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L'occupation américaine d'Haïti (28 juillet 1915- 21 août 1934)

Introduction
Cent douze ans après avoir proclamé son Indépendance, conquise sur l'armée du
beau-frère de Napoléon, la République d'Haïti fut soudain occupée par l'armée des
Etats-Unis, en juillet 1915. L'occupation dura 19 ans. Comment en est-on arrivé là ? Que
venaient faire les Américains racistes dans un pays pauvre et peuplé de descendants
d'esclaves africains ? Comment furent-ils accueillis ? Quelle furent les conséquences pour le
pays ?

1)Prélude à l'occupation

1.1)Contexte interne

-Sur le plan politique


Le président Nord Alexis demeura six ans au pouvoir, de 1902 à 1908, parvenant à
résister aux nombreuses insurrections qui annonçaient la grande crise nationale. Son
gouvernement fut le dernier gouvernement stable. Après vinrent les gouvernements
connus dans l'histoire nationale comme "éphémères" ; six présidents en quatre ans
(1911-1915). Durant la seule année 1914, trois présidents se succédèrent, renversés
par des insurrections. En mars 1915, le général Vilbrun Guillaume Sam prit le
pouvoir. Il avait une carrière politique, déjà chargé ancien sénateur, ancien ministre, il
avait été compromis dans un scandale financier sous le gouvernement de Nord Alexis.
Ce fut le dernier gouvernement avant l'occupation. Élu pour gouverner sept ans, il se
maintient au pouvoir quatre mois à peine.

-Sur les plans économique et financier


Fondamentalement, le budget dépendait des entrées douanières perçues sur le café. Les
impôts sur ce produit augmentaient d'année en année. Cependant, l'État haïtien pouvait
difficilement couvrir ses obligations. À la veille de l'occupation américaine, dans la mesure
où s'approfondissait la crise générale de la société féodale haïtienne, s'accentuait aussi le
chaos financier. La dette extérieure avait augmenté au point de dépasser la capacité de
paiement de la nation. En 1903, elle se chiffrait à 33.121.999 dollars. En décembre 1904,
elle était de 40.891.394 dollars, dont 26.784.149 en or . Si on considère que, durant cette
période, le budget annuel de l'État ne dépassait pas 12 millions de dollars, on pourra
apprécier dans toute sa signification la charge que représentait la dette extérieure pour le
Trésor Public. Peu de temps avant l'occupation, la dette extérieure représentait un total de
133.156.580 francs (22,5 millions de dollars).

-Sur le plan social


La pauvreté et la misère s’abattaient sur les masses des villes et des campagnes
qui vivaient dans des conditions inhumaines. Avec une croissance démographique
soutenue qui aggravait la situation, le phénomène de désespoir collectif gagnait de
plus en plus le monde paysan. Ce contexte de ruine et de désolation faisait des
paysans du Nord et du Nord-Est une mine inépuisable pour les seigneurs de la
guerre. Entre 1911 et 1915, le brigandage politique et les invasions des Cacos (les
paysans armés du Nord-Est), dont fut l’objet la capitale haïtienne, allaient culminer
dans les journées d’anarchie sanglante des 27 et 28 juillet 1915 qui consacraient
l’effondrement de l’État haïtien.

1.2)Contexte externe

-Les bases idéologiques


À l'orée du XIXème siècle, Thomas Jefferson, président des États-Unis révélait à son pays
sa vocation de dominer le continent : " Cette ultime possession de tout ce continent est
l’ordre naturel des choses. " il établissait le principe du Manifest Destiny. Il est repris par le
président James Monroe en 1823 qui s'adressait aux monarchies de l'Europe, solidaires du
roi d'Espagne perdant des colonies en Amérique du Sud : " Pour ce qui regarde les
gouvernements qui ont déclaré et maintenu leur Indépendance pour laquelle nous avons
une grande considération, nous ne pourrions considérer toute intervention d'une puissance
européenne ayant pour but, soit de les opprimer, soit de les contrôler de toute autre
manière, autrement que comme la manifestation d'une disposition hostile à l'égard des
États-Unis".

-La nécessité de l'impérialisme


Après la Guerre de Sécession (1861-1865), le capitalisme américain a pris un essor
considérable par le développement de l'industrie, la découverte du pétrole, la maîtrise de
l'électricité comme principale source d'énergie et la modernisation des moyens de transport
par la mise en place des chemins de fer. Pour rendre viable l'économie et éviter les crises, il
faut avoir sans cesse de nouveaux marchés. Ces marchés doivent être assujettis et
contrôlés uniquement par les États-Unis. C'était dans ce contexte que la "Doctrine de
Monroe" fut modifiée et rebaptisée à la fin du XIXe et au début du XXe siècle "Politique du
gros bâton" ou " Big Stick". Il s'agissait pour les États-Unis d'utiliser la force pour la prise
de contrôle de ces pays si les négociations ou les diktats échouaient.

