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MONDE ET SOCIÉTÉ

La politique étrangère
des Pères fondateurs de la nation haïtienne
Weibert Wien ARTHUS

La géopolitique date, par sa pratique, de la naissance des nations à tra- colonie espagnole de Cuba a
vers le monde. Les pères fondateurs d’Haïti, ont fait leurs premières maintenu le système esclavagiste
jusqu'en 1886. Pour sa part, le géant
armes sur l’échiquier politique international avec leurs idéaux, des inté-
sud-américain, le Brésil, a mis fin à
rêts politiques et économiques cherchant reconnaissance, appartenance l'esclavage en 1888. Et les aboli-
et solidarité. Cet article donne à voir l’évolution et la complexité des tions n'ont pas produit l'émanci-
relations et enjeux internationaux et laisse songeur sur la politique pation des noirs ni la fin du système
étrangère actuelle. De la mise à l’écart au protectorat, il y aurait-il un colonial. Aux États-Unis, l'interdic-
tion de l'esclavage consacrée dans
lien entre ces deux situations peu enviables ?
le 13ème amendement a été suivie
par une ségrégation raciale durant
plus d'un siècle. La plupart des
voisins caribéens d'Haïti ont été des
colonies jusque dans les années
1960. L'anomalie qu'a constituée la
création de l'État haïtien adonc duré
plus d'un siècle.
Du fait même de sa création par des
anciens esclaves et de l'idéal qu'el-
le a projeté dans les imaginaires
notamment au début du 19ème siècle,
la première république noire a été
considérée comme une menace
pour les négriers et les racistes ; un
'mauvais exemple' pour le système
politico-économique international
établi sur la colonisation et l'escla-
1/10/1918 : Abolition par les Étasuniens de la corvée, système très impopulaire qui exigeait
annuellement aux paysans 6 jours de travail forcé pour construire des routes et d'autres vage. Haïti a montré que l'esclava-
infrastructures publiques. ge n'était pas une normalité et que
les noirs pouvaient disposer d'eux-
mêmes. Le défi haïtien, multiforme,
aïti a pris naissance le 1er jan-
H vier 1804 après une longue et
épuisante guerre contre le système
de l'historien afro-américain
Rayford W. Logan. Dans les
colonies françaises de la région,
dont un pan a consisté sur le plan
interne en la construction d'un État
esclavagiste et colonial de la l'esclavage a perduré jusqu'en 1848. postcolonial antiesclavagiste, a été,
France. Évoluant dans un système L'indépendance des États-Unis dans le contexte international,
esclavagiste pendant des décennies, d'Amérique de la Grande Bretagne l'épanouissement de cet archétype
cet État a été a été mis en en 1776, a été le fruit d'une révo- antisystème. Les premiers diri-
quarantaine parce que son indé- lution plus politique que sociale et geants haïtiens ont vite compris que
pendance a été considérée comme économique. Aussi l'esclavage dans l'existence d'Haïti ne dépendait pas
une « une anomalie, une menace et ce pays a-t-il été laissé intact uniquement des prouesses de ses
un défi », pour reprendre la trilogie pendant plusieurs décennies. La

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Nonobstant, pour une meilleure
compréhension de la politique de la
jeune nation au cours de cette
période il s'avère impérieux d'ap-
préhender les conceptions et actions
de ceux qui y ont rempli des fonc-
tions exécutives. De 1804 –déjà
depuis la fin des années 1790– à
1825 et jusqu'en 1838, des actions
notables ont été entreprises dans le
sens de la construction et le renfor-
cement d'un territoire souverain, un
État, avec ses formes de gouver-
nement, ses institutions, ses lois et
ses politiques. Cette étude porte
donc sur les politiques des hommes
17/10/1918 : À Hinche, Charlemagne Péralte à la tête d'une centaine de Cacos attaque la d'État qui ont conduit aux destinées
Gendarmerie initiant une nouvelle révolte. 35 Cacos et 2 gendarmes sont tués, après quoi, les
Cacos battent la retraite. du pays au cours de la période
fondatrice. Il s'agit de Toussaint
Louverture, Jean-Jacques Dessali-
guerriers mais aussi de ses rapports système établi. De 1791 à 1803, du nes, Henry Christophe, Alexandre
avec les autres nations et de sa marronnage à la guerre ouverte Pétion et Jean-Pierre Boyer. Ces
place dans le monde. Comment, de contre l'armée napoléonienne, des hommes d'État ont évolué dans des
ce fait, les pères fondateurs ont-ils milliers d'hommes et de femmes ont contextes différents : certains
agencé l'insertion d'Haïti dans le cimenté de leur vie la fondation de d'entre eux ont été des collabo-
système international ? Qu'est-ce la nation haïtienne. Le général en rateurs immédiats ; d'autres des
qui a caractérisé la politique étran- chef, les généraux de division, les ennemis acharnés. Cependant, ils
gère d'Haïti au cours de la période généraux de brigade, les adjudants ont tous partagé les idéaux de
fondatrice ? généraux, les chefs de brigade et les liberté et d'autodétermination ; deux
officiers de l'armée révolutionnaire notions qui, en relations inter-
Nous considérons à la suite de
qui ont signé l'Acte de l'Indépen- nationales, renvoient aux droits des
Leslie Manigat que la période de la
dance d'Haïti ne peuvent être consi- peuples à disposer d'eux-mêmes. Il
fondation de la nation haïtienne
dérés comme les seuls fondateurs est important de noter qu'au cours
s'étend sur cinquante ans, soit à
de cette patrie. L'histoire retient de la période fondatrice, Haïti a
partir des premières révoltes dans la
toujours les noms des guerriers défini sa politique extérieure avant
colonie française de Saint-
illustres. Cependant, s'agissant de la même d'avoir une politique inté-
Domingue à la signature du traité
révolution haïtienne, pour citer le rieure. Les pères fondateurs ont eu
de 1838 révisant l'indemnité fixée
récent ouvrage de Jean-Pierre le une posture par rapport au monde
par l'ordonnance de 1825 pour la
Glaunac2, les anciens esclaves sans avant même de déterminer quel
reconnaissance de l'indépendance
grades, sans noms ni héritages ont type de nation ils voulaient cons-
d'Haïti par la France1. 1791 est
joué un trop grand rôle dans les dif- truire et quel système de gouver-
généralement admis comme point
férentes batailles pour l'indépen- nement serait l'idéal3.
de départ de la lutte réelle et
dance pour être occultés.
étendue contre le système esclava-
giste à Saint-Domingue ; les mou-
vements des planteurs blancs et des 1. La liberté n'est pas négociable
affranchis pour l'égalité entre eux et Le défi haïtien, multifor-
En août 1793, Toussaint Louverture
avec les métropolitains étant unani- me, a été, dans le contex-
s'est formellement introduit comme
mement considérés comme des te international, l'épanouisse-
un personnage central dans la lutte
révoltes dont les objectifs n'ont pas ment d'un archétype antisys-
contre le système esclavagiste. Son
été de remettre en question le tème

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nom n'a pas été retenu parmi les
figures qui ont conduit les pre-
mières révoltes secouant la colonie
à la suite de la cérémonie du Bois
Caïman, en août 1791. Les cher-
cheurs ont retrouvé les traces de
celui qui était François Dominique
Toussaint Bréda (du nom de
l'habitation de sa naissance) dans
les troupes de Georges Biassou où
il a servi comme médecin. Il a été
aussi commandant d'un petit
détachement et deux ans après Bois
Caïman, il a déjà bâti sa réputation
sous le patronyme Louverture. Dans
les six phrases de sa célèbre décla-
ration à Turel (camp des noirs de
Saint-Domingue), le 29 août 1793,
Toussaint a présenté tout un
programme politique qui a servi de 10/11/1918 : 60 Cacos attaquent la gendarmerie de Maïssade et pillent la ville.
fondement idéologique à la nation
haïtienne : « Frères et amis, Je suis
Toussaint Louverture; peut-être aucune sécurité dans la conduite dans les meilleures conditions
mon nom s'est fait connaître pour révolutionnaire de la France de la l'abolition complète de l'esclavage
vous. J'ai entrepris la vengeance. Je Convention, Toussaint et les autres dans la colonie. En se faisant un
veux que la liberté et l'égalité leaders de la rébellion ont fait nom sur les champs de bataille et en
règnent à Saint-Domingue. Je allégeance à la couronne espagnole. imposant son leadership dans les
travaille pour y arriver. Unissez- La présence des 'troupes rebelles' a régions qu'il contrôlait, Toussaint
vous à nous, frères, et combattez permis à l'Espagne de maintenir de entrait certainement en concurrence
avec nous pour la même cause »4. bonnes positions même dans la avec les autres chefs rebelles. Les
partie française de la colonie. documents disponibles ne permet-
Au moment de la proclamation de tent pas d'attester les réactions des
Turel, Toussaint ainsi que les deux autres chefs rebelles, notamment
principaux chefs de la rébellion des Jean-François et Biassou, à la
esclaves, Jean-François Papillon et Dans la proclamation de
Turel, Toussaint inscri- proclamation de Turel par laquelle
Georges Biassou, combattaient dans Toussaint inscrivit sa marque dans
les rangs de l'Espagne. En effet, en vit sa marque dans la lutte
pour la liberté et l'égalité la lutte pour la liberté et l'égalité.
janvier 1793, un grave conflit a Cependant, la rupture entre eux a
éclaté entre l'Espagne et la France été effective avec la décision de
suite à l'exécution, en France, de Toussaint d'abandonner la couronne
Louis XVI, le cousin du roi Carlos Cependant, en dépit de son adhé-
sion aux opinions politiques de la espagnole, en pleine guerre franco-
IV d'Espagne. Ce dernier avait espagnole, dans la poursuite de sa
promis la liberté ainsi que des terres monarchie espagnole, Toussaint a
vite épousé les idéaux de la révolu- stratégie de liberté.
et des esclaves aux officiers qui
aidaient l'Espagne à lutter contre la tion française. Dès 1792, il est entré Le jour même de la proclamation de
France à Saint-Domingue, la guerre en contact avec le général français Toussaint Louverture, le commis-
se prolongeait à Saint-Domingue Étienne Bizefranc de Lavaux. En saire français Léger Félicité Son-
entre les deux puissances euro- fin stratège et en négociateur habile, thonax, outrepassant son autorité, a
péennes qui se partageaient l'île. il avait compris qu'il pouvait jouer annoncé l'application de l'émanci-
Attirés par la politique espagnole de sur la rivalité entre la France et pation de tous les esclaves dans la
liberté et de propriété, ne percevant l'Espagne pour obtenir assez vite et colonie française de Saint-Domin-

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La Constitution de 1801,
la première de l'Améri-
que latine, clarifiait les notions
de liberté et d'égalité issues des
idéaux de la révolution fran-
çaise

En janvier 1801, Toussaint fut


obligé d'intervenir militairement
dans l'ancienne partie espagnole de
Saint-Domingue de manière à
rendre effective l'abolition générale
des esclaves. Cette tournée dans la
partie orientale lui a permis
d'étendre son autorité et son idéal
de liberté sur l'île entière. Deux
mois plus tard, il forme une assem-
blée constituante pour rédiger une
constitution pour Saint-Domingue.
21/3/1919 ː À Defailly, les Cacos embusquent une patrouille de cinq hommes de la Gendarmerie
sous le commandement du sergent étasunien Nicholas B. Moskoff qui est blessé à mort. La première Constitution de l'Amé-
rique latine a été promulguée le 7
juillet 1801 dans la colonie fran-
gue. Contrairement à son attente, positions françaises contre les çaise de Saint-Domingue. Cette
cette mesure n'a pas incité les chefs attaques des troupes britanniques constitution, tout en reprenant les
de la rébellion à rejoindre les rangs débarquées à Saint-Domingue en idées de la révolution française, est
de la France. Le 4 février 1794, le septembre 1794. C'est au cours de allée au-delà des idéaux de la
gouvernement révolutionnaire fran- cette période que Toussaint s'est révolution française en spécifiant
çais a donné force à la démarche donné les moyens de sa politique de avec clarté les notions de liberté et
stratégique de Sonthonax en liberté générale en constituant une d'égalité. L'article 3 résumait l'idéal
proclamant officiellement l'aboli- armée qui avait dans ses rangs son louverturien et sonnait comme
tion de l'esclavage. Cette décision frère Paul, son neveu Moïse, ses l'aboutissement de la proclamation
du gouvernement français a été lieutenants Jean-Jacques Dessalines de Turel : « Il ne peut exister
connue à Saint-Domingue en mai et Henry Christophe. La guerre d'esclaves [à Saint-Domingue], la
1794. Jugeant que la France pouvait franco-espagnole prit fin avec le servitude y est à jamais aboli. Tous
l'aider à réaliser son idéal, traité de Bâle de juillet 1795 ; à les hommes naissent, vivent et
Toussaint décida donc de tourner le Saint-Domingue, on apprit la nou- meurent libres et Français ». La
dos à l'Espagne et de rallier ses velle en octobre. Dans l'intervalle, Constitution a donc garanti l'égalité
troupes à la République française. Jean-François et Biassou qui des races, l'égalité des chances et
continuaient de lutter contre l'égalité de traitement en vertu d'une
En mai 1794, le drapeau républicain
Toussaint ont été vaincus, durent loi pour tous6.
a été hissé aux Gonaïves. Rapide-
quitter l'île à destination de la
ment, Toussaint a éliminé tous les Il est important de rappeler le
colonie espagnole de Floride,
supporters espagnols du cordon de caractère autonomiste de ce texte de
l'Espagne, ayant cédé sa partie de
l'Ouest, une position qu'il avait loi publié dans une colonie sans
Saint-Domingue à la France. Ainsi,
tenue au nom de l'Espagne. Ses avoir été dicté par la puissance
l'ensemble de leurs troupes a rejoint
anciens collègues de rébellion, qui coloniale. En s'adressant à
l'armée de Toussaint, devenant tous
ne l'avaient pas suivi dans son Bonaparte, le premier des Blancs,
devenus des hommes libres au
revirement en faveur de la France, en se faisant gouverneur général à
même titre que les autres esclaves
se battaient maintenant contre lui. vie, en s'octroyant des pouvoirs
de la colonie5.
Parallèlement, il devait défendre les

