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LECTURE DE TEXTES EN SCIENCE POLITIQUE

(Poli-D-309)
Année académique 2022-2023 (1er quadrimestre)
Groupe 3

Introduction à la sociologie de Pierre Bourdieu

Titulaire : Adrien ROUGIER


Horaire : Mardi, 14h-16h

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Séance 2 : Capital, trajectoire, et classes sociales

Pierre Bourdieu, Loïc Wacquant, Réponses. Pour une anthropologie réflexive, Paris, Seuil, 1992,
p.166-167

J’ai montré que le capital se présente sous trois espèces fondamentales (chacune d'elles ayant
des sous-espèces), à savoir le capital économique, le capital culturel et le capital social (…). A ces trois
espèces, il faut ajouter le capital symbolique, qui est la forme que l'une ou l'autre de ces espèces revêt
lorsqu'elle est perçue à travers des catégories de perception qui en reconnaissent la logique spécifique
ou, si vous préférez, qui méconnaissent l'arbitraire de sa possession et de son accumulation. Je ne vais
pas m'appesantir sur la notion de capital économique, rapport social de production guidé par l'intérêt
strictement économique, capital directement convertible en argent, qui se manifeste concrètement sous
la forme de biens productifs et de revenus et qu'institutionnalise le droit de propriété. J'ai analysé les
particularités du capital culturel (…), qu'il faudrait en réalité appeler capital informationnel pour donner
la notion sa pleine généralité, convertible en capital économique sous certaines conditions, et qui existe
lui-même sous trois formes, à l'état incorporé, objectivé et institutionnalisé, (sous la forme de titres
scolaires, par exemple). Le capital social est la somme des ressources, actuelles ou virtuelles, qui
reviennent à un individu ou à un groupe du fait qu'il possède un réseau durable de relations, de
connaissances et de reconnaissances mutuelles plus ou moins institutionnalisées, c'est-à-dire la somme
des capitaux et des pouvoirs qu'un tel réseau permet de mobiliser (sa manifestation exemplaire étant le
titre de noblesse). Il est impossible d'expliquer la structure et la dynamique des sociétés différenciées
sans admettre que le capital peut prendre une diversité de formes.

Pierre Bourdieu, « Les trois états du capital culturel », Actes de la Recherche en Sciences Sociales,
1979, 30, p. 3-6.

(…) Le capital culturel peut exister sous trois formes : à l'état incorporé, c'est-à-dire sous la forme de
dispositions durables de l'organisme; à l'état objectivé, sous la forme de biens culturels, tableaux, livres,
dictionnaires, instruments, machines, qui sont la trace ou la réalisation de théories ou de critiques de ces
théories, de problématiques, etc. ; et enfin à l'état institutionnalisé, forme d 'objectivation qu'il faut mettre
à part parce que, comme on le voit avec le titre scolaire, elle confère au capital culturel qu'elle est censée
garantir des propriétés tout à fait originales.

L'état incorporé

La plupart des propriétés du capital culturel peuvent se déduire du fait que, dans son état fondamental,
il est lié au corps et suppose l'incorporation. L'accumulation de capital culturel exige une incorporation
qui, en tant qu'elle suppose un travail d'inculcation et d'assimilation, coûte du temps et du temps qui doit

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être investi personnellement par l'investisseur (elle ne peut en effet s'effectuer par procuration, pareille
en cela au bronzage1) : travail personnel, le travail d'acquisition est un travail du « sujet » sur lui-même
(on parle de «se cultiver »). Le capital culturel est un avoir devenu être, une propriété faite corps,
devenue partie intégrante de la « personne » (…). Celui qui le possède a « payé de sa personne », et de
ce qu'il a de plus personnel, son temps. Ce capital «personnel» ne peut être transmis instantanément (à
la différence de la monnaie, du titre de propriété ou même du titre de noblesse) par le don ou la
transmission héréditaire, l'achat ou l'échange ; il peut s'acquérir, pour l'essentiel, de manière totalement
dissimulée et inconsciente et reste marqué par ses conditions primitives d'acquisition; il ne peut être
accumulé au-delà des capacités d'appropriation d'un agent singulier ; il dépérit et meurt avec son porteur
(avec ses capacités biologiques, sa mémoire, etc.). Du fait qu'il est ainsi lié de multiples façons à la
personne dans sa singularité biologique et qu'il fait l'objet d'une transmission héréditaire qui est toujours
hautement dissimulée, voire invisible, il constitue un défi pour tous ceux qui lui appliquent la vieille et
indéracinable distinction des juristes grecs entre les propriétés héritées (…) et les propriétés acquises
(…), c'est-à-dire ajoutées par l'individu lui-même à son patrimoine héréditaire ; en sorte qu'il parvient à
cumuler les prestiges de la propriété innée et les mérites de l'acquisition. Il s'ensuit qu'il présente un plus
haut degré de dissimulation que le capital économique et qu'il est de ce fait prédisposé à fonctionner
comme capital symbolique, c'est-à-dire méconnu et reconnu, exerçant un effet de (mé)connaissance, par
exemple sur le marché matrimonial ou le marché des biens culturels où le capital économique n'est pas
pleinement reconnu. (…)
Mais c'est sans doute dans la logique même de la transmission du capital culturel que réside le
principe le plus puissant de l'efficacité idéologique de cette espèce de capital. On sait d'une part que
l'appropriation du capital culturel objectivé, donc le temps nécessaire pour la réaliser, dépendent
principalement du capital culturel incorporé dans l'ensemble de la famille (…)et de toutes les formes de
transmission implicite ; on sait d'autre part que l'accumulation initiale du capital culturel, condition de
l'accumulation rapide et facile de toute espèce de capital culturel utile, ne commence dès l'origine, sans
retard, sans perte de temps que pour les membres des familles dotées d'un fort capital culturel (…)
On voit immédiatement que c'est par l'intermédiaire du temps nécessaire à l'acquisition que
s'établit le lien entre le capital économique et le capital culturel. En effet, les différences dans le capital
culturel possédé par la famille impliquent des différences d'abord dans la précocité du commencement
de l'entreprise de transmission et d'accumulation, avec pour limite la pleine utilisation de la totalité du
temps biologiquement disponible, le temps libre maximum étant mis au service du capital culturel
maximum, ensuite dans la capacité ainsi définie de satisfaire aux exigences proprement culturelles d'une

1
Il s'ensuit que, de toutes les mesures du capital culturel, les moins inexactes sont celles qui prennent pour étalon
le temps d'acquisition — à condition, bien sûr, de ne pas le réduire au temps de scolarisation et de prendre en
compte la prime éducation familiale en lui donnant une valeur positive (celle d'un temps gagné, d'une avance) ou
négative (celle d'un temps perdu, et doublement, puisqu'il faudra dépenser du temps pour en corriger les effets)
selon la distance aux exigences du marché scolaire (…)

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entreprise d'acquisition prolongée. En outre, et corrélativement, le temps pendant lequel un individu
déterminé peut prolonger son entreprise d'acquisition dépend du temps pendant lequel sa famille peut
lui assurer le temps libre, c'est-à-dire libéré de la nécessité économique, qui est la condition de
l'accumulation initiale (temps qui peut être évalué comme manque à gagner).

L'état objectivé

Le capital culturel à l'état objectivé détient un certain nombre de propriétés qui ne se définissent
que dans sa relation avec le capital culturel dans sa forme incorporée. Le capital culturel objectivé dans
des supports matériels tels que des écrits, des peintures, des monuments, etc., est transmissible dans sa
matérialité. Une collection de tableaux par exemple se transmet aussi bien (…) que du capital
économique. Mais ce qui est transmissible, c'est la propriété juridique et non pas (ou pas nécessairement)
ce qui constitue la condition de l'appropriation spécifique, c'est-à-dire la possession des instruments qui
permettent de consommer un tableau ou d'utiliser une machine et qui, n'étant autre chose que du capital
incorporé, sont soumis aux mêmes lois de transmission.
Ainsi, les biens culturels peuvent faire l'objet d'une appropriation matérielle, qui suppose le
capital économique, et d'une appropriation symbolique, qui suppose le capital culturel. Il s'ensuit que le
propriétaire des instruments de production doit trouver le moyen de s'approprier ou le capital incorporé
qui est la condition de l'appropriation spécifique ou les services des détenteurs de ce capital : pour
posséder les machines, il suffit d'avoir du capital économique; pour se les approprier et les utiliser
conformément à leur destination spécifique (définie par le capital scientifique et technique qui s'y trouve
incorporé), il faut disposer, personnellement ou par procuration, de capital incorporé. (…)

L'état institutionnalisé

L'objectivation du capital culturel sous forme de titres est une des façons de neutraliser certaines
des propriétés qu'il doit au fait que, étant incorporé, il a les mêmes limites biologiques que son support.
Avec le titre scolaire, ce brevet de compétence culturelle qui confère à son porteur une valeur
conventionnelle, constante et juridiquement garantie sous le rapport de la culture, l'alchimie sociale
produit une forme de capital culturel qui a une autonomie relative par rapport à son porteur et même par
rapport au capital culturel qu'il possède effectivement à un moment donné du temps (…). Il suffit de
penser au concours qui, à partir du continuum des différences infinitésimales entre les performances,
produit des discontinuités durables et brutales, du tout au rien, comme celle qui sépare le dernier reçu
du premier refusé, et institue une différence d'essence entre la compétence statutairement reconnue et
garantie et le simple capital culturel, sans cesse sommé de faire ses preuves. On voit clairement en ce

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cas la magie (…) du pouvoir d'instituer, pouvoir de faire voir et de faire croire ou, en un mot, de faire
reconnaître. (…)
En conférant au capital culturel possédé par un agent déterminé une reconnaissance
institutionnelle, le titre scolaire permet en outre de comparer les titulaires (…) ; il permet aussi d'établir
des taux de convertibilité entre le capital culturel et le capital économique en garantissant la valeur en
argent d'un capital scolaire déterminé. Produit de la conversion de capital économique en capital culturel,
il établit la valeur sous le rapport du capital culturel du détenteur d'un titre déterminé par rapport aux
autres détenteurs de titres et inséparablement la valeur en argent contre laquelle il peut être échangé sur
le marché du travail —l'investissement scolaire n'ayant de sens que si un minimum de réversibilité de la
conversion qu'il implique est objectivement garanti. Du fait que les profits matériels et symboliques que
le titre scolaire garantit dépendent aussi de sa rareté, il peut arriver que les investissements (en temps et
en efforts) soient moins rentables qu'on ne pouvait l'escompter au moment où ils étaient consentis (le
taux de convertibilité du capital scolaire et du capital économique s'étant trouvé de facto modifié). (…)

Pierre Bourdieu, « Le capital social. Notes provisoires », Actes de la recherche en sciences sociales,
1980, 31, p. 2-3.

La notion de capital social s'est imposée comme le seul moyen de désigner (…) l'action des
«relations», (…) particulièrement visibles dans tous les cas où différents individus obtiennent un
rendement très inégal d'un capital (économique ou culturel) à peu près équivalent selon le degré auquel
ils peuvent mobiliser par procuration le capital d'un groupe (famille, anciens élèves d'écoles d'« élite»,
club sélect, noblesse, etc.) plus ou moins constitué comme tel et plus ou moins pourvu de capital.
Le capital social est l'ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la
possession d'un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d'interconnaissance et
d'inter-reconnaissance; ou, en d'autres termes, à l'appartenance à un groupe, comme ensemble d'agents
qui ne sont pas seulement dotés de propriétés communes (susceptibles d'être perçues par l'observateur,
par les autres ou par eux-mêmes) mais sont aussi unis par des liaisons permanentes et utiles. Ces liaisons
sont irréductibles aux relations objectives de proximité dans l'espace physique (géographique) ou même
dans l'espace économique et social parce qu'elles sont fondées sur des échanges inséparablement
matériels et symboliques dont l'instauration et la perpétuation supposent la reconnaissance de cette
proximité. Le volume du capital social que possède un agent particulier dépend donc de l'étendue du
réseau des liaisons qu'il peut effectivement mobiliser et du volume du capital (économique, culturel ou
symbolique) possédé en propre par chacun de ceux auxquels il est lié. (…)
Les profits que procure l'appartenance à un groupe sont au fondement de la solidarité qui les
rend possibles. Ce qui ne signifie pas qu'ils soient consciemment poursuivis comme tels, même dans le
cas des groupes qui, comme les clubs sélects, sont expressément aménagés en vue de concentrer le
capital social et de tirer ainsi le plein bénéfice de l'effet multiplicateur impliqué dans le fait de la

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concentration et de s'assurer les profits procurés par l'appartenance, profits matériels comme toutes les
espèces de «services» assurés par des relations utiles et profits symboliques tels que ceux qui sont
associés à la participation à un groupe rare et prestigieux.
L'existence d'un réseau de liaisons n'est pas un donné naturel, ni même un «donné social»,
constitué une fois pour toutes et pour toujours par un acte social d'institution (représenté, dans le cas du
groupe familial, par la définition généalogique des relations de parenté qui est caractéristique d'une
formation sociale), mais le produit du travail d'instauration et d'entretien qui est nécessaire pour produire
et reproduire des liaisons durables et utiles, propres à procurer des profits matériels ou symboliques.
Autrement dit, le réseau de liaisons est le produit de stratégies d'investissement social consciemment ou
inconsciemment orientées vers l'institution ou la reproduction de relations sociales directement
utilisables, à court ou à long terme, c'est-à-dire vers la transformation de relations contingentes, comme
les relations de voisinage, de travail ou même de parenté, en relations à la fois nécessaires et électives,
impliquant des obligations durables subjectivement ressenties (sentiments de reconnaissance, de respect,
d'amitié, etc.) ou institutionnellement garanties (droits) ; cela grâce à l'alchimie de l'échange (de paroles,
de dons, de femmes, etc.) comme communication supposant et produisant la connaissance et la
reconnaissance mutuelles. L'échange transforme les choses échangées en signes de reconnaissance et, à
travers la reconnaissance mutuelle et la reconnaissance de l'appartenance au groupe qu'elle implique,
produit le groupe et détermine du même coup les limites du groupe, c'est-à-dire les limites au-delà
desquelles l'échange constitutif, commerce, commensalité, mariage, ne peut avoir lieu. Chaque membre
du groupe se trouve ainsi institué en gardien des limites du groupe : du fait que la définition des critères
d'entrée dans le groupe est en jeu dans toute nouvelle entrée, il peut modifier le groupe en modifiant les
limites de l'échange légitime par une forme quelconque de mésalliance. C'est pourquoi la reproduction
du capital social est tributaire d'une part de toutes les institutions visant à favoriser les échanges légitimes
et à exclure les échanges illégitimes en produisant des occasions (rallyes, croisières, chasses, soirées,
réceptions, etc.), des lieux (quartiers chics, écoles sélects, clubs, etc.) ou des pratiques (sports chics, jeux
de société, cérémonies culturelles, etc.) rassemblant de manière apparemment fortuite des individus
aussi homogènes que possible sous tous les rapports pertinents du point de vue de l'existence et de la
persistance du groupe ; et d'autre part du travail de sociabilité, série continue d'échanges où s'affirme et
se réaffirme sans cesse la reconnaissance et qui suppose, outre une compétence spécifique (connaissance
des relations généalogiques et des liaisons réelles et art de les utiliser, etc.) et une disposition, acquise,
à acquérir et à entretenir cette compétence, une dépense constante de temps et d'efforts (…) et aussi,
bien souvent, de capital économique. Le rendement de ce travail d'accumulation et d'entretien du capital
social est d'autant plus grand que ce capital est plus important, la limite étant représentée par les
détenteurs d'un capital social hérité, symbolisé par un grand nom, qui n'ont pas à «faire la connaissance»
de toutes leurs «connaissances», qui sont connus de plus de gens qu'ils n'en connaissent, qui, étant
recherchés pour leur capital social et valant, parce que «connus», d'être connus (cf. «je l'ai bien connu»),
sont en mesure de transformer toutes les relations circonstancielles en liaisons durables (…).

6
Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, coll. « Liber », 1997, p. 344-347.

A travers les jeux sociaux qu’il propose, le monde social procure plus et autre chose que les
enjeux apparents : la chasse (…) compte autant, sinon plus, que la prise, et il y a un bonheur de l’action
qui excède les profits patents, salaire, prix, récompense, et qui consiste dans le fait de sortir de
l’indifférence (ou de la dépression), d’être occupé, projeté vers des fins, et de se sentir doté,
objectivement, donc subjectivement, d’une mission sociale. Être attendu, sollicité, accablé d’obligations
et d’engagements, ce n’est pas seulement être arraché à la solitude ou à l’insignifiance, c’est éprouver,
de la manière la plus continue et la plus concrète, le sentiment de compter pour les autres, d’être
important pour eux, donc en soi, et trouver dans cette sorte de plébiscite permanent que sont les
témoignages incessants d’intérêt – demandes, attentes, invitations –, une sorte de justification continuée
d’exister.
Mais pour mettre en évidence, de manière peut-être moins négative, et plus convaincante, l’effet
de consécration, capable d’arracher au sentiment de l’insignifiance et de la contingence d’une existence
sans nécessité, en conférant une fonction sociale connue et reconnue, on pourrait (…) observer que la
propension à se donner la mort varie en raison inverse de l’importance sociale reconnue et que, plus les
agents sociaux sont dotés d’une identité sociale consacrée, celle d’époux, de père ou de mère de famille,
etc., plus ils sont à l’abri de la mise en question du sens de leur existence (c’est-à-dire les mariés plus
que les célibataires, les mariés chargés d’enfants plus que les mariés sans enfants, etc.). Le monde social
donne ce qu’il y a de plus rare, de la reconnaissance, de la considération, c’est-à-dire, tout simplement,
de la raison d’être. Il est capable de donner du sens à la vie (…).
De toutes les distributions, l’une des plus inégales et, sans doute, en tout cas, la plus cruelle est
la répartition du capital symbolique, c’est-à-dire de l’importance sociale et des raisons de vivre. Et l’on
sait par exemple que même les soins et les égards que les institutions et les agents hospitaliers accordent
aux mourants sont proportionnés, plus inconsciemment que consciemment, à leur importance sociale.
Dans la hiérarchie des dignités et des indignités, qui n’est jamais parfaitement superposable à la
hiérarchie des richesses et des pouvoirs, le noble, dans sa variante traditionnelle, ou dans sa forme
moderne – ce que j’appelle la noblesse d’État –, s’oppose au paria stigmatisé qui, comme le Juif du
temps de X ou, aujourd’hui, le Noir des ghettos, l’Arabe ou le Turc des banlieues ouvrières des villes
européennes, porte la malédiction d’un capital symbolique négatif. Toutes les manifestations de la
reconnaissance sociale qui font le capital symbolique, toutes les formes de l’être perçu qui font l’être
social connu, visible (doté de visibility), célèbre (ou célébré), admiré, cité, invité, aimé, etc., sont autant
de manifestations de la grâce (charisma) qui arrache ceux (ou celles) qu’elle touche à la détresse de
l’existence sans justification (…).
Toute espèce de capital (économique, culturel, social) tend (à des degrés différents) à
fonctionner comme capital symbolique (en sorte qu’il vaudrait peut-être mieux parler, en toute rigueur,

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d’effets symboliques du capital) lorsqu’il obtient une reconnaissance explicite ou pratique, celle d’un
habitus structuré selon les mêmes structures que l’espace où il s’est engendré. Autrement dit, le capital
symbolique (l’honneur masculin des sociétés méditerranéennes, l’honorabilité du notable ou du du
mandarin chinois, le prestige de l’écrivain renommé, etc.) n’est pas une espèce particulière de capital
mais ce que devient toute espèce de capital lorsqu’elle est méconnue en tant que capital, c’est-à-dire en
tant que force, pouvoir ou capacité d’exploitation (actuelle ou potentielle), donc reconnue comme
légitime. Plus précisément, le capital existe et agit comme capital symbolique (procurant des profits
(…)) dans la relation à un habitus prédisposé à le percevoir comme signe et comme signe d’importance,
c’est-à-dire à le connaître et à le reconnaître en fonction de structures cognitives aptes et inclinées à lui
accorder la reconnaissance parce que accordées à ce qu’il est. Produit de la transfiguration d’un rapport
de force en rapport de sens, le capital symbolique arrache à l’insignifiance, comme absence
d’importance et de sens.

8
Pierre Bourdieu, Raisons pratiques. Sur la théorie de l'action, Paris, Seuil, 1994, p. 17-29.

Espace des positions sociales et espace des styles de vie

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Le réel est relationnel.

C’est dans cet esprit que je vais présenter le modèle que j’ai construit dans La Distinction, en
essayant d’abord de mettre en garde contre une lecture « substantialiste » d’analyses qui se veulent (…)
relationnelles. Pour me faire comprendre, je dirai que la lecture « substantialiste » (…) considère
chacune des pratiques (par exemple la pratique du golf) ou des consommations (par exemple la cuisine
chinoise) en elle-même et pour elle-même, indépendamment de l’univers des pratiques substituables et
qu’elle conçoit la correspondance entre les positions sociales (…) et les goûts ou les pratiques comme
une relation mécanique et directe. (…) Le mode de pensée substantialiste (…) est celui du sens commun
(…) et (…) porte à traiter les activités ou les préférences propres à certains individus ou certains groupes
d’une certaine société à un certain moment comme des propriétés substantielles, inscrites une fois pour
toutes dans une sorte d’essence biologique ou – ce qui ne vaut pas mieux – culturelle (…) Certains
voudront voir ainsi une réfutation du modèle proposé – dont le diagramme présentant la correspondance
entre l’espace des classes construites et l’espace des pratiques propose une figuration (…)– dans le fait
que, par exemple, le tennis ou même le golf ne sont plus aujourd’hui aussi exclusivement associés
qu’autrefois aux positions dominantes. Objection à peu près aussi sérieuse que celle qui consisterait à
m’opposer que les sports nobles, comme l’équitation ou l’escrime (ou, au Japon, les arts martiaux), ne
sont plus l’apanage des nobles, comme ils le furent à leurs débuts… Une pratique initialement noble
peut être abandonnée par les nobles – et c’est ce qui arrive, le plus souvent –, lorsqu’elle est adoptée par
une fraction croissante des bourgeois et des petits-bourgeois, voire des classes populaires (il en fut ainsi
en France de la boxe, que les aristocrates de la fin du XIXe siècle pratiquaient volontiers) ; à l’inverse,
une pratique initialement populaire peut être reprise un moment par les nobles. Bref, il faut se garder de
transformer en propriétés nécessaires et intrinsèques d’un groupe quelconque (la noblesse, les
samouraïs, aussi bien que les ouvriers ou les employés) les propriétés qui leur incombent à un moment
donné du temps du fait de leur position dans un espace social déterminé, et dans un état déterminé de
l’offre des biens et des pratiques possibles. On a ainsi affaire, à chaque moment de chaque société, à un
ensemble de positions sociales qui est uni par une relation d’homologie à un ensemble d’activités (la
pratique du golf ou du piano) ou de biens (une résidence secondaire ou un tableau de maître), eux-mêmes
caractérisés relationnellement.
Cette formule (…) énonce la première condition d’une lecture adéquate de l’analyse du rapport
entre les positions sociales (concept relationnel), les dispositions (ou les habitus) et les prises de position,
les « choix » que les agents sociaux opèrent dans les domaines les plus différents de la pratique, en
cuisine ou en sport, en musique ou en politique, etc. (…)

Le titre même de l’ouvrage est là pour rappeler que ce que l’on appelle communément
distinction, c’est-à-dire une certaine qualité, le plus souvent considérée comme innée (on parle de

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« distinction naturelle »), du maintien et des manières, n’est en fait que différence, écart, trait distinctif,
bref, propriété relationnelle qui n’existe que dans et par la relation avec d’autres propriétés.
Cette idée de différence, d’écart, est au fondement de la notion même d’espace, ensemble de
positions distinctes et coexistantes, extérieures les unes aux autres, définies les unes par rapport aux
autres, par leur extériorité mutuelle et par des relations de proximité, de voisinage ou d’éloignement et
aussi par des relations d’ordre, comme au-dessus, au-dessous et entre ; nombre des propriétés des
membres de la petite-bourgeoisie peuvent par exemple se déduire du fait qu’ils occupent une position
intermédiaire entre les deux positions extrêmes sans être identifiables objectivement et identifiés
subjectivement ni à l’une ni à l’autre. L’espace social est construit de telle manière que les agents ou les
groupes y sont distribués en fonction de leur position dans les distributions statistiques selon les deux
principes de différenciation qui, dans les sociétés les plus avancées, comme les États-Unis, le Japon ou
la France, sont sans nul doute les plus efficients, le capital économique et le capital culturel. Il s’ensuit
que les agents ont d’autant plus en commun qu’ils sont plus proches dans ces deux dimensions et
d’autant moins qu’ils sont plus éloignés. Les distances spatiales sur le papier équivalent à des distances
sociales. Plus précisément, comme l’exprime le diagramme de La Distinction dans lequel j’ai essayé de
représenter l’espace social, les agents sont distribués dans la première dimension selon le volume global
du capital qu’ils possèdent sous ses différentes espèces et dans la deuxième dimension selon la structure
de leur capital, c’est-à-dire selon le poids relatif des différentes espèces de capital, économique et
culturel, dans le volume total de leur capital.
Ainsi, dans la première dimension, sans aucun doute la plus importante, les détenteurs d’un fort
volume de capital global comme les patrons, les membres des professions libérales et les professeurs
d’université s’opposent globalement aux plus démunis de capital économique et de capital culturel,
comme les ouvriers sans qualification ; mais d’un autre point de vue, c’est-à-dire du point de vue du
poids relatif du capital économique et du capital culturel dans leur patrimoine, les professeurs (plus
riches, relativement, en capital culturel qu’en capital économique) s’opposent très fortement aux patrons
(plus riches, relativement, en capital économique qu’en capital culturel (…).
Cette deuxième opposition est, tout comme la première, au principe de différences dans les
dispositions et, par là, dans les prises de position : c’est le cas de l’opposition entre les intellectuels et
les patrons ou, à un niveau inférieur de la hiérarchie sociale, entre les instituteurs et les petits
commerçants, qui, dans la France et le Japon de l’après-guerre, se traduit, en politique, dans une
opposition entre la gauche et la droite (comme on l’a suggéré dans le diagramme, la probabilité de
pencher, en politique, vers la droite ou vers la gauche, dépend au moins autant de la position dans la
dimension horizontale que de la position dans la dimension verticale, c’est-à-dire du poids relatif du
capital culturel et du capital économique dans le volume du capital possédé au moins autant que de ce
volume lui-même).

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Plus généralement, l’espace des positions sociales se retraduit dans un espace des prises de
position par l’intermédiaire de l’espace des dispositions (ou des habitus) ; ou, en d’autres termes, au
système d’écarts différentiels qui définit les différentes positions dans les deux dimensions majeures de
l’espace social correspond un système d’écarts différentiels dans les propriétés des agents (ou des classes
(…) d’agents), c’est-à-dire dans leurs pratiques et dans les biens qu’ils possèdent. A chaque classe de
positions correspond une classe d’habitus (ou de goûts) produits par les conditionnements sociaux
associés à la condition correspondante et, par l’intermédiaire de ces habitus et de leurs capacités
génératives, un ensemble systématique de biens et de propriétés, unis entre eux par une affinité de style.
Une des fonctions de la notion d’habitus est de rendre compte de l’unité de style qui unit les
pratiques et les biens d’un agent singulier ou d’une classe d’agents (…). L’habitus est ce principe
générateur et unificateur qui retraduit les caractéristiques intrinsèques et relationnelles d’une position en
un style de vie unitaire, c’est-à-dire un ensemble unitaire de choix de personnes, de biens, de pratiques.
Comme les positions dont ils sont le produit, les habitus sont différenciés ; mais ils sont aussi
différenciants. Distincts, distingués, ils sont aussi opérateurs de distinctions : ils mettent en œuvre des
principes de différenciation différents ou utilisent différemment les principes de différenciation
communs.
Les habitus sont des principes générateurs de pratiques distinctes et distinctives – ce que mange
l’ouvrier et surtout sa manière de le manger, le sport qu’il pratique et sa manière de le pratiquer, les
opinions politiques qui sont les siennes et sa manière de les exprimer diffèrent systématiquement des
consommations ou des activités correspondantes du patron d’industrie ; mais ce sont aussi des schèmes
classificatoires, des principes de classement, des principes de vision et de division, des goûts, différents.
Ils font des différences entre ce qui est bon et ce qui est mauvais, entre ce qui est bien et ce qui est mal,
entre ce qui est distingué et ce qui est vulgaire, etc., mais ce ne sont pas les mêmes. Ainsi, par exemple,
le même comportement ou le même bien peut apparaître distingué à l’un, prétentieux ou m’as-tu-vu à
l’autre, vulgaire à un troisième.
Mais l’essentiel est que, lorsqu’elles sont perçues au travers de ces catégories sociales de
perception, de ces principes de vision et de division, les différences dans les pratiques, les biens
possédés, les opinions exprimées deviennent des différences symboliques et constituent un véritable
langage. (…)
J’ouvre ici une parenthèse, pour dissiper un malentendu, très fréquent, et très funeste, à propos
du titre, La Distinction, qui a fait croire que tout le contenu du livre se réduisait à dire que le moteur de
toutes les conduites humaines était la recherche de la distinction. Ce qui n’a pas de sens et qui, de
surcroît, n’aurait rien de nouveau (...). En fait, l’idée centrale, c’est que, exister dans un espace, être un
point, un individu dans un espace, c’est différer, être différent ; or, selon la formule de X parlant du
langage, « être distinctif, être significatif, c’est la même chose ». Significatif s’opposant à insignifiant,
aux différents sens. Plus précisément (…) une différence, une propriété distinctive, couleur de peau
blanche ou noire, minceur ou embonpoint, Volvo ou 2CV, vin rouge ou champagne, Pernod ou whisky,

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golf ou football, piano ou accordéon, bridge ou belote (je procède par oppositions, parce que c’est ainsi,
la plupart du temps, que ça marche (…)), ne devient une différence visible, perceptible, non indifférente,
socialement pertinente, que si elle est perçue par quelqu’un qui est capable de faire la différence – parce
que, étant inscrit dans l’espace en question, il n’est pas indifférent et qu’il est doté de catégories de
perception, de schèmes classificatoires, d’un goût, qui lui permettent de faire des différences, de
discerner, de distinguer – entre un chromo et un tableau ou entre Van Gogh et Gauguin. La différence
ne devient signe et signe de distinction (ou de vulgarité) que si on lui applique un principe de vision et
de division qui, étant le produit de l’incorporation de la structure des différences objectives (par exemple
la structure de la distribution dans l’espace social du piano ou de l’accordéon ou des amateurs de l’un
ou de l’autre), est présent chez tous les agents, propriétaires de pianos ou amateurs d’accordéon, et
structure leurs perceptions des propriétaires ou des amateurs de pianos ou d’accordéons (…)

La logique des classes

Construire l’espace social, cette réalité invisible, que l’on ne peut ni montrer ni toucher du doigt,
et qui organise les pratiques et les représentations des agents, c’est se donner du même coup la possibilité
de construire des classes théoriques aussi homogènes que possible du point de vue des deux déterminants
majeurs des pratiques et de toutes les propriétés qui s’ensuivent. Le principe de classification ainsi mis
en œuvre est véritablement explicatif : il ne se contente pas de décrire l’ensemble des réalités classées
mais (…) il s’attache à des propriétés déterminantes qui (…) permettent de prédire les autres propriétés
et qui distinguent et rassemblent des agents aussi semblables que possible entre eux et aussi différents
que possible des membres des autres classes, voisines ou éloignées.
Mais la validité même de la classification risque d’inciter à percevoir les classes théoriques,
regroupements fictifs qui n’existent que sur le papier, par une décision intellectuelle du chercheur,
comme des classes réelles, des groupes réels, constitués comme tels dans la réalité. Danger d’autant plus
grand que la recherche fait en effet apparaître que les divisions dessinées dans La Distinction
correspondent bien à des différences réelles dans les domaines les plus différents, voire les plus
inattendus, de la pratique. Ainsi, pour prendre l’exemple d’une propriété bizarre, la distribution des
propriétaires de chiens et de chats s’organise selon le modèle, l’amour des premiers étant plus probable
chez les patrons du commerce (à droite dans le schéma) tandis que l’affection pour les seconds se
rencontre plus souvent chez les intellectuels (à gauche dans le schéma).
Le modèle définit donc des distances qui sont prédictives de rencontres, d’affinités, de
sympathies ou même de désirs : concrètement, cela signifie que les gens qui se situent dans le haut de
l’espace ont peu de chances de se marier avec des gens qui sont situés vers le bas, d’abord parce qu’ils
ont peu de chances de les rencontrer physiquement (…) ; ensuite, parce que s’ils les rencontrent en
passant, à l’occasion et comme par accident, ils ne « s’entendront pas », ils ne se comprendront pas
vraiment et ils ne se plairont pas mutuellement. Au contraire, la proximité dans l’espace social