-L'application impérialiste de la Doctrine de Monroe


Les États-Unis voulaient à tout prix devenir le maître de l'Amérique. C'est ainsi que dès
1898, ils entreprirent une guerre contre l'Espagne afin de récupérer les colonies que celle-ci
avait encore dans son giron. Ainsi s'ouvrit l'ère des interventions militaires. En 1903, ils sont
intervenus en Colombie pour créer l’État du Panama; en 1906, ils ont réalisé une nouvelle
intervention à Cuba; 1909, le Honduras, 1910, au Nicaragua, 1914, intervention à Vera Cruz
au Mexique et en 1915, intervention en Haïti.

-États-Unis et Haïti
Les États-Unis voyaient d'un mauvais œil le chaos haïtien. Il fallait que l'ordre régnait dans
ce pays dont les Américains désiraient le contrôle à plus d'un titre : 1)Haïti se trouvait sur le
passage des navires faisant le trajet entre l'océan Atlantique et l'océan Pacifique par le
canal de Panama. Les bateaux, à cette époque, étaient à vapeur et leurs moteurs alimentés
au charbon.
Le Môle Saint-Nicolas paraissait le lieu idéal pour une station d'approvisionnement en
énergie. 2)Haïti était une aubaine, car ce pays avait besoin de tout : routes, ponts, chemins
de fer, produits de consommation… 3) le commerce d'Haïti subissait la domination étrangère
à plus de 75%. Les entreprises étaient majoritairement allemandes, françaises ou anglaises.
Ainsi, les Américains visaient à établir leur suprématie sur ce marché et à réduire l'influence
de leurs rivaux, surtout celle des Allemands.
2)Prétexte à l'occupation

Finalement, l'amplification des désordres intérieurs aboutissant au massacre des prisonniers


politiques du pénitencier de Port-au-Prince (27 juillet 1915), au lynchage du président
Vilbrun Guillaume Sam (28 juillet 1915), leur fournirent le prétexte propice à l'emploi des
moyens militaires, seule méthode capable de faire plier le refus des Haïtiens de toute forme
d'intervention étrangère dans leurs affaires intérieures.

3)La façade légale

-La Convention haïtiano-américaine du 16 septembre 1915


Les puissances étrangères avaient déjà manifesté leur désir de prendre le contrôle des
finances nationales et de contribuer au rétablissement de l’ordre et de la sécurité publique.
De 1913 à 1914, deux projets de convention ont été soumis au gouvernement haïtien qui,
de son côté, refusait de soumettre le pays à la tutelle internationale. Le débarquement
militaire de 1915 est le résultat d'un ensemble de négociations et de mises en garde des
puissances internationales de l'époque. Les États-Unis avaient déjà défini la base légale de
son intervention en Haïti. En dehors de la Doctrine de Monroe et de la politique du gros
bâton de Roosevelt, un projet de convention allait être soumis au gouvernement haïtien et
ratifié par le parlement haïtien qui faisait de l'occupation une entente entre le gouvernement
haïtien et le gouvernement américain.

-La Constitution de 1918


Le 12 juin 1918 à l'issue de la "votation populaire" (69 337 votes en faveur, 235
contre) Haïti se trouva doté d'une nouvelle Constitution. En comparaison avec les
Constitutions antérieures, certains changements substantiels y furent introduits. Comme
nous l'avons déjà noté, une disposition jalousement respectée depuis Dessalines,
dans les Constitutions haïtiennes, niait le droit de propriété immobilière aux étrangers.
La Constitution de 1918 annule cette disposition en stipulant : "Le droit de propriété
immobilière est donné aux étrangers en fonction de leur nécessité de résidence,
d'entreprises agricoles, commerciales, industrielles ou d'enseignement (article V).
La nouvelle Constitution conservait plus ou moins les mêmes dispositions en relation
avec l'organisation des Chambres de députés et sénateurs mais elle quittait à
l'Assemblée Nationale le privilège de la révision constitutionnelle qui devait se faire
par voie plébiscitaire. L'ancienne Constitution prévoyait dans l'article 169, que les
comptes financiers de la République devraient être examinés par la Chambre des
députés ; l'article 117 de la nouvelle, élimine cette disposition, libérant le Conseiller Financier
nord-américain de tout contrôle législatif.