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absolus dont celui de choisir son
successeur, en publiant la Consti-
tution avant de soumettre le texte à
l'approbation du gouvernement
français, il était clair dans l'esprit de
Toussaint, le premier des Noirs, que
non seulement toute personne dans
la colonie était libre, mais aussi que
la colonie elle-même était
souveraine. Cependant, Toussaint
n'a pas eu le temps de voir son pays
évoluer selon son idéal de liberté,
d'égalité et de souveraineté. Deux
25/3/1919 ː Quatre compagnies du 7ème Régiment de Marines embarquent vers Haïti pour appuyer
ans avant la promulgation de la la Gendarmerie face aux dernières révoltes des Cacos.
Constitution de 1801, Napoléon
Bonaparte prenait le pouvoir en
France et décidait de rétablir En principe, l'indépendance d'Haïti février 1822 ». Dix-huit ans après
l'esclavage dans les colonies. contre la France devrait être effecti- l'indépendance d'Haïti, il y avait
ve sur l'île entière qui a été réuni- encore environ neuf mille esclaves
fiée par le traité de Bâle. Cela n'a dans l'autre partie de l'île, selon les
pas été le cas puisque des troupes estimations de Dominguez9.
2. La poursuite et l'étendue de françaises s'étaient retranchées dans
l'idéal de liberté l'ancienne partie espagnole de l'île
Suite à l'arrestation et la déportation où l'esclavage a été rétabli en 1802. C'était donc une obligation d'uni-
Le général français Jean-Louis Fer-
de Toussaint Louverture, résultats fier le territoire pour, d'une part,
rand, qui commandait ce territoire
de l'entêtement de Bonaparte de enrayer la survivance de l'ordre
bien avant l'indépendance d'Haïti, a
ramener la colonie au statuquo même osé publier un décret le 6 ancien et, d'autre part, consolider
ante, l'armée rebelle s'est organisée janvier 1805 annonçant que les Haï- l'indépendance. L'ostracisme
autour du général Jean-Jacques tiens qui traversaient la frontière d'Haïti pendant la première moitié
Dessalines et a donné une autre seraient réduits à l'esclavage. Aus- du 19e siècle montre que les pères
dimension à la lutte pour la liberté. si, contrairement à ce qu'affirme fondateurs voyaient juste en redou-
Les troupes françaises dirigées par l'intellectuel et homme politique tant de voir la France, l'Espagne ou
les généraux Victor Emmanuel dominicain Joaquín Balaguer dans n'importe quelle autre puissance
Leclerc puis Donatien Marie Joseph La Isla al revés, les tentatives de utiliser la partie orientale de l'île
de Rochambeau n'ont pu vaincre les réunification des deux parties de
pour lancer une attaque qui mettrait
l'île par les premiers dirigeants
soldats de l'armée rebelle qui en péril la révolution des esclaves
haïtiens n'étaient pas un projet
entendaient « Vivre libre ou impérialiste8. Les pères fondateurs qui elle-même avait terrassé le
mourir ». Le 1er janvier 1804, les ambitionnaient, en y faisant même système esclavagiste. Dans cette
anciens esclaves ont proclamé leur un vœu constitutionnel, de recou- perspective, Dessalines a poursuivi
indépendance et fondé un État vrer l'ensemble du territoire d'Ayti la stratégie de Toussaint consistant
souverain. La France a perdu sa (nom indien de l'île), parce que à étendre l'idéal de liberté et de
colonie7. l'ancienne partie espagnole était l'indépendance sur l'ensemble du
devenue un territoire français de- territoire avec la mer pour seule
puis 1795 et que ce territoire fonc- frontière. En février 1805, Dessali-
tionnait selon l'ancien système
Les tentatives de réuni- nes, alors Jacques Ier, a décidé de
même après 1801 et 1804. L'his-
fication de l'île par les mettre le cap sur l'ancienne partie
torien dominicain Jaime de Jesús
premiers dirigeants haïtiens Dominguez reconnaît, de manière espagnole de Saint-Domingue et,
n'étaient pas un projet impé- assez lucide, que « l'un des bénéfi- avec ses généraux dont Henry
rialiste, mais celui des pères ces [de la réunification sous Boyer] Christophe, il a défait les Français
fondateurs a été l'abolition de l'esclavage, le 9 dans plusieurs villes dominicaines.

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l'objectif de consolider l'indépen-
dance nouvellement acquise,
avaient entrepris des démarches
auprès des autorités haïtiennes de
manière à être autorisées à arborer
dans leur commune le pavillon de la
République d'Haïti. L'idée la plus
répandue dans l'historiographie
dominicaine est que dans l'esprit
des dirigeants dominicains de
l'époque, arborer le pavillon haïtien
revenait à se mettre sous la
protection haïtienne, à avoir son
assistance militaire au cas où il
aurait fallu se battre à nouveau
contre l'Espagne, mais non d'être
sous la tutelle haïtienne10.
Le 9 février 1822, Jean-Pierre Bo-
yer s'est rendu à Saint-Domingue et
31/3/1919 ː Déploiement à Port-au-Prince de l'escadron E (6 hydravions Curtiss HS-2 et 6 JN-4 a scellé la réunification de l'île. Il a
Jennies) pour renforcer la 1ère Brigade de Marines. été reçu à la Porte du Comte par les
autorités dominicaines et les clés de
la ville lui ont été remises par José
Au mois de mars, il s'apprêtant à France qui déjà en 1815 ne recon- Nuñez de Cáceres, chef de la mu-
entrer à Santo Domingo, il décida naissait pas l'indépendance d'Haïti, nicipalité de Santo Domingo. Au
de rebrousser chemin quand, en avait, en application du traité de cours de la cérémonie, Boyer a
plus du débarquement d'une esca- Paris, perdu les territoires acquis promis aux Dominicains que son
dre française à Santo Domingo, des après 1790. Cela a facilité une gouvernement mettrait tout en
rumeurs faisaient état de la présence reprise par l'Espagne de la partie œuvre pour « garantir leur sureté et
française dans les eaux haïtiennes. orientale de l'île qui, en conséquen- leur tranquillité ». Mais ces promes-
Il est presque certain que Dessalines ce de la capitulation des troupes de ses n'ont pas été entièrement res-
aurait personnellement repris ce Rochambeau en 1803, avait de fait pectées durant les 22 ans d'unifica-
projet s'il n'avait pas rendu l'âme au intégré le nouvel État d'Haïti. tion de l'île. En 1844, profitant de
Pont-Rouge, le 17 octobre 1806, Cependant, après la mort de Des- l'instabilité politique qui a suivi la
âgé seulement de 48 ans. salines, Alexandre Pétion et Henry chute de Jean-Pierre Boyer, les
Christophe, déchirés par les luttes Dominicains ont proclamé leur
Seize ans après la tentative de Des-
internes ont établi deux États dif- indépendance d'Haïti. Les diri-
salines, la démarche d'unification
férents au Nord et à l'Ouest d'Haïti geants haïtiens qui ont succédé à
est venue de l'autre partie de l'île.
et abandonné la partie orientale. Boyer ont tenté vainement de
En réalité, le terme « invasion »
Dans une correspondance datant du reprendre le contrôle de Santo
utilisé pour évoquer la (ré) unifi-
19 janvier 1822au président Jean- Domingo de manière à s'assurer que
cation de l'île d'Ayti, est abusif. Les
Pierre Boyer, Cáceres a affirmé que des troupes étrangères n'utilise-
notes d'archives montrent que les
la municipalité de Santo Domingo raient pas ce territoire pour mettre
Dominicains ont été à l'origine de la
et les militaires, réunis en assem- en danger l'indépendance d'Haïti.
demande d'unification de l'île sous
blée la veille, « convinrent tous Fabre Nicolas Geffrard, en 1861,
autorité haïtienne. En effet, le 30
unanimement de se ranger sous les s'est insurgé contre la déclaration
novembre 1821, une junte diri-gée
lois de la République d'Haïti et d'en du président dominicain, le général
par José Nuñez de Cáceres a
arborer le pavillon en cette ville ». Pedro Santana, annonçant le retour
déclaré Saint-Domingue indépen-
Bien avant cette demande, plusieurs de la République dominicaine sous
dante de l'Espagne. En fait, la
municipalités dominicaines, dans la tutelle espagnole. Haïti a servi de

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centre de résistance aux patriotes
dominicains qui décidaient de se
battre contre cette « réincorpora-
tion » ; certains d'entre eux s'étaient
battus contre Haïti en 1844 et les
années suivantes. Geffrard a gardé
la même posture en 1868, lorsque
des dirigeants dominicains
projetaient d'annexer leur territoire
aux États-Unis. En somme, Haïti,
par souci de protéger son indépen-
dance, a été en quelque sorte le
garant de la liberté en République
dominicaine11.

4/4/1919 ː À Hinche, une patrouille de 55 Marines met en déroute 500 Cacos sans une seule
Le triptyque liberté, perte.
citoyenneté et propriété
a renforcé le caractère inter-
nationaliste de la révolution Américains à fuir l'esclavage et la sang, nés dans les colonies ou en
haïtienne ségrégation aux États-Unis pour pays étrangers, qui viendraient
s'établir en Haïti pendant le 19ème résider dans la République seront
siècle. reconnus Haïtiens », c'est-à-dire
Sur le plan de la politique intérieu- libres et citoyens12.
Ce triptyque liberté, citoyenneté et
re, la période postindépendance a propriété a renforcé le caractère
servi à édifier des forteresses dans internationaliste de la révolution Pour la région latino-
le but de sécuriser Haïti contre une haïtienne. Les nouvelles recherches américaine et caribéenne
éventuelle attaque des forces colo- montrent qu'un nombre considéra- comme partout ailleurs, les
niales. Une politique exclusiviste a ble d'esclaves a fui les colonies pères fondateurs ont fourni
été systématiquement mise en voisines pour être libres en Haïti. leur support aux luttes pour la
place, interdisant aux étrangers de Le cas le mieux documenté, parce liberté et l'indépendance
posséder des terres dans le pays de qu'il a été l'objet de disputes inter-
manière à écarter toute possibilité nationales, est celui des esclaves de
de conflits internationaux. Parallè- la colonie britannique de Jamaïque. Les pères fondateurs n'ont pas
lement, et de manière paradoxale, la En janvier 1817dans l'ile de la mesuré leur support aux luttes pour
République d'Haïti a été une terre Jamaïque, sept esclaves en quête de la liberté et l'indépendance dans la
de refuge pour ceux qui fuyaient liberté, ont saisi un bateau à bord région latino-américaine et cari-
l'oppression, peu importe la couleur duquel ils servaient et l'ont conduit béenne comme partout ailleurs dans
de leur peau. Les Polonais et les vers Haïti où ils ont trouvé la pro- le monde. Le gouvernement haïtien
Allemands, qui avaient abandonné tection légale et tous les privilèges a fait un don de 25 000 livres de
l'expédition Leclerc pour épouser la garantis par la Constitution haïtien- café et ainsi que des dizaines de
cause de la liberté, ont eu le privilè- ne. Le président Alexandre Pétion soldats pour prendre part à la guerre
ge d'obtenir des propriétés ainsi que n'a pas cédé aux pressions des de l'indépendance de la Grèce. Haïti
la nationalité haïtienne avec tous les 'propriétaires' d'esclaves et des est le premier pays à reconnaître la
droits y afférant. Ce même privilège autorités britanniques pour que les Grèce indépendante, le 15 janvier
a été octroyé aux Africains et aux sept soient rendus à leur 'maitre' à la 1822. Par ailleurs, la jeune
Amérindiens qui, en foulant le sol Jamaïque, évoquant notamment république noire a été une étape
haïtien, devenaient libres, citoyens l'article 44 de la constitution de substantielle dans l'Expédition du
et propriétaires. Ces garanties, entre 1816 qui stipule que« Tout Afri- Léandre lancée par Francisco de
autres, ont encouragé les Afro- cain, Indien et ceux issus de leur Miranda entre fin 1805 et début