13
prédispose au rapprochement : les gens inscrits dans un secteur restreint de l’espace seront à la fois plus
proches (par leurs propriétés et leurs dispositions, leurs goûts) et plus enclins à se rapprocher ; plus
faciles aussi à rapprocher, à mobiliser. Mais cela ne signifie pas qu’ils constituent une classe au sens de
Marx, c’est-à-dire un groupe mobilisé en vue d’objectifs communs et en particulier contre une autre
classe.
Les classes théoriques que je construis sont, plus que tout autre découpage théorique, plus par
exemple que les découpages selon le sexe, l’ethnie, etc., prédisposées à devenir des classes au sens
marxiste du terme. Si je suis un leader politique et que je me propose de faire un grand parti rassemblant
à la fois des patrons et des ouvriers, j’ai peu de chances de réussir, parce qu’ils sont très éloignés dans
l’espace social ; dans une certaine conjoncture, à la faveur d’une crise nationale, sur la base du
nationalisme ou du chauvinisme, ils pourront se rapprocher, mais ce rassemblement restera assez
superficiel, et très provisoire. Ce qui ne veut pas dire que la proximité dans l’espace social, à l’inverse,
engendre automatiquement l’unité : elle définit une potentialité objective d’unité (…), une classe
probable. (…) On ne passe de la classe-sur-le-papier à la classe « réelle » qu’au prix d’un travail
politique de mobilisation : la classe « réelle », si tant est qu’elle a jamais existé « réellement », n’est
jamais que la classe réalisée, c’est-à-dire mobilisée, aboutissement de la lutte des classements comme
lutte proprement symbolique (et politique), pour imposer une vision du monde social, ou, mieux, une
manière de le construire, dans la perception et dans la réalité, et de construire les classes selon lesquelles
il peut être découpé.
L’existence des classes, dans la théorie et surtout dans la réalité, est, chacun le sait par
expérience, un enjeu de luttes. (…) Les classes sociales n’existent pas (même si le travail politique (…)
a pu contribuer, en certains cas, à les faire exister au moins à travers des instances de mobilisation et des
mandataires). Ce qui existe, c’est un espace social, un espace de différences, dans lequel les classes
existent en quelque sorte à l’état virtuel, en pointillé, non comme un donné, mais comme quelque chose
qu’il s’agit de faire.
Cela dit, si le monde social, avec ses divisions, est quelque chose que les agents sociaux ont à
faire, à construire, individuellement et surtout collectivement, dans la coopération et le conflit, il reste
que ces constructions ne s’opèrent pas dans le vide social (…) : la position occupée dans l’espace social,
c’est-à-dire dans la structure de la distribution des différentes espèces de capital, qui sont aussi des
armes, commande les représentations de cet espace et les prises de position dans les luttes pour le
conserver ou le transformer.
(…)

14
Pierre Bourdieu, La distinction. Critique social du jugement, Paris, Minuit, « Le sens commun »,
1979, p. 12 – 124.

En visant à déterminer comment la disposition cultivée et la compétence culturelle appréhendées


au travers de la nature des biens consommés et de la manière de les consommer varient selon les
catégories d’agents et selon les terrains auxquels elles s’appliquent, depuis les domaines les plus
légitimes comme la peinture ou la musique jusqu’aux plus libres comme le vêtement, le mobilier ou la
cuisine et, à l’intérieur des domaines légitimes, selon les « marchés », « scolaire » ou « extra-scolaire »,
sur lesquels elles sont offertes, on établit deux faits fondamentaux : d’une part la relation très étroite qui
unit les pratiques culturelles (…) au capital scolaire (mesuré aux diplômes obtenus) et, secondairement,
à l’origine sociale (saisie au travers de la profession du père) et d’autre part le fait que, à capital scolaire
équivalent, le poids de l’origine sociale dans le système explicatif des pratiques ou des préférences
s’accroît quand on s’éloigne des domaines les plus légitimes2. (…)
Si les variations du capital scolaire sont toujours très étroitement liées aux variations de la
compétence [culturelle], même dans des domaines tels que le cinéma ou le jazz qui ne sont ni enseignés
ni contrôlés directement par l’institution scolaire, il reste que, à capital scolaire équivalent, les
différences d’origine sociale (…) sont associées à des différences importantes. Différences d’autant plus
importantes et plus visibles (sauf aux niveaux scolaires les plus élevés où l’effet de sursélection tend à
neutraliser les différences de trajectoire) que, premièrement, on fait moins appel à une compétence
stricte et strictement contrôlable et davantage à une sorte de familiarité avec la culture et que,
deuxièmement, on s’éloigne des univers les plus « scolaires », les plus « classiques », pour
s’aventurer vers des régions moins légitimes, plus « risquées », de la culture dite « libre » qui, n’étant
pas enseignée par l’école quoiqu’elle reçoive valeur sur le marché scolaire, peut, en mainte occasion,
avoir un très haut rendement symbolique et procurer un fort profit de distinction (...)

Les manières et la manière d’acquérir

Acquise dans la relation avec un certain champ fonctionnant à la fois comme instance
d’inculcation et comme marché, la compétence culturelle (ou linguistique) reste définie par ses
conditions d’acquisition qui, perpétuées dans le mode d’utilisation – c’est-à-dire dans un rapport
déterminé à la culture ou à la langue – fonctionnent comme une sorte de « marque d’origine » et, en la
rendant solidaire d’un certain marché, contribuent encore à définir la valeur de ses produits sur les
différents marchés. Autrement dit, ce que l’on saisit à travers des indicateurs tels que le niveau
d’instruction ou l’origine sociale ou, plus exactement, dans la structure de la relation qui les unit, ce sont

2
Les analyses présentées ici s’appuient sur une enquête par questionnaire menée en 1963 et en 1967-68 auprès
d’un échantillon de 1 217 personnes.

15
aussi des modes de production de l’habitus cultivé, principes de différences non seulement dans les
compétences acquises mais aussi dans les manières de les mettre en œuvre, ensemble de propriétés
secondes qui, en tant que révélateurs de conditions d’acquisition différentes, sont prédisposées à recevoir
des valeurs très différentes sur les différents marchés.
Sachant que la manière est une manifestation symbolique dont le sens et la valeur dépendent
autant de ceux qui la perçoivent que de celui qui la produit, on comprend que la manière d’user des biens
symboliques, et en particulier de ceux qui sont considérés comme les attributs de l’excellence, constitue
un des marqueurs privilégiés de la « classe » en même temps que l’instrument par excellence des
stratégies de distinction (…). Ce que l’idéologie du goût naturel oppose, à travers deux modalités de la
compétence culturelle et de son utilisation, ce sont deux modes d’acquisition de la culture :
l’apprentissage total, précoce et insensible, effectué dès la prime enfance au sein de la famille et prolongé
par un apprentissage scolaire qui le présuppose et l’accomplit, se distingue de l’apprentissage
tardif, méthodique et accéléré, non pas tant, comme le veut l’idéologie du « vernis » culturel, par la
profondeur et la durabilité de ses effets, que par la modalité du rapport à la langue et à la culture qu’il
tend à inculquer par surcroît. Il confère la certitude de soi, corrélative de la certitude de détenir la
légitimité culturelle et l’aisance, à laquelle on identifie l’excellence ; il produit ce rapport paradoxal, fait
d’assurance (…) et de désinvolture dans la familiarité que les bourgeois de vieille souche entretiennent
avec la culture, sorte de bien de famille dont ils se sentent les héritiers légitimes. (…)

Les « doctes » et les « mondains »

Les différences dans les manières où s’expriment des différences dans le mode
d’acquisition, – c’est-à-dire dans l’ancienneté de l’accès à la classe dominante –, associées le plus
souvent à des différences dans la structure du capital possédé, sont prédisposées à marquer les
différences au sein de la classe dominante comme les différences de capital culturel marquent les
différences entre les classes (…).
Paradoxalement, la précocité est un effet de l’ancienneté : la noblesse est la forme par excellence
de la précocité puisqu’elle n’est autre chose que l’ancienneté que possèdent de naissance les descendants
des vieilles familles (cela au moins dans les univers où l’ancienneté et la noblesse – notions à peu près
équivalentes – sont reconnues comme des valeurs). Et ce capital statutaire d’origine se trouve redoublé
par les avantages que donne, en matière d’apprentissages culturels, manières de table ou art de la
conversation, culture musicale ou sens des convenances, pratique du tennis ou prononciation de la
langue, la précocité de l’acquisition de la culture légitime : le capital culturel incorporé des générations
antérieures fonctionne comme une sorte d’avance (au double sens d’avantage initial et de crédit ou
d’escompte) qui, en lui assurant d’emblée l’exemple de la culture réalisée dans des modèles familiers,
permet au nouveau venu de commencer dès l’origine, c’est-à-dire de la manière la plus inconsciente et
la plus insensible, l’acquisition des éléments fondamentaux de la culture légitime – et de faire

16
l’économie du travail de déculturation, de redressement et de correction, qui est nécessaire pour corriger
les effets des apprentissages impropres. Les manières légitimes doivent leur valeur au fait qu’elles
manifestent les conditions d’acquisition les plus rares, c’est-à-dire un pouvoir social sur le temps qui est
tacitement reconnu comme la forme par excellence de l’excellence : posséder de l’« ancien », c’est-à-
dire de ces choses présentes qui sont du passé, de l’histoire accumulée, thésaurisée, cristallisée, titres de
noblesse et noms nobles, châteaux ou « demeures historiques », tableaux et collections, vins vieux et
meubles anciens, c’est dominer le temps, ce qui échappe le plus complètement aux prises, au travers de
toutes ces choses qui ont en commun de ne s’acquérir qu’avec le temps, avec du temps, contre du temps,
c’est-à-dire par l’héritage et, si l’on permet ici l’expression, à l’ancienneté, ou grâce à des dispositions
qui, comme le goût des choses anciennes, ne s’acquièrent elles aussi qu’avec le temps et dont la mise
en œuvre suppose le loisir de prendre son temps (…).

L’expérience et le savoir

Ceux qui invoquent l’expérience contre le savoir ont pour eux toute la vérité de l’opposition
entre l’apprentissage familial et l’apprentissage scolaire de la culture : la culture bourgeoise et le rapport
bourgeois à la culture doivent leur caractère inimitable au fait qu’(…)ils s’acquièrent, en deçà du
discours, par l’insertion précoce dans un monde de personnes, de pratiques et d’objets cultivés.
L’immersion dans une famille où la musique est non seulement écoutée (comme aujourd’hui avec la
chaîne haute-fidélité ou la radio) mais aussi pratiquée (c’est la « mère musicienne » des Mémoires
bourgeoises) et, à plus forte raison, la pratique précoce d’un instrument de musique « noble » – et en
particulier du piano3, ont pour effet au moins de produire un rapport à la musique plus familier, qui se
distingue du rapport toujours un peu lointain, contemplatif et volontiers dissertatif de ceux qui ont accédé
à la musique par le concert et, a fortiori, par le disque, à peu près comme le rapport à la peinture de ceux
qui ne l’ont découverte que tardivement, dans l’atmosphère quasi scolaire du musée, se distingue du
rapport qu’entretiennent avec elle ceux qui sont nés dans un univers hanté par l’objet d’art, propriété
familiale et familière, accumulée par les générations successives, témoignage objectivé de leur richesse
et de leur bon goût, parfois « produit maison », à la façon des confitures et du linge brodé. (…)

3
Les différences liées à l’origine sociale ne sont sans doute jamais aussi nettes que pour la pratique d’un art
plastique ou d’un instrument de musique : ces aptitudes qui, tant pour être acquises que pour être mises en œuvre,
supposent non seulement des dispositions associées à un établissement ancien dans le monde de l’art et de la
culture, mais aussi des moyens économiques (dans le cas du piano particulièrement) et du temps libre, varient
fortement, à niveau scolaire identique, selon l’origine sociale : ainsi, parmi les titulaires du baccalauréat, 11,5 %
des sujets issus de la classe dominante disent pratiquer souvent un instrument de musique contre 5 % de ceux qui
sont originaires des classes populaires et moyennes ; parmi ceux qui ont fait des études supérieures, les proportions
correspondantes sont de 22,5 % et de 5 % (…)

17
Le monde natal

Ce qui s’acquiert par la fréquentation quotidienne des objets anciens ou par la pratique régulière
des antiquaires ou des galeries, ou, plus simplement, par l’insertion dans un univers d’objets familiers
et intimes (…) c’est évidemment un certain « goût » qui n’est autre chose qu’un rapport de familiarité
immédiate avec les choses de goût ; c’est aussi le sentiment d’appartenir à un monde plus poli et plus
policé, un monde qui trouve sa justification d’exister dans sa perfection, son harmonie, sa beauté, un
monde qui a produit Beethoven et Mozart et qui reproduit continûment des gens capables de les jouer et
de les goûter ; c’est enfin une adhésion immédiate, inscrite au plus profond des habitus, aux goûts et aux
dégoûts, aux sympathies et aux aversions, aux phantasmes et aux phobies, qui, plus que les opinions
déclarées, fondent, dans l’inconscient, l’unité d’une classe.
Si l’on peut lire tout le style de vie d’un groupe dans le style de son mobilier et de son vêtement,
ce n’est pas seulement parce que ces propriétés sont l’objectivation des nécessités économiques et
culturelles qui ont déterminé leur sélection, c’est aussi que les rapports sociaux objectivés dans les objets
familiers, dans leur luxe ou dans leur pauvreté, dans leur « distinction » ou leur « vulgarité », dans leur
« beauté » ou leur « laideur », s’imposent par l’intermédiaire d’expériences corporelles aussi
profondément inconscientes que le frôlement rassurant et discret des moquettes beiges ou le contact
froid et maigre des linoléums déchirés et criards, l’odeur âcre, crue et forte de l’eau de Javel ou les
parfums imperceptibles comme une odeur négative. Chaque intérieur exprime, dans son langage, l’état
présent et même passé de ceux qui l’occupent, disant l’assurance sans ostentation de la richesse héritée,
l’arrogance tapageuse des nouveaux riches, la misère discrète des pauvres ou la misère dorée des
« parents pauvres » qui prétendent vivre au-dessus de leurs moyens (…) Ce sont des expériences de
cette nature que devrait sans doute recenser une psychanalyse sociale attachée à saisir la logique selon
laquelle les rapports sociaux objectivés dans les choses et aussi, bien sûr, dans les personnes, sont
insensiblement incorporés, s’inscrivant ainsi dans un rapport durable au monde et aux autres qui se
manifeste par exemple dans des seuils de tolérance au monde naturel et social, au bruit, à
l’encombrement, à la violence physique ou verbale, etc., et dont le mode d’appropriation des biens
culturels est une dimension.
L’effet du mode d’acquisition n’est jamais aussi marqué que dans les choix les plus ordinaires
de l’existence quotidienne, comme le mobilier, le vêtement ou la cuisine, qui sont particulièrement
révélateurs des dispositions profondes et anciennes parce que, situés hors du champ d’intervention de
l’institution scolaire, ils doivent être affrontés, si l’on peut dire, par le goût nu, en dehors de toute
prescription ou proscription expresses, si ce n’est celles que donnent des instances de légitimation peu
légitimes comme les journaux féminins ou les hebdomadaires consacrés à la maison. Si les qualificatifs
choisis pour qualifier l’intérieur ou la provenance des meubles possédés sont plus étroitement corrélés
à la position sociale d’origine qu’au titre scolaire (à l’opposé des jugements portés sur les photographies
ou de la connaissance des compositeurs) c’est que rien ne dépend sans doute plus directement des

18
apprentissages précoces, et tout spécialement de ceux qui s’accomplissent en dehors de toute action
pédagogique expresse, que les dispositions et les savoirs qui s’investissent dans le vêtement, le mobilier
et la cuisine ou, plus précisément, dans la manière d’acheter les vêtements, les meubles et la nourriture.
Ainsi, le mode d’acquisition des meubles (grand magasin, antiquaire, boutique, puces) dépend au moins
autant de l’origine sociale que du niveau d’instruction : à niveau scolaire équivalent, les membres de la
classe dominante issus de la bourgeoisie, dont on sait qu’ils ont hérité plus souvent que les autres une
partie de leur mobilier, ont, surtout à Paris, acheté leurs meubles chez un antiquaire plus souvent que
ceux qui sont originaires des classes populaires et moyennes et qui les ont achetés plutôt dans un grand
magasin, dans une boutique spécialisée ou aux Puces (…)
Et c’est sans doute dans les goûts alimentaires que l’on retrouverait la marque la plus forte et la
plus inaltérable des apprentissages primitifs, ceux qui survivent le plus longtemps à l’éloignement ou à
l’écroulement du monde natal et qui en soutiennent le plus durablement la nostalgie : le monde natal est,
en effet, avant tout le monde maternel, celui des goûts primordiaux et des nourritures originaires (…)

Le capital hérité et le capital acquis

Ainsi, les différences que la relation au capital scolaire laisse inexpliquées et qui se manifestent
principalement en relation avec l’origine sociale peuvent tenir à des différences dans le mode
d’acquisition du capital culturel actuellement possédé ; mais elles peuvent tenir aussi à des différences
dans le degré auquel ce capital est reconnu et garanti par le titre scolaire, une fraction plus ou moins
importante du capital effectivement possédé pouvant n’avoir pas reçu la sanction scolaire, lorsqu’il a
été directement hérité de la famille (…). Étant donné l’importance de l’effet de survivance du mode
d’acquisition, les mêmes titres scolaires peuvent garantir des rapports à la culture très différents, – de
moins en moins toutefois à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie scolaire et que croît le prix reconnu
par l’école aux manières d’user du savoir par rapport au prix accordé au savoir. Si le même volume de
capital scolaire comme capital culturel garanti peut correspondre à des volumes différents de capital
culturel socialement rentable, c’est d’abord que l’institution scolaire qui, ayant le monopole de la
certification, régit la conversion du capital culturel hérité en capital scolaire, n’a pas le monopole de la
production du capital culturel : elle accorde plus ou moins complètement sa sanction au capital hérité
(effet de conversion inégale du capital culturel hérité) parce que, selon les moments et, au même
moment, selon les niveaux et les secteurs, ce qu’elle exige se réduit plus ou moins complètement à ce
qu’apportent les « héritiers » et parce qu’elle reconnaît plus ou moins valeur à d’autres espèces de capital
incorporé et à d’autres dispositions (comme la docilité à l’égard de l’institution elle-même).

19
Les détenteurs d’un fort capital scolaire, qui, ayant hérité d’un fort capital culturel, ont à la fois
les titres et les quartiers de noblesse culturelle, l’assurance que donne l’appartenance légitime et
l’aisance qu’assure la familiarité (B), s’opposent non seulement à ceux qui sont dépourvus de capital
scolaire et de capital culturel hérité (A) (ainsi qu’à tous ceux qui sont situés plus bas sur l’axe marquant
la reconversion parfaite du capital culturel en capital scolaire), mais aussi à ceux d’une part qui, pour un
capital culturel hérité équivalent, ont obtenu un capital scolaire inférieur (C ou C’) (ou qui ont un capital
culturel hérité plus important que leur capital scolaire – c’est le cas de C’ par rapport à B’ ou de D’ par
rapport à D) et qui leur sont plus proches, surtout en matière de « culture libre », que les détenteurs de
titres identiques, et d’autre part à ceux qui, dotés d’un capital scolaire semblable, ne disposaient pas, à
l’origine, d’un capital culturel aussi important (D ou D’) et qui entretiennent avec la culture, qu’ils
doivent davantage à l’école et moins à leur famille, un rapport moins familier, plus scolaire (ces
oppositions secondaires se retrouvant à chaque niveau de l’axe). (…)
Condition de classe et conditionnements sociaux

D’une part les agents ne sont pas complètement définis par les propriétés qu’ils possèdent à un
moment donné du temps (…) et d’autre part la relation entre le capital d’origine et le capital d’arrivée
ou, si l’on préfère, entre les positions originelle et actuelle dans l’espace social est une relation statistique
d’intensité très variable. Bien qu’elles se perpétuent toujours dans les dispositions constitutives de
l’habitus, les conditions d’acquisition des propriétés synchroniquement recensées ne se rappellent que

20
dans les cas de discordance entre les conditions d’acquisition et les conditions d’utilisation, c’est-à-dire
lorsque les pratiques qu’engendre l’habitus apparaissent comme mal adaptées, parce qu’elles sont
ajustées à un état ancien des conditions objectives (…). L’analyse statistique qui compare les pratiques
d’agents possédant les mêmes propriétés et occupant la même position sociale à un moment déterminé
mais séparés par leur origine réalise une opération analogue à la perception ordinaire qui, dans un
groupe, repère les parvenus ou les déclassés, en s’appuyant sur les indices subtils des manières ou du
maintien où se trahit l’effet de conditions d’existence différentes des conditions présentes ou, ce qui
revient au même, une trajectoire sociale différente de la trajectoire modale dans le groupe considéré.
Les individus ne se déplacent pas au hasard dans l’espace social, d’une part parce que les forces
qui confèrent sa structure à cet espace s’imposent à eux (à travers, par exemple, les mécanismes objectifs
d’élimination et d’orientation), d’autre part parce qu’ils opposent aux forces du champ leur inertie
propre, c’est-à-dire leurs propriétés, qui peuvent exister à l’état incorporé, sous forme de dispositions,
ou à l’état objectivé, dans des biens, des titres, etc. À un volume déterminé de capital hérité, correspond
un faisceau de trajectoires à peu près équiprobables conduisant à des positions à peu près
équivalentes – c’est le champ des possibles objectivement offert à un agent déterminé – ; et le passage
d’une trajectoire à une autre dépend souvent d’événements collectifs – guerres, crises, etc. – ou
individuels – rencontres, liaisons, protections, etc. – que l’on décrit communément comme des hasards
(heureux ou malheureux), bien qu’ils dépendent eux-mêmes statistiquement de la position et des
dispositions de ceux à qui ils arrivent (par exemple le sens des « relations » qui permet aux détenteurs
d’un fort capital social de conserver ou d’augmenter ce capital), lorsqu’ils ne sont pas expressément
aménagés par les interventions institutionnalisées (clubs, réunions de famille, amicales d’anciens, etc.)
ou « spontanées » des individus ou des groupes. Il s’ensuit que la position et la trajectoire individuelle
ne sont pas indépendantes statistiquement, toutes les positions d’arrivée n’étant pas également probables
pour tous les points de départ : cela implique qu’il existe une corrélation très forte entre les positions
sociales et les dispositions des agents qui les occupent ou, ce qui revient au même, les trajectoires qui
ont conduit à les occuper et que, par conséquent, la trajectoire modale fait partie intégrante du système
des facteurs constitutifs de la classe (…).
Le caractère statistique de la relation qui s’établit entre le capital d’origine et le capital d’arrivée
est ce qui fait que l’on ne peut complètement rendre raison des pratiques en fonction des seules propriétés
définissant la position occupée à un moment donné du temps dans l’espace social : dire que les membres
d’une classe disposant à l’origine d’un certain capital économique et culturel sont voués avec une
probabilité donnée à une trajectoire scolaire et sociale conduisant à une position donnée, c’est dire en
effet qu’une fraction de la classe (…) est vouée à dévier par rapport à la trajectoire la plus fréquente
pour la classe dans son ensemble, empruntant la trajectoire, supérieure ou inférieure, qui était la plus
probable pour les membres d’une autre classe, et se déclassant ainsi par le haut ou par le bas. L’effet de
trajectoire qui se manifeste alors, comme dans tous les cas où des individus occupant des positions
semblables à un moment donné sont séparés par des différences associées à l’évolution au cours du

21
temps du volume et de la structure de leur capital, c’est-à-dire par leur trajectoire individuelle, a toutes
les chances d’être mal compris. La corrélation entre une pratique et l’origine sociale (mesurée à la
position du père (…)) est la résultante de deux effets (de même sens ou non) : d’une part l’effet
d’inculcation directement exercé par la famille ou par les conditions d’existence originelles ; d’autre
part, l’effet de trajectoire sociale proprement dit, c’est-à-dire l’effet qu’exerce sur les dispositions et sur
les opinions l’expérience de l’ascension sociale ou du déclin, la position d’origine n’étant autre chose
dans cette logique que le point d’origine d’une trajectoire, le repère par rapport auquel se définit la pente
de la carrière sociale.

22
Séance 3 : Habitus et espace des styles de vie (I)

Pierre Bourdieu, La distinction. Critique social du jugement, Paris, Minuit, « Le sens commun »,
1979, p. 230.

Les espaces des préférences alimentaires, vestimentaires, cosmétiques, s’organisent selon la


même structure fondamentale, celle de l’espace social déterminé par le volume et la structure du capital.
Pour construire complètement l’espace des styles de vie à l’intérieur desquels se définissent les
consommations culturelles, il faudrait établir, pour chaque classe et fraction de classe, c’est-à-dire pour
chacune des configurations du capital, la formule génératrice de l’habitus qui retraduit dans un style de
vie particulier les nécessités et les facilités caractéristiques de cette classe de conditions d’existence
(relativement) homogènes et, cela fait, déterminer comment les dispositions de l’habitus se spécifient,
pour chacun des grands domaines de la pratique, en réalisant tel ou tel des possibles stylistiques offerts
par chaque champ, celui du sport et celui de la musique, celui de l’alimentation et celui de la décoration,
celui de la politique et celui du langage, et ainsi de suite. En superposant ces espaces homologues, on
obtiendrait une représentation rigoureuse de l’espace des styles de vie permettant de caractériser chacun
des traits distinctifs (le port de la casquette ou la pratique du piano) sous les deux rapports où il se définit
objectivement, c’est-à-dire d’un côté par rapport à l’ensemble des traits constitutifs du domaine
considéré (par exemple le système des coiffures), système des possibilités à l’intérieur duquel il prend
sa valeur distinctive, et de l’autre par rapport à l’ensemble des traits constitutifs d’un style de vie
particulier (le style de vie populaire), à l’intérieur duquel se détermine sa signification sociale. Ainsi par
exemple l’univers des pratiques et des spectacles sportifs se présente devant chaque nouvel entrant
comme un ensemble de choix tout préparés, de possibles objectivement institués, traditions, règles,
valeurs, équipements, techniques, symboles, qui reçoivent leur signification sociale du système qu’ils
constituent et qui doivent une part de leurs propriétés, à chaque moment, à l’histoire. (…)

Pierre Bourdieu, La distinction. Critique social du jugement, Paris, Minuit, « Le sens commun »,
1979, p. 189 – 222.

La division en classes qu’opère la science conduit à la racine commune des pratiques classables
que produisent les agents et des jugements classificatoires qu’ils portent sur les pratiques des autres ou
leurs pratiques propres : l’habitus est en effet à la fois principe générateur de pratiques objectivement
classables et système de classement (…) de ces pratiques. C’est dans la relation entre les deux capacités
qui définissent l’habitus, capacité de produire des pratiques et des œuvres classables, capacité de
différencier et d’apprécier ces pratiques et ces produits (goût), que se constitue le monde social
représenté, c’est-à-dire l’espace des styles de vie.

23
La relation qui s’établit en fait entre les caractéristiques pertinentes de la condition économique
et sociale [le volume du capital, la structure du capital, la trajectoire] et les traits distinctifs associés à la
position correspondante dans l’espace des styles de vie ne devient une relation intelligible que par la
construction de l’habitus comme formule génératrice permettant de rendre raison à la fois des pratiques
et des produits classables et des jugements, eux-mêmes classés, qui constituent ces pratiques et ces
œuvres en système de signes distinctifs. Parler de l’ascétisme aristocratique des professeurs ou de la
prétention de la petite bourgeoisie, ce n’est pas seulement décrire ces groupes par telle de leurs
propriétés, s’agirait-il de la plus importante, c’est tenter de nommer le principe générateur de toutes
leurs propriétés et de tous leurs jugements sur leurs propriétés ou celles des autres. Nécessité incorporée,
convertie en disposition génératrice de pratiques sensées et de perceptions capables de donner sens aux
pratiques ainsi engendrées, l’habitus, en tant que disposition générale et transposable, réalise une
application systématique et universelle, étendue au-delà des limites de ce qui a été directement acquis,
de la nécessité inhérente aux conditions d’apprentissage : il est ce qui fait que l’ensemble des pratiques
d’un agent (ou de l’ensemble des agents qui sont le produit de conditions semblables) sont à la fois
systématiques en tant qu’elles sont le produit de l’application de schèmes identiques (ou mutuellement
convertibles) et systématiquement distinctes des pratiques constitutives d’un autre style de vie.
Du fait que des conditions d’existence différentes produisent des habitus différents, systèmes de
schèmes générateurs susceptibles d’être appliqués, par simple transfert, aux domaines les plus différents
de la pratique, les pratiques qu’engendrent les différents habitus se présentent comme des configurations
systématiques de propriétés exprimant les différences objectivement inscrites dans les conditions
d’existence sous la forme de systèmes d’écarts différentiels qui, perçus par des agents dotés des schèmes
de perception et d’appréciation nécessaires pour en repérer, en interpréter et en évaluer les traits
pertinents, fonctionnent comme des styles de vie.

