Vous êtes sur la page 1sur 6

L’OCCUPATION AMÉRICAINE D'HAÏTI

(1915-1934)

UNE HISTOIRE HUMILIANTE ET DOULOUREUSE

Sténio Vincent face aux dures réalités du pouvoir politique

1. Un Néo-latin

Originaire de Hinche, Sténio Vincent est né et a grandi à Port-au-Prince où s’étaient installés


ses parents, d’anciens propriétaires terriens ruinés par la sécheresse. L’homme était un
brillant juriste. Il aimait le clinquant et l’ostentatoire. Il voulait tellement réussir qu’il s’est
placé du coté du pouvoir dès la fin de ses études de droit. Mais tout en gardant un pied dans
le populaire. D'où son esprit frondeur, sa grandiloquence et son bagout pour la politique
politicienne.

Aux élections de 1902, il avait choisi Nord Alexis contre Anténor Firmin et s’était battu en
duel contre Pierre Frédérique le directeur de l’Impartial qu’il tenait pour responsable de la
publication dans ce journal d’un article anonyme jugé injurieux pour sa personne. (Voir Alain
Turnier, Le duel dans la politique haïtienne (1804-1902) RSH HC, N° 143 Juin 1984)
C’était un maître d’armes au propre comme au figuré, un conservateur. Il fut bâtonnier de
l’ordre des avocats.
Il était animé d’un complexe de supériorité qui lui faisait croire qu’il était un « assimilé » voire
même un « néo-latin » (voir son ouvrage intitulé "En posant les jalons") ce qui lui inspirait
une certaine détestation pour l’Afrique. Il pensait que les intellectuels Haïtiens devraient aller
constater en Centre Afrique, la barbarie des populations locales, au lieu de s’asseoir au
Boulevard des Italiens à Paris pour disserter sur l’ancienne splendeur de la civilisation
africaine (voir En posant les jalons). Vincent n’appréciait pas du tout la culture Haïtienne.
D'après lui, Haïti est un pays de langue française, parce que l’élite s’exprime en français. Il
ne disait pas bien entendu que la grande majorité de la population ne parle que le créole. Il
croyait pouvoir relever cette contradiction en écrivant que le créole est « un patois à base de
français panaché de mots d’origine indienne, espagnole et anglaise ». (La République
d’Haïti telle qu’elle est, Bruxelles, 1910).
En fait le créole n’est pas un félibrige, le français mal parlé comme on se plait à le répéter,
mais une vraie langue, bien structurée, dont la syntaxe est africaine et la morphologie
française (voir l’ouvrage de Marc Faine sur la philologie créole).

C’est la langue Nationale du pays même si l’élite est aussi francophone, donc bilingue.
Vincent prétendait également que le vaudou est une danse « la danse de Saliens à Rome
» (La République d’Haïti telle qu’elle est, Bruxelles 1910) Il ne s’agissait pas d’une simple
clause de style, d’une fleur de rhétorique mais d’une idée bien élaborée qui se rattache
d’ailleurs à celle émise sur le créole. Les décrets adoptés par la suite sous la présidence
témoignent d’une volonté délibérée de vider le vaudou de son contenu religieux cérémoniel
et sacré pour n’en laisser que l’aspect folklorique, divertissant et profane. On n’était plus
dans le littéraire mais dans le judiciaire et la répression policière organisée par un régime
d’inspiration totalitaire et foncièrement violent.
Vincent était ébloui par le spectacle d’un pouvoir personnel. La tentation totalitaire était trop
forte chez lui pour qu’il puisse reconnaître la vraie situation de son pays et son impuissance
à y remédier tout seul.

2. La force du droit et le droit de la force

Le président Vincent avait été élu démocratiquement. Mais voulant avoir toujours raison sur
ses adversaires, il finit par confondre la force du droit et le droit de la force.

2.1 Conflit avec l’opposition parlementaire, libérale et progressiste.

Le chef de l’Etat commença par renforcer son pouvoir dès le début. La nomination du Major
Durcé Armand, un homme de poigne et de surcroît son parent au poste de commandant du
Palais National en 1931, l’exclusion de Joseph Jolibois du parlement et son remplacement
à la présidence de la chambre des députés par Dumarsais Estimé, un de ses plus chauds
partisans, en 1932, indiquaient déjà la couleur du nouveau régime.

Peu après, Jolibois fut arrêté avec d’autres opposants Georges Petit, Louis Caillard, Marx
Hudicourt, Jean Brière. Ils furent tous « accusés d’avoir fait appel au prolétariat international
pour combattre la dictature du président Vincent » (Henock Trouillot Dimension et limites de
Jacques Roumain, 2e édition Port-au-Prince 1981).