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nous devons partir d'ici pour notre
terre avec une expédition de
quatorze bateaux de guerre, 2 000
hommes, des armes et munitions
suffisantes pour faire la guerre
pendant dix ans ». Au nombre de
ces bateaux se trouvait le « Wilber-
force », puissant vaisseau de guerre
haïtien, équipé de vingt canons, que
Pétion a mis à la disposition du
Libertador14.
Bolivar a remporté des succès mili-
taires significatifs durant les mois
de mai et de juin 1816. Cependant
en juillet 1816, il a été mis en
déroute à Ocumare de la Costa.
Indexé par certains de ses généraux,
eux-mêmes victorieux sur d'autres
fronts, d'être responsable de la deu-
15/6/1919 ː Des soldats étasuniens envahissent une seconde fois le nord du territoire mexicain xième déroute de l'entreprise indé-
sous le prétexte de « poursuivre le bandit Pancho Villa ». S'en suivront cinq autres incursions. pendantiste, le Libertador a de
nouveau trouvé asile en Haïti, de
1806. Parti de New York pour le Parmi les plus illustres, on retrouve septembre à décembre 1816. Dans
Venezuela avec deux-cents hommes le révolutionnaire argentin Manuel ses lettres, Bolivar a décrit Haïti
à bord et équipé d'armes, de muni- Dorrego qui, pendant son séjour en comme « l'asile de tous les républi-
tions et d'une imprimerie, le Léan- Haïti, a rencontré des survivants de cains ». Le 16 novembre 1816, il a
dre (nom du vaisseau-amiral de l'armée rebelle et s'est imprégné des écrit à ses officiers : « j'emporte
Miranda) a fait escale en Haïti en idéaux et stratégies des pères avec moi vers la patrie de nouvelles
vue d'obtenir des appuis supplé- fondateurs dans leur lutte pour l'in- ressources en hommes, en armes, en
mentaires. Arrivé à Jacmel en fé- dépendance. Lorsque l'Argentine munitions et en bateaux ». Le 18
vrier 1806, le précurseur de l'indé- s'est libérée de la colonisation décembre 1816, la deuxième expé-
pendance sud-américaine a été espagnole, Haïti a été le premier dition dite expédition de Jacmel a
accueilli avec bienveillance par les pays à reconnaître son indépendan- mis le cap pour l'Amérique du Sud.
autorités locales. Durant son séjour ce. Francisco Javier Mina et Pedro Avec les aides reçues d'Haïti, Boli-
en Haïti, Miranda a été reçu en Labatot ont obtenu des aides de var a pu mener ses luttes décisives
audience par l'empereur Jacques Ier Pétion pour des expéditions respec- pour l'indépendance du Venezuela,
qui lui a procuré, en plus des con- tivement en direction du Mexique et de la Colombie, du Pérou, de la
seils militaires, une importante aide de la Nouvelle Grenada. C'est en Bolivie et de l'Équateur respective-
matérielle en hommes, armes et Haïti que Javier Mina a rencontré ment15.
munitions. Le drapeau aux trois celui qui est devenu le Libertador. Haïti a donc une part considérable
bandes horizontales (jaune, bleu et Simon Bolivar a effectué son pre- dans la lutte pour la liberté en Amé-
rouge) de la Grande Colombie a été mier voyage en Haïti, du 24 décem- rique latine, y compris en Républi-
créé en Haïti, le 12 mars 1806, par bre 1815 au 31 mars 1816. Dans que dominicaine. Beaucoup de lea-
Francisco de Miranda13. une lettre qu'il a écrite aux Cayes, le ders latino-américains ont mis leur
27 mars 1816, quelques jours avant famille en sureté en Haïti au mo-
Dans le courant des années 1810,
le départ de sa première expédition ment de lutter pour la liberté dans
beaucoup de leaders indépendan-
dite l'expédition des Cayes, Bolivar leur pays. Des historiens avancent
tistes de la région se sont retrouvés
a indiqué à son ami le colonel que plus de 600 familles d'indépen-
en Haïti en quête de support pour
Leandro Palacios : « après-demain, dantistes de Carthagène et Caracas
leur lutte contre le système colonial.

100 Rencontre n° 32 – 33 / Septembre 2016


ont trouvé refuge aux Cayes durant
les années 1810. Les dirigeants
haïtiens n'ont fait aucune exigence
territoriale aux combattants sud-
américains, ce qui devrait être leur
priorité s'ils étaient animés par un
quelconque idéal impérialiste. La
seule demande de Pétion à Bolivar
a été de proclamer la libération des
esclaves, sollicitation conforme à la
politique des pères fondateurs de la
nation haïtienne16. Après avoir pro-
clamé sa liberté, tenté de sécuriser
son indépendance et aidé ceux qui
poursuivaient ces idéaux, la priorité
d'Haïti a été son acceptation dans le
8-12/9/1919 ː Des Marines occupent les ports de Tela, La Ceiba et Puerto Cortez au Honduras
système international. pour « maintenir l'ordre public, créer des zones neutres et garantir la vie des citoyens étasuniens »
durant une révolte populaire qui prétend renverser le conservateur Rafael López Gutiérrez, fidèle
défenseur des intérêts étasuniens.

Déjà, Toussaint Louver-


ture a ménagé ses rela- les traités de reddition avec la gue et les États-Unis. Le 6 novem-
tions extérieures hors des Grande Bretagne. Le 31 août 1798, bre 1798, il a entamé des négocia-
contraintes d'alliances ou de après la capitulation britannique au tions avec le président John Adams
mésalliances de la puissance Môle Saint-Nicolas, Toussaint et qui lui a donné la garantie dans un
coloniale française Maitland ont secrètement signé un message que « le commerce nord-
nouveau traité pour l'évacuation des américain serait réellement assuré
troupes britanniques de tous les ter- sous son administration, si les tran-
3. L'indispensable ouverture au ritoires de Saint-Domingue ; cer- sactions maritimes renouaient le
monde tains auteurs avancent que Tous- service de changement ». Toussaint,
saint avait l'agrément d'Hédouville. en qualité de chef d'État, a accrédi-
Les relations d'une grande impor-
Par contre, il est évident que, de son té le commerçant américain Joseph
tance dans la politique des pères
propre chef, il a décidé de négocier Brunel comme son représentant
fondateurs avec le monde, ont été
la levée du blocus britannique sur personnel à Washington et, à ce
traitées au plus haut sommet et en
Saint-Domingue en échange de la titre, ce dernier a été reçu par le
toute autonomie. Alors que le
promesse de ne pas exporter la ré- secrétaire d'État Timothy Pickering
territoire était encore une colonie,
bellion des esclaves à la Jamaïque17. et par le président Adams. Le 9
Toussaint Louverture a ménagé ses
février 1799, le congrès des États-
relations extérieures hors des Une autre action diplomatique
Unis a autorisé le président Adams
contraintes d'alliances ou de mésal- unilatérale confirme la volonté de
à rétablir les relations avec Saint-
liances de la puissance coloniale. Toussaint de conduire des relations
Domingue. Le mois suivant, le
internationales autonomes dans les
En 1798, la France et l'Angleterre secrétaire d'État Pickering a accré-
négociations avec les États-Unis.
se sont livrées une guerre pour le dité Edgard Stevens pour négocier
Ces derniers avaient suspendu leurs
contrôle de positions stratégiques à avec Toussaint au nom du gouver-
échanges commerciaux avec la
Saint-Domingue. Les troupes fran- nement des États-Unis. Toussaint
France en 1798 en raison du conflit
çaises commandées par Toussaint Louverture a ainsi ménagé ses rela-
croissant en matière de piraterie.
Louverture ont défait les britanni- tions avec l'Angleterre et son an-
Les deux pays étaient au bord de la
ques commandées par le général cienne colonie, les États-Unis,
guerre, mais Toussaint et les diri-
Thomas Maitland. C'est Toussaint toutes deux en conflit avec la Fran-
geants américains étaient favorables
et non son supérieur, le général ce18. Après l'indépendance d'Haïti,
à des échanges entre Saint-Domin-
Hédouville, qui a négocié et signé les dirigeants qui lui succédèrent

Monde et Société 101


américain et par là même récusait
toute ressemblance révolutionnaire
entre les deux nations19.
Lorsqu'Henry Christophe fonda le
royaume du Nord à la suite de sa
division avec Pétion après la mort
de Dessalines, il a ouvert de nouvel-
les brèches pour l'intégration d'Haïti
dans le système international afin
que son pays coupât à jamais tout
lien avec la France qui s'entêtait à le
considérer comme son ancienne
colonie. Les émissaires français qui
venaient négocier le statut de la
nouvelle nation ont été tout
bonnement exécutés. Christophe a
2/10/1919 ː Le commandement de la 1ère Brigade de Marines passe au colonel John H. Russell.
œuvré au rejet du système éducatif
et de la langue française et enten-
ont eu beaucoup plus de mal à se Comble de désenchantement, les dait se passer d'une quelconque
faire des alliés sur la scène interna- États-Unis ont suivi la France dans reconnaissance de la France. Il a
tionale. son désir d'asphyxier la république utilisé ses relations internationales,
noire, pour répéter les propos de avec les Britanniques notamment,
Haïti a vécu les dix premières pour parachever la sortie de son
Charles Maurice de Talleyrand,
années de sa révolution sans statut pays de la tutelle la France à la fois
ministre français des Affaires exté-
défini au regard de l'ancienne politiquement et culturellement et
rieures. En 1805, après différentes
métropole et surtout sans rapports pour contrecarrer la « propagande
protestations du gouvernement
formels avec les puissances de négative des Français contre
français, le Congrès américain a
l'époque. Au lendemain de l'indé- l'indépendance d'Hayti », selon des
voté une loi limitant le commerce
pendance, les dirigeants –notam- propos qui lui sont attribués dans
avec Haïti. Il y avait en effet des
ment Jean-Jacques Dessalines– qui The Haitian Papers20.
contacts très avancés entre les
certainement connaissaient les
autorités haïtiennes et américaines En 1804, Jean-Jacques Dessalines,
rapports entre John Adams et
en vue de la conclusion d'accords dans la lignée des bonnes relations
Toussaint Louverture, Henry
commerciaux qui pourrait officia- extérieures entretenues par Tous-
Christophe qui avait pris part à la
liser et augmenter le flux des saint Louverture, a essayé d'établir
bataille de Savannah, ont beaucoup
échanges entre les deux pays. Le 28 des relations commerciales solides
misé sur une éventuelle relation
février 1806, encore sous l'insis- avec la Grande Bretagne. Cette
avec la première nation indépen-
tance de la France, une nouvelle loi dernière a refusé ses offres et ont
dante du continent, les États-Unis,
du Congrès a interdit tout commer- fait injonction aux navires haïtiens
d'autant que, quelques années plus
ce avec la jeune nation. Cet de ne pas dépasser ses eaux ter-
tôt, les États-Unis avaient encou-
ostracisme a été renforcé par la non ritoriales. Arrivé au pouvoir,
ragé Toussaint Louverture à aller
reconnaissance diplomatique du Christophe a tenté de nouer des
vers l'indépendance.
pays par les États-Unis qui, dès contacts avec la Grande Bretagne
1822, a reconnu les autres nations dont il a admiré la science et la
nouvellement indépendantes de culture. Certains historiens avan-
L'insistance de la France l'Amérique latine. Le gouvernement cent que, étant né dans la colonie
a pesé lourd dans l'ostra- de Thomas Jefferson, souligne anglaise de Guyane, Christophe
cisme envers Haïti alors que l'historien Mario Menéndez, en avait une proximité naturelle avec
dès 1822, les nouvelles nations refusant tout contact avec Haïti, a les Britanniques. Il a projeté de
indépendantes de l'Amérique montré les faiblesses du système promouvoir la langue anglaise et de
latine étaient reconnues

