alors en regard d’une modalisation cognitive de l’espace. Malgré les critiques, et si
l’on peine à trouver une définition satisfaisante du figural (que Floch identifie au
‘figuratif _ abstrait’), la distinction figural/figuratif conserve son intérêt heuristique.
4. Nous renvoyons le lecteur à Saint-Martin (1987: 167–173).
5. Ce rapprochement de la figure dans la distance a été observé précisément dans Beyaert
(2001) où l’on montre que le frêle profil du chien de Goya parvient ainsi à toucher
l’observateur, au propre comme au figuré, le pathémique s’associant au proxémique.
6. Cité par Y.-A. Bois (1993: 17).
7. Saint-Martin (1987: 171) explique que ‘par une simple continuation de la centration,
une région qui était vue à l’avant, bascule à l’arrière et la région qui était située
à l’arrière avance vers le devant’. Nous renvoyons à ses définitions.
8. Carani (1991) analyse quelques-uns de ces systèmes et s’attache notamment à une toile
de la période parisienne du peintre québécois P.-E. Borduas.
9. Cité par G. Deleuze (1984: 28).
10. Marin (1997 [1977]: 200) cite en ces termes un texte de Dufresnoy.
11. Ces accords chromatiques constituent des systèmes localisés qui complexifient la
perspective. Nous avons déjà observé deux incrustations exemplaires: le damier de
La Famille de peintre (contraste clair-obscur) et le rideau dans l’encoignure de la porte de
L’Intérieur aux aubergines (contraste de couleurs complémentaires).
12. Cité par Guila Ballas (1997: 135).
13. Cité par Y.-A. Bois (1993: 27). Le propos est tiré d’une lettre de 1935.
14. L’iconographie se conçoit ici avec l’acception de Daniel Arasse (1997: 11) lorsqu’il
explique: ‘L’iconographie constitue _ un instrument privilégié pour identifier les
thèmes dont jouent les images en fonction des objets qu’elles représentent et associent’.
15. Cité dans Fourcade (1972: 42– 43), 1908.

Références

Arasse, Daniel (1997). Le sujet dans le tableau. Paris: Flammarion.


Ballas, Guila (1997). La couleur dans la peinture moderne. Paris: Adam Biro.
Beyaert, Anne (1998). Les stratégies du terrier. Pour une modélisation du ‘cadre dans
le cadre’. Visio 2 (3), 71–86.
— (2001). Esthésie et émotion. A propos d’un Chien de Goya. In Nouveaux actes se´miotiques
73-74-75, 18–38.
Bois, Yve-Alain (1993). L’aveuglement. In catalogue de l’exposition Henri Matisse
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Anne Beyaert (b. 1960) is affiliated with Limoges University and does research with the
CELAT (Centre d’étude sur les lettres, les arts et les traditions) at Laval University
5AnBeyaert@aol.com4. Her research interests include the semiotics of twentieth-century
art. Her numerous publications have been printed in such journals as Visio, Protée, Les
Nouveaux Actes Se´miotiques, and Communication et Langage.

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