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Structure structurante, qui organise les pratiques et la perception des pratiques, l’habitus est
aussi structure structurée : le principe de division en classes logiques qui organise la perception du
monde social est lui-même le produit de l’incorporation de la division en classes sociales. Chaque
condition est définie, inséparablement, par ses propriétés intrinsèques et par les propriétés relationnelles
qu’elle doit à sa position dans le système des conditions qui est aussi un système de différences, de
positions différentielles, c’est-à-dire par tout ce qui la distingue de tout ce qu’elle n’est pas et en
particulier de tout ce à quoi elle s’oppose : l’identité sociale se définit et s’affirme dans la différence.
C’est dire que se trouve inévitablement inscrite dans les dispositions de l’habitus toute la structure du
système des conditions telle qu’elle se réalise dans l’expérience d’une condition occupant une position
déterminée dans cette structure : les oppositions les plus fondamentales de la structure des conditions
(haut/bas, riche/pauvre, etc.) tendent à s’imposer comme les principes de structuration fondamentaux
des pratiques et de la perception des pratiques. Système de schèmes générateurs de pratiques qui exprime
de façon systématique la nécessité et les libertés inhérentes à la condition de classe et la différence
constitutive de la position, l’habitus appréhende les différences de condition, qu’il saisit sous la forme
de différences entre des pratiques classées et classantes (en tant que produits de l’habitus), selon des
principes de différenciation qui, étant eux-mêmes le produit de ces différences, sont objectivement
accordés à elles et tendent donc à les percevoir comme naturelles (…) Les styles de vie sont ainsi les
produits systématiques des habitus qui, perçus dans leurs relations mutuelles selon les schèmes de
l’habitus, deviennent des systèmes de signes socialement qualifiés (comme « distingués », « vulgaires »,
etc.). La dialectique des conditions et des habitus est au fondement de l’alchimie qui transforme la
distribution du capital, bilan d’un rapport de forces, en système de différences perçues, de propriétés
distinctives, c’est-à-dire en distribution de capital symbolique, capital légitime, méconnu dans sa vérité
objective.
En tant que produits structurés (…) que la même structure structurante (…) produit au prix de
retraductions imposées par la logique propre aux différents champs, toutes les pratiques et les œuvres
d’un même agent sont objectivement harmonisées entre elles, en dehors de toute recherche intentionnelle
de la cohérence, et objectivement orchestrées, en dehors de toute concertation consciente, avec celles de
tous les membres de la même classe : l’habitus engendre continûment des métaphores pratiques, c’est-
à-dire, dans un autre langage, des transferts (…) ou, mieux, des transpositions systématiques imposées
par les conditions particulières de sa mise en pratique, le même ethos ascétique dont on aurait pu attendre
qu’il s’exprime toujours dans l’épargne pouvant, dans un contexte déterminé, se manifester dans une
manière particulière d’user du crédit. Les pratiques d’un même agent et, plus largement, les pratiques
de tous les agents d’une même classe, doivent l’affinité de style qui fait de chacune d’elles une
métaphore de n’importe laquelle d’entre les autres au fait qu’elles sont le produit des transferts d’un
champ à un autre des mêmes schèmes d’action : paradigme familier de cet opérateur analogique qu’est
l’habitus, la disposition que l’on appelle « écriture », c’est-à-dire une manière singulière de tracer des
caractères, produit toujours la même écriture, c’est-à-dire des tracés graphiques qui, en dépit des

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différences de taille, de matière et de couleur liées au support, feuille de papier ou tableau noir, ou à
l’instrument, stylo ou bâton de craie, en dépit donc des différences entre les ensembles moteurs
mobilisés, présentent un air de famille immédiatement perceptible, à la façon de tous les traits de style
ou de manière auxquels on reconnaît un peintre ou un écrivain aussi infailliblement qu’un homme à sa
démarche.
La systématicité est dans [le résultat] parce qu’elle est dans le [moyen] : elle n’est dans
l’ensemble des « propriétés », au double sens du terme, dont s’entourent les individus ou les groupes,
maisons, meubles, tableaux, livres, automobiles, alcools, cigarettes, parfums, vêtements, et dans les
pratiques où ils manifestent leur distinction, sports, jeux, distractions culturelles, que parce qu’elle est
dans l’unité originairement synthétique de l’habitus, principe unificateur et générateur de toutes les
pratiques. Le goût, propension et aptitude à l’appropriation (matérielle et/ou symbolique) d’une classe
déterminée d’objets ou de pratiques classés et classants, est la formule génératrice qui est au principe du
style de vie, ensemble unitaire de préférences distinctives qui expriment, dans la logique spécifique de
chacun des sous-espaces symboliques, mobilier, vêtement, langage ou hexis corporelle, la même
intention expressive. Chaque dimension du style de vie « symbolise avec » les autres (…) et les
symbolise : la vision du monde d’un vieil artisan ébéniste, sa manière de gérer son budget, son temps
ou son corps, son usage du langage et ses choix vestimentaires, sont tout entiers présents dans son
éthique du travail scrupuleux et impeccable, du soigné, du fignolé, du fini et son esthétique du travail
pour le travail qui lui fait mesurer la beauté de ses produits au soin et à la patience qu’ils ont
demandés. (…)
Ainsi, le goût est l’opérateur pratique de la transmutation des choses en signes distincts et
distinctifs, des distributions continues en oppositions discontinues ; il fait accéder les différences
inscrites dans l’ordre physique des corps, à l’ordre symbolique des distinctions signifiantes. Il
transforme des pratiques objectivement classées dans lesquelles une condition se signifie elle-même (par
son intermédiaire) en pratiques classantes, c’est-à-dire en expression symbolique de la position de
classe, par le fait de les percevoir dans leurs relations mutuelles et en fonction de schèmes de classement
sociaux. Il est ainsi au principe du système des traits distinctifs qui est voué à être perçu comme une
expression systématique d’une classe particulière de conditions d’existence, c’est-à-dire comme un style
de vie distinctif, par quiconque possède la connaissance pratique des relations entre les signes distinctifs
et les positions dans les distributions, entre l’espace des propriétés objectives, qui est porté au jour par
la construction scientifique, et l’espace non moins objectif des styles de vie, qui existe comme tel pour
et par l’expérience ordinaire. Ce système de classement qui est le produit de l’incorporation de la
structure de l’espace social telle qu’elle s’impose à travers l’expérience d’une position déterminée dans
cet espace est, dans les limites des possibilités et des impossibilités économiques (…), le principe de
pratiques ajustées aux régularités inhérentes à une condition ; il opère continûment la transfiguration des
nécessités en stratégies, des contraintes en préférences, et engendre, en dehors de toute détermination
mécanique, l’ensemble des « choix » constitutifs de styles de vie classés et classants qui tiennent leur

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sens, c’est-à-dire leur valeur, de leur position dans un système d’oppositions et de corrélations. Nécessité
faite vertu, il incline continûment à faire de nécessité vertu en inclinant à des « choix » ajustés à la
condition dont il est le produit : comme on le voit bien dans tous les cas où, à la suite d’un changement
de position sociale, les conditions dans lesquelles l’habitus a été produit ne coïncident pas avec les
conditions dans lesquelles il fonctionne et où l’on peut en isoler l’efficacité propre, c’est le goût, goût
de nécessité ou goût de luxe, et non un faible ou un fort revenu qui commande les pratiques
objectivement ajustées à ces ressources. Il est ce qui fait que l’on a ce que l’on aime parce qu’on aime
ce que l’on a, c’est-à-dire les propriétés qu’on se voit attribuer en fait dans les distributions et assigner
en droit dans les classements.

L’homologie entre [espace des positions et espace des styles de vie]

Ayant à l’esprit tout ce qui précède et en particulier le fait que les schèmes générateurs de
l’habitus s’appliquent, par simple transfert, aux domaines les plus différents de la pratique, on comprend
immédiatement que les pratiques ou les biens qui sont associés aux différentes classes dans les différents
domaines de la pratique s’organisent selon des structures d’opposition qui sont parfaitement
homologues entre elles parce qu’elles sont toutes homologues de l’espace des oppositions objectives
entre les conditions. En matière de consommations culturelles, l’opposition principale, selon le volume
global du capital, s’établit ici entre les consommations, désignées comme distinguées par leur rareté
même, des fractions les mieux pourvues à la fois en capital économique et en capital culturel et les
consommations socialement considérées comme vulgaires, parce que à la fois faciles et communes, des
plus démunis sous ces deux rapports, avec, aux positions intermédiaires, les pratiques vouées à
apparaître comme prétentieuses du fait de la discordance entre l’ambition et les possibilités qui s’y
manifeste. À la condition dominée, caractérisée, du point de vue des dominants, par la combinaison de
l’ascèse forcée et du laxisme injustifié, l’esthétique dominante, dont l’œuvre d’art et la disposition
esthétique sont les réalisations les plus accomplies, oppose la combinaison de l’aisance et de l’ascèse,
c’est-à-dire l’ascétisme électif comme restriction délibérée, économie de moyens, retenue, réserve, qui
s’affirment dans cette manifestation absolue de l’excellence qu’est la détente dans la tension. (…)
S’il est trop évident que l’art lui offre son terrain par excellence, il reste qu’il n’est pas de
domaine de la pratique où l’intention de soumettre à l’épuration, au raffinement, à la sublimation les
pulsions faciles et les besoins primaires ne puisse s’affirmer, pas de domaine où la « stylisation de la
vie », c’est-à-dire le primat conféré à la forme sur la fonction, qui conduit à la dénégation de la fonction,
ne produise les mêmes effets. En matière de langage, c’est l’opposition entre le franc-parler populaire
et le langage hautement censuré de la bourgeoisie, entre la recherche expressionniste du pittoresque ou
de l’effet et le parti de retenue et de feinte simplicité (…). Même économie de moyens dans l’usage du
langage corporel : là encore, la gesticulation et la presse, les mines et les mimiques, s’opposent à la
lenteur – « les gestes lents, le regard lent » de la noblesse (…)–, à la retenue et à l’impassibilité par où

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se marque la hauteur. Et il n’est pas jusqu’au domaine du goût primaire qui ne s’organise selon
l’opposition fondamentale, avec l’antithèse entre la quantité et la qualité, la grande bouffe et les petits
plats, la matière et les manières, la substance et la forme.

La forme et la substance

Le fait qu’en matière de consommations alimentaires l’opposition principale correspond grosso


modo à des différences de revenus a dissimulé l’opposition secondaire qui, au sein des classes moyennes
comme au sein de la classe dominante, s’établit entre les fractions les plus riches en capital culturel et
les moins riches en capital économique et les fractions ayant un patrimoine de structure inverse. Les
observateurs voient ainsi un effet simple du revenu dans le fait que, à mesure que l’on s’élève dans la
hiérarchie sociale, la part des consommations alimentaires diminue ou que la part dans les
consommations alimentaires des nourritures lourdes et grasses et faisant grossir, mais aussi bon marché,
pâtes, pommes de terre, haricots, lard, porc (…) et aussi du vin décroît tandis que croît la part des
nourritures maigres, légères (faciles à digérer) et ne faisant pas grossir (bœuf, veau, mouton, agneau, et
surtout fruits et légumes frais, etc.). Du fait que le véritable principe des préférences est le goût comme
nécessité faite vertu, la théorie qui fait de la consommation une fonction simple du revenu a pour elle
toutes les apparences puisque le revenu contribue, pour une part importante, à déterminer la distance à
la nécessité. Toutefois elle ne peut rendre raison des cas où le même revenu se trouve associé à des
consommations de structures totalement différentes : ainsi les contremaîtres demeurent attachés au goût
« populaire », bien qu’ils disposent de revenus supérieurs à ceux des employés, dont le goût marque
pourtant une rupture brutale avec celui des ouvriers et se rapproche de celui des professeurs.
Pour rendre raison vraiment des variations (…), il faut prendre en compte l’ensemble des
caractéristiques de la condition sociale qui sont associées (statistiquement) dès la prime enfance à la
possession de revenus plus ou moins élevés et qui sont de nature à façonner des goûts ajustés à ces
conditions. Le véritable principe des différences qui s’observent dans le domaine de la consommation
et bien au-delà, est l’opposition entre les goûts de luxe (ou de liberté) et les goûts de nécessité : les
premiers sont le propre des individus qui sont le produit de conditions matérielles d’existence définies
par la distance à la nécessité, par les libertés ou, comme on dit parfois, les facilités qu’assure la
possession d’un capital les seconds expriment, dans leur ajustement même, les nécessités dont ils sont
le produit. C’est ainsi que l’on peut déduire les goûts populaires pour les nourritures à la fois les plus
nourrissantes et les plus économiques (le double pléonasme montrant la réduction à la pure fonction
primaire) de la nécessité de reproduire au moindre coût la force de travail qui s’impose, comme sa
définition même, au prolétariat. L’idée de goût, typiquement bourgeoise, puisqu’elle suppose la liberté
absolue du choix, est si étroitement associée à l’idée de liberté, que l’on a peine à concevoir les
paradoxes du goût de nécessité. Soit qu’on l’abolisse purement et simplement, faisant de la pratique un
produit direct de la nécessité économique (les ouvriers mangent des haricots parce qu’ils ne peuvent se

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payer autre chose) et ignorant que la nécessité ne peut s’accomplir, la plupart du temps, que parce que
les agents sont inclinés à l’accomplir, parce qu’ils ont le goût de ce à quoi ils sont de toute façon
condamnés soit qu’on en fasse un goût de liberté, oubliant les conditionnements dont il est le produit et
qu’on le réduise ainsi à une préférence pathologique ou morbide pour les choses de (première) nécessité,
une sorte d’indigence congénitale, prétexte à un racisme de classe qui associe le peuple au gros et au
gras, gros rouge, gros sabots, gros travaux, gros rire, grosses blagues, gros bon sens, plaisanteries
grasses. Le goût est amor fati, choix du destin, mais un choix forcé, produit par des conditions
d’existence qui, en excluant comme pure rêverie tout autre possible, ne laissent d’autre choix que le goût
du nécessaire.
Le goût de nécessité ne peut engendrer qu’un style de vie en soi, qui n’est défini comme tel que
négativement, par défaut, par la relation de privation qu’il entretient avec les autres styles de vie. Aux
uns les emblèmes électifs, aux autres les stigmates qu’ils portent jusque dans leur corps (…) Le style de
vie (…), [d]es plus démunis se dénonc[e] immédiatement, jusque dans leur usage du temps libre, se
vouant ainsi à servir de repoussoir à toutes les entreprises de distinction (…). Non contents de ne détenir
à peu près aucune des connaissances ou des manières qui reçoivent valeur sur le marché des examens
scolaires ou des conversations mondaines et de ne posséder que des savoir-faire dépourvus de valeur sur
ces marchés, ils sont ceux qui « ne savent pas vivre » « ceux qui sacrifient le plus aux nourritures
matérielles, et aux plus lourdes, aux plus grossières et aux plus grossissantes d’entre elles, pain, pommes
de terre et corps gras, aux plus vulgaires aussi, comme le vin, ceux qui consacrent le moins au vêtement
et aux soins corporels, à la cosmétique et à l’esthétique, ceux qui « ne savent pas se reposer », « qui
trouvent toujours quelque chose à faire », qui vont planter leur tente dans les campings surpeuplés, qui
s’installent pour pique-niquer au bord des nationales, qui s’engagent avec leur Renault 5 ou leur
Simca 1000 dans les embouteillages des départs en vacances, qui s’abandonnent aux loisirs préfabriqués
conçus à leur intention par les ingénieurs de la production culturelle de grande série, ceux qui, par tous
ces « choix » si mal inspirés, confirment le racisme de classe, s’il est besoin, dans la conviction qu’ils
n’ont que ce qu’ils méritent.
L’art de boire et de manger reste sans doute un des seuls terrains sur lesquels les classes
populaires s’opposent explicitement à l’art de vivre légitime. À la nouvelle éthique de la sobriété pour
la minceur, qui est d’autant plus reconnue qu’on se situe plus haut dans la hiérarchie sociale, les paysans
et surtout les ouvriers opposent une morale de la bonne vie. Le bon vivant n’est pas seulement celui qui
aime à bien manger et bien boire. Il est celui qui sait entrer dans la relation généreuse et familière, c’est-
à-dire à la fois simple et libre que le boire et le manger en commun favorisent et symbolisent, et où
s’anéantissent les retenues, les réticences, les réserves qui manifestent la distance par le refus de se mêler
et de se laisser-aller. (…)
La frontière où se marque la rupture avec le rapport populaire aux nourritures passe sans aucun
doute entre les ouvriers et les employés : dépensant moins que les ouvriers qualifiés tant en valeur
absolue (9.377 F contre 10.347 F) qu’en valeur relative (34,2 % contre 38,3 %) pour l’alimentation, les

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employés consomment moins de pain, de porc, de charcuterie, de lait et de fromages, de lapins et de
volailles, de légumes secs et de corps gras et, à l’intérieur d’un budget d’alimentation plus restreint,
dépensent autant pour la viande, bœuf, veau, mouton, agneau, et un peu plus pour le poisson, les fruits
frais et les apéritifs. Ces transformations de la structure des consommations alimentaires
s’accompagnent d’un accroissement des dépenses en matière d’hygiène ou de soins personnels (c’est-à-
dire à la fois pour la santé et pour la beauté) et d’habillement ainsi que d’une légère augmentation des
dépenses de culture et de loisir. Il suffit d’observer que la restriction des dépenses alimentaires, et en
particulier des plus terrestres, des plus terre à terre et des plus matérielles d’entre elles s’accompagne
d’une restriction des naissances, pour être en droit de supposer qu’elle constitue un aspect d’une
transformation globale du rapport au monde : le goût « modeste » qui sait sacrifier les appétits et les
plaisirs immédiats aux désirs et aux satisfactions à venir s’oppose au matérialisme spontané des classes
populaires qui refusent d’entrer dans la comptabilité [rationnelle] des plaisirs et des peines, des profits
et des coûts (par exemple pour la santé et la beauté). C’est dire que ces deux rapports aux nourritures
terrestres ont pour principe deux dispositions à l’égard de l’avenir qui sont elles-mêmes dans une relation
de causalité circulaire avec deux avenirs objectifs : (…) il faut rappeler que la propension à subordonner
les désirs présents aux désirs futurs dépend du degré auquel ce sacrifice est « raisonnable », c’est-à-dire
des chances que l’on a d’obtenir en tout cas des satisfactions futures supérieures aux satisfactions
sacrifiées. Au nombre des conditions économiques de la propension à sacrifier les satisfactions
immédiates aux satisfactions escomptées, il faut compter la probabilité de ces satisfactions futures qui
est inscrite dans la condition présente. C’est encore une sorte de calcul économique qui décourage de
soumettre l’existence au calcul économique : l’hédonisme qui porte à prendre au jour le jour les rares
satisfactions (« les bons moments ») du présent immédiat est la seule philosophie concevable pour ceux
qui, comme on dit, n’ont pas d’avenir et qui ont en tout cas peu de choses à attendre de l’avenir. On
comprend mieux que le matérialisme pratique qui se manifeste surtout dans le rapport aux nourritures
soit une des composantes les plus fondamentales de l’ethos (…) populaire : la présence au présent qui
s’affirme dans le souci de profiter des bons moments et de prendre le temps comme il vient est (…) une
affirmation de solidarité avec les autres (qui sont d’ailleurs bien souvent la seule garantie présente contre
les menaces de l’avenir) (…). C’est pourquoi la sobriété du petit-bourgeois est ressentie comme une
rupture : en s’abstenant de prendre du bon temps et de le prendre avec les autres, le petit-bourgeois
d’aspiration trahit son ambition de s’arracher au présent commun, lorsqu’il ne construit pas toute son
image de soi autour de l’opposition entre la maison et le café, l’abstinence et l’intempérance, c’est-à-
dire aussi entre le salut individuel et les solidarités collectives.
[Par exemple,] le café n’est pas un endroit où l’on va pour boire mais un lieu où l’on va pour
boire en compagnie et où l’on peut instaurer des relations de familiarité fondées sur la mise en suspens
des censures, des conventions et des convenances qui sont de mise dans les échanges entre étrangers :
par opposition au café ou au restaurant bourgeois ou petit-bourgeois dont chaque table constitue un petit
territoire séparé et approprié (on se demande la permission d’emprunter une chaise ou une salière), le

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café populaire est une compagnie (ce que marque le « Salut la compagnie ! » ou « Bonjour tout le
monde » ou « Salut les potes ! » du nouvel entrant), dans laquelle on s’intègre. Il a pour centre le
comptoir, auquel on s’accoude après avoir serré la main au « patron » ainsi placé en position d’hôte
(c’est souvent lui qui mène le jeu) et parfois même à tous les présents (les tables – il n’y en a pas
toujours – étant laissées aux « étrangers » ou aux femmes qui sont venues faire boire quelque chose à
leur enfant ou donner un coup de téléphone). C’est au café que trouve son accomplissement l’art
typiquement populaire de la blague, art de tout prendre à la blague (d’où les sans blague ou blague dans
le coin, par lesquels on marque le retour aux choses sérieuses et qui peuvent d’ailleurs introduire une
blague au second degré), mais aussi art de dire ou de faire des blagues, dont le bon gros est la victime
désignée, parce qu’il s’y prête plus qu’un autre par une propriété qui, selon le code populaire, est plutôt
une singularité pittoresque qu’une tare et parce que la bonne nature dont on le crédite le prédispose à les
accepter et à les prendre du bon côté, art en un mot de moquer les autres sans les fâcher, par des railleries
ou des injures rituelles qui sont neutralisées par leur excès même et qui, supposant une grande
familiarité, tant par l’information qu’elles utilisent que par la liberté même dont elles témoignent, sont
en fait des témoignages d’attention ou d’affection, des manières de faire valoir sous apparence de
débiner, d’assumer sous apparence de condamner – bien qu’elles puissent aussi servir à mettre à
l’épreuve ceux qui voudraient prendre des distances avec le groupe.

Trois manières de se distinguer

L’opposition principale entre les goûts de luxe et les goûts de nécessité se spécifie en autant
d’oppositions qu’il y a de manières différentes d’affirmer sa distinction par rapport à la classe ouvrière
et à ses besoins primaires, ou, ce qui revient au même, de pouvoirs permettant de tenir à distance la
nécessité. Ainsi, dans la classe dominante, on peut, pour simplifier, distinguer trois structures des
consommations distribuées en trois postes principaux, alimentation, culture et dépenses de présentation
de soi et de représentation (vêtement, soins de beauté, articles de toilette, personnel de service). Ces
structures revêtent des formes strictement inverses – comme les structures de leur capital – chez les
professeurs et chez les industriels ou les gros commerçants : tandis que ceux-ci ont des consommations
alimentaires exceptionnellement élevées (plus de 37 % du budget), des dépenses culturelles très faibles
et des dépenses de présentation et de représentation moyennes, les premiers, dont la dépense totale
moyenne est plus réduite, ont des dépenses alimentaires faibles (inférieures, relativement, à celles des
ouvriers), des dépenses de présentation et de représentation restreintes (avec des dépenses de santé qui
sont parmi les plus élevées) et des dépenses culturelles (livres, journaux, spectacles, sports, jouets
« musique, radio et électrophone) relativement fortes. Aux uns comme aux autres s’opposent les
membres des professions libérales, qui consacrent à l’alimentation une part de leur budget égale à celle
des professeurs (24,4 %) pour une dépense globale beaucoup plus élevée (57.122 F au lieu de 40.884 F),
et dont les frais de présentation et de représentation dépassent de loin ceux de toutes les autres fractions,

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surtout si l’on y adjoint les dépenses en personnel de service, tandis que leurs dépenses culturelles sont
plus faibles que celles des professeurs (ou mêmes des ingénieurs et des cadres supérieurs, qui se situent
à mi-chemin entre les professeurs et les professions libérales, quoique plus près de celles-ci, pour
presque toutes les consommations).

« * alimentation : y compris repas au restaurant ou à la cantine.


** présentation : vêtements, chaussures, réparations et nettoyage, articles de toilette, coiffure, employés
de maison.
*** culture : livres, journaux, papeterie, disques, sport, jouets, musique, spectacles.
Structure des dépenses chez les professeurs, professions libérales, industriels et gros commerçants

On peut préciser le système des différences en regardant de plus près comment se distribuent
les consommations alimentaires : les industriels et les commerçants diffèrent profondément, sur ce point,
des membres des professions libérales et, a fortiori, des professeurs, en raison de l’importance qu’ils
accordent aux produits à base de céréales (notamment à la pâtisserie), aux vins, aux conserves de viande,
au gibier, et de la part relativement faible qu’ils laissent à la viande et aux fruits et légumes frais. Les
professeurs dont les dépenses alimentaires ont une structure presque identique à celle des employés de
bureau consacrent plus que toutes les autres fractions au pain, aux laitages, au sucre, aux confitures, aux
boissons non alcoolisées, toujours moins aux vins et aux alcools et nettement moins que les professions
libérales aux produits chers, comme les viandes – et surtout les plus chères d’entre elles, comme le
mouton et l’agneau –, les fruits et les légumes frais. Quant aux professions libérales, elles se distinguent
surtout par la part importante de leurs dépenses qui va à des produits chers et en particulier aux viandes
(18,3 % des dépenses d’alimentation) et surtout aux plus chères d’entre elles (veau, agneau, mouton),
aux légumes et aux fruits frais, aux poissons et crustacés, aux fromages et aux apéritifs.
Ainsi, lorsqu’on va des ouvriers aux patrons du commerce et de l’industrie, en passant par les
contremaîtres et les artisans et les petits commerçants, le frein économique tend à se relâcher sans que
change le principe fondamental des choix de consommation : l’opposition entre les deux extrêmes
s’établit alors entre le pauvre et le (nouveau) riche, entre la « bouffe » et la « grande bouffe » ; les
nourritures consommées sont de plus en plus riches (c’est-à-dire à la fois coûteuses et riches en calories)

32
et de plus en plus lourdes (gibier, foie gras). Au contraire, le goût des professions libérales ou des cadres
supérieurs constitue négativement le goût populaire comme goût du lourd, du gras, du grossier, en
s’orientant vers le léger, le fin, le raffiné : l’abolition des freins économiques s’accompagne du
renforcement des censures sociales qui interdisent la grossièreté et la grosseur au profit de la distinction
et de la minceur. Le goût des nourritures rares et aristocratiques incline à une cuisine de tradition, riche
en produits chers ou rares (légumes frais, viandes, etc.). Enfin, les professeurs, plus riches en capital
culturel qu’en capital économique, et portés de ce fait aux consommations ascétiques dans tous les
domaines, s’opposent quasi consciemment, par une recherche de l’originalité au moindre coût
économique qui oriente vers l’exotisme (cuisine italienne, chinoise, etc.) et le populisme culinaire (plats
paysans), aux (nouveaux) riches et à leurs nourritures riches, vendeurs et consommateurs de « grosse
bouffe », ceux que l’on appelle parfois les « gros », gros de corps et grossiers d’esprit, qui ont les moyens
économiques d’affirmer avec une arrogance perçue comme « vulgaire » un style de vie resté très proche,
en matière de consommations économiques et culturelles, de celui des classes populaires.
Il va de soi qu’on ne peut autonomiser les consommations alimentaires, surtout saisies à travers
les seuls produits consommés, par rapport à l’ensemble du style de vie : ne serait-ce que parce que le
goût en matière de plats (…) est associé, par l’intermédiaire du mode de préparation, à toute la
représentation de l’économie domestique et de la division du travail entre les sexes, le goût pour les
plats cuisinés (pot-au-feu, blanquette, daube) qui demandent un fort investissement de temps et d’intérêt
étant en affinité avec une conception traditionnelle du rôle féminin : c’est ainsi que l’opposition est
particulièrement marquée, sous ce rapport, entre les classes populaires et les fractions dominées de la
classe dominante où les femmes, dont le travail a une forte valeur marchande (ce qui contribue sans
doute à expliquer qu’elles aient une plus haute idée de leur valeur), entendent consacrer en priorité leur
temps libre au soin des enfants et à la transmission du capital culturel et tendent à mettre en question la
division traditionnelle du travail entre les sexes ; la recherche de l’économie de temps et de travail dans
la préparation se conjugue avec la recherche de la légèreté et de la faible teneur en calories des produits
pour incliner vers les grillades et les crudités (les « salades composées ») et aussi vers les produits et les
plats surgelés, les yaourts et les laitages sucrés, autant de choix qui sont aux antipodes des plats
populaires, dont le plus typique est le pot-au-feu, fait de viande à bon marché et bouillie – par opposition
à grillée ou rôtie –, mode de cuisson inférieur qui demande surtout du temps. Ce n’est pas par hasard
que cette forme de cuisine – on dit d’une femme qui se consacre entièrement à son foyer qu’elle est
« pot-au-feu » – symbolise un état de la condition féminine et de la division du travail entre les sexes
comme les pantoufles que l’on chausse avant le dîner symbolisent le rôle complémentaire dévolu à
l’homme4.

4
Ce sont les petits patrons de l’industrie et du commerce, incarnation de l’« épicier » traditionnellement vomi par
les artistes, qui disent le plus souvent (60 %) chausser leurs pantoufles tous les jours avant le dîner tandis que les
membres des professions libérales et les cadres supérieurs sont les plus enclins à rejeter ce symbole petit-bourgeois
(35 % disent ne jamais le faire). Quant aux ouvrières et aux paysannes, le fait qu’elles se distinguent par une

33
Le goût en matière alimentaire dépend aussi de l’idée que chaque classe se fait du corps et des
effets de la nourriture sur le corps, c’est-à-dire sur sa force, sa santé et sa beauté, et des catégories qu’elle
emploie pour évaluer ces effets, certains d’entre eux pouvant être retenus par une classe qui sont ignorés
par une autre, et les différentes classes pouvant établir des hiérarchies très différentes entre les différents
effets : c’est ainsi que là où les classes populaires, plus attentives à la force du corps (masculin) qu’à sa
forme, tendent à rechercher des produits à la fois bon marché et nourrissants, les professions libérales
donneront leur préférence à des produits savoureux, bons pour la santé, légers et ne faisant pas grossir.
Culture devenue nature, c’est-à-dire incorporée, classe faite corps, le goût contribue à faire le corps de
classe : principe de classement incorporé qui commande toutes les formes d’incorporation, il choisit et
modifie tout ce que le corps ingère, digère, assimile, physiologiquement et psychologiquement. Il
s’ensuit que le corps est l’objectivation la plus irrécusable du goût de classe, qu’il manifeste de plusieurs
façons. D’abord dans ce qu’il a de plus naturel en apparence, c’est-à-dire dans les dimensions (volume,
taille, poids, etc.) et les formes (rondes ou carrées, raides ou souples, droites ou courbes, etc.) de sa
conformation visible, où s’exprime de mille façons tout un rapport au corps, c’est-à-dire une manière de
traiter le corps, de le soigner, de le nourrir, de l’entretenir, qui est révélatrice des dispositions les plus
profondes de l’habitus : c’est en effet au travers des préférences en matière de consommation alimentaire
qui peuvent se perpétuer au-delà de leurs conditions sociales de production (comme en d’autres
domaines un accent, une démarche, etc.), et aussi bien sûr au travers des usages du corps dans le travail

consommation particulièrement forte de pantoufles témoigne sans doute de tout le rapport au corps, à la toilette et
à la cosmétique qu’implique le repliement sur la maison et la vie domestique (on sait par exemple que les femmes
d’artisans ou de commerçants et d’ouvriers sont les plus portées à dire qu’elles se guident surtout, dans le choix
de leur vêtement, par le souci de plaire à leur mari).