102 Rencontre n° 32 – 33 / Septembre 2016


fonder un système d'enseignement
publique, classique et supérieur,
selon le modèle britannique, en
faisant appel à des professeurs
1anglais pour enseigner les lettres,
la science et la musique classique. Il
a aussi révélé dans ses
correspondan-ces son désir de voir
ses concito-yens embrasser les
cultes réformés à travers l'Église
anglicane au détriment du
catholicisme. Des Anglais, dont le
philanthrope aboli-tionniste
William Wilberforce et le militant
antiesclavagiste Thomas Clarkson
qui ne résidaient pas en Haïti, ont
fait partie du cercle de ses proches
conseillers. Clarkson lui a facilité
les contacts avec le Tsar de Russie,
Alexandre Ier, et a été man-daté
pour négocier avec le monar-que 6/10/1919 : Les Cacos attaquent Port-au-Prince, mais sont repoussés par la Gendarmerie et les
Marines.
russe l'établissement de rela-tions
diplomatiques entre la Russie et
Haïti21. La mort de Christophe en premiers dirigeants de l'Amérique Congrès de Panama ce pays qu'il
1820, a porté un coup d'arrêt aux du Sud qui avaient trouvé asile en considérait comme « l'asile de tous
contacts avec les Britanniques et Haïti du temps de leur révolution. les républicains », cette terre dans
aux démarches auprès de la Russie. Aussi bizarre que cela puisse laquelle il trouva refuge à deux
paraître, les pays indépendants de la reprises, cette nation qui lui signi-
Grande Colombie n'ont pas établi fiait « l'ultime décret de [son]
Les dirigeants qui succé- de relations diplomatiques avec existence politique ». La raison,
dèrent à Toussaint, ont Haïti. En 1825, Simon Bolivar a selon James A. Pradgett, des
eu beaucoup plus de mal à se convoqué le Congrès de Panama « membres du Congrès [américains]
faire des alliés sur la scène (juillet 1826) avec l'objectif de jeter étaient vigoureusement opposés à
internationale les bases d'une coopération entre les ce que les États-Unis envoient des
pays libres de la région. En délégués participer à n'importe
convoquant ce congrès, Bolivar quelle réunion où des Noirs s'assié-
Alors que le roi Henry Ier multipliait souhaitait non seulement créer une raient avec des Blancs ou qui
les contacts en Europe, le président confédération des républiques reconnaitrait aucune nation où des
Alexandre Pétion se faisait des hispanophones mais aussi inciter Noirs occupent des hautes fonctions
alliés en Amérique du Sud. Les l'ensemble des nations indépendan- dans l'État et dans l'armée »23. En
deux dirigeants, même s'ils ne se tes du Nouveau Monde, dont plus de l'antagonisme des États-
concertaient pas en raison de leur l'Argentine, le Brésil et les États- Unis, les nouvelles nations de
antagonisme, avaient la même Unis, à réfléchir sur la possibilité l'Amérique du Sud qui cherchaient
approche de la politique internatio- d'établir une collaboration républi- à se tailler une place dans le
nale dont les finalités étaient de caine et d'adopter une position système international ne voulaient
faire reconnaître et accepter l'indé- commune en termes de défense de pas déplaire à la France qui se
pendance d'Haïti. Mais Alexandre la liberté dans les Amériques. déclarait ennemie de toute nation
Pétion, en dépit de ses largesses en Cependant, Bolivar n'a jugé bon qui reconnaitrait l'indépendance de
1815-1816, n'a même pas obtenu d'associer la République Haïti à ce sa « colonie rebelle », Haïti24.
une reconnaissance officielle des projet22. Le Libertador a écarté du

Monde et Société 103


tateurs de marchandises américai-
nes, après l'Angleterre, la France,
Cuba, la Chine et l'Allemagne ».
Cette forme d'ouverture sur l'exté-
rieur, par le biais du commerce
ouvert/souterrain en tout cas non
officiel, au lieu d'octroyer une
position confortable à Haïti, a fra-
gilisé l'indépendance de la jeune
nation, soutient Vertus Saint-Louis.
Même qu'il était hors de question
pour les puissances coloniales qui
bénéficiaient du marché haïtien, de
signer un accord commercial avec
cet important partenaire, ce qui lui
aurait octroyé une reconnaissance
internationale. La Grande Bretagne
a établi des relations diplomatiques
avec Haïti seulement après la recon-
naissance monnayée de l'indépen-
dance par la France. La république
noire fût enfin reconnue par les
États-Unis, en 186225, environ
soixante ans après la conquête de
1804.
30/10/1919 : Le major Meade et une colonne de gendarmes débarquent à Grande-Rivière, et de
là, attaquent le campement de Charlemagne Péralte. Celui-ci est assassiné de deux balles au cœur
par le sergent Herman H. Hanneken et le caporal William R. Button.
L'opposition de la Fran-
Les mesures officielles d'ostraciser ils changeaient de pavillons, les ce à l'existence de l'État
la république noire ont quelque peu Anglais se faisant passer pour des d'Haïti a ralenti son insertion
ralenti mais n'ont pas bloqué toute Américains et vice-versa. dans le système international
relation commerciale entre Haïti et et son acceptation dans le
Les Français ont aussi participé au concert des nations
les puissances régionales. Durant
commerce souterrain avec Haïti
toute la période en question,
quelques années après l'indépen-
Anglais et Américains se faisaient
dance. Le 27 mars 1816, Louis Il va sans dire que l'opposition de la
concurrence en matière d'échanges
XVIII a autorisé le commerce entre France à l'existence de l'État d'Haïti
commerciaux avec Haïti : l'achat
la France et Haïti sous pavillon neu- a ralenti son insertion dans le
des produits agricoles aussi bien
tre. Ainsi, des bateaux partaient de système international et son ac-
que la vente des produits variés et
Bordeaux, Nantes, La Rochelle et ceptation dans le concert des
des matériels militaires. Jusqu'au
d'autres ports français et revenaient nations, même si la geste de l'armée
milieu des années 1820, ils ont
à leur point de départ sous pavillon rebelle ayant déjà dépassé les fron-
bénéficié de tous types d'avantages,
masqué. tières de la Caraïbe, avait éveillé les
incluant des tarifs préférentiels, au
détriment des commerçants locaux. Une étude de Vertus Saint-Louis aspirations des peuples martyrs. À
La situation géographique d'Haïti et montre l'accroissement du com- la suite de la révolution haïtienne,
sa neutralité dans les affaires inter- merce souterrain entre la France et les soulèvements d'esclaves dans
nationales leur ont facilité le ravi- Haïti entre 1816 et 1822. Saint- plusieurs plantations de la région
taillement dans les périodes de con- Louis montre aussi qu'au début des (Martinique, Guadeloupe, Brésil,
flits. Selon les besoins du moment années 20, « Haïti se place au Porto Rico, Barbade, Trinidad, Ja-
sixième rang comme pays impor- maïque, Cuba, Dominique, Hondu-

104 Rencontre n° 32 – 33 / Septembre 2016


ras, dans plusieurs états des États-
Unis notamment New Orléans et
Virginia, etc.) ont été sévèrement
réprimés. La révolution de 1804 a
aussi servi de leitmotiv à de nom-
breux courants politiques et intel-
lectuels. Comme le souligne
Alejandro Gómez, « La révolution
haïtienne a provoqué un traumatis-
me culturel jusqu'à constituer un
véritable syndrome collectif de
portée occidentale »26. Cependant, il
manquait à la nation née de cette
prodigieuse révolution la reconnais-
sance internationale nécessaire à
son épanouissement.
Plus de vingt ans après sa capitula-
tion militaire, la France s'est réso-
lue à reconnaître l'indépendance 2/11/1919 ː À Fort-Capois, un détachement de la Gendarmerie d'Haïti dirigé par le sergent H.
Hanneken attaque et vainc une position Caco marquant ainsi la fin de la résistance organisée dans
d'Haïtien 1825, dans des conditions le Nord du pays.
les plus inconcevables. Pour la
France, le sang des esclaves et la
bravoure dont ils ont fait montre sur les, par la « grâce de Dieu », a chercher la reconnaissance interna-
les champs de bataille n'ont pas publié à Paris, au château des tionale nécessaire à l'épanouisse-
suffi à combler la rançon de guerre. Tuileries, le 17 avril de l'an de ment de la jeune nation. De Jean-
Il a fallu donc, selon une ordonnan- grâce 1825, loin d'être l'aboutisse- Jacques Dessalines à Jean-Pierre
ce du roi Charles X, qu'Haïti verse ment d'une négociation entre les Boyer, on peut même remonter au
« à la caisse fédérale des dépôts et deux parties, a été une décision précurseur, Toussaint Louverture, la
consignations de France, en cinq unilatérale et une provocation que politique extérieure d'Haïti a été
termes égaux, d'année en année, le le président Jean-Pierre Boyer n'a gérée au plus haut sommet de l'État.
premier échéant au 31 décembre pas eu le courage ou les moyens de Le ministère chargé des Affaires
1825, la somme de cent cinquante rejeter. Le 3 juillet 1825, des extérieures est institué au royaume
millions de francs, destinée à dé- bateaux de guerre français, visibles du Nord, par un édit du roi
dommager les anciens colons qui à la rade de Port-au-Prince ont Christophe, en octobre 1811. Dans
réclameront une indemnité » (art.2). menacé Haïti de représailles au cas la république de l'Ouest, la mention
Et, comme s'il s'adressait à ses où le gouvernement n'accepterait 'affaires extérieures' ou 'politique
sujets et non à un peuple libre, pas de payer l'indemnité définie par extérieure' a paru dans les annales
Charles X a spécifié en l'article 1er Charles X. Au lieu de tenir tête de l'administration dès mars 1807.
de son ordonnance : « les ports de haute à la France, l'État haïtien s'est Mais c'est au cours de la première
la partie française de Saint- soumis. L'ordonnance a été votée au session législative de 1817 que le
Domingue seront ouverts au com- cours d'une séance secrète du Sénat sénat a institué le département des
merce de toutes les nations. Les haïtien27. Affaires extérieures dans l'adminis-
droits perçus dans ces ports, soit sur tration publique et attribué sa ges-
Toute la politique étrangère d'Haïti
les navires, soit sur les marchandi- tion au président de la république.
durant la période de sa fondation
ses, tant à l'entrée qu'à la sortie, découlait d'une double mesure : Les premiers chefs d'État ont paral-
seront égaux et uniformes pour tous premièrement, garder l'idéal haïtien lèlement été les premiers diploma-
les pavillons, excepté le pavillon qui fait d'Haïti le pays qu'il est en tes en chef de la nation, définissant
français, en faveur duquel les droits tant que nation antiesclavagiste et et conduisant la politique extérieure
seront réduits de moitié ». La fa- anticolonial ; deuxièmement, re- en toute autonomie. Cependant,
meuse ordonnance que le roi Char-

Monde et Société 105


merce informel sans relations of-
ficielles avec l'État d'Haïti. L'atti-
tude des nations de l'Amérique du
Sud, qui ont refusé d'établir des
relations diplomatiques avec le pays
qui les aidées à conquérir leur indé-
pendance, a été plus scandaleuse
encore. Les pays avec lesquels Haïti
avait des contacts, ont voulu gérer
des affaires avec elle tout en gar-
dant leurs bonnes relations avec la
France. Le tsar Alexandre III a osé
interpeller la France sur la question
1/1/1920 ː Séance inaugurale de la Ligue des Nations dont Haïti est membre fondateur. haïtienne seulement pour lui de-
mander de « vider le contentieux ».
certains fonctionnaires ont laissé gers a été occupée tant par des Deux décennies après la proclama-
leurs empreintes dans les annales Haïtiens que par des étrangers. tion du 1er janvier 1804, le président
comme de véritables chefs de la Retenons par exemple les Anglais Jean-Pierre Boyer a concrétisé
diplomatie haïtienne à certains William Wilberforce et Thomas l'idéal des pères fondateurs en
moments de la période fondatrice. Clarkson, envoyés spéciaux de réunifiant l'île et en donnant la mer
Le baron de Vastey (Jean-Louis Christophe auprès de l'Angleterre et pour frontière au pays. Il a rendu
Vastey), conseiller écouté qui, dans de la Russie ; Théodat Trichet, effectif la fin de l'esclavage sur l'île
le royaume du Nord, a représenté le envoyé du président Pétion auprès entière, obtenu la reconnaissance de
roi Henry Ier auprès de plusieurs de la Grande Bretagne ; le général l'indépendance et, par ce fait,
dignitaires internationaux, est sou- français Jacques Boyé et les séna- l'insertion d'Haïti dans le système
vent considéré comme le véritable teurs haïtiens Prosper Rouanez, international. Dès l'acceptation par
moteur de la diplomatie haïtienne Louis-Auguste Daumec, Jean-Louis la France de l'indépendance d'Haï-
sous l'administration du roi Chris- Larose, Marie-Élisabeth Eustache ti, des puissances de l'Europe com-
tophe. Des historiens ajoutent à la Frémont, envoyés auprès de la me la Grande-Bretagne, la Suède, la
liste des titulaires des Affaires France, par le président Boyer, dans Hollande et le Danemark ont établi
étrangères du royaume du Nord le des missions séparées ; Desrivières des relations diplomatiques avec
duc de Morin, Charles Victor Chanlatte, envoyé de Boyer auprès Haïti en accréditant des consuls
Rouanez, le comte de Limonade, de la Colombie, qui ont rempli des dans le pays. En dépit de cette per-
François Julien Prévost. missions de très grande importance formance, l'historiographie haïtien-
pour l'État haïtien. ne garde une image assez mitigée, à
À Port-au-Prince, Joseph Balthazar
la rigueur négative, de Jean-Pierre
Inginac, qui était un cadre supérieur Au cours de la période en question,
Boyer pour avoir consenti à verser
de l'administration sous Dessalines, la feuille de route de la diplomatie
une indemnité à la France pour la
a servi les présidents Pétion et Bo- haïtienne était établie sur deux
reconnaissance de l'indépendance
yer comme envoyé spécial, négo- points très clairs: trouver des ouver-
d'Haïti. Cette acceptation de l'Édit
ciateur principal et interlocuteur tures pour les affaires à l'interna-
de Charles X ainsi que ses exigen-
direct à l'international à plusieurs tional et promouvoir la reconnais-
ces financières a été l'une des déci-
occasions28. Par ailleurs, puis- sance de l'indépendance en négo-
sions les plus contestables de son
qu'Haïti n'avait pas de représenta- ciant l'établissement de relations
administration, d'autant que le coût
tions permanentes à l'extérieur, son diplomatiques avec d'autres pays.
financier pour le pays a été très
approche diplomatique a été a été Ce dernier point a été le plus épi-
lourd et s'est étendu sur un siècle.
appliquée par les envoyés spéciaux. neux. Certains pays dont les États-
Dans une étude sur la dette dite de
Cette fonction de représentation Unis et l'Angleterre n'ont pas
l'indépendance, Gusti Gaillard-
directe et mandatée des chefs d'État souhaité rompre les affaires avec
Pouchet évoque « une production
haïtiens auprès de dignitaires étran- Haïti, mais ont opté pour un com-
caféière pillée ». Cette soumission

106 Rencontre n° 32 – 33 / Septembre 2016


comporte aussi un coût politique
important pour le président Boyer.
Par cette reconnaissance, quoique
très attendue, l'opposition à Jean-
Pierre Boyer a pris une ampleur
considérable à la fois dans l'armée
et au Sénat ainsi qu'un prix moral
non négligeable. Se référant aux
survivants de la Guerre de l'indé-
pendance, Jacques Nicolas Léger
écrit, en 1889, « On peut donc juger
de l'effet que [cette reconnaissance
monnayée] a dû produire sur les
vieux généraux et les vaillants sol-
dats ». Selon l'auteur, Boyer a pé-
ché en ayant eu« le malheur d'ac-
cepter un tel acte »29. C'est à peu
près l'avis de tous les penseurs du
19e siècle qui se sont penchés sur la
question.