Jacques Roumain fut lui aussi arrêté. Il fut jugé pour activités communistes les 15 et 16
octobre 1934, moins de deux mois après le procès de Jolibois le 24 août. Vincent eut la
main particulièrement lourde dans ces affaires-là puisque les deux principaux leaders de
l’opposition furent condamnés à trois années d’emprisonnement. Il voulait régler des
comptes avec ses ennemis et réduire au silence l’opposition radicale en décapitant l’Union
Patriotique Haïtienne et le Parti Communiste Haïtien. Il faisait le ménage chez lui pendant
que les troupes américaines s’apprêtaient à quitter le pays. Il ne s’est pas d’ailleurs arrêté en
si bon chemin. Il procéda en 1935 à une révision constitutionnelle pour renforcer le pouvoir
présidentiel et s’octroyer un second mandat. Et comme des voix discordantes s’étaient
élevées dans les rangs des sénateurs, il usa de ses nouvelles prérogatives
constitutionnelles pour en renvoyer onze, dont Seymour Pradel et Jean Price-Mars, des
compétiteurs à l’élection présidentielle de 1930. Il se vengeait de ces anciens candidats à
cause de leur outrecuidance et pour leur enlever toute velléité de lui succéder au sommet
de l’Etat. Tous les sénateurs renvoyés furent alors remplacés par d’autres personnalités dont
Charles Fombrun, Joseph Titus et Estilus Estimé, toujours selon les pouvoirs que lui
conférait la constitution. C’est sur les ruines de l’opposition radicale et libérale que Vincent
établit sa dictature. Jolibois était presque mort quand il le fit transporter de la prison à
l’hôpital où celui-ci rendit l’âme le 12 mai 1939 au moment où le chef de l’Etat s’apprétait à
inaugurer son second mandat obtenu par la force et la ruse.

Le chef de l’Etat, indûment réélu, ne voulant pas entacher son nouveau mandat par la mort
de Jacques Romain en prison le libéra par anticipation quelques mois plus tard. Mais il
l’obligea à quitter le pays. En tout cas, le processus de fascisation du régime fut clôturé par
l’adoption de la loi anti-communiste de 1936 faisant de tout opposant haïtien un fieffé
partisan de la révolution bolchévique et un dangereux criminel passible de la peine capitale.
2.2 Conflit avec la République Dominicaine et le haut Commandement de la Garde
d’Haïti

Pour écraser l’opposition, changer la constitution et installer son pouvoir dans le pays,
Vincent s’était appuyé sur des représentants de la bourgeoisie traditionnelle, paulicienne et
consuméraire. Il pensait que son pouvoir était désormais inébranlable d’autant qu’il avait
jusque-là le soutien des américains et qu’il s’était rapproché du Caudillo dominicain, Rafael
Leonidas Trujillo. Les deux chefs d’Etat s’étaient rencontrés à plusieurs reprises en territoire
haïtien, surtout pour régler la question des frontières déjà abordée par le président Borno.

Vincent s’était même rendu à Ciudad-Trujillo pour sceller l’amitié et fumer le calumet de la
paix avec son collègue Dominicain. Erreur, si jamais il en fut et dont les paysans haïtiens en
ont fait les frais puisque pas moins de 17 000 d’entre eux furent massacrés par Trujillo du
1er au 3 octobre 1937 sans que cela ait provoqué une violente réaction de la part du
gouvernement Haïtien.
Le chef de l’Etat faisait profil bas et reconnut le fait accompli en écrivant sans se gêner à son
ministre des relations extérieures, en voyage aux Etats-Unis : « les faits sont les faits et là
on ne peut rien contre (...) il n'y a plus rien à faire, plus aucun effort possible pour détruire
l’universelle impression d’horreur que l’inexplicable évènement a soulevé ». Il estimait
qu’une réaction haïtienne entraînerait l’occupation de Ouanaminthe ou le bombardement du
Cap haïtien. De sorte, qu’il faudrait, pensait-il que « le gouvernement américain
spontanément ou sur une suggestion officieuse offre ses bons offices comme cela se fait
pour un règlement satisfaisant de ce grave incident » (voir la lettre du 27 octobre 1937 à
Georges N. Léger, Secrétaire d’Etat des Relations Extérieures en mission à Washington in
RSHHG N°=203, avril-juin 2000).