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et dans le loisir qui en sont solidaires, que se détermine la distribution entre les classes des propriétés
corporelles.
La médiation par laquelle s’établit la définition sociale des nourritures convenables n’est pas
seulement la représentation quasi consciente de la configuration approuvée du corps perçu, et en
particulier de sa grosseur ou de sa minceur. C’est, plus profondément, tout le schéma corporel, et en
particulier la manière de tenir le corps dans l’acte de manger, qui est au principe de la sélection de
certaines nourritures. Ainsi par exemple si le poisson est, dans les classes populaires, une nourriture peu
convenable pour les hommes, ce n’est pas seulement parce qu’il s’agit d’une nourriture légère, qui ne
tient pas au corps, et qu’on ne prépare, en fait, que pour des raisons hygiéniques, c’est-à-dire pour les
malades et pour les enfants ; c’est aussi qu’il fait partie, avec les fruits (bananes exceptées), de ces choses
délicates qui ne peuvent être manipulées par des mains d’homme et devant lesquelles l’homme est
comme un enfant (c’est la femme qui, se plaçant dans un rôle maternel, comme elle fait dans tous les
cas semblables, se chargera de préparer le poisson dans l’assiette ou de peler la poire) ; mais c’est
surtout qu’il demande à être mangé d’une façon qui contredit en tout la manière proprement masculine
de manger, c’est-à-dire avec retenue, par petites bouchées, en mastiquant légèrement, avec le devant de
la bouche, sur le bout des dents (pour les arêtes). C’est bien toute l’identité masculine, – ce que l’on
appelle la virilité –, qui est engagée dans ces deux manières de manger, du bout des lèvres et par petits
morceaux, comme les femmes à qui il convient de chipoter, ou à pleine bouche, à pleines dents et par
grosses bouchées, comme il convient aux hommes, au même titre qu’elle est engagée dans les deux
manières, parfaitement homologues, de parler, avec le devant de la bouche ou avec toute la bouche, et
en particulier le fond de la bouche, la gorge (selon l’opposition, déjà notée ailleurs, entre la bouche, la
fine bouche, la bouche pincée, ou les lèvres, et la gueule, – fort en gueule, coup de gueule, engueuler et
aussi « s’en foutre plein la gueule »). Cette opposition se retrouverait dans tous les usages du corps, et
en particulier dans les plus insignifiants en apparence, qui, à ce titre, sont prédisposés à servir de pense-
bête où sont déposées les valeurs les plus profondes du groupe, ses « croyances » les plus fondamentales.
Il serait facile de montrer par exemple que les Kleenex, qui demandent qu’on prenne son nez
délicatement, sans trop appuyer et qu’on se mouche en quelque sorte du bout du nez, par petits coups,
sont au grand mouchoir de tissu, dans lequel on souffle très fort d’un coup et à grand bruit, en plissant
les yeux dans l’effort et en se tenant le nez à pleins doigts, ce que le rire retenu dans ses manifestations
visibles et sonores est au rire à gorge déployée, que l’on pousse avec tout le corps, en plissant le nez, en
ouvrant grande la bouche et en prenant son souffle très profond (« j’étais plié en deux »), comme pour
amplifier au maximum une expérience qui ne souffre pas d’être contenue, et d’abord parce qu’elle doit
être partagée, donc clairement manifestée à l’intention des autres. Et la philosophie pratique du corps
masculin comme une sorte de puissance, grande, forte, aux besoins énormes, impérieux et brutaux, qui
s’affirme dans toute la manière masculine de tenir le corps, et en particulier devant les nourritures, est
aussi au principe de la division des nourritures entre les sexes, division reconnue, tant dans les pratiques
que dans le discours, par les deux sexes. Il appartient aux hommes de boire et de manger plus, et des

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nourritures plus fortes, à leur image. Ainsi à l’apéritif, les hommes seront servis deux fois (et plus si
c’est fête) et par grandes rasades, dans de grands verres (le succès du Ricard ou du Pernod tenant sans
doute pour beaucoup au fait qu’il s’agit d’une boisson à la fois forte et abondante – pas un « dé à
coudre »), et ils laisseront les amuse-gueule (biscuits salés, cacahuètes, etc.) aux enfants et aux femmes,
qui boivent un petit verre (« il faut garder ses jambes ») d’un apéritif de leur fabrication (dont elles
échangent les recettes). De même, parmi les entrées, la charcuterie est plutôt pour les hommes, comme
ensuite le fromage, et cela d’autant plus qu’il est plus fort, tandis que les crudités sont plutôt pour les
femmes, comme la salade : ce sont les uns ou les autres qui se resserviront ou se partageront les fonds
de plats. La viande, nourriture nourrissante par excellence, forte et donnant de la force, de la vigueur,
du sang, de la santé, est le plat des hommes, qui en prennent deux fois, tandis que les femmes se servent
une petite part : ce qui ne signifie pas qu’elles se privent à proprement parler ; elles n’ont réellement pas
envie de ce qui peut manquer aux autres, et d’abord aux hommes, à qui la viande revient par définition,
et tirent une sorte d’autorité de ce qui n’est pas vécu comme une privation ; plus, elles n’ont pas le goût
des nourritures d’hommes qui, étant réputées nocives lorsqu’elles sont absorbées en trop grande quantité
par les femmes (par exemple, manger trop de viande fait « tourner le sang », procure une vigueur
anormale, donne des boutons, etc.), peuvent même susciter une sorte de dégoût.
Les différences de pure conformation sont redoublées et symboliquement accentuées par les
différences de maintien, différences dans la manière de porter le corps, de se porter, de se comporter où
s’exprime tout le rapport au monde social. À quoi s’ajoutent toutes les corrections intentionnellement
apportées à l’aspect modifiable du corps, en particulier par l’ensemble des marques cosmétiques
(coiffure, maquillage, barbe, moustache, favoris, etc.) ou vestimentaires qui, dépendant des moyens
économiques et culturels susceptibles d’y être investis, sont autant de marques sociales recevant leur
sens et leur valeur de leur position dans le système de signes distinctifs qu’elles constituent et qui est
lui-même homologue du système des positions sociales. Porteur de signes, le corps est aussi producteur
de signes qui sont marqués dans leur substance perceptible par le rapport au corps : c’est ainsi que la
valorisation de la virilité peut, à travers la manière de tenir la bouche en parlant ou de poser la voix,
déterminer toute la prononciation des classes populaires. Produit social, le corps, seule manifestation
sensible de la « personne », est communément perçu comme l’expression la plus naturelle de la nature
profonde : il n’y a pas de signes proprement « physiques », et la couleur et l’épaisseur du rouge à lèvres
ou la configuration d’une mimique, tout comme la forme du visage ou de la bouche, sont immédiatement
lues comme des indices d’une physionomie « morale », socialement caractérisée, c’est-à-dire d’états
d’âme « vulgaires » ou « distingués », naturellement « nature » ou naturellement « cultivés ». Les signes
constitutifs du corps perçu, ces produits d’une fabrication proprement culturelle qui ont pour effet de
distinguer les groupes sous le rapport du degré de culture, c’est-à-dire de distance à la nature, semblent
fondés en nature. Ce que l’on appelle la tenue, c’est-à-dire la manière légitime de tenir son corps et de
le présenter, est spontanément perçu comme un indice de tenue morale et constitue le fait de laisser au
corps son apparence « naturelle » en indice de laisser-aller, d’abandon coupable à la facilité.

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Ainsi se dessine un espace des corps de classe qui, aux hasards biologiques près, tend à
reproduire dans sa logique spécifique la structure de l’espace social. Et ce n’est donc pas par hasard que
les propriétés corporelles sont appréhendées à travers des systèmes de classement sociaux qui ne sont
pas indépendants de la distribution entre les classes sociales des différentes propriétés : les taxinomies
en vigueur tendent à opposer, en les hiérarchisant, les propriétés les plus fréquentes chez les dominants
(c’est-à-dire les plus rares) et les plus fréquentes chez les dominés. La représentation sociale du corps
propre avec laquelle chaque agent doit compter, et dès l’origine, pour élaborer sa représentation
subjective de son corps et son hexis corporelle, est ainsi obtenue par l’application d’un système de
classement social dont le principe est le même que celui des produits sociaux auquel il s’applique. Ainsi,
les corps auraient toutes les chances de recevoir un prix strictement proportionné à la position de leurs
possesseurs dans la structure de la distribution des autres propriétés fondamentales si l’autonomie de la
logique de l’hérédité biologique par rapport à la logique de l’hérédité sociale n’accordait parfois aux
plus démunis sous tous les autres rapports les propriétés corporelles les plus rares, par exemple la beauté
(que l’on dit parfois « fatale » parce qu’elle menace les hiérarchies) et si, à l’inverse, les accidents de la
biologie ne privaient parfois les « grands » des attributs corporels de leur position comme la grande taille
ou la beauté.

Sans façons ou sans gêne ?

Il est donc clair que le goût en matière alimentaire ne peut être complètement autonomisé par
rapport aux autres dimensions du rapport au monde, aux autres, au corps propre, où s’accomplit la
philosophie pratique caractéristique de chaque classe. Pour s’en convaincre, il faudrait soumettre à une
comparaison systématique la manière populaire et la manière bourgeoise de traiter la nourriture, de la
servir, de la présenter, de l’offrir, qui est infiniment plus révélatrice que la nature même des produits
concernés (…).
On pourrait, à propos des classes populaires, parler de franc-manger comme on parle de franc-
parler. Le repas est placé sous le signe de l’abondance (qui n’exclut pas les restrictions et les limites) et
surtout de la liberté : on fait des plats « élastiques », qui « abondent », comme les soupes ou les sauces,
les pâtes ou les pommes de terre (presque toujours associées aux légumes) et qui, servies à la louche ou
à la cuillère, évitent d’avoir à trop mesurer et compter – à l’opposé de tout ce qui se découpe, comme
les rôtis. Cette impression d’abondance, qui est de règle dans les occasions extraordinaires et qui vaut
toujours, dans les limites du possible, pour les hommes, dont on remplit l’assiette deux fois (privilège
qui marque l’accès du garçon au statut d’homme), a souvent pour contrepartie, dans les occasions
ordinaires, les restrictions que s’imposent le plus souvent les femmes – en prenant une part pour deux,
ou en mangeant les restes de la veille –, l’accès des jeunes filles au statut de femme se marquant au fait
qu’elles commencent à se priver. Il fait partie du statut d’homme de manger et de bien manger (et aussi
de bien boire) : on insiste particulièrement auprès d’eux, en invoquant le principe qu’ « il ne faut pas

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laisser », et le refus a quelque chose de suspect ; le dimanche, tandis que les femmes, toujours debout,
s’affairent à servir et à débarrasser la table et à laver la vaisselle, les hommes, encore assis, continuent
à boire et à manger. Ces différences très marquées entre les statuts sociaux (associés au sexe ou à l’âge)
ne s’accompagnant d’aucune différenciation pratique (telle la division bourgeoise entre la salle à manger
et l’office, où mangent les domestiques et parfois les enfants), on tend à ignorer le souci de l’ordonnance
stricte du repas : tout peut ainsi être mis sur la table à peu près en même temps (ce qui a aussi pour vertu
d’économiser des pas), en sorte que les femmes peuvent en être déjà au dessert, avec les enfants, qui
emportent leur assiette devant la télévision, pendant que les hommes finissent le plat principal ou que le
« garçon », arrivé en retard, avale sa soupe. Cette liberté, qui peut être perçue comme désordre ou laisser-
aller, est adaptée. En premier lieu, elle assure une économie d’efforts, d’ailleurs expressément
recherchée : du fait que la participation des hommes aux tâches ménagères est exclue, et au premier chef
par les femmes, qui se sentiraient déshonorées de les voir dans un rôle exclu de leur définition, tous les
moyens sont bons pour minimiser « les frais ». On peut ainsi, au café, se contenter d’une cuillère à café
que l’on passe au voisin, après l’avoir secouée, pour qu’il « tourne son sucre » à son tour. Mais on ne
s’accorde ces économies d’efforts que parce qu’on se sent et se veut entre soi, chez soi, en famille, ce
qui exclut précisément que l’on fasse des manières : par exemple, on peut, pour faire l’économie des
assiettes à dessert, découper – tout en plaisantant pour marquer qu’il s’agit d’une transgression qu’on
« peut se permettre » – des assiettes de fortune dans la boîte à gâteaux, et le voisin qu’on a invité au
dessert recevra aussi son morceau de carton (lui présenter une assiette reviendrait à l’exclure) comme
un témoignage de la familiarité où l’on est avec lui. De même, on ne change pas les assiettes entre les
plats. L’assiette à soupe, que l’on nettoie avec le pain, peut ainsi servir jusqu’à la fin du repas. La
maîtresse de maison ne manque pas de proposer de « changer les assiettes », en repoussant déjà sa chaise
d’une main et en tendant l’autre vers l’assiette de son voisin, mais tout le monde se récrie (« ça se
mélange dans le ventre ») et si elle insistait, elle aurait l’air de vouloir exhiber sa vaisselle (ce qu’on lui
accorde lorsque quelqu’un vient de la lui offrir) ou de traiter ses invités en étrangers, comme on fait
parfois sciemment avec des intrus ou des pique-assiette connus pour ne jamais « rendre », que l’on veut
remettre à distance en changeant les assiettes malgré leurs protestations, en ne riant pas à leurs
plaisanteries ou en rabrouant les enfants sur leur tenue (« mais non, laissez-les faire, ils peuvent bien... »,
diront les invités ; « il est temps qu’ils sachent se tenir » répondront les parents). La racine commune de
toutes ces « licences » que l’on s’accorde est sans doute le sentiment qu’on ne va pas, en plus, s’imposer
des contrôles, des contraintes et des restrictions délibérés – et cela en matière de nourriture, besoin
primaire et revanche –, et au sein même de la vie domestique, seul asile de liberté, alors qu’on est de
tous côtés et tout le reste du temps soumis à la nécessité.
Au « franc-manger » populaire, la bourgeoisie oppose le souci de manger dans les formes. Les
formes, ce sont d’abord des rythmes, qui impliquent des attentes, des retards, des retenues ; on n’a jamais
l’air de se précipiter sur les plats, on attend que le dernier à se servir ait commencé à manger, on se sert
et ressert discrètement. On mange dans l’ordre et toute coexistence de mets que l’ordre sépare, rôti et

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poisson, fromage et dessert, est exclue : par exemple, avant de servir le dessert, on enlève tout ce qui
reste sur la table, jusqu’à la salière, et on balaie les miettes. Cette manière d’introduire la rigueur de la
règle jusque dans le quotidien (on se rase et on s’habille chaque jour dès le matin, et pas seulement pour
« sortir »), d’exclure la coupure entre le chez soi et le dehors, le quotidien et l’extra-quotidien (associé,
pour les classes populaires, au fait de s’endimancher) ne s’explique pas seulement par la présence au
sein du monde familial et familier de ces étrangers que sont les domestiques et les invités. Elle est
l’expression d’un habitus d’ordre, de tenue et de retenue qui ne saurait être abdiqué. Et cela d’autant
moins que le rapport à la nourriture – le besoin et le plaisir primaires par excellence – n’est qu’une
dimension du rapport bourgeois au monde social : l’opposition entre l’immédiat et le différé, le facile et
le difficile, la substance ou la fonction et la forme, qui s’y exprime de manière particulièrement éclatante,
est au principe de toute esthétisation des pratiques et de toute esthétique. À travers toutes les formes et
tous les formalismes qui se trouvent imposés à l’appétit immédiat, ce qui est exigé – et inculqué – ce
n’est pas seulement une disposition à discipliner la consommation alimentaire par une mise en forme
qui est aussi une censure douce, indirecte, invisible (en tout opposée à l’imposition brutale de privations)
et qui est partie intégrante d’un art de vivre, le fait de manger dans les formes étant par « exemple une
manière de rendre hommage aux hôtes et à la maîtresse de maison, dont on respecte les soins et le travail
en respectant l’ordonnance rigoureuse du repas. C’est aussi tout un rapport à la nature animale, aux
besoins primaires et au vulgaire qui s’y abandonne sans frein ; c’est une manière de nier la
consommation dans sa signification et sa fonction primaires, essentiellement communes, en faisant du
repas une cérémonie sociale, une affirmation de tenue éthique et de raffinement esthétique. La manière
de présenter la nourriture et de la consommer, l’ordonnance du repas et la disposition des couverts,
strictement différenciés selon la suite des plats et disposés pour l’agrément de la vue, la présentation
même des plats, considérés autant dans leur composition selon la forme et la couleur à la façon d’œuvres
d’art que dans leur seule substance consommable, l’étiquette régissant la tenue, le maintien, la manière
de servir ou de se servir et d’user des différents ustensiles, la disposition des convives, soumise à des
principes très stricts, mais toujours euphémisés, de hiérarchisation, la censure imposée à toutes les
manifestations corporelles de l’acte « (comme les bruits) ou du plaisir de manger (comme la
précipitation), le raffinement même des choses consommées dont la qualité prime la quantité (c’est vrai
aussi bien du vin que des plats), tout ce parti de stylisation tend à déplacer l’accent de la substance et la
fonction vers la forme et la manière, et, par-là, à nier ou mieux, à dénier la réalité grossièrement
matérielle de l’acte de consommation et des choses consommées ou, ce qui revient au même, la
grossièreté bassement matérielle de ceux qui s’abandonnent aux satisfactions immédiates de la
consommation alimentaire (…).
On pourrait réengendrer toutes les oppositions entre les deux manières antagonistes de traiter la
nourriture et l’acte de manger à partir de l’opposition entre la forme et la substance : dans un cas la
nourriture est revendiquée dans sa vérité de substance nourrissante, qui tient au corps et qui donne de la
force (ce qui incline à privilégier les nourritures lourdes, grasses et fortes, dont le paradigme est le porc,

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gras et salé, antithèse du poisson, maigre, léger et fade) ; dans l’autre cas, la priorité donnée à la forme
(du corps par exemple) et aux formes porte à reléguer au second plan la recherche de la force et le souci
de la substance et à reconnaître la vraie liberté dans l’ascèse élective d’une règle à soi-même prescrite.
Et montrer que deux visions du monde antagonistes, deux mondes, deux représentations de l’excellence
humaine sont enfermées dans cette matrice : la substance – ou la matière – c’est ce qui est substantiel,
au sens premier de nourrissant mais aussi de réel, par opposition à toutes les apparences, tous les
(beaux) gestes, bref tout ce qui est, comme on dit, purement symbolique ; c’est la réalité contre le toc,
le simili, la poudre aux yeux ; c’est le petit bistrot qui ne paie pas de mine avec ses tables de marbre et
ses nappes de papier mais où on en a pour son argent et où on n’est pas payé en monnaie de singe comme
dans les restaurants à chichis ; c’est l’être contre le paraître, la nature (« il est nature ») et le naturel, la
simplicité (à la bonne franquette, sans façons, sans cérémonie), contre les embarras, les mines, les
simagrées, les manières et les façons, toujours soupçonnés de n’être qu’un substitut de la substance,
c’est-à-dire de la sincérité, du sentiment, de ce qui est senti et qui se prouve par les actes ; c’est le franc-
parler et la politesse du cœur qui font le vrai « chic type », carré, entier, honnête, droit, franc, tout d’une
pièce, par opposition à tout ce qui est de pure forme, à tout ce que l’on ne fait que pour la forme (« du
bout des lèvres ») et à la politesse des mots (« trop poli pour être honnête ») ; c’est la liberté et le refus
des complications, par opposition au respect des formes spontanément perçues comme instruments de
distinction et de pouvoir. Sur ces morales, ces visions du monde, il n’est pas de point de vue neutre : là
où les uns voient le sans-gêne, le laisser-aller, les autres voient l’absence de façons, de prétention ; la
familiarité est pour les uns la forme la plus absolue de reconnaissance, l’abdication de toute distance,
l’abandon confiant, la relation d’égal à égal ; pour les autres, qui veillent à ne pas se familiariser,
l’inconvenance de façons trop libres.
Le réalisme populaire qui porte à réduire les pratiques à la vérité de leur fonction, à faire ce que
l’on fait, à être ce que l’on est (« moi, je suis comme ça »), « sans se raconter des histoires » (« c’est
comme ça ») et le matérialisme pratique qui incline à censurer l’expression des sentiments ou à conjurer
l’émotion par des violences ou des grossièretés sont l’antithèse à peu près parfaite de la dénégation
esthétique qui, par une sorte d’hypocrisie essentielle (visible par exemple dans l’opposition entre la
pornographie et l’érotisme), masque, par le primat conféré à la forme, l’intérêt accordé à la fonction, et
porte à faire ce que l’on fait comme si on ne le faisait pas.

Pierre Bourdieu, La distinction. Critique social du jugement, Paris, Minuit, « Le sens commun »,
1979, p. 267 – 271.

Le sens social trouve ses repères dans le système de signes indéfiniment redondants les uns par
rapport aux autres dont chaque corps est porteur, vêtement, prononciation, maintien, démarche,
manières, et qui, inconsciemment enregistrés, sont au fondement des « antipathies » ou des
« sympathies » : les « affinités électives » les plus immédiates en apparence reposent toujours pour une

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part sur le déchiffrement inconscient de traits expressifs dont chacun ne prend son sens et sa valeur qu’à
l’intérieur du système de ses variations selon les classes (il suffit de penser aux formes du rire ou du
sourire que recense le langage commun). Le goût est ce qui apparie et apparente des choses et des
personnes qui vont bien ensemble, qui se conviennent mutuellement. Il n’est sans doute pas d’attestation
plus indiscutable de cette sorte de sens immédiat des compatibilités et des incompatibilités sociales que
l’endogamie de classe ou même de fraction de classe, qui est presqu’aussi rigoureusement assurée par
le libre jeu de l’élection amoureuse que par les interventions expresses des familles (…)
Le goût assortit ; il marie les couleurs et aussi les personnes, qui font les « couples bien
assortis », et d’abord sous le rapport des goûts. Tous les actes de cooptation qui sont au fondement des
« groupes primaires » sont des actes de connaissance des autres en tant qu’ils sont sujets d’actes de
connaissance ou, dans un langage moins intellectualiste, des opérations de repérage (particulièrement
visibles dans les premières rencontres) par lesquelles un habitus s’assure de son affinité avec d’autres
habitus. On comprend ainsi l’étonnante harmonie des couples ordinaires qui, assortis souvent dès
l’origine, s’assortissent progressivement par une sorte d’acculturation mutuelle. Ce repérage de l’habitus
par l’habitus est au principe des affinités immédiates qui orientent les rencontres sociales, décourageant
les relations socialement discordantes, encourageant les relations assorties, sans que ces opérations aient
jamais à se formuler autrement que dans le langage socialement innocent de la sympathie ou de
l’antipathie. L’extrême improbabilité de la rencontre singulière entre les personnes singulières, qui
masque la probabilité des hasards substituables, porte à vivre l’élection mutuelle comme un hasard
heureux, coïncidence qui mime la finalité (« parce que c’était lui, parce que c’était moi »), redoublant
ainsi le sentiment du miracle.
Ceux que nous trouvons à notre goût mettent dans leurs pratiques un goût qui n’est pas différent
de celui que nous mettons en œuvre dans la perception de leurs pratiques. Deux personnes ne peuvent
se donner une meilleure preuve de l’affinité de leurs goûts que le goût qu’elles ont l’une pour l’autre.
Comme l’amateur d’art se sent constitué en raison d’être de sa trouvaille, qui semble avoir existé de
toute éternité dans l’attente du regard du « découvreur », ceux qui s’aiment se sentent « justifiés
d’exister » (…) c’est-à-dire « faits l’un pour l’autre », constitués en fin et en raison d’être d’une autre
existence tout entière suspendue à leur propre existence, donc acceptés, assumés, reconnus dans ce qu’ils
ont de plus contingent, une manière de rire ou de parler, bref légitimés dans l’arbitraire d’une manière
d’être et de faire, d’un destin biologique et social. (…)

Pierre Bourdieu, La distinction. Critique social du jugement, Paris, Minuit, « Le sens commun »,
1979, p. 544 – 553.

Le goût est une disposition acquise à « différencier » et « apprécier » (…), ou, si l’on préfère, à
établir ou à marquer des différences par une opération de distinction qui n’est pas (ou pas
nécessairement) une connaissance distincte au sens de X, puisqu’elle assure la reconnaissance (au sens

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ordinaire) de l’objet sans impliquer la connaissance des traits distinctifs qui le définissent en propre5.
Les schèmes de l’habitus, formes de classification originaires, doivent leur efficacité propre au fait qu’ils
fonctionnent en deçà de la conscience et du discours, donc hors des prises de l’examen et du contrôle
volontaire : orientant pratiquement les pratiques, ils enfouissent ce que l’on appellerait à tort des valeurs
dans les gestes les plus automatiques ou dans les techniques du corps les plus insignifiantes en
apparence, comme les tours de main ou les façons de marcher, de s’asseoir ou de se moucher, les
manières de tenir la bouche en mangeant ou en parlant, et engagent les principes les plus fondamentaux
de la construction et de l’évaluation du monde social, ceux qui expriment le plus directement la division
du travail (entre les classes, les classes d’âge et les sexes) ou la division du travail de domination, dans
des divisions des corps et des rapports au corps (…). Maîtrise pratique des distributions qui permet de
sentir ou de pressentir ce qui a des chances d’advenir ou de ne pas advenir et, inséparablement, de
convenir ou de ne pas convenir à un individu occupant telle ou telle position dans l’espace social, le
goût, fonctionnant comme une sorte de sens de l’orientation sociale (sense of one’s place), oriente les
occupants d’une place déterminée dans l’espace social vers les positions sociales ajustées à leurs
propriétés, vers les pratiques ou les biens qui conviennent aux occupants de cette position, qui leur
« vont » ; il implique une anticipation pratique de ce que le sens et la valeur sociale de la pratique ou du
bien choisi seront probablement étant donné leur distribution dans l’espace social et la connaissance
pratique que les autres agents ont de la correspondance entre les biens et les groupes. (…)
Les structures cognitives que les agents sociaux mettent en œuvre pour connaître pratiquement
le monde social sont des structures sociales incorporées. La connaissance pratique du monde social que
suppose la conduite « raisonnable » dans ce monde met en œuvre des schèmes classificatoires (ou, si
l’on préfère, des « formes de classification », des « structures mentales », des « formes symboliques »,
(…)), schèmes historiques de perception et d’appréciation qui sont le produit de la division objective en
classes (classes d’âge, classes sexuelles, classes sociales) et qui fonctionnent en deçà de la conscience
et du discours. Étant le produit de l’incorporation des structures fondamentales d’une société, ces
principes de division sont communs à l’ensemble des agents de cette société et rendent possibles la
production d’un monde commun et sensé, d’un monde de sens commun. (…)
Ainsi, par l’intermédiaire des conditionnements différenciés et différenciateurs qui sont associés
aux différentes conditions d’existence, par l’intermédiaire des exclusions et des inclusions, des unions
(mariages, liaisons, alliances, etc.) et des divisions (incompatibilités, ruptures, luttes, etc.) qui sont au
principe de la structure sociale et de l’efficacité structurante qu’elle exerce, par l’intermédiaire aussi de
toutes les hiérarchies et de toutes les classifications qui sont inscrites dans les objets (notamment les

5
Il est remarquable que, pour illustrer l’idée de connaissance claire mais confuse, X évoque, outre l’exemple des
couleurs, des saveurs et des odeurs que nous savons distinguer « par le simple témoignage des sens et non par des
marques énonçables », celui des peintres et des artistes qui, capables de reconnaître une œuvre bien ou mal faite,
ne peuvent justifier leur jugement sinon en invoquant la présence ou l’absence d’« un je ne sais quoi ».

42
œuvres culturelles), dans les institutions (par exemple le système scolaire) ou, simplement, dans le
langage, par l’intermédiaire enfin de tous les jugements, verdicts, classements, rappels à l’ordre,
qu’imposent les institutions spécialement aménagées à cette fin, comme la famille ou le système
scolaire, ou qui surgissent continûment des rencontres et des interactions de l’existence ordinaire, l’ordre
social s’inscrit progressivement dans les cerveaux. Les divisions sociales deviennent principes de
division, qui organisent la vision du monde social. Les limites objectives deviennent sens des limites,
anticipation pratique des limites objectives acquise par l’expérience des limites objectives, sense of one’s
place qui porte à s’exclure (biens, personnes, lieux, etc.) de ce dont on est exclu.
Le propre du sens des limites est d’impliquer l’oubli des limites. Un des effets les plus
importants de la correspondance entre les divisions réelles et les principes de division pratiques, entre
les structures sociales et les structures mentales, est sans aucun doute le fait que l’expérience première
du monde social est celle de la doxa, adhésion aux relations d’ordre qui, parce qu’elles fondent
inséparablement le monde réel et le monde pensé, sont acceptées comme allant de soi. La perception
première du monde social, loin d’être un simple reflet mécanique, est toujours un acte de connaissance
qui fait intervenir des principes de construction extérieurs à l’objet construit saisi dans son immédiateté,
mais qui, faute d’enfermer la maîtrise de ces principes et de leur relation à l’ordre réel qu’ils
reproduisent, est un acte de méconnaissance, impliquant la forme la plus absolue de reconnaissance de
l’ordre social. Mettant en œuvre pour apprécier la valeur de leur position et de leurs propriétés un
système de schèmes de perception et d’appréciation qui n’est autre chose que l’incorporation des lois
objectives selon lesquelles se constitue objectivement leur valeur, les dominés tendent d’abord à
s’attribuer ce que la distribution leur attribue, refusant ce qui leur est refusé « (« ce n’est pas pour
nous »), se contentant de ce qui leur est octroyé, mesurant leurs espérances à leurs chances, se définissant
comme l’ordre établi les définit, reproduisant dans le verdict qu’ils portent sur eux-mêmes le verdict que
porte sur eux l’économie, se vouant en un mot à ce qui leur revient en tout cas, acceptant d’être ce qu’ils
ont à être, « modestes », « humbles » et « obscurs ». On voit la contribution décisive qu’apporte à la
conservation de l’ordre social ce que X appelait le « conformisme logique », c’est-à-dire l’orchestration
des catégories de perception du monde social qui, étant ajustées aux divisions de l’ordre établi (et, par
là, aux intérêts de ceux qui le dominent) et communes à tous les esprits structurés conformément à ces
structures, s’imposent avec toutes les apparences de la nécessité objective. (…)
(…) Ce sens du jeu social qui, comme le dit bien le mot de goût, à la fois « faculté de percevoir
les saveurs » et « capacité de juger des valeurs esthétiques », est la nécessité sociale devenue nature,
convertie en schèmes moteurs et en automatismes corporels. Tout se passe comme si les
conditionnements sociaux attachés à une condition sociale tendaient à inscrire le rapport au monde social
dans un rapport durable et généralisé au corps propre, une manière de tenir son corps, de le présenter
aux autres, de le mouvoir, de lui faire une place, qui donne au corps sa physionomie sociale. Dimension
fondamentale du sens de l’orientation sociale, l’hexis corporelle est une manière pratique d’éprouver et
d’exprimer le sens que l’on a, comme on dit, de sa propre valeur sociale : le rapport que l’on entretient

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avec le monde social et la place que l’on s’y attribue ne se déclare jamais aussi bien qu’à travers l’espace
et le temps que l’on se sent en droit de prendre aux autres, et, plus précisément, la place que l’on occupe
avec son corps dans l’espace physique, par un par un maintien et des gestes assurés ou réservés, amples
ou étriqués (on dit très bien de quelqu’un qui fait l’important qu’il fait du volume) et avec sa parole dans
le temps, par la part du temps d’interaction que l’on s’approprie et par la manière, assurée ou agressive,
désinvolte ou inconsciente, de se l’approprier.
Il n’est pas de meilleure image de la logique de la socialisation, qui traite le corps comme pense-
bête, que ces complexes de gestes, de postures corporelles et de mots – simples interjections ou lieux
communs particulièrement usés –, dans lesquels il suffit d’entrer, comme dans un personnage de théâtre,
pour voir resurgir, par la vertu évocatrice de la mimesis corporelle, un monde de sentiments et
d’expériences tout préparés. Surchargés de significations et de valeurs sociales, les actes élémentaires
de la gymnastique corporelle et, tout particulièrement, l’aspect proprement sexuel, donc biologiquement
préconstruit de cette gymnastique, fonctionnent comme les plus fondamentales des métaphores,
capables d’évoquer tout un rapport au monde, « hautain » ou « soumis », « rigide » ou « souple »,
« ample » ou « étroit », et par là tout un monde. « Les « choix » pratiques du sens de l’orientation
sociale ne supposent pas (…) la représentation des possibles (…), choix en acte qui ne supposent pas
des actes de choix.

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Séance 4 : Habitus et espace des styles de vie (II)

Pierre Bourdieu, La distinction. Critique social du jugement, Paris, Minuit, « Le sens commun »,
1979, p. 222 – 248.