Notes
1
Manigat date la période fondatrice plus 14/1/1920 : 300 Cacos, avec à leur tête Benoît Batraville, attaquent Port-au-Prince. Les Marines
précisément de 1789 à 1838 dans Leslie F. réagissent rapidement, et sortent victorieux du combat qui s'ensuit. Plus de 60 Cacos sont tués, et
Manigat, Éventail d'Histoire vivante le reste prend la fuite.
d'Haïti, tome 1, Port-au-Prince, 2001.
Cependant, plusieurs historiens dont les
auteurs de deux ouvrages que nous utilisons
1798), Madrid, 1953. caine. Une île pour deux (1804-1916),
dans ce texte considèrent en toute logique 6
Le projet national de Toussaint Louver- Paris, 2003.
l'année 1804 comme le début de la période 12
fondatrice, Michel Hector et Laënnec Hur- ture et la Constitution de 1801, Port-au- FERRER, Ada. “Haiti, Free Soil and Anti-
bon (dir), Genèse de l'État haïtien (1804- Prince, 2001. slavery in the Revolutionary Atlantic,”
1859), Port-au-Prince, 2009 ; Michèle 7
GEGGUS, David Patrick, FIERING, Nor- American Historical Review, Vol. 117, No
Oriol, Chronologie de l'histoire d'Haïti. Les man. (dir.), The World of Haitian Revolu- 1, February 2012, pp. 40-66; Jeremy D.
années fondatrices 1804-1843, tome 2, tion, Bloomington, 2009. Popkin, You Are All Free: The Haitian
Port-au-Prince, 2014. 8 Revolution and the Abolition of Slavery,
BALAGUER, Joaquín. La Isla al revés. New York, 2010.
2
Jean-Pierre le Glaunac dans son ouvrage Haití y el destino dominicano, Santo 13
L'armée indigène : la défaite de Napoléon Domingo, 12ème édition, 2013. CORADIN, Jean. Histoire diplomatique
en Haïti, Port-au-Prince, deuxième édition, 9 d'Haïti 1804-1843. La reconnaissance de
DOMÍNGUEZ, Jaime de Jesús. Historia l'indépendance, t. 1, Port-au-Prince, 1988 ;
2014. Dominicana, Santo Domingo, 2006.
3 Eddy ETIENNE, La vraie dimension de la
LÉGER, Abel N. Histoire diplomatique 10
PRICE MARS, Jean. La République d'Haï- politique extérieure des premiers gouverne-
d'Haïti 1804-1859, Port-au-Prince, 1930 ; ti et la République dominicaine, 2 tomes, ments d'Haïti (1804-1843), Sherbrooke,
Eddy Etienne, La vraie dimension de la Port-au-Prince, 1953 ; MOYA PONS, Frank. 1982.
politique extérieure des premiers gouver- La Dominación haitiana (1822-1844), San- 14
nements d'Haïti (1804-1843), Québec, BOLIVAR, Simon. Obras-Cartas, Procla-
tiago, 2ème édition, 1972 ; MEJÍA-RICART, mas y Discursos, Caracas, 1983.
1982. Gustavo Adolfo. Historia de Santo Domin- 15
4
SCHOELCHER, Victor. Vie de Toussaint go. Volumen IX: La dominacion haitiana AÎNÉ Marion, Expédition de Bolivar,
Louverture, Paris, réédition, 1982 ; Pierre (1822-1844), Santo Domingo, 2015. Port-au-Prince, 2014, 1ère édition 1849.
16
Pluchon, Toussaint Louverture, Paris, 11
LOGAN, Rayford. Haiti and the Domini- VERNA, Paul. Pétion y Bolivar, Caracas,
1989 ; Alain Foix, Toussaint Louverture, can Republic, London, 1968 ; PAEZ PIANTI- réédition, 1980 ; John Lynch, Simon Boli-
Paris, 2007. NI, William. Relaciones domínico haitia- var : A Life, New Haven, 2006 ; William
5
Mémoires du général Toussaint Louver- nas: 300 años de historia, Santo Domingo, LEWIS, « Simon Bolivar and Xavier Mina :
ture, écrits par lui-même, Paris, réédition 2001; SILIÉ Ruben et SEGURA Carlos, Una A Rendez-vous in Haiti », Journal of Inter-
2009 ; Gérard Laurent, Toussaint Lou- isla para dos, Santo Domingo, 2002 ; Jean- American Studies, Vol. 11, No. 3, July 1969,
verture à travers sa correspondance (1794- Marie THÉODAT, Haïti, République domini- pp. 458-465.

Monde et Société 107


extérieure, ou, Une production caféière
pillée: 1875–1915, Port-au-Prince, 1990.

4/4/1920 ː À Morne-Michel, le sergent étasunien Lawrence Muth de la Gendarmerie d'Haïti est


tué dans une embuscade.

17
JAMES, C.L.R. Les Jacobins noirs. No. 340-341, Paris, 2007, pp. 227-240.
Toussaint Louverture et la Révolution de 23
PADGETT, James A. « Diplomats to Haiti
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tincts la politique d'Éducation Nationale du Leslie F. Manigat, Éventail d'Histoire
premier, la politique agraire du second, vivante d'Haïti, tome 1, Port-au-Prince,
Port-au-Prince, 2007. 2001.
22
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présence d'Haïti dans l'indépendance du re d'Haïti, Paris, 1886 ; Gusti Gaillard-
Venezuela », Revue Outre-mers, Vol. 90, Pourchet, L'expérience haïtienne de la dette

108 Rencontre n° 32 – 33 / Septembre 2016


PAGES RETROUVÉES

Construction démocratique
et refondation nationale en Haïti1
Gérard PIERRE-CHARLES

Dans chaque période historique et dans chaque contexte ethno- De sorte qu'on ne peut dresser le
sociologique, le combat permanent de l’humanité pour la survie, la profil de l'Amérique sur la carte de
l'histoire du monde sans tenir
liberté et la justice, prend des caractéristiques nouvelles et des traits
compte de cette matrice caribéenne
spécifiques dans son contenu et sa forme. Cette vérité a son illustration qu'est Haïti. La rébellion, l'indépen-
en Amérique latine et dans la Caraïbe, dans la richesse et l’étonnante dance et la dissidence historique
diversité de ses scénarios politiques et idéologiques qui constituent la dans ce pays ont inspiré le concept
contribution de la région au monde contemporain. Cette variété même et les premières pratiques de
solidarité continentale au seuil du
inspirée par les modalités les plus diverses de l’action sociale, est à la
19ème siècle lorsque Toussaint
mesure de l’inventivité des peuples, des besoins de la vie matérielle et Louverture, Dessalines et Pétion
des phénomènes de conscience selon le vécu des communautés. imbus de la dimension interna-
tionale de la révolution haïtienne,
décidèrent de contribuer à l'indé-
pendance de la Caraïbe et de
l'Amérique continentale.

Haïti constitue une réfé-


rence obligée qui, dans
l'évolution du continent, s'ap-
parente uniquement à la
révolution cubaine

Dans cette perspective et malgré les


vicissitudes de sa vie nationale,
Haïti constitue une référence obli-
9- 27/4/1920 ː Des troupes étasuniennes débarquent au Guatemala pour « protéger la vie et les gée qui, dans l'évolution du
biens des citoyens Étasuniens » durant l'insurrection populaire qui renversa la longue tyrannie pro continent, s'apparente uniquement à
impérialiste de Manuel Estrada Cabrera.
la révolution cubaine. D'une certai-
ne manière, Haïti a laissé ses
a trajectoire singulière d'Haïti cinq siècles. Comme scénario initial empreintes dans l'inspiration et la
L en tant que nation caribéenne
afro-latino-américaine exprime à la
des phénomènes de conquête,
colonisation et résistance, elle
vie des libérateurs Miranda et
Bolivar. Elle a influencé les rêves
fois l'unité de notre continent et sa symbolise et préfigure à la fois la de la Grande Colombie et de l'Amé-
diversité. Haïti fut le premier point tragédie des « peuples transplan- rique espagnole, à l'époque des
de rencontre violent entre l'ancien tés » dont parlait Darcy Ribeiro, refondations nationales. Et peut-être
et le nouveau Monde, et le premier autant que la volonté de créer un
aussi les aurait distillées dans la
terrain où s'est menée l'entreprise de espace de rencontre.
construction nationale initiée il y a vocation internationaliste de Cuba

Monde et Société 109


et la place de la démocratie en tant
que leitmotiv puissant et condition
première pour la conquête citoyen-
ne ainsi que pour le renouvellement
des systèmes politiques au Mexique
et dans l'ensemble du continent.

La démocratie a acquis
une importance croissan-
te dans cette dynamique socia-
le, avec des principes recteurs
et des traits particuliers dans
chacun de nos pays

Après les années soixante-dix


marquées par la violence des régi-
18/5/1920 : Benoît Batraville, chef de la résistance des Cacos, est tué au cours d'une attaque par mes autoritaires et militaires, et
les Marines à Petit-Bois-Peine, près de Las Cahobas. Cette action met fin à la révolte des Cacos.
Plus de 40 000 Cacos ont participé dans la guérilla qui dura 2 ans. après les années quatre-vingt carac-
térisées par la dureté des combats
pour la démocratie, le développe-
qui, un siècle et demi plus tard et mode d'accumulation qui limitaient ment continu des luttes sociales et
avec sa vocation de solidarité, a leur évolution, de même que les la solidarité internationale ont porté
repris l'expérience audacieuse anti- fondements de leur système politi- de vastes secteurs à chercher le
colonialiste et antiesclavagiste de la que et de leur insertion mondiale. consensus politique pour arriver au
première nation nègre du monde, en respect des droits humains et à
La démocratie a acquis une
offrant son appui aux luttes sociales l'établissement d'un État de droit.
importance croissante dans cette
et émancipatrices de notre région. Ainsi, ont émergé des formes
dynamique sociale, avec des princi-
Ce curieux parallélisme des faits pes recteurs et des traits particuliers hybrides de « démocratie restrein-
historiques, riche en enseignements, dans chacun de nos pays. Elle s'est te », « démocratie sous tutelle » ou
rappelle la nature des châtiments transformée en formule, à la fois en « démocratie négociée », sous des
auxquels s'exposent les pionniers de modèle, ancrée et paradigme de poussées revendicatives de natures
l'émancipation sociale. Sans leur l'organisation politique, sur la base diverses, ont conquis des espaces de
générosité, le chemin de l'humanité du respect des droits humains et du liberté et de participation populaire
vers la liberté et le progrès auraient cadre obligé pour le nouvellement de plus en plus importants.
encore été plus embrouillé. social et le développement écono-
mique. Dans ses diverses formes de
En sortant des servitudes les plus Contenu et forme de la révolution
concrétion, et avec beaucoup ou
dégradantes de la domination impé- démocratique
peu de consensus, elle a commencé
riale et oligarchique, les pays de
ainsi à devenir porteuse des intérêts, En Haïti, étant données les condi-
l'Amérique latine et de la Caraïbe
frustrations, aspirations et conquê- tions de conquête des libertés publi-
sont parvenus, en cette seconde
tes des peuples. ques postérieures au régime de
moitié du 20ème siècle, à une redé-
Duvalier (une dictature de longue
finition permanente de leur propre Dans son fameux livre La démocra-
durée et de nature particulièrement
réalité. Ils ont su questionner les tie au Mexique (Mexique, ERA,
rétrograde), l'agenda de la construc-
règles traditionnelles et les paramè- 1965, la. éd.) l'éminent sociologue
tion pour la démocratie ouverte par
tres de leur propre évolution; ils ont mexicain Pablo González Casanova
la lutte des masses en 1986, englobe
commencé à réviser les projets de avait déjà souligné, au début des an-
une infinité de tâches et autant que
société, les relations sociales et le nées soixante, la valeur intrinsèque