Vincent se sentait donc impuissant devant le malheureux évènement créé par Trujillo.
En fait, il n’a pas été prévoyant. Il avait signé des accords de paix, d’amitié avec son
homologue Dominicain sans avoir aménagé ses arrières. Il s’en remettait au bon vouloir de
son puissant partenaire qui l’a humilié et trahi. Il voulait en finir avec cette affaire et accepta
qu’il lui fût versé 750 000 dollars pour le dédommagement des victimes grâce à la médiation
du Nonce apostolique.
Cette attitude défaitiste et capitulationniste vis-à-vis de Trujillo et le règlement bassement
financier de cette affaire ne répondaient pas bien entendu au vœu de l’opinion publique qui
souhaitait plutôt une réaction virile de la part du chef d’Etat.
Un baroud d’honneur envisagé par de jeunes officiers proches de l’Etat-major eut donc un
plus grand écho au sein de la population que dans les rangs de la garde présidentielle et du
bataillon des Casernes Dessalines.
D’autant que ces jeunes officiers en voulait plus à Vincent qu’à Trujillo pour plusieurs raison
dont la principale a été le rôle figuratif et purement représentatif qu’on faisait jouer au colonel
Démosthène Petrus Calixte, le commandant en chef de la garde d’Haïti (G.D.H).

2.3 Conflit avec le chef d’état-major et autres hommes du sérail

Le colonel Calixte avait été formé par les américains pour assurer la défense du territoire
haïtien après leur départ du pays. Mais Vincent n’avait pas confiance en lui. Il le dépouilla
d’une partie de son pouvoir au profit du Major Durcé Armand nommé à la tête des
principales places fortes de la capitale : le palais présidentiel et les Casernes Dessalines. Le
Président voulaient donc neutraliser Calixte et se prémunir ainsi contre un éventuel coup
d’Etat de la part du haut commandement militaire.
La garde d’Haïti était donc divisée en deux camps : d’un côté des officiers pro-Vincent réunis
autour de Durcé Armand et de l’autre côté les anti-Vincent qui soutenaient Calixte.
Le rôle assigné au bataillon des Casernes Dessalines était d’assurer la protection du palais
national et la sécurité de la famille présidentielle. Et tant que Durcé Armand montait toujours
la garde aux portes du palais avec son bataillon d’élite, les officiers anti-Vincent ne
pouvaient rien tenter contre le chef de l’Etat.
Ils décidèrent alors d’assassiner le gardien du temple pour semer la panique dans le camp
présidentiel en pénétrer dans le Saint-des-Saints. Mais hélas, le complot à piteusement
échoué.
Le 16 décembre 1937, le Major Armand se trouvait à la terrasse d’un café en compagnie du
chef de la police le Capitaine Arnault Merceron, ils furent légèrement blessés par des coups
de revolver tiré d’une voiture qui passait par là. La riposte fut terrible.
Plusieurs officiers proches de l’Etat-major furent alors arrêtés : Pérard, Modé, Bonhomme,
Dorsainville et Rigaud. Le colonel Calixte fut relevé de ses fonctions le 9 janvier 1938 et
remplacé par Jules Andrée. Ensuite nommé inspecteur des consulats d’Haïti en Europe. Il
devait s’installer à Nice. Mais sitôt arrivé, il fut rappelé à Port-au-Prince, bien entendu il
refusa d’obtempérer. Il fut jugé et condamné à mort par contumace pour complot contre la
sûreté de l’Etat en association avec Pérard et Modé eux aussi condamné à mort.
Pérard était un parent de Calixte, ce qui aggravait le cas du lieutenant. Il fut donc exécuté «
le lundi 7 mars à l’aube, selon le chargé d’affaire de France »

L'exécution de Pérard fut un coup dur pour l'ex-commandant de la garde d'Haïti. Il se


réfugia aux Etats Unis où il fut reçu par Eli Lescot, l'Ambassadeur d'Haïti à Washington qui
lui aussi conspirait contre Vincent.
Il s'agissait d'une alliance Lescot-Calixte-Trujillo contre Vincent pour promouvoir l'avènement
de Lescot à la présidence de la République d'Haïti (Voir Marcel B. Auguste, Elie Lescot
coup d'œil sur une administration (1941-1946) Québec 2006)

Dès lors Trujillo apparut comme le commanditaire de l'attentat contre le Major Durcé
Armand. Mais rien ne permet d'établir la véracité de cette accusation quand bien même le
Président Dominicain aurait été l'ennemi de son homologue Haïtien.