Mais la nourriture, que les classes populaires rangent du côté de la substance et de l’être tandis
que la bourgeoisie (…) y introduit déjà les catégories de la forme, du paraître (…). Et l’inversion de la
part accordée à la nourriture et au vêtement dans les classes populaires, qui consacrent la priorité à l’être,
et les classes moyennes, où surgit le souci du paraître, est l’indice d’un renversement de toute la vision
du monde. Les classes populaires font du vêtement un usage réaliste ou, si l’on préfère, fonctionnaliste.
Privilégiant la substance et la fonction par rapport à la forme, elles en veulent, si l’on peut dire, pour
leur argent, choisissent quelque chose « qui fait de l’usage ». Ignorant le souci bourgeois d’introduire la
tenue dans l’univers domestique, lieu de la liberté, du tablier et des pantoufles (pour les femmes), du
torse nu ou du tricot de corps (pour les hommes), elles marquent peu la distinction entre les vêtements
de dessus, visibles, destinés à être vus, et les vêtements de dessous, invisibles ou cachés, à l’inverse des
classes moyennes, qui commencent à s’inquiéter, au moins à l’extérieur et dans le travail (auquel les
femmes ont plus souvent accès), de l’apparence extérieure, vestimentaire et cosmétique.
C’est ainsi qu’(…) on retrouve, dans l’ordre du vêtement masculin (…) l’équivalent des grandes
oppositions constatées en matière de cuisine. Dans la première dimension de l’espace, la coupure passe,
ici encore, entre les employés et les ouvriers et se marque en particulier par l’opposition entre la blouse
grise et le bleu, entre les chaussures de ville et les mocassins, les kickers ou les baskets, plus décontractés
(sans parler de la robe de chambre que les employés achètent 3,5 fois plus que les ouvriers).
L’accroissement, très marqué en quantité comme en qualité, de tous les achats de vêtements masculins,
se résume dans l’opposition entre le complet, apanage du cadre supérieur, et le bleu de travail, marque
distinctive de l’agriculteur et de l’ouvrier (il est à peu près ignoré des autres groupes, artisans exceptés) ;
ou encore entre le manteau qui, toujours plus rare que le manteau féminin, est nettement plus répandu
chez les cadres supérieurs que dans les autres classes, et la canadienne ou le blouson, qui sont portés
surtout par les paysans et les ouvriers (…).
Chez les femmes qui, dans toutes les catégories (agriculteurs et salariés agricoles exceptés), ont
des dépenses supérieures à celles des hommes (avec un écart particulièrement marqué chez les cadres
moyens, les cadres supérieurs et les professions indépendantes ou dans les hauts revenus), le nombre
d’achats augmente à mesure qu’on s’élève dans la hiérarchie sociale, l’écart étant maximum pour les
tailleurs, les ensembles (articles chers) et moindre pour les robes et surtout les jupes et les vestes. On
observe entre le manteau, de plus en plus fréquent quand on s’élève dans la hiérarchie sociale, et
l’imperméable, qui « fait tous les usages », une opposition analogue à celle qui s’établit chez les hommes
entre le manteau et le blouson. L’usage de la blouse ou du tablier qui, dans les classes populaires, est

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une sorte de tenue de fonction de la ménagère, croît fortement quand on descend dans la hiérarchie
sociale (à l’inverse de la robe de chambre, à peu près inconnue du monde rural et ouvrier). (…)
L’intérêt que les différentes classes accordent à la présentation de soi, l’attention qu’elles lui
portent, la conscience qu’elles ont des profits qu’elle apporte et les investissements de temps, d’efforts,
de privations, de soins qu’elles lui consentent réellement sont proportionnés aux chances de profits
matériels ou symboliques qu’elles peuvent en attendre raisonnablement ; et, plus précisément, ils
dépendent de l’existence d’un marché du travail où les propriétés cosmétiques puissent recevoir valeur
(à des degrés variables selon la nature du métier) dans l’exercice même de la profession ou dans les
relations professionnelles et des chances différentielles d’accès à ce marché et aux secteurs de ce marché
où la beauté et la tenue contribuent le plus fortement à la valeur professionnelle. On peut voir une
première attestation de cette correspondance entre la propension aux investissements cosmétiques et les
chances de profit dans l’écart qui, pour tous les soins corporels, sépare les femmes selon qu’elles
exercent ou non un métier (et qui doit encore varier selon la nature du travail et du milieu professionnel).
On comprend, dans cette logique, que les femmes des classes populaires, qui ont beaucoup moins de
chances d’accéder à une profession et surtout à celles des professions qui exigent le plus strictement la
conformité aux normes dominantes en matière de cosmétique corporelle aient moins que toutes les autres
conscience de la valeur « marchande » de la beauté et soient beaucoup moins portées à investir du temps,
des efforts, des privations, de l’argent dans la correction du corps. Il en va tout autrement des femmes
de la petite bourgeoisie, et surtout de la petite bourgeoisie nouvelle des professions de présentation et
de représentation qui imposent souvent une tenue destinée, entre autres fonctions, à abolir toutes les
traces d’un goût hétérodoxe et qui exigent toujours ce que l’on appelle de la tenue, au sens de « dignité
de la conduite et de correction des manières impliquant (…) « un refus de céder à la vulgarité, à la
facilité » (les écoles spécialisées dans la formation des hôtesses font subir aux jeunes filles des classes
populaires qui se sélectionnent en fonction de leur beauté « naturelle » une transformation radicale dans
leur manière de marcher, de s’asseoir, de rire, de sourire, de parler, de s’habiller, de se maquiller, etc.).
Les femmes de la petite bourgeoisie qui ont assez d’intérêts dans les marchés où les propriétés
corporelles peuvent fonctionner comme capital pour accorder à la représentation dominante du corps
une reconnaissance inconditionnelle sans disposer, au moins à leurs propres yeux (et sans doute
objectivement), d’un capital corporel suffisant pour en obtenir les plus hauts profits, sont, ici encore, au
lieu de plus grande tension. En effet, l’assurance que donne la certitude de sa propre valeur, et en
particulier de la valeur de son propre corps ou de son propre langage est très étroitement liée à la position
occupée dans l’espace social (et, bien sûr, à la trajectoire) : ainsi, la part des femmes qui s’estiment au-
dessous de la moyenne pour la beauté ou qui pensent paraître plus que leur âge décroît très fortement
quand on s’élève dans la hiérarchie sociale ; de même, les femmes tendent à s’attribuer des notes
d’autant plus élevées pour les différentes parties de leur corps qu’elles occupent une position plus élevée
dans l’espace social, et cela bien que les exigences croissent sans doute parallèlement. On comprend
que les femmes de la petite bourgeoisie qui sont presque aussi peu satisfaites de leur corps que les

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femmes des classes populaires (elles sont même les plus nombreuses à souhaiter changer de tête et à se
dire mécontentes de diverses parties de leur corps), tout en ayant beaucoup plus conscience qu’elles de
l’utilité de la beauté et en reconnaissant plus souvent l’idéal dominant en matière d’excellence
corporelle, consacrent à l’amélioration de leur apparence physique des investissements aussi
importants – en temps surtout et en privations – et accordent une adhésion aussi inconditionnelle à
toutes les formes de volontarisme cosmétique (comme le recours à la chirurgie esthétique). Quant aux
femmes de la classe dominante, elles retirent de leur corps une double assurance : croyant, comme les
petites-bourgeoises, à la valeur de la beauté et à la valeur de l’effort pour s’embellir, et associant ainsi
la valeur esthétique et la valeur morale, elles se sentent supérieures tant par la beauté intrinsèque,
naturelle, de leur corps, que par l’art de l’embellir et tout ce qu’elles appellent la tenue, vertu
inséparablement morale et esthétique, qui constitue négativement le « nature » comme laisser-aller. La
beauté peut être ainsi tout à la fois un don de la nature et une conquête du mérite, une grâce de nature,
par là même justifiée, et une acquisition de la vertu, une seconde fois justifiée, qui s’oppose autant aux
abandons et aux facilités de la vulgarité qu’à la laideur.

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Ainsi l’expérience par excellence du « corps aliéné », la gêne, et l’expérience opposée, l’aisance,
se proposent de toute évidence avec des probabilités inégales aux membres de la petite bourgeoisie et
de la bourgeoisie qui, accordant la même reconnaissance à la même représentation de la conformation
et du maintien légitimes, sont inégalement armés pour la réaliser : les chances de vivre le corps propre
sur le mode de la grâce et du miracle continué sont d’autant plus grandes en effet que la capacité
corporelle est à la mesure de la reconnaissance ; ou, à l’inverse, la probabilité d’éprouver le corps dans
le malaise, la gêne, la timidité, est d’autant plus forte que la disproportion est plus grande entre le corps
idéal et le corps réel, entre le corps rêvé et le looking-glass self, comme on dit parfois, que renvoient les
réactions des autres (les mêmes lois valant aussi pour la langue). (…)
Bien que les petits-bourgeois n’en aient pas le monopole, l’expérience petite-bourgeoise du
monde social est d’abord la timidité, embarras de celui qui se sent mal à l’aise dans son corps et dans
son langage, qui, au lieu de faire corps avec eux, les observe en quelque sorte du dehors, avec les yeux
des autres, se surveillant, se corrigeant, se reprenant, et qui, par ses tentatives désespérées pour se
réapproprier un être-pour-autrui aliéné, donne précisément prise à l’appropriation, se trahissant par son
hypercorrection autant que par sa maladresse : la timidité qui réalise malgré elle le corps objectivé, qui
se laisse enfermer dans le destin proposé par la perception et l’énonciation collectives (que l’on pense
aux surnoms et aux sobriquets), est trahie par un corps soumis à la représentation des autres jusque dans
ses réactions passives et inconscientes (on se sent rougir). À l’opposé, l’aisance, cette sorte
d’indifférence au regard objectivant des autres qui en neutralise les pouvoirs, suppose l’assurance que
donne la certitude de pouvoir objectiver cette objectivation, s’approprier cette appropriation, d’être en
mesure d’imposer les normes de l’aperception de son corps, bref, de disposer de tous les pouvoirs qui,
même lorsqu’ils siègent dans le corps et lui empruntent en apparence ses armes spécifiques, comme la
prestance ou le charme, lui sont essentiellement irréductibles. C’est ainsi qu’il faut comprendre le
résultat de l’expérience de X et X dans laquelle les sujets, invités à évaluer de mémoire la taille de
personnes familières, tendaient à surestimer d’autant plus la taille de ces personnes que celles-ci
détenaient à leurs yeux une autorité ou un prestige plus important. Tout incline à penser que la logique
qui porte à percevoir les « grands » comme plus grands s’applique de manière très générale et que
l’autorité de quelque ordre que ce soit enferme un pouvoir de séduction qu’il serait naïf de réduire à
l’effet d’une servilité intéressée. C’est pourquoi la contestation politique a toujours eu recours à la
caricature, déformation de l’image corporelle destinée à rompre le charme et à tourner en ridicule un des
principes de l’effet d’imposition d’autorité.
Le charme et le charisme désignent en fait le pouvoir qui appartient à certains d’imposer comme
représentation objective et collective de leur corps et de leur être propres la représentation qu’ils ont
d’eux-mêmes, d’obtenir d’autrui, comme dans l’amour ou la croyance, qu’il abdique son pouvoir
générique d’objectivation pour le déléguer à celui qui en serait l’objet et qui se trouve ainsi constitué en
sujet absolu, sans extérieur (puisqu’il est à lui-même autrui), pleinement justifié d’exister, légitimé. Le
chef charismatique parvient à être pour le groupe ce qu’il est pour lui-même au lieu d’être pour lui-

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même, à la façon des dominés de la lutte symbolique, ce qu’il est pour autrui ; il « fait », comme on dit,
l’opinion qui le fait ; il se constitue comme incontournable, sans extérieur, absolu, par une symbolique
du pouvoir qui est constitutive de son pouvoir puisqu’elle lui permet de produire et d’imposer sa propre
objectivation.

Les univers de possibles stylistiques

L’univers des pratiques et des spectacles sportifs se présente devant chaque nouvel entrant
comme un ensemble de choix tout préparés, de possibles objectivement institués, traditions, règles,
valeurs, équipements, techniques, symboles, qui reçoivent leur signification sociale du système qu’ils
constituent et qui doivent une part de leurs propriétés, à chaque moment, à l’histoire. (…)
Les propriétés distributionnelles qui adviennent aux différentes pratiques lorsqu’elles sont
appréhendées par des agents détenant une connaissance pratique de leur distribution entre des agents
eux-mêmes distribués en classes hiérarchisées ou, si l’on préfère, de la probabilité pour les différentes
classes de les pratiquer, doivent en effet beaucoup (…) au passé de ces distributions : l’image
« aristocratique » de sports comme le tennis ou l’équitation, sans parler du golf, peut survivre à la
transformation – relative – des conditions matérielles de l’accès, tandis que la pétanque doit à ses
origines et à ses attaches populaires et méridionales, double malédiction, d’avoir une signification
distributionnelle très proche de celle du Ricard ou autres boissons fortes et de toutes les nourritures non
seulement économiques mais fortes et censées donner de la force, parce que lourdes, grasses et épicées.
Mais les propriétés distributionnelles ne sont pas les seules qui soient conférées aux biens par la
perception que l’on en a. Du fait que les agents appréhendent les objets à travers les schèmes de
perception et d’appréciation de leur habitus, il serait naïf de supposer que tous les pratiquants d’un même
sport (ou de toute autre pratique) confèrent le même sens à leur pratique ou même qu’ils pratiquent, à
proprement parler, la même pratique. Il serait facile de montrer que les différentes classes ne s’accordent
pas sur les profits attendus de la pratique du sport, qu’il s’agisse des profits spécifiques, proprement
corporels, dont il n’y a pas lieu de discuter s’ils sont réels ou imaginaires puisqu’ils sont réellement
escomptés, tels que les effets sur le corps externe, comme la minceur, l’élégance ou une musculature
visible ; ou les effets sur le corps interne, comme la santé ou l’équilibre psychique, sans parler des
profits extrinsèques, tels que les relations sociales que la pratique du sport permet de nouer ou les
avantages économiques et sociaux qu’elle peut en certains cas assurer. Et, bien qu’il existe des cas où la
fonction dominante de la pratique se désigne sans trop d’équivoque, on n’est pratiquement jamais en
droit de supposer que les différentes classes attendent la même chose de la même pratique : ainsi, par
exemple, on peut demander à la gymnastique – c’est la demande populaire, que satisfait le
culturisme – de produire un corps fort et portant les signes extérieurs de sa force, ou un corps sain – c’est
la demande bourgeoise, qui trouve satisfaction dans une gymnastique à fonction essentiellement

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hygiénique –, ou encore, avec les « nouvelles gymnastiques », un corps « libéré » – c’est la demande
caractéristique des femmes des fractions nouvelles de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie (…)
Le sens des pratiques sportives est si fortement lié à la fréquence et à l’ancienneté de la pratique,
aux conditions socialement qualifiées dans lesquelles elle s’accomplit (lieu, moment, équipements,
instruments, etc.), à la manière de l’accomplir (par exemple la place occupée dans l’équipe, le style, etc.)
que la plupart des données statistiques disponibles sont très difficiles à interpréter, surtout pour toutes
les pratiques à forte dispersion, comme la pétanque, qui change totalement de sens selon qu’elle est
pratiquée régulièrement, chaque week-end, sur un terrain approprié, avec des partenaires attitrés, ou
occasionnellement, lors des vacances, avec un jeu de fortune, pour amuser les enfants ou, plus encore,
la gymnastique qui diffère du tout au tout selon qu’il s’agit de la simple culture physique quotidienne
ou hebdomadaire, pratiquée à domicile, sans équipements spéciaux, ou de la gymnastique pratiquée dans
une salle spécialisée, dont la « qualité » (et le prix) varie encore selon les installations et services qu’elle
offre (sans parler de la gymnastique sportive ou des différences entre la gymnastique classique et toutes
les formes de « gymnastique nouvelle »). Mais peut-on ranger dans la même classe, à fréquence
identique, ceux qui pratiquent le ski ou le tennis depuis leur plus jeune âge et ceux qui ont accédé à cette
pratique à l’âge adulte ou encore ceux qui pratiquent le ski dans les périodes de vacances scolaires et
ceux qui ont les moyens de le pratiquer à contre-temps ou, si l’on peut dire, à contre-lieu, avec le ski
hors piste ou le ski de randonnée ? En fait, il est rare que l’homogénéité sociale des pratiquants soit si
grande que les publics définis par la pratique d’une même activité ne fonctionnent pas comme des
champs dans lesquels la définition même de la pratique légitime est en jeu : les conflits à propos de la
manière légitime de pratiquer ou des conditions, plus ou moins rares, de la pratique (crédits, instruments,
espaces, etc.) retraduisent presque toujours des différences sociales dans la logique spécifique du champ.
C’est ainsi que les sports qui se « démocratisent » peuvent faire coïncider (le plus souvent dans des
espaces ou des temps séparés) des publics socialement différents qui correspondent à des âges différents
du sport considéré. Ainsi, dans le cas du tennis, les membres des clubs privés, pratiquants de longue
date qui sont plus que jamais attachés à la rigueur de la tenue vestimentaire (chemise Lacoste, short – ou
robe – blanc, chaussures spéciales) et à tout ce dont elle est solidaire, s’opposent sous tous les rapports
aux nouveaux pratiquants des clubs municipaux ou des clubs de vacances qui font voir que le rituel
vestimentaire n’est pas un attribut superficiel de la pratique légitime : le tennis qui se pratique en
bermuda et T-shirt, en survêtement ou même en maillot de bain et en Adidas est bien un autre tennis,
tant dans la manière de le pratiquer que dans les satisfactions qu’il procure. (…)
Il suffit en tout cas d’avoir conscience que les variations des pratiques sportives selon les classes
tiennent autant aux variations de la perception et de l’appréciation des profits, immédiats ou différés,
qu’elles sont censées procurer qu’aux variations des coûts économiques, culturels et aussi, si l’on peut
dire, corporels (risque plus ou moins grand, dépense physique plus ou moins importante, etc.), pour
comprendre dans ses grandes lignes la distribution des pratiques entre les classes et les fractions de
classe. Tout se passe comme si la probabilité de pratiquer les différents sports dépendait, dans les limites

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définies par le capital économique (et culturel) et le temps libre, de la perception et de l’appréciation des
profits et des coûts intrinsèques et extrinsèques de chacune des pratiques en fonction des dispositions de
l’habitus et, plus précisément, du rapport au corps propre qui en est une dimension. Le rapport
instrumental au corps propre que les classes populaires expriment dans toutes les pratiques ayant le corps
pour objet ou enjeu, régime alimentaire ou soins de beauté, rapport à la maladie ou soins de santé, se
manifeste aussi dans le choix de sports demandant un grand investissement d’efforts, de peine ou même
de souffrance (comme la boxe) et exigeant parfois une mise en jeu du corps lui-même (comme la moto,
le parachutisme, toutes les formes d’acrobatie et, dans une certaine mesure, tous les sports de combat).
(…)
Tout semble indiquer que le souci de la culture du corps apparaît, dans sa forme élémentaire,
c’est-à-dire en tant que culte hygiéniste de la santé, souvent associé à une exaltation ascétique de la
sobriété et de la rigueur diététique, dans les classes moyennes (cadres moyens, employés des services
médicaux et surtout instituteurs, et tout particulièrement parmi les femmes de ces catégories fortement
féminisées) dont on sait qu’elles sont spécialement anxieuses du paraître et, par conséquent, de leur
corps pour autrui et qui s’adonnent de manière particulièrement intensive à la gymnastique, le sport
ascétique par excellence, puisqu’il se réduit à une sorte d’entraînement (…) pour l’entraînement. Si l’on
sait que, comme le montre la psychologie sociale, on s’accepte d’autant mieux (c’est la définition même
de l’aisance) qu’on est plus distrait de soi, plus porté à détourner son attention de soi-même, plus capable
d’échapper à la fascination par un corps propre possédé par le regard des autres (il faudrait évoquer le
regard d’anxiété interrogative retournant sur soi le regard des autres, si fréquent aujourd’hui chez les
femmes de la bourgeoisie qui ne peuvent pas vieillir), on comprend que les femmes de la petite
bourgeoisie soient disposées à sacrifier beaucoup de temps et d’efforts pour accéder au sentiment d’être
conformes aux normes sociales de la présentation de soi qui est la condition de l’oubli de soi et de son
corps pour autrui.
Mais la culture physique et toutes les pratiques strictement hygiéniques telles que la marche ou
le footing sont liées par d’autres affinités aux dispositions des fractions les plus riches en capital culturel
des classes moyennes et de la classe dominante : ne prenant sens, le plus souvent, que par rapport à une
connaissance toute théorique et abstraite des effets d’un exercice qui, dans la gymnastique, se réduit lui-
même à une série de mouvements abstraits, décomposés et organisés par référence à une fin spécifique
et savante (par exemple « les abdominaux »), tout à l’opposé des mouvements totaux et orientés vers
des fins pratiques de l’existence quotidienne, elles supposent une foi rationnelle dans les profits différés
et souvent impalpables qu’elles promettent (comme la protection contre le vieillissement ou les
accidents liés à l’âge, profit abstrait et négatif). Aussi comprend-on qu’elles trouvent les conditions de
leur accomplissement dans les dispositions ascétiques des individus en ascension qui sont préparés à
trouver leur satisfaction dans l’effort lui-même et à accepter comme argent comptant – c’est le sens
même de toute leur existence – les satisfactions différées qui sont promises à leur sacrifice présent. Mais
en outre, du fait qu’elles peuvent être pratiquées dans la solitude ou à contre-temps et à contre-lieu, par

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une recherche quasi consciente de la distance maximum aux autres – courses en forêt, par des chemins
écartés, etc. –, et qu’elles excluent donc toute concurrence et toute compétition (c’est une des différences
entre la course à pied et le footing), elles s’inscrivent naturellement au nombre des partis éthiques et
esthétiques qui définissent l’aristocratisme ascétique des fractions dominées de la classe dominante.
Il est clair que les sports d’équipe qui, n’exigeant que des compétences (« physiques » ou
acquises) à peu près également réparties entre les classes, sont également accessibles dans les limites du
temps et de l’énergie physique disponibles, devraient être de plus en plus souvent pratiqués à mesure
que l’on s’élève dans la hiérarchie sociale, comme le sont les sports individuels, si, conformément à une
logique observée en d’autres domaines – la pratique photographique par exemple –, leur accessibilité
même et toutes les propriétés corrélatives, comme les contacts sociaux indésirables, n’en détournaient
les membres de la classe dominante. Et de fait, les sports les plus typiquement populaires, le football et
le rugby, ou la lutte et la boxe, qui, à leurs débuts en France, firent les délices des aristocrates (ou, du
moins, de ceux d’entre eux, jamais très nombreux, qui plaçaient là leur snobisme) mais qui, en se
« vulgarisant », ont cessé d’être ce qu’ils étaient, dans la réalité et dans la perception qu’en ont les
dominants, cumulent toutes les raisons de repousser les membres de la classe dominante : la composition
sociale de leur public qui redouble la vulgarité inscrite dans le fait de leur divulgation, mais aussi les
valeurs et les vertus exigées, force, résistance au mal, disposition à la violence, esprit de « sacrifice »,
de docilité et de soumission à la discipline collective, antithèse parfaite de la « distance au rôle »
impliquée dans les rôles bourgeois, exaltation de la compétition.
La pratique régulière du sport varie très fortement selon la classe sociale, passant de 1,7 % chez
les agriculteurs ou de 10,1 % et 10,6 % chez les ouvriers et les employés à 24 % chez les cadres moyens
et 32,3 % dans les professions libérales – des variations de même amplitude s’observant en fonction du
niveau d’instruction tandis que la différence entre les sexes croît, comme ailleurs, lorsqu’on descend
dans la hiérarchie sociale (…). Les écarts sont encore plus marqués dans le cas d’un sport individuel tel
que le tennis alors que, dans le cas du football, la hiérarchie s’inverse, le taux de pratique le plus élevé
se rencontrant chez les ouvriers, suivis par les artisans et les commerçants. Différences qui s’expliquent
en partie par l’action d’incitation de l’école résultent aussi du fait que le dépérissement de la pratique
avec l’âge, très brutal et relativement précoce dans les classes populaires où il coïncide avec la sortie de
l’école ou le mariage (les trois quarts des agriculteurs et des ouvriers en ont fini à 25 ans avec la pratique
du sport), est beaucoup plus lent dans la classe dominante où le sport est explicitement investi d’une
fonction hygiénique (comme le montre par exemple l’intérêt pour le développement physique des
enfants). (Ainsi s’explique que, dans le tableau synoptique, la part de ceux qui pratiquent régulièrement
un sport quelconque au moment considéré croisse fortement en fonction de leur position dans la
hiérarchie sociale tandis que la part de ceux qui ne pratiquent plus après avoir un moment pratiqué varie
peu, atteignant même son maximum chez les artisans et les commerçants.)
La fréquentation des spectacles sportifs (et surtout des plus populaires d’entre eux) est le fait
principalement des artisans et des commerçants, des ouvriers, des cadres moyens et des employés (qui

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sont aussi grands lecteurs de L’Équipe) ; il en va de même de l’intérêt pour les reportages télévisés
(football, rugby, cyclisme, courses de chevaux). À l’opposé, les membres de la classe dominante
consomment nettement moins de spectacles sportifs, aussi bien sur les stades qu’à la télévision, faisant
une exception pour le tennis et aussi pour le rugby ou le ski. (…)
Tous les traits qu’aperçoit et apprécie le goût dominant se trouvent réunis par des sports comme
le golf, le tennis, le yachting, l’équitation (ou le jumping), le ski (surtout dans ses formes les plus
distinctives, comme le ski de randonnée), l’escrime : pratiqués en des lieux réservés et séparés (clubs
privés), à des moments de son choix, seul ou avec des partenaires choisis (autant de traits opposés aux
disciplines collectives, aux rythmes obligés et aux efforts imposés des sports collectifs), au prix d’une
dépense corporelle relativement réduite et en tout cas librement déterminée mais d’un investissement
relativement important – et d’autant plus rentable qu’il est plus précoce – en temps et en efforts
d’apprentissage spécifique (ce qui les rend relativement indépendants des variations du capital corporel
et de son déclin avec l’âge), ils ne donnent lieu qu’à des compétitions hautement ritualisées et régies,
au-delà des règlements, par les lois non-écrites du fair-play : l’échange sportif y revêt l’allure d’un
échange social hautement policé, excluant toute violence physique ou verbale, tout usage anomique du
corps (cris, gestes désordonnés, etc.) et surtout toute espèce de contact direct entre les adversaires
(souvent séparés par l’organisation même de l’espace de jeu et différents rites d’ouverture et de clôture).
Ou bien, avec le yachting, le ski et tous les sports californiens, ils substituent le combat, de tous temps
célébré, contre la nature, aux batailles entre hommes, d’homme à homme, des sports populaires (sans
parler des compétitions, incompatibles avec une haute idée de la personne).
On comprend que les obstacles économiques – si importants soient-ils dans le cas du golf, du
ski, du yachting, ou même de l’équitation et du tennis – ne suffisent pas à expliquer la distribution de
ces pratiques entre les classes : ce sont des droits d’entrée mieux cachés, comme la tradition familiale et
l’apprentissage précoce, ou encore la tenue (au double sens) et les techniques de sociabilité de rigueur
qui interdisent ces sports aux classes populaires et aux individus en ascension des classes moyennes ou
supérieures et qui les rangent parmi les plus sûrs indicateurs (avec les jeux de société chics tels que les
échecs et surtout le bridge) de l’ancienneté dans la bourgeoisie.
Le fait que les mêmes pratiques aient pu, à des moments différents, fût-ce au prix d’un
changement de sens et de fonction, attirer des publics aristocratiques ou populaires, ou, au même
moment, revêtir des sens et des formes différents pour les différents publics qu’elles attirent, suffit à
mettre en garde contre la tentation de trouver dans la « nature » même des sports l’explication complète
de leur distribution entre les classes. Même si la logique de la distinction suffit à rendre compte pour
l’essentiel de l’opposition entre les sports populaires et les sports bourgeois, il reste qu’on ne peut
comprendre complètement la relation entre les différents groupes et les différentes pratiques qu’à
condition de prendre en compte les potentialités objectives des différentes pratiques institutionnalisées,
c’est-à-dire les usages sociaux qui sont favorisés, défavorisés ou exclus par ces pratiques considérées
dans leur logique intrinsèque et dans leur valeur positionnelle et distributionnelle. On peut poser en loi

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générale qu’un sport a d’autant plus de chances d’être adopté par les membres d’une classe sociale qu’il
ne contredit pas le rapport au corps dans ce qu’il a de plus profond et de plus profondément inconscient,
c’est-à-dire le schéma corporel en tant qu’il est dépositaire de toute une vision du monde social, de toute
une philosophie de la personne et du corps propre. C’est ainsi qu’un sport est en quelque sorte prédisposé
à l’usage bourgeois lorsque l’utilisation du corps qu’il appelle n’offense en rien le sentiment de la haute
dignité de la personne, qui exclut par exemple que l’on puisse jeter le corps dans les combats obscurs
du rugby d’avants ou dans les compétitions attentatoires à l’estime de soi de l’athlétisme et qui demande
que, soucieux d’imposer la représentation indiscutable de son autorité, de sa dignité ou de sa distinction,
on traite le corps comme une fin, on fasse du corps un signe et un signe de sa propre aisance : mettant
« mettant au premier plan le style, la manière la plus typiquement bourgeoise de porter le corps se
reconnaît à une certaine ampleur des gestes, de la démarche, qui manifeste par la place occupée dans
l’espace la place que l’on occupe dans l’espace social, et surtout à un tempo retenu, mesuré et assuré
qui, en tout opposé à la hâte populaire ou à l’empressement petit-bourgeois, caractérise aussi l’usage
bourgeois de la langue, et où s’affirme l’assurance d’être autorisé à prendre son temps et celui des autres.
L’affinité entre les potentialités objectivement inscrites dans les pratiques et les dispositions ne se voit
jamais aussi bien que dans le cas de l’aviation, spécialement militaire : les exploits individuels et la
morale chevaleresque des aristocrates prussiens et des nobles français (…) sont impliqués dans la
pratique même du vol qui, comme le suggèrent toutes les métaphores du survol et de la hauteur, est
associée à la hauteur sociale et à la hauteur morale, « un certain sentiment de l’altitude se liant à la vie
spirituelle (…). Toute l’opposition entre une bourgeoisie belliqueuse et cocardière, qui identifiait les
vertus du chef à la recherche du risque viril et à la résolution de l’homme d’action, et une bourgeoisie
multinationaliste et libre-échangiste, qui situe le principe de son pouvoir dans ses capacités
décisionnelles et organisationnelles, ou, en un mot, cybernétiques, se condense dans l’opposition entre
le cheval, l’escrime, la boxe ou l’aviation des aristocrates et des bourgeois du début du siècle et le ski,
le yachting ou le vol à voile des grands cadres modernes.
Et de même qu’une histoire des pratiques sportives de la classe dominante conduirait sans doute
au plus profond de l’évolution des dispositions éthiques, de la représentation bourgeoise de l’idéal
humain et en particulier de la manière de concilier les vertus corporelles et les vertus intellectuelles,
tenues pour faire pencher dans le sens du féminin, de même l’analyse de la distribution à un moment
donné du temps des pratiques sportives entre les fractions de la classe dominante conduirait sans doute
à certains des principes les mieux cachés de l’opposition entre ces fractions, comme la représentation,
enfouie au plus profond des inconscients, de la relation entre la division du travail entre les sexes et la
division du travail de domination. « Et cela sans doute plus que jamais aujourd’hui, où l’éducation douce
et invisible par l’exercice sportif et les régimes alimentaires qui convient à la nouvelle morale
hygiénique tend de plus en plus à remplacer la pédagogie explicitement éthique du passé lorsqu’il s’agit
d’assurer le façonnement du corps et de l’esprit. Du fait que les différents principes de division qui
confèrent à la classe dominante sa structure ne sont jamais parfaitement indépendants, telles les

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oppositions entre les plus nantis de capital économique et les mieux pourvus de capital culturel, entre
les héritiers et les parvenus, les vieux et les jeunes (ou les juniors), les pratiques des différentes fractions
tendent à se distribuer, depuis les fractions dominantes jusqu’aux fractions dominées, selon une série
d’oppositions elles-mêmes partiellement réductibles les unes aux autres : opposition entre les sports les
plus chers et les plus chics (golf, yachting, équitation, tennis) ou les manières les plus chères et les plus
chics de pratiquer ces sports (clubs privés) et les sports les moins chers (marche, randonnée, footing,
cyclotourisme, alpinisme, etc.) ou les manières les moins chères de pratiquer les sports chics (par
exemple, pour le tennis, dans les clubs municipaux ou de vacances) ; opposition entre les sports
« virils », qui peuvent demander un fort investissement énergétique (chasse, pêche au lancer, sports de
combat, tir au pigeon, etc.), et les sports « introvertis », tournés vers l’exploration et l’expression de soi
(yoga, danse, expression corporelle), ou « cybernétiques », demandant un fort investissement culturel
pour un investissement énergétique relativement réduit.
C’est ainsi que les différences qui séparent les professeurs, les professions libérales et les
patrons se trouvent comme condensées dans les trois pratiques qui, quoique relativement rares – de
l’ordre de 10 % – même dans les fractions qu’elles distinguent, apparaissent comme le trait distinctif de
chacune d’elles parce qu’elles y sont nettement plus fréquentes, à âge équivalent, que dans les autres
(…) : l’ascétisme aristocratique des professeurs trouve une expression exemplaire dans l’alpinisme qui,
plus encore que la randonnée et ses sentiers réservés (…) ou le cyclotourisme et ses églises romanes,
offre un moyen d’obtenir au moindre coût économique le maximum de distinction, de distance, de
hauteur, d’élévation spirituelle, à travers le sentiment de maîtriser à la fois son propre corps et une nature
inaccessible au commun, tandis que l’hédonisme hygiéniste des médecins et des cadres modernes qui
ont les moyens matériels et culturels (liés à la pratique précoce) d’accéder aux pratiques les plus
prestigieuses et de fuir les rassemblements communs s’accomplit dans les sorties en bateau, les bains en
pleine mer, le ski de randonnée ou la pêche sous-marine, et que les patrons attendent les mêmes profits
de distinction de la pratique du golf, de son étiquette aristocratique, de son lexique emprunté à l’anglais
et de ses vastes espaces exclusifs, sans parler des profits extrinsèques, tels que l’accumulation de capital
social, qu’elle assure par surcroît.
Sachant que l’âge est ici, évidemment, une variable de grand poids, on ne s’étonnera pas que les
différences d’âge social, celles qui opposent, à position sociale identique, les plus jeunes et les plus
vieux biologiquement, mais aussi, à âge biologique identique, les fractions dominées et les fractions
dominantes ou les fractions nouvelles et les fractions établies, se retraduisent dans l’opposition entre les
sports de tradition et toutes les formes nouvelles des sports classiques (équitation verte, ski de
randonnée, ski hors piste, etc.) ou tous les sports nouveaux, souvent importés d’Amérique par les
membres de la grande et de la petite bourgeoisie nouvelles, et en particulier tous les gens de mode,
stylistes, photographes, mannequins, publicitaires, journalistes, qui inventent et vendent une nouvelle
forme d’élitisme du pauvre, proche de celui qui caractérisait les professeurs, mais plus ostensiblement
libéré des conventions et des convenances. La vérité de cette « contre-culture » qui réactive en fait toutes

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les traditions des vieux cultes typiquement cultivés du naturel, du pur et de l’authentique ne se livre
peut-être jamais aussi clairement que dans l’équipement qu’un de ces nouveaux magasins des
accessoires du style de vie avancé, Fnac, Beaubourg, Nouvel Observateur, Clubs de vacances, propose
à l’amateur de randonnées : parkas, knickers, jacquards authentiques en shetland ou en laine de pays,
vrais pulls en laine naturelle, vestes de trappeurs canadiens, pulls de pêcheurs anglais, impers armée US,
chemises de forestier suédois, fatigue pants, chaussures de travail US, rangers, mocassins indiens en
cuir souple, bonnets de travail irlandais, bonnets de laine norvégiens, chapeaux de brousse, sans oublier
les sifflets, altimètres, podomètres, livres de randonnée, Nikon et autres gadgets obligés sans lesquels il
n’est pas de retour naturel à la nature. Et comment ne pas reconnaître la dynamique du rêve de vol social
au principe de toutes les nouvelles pratiques sportives, randonnée à pied, à cheval, à vélo, en moto, en
bateau, canoë-kayak, moto verte, archerie, windsurf, ski de fond, vol-à-voile, aile delta, qui, ayant en
commun de demander un fort investissement de capital culturel, dans l’exercice même de la pratique, la
préparation, l’entretien et l’utilisation des instruments, et surtout peut-être dans la verbalisation des
expériences, sont un peu aux sports de luxe des professions libérales et des cadres d’entreprises ce que
l’appropriation symbolique est à l’appropriation matérielle de l’œuvre d’art ?
Dans l’opposition entre les sports classiques et les sports californiens, s’expriment, aussi
clairement que dans les goûts en matière de théâtre ou de littérature, deux rapports opposés au monde
social, avec d’un côté le respect des formes et des formes de respect, qui se manifeste dans le souci de
la tenue et des rituels, et dans toutes les exhibitions sans complexe de la richesse et du luxe, et de l’autre,
la subversion symbolique des rituels de l’ordre bourgeois par la pauvreté ostentatoire, qui fait de
nécessité vertu, la liberté à l’égard des formes et l’impatience des contraintes, qui se marque d’abord en
matière de vêtement ou de cosmétique, les vêtements décontractés et les cheveux longs (comme en
d’autres domaines le minibus et le camping car, ou le folk et le rock) étant des défis aux attributs obligés
des rituels bourgeois, vêtements de coupe classique ou voitures de luxe, théâtre de boulevard et opéra.
Et cette opposition entre deux rapports au monde social se résume parfaitement dans les deux rapports
au monde naturel, avec d’un côté le goût de la nature naturelle, sauvage, et de l’autre la nature policée,
balisée, cultivée.