4)L' organisation de l'occupation


Derrière toute cette façade légale, l'occupation était en fait soutenue par une structure
administrative et militaire [78] très efficace. "Nous avons établi en Haïti un vrai despotisme...
basé sur la présence de nos marines et de la police dirigée par les officiels
nord-américains".

-Les forces armées nord-américaines


L'amiral Caperton, Chef Suprême des forces d'occupation recevait directement les ordres
du Département d'État et de la Secrétairerie de la Marine et était chargé de les faire
appliquer. En occupant Haïti, l'amiral Caperton immédiatement décréta la subordination de
l'autorité civile à l'autorité militaire, proclama la loi martiale et institua le tribunal prévôtal. La
loi martiale conférait à l'amiral les pouvoirs et responsabilités d'un gouvernement sur tout le
territoire national. Un an après l'occupation il n'y avait pas encore, en Haïti un seul civil
nord-américain excepté ceux de la Légation. Le caractère militaire de l'occupation se
maintiendra durant 19 ans.

-La gendarmerie
Pour maintenir l'ordre et fortifier l'appareil d'occupation, la formation d'un corps indigène de
gendarmerie s'avéra indispensable pour seconder les efforts des marines et pacifier le
territoire national. Au début, la gendarmerie se caractérisa par son rôle essentiellement
répressif. Sa première tâche fut de réduire les cacos à Port-au-Prince, et pacifier le
territoire national. En outre, les gendarmes étaient entraînés dans l'idée qu'ils
devraient être les gardiens de l'ordre, amis des citoyens qui respectent la loi,
ennemis des bandits qui perturbaient la publique. De cette façon la gendarmerie parti
paix cipant au maintien de l'ordre établi par les marines.

-L'administration civile
Le Haut commissaire supervisait aussi les départements de Santé publique, des
Finances, de l'Agriculture et des Travaux Publics. La Convention prévoyait que chaque
ministre devait recevoir l'assistance d'un conseiller américain. Il existait même,
signalait-on, un expert en matière de rats. Un haut fonctionnaire de Dartiguenave, B.
Danache, observe: "Il nous vint aussi un expert en gazon, un spécialiste dont la tâche
consistait à entretenir l'herbe de nos jardins publics et privés".

4)La collaboration avec l’occupant


Après le débarquement, l'amiral Caperton s'assura l'appui des classes dirigeantes
traditionnelles. La bourgeoisie approuva l'occupation dans l'espoir d'une garantie de paix et
de prospérité. Les politiciens entrevoyaient une circulation considérable d'argent qui leur
permettrait de s'enrichir. Les membres du clergé (Église catholique) s'alliaient également et
demandaient souvent aux fidèles de prier pour l'occupant.

-La collaboration des élites économiques et politiques


Par des appels au patriotisme, les collaborateurs et les occupants essayèrent de faire
adopter leur position à la population. Ils imputèrent la réprobation populaire à l'occupation à
un manque de préparation politique des masses. Pour justifier l'intervention, ils insistèrent
sur l'anarchie qui régnait dans le pays. Le 25 août 1915, Charles Moravia écrivait dans son
journal La Plume : "Nous ne sommes pas en guerre contre les États-Unis, nous sommes en
guerre contre l'humanité, que nous avons offensée depuis un siècle. Les Américains sont
ennemis du despotisme souverain, et, pour empêcher sa restauration, ils ont occupé le
pays". Pour sa part, F. G. Geffrard, propriétaire terrien de Saint-Marc, écrivait : "Si on
considère sans préjugé, les clauses de l'Accord de 1915, il n'en résulte aucun avantage
appréciable, sauf celui qui permet aux commerçants et industriels américains de développer,
et encore sur une petite échelle, leur négoce, comme cela est actuellement permis à tous
les étrangers sur le territoire d'Haïti. Il sera nécessaire d'accorder des concessions
appréciables au gouvernement des États-Unis et des avantages réels, même en excès, aux
hommes d'affaires américains pour que, séduits par ces conditions, ils soient encouragés à
aider les Haïtiens. L'Haïtien abandonné à lui-même n'a pas encore atteint le self-control (la
maturité politique), il est nécessaire que l'Américain établisse un régime plus énergique en
Haïti".