En fait, Calixte n'était pas un agent de Trujillo. Il était plutôt l'homme des américains.
C'était un paysan madré, un fin calculateur toujours proche du pouvoir mais qui s'opposait à
Vincent parce que celui-ci voulait le détruire. Il avait rejoint Lescot et Trujillo par nécessité.
Au fond, il s'en foutait d'eux tout comme ceux-ci s'en foutaient royalement de lui et s'en
foutait l'un de l'autre pourvu que Vincent soit renversé.
Trujillo se croyait le maître du jeu parce qu'il fournissait la logistique et les moyens financiers
pour combattre Vincent. Or tout comme Calixte, Lescot collaborait surtout avec les
américains.
Il supportait mal la grandiloquence, les grands airs, le caractère paternaliste et les visées
hégémoniques de Trujillo. Mais compte tenu de la situation, il fallait raison garder et faire
avec les moyens de bord, quitte à se débarrasser de ses alliés après la victoire sur l'ennemi
commun. C'était un pragmatique qui utilisait tous les moyens mis à sa disposition, même
l'argent de Trujillo pour atteindre ses objectifs. Il fallait donc louvoyer. D'autant qu'à
Port-au-Prince, le chef de l'Etat complètement détourné de idéal nationaliste et
démocratique qui l'a porté au pouvoir faisait régner la terreur dans les milieux politiques et
parlementaires.
Au plan strictement intérieur et dans le but de contrôler l'action de l'opposition, de nouvelles
dispositions furent adoptées par le gouvernement :

- Création d'un super-ministère regroupant l'intérieur, l'agriculture et l'instruction publique,


ledit ministère étant confié à Dumarsais Estimé le président de la chambre des députés.

- Renforcement des effectifs du bataillon des casernes Dessalines

- Arrestations de personnalités politiques comme les sénateurs Joseph Titus et Charles


Fombrun, des hommes du sérail qui furent remplacés par Antoine Faitière et Estilus Estimé.

Après l'élimination de Calixte, il s'agit donc d'une plus grande ouverture sur les féodalités et
les classes moyennes noirs qui en moins de dix ans vont profiter pour se hisser au pouvoir.
Mais entre temps l'opposition conduite par Elie Lescot et appuyée par les américains et les
Dominicains n'était pas prête à se laisser avoir à si bon compte. L'étau se resserrait autour
de Vincent.

3- Vincent doit partir

Au cours de sa longue carrière politique, Stenio Vincent à vaincu tous ses compétiteurs sauf
Elie Lescot celui-ci qui l'a forcé a baissé pavillon devant lui à la présidentielle de 1941 en le
menaçant de publier leur correspondance personnelle sur le conflit haïtiano-dominicain de
1937 s'il s'obstinait à vouloir s'accrocher au pouvoir. Le monarque républicain s'est donc
désisté en faveur de Lescot qui fut élu par 56 voix sur 58 votants.

Durant les dix ans et demi qu'il a occupé le fauteuil présidentiel, Vincent n'a pratiquement
rien fait pour le pays, sinon que gérer l'existant dans le cadre de la grande crise économique
qui a débouché sur la deuxième guerre mondiale.

En fait, la réinstallation de l'école de droit et de la section d'art dentaire de l'école de


médecine dans les bâtiments flambants neufs ne révélait que de la cosmétique (voir
Georges Corvington, Port-au-Prince au cours des ans, la ville contemporaine). Il en va de
même de la cité de la Saline. Même la construction de l'aérodrome de Chancerelles ne
répondait pas au début au vœu de la population. Elle dépendait plutôt de la volonté et du
système de défense des Etats Unis qui s'attendaient à l'extension du conflit européen (Voir
Marcel B. Auguste, La République d'Haïti et la deuxième guerre mondiale (Québec) 1998,
P.140).

Au bilan, Vincent n'a laissé à son successeur qu'un lourd passif dont l'emprunt de la J G
White et le contrat avec la société Haïtiano Américaine de Développement Agricole
(SHADA).
Le pays croulait sous le poids de la misère. Hormis la classe politique au pouvoir et les
entrepreneurs étrangers, aucune autre catégorie sociale n'échappait à ce drame :
- La bourgeoisie nationale devenue « une bourgeoisie boutiquaire » d'après Jacques
Roumain (Analyse schématique....Port-au-Prince 1934 et 2008, P. 39) ou alors «un
prolétariat intellectuel... selon Dantes Belgarde (Haïti et ses problèmes, Montréal 1941).

- Les producteurs de denrées de rentes victimes de la baisse des cours

- Les petits fonctionnaires et employés publics dont la solde avait été réduite par l'Etat

- Les petits propriétaires terriens et les artisans ruinés par la crise économique

- Les paysans pauvres, hommes sans feu ni lieu, jetés sur les routes de l'exode et dans les
bidonvilles de Port-au-Prince où ils sont utilisés comme électorat captif lors des référendums
organisés par Vincent.

Le Président Lescot avait donc beaucoup à faire pour restaurer une économie nationale
sinistrée, rétablir le pouvoir d'achat de la population, la confiance politique et la paix sociale.
Tout cela dépendait de l'ardeur dans le travail et de l'esprit d'imagination du gouvernement
qu'il allait choisir.
D'autant que l'effort de guerre et aussi l'espoir de paix créeraient de nouveaux défis
auxquels on devrait pouvoir faire face dans le moyen comme dans le long terme.

Vous aimerez peut-être aussi