Pierre Bourdieu, La distinction. Critique social du jugement, Paris, Minuit, « Le sens commun »,
1979, p. 29 – 65.

A l’intérieur de la classe des objets ouvrés, eux-mêmes définis par opposition aux objets
naturels, la classe des objets d’art se définirait par le fait qu’elle demande à être perçue selon une
intention proprement esthétique, c’est-à-dire dans sa forme plutôt que dans sa fonction. (…) Le mode
de perception esthétique dans la forme « pure » qu’il a prise aujourd’hui correspond à un état déterminé
du mode de production artistique : un art qui (… ) est le produit d’une intention artistique affirmant le
primat absolu de la forme sur la fonction, du mode de représentation sur l’objet de la représentation,

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exige catégoriquement une disposition purement esthétique(…) ; l’ambition démiurgique de l’artiste,
capable d’appliquer à un objet quelconque l’intention pure d’une recherche artistique qui est à elle-
même sa fin, appelle l’infinie disponibilité de l’esthète capable d’appliquer l’intention proprement
esthétique à n’importe quel objet, qu’il ait été ou non produit selon une intention artistique. (…)
Il ne faudrait pas croire que la relation de distinction (qui peut impliquer ou non l’intention
consciente de se distinguer du commun) soit une composante accessoire et auxiliaire de la disposition
esthétique. Le regard pur implique une rupture avec l’attitude ordinaire à l’égard du monde qui est par
là même une rupture sociale. (…)

L’« esthétique » populaire

Tout se passe comme si l’« esthétique populaire » était fondée sur l’affirmation de la continuité
de l’art et de la vie, qui implique la subordination de la forme à la fonction, ou, si l’on veut, sur le refus
du refus qui est au principe même de l’esthétique savante, c’est-à-dire la coupure tranchée entre les
dispositions ordinaires et la disposition proprement esthétique. L’hostilité des classes populaires et des
fractions les moins riches en capital culturel des classes moyennes à l’égard de toute espèce de recherche
formelle s’affirme aussi bien en matière de théâtre qu’en matière de peinture ou, plus nettement encore
parce que la légitimité en est moindre, en matière de photographie ou de cinéma. Au théâtre comme au
cinéma, le public populaire se plaît aux intrigues logiquement et chronologiquement orientées vers une
happy end et se « retrouve » mieux dans les situations et les personnages simplement dessinés que dans
les figures et les actions ambiguës et symboliques ou les problèmes énigmatiques (…). Le principe des
réticences ou des refus ne réside pas seulement dans un défaut de familiarité, mais dans une attente
profonde de participation, que la recherche formelle déçoit systématiquement, en particulier lorsque,
refusant de jouer des séductions « vulgaires » d’un art d’illusion, la fiction théâtrale se dénonce elle-
même, comme dans toutes les formes de théâtre dans le théâtre, dont X donne le paradigme dans les
pièces mettant en scène la représentation d’une représentation impossible (…). Le désir d’entrer dans le
jeu, en s’identifiant aux joies ou aux souffrances des personnages, en s’intéressant à leur destinée, en
épousant leurs espérances et leurs causes, leurs bonnes causes, en vivant leur vie, repose sur une forme
d’investissement, une sorte de parti-pris de « naïveté », d’ingénuité, de crédulité bon public (« on est là
pour s’amuser ») qui tend à n’accepter les recherches formelles et les effets proprement artistiques
qu’autant qu’ils se font oublier et qu’ils ne viennent pas faire obstacle à la perception de la substance
même de l’œuvre.
Le schisme culturel qui associe chaque classe d’œuvres à son public fait qu’il n’est pas facile
d’obtenir un jugement réellement senti des membres des classes populaires sur les recherches de l’art
moderne. Il reste que la télévision qui transporte à domicile certains spectacles savants ou certaines
expériences culturelles – comme Beaubourg ou les Maisons de la culture – qui placent, l’espace d’un
moment, un public populaire en présence d’œuvres savantes, parfois d’avant-garde, créent de véritables

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situations expérimentales (…). On observe ainsi le désarroi, qui peut aller jusqu’à une sorte de panique
mêlée de révolte, devant certains objets exposés – je pense au tas de charbon de Ben, exposé à
Beaubourg peu après l’ouverture – dont l’intention parodique, entièrement définie par référence à un
champ et à l’histoire relativement autonome de ce champ, apparaît comme une sorte d’agression, de défi
au bon sens et aux personnes de bon sens. De même, lorsque la recherche formelle vient s’insinuer dans
leurs spectacles familiers – comme c’est le cas dans les variétés télévisées (…)–, les spectateurs des
classes populaires s’insurgent, non seulement parce qu’ils ne sentent pas la nécessité de ces jeux purs,
mais parce qu’ils comprennent par fois qu’ils tiennent leur nécessité de la logique d’un certain champ
de production, qui, par ces jeux mêmes, les exclut : « J’aime pas du tout ces trucs tout coupés, on voit
une tête, on voit un nez, on voit une jambe (...). On voit un chanteur qui est long, sur trois mètres de
long, après il y a des bras sur deux mètres de large, vous trouvez ça marrant ? Ah, j’aime pas, c’est bête,
je ne vois pas l’intérêt de déformer les choses » (Boulangère, Grenoble).
La recherche formelle – qui, en littérature ou au théâtre, conduit à l’obscurité – est, aux yeux du
public populaire, un des indices de ce qui est parfois ressenti comme une volonté de tenir à distance le
non-initié ou, comme disait un enquêté à propos de certaines émissions culturelles de la télévision, de
parler à d’autres initiés « par dessus la tête du public ». Elle fait partie de cet appareil par lequel
s’annonce toujours le caractère sacré, séparé et séparant, de la culture légitime, solennité glacée des
grands musées, luxe grandiose des opéras et des grands théâtres, décors et decorum des concerts. Tout
se passe comme si le public populaire appréhendait confusément ce qui est impliqué dans le fait de
mettre en forme, de mettre des formes, dans l’art comme dans la vie, c’est-à-dire une sorte de censure
du contenu expressif, celui qui explose dans l’expressivité du parler populaire et, du même coup, une
mise à distance, inhérente à la froideur calculée de toute recherche formelle, un refus de communiquer
caché au cœur de la communication même, dans un art qui dérobe et refuse ce qu’il semble livrer aussi
bien que dans la politesse bourgeoise dont l’impeccable formalisme est une permanente mise en garde
contre la tentation de la familiarité. À l’inverse, le spectacle populaire est celui qui procure,
inséparablement, la participation individuelle du spectateur au spectacle et la participation collective à
la fête dont le spectacle est l’occasion : en effet, si le cirque ou le mélodrame de boulevard (que
réactualisent certains spectacles sportifs comme le catch et, à moindre degré, la boxe et toutes les formes
de jeux collectifs tels que ceux que la télévision a diffusés) sont plus « populaires » que des spectacles
comme la danse ou le théâtre, ce n’est pas seulement parce que, moins formalisés (comme le montre par
exemple la comparaison entre l’acrobatie et la danse) et moins euphémisés, ils offrent des satisfactions
plus directes, plus immédiates. C’est aussi que, par les manifestations collectives qu’ils suscitent et par
le déploiement de fastes spectaculaires qu’ils offrent (on pense aussi au music-hall, à l’opérette ou au
film à grand spectacle), féerie des décors, éclat des costumes, entrain de la musique, vivacité de l’action,
ardeur des acteurs, ils donnent satisfaction, comme toutes les formes de comique et notamment celles
qui tirent leurs effets de la parodie ou de la satire des « grands » (imitateurs, chansonniers, etc.), au goût

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et au sens de la fête, du franc-parler et de la franche rigolade, qui libèrent en mettant le monde social cul
par-dessus tête, en renversant les conventions et les convenances.

La distanciation esthétique

On est à l’opposé du détachement de l’esthète qui, comme on le voit dans tous les cas où il
s’approprie un des objets du goût populaire, western ou bande dessinée, introduit une distance, un écart
– mesure de sa distinction distante – par rapport à la perception « de premier degré » en déplaçant
l’intérêt du « contenu », personnages, péripéties, etc., vers la forme, vers les effets proprement
artistiques qui ne s’apprécient que relationnellement, par une comparaison avec d’autres œuvres tout à
fait exclusive de l’immersion dans la singularité de l’œuvre immédiatement donnée. Détachement,
désintéressement, indifférence, dont la théorie esthétique a tant répété qu’ils sont la seule manière de
reconnaître l’œuvre d’art pour ce qu’elle est, autonome (…), que l’on finit par oublier qu’ils signifient
vraiment désinvestissement, détachement, indifférence, c’est-à-dire refus de s’investir et de prendre au
sérieux.
Mais le refus de toute espèce d’involvement, d’adhésion naïve, d’abandon « vulgaire » à la
séduction facile et à l’entraînement collectif qui est, au moins indirectement, au principe du goût pour
les recherches formelles et pour les représentations sans objet ne se voit peut-être jamais aussi bien que
dans les réactions devant la peinture. C’est ainsi que l’on voit croître en fonction du niveau d’instruction
la part de ceux qui, interrogés sur la possibilité de faire une belle photographie avec une série d’objets,
refusent comme « vulgaires » et « laids » ou rejettent comme insignifiants, niais, un peu « cucus » (…)
les objets ordinaires de l’admiration populaire, première communion, coucher de soleil sur la mer ou
paysage, et la part de ceux qui, affirmant ainsi l’autonomie de la représentation par rapport à la chose
représentée, jugent que l’on peut faire une belle photographie, et a fortiori une belle peinture, avec des
objets socialement désignés comme insignifiants, une charpente métallique, une écorce d’arbre, et
surtout des choux, objet trivial par excellence, ou comme laids et repoussants, tels un accident
d’automobile, un étal de boucher, choisi pour l’allusion à Rembrandt, ou un serpent pour la référence à
Boileau, ou encore comme déplacés, une femme enceinte (cf. tableau 2).

Tableau 2 – La disposition esthétique selon le capital scolaire

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Les enquêtés avaient à répondre à la question suivante : « Avec les sujets suivants, le photographe a-t-
il plus de chances de faire une photo belle, intéressante, insignifiante ou laide : un paysage, un accident
d’auto, une fillette jouant avec un chat, une femme enceinte, une nature morte, une femme allaitant un
bébé, une charpente métallique, une querelle de clochards, des choux, un coucher de soleil sur la mer,
un tisserand sur son métier, une danse folklorique, une corde, un étal de boucher, une écorce d’arbre, un
monument célèbre, un cimetière de ferraille, une première communion, un homme blessé, un serpent,
un tableau de maître ? (…)

Il n’est donc rien qui distingue aussi rigoureusement les différentes classes que la disposition
objectivement exigée par la consommation légitime des œuvres légitimes, l’aptitude à adopter un point
de vue proprement esthétique sur des objets déjà constitués esthétiquement – donc désignés à
l’admiration de ceux qui ont appris à reconnaître les signes de l’admirable –, et, plus rare encore, la
capacité de constituer esthétiquement des objets quelconques ou même « vulgaires » (parce
qu’appropriés, esthétiquement ou non, par le « vulgaire ») ou d’engager les principes d’une esthétique
« pure » dans les choix les plus ordinaires de l’existence ordinaire, en matière de cuisine, de vêtement
ou de décoration par exemple. Mais si elle est indispensable pour établir de manière indiscutable les
conditions sociales de possibilité (…) de la disposition pure, l’enquête statistique qui prend
inévitablement l’allure d’un test scolaire visant à mesurer les personnes interrogées à une norme
tacitement tenue pour absolue risque de laisser échapper la signification que cette disposition et l’attitude
globale à l’égard du monde qui s’y exprime revêtent pour les différentes classes sociales. Ce que la
logique du test porte à décrire comme une incapacité (et il s’agit bien de cela du point de vue des normes
définissant la perception légitime de l’œuvre d’art), est aussi un refus qui trouve son principe dans la
dénonciation de la gratuité arbitraire ou ostentatoire des exercices de style et des recherches purement
formelles. C’est en effet au nom d’une « esthétique » qui veut que la photographie trouve sa justification
dans l’objet photographié ou dans l’usage éventuel de l’image photographique que les ouvriers refusent
presque toujours le fait de photographier pour photographier (avec par exemple la photographie de
simples galets) comme inutile, pervers ou bourgeois : « C’est gâcher de la pellicule », « Il « faut avoir
de la pellicule à gaspiller », « Il y en a, je vous jure, ils ne savent pas comment tuer le temps », « Faut
avoir rien d’autre à faire pour prendre des machins comme ça », « C’est de la photo de bourgeois »6»
(…)
Les membres des classes populaires qui attendent de toute image qu’elle remplisse une fonction,
fût-ce celle de signe, manifestent dans tous leurs jugements la référence, souvent explicite, aux normes

6
Il faut se garder d’oublier que l’« esthétique » populaire est une « esthétique » dominée qui est sans cesse obligée
de se définir par rapport aux esthétiques dominantes. Ne pouvant ni ignorer l’esthétique savante qui récuse leur
« esthétique » ni renoncer à leurs inclinations socialement conditionnées et moins encore les proclamer et les
légitimer, les membres des classes populaires (et surtout les femmes) vivent souvent leur rapport aux normes
esthétiques dans le dédoublement. Cela se voit lorsque certains ouvriers accordent aux photographies « pures »
une reconnaissance purement verbale (c’est aussi le cas de beaucoup de petits-bourgeois et même de nombre de
bourgeois qui, en matière de peinture par exemple, se distinguent surtout des classes populaires en ce qu’ils savent
ce qu’il faut faire ou dire ou, mieux encore, ne pas dire) : « C’est beau mais je n’aurais pas l’idée de prendre ça »,
« Oui c’est très beau, mais il faut aimer ça, ce n’est pas mon genre ». »

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de la morale ou de l’agrément. Ainsi, la photographie d’un soldat mort suscite des jugements qui,
favorables ou défavorables, sont toujours des réponses à la réalité de la chose représentée ou aux
fonctions que peut servir la représentation, à l’horreur de la guerre ou à la dénonciation des horreurs de
la guerre que le photographe est censé produire par le seul fait de donner à voir cette horreur. Et de
même le naturalisme populaire reconnaît la beauté dans l’image de la belle chose ou, mais déjà plus
rarement, dans la belle image de la belle chose : « Ça, c’est bien, c’est presque symétrique. Puis c’est
une belle femme. Une belle femme, c’est toujours bien en photo. » L’ouvrier parisien retrouve le franc-
parler d’Hippias le Sophiste : « Ce qu’est le beau, je vais le lui répondre et je ne risque pas d’être jamais
réfuté par lui ! En fait, s’il faut parler franc, une belle femme, sache-le bien, Socrate, voilà ce qui est
beau.
Cette « esthétique » qui subordonne la forme et l’existence même de l’image à sa fonction est
nécessairement pluraliste et conditionnelle : l’insistance avec laquelle les sujets rappellent les limites et
les conditions de validité de leur jugement, distinguant, pour chaque photographie, les usages et les
publics possibles ou, plus précisément, l’usage possible pour chaque public (« comme reportage, ce
n’est pas mal », « si c’est pour montrer aux gosses, d’accord ») témoigne qu’ils récusent l’idée qu’une
photographie puisse plaire « universellement. Une photo de femme enceinte, c’est bon pour moi, pas
pour les autres », dit un employé qui ne retrouve que par l’intermédiaire du souci de la bienséance
l’inquiétude de ce qui est « montrable », donc en droit d’exiger l’admiration. L’image étant toujours
jugée par référence à la fonction qu’elle remplit pour celui qui la regarde ou qu’elle peut remplir, selon
lui, pour telle ou telle classe de spectateurs, le jugement esthétique prend naturellement la forme d’un
jugement hypothétique s’appuyant implicitement sur la reconnaissance de « genres » dont un concept
définit à la fois la perfection et le champ d’application : près des trois-quarts des jugements commencent
par un « si » et l’effort de reconnaissance s’achève par la classification dans un genre ou, ce qui revient
au même, par l’attribution d’un usage social, les différents genres étant définis par référence à leur
utilisation et leurs utilisateurs (« c’est de la photo publicitaire », « c’est le document à l’état pur », « c’est
de la photo de laboratoire », « c’est de la photo de concours », « c’est le genre pédagogique », etc.). Et
les photographies de nus sont presque toujours accueillies par des phrases qui les réduisent au stéréotype
de leur fonction sociale : « Bon pour Pigalle », « c’est le genre de photos qui se vend sous le manteau ».
On comprend que cette « esthétique » qui fait de l’intérêt informatif, sensible ou moral, le principe de
l’appréciation ne puisse que refuser l’image de l’insignifiant ou, ce qui revient au même dans cette
logique, l’insignifiance de l’image : le jugement n’autonomise jamais l’image de l’objet par rapport à
l’objet de l’image. De toutes les caractéristiques propres à l’image, seule la couleur (…) peut déterminer
à suspendre le rejet des photographies de l’insignifiant. Rien n’est plus étranger, en effet, à la conscience
populaire que l’idée d’un plaisir esthétique qui (…) serait indépendant de l’agrément des sensations.
Ainsi le jugement sur les clichés les plus fortement rejetés pour leur futilité (galets, écorce d’arbre,
vague) se conclut presque toujours par la réserve qu’« en couleurs, ça pourrait être joli » ; et certains

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sujets parviennent même à expliciter la maxime qui régit leur attitude lorsqu’ils affirment que « si la
couleur est réussie, la photographie en couleurs est toujours belle ». (…)
Refuser l’image insignifiante, dénuée à la fois de sens et d’intérêt, ou l’image ambiguë, c’est
refuser de la traiter comme finalité sans fin, comme image se signifiant elle-même, donc sans autre
référent qu’elle-même : on mesure la valeur d’une photographie à l’intérêt de l’information qu’elle
véhicule, et à la clarté avec laquelle elle remplit cette fonction de communication, bref à sa lisibilité, qui
est elle-même fonction de la lisibilité de son intention ou de sa fonction, le jugement qu’elle suscite étant
d’autant plus favorable que l’adéquation expressive du signifiant au signifié est plus totale. Partant, elle
enferme l’attente du titre ou de la légende qui, en déclarant l’intention signifiante, permet de juger si la
réalisation le signifie ou l’illustre adéquatement. Si les recherches formelles, celles du théâtre d’avant-
garde ou de la peinture non-figurative, ou simplement la musique classique, déconcertent, c’est pour
une part que l’on se sent incapable de comprendre ce que, au titre de signes, elles doivent signifier. Si
bien que l’on peut vivre comme inadéquate et indigne une satisfaction qui ne sait pas se fonder dans une
signification transcendante à l’objet. Ne sachant pas quelle en est l’intention, on ne se sent pas capable
de discerner ce qui est tour de force et ce qui est maladresse, de distinguer la recherche « sincère » de
l’imposture cynique. Mais la recherche formelle est aussi ce qui, en mettant la forme, c’est-à-dire
l’artiste, au premier plan, avec ses intérêts propres, ses problèmes techniques, ses effets, ses jeux de
références, rejette la chose même à distance, et interdit la communion directe avec la beauté du monde,
bel enfant, belle jeune fille, bel animal ou beau paysage. On attend de la représentation qu’elle soit une
fête pour les yeux et que, comme la nature morte, « elle évoque les souvenirs et les anticipations des
fêtes passées et à venir ». Rien n’est plus opposé à la célébration de la beauté et de la joie du monde que
l’on attend de l’œuvre d’art, « choix qui loue », que les recherches de la peinture cubiste ou abstraite,
perçues comme des agressions, unanimement dénoncées, contre la chose représentée, contre l’ordre
naturel et surtout la figure humaine. Bref, l’œuvre ne paraît justifiée pleinement, quelle que soit la
perfection avec laquelle elle remplit sa fonction de représentation, que si la chose représentée mérite de
l’être, si la fonction de représentation est subordonnée à une fonction plus haute, comme d’exalter, en
la fixant, une réalité digne d’être éternisée. Tel est le fondement de ce « goût barbare » auquel les formes
les plus antithétiques de l’esthétique dominante se réfèrent toujours négativement et qui ne reconnaît
que la représentation réaliste, c’est-à-dire respectueuse, humble, soumise, d’objets désignés par leur
beauté ou leur importance sociale.

Esthétique, éthique et esthétisme

Affrontés aux œuvres d’art légitimes, les plus démunis de compétence spécifique leur appliquent
les schèmes de l’ethos, ceux-là mêmes qui structurent leur perception ordinaire de l’existence ordinaire
et qui, engendrant des produits d’une systématicité non voulue et inconsciente à elle-même, s’opposent
aux principes plus ou moins complètement explicités d’une esthétique. Il en résulte une « réduction »

62
systématique des choses de l’art aux choses de la vie, une mise entre parenthèses de la forme au profit
du contenu « humain », barbarisme par excellence du point de vue de l’esthétique pure. Tout se passe
comme si la forme ne pouvait venir au premier plan qu’au prix d’une neutralisation de toute espèce
d’intérêt affectif ou éthique pour l’objet de la représentation qui va de pair (…) avec la maîtrise des
moyens de saisir les propriétés distinctives qui adviennent à cette forme particulière dans ses relations
avec d’autres formes (c’est-à-dire par référence à l’univers des œuvres d’art et à son histoire).

Devant une photographie de mains de vieille femme, les plus démunis expriment une émotion
plus ou moins conventionnelle ou une complicité éthique et jamais un jugement proprement esthétique
(sauf négatif) : « Oh ! dites-donc, elle a les mains drôlement déformées (...). Y a un truc que je ne
m’explique pas (la main gauche) : on dirait que le pouce va se détacher de la main. La photo a été prise
drôlement. La grand-mère, elle a dû travailler dur. On dirait qu’elle a des rhumatismes. Oui, mais elle
est mutilée cette femme-là ou alors, elle a les mains pliées comme ça (fait le geste) ? Ah ! C’est bizarre,
oui, ça doit être ça, sa main est pliée comme ça. Ah ! ça représente pas des mains de baronne ou de
dactylo (...) Bah, ça me touche de voir les mains de cette pauvre femme, elles sont noueuses, on pourrait
dire » (Ouvrier, Paris). Avec les classes moyennes, l’exaltation des vertus éthiques vient au premier plan
(« des mains usées par le travail »), se colorant parfois d’un sentimentalisme populiste (« la pauvre, elle
doit bien souffrir de ses mains ! ça donne le sentiment de souffrance ») ; « et il arrive même que
l’attention aux propriétés esthétiques et les références à la peinture fassent leur apparition : « On dirait
que ça a été un tableau qui a été photographié (...) ; en tableau ça doit être drôlement beau » (Employé,
province). « Ça me fait penser à un tableau que j’ai vu dans une exposition de peintres espagnols, un
moine avec les deux mains croisées devant lui et dont les doigts étaient déformés » (Technicien,
Paris). Ce sont les mains des premiers tableaux de Van Gogh, une vieille paysanne ou les mangeurs de
pommes de terre (Cadre moyen, Paris). À mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie sociale, les propos
deviennent de plus en plus abstraits, les mains, le travail et la vieillesse (des autres) fonctionnant comme

63
des allégories ou des symboles qui servent de prétexte à des considérations générales sur des problèmes
généraux : « Ce sont les mains d’une personne qui a trop travaillé, d’un travail manuel très dur (...) C’est
d’ailleurs assez extraordinaire de voir des mains de la sorte » (Ingénieur, Paris). « Ces deux mains
évoquent indiscutablement une vieillesse pauvre, malheureuse » (Professeur, province). Plus fréquente,
plus diverse et plus subtilement maniée, la référence esthétisante à la peinture, la sculpture ou la
littérature, participe de cette sorte de neutralisation, de mise à distance, que suppose et opère le discours
bourgeois sur le monde social. « Je trouve que c’est une très belle photo. C’est tout le symbole du travail.
Ça me fait penser à la vieille servante de Flaubert. Le geste à la fois très humble de cette femme... C’est
dommage que le travail et la misère déforment à ce point » (Ingénieur, Paris). (…)
Devant une photographie de l’usine de Lacq, qui est bien faite pour déconcerter les attentes
réalistes, tant par son objet, un établissement industriel, ordinairement banni de l’univers de la
représentation légitime, que par le traitement que lui fait subir la photographie de nuit, les ouvriers
restent perplexes, hésitent et finissent le plus souvent par s’avouer vaincus : « À première vue, c’est une
construction métallique mais je n’y comprends rien. Ça pourrait servir dans les grandes centrales
électriques (...), je ne vois pas ce que c’est, c’est vraiment inconnu » (Ouvrier, province). « Celle-là,
alors, elle me chiffonne, je ne peux rien dire (...), je ne vois pas, à part les éclairages. C’est pas des
phares d’auto, ce serait pas rectiligne comme ça ; en bas, on voit des grilles et un monte-charge, non, ça,
je ne vois pas » (Ouvrier, Paris). « Ça, c’est l’électronique, je n’y connais rien » (Ouvrier, Paris). Chez
les petits patrons, dont on sait qu’ils jugent sévèrement les recherches de l’art moderne et, plus
généralement, toute œuvre où ils ne reconnaissent pas les marques et les traces du travail, le
déconcertement conduit souvent au refus pur et simple : « C’est sans intérêt, ça peut être très bien, mais
pas pour moi ; ça reprend toujours la même chose. Pour moi, c’est sans intérêt ce truc-là » (Artisan,
province). « J’ai cherché à savoir si c’est vraiment une photo. C’est peut-être même une reproduction
sur un dessin de quelques petits coups de crayon (...). Je ne saurais pas où la loger, cette photo. Enfin,
c’est vraiment du goût moderne. Deux coups de machin et ça plaît. Et puis la photo et le photographe
n’ont aucun mérite, ils n’ont rien fait. C’est le peintre qui a tout fait, c’est lui qui a du mérite, c’est lui
qui a dessiné » (Petit commerçant, province). Les employés et les cadres moyens qui, tout aussi
déconcertés que les ouvriers ou les petits patrons, sont moins portés à l’avouer que les premiers et moins
enclins que les seconds à mettre en question la légitimité de ce qui les met en question, renoncent moins
souvent à porter un jugement7 : « Ça me plaît comme photo (...) parce qu’elle est en longueur ; ce sont
des traits, ça me semble immense (...). Un grand échafaudage (...). C’est de la lumière prise sur le vif »
(Employé, Paris). « C’est Buffet qui aime faire des choses comme ça » (Technicien, Paris). Mais c’est

7
La posture faite à la fois de bonne volonté et d’insécurité qui caractérise la petite bourgeoisie ascendante
s’exprime dans le choix refuge qui consiste à dire que l’on peut faire une photographie « intéressante » – par
opposition à belle, laide ou insignifiante – avec les objets proposés : ainsi 40 % des employés et cadres moyens
estiment qu’avec un serpent on peut faire une photo intéressante (contre 25,5 % dans la petite bourgeoisie nouvelle
plutôt portée à juger qu’on peut en faire une belle photo).