110 Rencontre n° 32 – 33 / Septembre 2016


de progrès incommensurables sur le
plan local et continental.
Il consiste en une entreprise de
refondation nationale, identifiée de
fait comme une vraie révolution
démocratique. Il tire profit des nou-
veaux espaces internationaux de
négociation et de tolérance qui se
sont ouverts à la fin de la guerre
froide, et prend avantage à fond des
ajustements et des contradictions du
nouvel ordre mondial.
Après le coup d'État de 1991 contre
le gouvernement démocratiquement
élu de Jean-Bertrand Aristide, la
communauté internationale a dû
faire cause commune avec le peuple 4/3/1921 ː Confrontation entre le Panama et le Costa Rica à cause de différends limitrophes exa-
dans la lutte pour le retour du cerbés par les compagnies bananières étasuniennes. Le USS Pennsylvania et le USS Sacramento
sont stationnés des deux cotés de l'isthme de Panama, pour « protéger les citoyens et intérêts
Président, tant « qu'on donna suite à Étasuniens » et obliger la fin des hostilités et le retrait des troupes de la zone. Six mois plus tard,
la demande de ce dernier à une l'Arrêt White, impose au Panama la cession d'une partie de son territoire au Costa Rica.
intervention de forces militaires
internationales sous » le drapeau de
l'ONU afin d'expulser les militaires rendu effectivement souverain le des nouvelles fonctions attribuées
du pouvoir et de restaurer la démo- vote populaire en transformant le aux collectivités territoriales.
cratie. peuple en acteur; en donnant à la
Dans cette perspective d'accès à
majorité accès à la citoyenneté et en
Dans ce contexte, la dérive poli- tous aux mêmes droits et conditions
contribuant ainsi à l'édification et
tique totale et la perte de légitimé de vie meilleure, l'instauration du
au renforcement des institutions
des militaires ont rendu possible la créole comme langue officielle et
démocratiques. La révolution
dissolution de l'armée, en même universelle sur le territoire haïtien
démocratique a entrepris la réforme
qu'on neutralisait les mécanismes représente une avancée démocrati-
de l'État dans le but de rénover les
traditionnels de contrôle et que particulièrement significative.
institutions et d'assurer leur fonc-
d'intimidation. Ce fait culturel, de portée égalitaire
tionnement efficace. De fait, il
et créatrice, ouvre effectivement
s'agit de reconstruire l'État et de
pour l'ensemble de la population
renforcer son autorité pour qu'il
des possibilités d'expression et de
Reconstruire l'État et remplisse sa part de responsabilité
participation sans précédents.
renforcer son autorité dans une société peu structurée où
pour qu'il remplisse sa part de les tâches autant que les services Dans ce nouveau contexte, les
responsabilité dans la société dépendent de la gestion publique. institutions et les lois se sont peu à
peu adaptées aux exigences du
Le processus de changement
développement des forces producti-
implique toute une politique de
En outre, la participation populaire ves, d'intégration d'une jeunesse
décentralisation qui constitue l'un
dans l'exercice du pouvoir a affaibli avide de savoir au marché du tra-
des défis les plus audacieux de ce
de manière considérable les moyens vail, et de modernisation –timide–
projet. Dans les communes et la
de l'action politique de l'oligarchie; d'une société archaïque, en retard de
campagne, population réclame sa
a introduit des sujets historiques plus d'un siècle par rapport au
part d'avantages sociaux, de même
dans la gestion du Parlement, de temps et à l'espace de la région.
que sa participation dans la cons-
l'Exécutif, de l'administration muni- truction et la gestion des services, à Le processus de changement a, au
cipale et dans le monde rural; a partir de l'autonomie communale et fur et à mesure, créé dans la popu-

Monde et Société 111


et idées de cette société. La
démocratie a éveillé tant d'espoir
dans la vie des gens que, dans la
pratique, ses objectifs devront être
modestes et concrets afin que cette
utopie enfermée dans cette période
atteigne l'envergure des puissants
leitmotivs qu'elle suscite en faveur
du développement humain.

Institutionnalisation et défense
des principes démocratiques
La liberté conquise en Haïti a créé
de nouvelles règles et un niveau de
consentement illimité pour les
droits civiques et politiques de
l'ensemble de la population. Elle a
introduit la notion d'éthique dans la
10/4/1922 : Joseph Louis Borno est élu président. Il rentrera en office le 12 mai, remplaçant
politique, favorisée par la lutte
Sudre Dartiguenave. contre la corruption et le trafic. Elle
a aidé à créer de nouvelles
institutions –comme la police–, et a
lation la conscience du besoin de Progressivement la conscience s'est introduit des mesures de redres-
lutter pour la promotion du déve- généralisée sur le besoin de mettre à sement et réformes entre autres.
loppement humain, dans le but de disposition d'une population de plus Elle a contribué aussi à questionner
mettre à disposition des Haïtiens de sept millions d'habitants –la de manière constante les insuf-
des services de santé, éducation et plupart vivant en dehors des fisances et perversions du système
logement. Il a contribué à libérer conquêtes du 20ème siècle– des en particulier en ce qui concerne
des chaines un effort collectif dans conditions matérielles et spirituelles l'impunité.
le cadre de cette œuvre civilisatrice leur garantissant une vie digne et
qui cherche à fournir l'éducation qui, ajoutées à la personnalité De même, elle a ouvert la voie à la
fondamentale et la formation tech- individuelle et ethnoculturelle, leur réforme judiciaire exigée par la
nique; à propager les valeurs de permettent de s'intégrer dans l'ordre population. Ces progrès atteignent
tolérance et de dignité humaines et de la mondialisation à la veille du l'administration de la justice et la
à promouvoir la culture nationale troisième millénaire. mise en œuvre d'un nouvel ordon-
populaire valorisant les richesses de nancement juridique pour la
L'étape historique qui mène à cette construction démocratique.
notre communauté trop souvent
rénovation du système politique et
inconnues et mises de côté à cause
social part de la volonté d'une
de nos misères matérielles.
communauté qui aspire au dévelop-
Après un régime de
pement économique. Elle corres-
terreur de longue durée,
pond aussi à la recherche du bien-
Le processus de chan- il n'est pas facile de parvenir à
être des hommes, des femmes, des
gement a créé dans la une gestion correcte d'un
enfants de cette communauté aussi
population la conscience du espace de liberté aussi bien
bien que des formes d'organisation
besoin de lutter pour la pro- considérable que peu courant
sociale qui garantissent la participa-
motion du développement tion populaire, l'égalité et la justice.
humain L'agenda de cette entreprise de
Le renforcement de l'État de droit et
rénovation supporte sans doute le
le processus d'institutionnalisation
bouleversement dans les pratiques

112 Rencontre n° 32 – 33 / Septembre 2016


dans son ensemble ont freiné les
tendances populistes et le leader-
ship personnaliste et charismatique
propres à notre retard historique.
Le mandat parlementaire de surveil-
lance consacré par la Constitution
de 1987,est rendu effectif via le
contrôle de l'Exécutif. Il tend aussi
à garantir l'intégrité du Premier
ministre qui, par le partage du
Pouvoir exécutif avec le Président,
limite le contrôle traditionnel et
omnipotent du présidentialisme.
Il convient de souligner qu'à tout
moment la brèche à colmater est
énorme : après un régime de terreur 29/8/1923 ː Les États-Unis obtiennent le contrôle des douanes salvadoriennes en échange d'un
de longue durée, fondée sur les prêt au gouvernement du président Meléndez destiné à effacer les dettes avec le Royaume Uni.
pratiques les plus archaïques et
sophistiquées de domination, il n'est
secteurs de l'élite à modifier leur Face à ces contraintes, il devient de
pas facile de parvenir à une gestion
façon de voir les affaires du pays, plus en plus évident le besoin d'un
correcte d'un espace de liberté aussi
elles peuvent difficilement garantir accord national avec les autres sec-
bien considérable que peu courant,
la continuité du changement. Elles teurs sociaux, en particulier les
même dans certains régimes
peuvent encore moins assurer la détenteurs de capitaux, pour agir
démocratiques traditionnels ou
réforme de l'État, promouvoir la contre la faim, les grandes pénuries
consolidés.
décentralisation et reconstituer le et en faveur du développement
Il est encore plus difficile de relever tissu social et les liens de solidarité national.
un tel défi en considérant le dont la société civile a besoin pour
Pour cela, des progrès ont été faits
déphasage entre les possibilités participer à cette entreprise de
en éducation civique, défense et
matérielles, la modicité des res- construction nationale. Ces pulsions
diffusion des principes démocrati-
sources disponibles et la conscience ne suffisent pas pour mobiliser les
ques, ainsi que pour comprendre
de citoyens qui, protestant contre ressources en capital et orienter les
l'urgence de s'emparer toutes les
les pénuries et l'injustice sociale, décisions techniques indispensables
ressources actuelles de la technique
aspirent à un bien-être généralisé et à la modernisation. Elles ne peuvent
et de l'ingéniosité populaire dans le
à un développement autonome. La non plus stimuler la production et le
but d'éduquer et de former le peuple
mise est risquée pour une transition développement d'une société vivant
afin d'alléger la charge du retard
qui cherche à tirer profit et en en-dessous du seuil de pauvreté et
séculaire et de trois décennies de
même temps à éviter les dangers qui aspire de manière impérative au
totalitarisme sur le système de
des autoroutes du néolibéralisme et bien-être.
valeurs, les mentalités et la culture
de la mondialisation, et qui voyage
politique.
sans arrêt par les raccourcis de la
débrouillardise et de la créativité Il y a besoin d'un accord
populaire nationale. Au-delà de ces national en particulier
conquêtes, cependant, sont mises à Les étapes de construction de la
avec les détenteurs de capi- démocratie
découvert les limites des seules taux, pour agir contre la faim,
pulsions transformatrices dans leur les grandes pénuries et en Aujourd'hui plus que jamais, les
attribut revendicatif, humaniste et faveur du développement décisions politiques ont un poids
rénovateur. Si ces pulsions ont pu national déterminant pour affronter les im-
mettre en mouvement la majorité pératifs de continuité du processus
des Haïtiens pour obliger certains de consolidation des institutions et

Monde et Société 113


d'assurer la continuité de ce pouvoir
Lavalas, en même temps que se
précisaient officiellement certains
discours et pratiques dans le but
d'être plus facilement admis par
divers secteurs de l'opposition ou
par ceux en position critique par
rapport à son prédécesseur et de
faciliter aussi les négociations avec
les bailleurs. Dans ces conditions, le
Président a dû se heurter aux
nouvelles normes démocratiques et
constitutionnelles consacrées par un
1924 ː Fondation de l’École Centrale d’Agriculture à Damiens avec la mission de former des Parlement autonome ayant la
techniciens supérieurs agricoles et des instituteurs d’écoles rurales et professionnelles. faculté d'élire un Premier Ministre
chargé de diriger le gouvernement.
De cette nouvelle institution fut
d'amélioration des conditions de vie La résistance provoquée par le coup
chargé Rosny Smarth, issu de l'OPL.
de la population. De là l'impor- d'État du 30 septembre 1991 et le
Pour mener les réformes que les
tance des problèmes d'organisation, gouvernement militaire de trois ans,
circonstances exigeaient, Smarth
de leadership, programmatiques, de a renforcé l'unité populaire pour
entrepris une politique d'équilibre
choix et priorités se présentant au réussir le retour à la démocratie par
face à la nécessité de former un
processus haïtien dans le contexte lequel s'est ouverte une étape de
gouvernement composé des diver-
de la reconstruction démocratique restructuration du mouvement
ses tendances de Lavalas.
et de cette transition d'une grande démocratique et populaire.
richesse par son contenu.
Dans ce contexte, en même temps
En effet, durant toute une étape de que se déployaient le leadership Les décisions politiques
cette même transition, la question d'Aristide et son expérience gou- ont un poids détermi-
primordiale a consisté dans la lutte vernementale populiste (octobre nant dans le processus de
contre le totalitarisme duvaliériste 1995/février 1996), commençait le consolidation des institutions
et ses dérives militaro-macoutes. processus d'institutionnalisation et d'amélioration des condi-
avec les élections municipales, tions de vie de la population
Entre-temps, les expressions spon-
législatives et présidentielles de
tanées du mouvement revendicatif
1995.
se sont organisés sur le plan local
jusqu'à se transformer en un Une tendance structurée du Toutefois la fonction du Premier
puissant mouvement social pour le mouvement, appelée Organisation Ministre et sa collaboration avec le
changement et la démocratie. Politique Lavalas (OPL), commença président devinrent de plus en plus
à s'affirmer avec la conformation du difficiles, en raison des choix
À partir de 1990, l'expression
Parlement et des municipalités. politiques qui, au-delà des discours
politico-électorale de ce mouve-
Avec une majorité au Parlement, et des consignes sur l'unité,
ment est venue sous l'appellation
l'OPL, commença à émerger en parti impliquaient des façons de
Lavalas avec leadership mes-
démocratique et populaire, décidé à concevoir le pouvoir et sa gestion,
sianique d'un prêtre de la « petite
mener les travaux d'institution- les problèmes de contrôle de l'ap-
église ».
nalisation du système politique et pareil gouvernemental aussi bien
C'est ainsi que dès les premières social. que ceux relatifs à la modernisation
élections libres d'Haïti, le gouver- des pratiques politiques et les
Dès lors, il revenait au Président
nement de sept mois d'Aristide a options de programmes, lesquels
René Préval en tant que conti-
voulu mener, de manière intuitive et inspiraient des mesures prag-
nuateur idéologique et politique de
anarchique, certaines des revendica- matiques ou improvisées à des fins
l'œuvre d'Aristide, la mission
tions du mouvement. de consommation populiste.