-La Collaboration de l'église catholique


À partir de juillet 1915, le clergé, particulièrement la haute hiérarchie, avait apporté son
appui aux forces d'occupation. Un mémorandum de la Division des Affaires
Latino-américaines du Département d'État soulignait, en août 1915, l'offre faite par Farham
de mettre l'amiral Caperton en contact avec l'archevêque de Port-au-Prince pour lui
demander de "mettre à sa disposition les prêtres qui seraient envoyés dans plusieurs points
de l'intérieur, accompagnés d'officiels américains, pour faire connaître aux indigènes les
intentions des États-Unis" et procéder à l'instauration de l'occupation. La demande fut
formulée et l'archevêque y accéda. Monseigneur Kersuzan, "ce grand ami des Américains",
selon Farnham lui-même, parle en 1918 de "l'excellente coopération entre l'Église et
l'occupation". Dans une lettre adressée au journal L'Essor en 1919, cet évêque de
nationalité française censurait, au nom de l'Église, ceux qui "dépensent inutilement leur
énergie et murmurent contre l'occupation". En de nombreuses occasions, le clergé ne
manqua pas de manifester son pessimisme quant à la capacité des Haïtiens à se gouverner
eux-mêmes.

5)Les diverses formes de résistance face à l'occupation


Les forces traditionnelles qui luttaient pour le pouvoir politique en Haïti tout au long du
19ème siècle et au début du 20ème siècle n'ont pas opposé une longue résistance à
l'occupant. Rosalvo Bobo, le dernier général cacos, n'a pas combattu vaillamment comme
l'auraient fait nos ancêtres. Il a vite déposé les armes et a pensé prendre le pouvoir par le
biais de l'occupant. L'Armée nationale fut donc disloquée et les soldats renvoyés dans les
champs comme cultivateurs.

L'histoire retient toutefois l'acte héroïque du soldat Pierre Sully qui refusa d'obéir aux
occupants par l'abandon de l'arsenal et de recevoir la mort aux champs d'honneur. Si
l'armée a failli à sa mission pour n'avoir pas défendu l'honneur et la dignité nationaux, tel
n'était pas le cas de certains groupes sociaux , d'écrivains, de journalistes et de paysans.

Ainsi, Georges Sylvain, Félix Viard, Constantin Dumervé critiquèrent sévèrement l'occupant
dans les colonnes de leurs journaux ou leurs écrits et appelaient les citoyens à la
désobéissance civile. La réaction des paysans de Marchaterre dans le sud contre la corvée,
les grèves des étudiants de Damien sont des expressions de la désobéissance civile.

Dans le Plateau Central, Charlemagne Péralte puis Benoît Batraville initièrent la lutte armée
contre l'occupant. Ils se sentaient humiliés par le fait que la patrie a été souillée et qu'il fallait
laver cette souillure et redonner au peuple sa fierté. Ainsi, ils s'organisèrent en guérilla et
armèrent des centaines de paysans contre les forces de l'occupation. Malgré leur faiblesse
numérique, combattant avec une certaine disproportion, ils inquiétaient sérieusement les
occupants à tel point qu'un détachement dirigé par le major Butler était affecté uniquement à
les combattre.

6)Les conséquences de l'occupation


-Sur le plan politique
L'occupation a mis fin à l'instabilité politique, caractérisée par les querelles sans grandeur et
les guerres civiles en cascade qui rongeaient le pays, depuis l'indépendance, et
particulièrement, vers la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, en prenant des mesures
radicales qui ont permis d'arriver au désarmement général de la population. Les chefs d'État
nommés ou élus, pendant l'occupation, ont pu normalement terminer leur mandat, sans
crainte d'être renversés par des insurrections et des coups d'État militaires

-Sur le plan économique et financier


La situation économique n'offrait pas de signe d'une transformation positive pendant
l'occupation. Si la stabilité retrouvée après la réduction de la révolte des cacos a permis aux
occupants d'arriver à un équilibre budgétaire, c'est dans la misère que se réalise cet exploit.
Le revenu per capita était équivalent à 20 dollars américains par habitant. Les produits
d'exportation traditionnels restent les mêmes, aucun effort n'a été fait pour l'exploitation des
mines, la mise en valeur des forêts, le développement de la pêche et le tourisme. Dans le
domaine industriel, les efforts sont insignifiants, l'occupant n'a pas jugé bon de développer
cette filière.

-Sur le plan social


Seule l'élite minoritaire privilégiée a tiré pleinement parti de l'occupation, en collaborant
étroitement avec l'occupant qui lui a permis de réaliser de plantureuses affaires. Comme
toujours, depuis l'indépendance, les classes dominantes ont pu asseoir leur domination
politique, économique et sociale, au détriment des couches sociales majoritaires, taillables
et corvéables à merci, croupissant dans la misère et l'analphabétisme généralisés. Victimes
d'ostracisme endémique ou de colonialisme domestique, elles se sont toujours demandées
et se demandent encore si l'indépendance a été, aussi, réalisée à leur bénéfice.

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