64
seulement chez les membres de la classe dominante, qui sont les plus nombreux à identifier l’objet
représenté, que le jugement sur la forme acquiert sa pleine autonomie par rapport au jugement sur le
contenu (« Elle est inhumaine mais belle d’un point de vue esthétique par ses contrastes ») et que la
représentation est appréhendée en tant que telle, sans référence à autre chose qu’elle-même ou à des
réalités de la même classe (« peinture abstraite », « pièces de théâtre d’avant-garde », etc.). (…)

La neutralisation et l’univers des possibles

À la différence de la perception non spécifique, la perception proprement esthétique de l’œuvre


d’art (qui a, évidemment, ses degrés d’accomplissement) est armée d’un principe de pertinence
socialement constitué et acquis : ce principe de sélection lui fait repérer et retenir, parmi les éléments
proposés au regard (par exemple des feuilles ou des nuages considérés seulement comme des indices ou
des signaux investis d’une fonction de dénotation – « c’est un peuplier », « il va faire de l’orage »), tous
les traits stylistiques et ceux-là seulement qui, replacés dans l’univers des possibilités stylistiques,
distinguent une manière particulière de traiter les éléments retenus, feuilles ou nuages, c’est-à-dire un
style comme mode de représentation où s’exprime le mode de perception et de pensée propre à une
époque, une classe ou une fraction de classe, un groupe d’artistes ou un artiste particulier. On ne peut
rien dire pour caractériser stylistiquement une œuvre d’art qui ne suppose la référence au moins implicite
aux compossibles, simultanés – pour distinguer une œuvre de ses contemporains – ou successifs – pour
l’opposer à des œuvres antérieures ou postérieures du même auteur ou d’un autre auteur. Les expositions
consacrées à l’ensemble de l’œuvre d’un peintre ou à un genre (…) sont la réalisation objective de ce
champ de possibilités stylistiques substituables que l’on mobilise lorsqu’on « reconnaît » les singularités
du style caractéristique d’une œuvre d’art. (…)
La disposition esthétique comme aptitude à percevoir et à déchiffrer les caractéristiques
proprement stylistiques est donc inséparable de la compétence proprement artistique : acquise par un
apprentissage explicite ou par la simple fréquentation des œuvres, celles surtout que rassemble le musée
et qui, du fait de la diversité de leurs fonctions originelles et de leur exposition neutralisante dans un
lieu consacré à l’art, appellent l’intérêt pur pour la forme, cette maîtrise pratique permet de situer chaque
élément d’un univers de représentations artistiques dans une classe définie par rapport à la classe
constituée de toutes les représentations artistiques consciemment ou inconsciemment exclues. Ainsi,
l’appréhension des traits stylistiques qui font l’originalité stylistique des œuvres d’une époque par
rapport à celles d’une autre époque ou, à l’intérieur de cette classe, des œuvres d’une école par rapport
à une autre, ou encore, des œuvres d’un auteur par rapport aux œuvres de son école ou de son époque,
ou même d’une manière ou d’une œuvre particulière d’un auteur par rapport à l’ensemble de son œuvre,
est indissociable de l’appréhension des redondances stylistiques, c’est-à-dire des traitements typiques
de la matière picturale qui définissent un style. Bref, la saisie des ressemblances suppose la référence
implicite ou explicite aux différences et inversement ; l’attribution s’appuie toujours implicitement sur

65
la référence à des « œuvres-témoins », consciemment ou inconsciemment retenues parce qu’elles
présentent à un degré particulièrement élevé les qualités reconnues, de manière plus ou moins explicite,
comme pertinentes dans un système de classement déterminé. (…)

La distance à la nécessité

Pour expliquer que s’accroissent avec le capital scolaire la propension ou, du moins, la
prétention à apprécier une œuvre « indépendamment de son contenu », comme disent souvent les sujets
les plus ambitieux culturellement, et, plus généralement, la propension à ces investissements « gratuits »
et « désintéressés » qu’appellent les œuvres légitimes, il ne suffit pas d’invoquer le fait que
l’apprentissage scolaire fournit les instruments linguistiques et les références qui permettent d’exprimer
l’expérience esthétique et de la constituer en l’exprimant : ce qui s’affirme en fait dans cette relation,
c’est la dépendance de la disposition esthétique à l’égard des conditions matérielles d’existence, passées
et présentes, qui sont la condition tant de sa constitution que de sa mise en œuvre en même temps que
de l’accumulation d’un capital culturel (sanctionné ou non scolairement) qui ne peut être acquis qu’au
prix d’une sorte de retraite hors de la nécessité économique. La disposition esthétique qui tend à mettre
entre parenthèses la nature et la fonction de l’objet représenté et à exclure toute réaction « naïve »,
horreur devant l’horrible, désir devant le désirable, révérence pieuse devant le sacré, au même titre que
toutes les réponses purement éthiques, pour ne considérer que le mode de représentation, le style, aperçu
et apprécié par la comparaison avec d’autres styles, est une dimension d’un rapport global au monde et
aux autres, d’un style de vie, où s’expriment, sous une forme méconnaissable, les effets de conditions
d’existence particulières : condition de tout apprentissage de la culture légitime, qu’il soit implicite et
diffus comme est, le plus souvent, l’apprentissage familial, ou explicite et spécifique, comme
l’apprentissage scolaire, ces conditions d’existence se caractérisent par la mise en suspens et en sursis
de la nécessité économique et par la distance objective et subjective à l’urgence pratique, fondement de
la distance objective et subjective aux groupes soumis à ces déterminismes.
Pour accorder aux jeux de culture le sérieux ludique (…), sérieux sans esprit de sérieux, sérieux
dans le jeu qui suppose toujours un jeu du sérieux, il faut être de ceux qui ont pu, sinon faire de leur
existence, comme l’artiste, une sorte de jeu d’enfant, du moins prolonger très tard, parfois tout au long
de la vie, le rapport au monde de l’enfance (tous les enfants commencent leur vie comme des bourgeois,
dans un rapport de puissance magique sur les autres et, par eux, sur le monde, mais ils sortent plus ou
moins tôt de l’enfance). (…)
Capacité généralisée de neutraliser les urgences ordinaires et de mettre entre parenthèses les fins
pratiques, inclination et aptitude durables à une pratique sans fonction pratique, la disposition esthétique
ne se constitue que dans une expérience du monde affranchie de l’urgence et dans la pratique d’activités
ayant en elles-mêmes leur fin, comme les exercices d’école ou la contemplation des œuvres d’art.
Autrement dit, elle suppose la distance au monde (…) qui est le principe de l’expérience bourgeoise du

66
monde. Contrairement à ce que peut faire croire une représentation mécaniste, l’action pédagogique de
la famille et de l’école, même dans sa dimension la plus spécifiquement artistique, s’exerce au moins
autant au travers des conditions économiques et sociales qui sont la condition de son exercice qu’au
travers des contenus qu’elle inculque : l’univers scolaire du jeu réglé et de l’exercice pour l’exercice
est, au moins sous ce rapport, moins éloigné qu’il ne paraît de l’univers « bourgeois » et des
innombrables actes « désintéressés » et « gratuits » qui en font la rareté distinctive, tels l’entretien et la
décoration de la maison, occasions d’un gaspillage quotidien de soins, de temps et de travail (souvent
par la personne interposée des domestiques), la promenade et le tourisme, déplacements sans autre fin
que l’exercice du corps et l’appropriation symbolique d’un monde réduit au statut de paysage, ou encore
les cérémonies et les réceptions, prétextes à un déploiement de luxes rituels, décors, conversations,
parures, sans parler, bien sûr, des pratiques et des consommations artistiques. On comprend que, proches
en cela des femmes de la bourgeoisie qui, partiellement exclues de l’entreprise économique, trouvent
leur accomplissement dans l’aménagement du décor de l’existence bourgeoise, quand elles ne cherchent
pas dans l’esthétique un refuge ou une revanche, les adolescents bourgeois, à la fois économiquement
privilégiés et (provisoirement) exclus de la réalité du pouvoir économique, opposent parfois au monde
bourgeois qu’ils ne peuvent s’approprier réellement un refus de complicité qui trouve son expression
privilégiée dans la propension à l’esthétique ou à l’esthétisme. (…)
La consommation matérielle ou symbolique de l’œuvre d’art constitue une des manifestations
suprêmes de l’aisance, au sens à la fois de condition et de disposition que la langue ordinaire donne à ce
mot. Le détachement du regard pur ne peut être dissocié d’une disposition générale au « gratuit », au
« désintéressé », produit paradoxal d’un conditionnement économique négatif qui, au travers des
facilités et des libertés, engendre la distance à la nécessité. Par là même, la disposition esthétique se
définit aussi, objectivement et subjectivement, par rapport aux autres dispositions : la distance objective
à l’égard de la nécessité et de ceux qui s’y trouvent enfermés s’assortit d’une prise de distance
intentionnelle qui redouble, par l’exhibition, la liberté. À mesure que croît la distance objective à la
nécessité, le style de vie devient toujours davantage le produit de ce que X appelle une « stylisation de
la vie », parti systématique qui oriente et organise les pratiques les plus diverses, choix d’un millésime
et d’un fromage ou décoration d’une maison de campagne. Affirmation d’un pouvoir sur la nécessité
dominée, il enferme toujours la revendication d’une supériorité légitime sur ceux qui, faute de savoir
affirmer ce mépris des contingences dans le luxe gratuit et le gaspillage ostentatoire, restent dominés
par les intérêts et les urgences ordinaires : les goûts de liberté ne peuvent s’affirmer comme tels que par
rapport aux goûts de nécessité, par là portés à l’ordre de l’esthétique, donc constitués comme vulgaires.
Cette prétention aristocratique a moins de chances qu’aucune autre d’être contestée puisque la relation
de la disposition « pure » et « désintéressée » aux conditions qui la rendent possible, c’est-à-dire aux
conditions matérielles d’existence les plus rares parce que les plus affranchies de la nécessité
économique, a toutes les chances de passer inaperçue, le privilège le plus classant ayant ainsi le privilège
d’apparaître comme le plus fondé en nature.

67
Le sens esthétique comme sens de la distinction

Ainsi, la disposition esthétique est une dimension d’un rapport distant et assuré au monde et aux
autres qui suppose l’assurance et la distance objectives ; une manifestation du système de dispositions
que produisent les conditionnements sociaux associés à une classe particulière de conditions d’existence
lorsqu’ils prennent la forme paradoxale de la plus grande liberté concevable, à un moment donné du
temps, à l’égard des contraintes de la nécessité économique. Mais elle est aussi une expression
distinctive d’une position privilégiée dans l’espace social dont la valeur distinctive se détermine
objectivement dans la relation à des expressions engendrées à partir de conditions différentes. Comme
toute espèce de goût, elle unit et sépare : étant le produit des conditionnements associés à une classe
particulière de conditions d’existence, elle unit tous ceux qui sont le produit de conditions semblables
mais en les distinguant de tous les autres et sur ce qu’ils ont de plus essentiel, puisque le goût est le
principe de tout ce que l’on a, personnes et choses, et de tout ce que l’on est pour les autres, de ce par
quoi on se classe et par quoi on est classé.
Les goûts (c’est-à-dire les préférences manifestées) sont l’affirmation pratique d’une différence
inévitable. Ce n’est pas par hasard que, lorsqu’ils ont à se justifier, ils s’affirment de manière toute
négative, par le refus opposé à d’autres goûts : en matière de goût, plus que partout, toute détermination
est négation ; et les goûts sont sans doute avant tout des dégoûts, faits d’horreur ou d’intolérance
viscérale (« c’est à vomir ») pour les autres goûts, les goûts des autres. Des goûts et des couleurs on ne
discute pas : non parce que tous les goûts sont dans la nature, mais parce que chaque goût se sent fondé
en nature – et il l’est quasiment, étant habitus –, ce qui revient à rejeter les autres dans le scandale du
contre-nature. L’intolérance esthétique a des violences terribles. L’aversion pour les styles de vie
différents est sans doute une des plus fortes barrières entre les classes : l’homogamie est là pour en
témoigner. Et le plus intolérable, pour ceux qui s’estiment détenteurs du goût légitime, c’est par-dessus
tout la réunion sacrilège des goûts que le goût commande de séparer. C’est dire que les jeux d’artistes
et d’esthètes et leurs luttes pour le monopole de la légitimité artistique sont moins innocents qu’il ne
paraît : il n’est pas de lutte à propos de l’art qui n’ait aussi pour enjeu l’imposition d’un art de vivre,
c’est-à-dire la transmutation d’une manière arbitraire de vivre en manière légitime d’exister qui jette
dans l’arbitraire toute autre manière de vivre.
Les prises de position objectivement et subjectivement esthétiques que sont par exemple la
cosmétique corporelle, le vêtement ou la décoration domestique constituent autant d’occasions
d’éprouver ou d’affirmer la position occupée dans l’espace social comme rang à tenir ou distance à
maintenir. Il va de soi que toutes les classes sociales ne sont pas également portées et préparées à entrer
dans ce jeu des refus refusant d’autres refus, des dépassements dépassant d’autres dépassements, et que
les stratégies qui visent à transformer les dispositions fondamentales d’un style de vie en système de
principes esthétiques, les différences objectives en distinctions électives, les options passives,

68
constituées en extériorité, par la logique des relations distinctives, en prises de position conscientes et
électives, en partis esthétiques, sont en fait réservées aux membres de la classe dominante et même à la
très grande bourgeoisie, ou aux inventeurs et aux professionnels de la « stylisation de la vie » que sont
les artistes, seuls en mesure de faire de leur art de vivre un des beaux-arts. Au contraire, l’entrée de la
petite bourgeoisie dans le jeu de la distinction se marque, entre autres indices, par l’anxiété que suscite
le sentiment de donner prise au classement en livrant au goût des autres des indices aussi sûrs de son
propre goût que des vêtements ou des meubles (…). Quant aux classes populaires, elles n’ont sans doute
pas d’autre fonction dans le système des prises de position esthétiques que celle de repoussoir, de point
de référence négatif par rapport auquel se définissent, de négation en négation, toutes les esthétiques.
Ignorant ou refusant la manière et le style, l’« esthétique » (en soi) des classes populaires et des fractions
les plus démunies culturellement des classes moyennes constitue comme « joli », « mignon »,
« adorable » (plutôt que « beau ») ce qui est déjà constitué comme tel dans l’« esthétique » des
calendriers des postes et des cartes postales, coucher de soleil ou fillette jouant avec un chat, danse
folklorique ou tableau de maître, première communion ou procession d’enfants. L’intention de
distinction apparaît avec l’esthétisme petit-bourgeois qui, faisant ses délices de tous les substituts
pauvres des objets et des pratiques chics, bois roulés et galets peints, rotin et raffia, artisanat et
photographie d’art, se définit contre l’« esthétique » des classes populaires, dont il refuse les objets de
prédilection, thèmes des « chromos », tels que paysages de montagne, couchers de soleil sur la mer et
sous-bois, ou des photographies souvenirs, première communion, monument ou tableau célèbre. En
matière de photographie, ce goût s’oriente vers des objets proches de ceux de l’« esthétique » populaire
mais déjà à demi-neutralisés par la référence plus ou moins explicite à une tradition picturale ou par une
intention visible de recherche associant le pittoresque social (tisserand à son métier, querelle de
clochards, danse folklorique) et la gratuité formelle (galets, corde, écorce d’arbre). Et il est significatif
que l’art moyen par excellence trouve un de ses objets de prédilection dans un des spectacles les plus
caractéristiques de la « culture moyenne » (avec le cirque, l’opérette et les courses de taureaux), la danse
folklorique (dont on sait qu’elle est particulièrement goûtée par les ouvriers qualifiés et les
contremaîtres, les cadres moyens et les employés). Comme l’enregistrement photographique du
pittoresque social, dont l’objectivisme populiste met à distance les classes populaires en les constituant
en objet de contemplation ou même de commisération ou d’indignation, le spectacle du « peuple » se
donnant lui-même en spectacle, comme dans la danse folklorique, est une occasion d’éprouver la relation
de proximité distante, sous la forme de la déréalisation opérée par le réalisme esthétique et la nostalgie
populiste, qui est une dimension fondamentale de la relation de la petite bourgeoisie aux classes
populaires et à leurs traditions. Mais cet esthétisme « moyen » sert à son tour de repoussoir aux plus
avertis des membres des fractions nouvelles des classes moyennes qui en refusent les objets favoris et
aussi aux professeurs de l’enseignement secondaire dont l’esthétisme de consommateurs (ils pratiquent
relativement peu la photographie et les autres arts) s’affirme capable de constituer esthétiquement
n’importe quel objet, à l’exception de ceux qui sont constitués par l’« art moyen » des petits-bourgeois

69
(comme le tisserand et la danse folklorique, renvoyés à l’« intéressant »). Esthètes en intention, ils
témoignent clairement par leurs refus distinctifs qu’ils possèdent la maîtrise pratique des relations entre
les objets et les groupes qui est au principe de tous les jugements de la forme « ça fait... » (« ça fait petit-
bourgeois », « ça fait nouveau riche », etc.), sans être en mesure de faire le coup de force consistant à
déclarer beaux les objets les plus marqués de l’« esthétique » populaire (une première communion) ou
petite-bourgeoise (la maternité, la danse folklorique) que les relations de voisinage structural les portent
spontanément à détester.
Les choix esthétiques explicites se constituent en effet souvent par opposition aux choix des
groupes les plus proches dans l’espace social, avec qui la concurrence est la plus directe et la plus
immédiate et sans doute, plus précisément, par rapport à ceux d’entre ces choix où se marque le mieux
l’intention, perçue comme prétention, de marquer la distinction par rapport aux groupes inférieurs (…).
Ainsi, au titre de bien culturel à peu près universellement accessible (comme la photographie) et
réellement commun (du fait qu’il n’est à peu près personne qui ne soit, à un moment ou à un autre,
exposé aux « succès » du moment), la chanson appelle, chez ceux qui entendent marquer leur différence,
une vigilance toute particulière : les intellectuels, les artistes et les professeurs d’enseignement supérieur
semblent balancer entre le refus en bloc de ce qui ne peut être, au mieux, qu’un « art moyen », et une
adhésion sélective, propre à manifester l’universalité de leur culture et de leur disposition esthétique ;
de leur côté, les patrons et les membres des professions libérales, peu portés à la chanson dite
intellectuelle, marquent leur distance à l’égard de la chanson ordinaire en rejetant avec dégoût les
chanteurs les plus divulgués et les plus « vulgaires », Compagnons de la Chanson, Mireille Mathieu,
Adamo ou Sheila, et en faisant une exception pour les plus anciens et les plus consacrés des chanteurs
(comme Édith Piaf ou Charles Trénet) ou les plus proches de l’opérette et du bel canto. Mais ce sont les
classes moyennes qui trouvent dans la chanson (comme dans la photographie) une occasion de
manifester leur prétention artistique en refusant les chanteurs favoris des classes populaires, tels Mireille
Mathieu, Adamo, Aznavour ou Tino Rossi et en affirmant leur préférence pour les chanteurs qui essaient
d’ennoblir ce genre « mineur » : c’est ainsi que les instituteurs ne se distinguent jamais autant des autres
fractions de la petite bourgeoisie qu’en ce domaine où, mieux que sur le terrain de l’art légitime, ils
peuvent investir leurs dispositions scolaires et affirmer leur goût propre dans le choix des chanteurs
proposant une poésie populiste dans la tradition de l’école primaire, comme Douai et Brassens (qui était
inscrit, il y a quelques années, au programme de l’École normale supérieure de Saint-Cloud) (…)

70
Séance 5 : Le sens de la distinction

Pierre Bourdieu, La distinction. Critique social du jugement, Paris, Minuit, « Le sens commun »,
1979, p 293 – 364.

S’il est vrai que, comme on a essayé de l’établir, la classe dominante constitue un espace
relativement autonome dont la structure est définie par la distribution entre ses membres des différentes
espèces de capital, chaque fraction étant caractérisée en propre par une certaine configuration de cette
distribution à laquelle correspond, par l’intermédiaire des habitus, un certain style de vie, que la
distribution du capital économique et la distribution du capital culturel entre les fractions présentent des
structures symétriques et inverses et que les différentes structures patrimoniales sont, avec la trajectoire
sociale, au principe de l’habitus et des choix systématiques qu’il produit dans tous les domaines de la
pratique et dont les choix communément reconnus comme esthétiques sont une dimension, on doit
retrouver ces structures dans l’espace des styles de vie, c’est-à-dire dans les différents systèmes de
propriétés où s’expriment les différents systèmes de dispositions.

Dans un premier temps (…) on a soumis à l’analyse les réponses proposées par les membres de
la classe dominante (n = 467) à différents ensembles de questions (cf. (…) le questionnaire) afin de
déterminer si les structures et les facteurs explicatifs dégagés variaient selon les domaines de pratique
considérés : l’ensemble des questions portant sur la connaissance ou la préférence en matière de peinture
et de musique et sur la fréquentation des musées, qui ont en commun de mesurer la compétence légitime ;
l’ensemble des questions sur les chances de faire une photo belle, intéressante, insignifiante ou laide
avec chacun des vingt et un sujets proposés, qui mesurent la disposition esthétique ; l’ensemble des
questions sur les préférences en matière de chanson, de radio, de lectures, sur la connaissance des acteurs
et des metteurs en scène, et sur la pratique de la photo, autant d’indicateurs de la disposition à l’égard
de la culture moyenne ; l’ensemble des choix en matière d’intérieur, de meubles, de cuisine, de
vêtements, de qualités des amis, à travers lesquels les dispositions éthiques s’expriment plus
directement, etc. Dans toutes ces analyses, le premier facteur oppose les fractions les plus riches en
capital culturel aux fractions les plus riches en capital économique, les patrons du commerce et les
professeurs de l’enseignement supérieur ou les artistes se situant aux deux extrémités opposées de l’axe,
tandis que les membres des professions libérales, les cadres et les ingénieurs occupent des positions
intermédiaires (…)
On a (…) retenu les données (…) concernant les qualités de l’intérieur préféré (douze adjectifs),
les qualités de l’ami (douze adjectifs), les plats volontiers servis aux amis (six possibilités), les achats
de meubles (six possibilités), les chanteurs préférés (au nombre de douze), les œuvres de musique
classique préférées (au nombre de quinze), les peintres préférés (au nombre de quinze), la fréquentation
du musée d’art moderne ou du Louvre, la connaissance des compositeurs (classée en quatre niveaux),
les jugements sur la peinture (au nombre de cinq).

71
Graphiques 11 et 12 – Variantes du goût dominant. Espace des propriétés (graph. 11) (…) Espace des
individus des différentes fractions (graph. 12)
Les intitulés correspondant aux contributions absolues les plus fortes ont été portés en CAPITALES
SOULIGNÉES pour le 1er facteur, en CAPITALES. pour le 2nd.

72
L’analyse (…) permet d’isoler, par partitions successives, différents ensembles cohérents de
préférences qui trouvent leur principe dans des systèmes de dispositions distincts et distinctifs, définis
autant par la relation qu’ils entretiennent entre eux que par la relation qui les unit à leurs conditions
sociales de production. Les indicateurs mesurant le capital culturel (dont on sait déjà qu’il varie à peu
près en raison inverse des indicateurs du capital économique) apportent la contribution la plus forte à la
constitution du premier facteur : on a ainsi d’un côté ceux qui, ayant les revenus les plus faibles,
possèdent la plus forte compétence, qui connaissent le plus grand nombre d’œuvres musicales et de
compositeurs, disent préférer les œuvres demandant la disposition esthétique la plus « pure », comme
Le Clavecin bien tempéré ou L’Art de la fugue et la plus générale, la plus capable de s’appliquer à des
domaines moins consacrés, comme la chanson et le cinéma ou même à la cuisine ou à la décoration de
la maison, qui s’intéressent à la peinture abstraite, fréquentent le Musée d’art moderne et attendent de
leurs amis qu’ils soient artistes ; à l’opposé, ceux qui disposent des revenus les plus forts et détiennent
la compétence la plus faible, qui connaissent peu d’œuvres musicales et de compositeurs, préfèrent des
amis consciencieux et portent leurs préférences vers des œuvres de culture bourgeoise de second rang,
déclassées ou classiques – Arlésienne, Beau Danube bleu, Traviata, Rhapsodie hongroise, Buffet,
Vlaminck, Utrillo, Raphaël, Watteau, Vinci – et vers l’opérette – Guétary, Mariano – ou la chanson la
plus divulguée – Petula Clark. »
On voit intuitivement que la structure selon laquelle s’organisent ces indicateurs des différents
styles de vie correspond à la structure de l’espace des styles de vie telle qu’elle a été établie, donc à la
structure des positions. Et de fait, du côté des individus, l’opposition la plus tranchée s’établit entre les
patrons du commerce et, à un moindre degré, de l’industrie, et les professeurs de l’enseignement
supérieur et les producteurs artistiques, à peu près indiscernables à ce niveau de l’analyse. Les nuages
correspondant aux ensembles de points représentant les membres d’une même fraction se distribuent
selon la structure prévue. La projection (…) des déterminants de la position (revenu, diplôme, origine
sociale, âge) confirme que cette structure correspond à la structure de la distribution des espèces du
capital, le capital scolaire se distribuant sur le premier axe depuis l’absence de diplôme jusqu’aux
diplômes supérieurs à la licence tandis que les revenus présentent une distribution inverse (mais moins
dispersée et non linéaire). Les patrons de l’industrie et du commerce sont d’autant plus proches de
l’extrémité du premier axe que le poids du capital culturel est moindre dans la structure de leur capital :
ceux d’entre eux qui se situent du côté des professions libérales sont des industriels ou des patrons de
commerces de biens culturels (antiquaires, disquaires, libraires, etc.), tous dotés d’un capital culturel
supérieur à la moyenne de la fraction (licence ou grande école). Les patrons du commerce (vendeurs de
biens culturels exceptés) sont très proches sous un autre rapport (appréhendé par le troisième facteur)
de la culture moyenne dans leurs préférences culturelles (Beau Danube bleu, Guétary, Petula « Clark)
et aussi dans les choix engageant le plus fortement des dispositions éthiques (évoquant à propos de
l’intérieur et de l’ami idéal des qualités souvent citées dans les classes populaires et moyennes, comme
facile à entretenir et pratique, consciencieux et pondéré) ; ils s’opposent sous ce rapport aux patrons de

73
l’industrie qui sont dans leur ensemble plus proches du goût bourgeois. Quant aux professeurs de
l’enseignement supérieur qui ont une très forte compétence même dans des domaines moins consacrés,
comme le cinéma, ils occupent l’autre extrémité du premier axe : leurs préférences balancent entre une
certaine audace et un classicisme prudent et ils refusent les facilités du goût « rive droite » sans
s’aventurer dans l’avant-garde artistique, portant leur recherche plutôt vers les « redécouvertes » que
vers les « découvertes », vers les œuvres du passé les plus rares plutôt que vers l’avant-garde du présent
(intérieur chaud et composé, plein de fantaisie, Braque, Picasso, Bruegel et parfois Kandinsky, L’Oiseau
de feu, L’Art de la fugue et Le Clavecin bien tempéré).
Les membres des professions libérales occupent une position intermédiaire et se divisent en
deux sous-groupes séparés surtout sous le rapport du capital culturel : le plus important, qui se situe près
du pôle occupé par les producteurs artistiques, comprend surtout des architectes, avocats ou médecins
parisiens (et seulement quelques chirurgiens-dentistes ou pharmaciens) ; le second sous-ensemble, plus
proche du pôle des patrons, est fait pour une plus grande part de provinciaux relativement âgés, dentistes,
pharmaciens, notaires etc. Les premiers citent par exemple les œuvres les plus rares, Braque, Kandinsky,
le Concerto pour la main gauche, les films les plus « intellectuels » (L’Ange exterminateur, Salvatore
Giuliano), connaissent très souvent les metteurs en scène des films proposés, tandis que les autres
déclarent les préférences les plus banales du goût moyen, Vlaminck, Renoir, Le Beau Danube bleu, et
voient les films de grand public (Les Dimanches de Ville d’Avray), ou les films historiques à grand
spectacle (Le Jour le plus long). Ainsi, étant donné que les différences liées au volume global du capital
sont partiellement neutralisées (par le fait que l’analyse s’applique aux membres d’une même classe,
qui sont à peu près égaux sous ce rapport), la position de chaque individu dans l’espace déterminé par
les deux premiers facteurs dépend essentiellement de la structure de son patrimoine, c’est-à-dire du poids
relatif du capital économique et du capital culturel qu’il possède (axe 1) et de sa trajectoire sociale
(axe 2), qui commande, à travers le mode d’acquisition corrélatif, le rapport qu’il entretient avec ce
patrimoine. Ce sont les indicateurs des dispositions associées à l’ancienneté plus ou moins grande dans
la bourgeoisie qui apportent les plus fortes contributions absolues au deuxième facteur : traces
incorporées d’une trajectoire sociale et d’un mode d’acquisition du capital culturel, les dispositions
éthiques et esthétiques qui se manifestent principalement dans le rapport à la culture légitime et dans les
nuances de l’art de vivre quotidien séparent des individus qui ont à peu près le même volume de capital
culturel. On comprend que, du côté des individus, ce second facteur oppose, à l’intérieur de chaque
fraction, ceux qui ont accédé depuis longtemps à la bourgeoisie à ceux qui viennent d’y parvenir, c’est-
à-dire les parvenus et ceux qui ont le privilège des privilèges, l’ancienneté dans le privilège, ceux qui
ont acquis leur capital culturel par la fréquentation précoce et ordinaire d’objets, de gens, de lieux et de
spectacles rares et « distingués » et ceux qui, devant leur capital à un effort d’acquisition étroitement
tributaire du système scolaire ou mené au hasard des rencontres d’autodidacte ont un rapport à la culture
plus sérieux, plus sévère, voire plus crispé. Il distribue évidemment les fractions selon la part de leurs
membres qui sont originaires de la bourgeoisie ou d’une autre classe : d’un côté les professions libérales

74
et les professeurs d’enseignement supérieur (et, à un moindre degré, les cadres du secteur privé) et de
l’autre les ingénieurs, les cadres du secteur public et les professeurs de l’enseignement secondaire,
catégories qui représentent des voies d’accès privilégiées (par l’intermédiaire de la réussite scolaire) à
la classe dominante, les patrons se partageant en parts à peu près égales entre les deux pôles. Les
premiers, groupés aux valeurs positives du second facteur, ont en commun d’avoir acquis (initialement)
leur capital par familiarisation au sein de leur famille et présentent des signes d’une appartenance
ancienne à la bourgeoisie tels que la possession de meubles hérités et la fréquentation des antiquaires la
prédilection pour un intérieur confortable et pour une cuisine de tradition, la fréquentation des musées
du Louvre et d’art moderne, le goût du Concerto pour la main gauche dont on sait qu’il s’associe presque
toujours à la pratique du piano. Les autres, qui doivent l’essentiel de leur capital à l’école et aux
apprentissages tardifs que favorise et implique une haute culture scolaire, s’opposent aux précédents par
leur inclination pour des amis volontaires et à l’esprit positif et non plus, comme à l’autre pôle, cultivés
ou artistes, leur goût pour les intérieurs nets et propres, sobres et discrets et pour des œuvres de culture
bourgeoise moyenne, comme La Danse du sabre, Utrillo et Van Gogh, ou, dans un autre ordre, Jacques
Brel ou Aznavour, Buffet et la Rhapsody in blue, autant d’indices d’une ascension en cours. Ils se
caractérisent par des choix prudents, donc relativement homogènes : ne descendant jamais jusqu’aux
œuvres suspectes de banalité ou de vulgarité, comme L’Arlésienne ou le Danube bleu, ils ne s’aventurent
que rarement jusqu’à des œuvres déjà un peu moins « canoniques », comme L’Enfant et les sortilèges,
souvent choisies par les intermédiaires culturels et les producteurs artistiques.
La projection de la profession du père, de l’âge, du diplôme, des revenus, etc., (…) manifeste
que le principe de division est bien la trajectoire sociale : l’opposition s’établit entre les membres de la
classe dominante qui sont à la fois plus âgés et issus des fractions les plus anciennes et/ou les plus riches
en capital économique (professions libérales, patrons de l’industrie et du commerce), et ceux d’entre
eux dont le père était employé, cadre moyen ou ouvrier, qui sont moins riches relativement en capital
économique et plus jeunes. La relation complexe qui s’établit entre la position dans l’espace des
fractions, l’ancienneté dans la bourgeoisie et l’âge (également lié aux deux premiers facteurs) et qui est
très importante pour comprendre nombre des différences éthiques ou esthétiques entre les membres de
la classe dominante – par exemple les différences en matière de pratiques sportives ou de vêtement – se
comprend si l’on sait que la part des « parvenus » croît quand on va des fractions dominantes aux
fractions dominées (et, a fortiori, la part de ceux qui doivent leur accession à une entreprise
d’accumulation de capital scolaire – la dispersion des cadres résultant sans doute pour une part du fait
qu’ils ont d’autant plus de chances de n’accéder à ces positions qu’à un âge relativement avancé qu’ils
sont d’origine sociale plus basse) (…)

Les modes d’appropriation de l’œuvre d’art

Mais cette analyse statistique ne remplirait pas vraiment sa fonction de vérification si elle

75
n’aidait à comprendre la logique qui est au principe des distributions qu’elle établit ; si, ayant prouvé
que le volume et la structure du capital, définis à la fois dans la synchronie et dans la diachronie,
constituent le principe de division des pratiques et des préférences, on ne pouvait porter au jour la
relation intelligible, socio-logique, qui unit par exemple une structure patrimoniale dissymétrique à
dominante de capital culturel et un rapport déterminé à l’œuvre d’art et expliquer, c’est-à-dire
comprendre complètement, pourquoi la forme la plus ascétique de la disposition esthétique et les
pratiques les plus légitimes culturellement et les moins coûteuses économiquement, comme, en matière
de pratiques culturelles, la fréquentation du musée ou, en matière de sport, l’alpinisme ou la marche, ont
toutes les chances de se rencontrer avec une fréquence particulière dans les fractions les plus riches
(relativement) en capital culturel et les plus pauvres (relativement) en capital économique.
Il faut suivre, mais pour l’éprouver, l’intuition immédiate lorsqu’elle reconnaît dans le goût des
professeurs pour l’austérité des œuvres pures, Bach ou Braque, Brecht ou Mondrian, la même
disposition ascétique qui s’exprime dans toutes leurs pratiques et qu’elle pressent dans ces choix en
apparence innocents le symptôme d’un rapport seulement mieux caché à la sexualité ou à l’argent ; ou
lorsqu’elle devine toute la vision du monde et de l’existence qui s’exprime dans le goût pour les charmes
du théâtre de boulevard ou pour les impressionnistes, pour les femmes en fête et en fleur de Renoir, les
plages ensoleillées de Boudin ou les décors de théâtre de Dufy.
Comme on le voit bien à propos du théâtre ou de la peinture (mais il en va de même pour les
autres arts), ce qui se livre au travers des indices discontinus ou disparates auxquels on doit avoir recours
pour mesurer, ce sont deux rapports antagonistes à l’œuvre d’art, ou mieux, deux modes d’appropriation
de l’œuvre où s’expriment deux structures patrimoniales de forme inverse. Ainsi par exemple comment
comprendre que le prix médian payé au théâtre passe de 4,17 francs chez les enseignants (somme
inférieure à celle que consentent les cadres moyens du secteur privé, 4,61, et public, 4,77) à 6,09 chez
les cadres supérieurs du secteur public, 7,00 dans les professions libérales, 7,58 chez les cadres
supérieurs du secteur privé, 7,80 chez les commerçants et 9,19 chez les chefs d’entreprise et que l’on
retrouve par conséquent la hiérarchie ordinaire des fractions distribuées selon le volume de leur capital
économique ? Comment expliquer que, à l’opposé, la hiérarchie des fractions s’inverse si l’on considère
leur taux de représentation dans les théâtres les moins chers ? À comprendre trop vite l’affinité élective
entre le théâtre d’avant-garde, relativement bon marché, et les fractions intellectuelles ou entre le théâtre
de boulevard, beaucoup plus cher, et les fractions dominantes (en n’y voyant qu’un effet direct de la
relation entre le coût économique et les moyens économiques), on risque d’oublier que, à travers le prix
que l’on consent à payer pour accéder à l’œuvre d’art ou, plus précisément, à travers la relation entre le
coût matériel et le profit « culturel » escompté s’exprime toute la représentation que se fait chaque
fraction de ce qui constitue en propre la valeur de l’œuvre d’art et de la manière légitime de se
l’approprier.
Pour les intellectuels, patentés ou apprentis, des pratiques comme la fréquentation du théâtre,
des expositions ou du cinéma d’art, que leur fréquence et leur appartenance à la routine quasi

76
professionnelle suffisent à dépouiller de toute extraquotidienneté, obéissent en quelque sorte à la
recherche du maximum de « rendement culturel » pour le moindre coût économique, ce qui implique le
renoncement à toute dépense ostentatoire et à toutes gratifications autres que celles que procure
l’appropriation symbolique de l’œuvre (« on va au théâtre pour voir un spectacle et non pour se faire
voir » comme dit l’un d’eux). C’est de l’œuvre elle-même, de sa rareté et du discours qu’ils tiendront à
son sujet (dès la sortie, « devant un pot », ou dans leurs cours, leurs articles ou leurs livres), et par lequel
ils s’efforceront de s’approprier une part de sa valeur distinctive, qu’ils attendent le rendement
symbolique de leur pratique. À l’opposé, les fractions dominantes font de la « soirée » au théâtre une
occasion de dépense et d’exhibition de la dépense. On « s’habille » (ce qui coûte du temps et de l’argent),
on prend les places les plus chères des théâtres les plus chers selon la logique qui, en d’autres domaines,
porte à acheter « ce qu’il y a de mieux », on va dîner après le spectacle. On choisit son théâtre comme
on choisit une « boutique », marquée de tous les signes de la « qualité » et propre à mettre à l’abri des
« mauvaises surprises » et des « fautes de goût » : un auteur connaissant son métier, sachant tout sur
« les moyens du comique, les ressources « d’une situation, le pouvoir drolatique ou mordant d’un mot
juste », bref un orfèvre ou mieux, un joaillier, passé maître dans « l’art du démontage » et connaissant
sur le bout du doigt « les ressorts de l’art dramatique » ; des acteurs connus pour leur aptitude à entrer
dans le « rôle en or pur » qu’il leur offre et à « mettre au service » de ce polytechnicien de l’art
dramatique la docilité enthousiaste du parfait technicien ; une pièce enfin qui enferme « tout ce qu’il
faut pour plaire, sans une once de complaisance ou de vulgarité », qui est bien faite pour « soulager un
public équilibré en le ramenant à l’équilibre avec une saine allégresse » parce qu’elle ne pose jamais
que des questions que « tous les hommes se posent » et dont « seuls l’humour et un inguérissable
optimisme » peuvent « délivrer ».