114 Rencontre n° 32 – 33 / Septembre 2016


Ces choix deviennent particuliè-
rement significatifs à un moment où
les contraintes de la mondialisation
et du néolibéralisme conduisent à la
prise de décisions économiques
importantes. La modernisation de
l'État, inspirée de la nécessité de
réformer des institutions archaïques
et larvées de corruption, implique
des mises à pied de personnel et des
changements dans la gestion des
entreprises publiques dans le cadre
d'une politique publique financée
par les bailleurs internationaux.
D'autre part, on impose des déci-
sions sur les services sociaux, la
18/2/1924 ː Débarquement de Marines au Honduras et occupation de Tegucigalpa pour « faire la
promotion de l'éducation et de la médiation » dans un affrontement civil. Au centre ː un conflit entre les compagnies bananières
santé, et des formes de distribution étasuniennes United Fruit Company et Coyumel Fruit à cause des concessions de terres. Un
du revenu qui correspondent aux militaire hondurien assure le gouvernement provisoire.
exigences et aux besoins de la
population plus pauvre, particuliè- dans l'attitude à l'égard du peuple. renforcer l'autorité de l'État se fait
rement vulnérable à la hausse du Finalement, cette attitude concerne sentir. Ce renforcement se fera-il
cout de la vie et au chômage. Ainsi, les fondements mêmes de l'institu- sur la base de la légitimité et la
les réformes économiques et la
tionnalisation de la démocratie et du légalité ou selon la logique d'un
modernisation, indispensables pour changement réel. pouvoir autoritaire ? En réponse à
s'assurer l'aide internationale au
cette interrogation et aux options
développement, n'ont cessé de Ces contradictions sont devenues
qu'elle induit, s'est produit une
provoquer la méfiance de la clairement perceptibles autant pour
bifurcation historique dans le
population jusqu'à rendre fragiles l'ensemble de la nation que pour les
mouvement Lavalas qui occupe
les conquêtes politiques. Dans ces secteurs amis et intéressés de
aujourd'hui la scène politique en
conditions, la construction de la l'étranger, lors des élections, le 6
Haïti.
démocratie passe par des choix avril 1997, pour désigner un tiers du
difficiles entre la routine, la subor- Sénat et les délégués des assem-
dination aveugle, la démagogie ou blées territoriales. Les fraudes et les
la recherche courageuse d'un style actes de violence perpétrés pendant Le renforcement de l'au-
de développement qui correspond le scrutin et le fait que trois des torité de l'État se fera-il
aux besoins de notre société. neuf candidats du secteur Aristide sur la base de la légitimité et la
au Sénat aient été d'anciens offi- légalité ou selon la logique
ciers de l'armée, sont des preuves d'un pouvoir autoritaire ?
que deux alternatives de plus en
La difficile gestion de
plus différentiées aspirent à diriger
l'alternative entre
et à orienter le mouvement. Il s'agit d'un projet fondé sur le
populisme et démocratie
leadership d'Aristide, qui se profile
Cette réalité est le résultat du
sur les dérives de son expérience
développement récent. En effet,
gouvernementale et dans son inten-
L'alternative que confronte le comme il arrive habituellement
tion déclarée de retour au pouvoir
mouvement Lavalas dans sa phase dans l'histoire des sociétés sortant
en 2001 ; d'un projet de nature
actuelle exprime une véritable d'une longue transition marquée par
conservatrice qui inclue le reste de
différentiation dans les conceptions des turbulences et la remise en
l'armée et les appareils paramili-
politiques, les principes d'organi- question des systèmes politiques et
taires puissants moyens financiers
sation et de gestion politique, et sociaux, le besoin croissant de

Monde et Société 115


en 1990, créait les bases d'une unité
sans précèdent du peuple haïtien et
éveillait l'illusion d'une opportunité
unique ou celle d'une utopie à
construire.
Un échec de cette nature mettrait en
danger le mouvement populaire et
démocratique ainsi que la gouver-
nabilité du système et pourrait
ouvrir le chemin aux tentatives de
restauration des forces les plus
rétrogrades du passé. Il pourrait
aussi compromettre un projet
28/4/1924 ː Vicente Tosta Carrasco est imposé comme président provisoire du Honduras par historique vieux de deux siècles
l'administration étasunienne face aux aspirations du candidat de la United Fruit Company, celui pour la survie de la nation déjà
de la Coyumel Fruit Company et l'indépendant Juan Arias.
atteinte dans sa souveraineté et dans
sa capacité d'assurer le bien-être de
issus du contrôle de l'appareil projet de modernisation et de la population. La démocratie en
d'État, ainsi que la manipulation développement s'adapte aux Haïti constitue le contexte politique
idéologique et propagandiste de exigences de la mondialisation et de la refondation nationale. Dans
caractère populiste et nationaliste. cherche à la fois à construire un son désir d'être la plus participative
Sous couvert de pragmatisme, ce espace d'autonomie correspondant à que possible, sans exclusivité ni
projet aspire à envahir le régime de la réalité économique, sociale et exclusion, cette démocratie cherche
droite, afin de reconstruire un culturelle du pays. à convoquer le plus grand nombre
système de pouvoir qui garantit au d'Haïtiens pour la construction
chef charismatique, à l'oligarchie économique, sociale et humaine
plus rétrograde et à un cercle res- Si aucun des projets devant faire de notre pays une
treint de profiteurs, les meilleures émergeants de 1986 ne véritable nation. Elle est aussi une
conditions de reproduction de leurs parvenait à s'imposer, cela garantie pour la consolidation des
privilèges. pourrait causer un effondre- institutions et le succès de quel que
ment mettant en danger le soit le programme de développe-
Par ailleurs, il se profile un projet
mouvement populaire et démo- ment durable qui voudra veiller au
démocratique et populaire nouveau
cratique, et la gouvernabilité progrès soutenu du pays et à
qui se présente comme une alterna-
du système l'épanouissement des divers sec-
tive face au besoin de transforma-
teurs intéressés à soutenir la nation,
tion de la société et de construction
le futur de notre communauté et
d'un système politique correspon-
À ce croisement, si aucun des l'intégration de notre pays.
dant aux principes démocratiques.
Ce projet veut rompre avec les projets émergeants du mouvement Seule la démocratie peut créer les
vieilles pratiques du pouvoir de 1986 ne parvenait à s'imposer conditions de plein développement
traditionnel et oligarchique et fon- par sa capacité de persuasion, ni à pour le secteur public dont la
der son action dans la participation organiser et à garantir sa propre modernisation est une garantie
consciente des citoyens appelés à gestion; si aucun des deux courants d'efficacité dans la gestion et la
contribuer à la construction natio- n'arrivait pas à négocier sur des promotion des infrastructures et des
nale dans un pacte social. Un projet bases pragmatiques un accord poli- services sociaux de base ; pour le
est en cours d'exécution pour une tique pour assurer la rectification secteur privé dont les initiatives
formation politique à vocation des tendances plus négatives qui se commerciale et de production
plurielle et moderne dont le profilent, il se pourrait qu'il se doivent contribuer à jeter les bases
programme veut servir de base pour produise un effondrement dramati- d'une économie nationale de
attirer l'appui de la population. Ce que de ce mouvement Lavalas qui, services et d'exportation ; et enfin

116 Rencontre n° 32 – 33 / Septembre 2016


pour l'économie populaire, paysan-
ne, informelle et communautaire
appelée à atteindre un dynamisme
qui contribue à la production natio-
nale et à la sécurité alimentaire,
dans la décentralisation et moyen-
nant une politique systématique de
crédit et d'appui technique.
L'environnement socioéconomique
de la construction de la démocratie
devient, par conséquent, un pari et
un conditionnement de premier
ordre. Il en ressort que la promotion
d'un développement durable avec
équité est un impératif afin de
garantir la sécurité publique et la
paix sociale. C'est aussi un objectif
difficile à atteindre, exigeant des
ressources en capital, en éducation 27/7/1924 : Clôture des Jeux Olympiques de Paris, où Haïti participe pour la première fois et
de qualité et en capacités de pro- l'équipe de tir de la Gendarmerie gagne une médaille d'argent en artillerie.
duction ainsi qu'une articulation
croissante au marché mondial. Pour
sociale et une insertion adéquate de
monter une stratégie de cette natu-
notre pays au contexte international,
re, il faut l'action stimulante et
à l'aube de la célébration du second
régulatrice de l'État, sur le plan de
centenaire de l'Indépendance natio-
la gestion pour faire face à certains
nale.
besoins que le marché ne peut
résoudre, tenant compte des
niveaux de sous-développement et
de pauvreté extrême en Haïti.
Ladite stratégie requiert d'une arti-
culation féconde et une association
complexe entre l'État, l'économie
populaire, le secteur privé national
et international. Elle doit fournir
aux secteurs susmentionnés les
conditions optimales pour leur
reproduction et leur intégration à
une économie en expansion, et doit
assurer à la population –vivant en
majorité au-dessous du seuil de
pauvreté– des services sociaux de
première importance lui permettant
de sortir de la marginalité et de
s'intégrer au marché.
C'est dans ce cadre que devront se
fonder les bases pour un dévelop-
pement équilibré pour parvenir à
l'intégration nationale, la justice

Monde et Société 117


Le poids des échéances

Michel-Rolph TROUILLOT

de l'ouragan dont il préparait la


Dans le chapitre 4 de son ouvrage Les racines historiques de l’État route.
duvaliérien paru en 1986, Michel-Rolph Trouillot souligne avec sa
Je ne parle pas ici des intentions :
perspicacité habituelle l’incidence de l’occupation américaine dans la
elles n'étaient pas nobles, sans
crise structurelle d’Haïti manifeste « dans l’écart entre l’État et la doute. Pourtant, l'impact de l'Occu-
Nation, dans la dissociation de la société politique de la société civile. pation ne doit point être apprécié en
L’Occupation Américaine renforça les termes de la crise et élimina les fonction de ces intentions, mais en
mécanismes qui limitaient son expression. » fonction de ses effets sur la
structure socio-économique. Lue
dans cette perspective, l'Occupation
prend les proportions d'un désastre.

L'Occupation américaine
détruisit les maigres gar-
de fous du système et renforça
la centralisation fiscale, mar-
chande et militaire

Un nombre croissant d'auteurs


continue d'exposer au jugement
public les actes de l'Occupation
(Castor 1971 ; Schmidt 1971 ;
Millet 1978 ; Gaillard 1973-84 ;
Nicholas, s.d. ; Langley 1980 ;
Corvington 1984). Le tableau
empirique est loin d'être complet.
10/9/1924 ː Débarquement de troupes étasuniennes au Honduras et occupation de plusieurs villes
Mais on peut suggérer sans grand
pendant un conflit causé par les élections présidentielles pour « protéger la vie et les intérêts des risque que l'Occupation stabilisa la
citoyens étasuniens ». monnaie nationale et réduisit
momentanément la corruption de
l'administration publique qui,
Les poids des échéances Haïti, il faudrait évoquer un
depuis Domingue, ne connaissait
Le legs américain tremblement de terre, un séisme
plus de bornes. Ces deux réali-
sous-terrain qui aurait sapé les
sations, à leur tour, contribuèrent à
S' il fallait trouver un désastre
naturel pour peindre les effets
de l'Occupation Américaine sur
faibles fondations d'une maison
déjà branlante exposée aux coups
réduire la dette étrangère –mais non
sans priver la Nation des capitaux

118 Rencontre n° 32 – 33 / Septembre 2016


autrement nécessaires. (Nul n'a
encore fait le compte des
mouvements de capitaux pendant
l'Occupation, mais je maintiendrai
jusqu'à preuve empirique du
contraire que le mythe d'un influx
massif de capital pendant ces vingt-
neuf ans, n'est… qu'un mythe). Il
faut ajouter aussi à l'actif de
l'Occupation que la présence des
Marines rompit la série de coups
d'État militaires, parfois sanglants,
qui marquaient jusque-là les
successions présidentielles.
Au-delà de ces réalisations sans
doute notables, l'Occupation
exacerba les contradictions fonda-
mentales de la structure socio- 22/3/1925 ː Match Jamaïque-Haïti à Port-au-Prince. Les Anglais menacent le but haïtien.
économique et élargit les dimen-
sions de la crise. Et vu les effets de
mes économiques du dix-neuvième que dans les premiers jours de
ce renforcement, vu la délicatesse
siècle. On démontra que : l'Occupation.
de la balance du dix-neuvième
- L'Occupation accrut notre dépen-
siècle, on peut aisément passer sur
dance économique en renforçant
ces actifs : le jeu ne valait pas la
le rôle du café dans nos exporta- Peu avant le départ des
chandelle. Au niveau des rapports
tions. Marines, le Conseiller
fondamentaux, l'Occupation n'amé-
- L'Occupation accrut l'injustice de Économique nord-américain
liora rien et compliqua presque tout,
base inhérente au système fiscal admettait lui-même l'échec
et dans des proportions désastreu-
en renforçant la contribution des économique de l'Occupation
ses. Désastre, parce qu'elle renforça
impôts douaniers au maintien de
les conflits historiques comme le
l'État.
préjugé de couleur. Désastre
surtout, parce qu'elle détruisit les Sur ces deux points, au moins, De 1916-21 à 1932-33, l'apport du
maigres garde-fous du système et nous tombons d'accord avec les café aux exportations passait de
renforçait la centralisation fiscale, officiels de Washington. Moins 67% à 78 %, augmentant ainsi la
marchande et militaire. d'un an à peine avant le départ des dépendance inhérente à la monocul-
marines, le Conseiller Économique ture, malgré la création de diverses
nord-américain admettait lui-même enclaves de plantation. Pendant
l'échec économique de l'Occu- toute la durée de l'Occupation, le
La centralisation fiscale et
pation. Son rapport de 1933 café représenta environ 74% de la
marchande
reconnaissait qu'il n'y avait eu valeur totale des exportations. Le
Il est des mythes plus tenaces que aucun progrès tangible dans les déficit de notre balance commer-
d'autres. Et s'il fallait accorder des deux domaines les plus cruciaux : la ciale favorisa surtout les États-Unis
primes, l'un irait sans doute à cette diversification des exportations et le qui se maintenaient toujours en tête
tradition qui veut que l'Occupation déplacement de la principale source de liste des vendeurs dont nous
Américaine ait tant soit peu des revenus de l'État des impôts achetions, mais passaient au
modernisé et/ou diversifié l'écono- douaniers aux taxes internes (De la sixième rang des acheteurs de
mie de ce pays. Rien n'est plus Rue 1933 : 76). En fait, les propres produits haïtiens, après la France, la
faux. En fait, l'Occupation Améri- statistiques du Conseiller révélaient Grande Bretagne, le Danemark, la
caine renforça les vieux mécanis- que la situation était pire en 1933 Belgique et l'Italie.

Monde et Société 119


se taillaient des places de choix,
toujours de plus en plus couteuses
dans l'appareil d'État. Cette crois-
sance des groupes parasitaires eut,
et continue d'avoir un impact énor-
me sur la politique haïtienne.

L'Occupation accéléra la
centralisation économi-
que aussi bien que la centrali-
sation politique et militaire

La centralisation économique se
19/4/1925 ː Des troupes étasuniennes débarquent dans le port hondurien de la Ceiba pour « proté- doublait d'une centralisation admi-
ger les étrangers » durant le conflit causé par le rejet général de la continuité du gouvernement de nistrative et militaire, et même avec
Miguel Paz Barahona, qui avait gagné les récentes élections avec l'appui des États-Unis.
le recul du temps, il n'est pas facile
de déterminer lequel de ces
Dans les dernières années de l'Oc- nements du vingtième, des processus cause le plus de tort. Ce
cupation, les impôts de douane méthodes de plus en plus efficaces n'est pas sans raison que des
représentaient 80 à 83% des recettes d'extraction. observateurs aussi éloignés que
totales de l'État (De la rue et al. James Leyburn et Paul Moral
L'Occupation renforça donc les
1930-1933), augmentant le fardeau situent tous deux la nouvelle
problèmes économiques les plus
déjà lourd des petites gens. Les balance militaire parmi les
importants : la dépendance et l'ex-
impôts à l'importation augmentèrent conséquences les plus importantes
traction d'un surplus massif de la
pendant l'Occupation, passant de de l'Occupation.
paysannerie par les non-produc-
23% de la valeur des marchandises
teurs. Mais ce n'était pas tout.
en 1916-1917 à 46 % de leur valeur
L'Occupation accéléra la centra-
en 1932-1933. Pendant la même Une Armée pour combattre le
lisation économique en culbutant
période, les impôts à l'exportation peuple
les pyramides provinciales. Elle
passaient de 19% de la valeur des
accéléra la centralisation politique Le prétexte officiel de l'Occupation
marchandises à 28 % de leur valeur.
et militaire en systématisant l'arbi- était l'établissement de la démocra-
Autrement dit, les impôts de
traire et en faisant de la seconde tie et des libertés civiles qu'elle
l'Occupation grevaient encore plus
armée d'Haïti, l'instrument idéal de impliquait. Ironie des ironies,
la paysannerie et les petites gens
la violence d'État exercée contre la l'Occupation renforça au fait la
que les impôts du dix-neuvième
nation. conviction de l'oligarchie politique
siècle. Cette paysannerie qu'on
que le pouvoir était au bout du fusil;
avait forcée à subventionner l'État L'Occupation Américaine marqua
sauf que, dans ce cas-la, le fusil se
pendant tout le dix-neuvième siècle, le commencement de la fin pour les
trouvait dans des mains étrangères.
était maintenant au pressoir des pyramides régionales1. Dans l'an-
Toutes les pratiques absolutistes
termes d'échange encore plus née fiscale 1932-1933, Port-au-
pour lesquelles les généraux haïtien
injustes imposés par l'Occupant. Prince fournit 47% des reçus de
savaient été critiqués –et à juste
L'Occupant imposa de force des douanes (69% des importations et
titre– furent à nouveau légitimées
augmentations de prix sur des 23% des exportations). Cette cen-
par le militarisme américain. La
articles aussi communs que le sel tralisation contribua à l'homogénéi-
liste est longue et imposante. Elle
ou les allumettes, vivifiant des sation des marchands et des politi-
inclut, entre autres, l'imposition de
pratiques qui avaient alimenté la ciens à la capitale, au renforcement
la loi martiale (3 septembre 1915),
corruption du dix neuvième siècle, de leur puissance, et à la croissance
la conduite de procès civils par des
et indiquant aux futurs gouver- des groupes de parasites urbains qui

120 Rencontre n° 32 – 33 / Septembre 2016


tribunaux militaires (191 cas en
1920), l'intimidation ou l'emprison-
nement illégal de journalistes, la
dissolution des Chambres, les mas-
sacres de paysans (Chabert-Cayes-
Marchaterre), la nomination d'un
nombre exagéré de militaires aux
plus hauts sommets de l'Adminis-
tration Civile. Aux États-Unis mê-
mes, le New-York Times, l'Atlantic
Monthly, le New Republic, l'Inde-
pendent et la Nation se firent l'écho
des controverses que soulevaient
ces pratiques (Blassingame 1969;
Schmidt 1971).
Le nouveau militarisme imposé sur
l'appareil d'État par les Marines
comprenait aussi la formation d'une
Gendarmerie haïtienne (plus tard,
La Garde), prédécesseur de l'armée 12 - 23/10/1925 ː Des révoltes dues aux prix élevés des loyers mènent au débarquement de 600
actuelle. En 1937, le nouveau ré- Marines pour réprimer la « grève des locataires » et protéger les intérêts étasuniens au Panama.
seau militaire, contrôlé de Port-au-
Prince, comptait déjà 4,653 mem-
la Garde et la première armée Haïtiens. Et tant elle que l'armée
bres, remplissant les fonctions
d'Haïti démantelée par les Marines. qu'elle devait engendrer, n'ont
d'armée et de police (Calixte 1939;
En dépit de tous ses péchés, en combattu que des Haïtiens. La
Mc Crocklin 1956). Le désarme-
dépit même du fait qu'elle avait tué première campagne de la garde, la
ment total de la paysannerie par
autant d'Haïtiens dans la seconde plus importante sans doute de la
cette Garde à la solde des occu-
moitié d'une histoire longue de 122 seconde armée d'Haïti, fut sa parti-
pants, le renforcement du pouvoir
ans qu'elle avait tué des Français cipation, à côté des Marines, dans la
de la police rurale, et la centralisa-
dans la guerre de l'Indépendance, la guerre contre les paysans nationa-
tion militaire elle-même impli-
première armée d'Haïti avait raison listes que guidaient Charlemagne
quaient la concentration du pouvoir
de se voir comme fille de la lutte M. Péralte et Benoit Batraville. La
politique à Port-au-Prince, d'autant
contre l'esclavage et le colonialis- Garde et Marines tuèrent ensemble,
plus que les Marines avaient, dès le
me. Elle avait pris ses premières au moins, 6 000 paysans haïtiens.
départ, empêché le développement
armes contre les troupes françaises Quelques 5 500 cultivateurs (au
des solidarités régionales au sein de
et les propriétaires d'esclaves. moins) moururent de même dans les
la Garde. Hans Schmidt (1971 :
camps de travaux forcés que la
235) soutient, avec raison, qu'à
Garde contrôlait pour l'Occupant
partir de ce moment les « hommes
La Garde Haïtienne (Moral, 1961 ; Millet, 1978 ;
forts de Port-au-Prince seraient plus
xxxxxavait été montée pour Schmidt, 1971).
que jamais capables de contrôler
effectivement le pays tout entier. » combattre des Haïtiens, tuant La Garde ne tourna pas des armes
avec les Marines au moins seulement contre les paysans : la
Cette concentration de pouvoir était 6 000 paysans nouvelle violence d'État qu'elle
d'autant plus dangereuse qu'elle
incarnait, s'appliquait aussi contre
dépendait finalement d'hommes qui
les villes, et ce dès les premiers
partageaient un sens extrêmement
La Garde Haïtienne, par contre, jours de l'Occupation (e.g. Cor-
étroit de la Nation. On ne peut
avait été montée pour combattre vington 1984 : 52-54). Mais son
manquer d'insister sur cette diffé-
des Haïtiens. Elle essuya son bap- rôle répressif dans les villes,
rence politique fondamentale entre
tême de feu en combattant des s'intensifia dans les dernières

Monde et Société 121


Notes
1
À l'intérieur des régions et des provinces,
les villes côtières du Cap, des Gonaïves, de
Saint-Marc, de Port-de-Paix, des Cayes, de
Jérémie et de Jacmel jouissaient d'une
indépendance relative. Avec Aquin, Mira-
goâne, Petit-Goâve, ouverts aussi au com-
merce extérieur, et les moindres ports
d'Anse d'Hainault, de Fort-Liberté et de
Port-à-Piment, elles représentaient un défi
formidable aux tendances hégémoniques
montant à Port-au-Prince. L'autonomie
relative des pyramides et de leurs sous-
ensembles freinaient le développement de la
centralisation politique.

6/1/1927 : Les Marines des États Unis envahissent le Nicaragua.

années de l'Occupation. Les campa- Magloire, Léon Cantave, et Antonio


gnes avaient été « pacifiées », les Th. Kébreau, les trois premiers
classes moyennes urbaines se hommes qui, plus tard, tour à tour,
remuaient de plus en plus (sans en tant que Commandant en Chef
pour autant se résoudre à la des forces militaires devaient lever
résistance violente des Cacos); et le spectre de l'armée sur les masses
surtout l'Occupant trouvait parmi de Port-au-Prince. Les trois
ses classes moyennes elles-mêmes premiers hommes qui tournèrent
–dont on n'oubliera pas la fonction cette armée en outil malléable d'un
parasitaire– un nombre croissant Exécutif Tout-Puissant. Le rema-
d'individus décidés à faire ce travail niement américain devait porter ses
répressif. fruits : Paul Magloire fut, en fait le
premier général haïtien depuis
Il faut insister sur ce point : ceux
Dessalines à exercer un contrôle
qui joignaient la Garde ne pou-
sans limites sur une armée
vaient avoir aucun doute sur le rôle
nouvellement centralisée. La réalité,
qu'on attendait d'eux. Pas après les
c'est que quiconque joignait l'École
émeutes de décembre 1929. Or, si
Militaire de ce temps-là avait le
le 14 décembre 1929, la garde
goût des décisions musclées. Et ce
arrêtait en moins de sept heures,
goût-là, l'américain se fit promesse
une centaine d'étudiants et de
de le systématiser, comme il
manifestants établissant sans doute
systématisa, à l'avantage de Lescot,
lors, un record de répression
les effets du préjugé de couleur.
urbaine, l'occupant n'avait aucune
peine à trouver, quelques mois plus
tard, la première réelle promotion
« américaine » de la nouvelle École
Militaire (réouverture en 1930).
Il n'est donc pas étonnant qu'on
retrouve dans cette promotion de
1930-1931, les cadets Paul E.

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