Sans reprendre ici l’analyse de tout ce qui est impliqué dans l’opposition entre le théâtre
bourgeois et le théâtre d’avant-garde et pour rester dans les limites des données directement fournies par
l’enquête, on peut évoquer rapidement les oppositions qui s’observent en matière de cinéma où le goût
des œuvres « ambitieuses » et demandant un fort investissement culturel s’oppose au goût des spectacles
les plus spectaculaires et les plus ouvertement faits pour divertir (différences qui vont souvent de pair
avec des différences dans le prix des entrées et la localisation des salles dans l’espace géographique).
Sans doute y a-t-il des films omnibus qui ont pour caractéristique de faire l’unanimité des différentes
fractions de la classe dominante (et de leurs critiques) : dans la liste proposée, Le Procès, « œuvre forte
et grave, intellectuellement courageuse, qu’on ne saurait manquer » (Le Monde, 25-12-1962), Rocco et
ses frères, de Visconti, avec Alain Delon, et surtout Divorce à l’italienne, avec Mastroianni, « film
commercial honnête » pour Combat (2- » « 6-1962), film comique, « d’un cynisme, d’une cruauté,
d’une audace qui étonnent » pour Le Monde (22-5-1962). Toutefois, les divergences sont très marquées
entre les deux extrémités de l’espace, les professions libérales occupant, comme à l’accoutumée, une
position intermédiaire. Ainsi les patrons de l’industrie et du commerce portent leurs choix sur des films
historiques, tel Le Jour le plus long, « colossale reconstitution » qui présente « la plus spectaculaire
bataille » de la dernière guerre (Le Monde, 12-10-1962), des « superproductions » comme Les 55 Jours
de Pékin, « excellent exemple des films rassembleurs de foules », « spectacles fastueux, soigneusement
dépourvus d’intellectualisme qui font salle pleine parce qu’ils savent stimuler les facultés
d’émerveillement du public » (Le Monde, 17-5-1963), des films à « succès commercial » comme Le
Vice et la Vertu de Vadim, un film « solidement construit, réalisé avec une indéniable virtuosité », qui

77
met « un sadisme modéré à la portée de tous » (France-Soir, 2-3-1963) et enfin des films et des acteurs
comiques, Fernandel, Darry Cowl, etc. À l’opposé, presque toujours capables de citer le nom des
metteurs en scène et des acteurs des films qu’ils ont vus, les professeurs de l’enseignement secondaire
excluent systématiquement les films de grand comique ou les grands succès commerciaux et portent
leurs préférences sur des films « classiques » (presque tous retenus par les histoires du cinéma), comme
L’Ange exterminateur de Buñuel que le critique du Monde (4-5-1963) rapproche de Huis clos de Sartre,
Salvatore Giuliano, « passionnant et très beau film de Francesco Rosi qui a retracé avec la rigueur d’un
historien et le lyrisme d’un artiste un moment de la vie sicilienne », « étude de mœurs » qui « évoque
les problèmes du sud de l’Italie » (Le Monde, 6-3-1963) et enfin Le Soupirant, film comique de Pierre
Étaix dont le critique prévoit qu’il « aura un jour sa place dans la grande lignée qui va de Mack Sennett
à Tati, en passant par Max Linder, Chaplin, Keaton et quelques autres » (Le Monde, 16-2-1963). Il est
significatif que, pour justifier les injonctions que les lecteurs avertis attendent des quotidiens « sérieux »
(« à voir », « à ne pas manquer », etc.), on puisse invoquer ici (« rien d’un aimable divertissement » – Le
Monde, 25-12-1962 – à propos du Procès) ce qui serait là une condamnation sans appel. »

À l’opposé du théâtre « bourgeois », de l’opéra ou des expositions (sans parler des premières
ou des soirées de gala) qui donnent occasion ou prétexte à des cérémonies sociales permettant à un
public choisi d’affirmer et d’éprouver son appartenance au « monde » dans l’obéissance aux rythmes à
la fois intégrateurs et distinctifs du calendrier mondain, le musée d’art rassemble n’importe qui (dans
les limites du capital culturel disponible) à n’importe quel moment, sans aucune contrainte en matière
de tenue vestimentaire, n’offrant ainsi aucune des gratifications sociales associées aux grandes
manifestations mondaines. En outre, à la différence du théâtre et, a fortiori, du music-hall et des variétés,
il ne propose jamais que les plaisirs hautement épurés et sublimés que revendique l’esthétique pure et,
proche en cela de la bibliothèque, il appelle souvent une disposition austère et quasi scolaire, orientée
autant vers l’accumulation d’expériences et de connaissances ou vers le plaisir de la reconnaissance et
du déchiffrement que vers la simple délectation. (…)
On comprend que, quand on passe des concerts ou des pièces d’avant-garde, des musées à
niveau d’émission élevé et à faible attraction touristique ou des expositions d’avant-garde, aux
expositions à grand spectacle, aux concerts des grandes sociétés ou aux théâtres « classiques » et enfin
aux théâtres de boulevard et aux variétés, le taux de représentation des différentes fractions distribuées
par ordre de capital culturel décroissant ou de capital économique croissant – soit professeurs, cadres
administratifs, ingénieurs, membres des professions libérales, patrons de l’industrie et du
commerce – tende à se modifier de manière systématique et continue en sorte que la hiérarchie des
fractions distribuées selon leur poids dans le public tend à s’inverser. Professeurs et industriels ou gros
commerçants occupent des positions symétriques sur les diagrammes de corrélation entre les taux de
fréquentation de deux catégories de spectacles présentant des propriétés inverses, soit le concert et les
expositions artistiques d’une part, les variétés et les foires expositions d’autre part, les membres des
professions libérales et les cadres supérieurs occupant dans les deux cas une position intermédiaire. Les
professions libérales, sous représentées pour la fréquentation de la bibliothèque ou du musée, sont plus
représentées dans le public des expositions que dans celui des musées et ont une fréquentation
relativement intense des théâtres (et des théâtres « bourgeois » ou des « variétés » plutôt que des théâtres
classiques ou d’avant-garde).

78
Le musée, lieu de culte présentant des objets exclus de l’appropriation privée et prédisposés par
la neutralisation économique à faire l’objet de la « neutralisation » définissant en propre l’appréhension
« pure », s’oppose à la galerie, qui, comme les autres commerces de luxe (« boutiques », magasins
d’antiquités, etc.) offre des objets susceptibles d’être contemplés mais aussi achetés, de la même façon
que les dispositions esthétiques « pures » des membres des fractions dominées de la classe dominante,
et en particulier des professeurs, fortement sur-représentés dans les musées, s’opposent à celles des
happy few des fractions dominantes qui ont les moyens de s’approprier matériellement les œuvres d’art.
C’est en effet tout le rapport à l’œuvre d’art qui se trouve changé lorsque le tableau, la statue, le vase
chinois ou le meuble ancien appartiennent à l’univers des objets susceptibles d’être appropriés,
s’inscrivant ainsi dans la série des biens de luxe que l’on possède et dont on jouit sans avoir besoin
d’attester autrement la délectation qu’ils procurent et le goût dont ils témoignent et qui, lors même qu’on
n’en possède pas personnellement, font en quelque sorte partie des attributs statutaires du groupe auquel
on appartient, décorant les bureaux que l’on occupe ou les salons des familiers que l’on fréquente. (…)
Marx (…) écrit : « L’homme est posé d’emblée comme propriétaire privé, c’est-à-dire comme
possesseur exclusif qui affirme sa personnalité, se distingue d’autrui et se rapporte à autrui à travers
cette possession exclusive : la propriété privée est son mode d’existence personnel, distinctif, donc sa
vie essentielle ». L’appropriation des objets symboliques à support matériel comme le tableau porte à la
seconde puissance l’efficacité distinctive de la propriété, réduisant au statut inférieur de substitut
symbolique le mode d’appropriation purement symbolique : s’approprier une œuvre d’art, c’est
s’affirmer comme le détenteur exclusif de l’objet et du goût véritable pour cet objet, ainsi converti en
négation réifiée de tous ceux qui sont indignes de le posséder, faute d’avoir les moyens matériels ou
symboliques de se l’approprier ou, simplement, un désir de le posséder assez fort pour « tout lui
sacrifier ».
La consommation de l’œuvre d’art, illustration presque trop évidente de ces analyses, n’est
qu’une parmi d’autres de ces pratiques distinctives. Que l’on pense au nouveau culte de la nature que la
mode de la résidence secondaire et le refus du tourisme petit-bourgeois remettent au goût du jour et qui
entretient une affinité profonde avec le style de vie « vieille France » de la fraction la plus « ancienne »
des fractions dominantes. Animaux, fleurs, chasse, gastronomie, environnement, équitation, jardins,
pêche, œnologie, randonnée, les rubriques permanentes de Connaissance de la campagne, qui est à la
dégustation distinguée de la nature ce que Connaissance des arts est à la dégustation distinguée de la
culture, présentent un programme exhaustif des objets et des modes d’appropriation légitimes.
S’approprier la « nature », oiseaux, fleurs, paysages, suppose une culture, privilège des gens aux racines
anciennes. Posséder un château, un manoir, voire une demeure, n’est qu’une affaire d’argent ; il faut
encore se l’approprier, s’approprier la cave et la mise en bouteilles, décrite comme « un acte de
communion profonde avec le vin » que les « fidèles du vin » doivent avoir accompli « au moins une
fois », s’approprier les souvenirs de chasse, les secrets de pêche et les recettes de jardinage, compétences
à la fois anciennes et longues à acquérir, comme la cuisine ou la connaissance des vins, s’approprier en

79
un mot l’art de vivre de l’aristocrate ou du campagnard, leur indifférence au temps qui passe et leur
enracinement dans les choses qui durent. « Rien n’est plus simple que de faire des cornichons, prétend
ma mère : à condition que la lune soit nouvelle quand on les ramasse, qu’on les fasse dégorger au gros
sel vingt-quatre heures en pot de grès après les avoir frottés avec un torchon de lin, le seul qui soit
rugueux à point. À condition d’y mettre de l’estragon séché mais pas sec et de ployer les cornichons
pour les entasser sous vide, etc. » (Connaissance de la campagne, septembre 1973). Sortir un pot de
« cornichons maison », de « cornichons de grand-mère », assorti d’un tel discours d’accompagnement,
c’est comme avec le « petit tableau d’un maître français du XVIIIe » que l’on a su découvrir chez un
antiquaire ou le « meuble ravissant » que l’on a déniché chez un brocanteur, exhiber du temps gaspillé
et une compétence qui ne peut s’acquérir que par une longue fréquentation des vieilles personnes et des
vieilles choses cultivées, c’est-à-dire par l’appartenance à un groupe ancien, seul garant de la possession
de toutes les propriétés qui sont dotées de la plus haute valeur distinctive parce qu’elles ne s’accumulent
qu’à la longueur du temps.
Ce qui est en jeu, c’est bien la « personnalité », c’est-à-dire la qualité de la personne, qui
s’affirme dans la capacité de s’approprier un objet de qualité. Les objets qui sont dotés du plus haut
pouvoir distinctif sont ceux qui témoignent le mieux de la qualité de l’appropriation, donc de la qualité
du propriétaire, parce que leur appropriation exige du temps ou des capacités qui, supposant un long
investissement de temps, comme la culture picturale ou musicale, ne peuvent être acquises à la hâte ou
par procuration, et qui apparaissent donc comme les témoignages les plus sûrs de la qualité intrinsèque
de la personne. Par là s’explique la place que la recherche de la distinction fait à toutes les pratiques qui,
comme la consommation artistique, demandent une dépense pure, pour rien, et de la chose sans doute la
plus précieuse et la plus rare, – surtout chez ceux qui, ayant la plus grande valeur marchande, en ont le
moins à gaspiller –, c’est-à-dire de temps, temps consacré à la consommation ou temps consacré à
l’acquisition de la culture que suppose la consommation adéquate8.
De toutes les techniques de conversion visant à former et à accumuler du capital symbolique,
l’achat d’œuvres d’art, témoignage objectivé du « goût personnel », est celle qui se rapproche le plus de
la forme la plus irréprochable et la plus inimitable de l’accumulation, c’est-à-dire l’incorporation des
signes distinctifs et des symboles du pouvoir sous la forme de « distinction » naturelle, d’« autorité »
personnelle ou de « culture ». L’appropriation exclusive d’œuvres sans prix n’est pas sans analogie avec

8
Il faut en effet avoir à l’esprit d’une part le fait que le temps, malgré la possibilité de s’approprier par procuration
le temps des autres, ou d’économiser du temps par toutes les stratégies de rationalisation et surtout en usant de la
liberté d’aller à contre-temps et à contre-lieu qui permet d’échapper aux effets d’encombrement, est sans doute
une des limites anthropologiques les plus difficiles à contourner, et d’autre part le fait que la valeur marchande du
temps – plus ou moins directement éprouvée selon le mode de rémunération, honoraires à l’acte, comme chez les
médecins, salaire mensuel ou profits – croît à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie sociale, pour comprendre
la valeur des potlatch de temps dont font partie toutes les conduites consistant à « accorder » ou à « donner » du
temps aux autres, – dimension importante de ce qui est offert dans les réceptions –, et, bien sûr, tous les loisirs
dont la valeur symbolique tient toujours, pour une part, à la capacité de dominer le temps et l’argent qui se trouve
affirmée dans le fait de « prendre son temps », c’est-à-dire de dépenser pour rien un temps d’une telle valeur.

80
la destruction ostentatoire des richesses : l’exhibition irréprochable de la richesse qu’elle permet est
inséparablement un défi lancé à tous ceux qui sont incapables de dissocier leur être de leur avoir,
d’accéder au désintéressement, affirmation suprême de l’excellence de la personne. Et comme en
témoigne par exemple le privilège accordé à la culture littéraire et artistique sur la culture scientifique
ou technique, les détenteurs exclusifs de ce que l’on appelle « une grande culture » ne font pas autrement
lorsqu’ils jettent dans le potlatch des rencontres sociales le temps qu’ils ont dépensé sans souci du profit
immédiat dans des exercices d’autant plus prestigieux qu’ils sont plus inutiles.
Les fractions dominantes n’ont pas le monopole des usages de l’œuvre d’art objectivement – et
parfois subjectivement – orientés par la recherche de l’appropriation exclusive, attestant la
« personnalité » singulière du propriétaire. Mais lorsque les conditions de l’appropriation matérielle font
défaut, il ne reste à la recherche de l’exclusivité que la singularité du mode d’appropriation : aimer
autrement les mêmes choses, aimer pareillement d’autres choses, moins fortement désignées à
l’admiration, autant de stratégies de redoublement, de dépassement et de déplacement qui, principe de
la transformation permanente des goûts, permettent aux fractions dominées, moins pourvues
économiquement, donc vouées à peu près exclusivement à l’appropriation symbolique, de s’assurer à
chaque moment des possessions exclusives. Les intellectuels et les artistes ont une prédilection
particulière pour les plus risquées, mais aussi les plus rentables des stratégies de distinction, celles qui
consistent à affirmer le pouvoir qui leur appartient en propre de constituer comme œuvres d’art des
objets insignifiants ou, pire, déjà traités comme œuvres d’art, mais sur un autre mode, par d’autres
classes ou fractions de classe (comme le kitsch) : en ce cas, c’est la manière de consommer qui crée en
tant que tel l’objet de la consommation et la délectation au second degré transforme les biens
« vulgaires », livrés à la consommation commune, westerns, bandes dessinées, photos de famille,
graffitis, en œuvres de culture distinguées et distinctives.

Les variantes du goût dominant

La coloration ascétique des pratiques culturelles des professeurs et des intellectuels, apparaît à
l’évidence lorsqu’on les resitue dans le système dont elles font partie, et que l’on est ainsi contraint de
poser la question du sens même de la culture et de l’appropriation symbolique, substituts sublimes et
sublimés de toutes les appropriations matérielles et de toutes les nourritures terrestres que la division du
travail de domination laisse aux parents pauvres. L’antagonisme entre les styles de vie correspondant
aux pôles opposés du champ de la classe dominante est en effet tranché, total, et l’opposition entre les
professeurs et les patrons (et tout spécialement sans doute entre les petits et moyens des deux catégories)
évoque celle qui sépare deux « cultures » au sens de l’ethnologie. D’un côté, la lecture et la lecture de
poésie, d’essais philosophiques et d’ouvrages politiques, du Monde et de mensuels littéraires ou
artistiques (plutôt de gauche) ; de l’autre, la chasse et le tiercé et, quand lecture il y a, la lecture de récits

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historiques, de France-Soir ou de L’Aurore, de L’Auto journal et de Lectures pour tous. Ici, le théâtre,
plutôt classique, ou d’avant-garde (avec par exemple Le Tartuffe ou La Remise mis en scène par
Planchon, Noces de sang de Lorca ou Un mois à la campagne de Tourgueniev), le musée, la musique
classique, France Musique, les « puces », le camping, la montagne et la marche à pied ; là, les voyages
et les repas professionnels, le théâtre de boulevard (Robert Lamoureux, Marcel Achard, Françoise
Dorin) et le music-hall, les spectacles de variétés de la télévision, les foires-expositions, la salle
des « ventes et les « boutiques », la voiture de luxe et le bateau, l’hôtel (trois étoiles) et les villes d’eau.
Et le style même des différentes pratiques culturelles, la philosophie sociale et la vision du monde
qu’elles engagent, se voient beaucoup mieux si l’on a à l’esprit l’univers des pratiques dont elles sont
solidaires ; si l’on sait par exemple que le théâtre d’avant-garde ou la lecture des poètes ou des
philosophes s’oppose au théâtre bourgeois ou au music-hall, à la lecture de récits historiques ou de
romans d’aventures ou d’hebdomadaires illustrés, comme la marche à pied, le camping, les vacances à
la campagne ou à la montagne des professeurs s’opposent soit à l’ensemble des pratiques et des biens
de luxe qui caractérise la bourgeoisie ancienne, Mercedes ou Volvo, yachts, vacances à l’hôtel, séjours
en villes d’eau, soit à la constellation des consommations culturelles et matérielles les plus coûteuses et
les plus prestigieuses, livres d’art, caméras, magnétophones, bateaux, ski, golf, équitation ou ski
nautique qui sont l’apanage des professions libérales.
Il n’est pas de meilleure attestation de l’appartenance des choix esthétiques à l’ensemble des
choix éthiques qui sont constitutifs du style de vie, que l’opposition qui s’établit, sur le terrain même de
l’esthétique, entre deux catégories aussi proches sous le rapport du capital culturel que les membres des
professions libérales et les professeurs et qui, fondée dans l’opposition entre des dispositions éthiques
corrélatives de trajectoires différentes, trouve dans des conditions économiques aussi très différentes des
renforcements et des conditions de réalisation. Il suffit en effet d’avoir à l’esprit, outre les différences
sous le rapport de la structure du capital, celles qui tiennent à la trajectoire, et en particulier le fait que
la part des individus qui doivent leur accession à la classe dominante à une entreprise d’accumulation
de capital scolaire croît quand on va des fractions dominantes aux fractions dominées, pour comprendre
que les professeurs, et, secondairement, les ingénieurs et les cadres, soient les plus enclins à orienter
vers l’accumulation de capital culturel les dispositions ascétiques développées par et pour
l’accumulation antérieure, et cela avec une bonne volonté d’autant plus exclusive que leur faible capital
économique ne leur laisse pas escompter beaucoup de profits et de plaisirs concurrents, tandis que les
membres des professions libérales possèdent les moyens de réaliser les dispositions au laxisme de luxe
qui sont attachées à une origine bourgeoise et qui trouvent un encouragement dans les exigences mêmes
de métiers supposant une forte accumulation de capital symbolique. L’aristocratisme ascétique des
professeurs (et des cadres du secteur public) qui, comme on l’a vu, s’orientent systématiquement vers
les loisirs les moins coûteux et les plus austères, et vers des pratiques culturelles sérieuses et même un
peu sévères, fréquentant par exemple les musées, surtout de province (plutôt que les grandes expositions,
les galeries et les musées étrangers comme les professions libérales), s’oppose aux goûts de luxe des

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membres des professions libérales qui collectionnent les consommations les plus coûteuses
(culturellement et/ou économiquement) et les plus prestigieuses, lecture de mensuels illustrés,
fréquentation des salles de concert, des antiquaires et des galeries, vacances en villes d’eau, possession
de pianos, livres d’art, meubles anciens, œuvres d’art, caméras, magnétophones, voitures étrangères,
pratique du ski, du tennis, du golf, de l’équitation, de la chasse et du ski nautique. Ne possédant ni la
compétence ni les dispositions nécessaires pour réinvestir efficacement dans l’économie les profits que
leur procure un capital culturel à haut rendement économique, attachés par leur formation et leur style
de vie aux « valeurs intellectuelles » (ils fournissent une forte proportion des écrivains amateurs), les
membres des professions libérales trouvent dans la pratique des sports et des jeux chics, dans les
réceptions, les cocktails et autres échanges mondains, outre les satisfactions intrinsèques qu’ils
procurent et l’action éducative qu’ils exercent, les fréquentations choisies qui leur permettent de créer
ou d’entretenir des relations et d’accumuler le capital d’honorabilité indispensable à l’exercice de leur
profession. Ce n’est là qu’un des cas où le luxe, cette « prodigalité toute de convention » est (…) une
« nécessité de métier et entre dans les frais de représentation » en tant qu’« étalage de richesse » qui
fonctionne comme « moyen de crédit ». À l’opposé, il n’est pas un des choix des professeurs (par
exemple, la préférence qu’ils marquent pour un intérieur harmonieux, sobre et discret ou pour des repas
simples mais joliment présentés) qui ne puisse se comprendre comme une manière de faire de nécessité
vertu en maximisant le profit qu’ils peuvent tirer de leur capital culturel et de leur temps libre (tout en
minimisant leurs dépenses en argent). Si les premiers n’ont pas toujours les goûts de leurs moyens, les
seconds n’ont presque jamais les moyens de leurs goûts et ce décalage entre le capital économique et le
capital culturel les condamne à un esthétisme ascétique (variante plus austère du style de vie artiste), qui
« tire parti » de ce qu’il a, substituant le « rustique » à l’ancien, les tapis roumains aux tapis persans, la
grange restaurée au manoir de famille, les lithographies (ou les reproductions) aux tableaux, autant de
substituts inavoués qui, comme le mousseux ou le simili des vrais pauvres, sont autant d’hommages que
la privation rend à la possession. Le décalage entre le capital économique et le capital culturel ou, plus
exactement, le capital scolaire qui en est la forme certifiée est sans aucun doute un des fondements de
leur propension à contester un ordre social qui ne reconnaît pas pleinement leurs mérites parce qu’il
reconnaît d’autres principes de classement que ceux du système scolaire qui les a reconnus. Cette révolte
méritocratique (donc, en un sens, aristocratique) redouble lorsqu’elle se double des fidélités, des refus
et des impossibilités, ou des refus de l’impossible, qui sont corrélatifs d’une origine sociale petite-
bourgeoise ou populaire et qui, joints aux limites purement économiques, interdisent le plein accès à la
bourgeoisie. Au contraire, pour ceux qui, comme les membres des professions libérales, vivent de la
vente de services culturels à une clientèle, l’accumulation de capital économique se confond avec
l’accumulation de capital symbolique, c’est-à-dire avec l’acquisition d’une réputation de compétence et
d’une image de respectabilité et d’honorabilité aisément convertibles en positions politiques de notable
local ou national : aussi comprend-on qu’ils soient et se sentent solidaires de l’ordre (moral) établi
auquel ils contribuent d’ailleurs très fortement par des interventions quotidiennes, dont les déclarations

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du Conseil de l’Ordre des médecins ou les prises de position et les actions politiques ne sont que la
forme la plus visible. (…)
On voit que l’opposition que l’on fait d’ordinaire entre le goût « intellectuel » ou « de rive
gauche » et le goût « bourgeois » ou « de rive droite » ne s’établit pas seulement entre la préférence pour
des œuvres contemporaines (ici, dans les limites des listes proposées, Picasso, Kandinsky, Boulez) et le
goût des œuvres plus anciennes et plus consacrées (la peinture impressionniste, et particulièrement
Renoir, Watteau, la Rhapsodie hongroise, Les Quatre Saisons, la Petite musique de nuit), entre le goût
des valeurs sûres, en peinture et en musique comme en matière de cinéma ou de théâtre, et le parti-pris
de la nouveauté, mais aussi entre deux visions du monde, deux philosophies de l’existence, symbolisées
si l’on veut par Renoir et Goya (ou Maurois et Kafka), centres des deux constellations de choix, le rose
et le noir, la vie en rose et la vie en noir, le théâtre de boulevard et le théâtre d’avant-garde, l’optimisme
social des gens sans problèmes et le pessimisme anti-bourgeois des gens à problèmes, le confort matériel
et intellectuel, avec l’intérieur intime et discret et la cuisine de tradition française, et la recherche
esthétique et intellectuelle, avec le goût des plats exotiques ou – inversion – à la bonne franquette, des
intérieurs composés, ou – inversion – faciles à entretenir, des meubles achetés aux puces et des
spectacles d’avant-garde. (…)
Tandis que les fractions « intellectuelles » demandent plutôt à l’artiste une contestation
symbolique de la réalité sociale et de la représentation orthodoxe qu’en donne l’art « bourgeois », le
« bourgeois » attend de ses artistes, ses écrivains, ses critiques, comme de ses couturiers, ses joailliers
ou ses décorateurs, des emblèmes de distinction qui soient en même temps des instruments de dénégation
de la réalité sociale. Les objets de luxe et les œuvres d’art ne sont que l’aspect le plus visible de ce décor
dont s’entoure l’existence bourgeoise ou du moins, la partie privée, domestique, dominicale de cette vie
fondamentalement double et faussement unifiée dans et par une fausse division contre elle-même,
désintéressement contre intérêt, art contre argent, spirituel contre temporel. Journaux politiques policés,
discrètement politisés ou ostentatoirement dépolitisés, revues de décoration et livres d’art, guides bleus
et récits de voyage, romans régionalistes et biographies de grands hommes, autant d’écrans jetés devant
la réalité sociale. Représentation à peine déréalisée d’une des formes de l’existence bourgeoise, avec ses
beaux décors, ses jolies femmes, ses aventures faciles, ses propos légers, sa philosophie rassurante (toute
autre combinaison des noms et des adjectifs étant également recevable), le théâtre « bourgeois » est sans
doute la forme par excellence de l’art que reconnaît le « bourgeois » parce qu’il s’y reconnaît. La
bourgeoisie attend de l’art (sans parler de ce qu’elle appelle littérature ou philosophie) un renforcement
de sa certitude de soi et, autant par suffisance que par insuffisance, elle ne peut jamais reconnaître
vraiment les audaces de l’avant-garde, même dans les domaines les plus hautement neutralisés, comme
la musique : et les quelques amateurs éclairés qui ont compris qu’il n’en coûtait rien de s’affirmer « en
art, toujours à gauche » (…) ne doivent pas faire oublier tous ceux qui, admirateurs aujourd’hui de
Flaubert ou de Mahler, ont la même impatience du désordre, même symbolique, et la même horreur du
« mouvement », même artistiquement sublimé, que leurs homologues du passé.

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Il faudrait prendre en compte toute la logique du champ de production artistique et de la relation
qu’il entretient avec le champ de la classe dominante pour comprendre que la production artistique
d’avant-garde soit vouée à décevoir, inégalement et toujours à court terme, les attentes bourgeoises35.
Ce n’est pas en effet par hasard que l’analyse ne rencontre le goût de l’avant-garde artistique qu’au
terme d’une série d’oppositions. De fait, tout se passe comme si, bien qu’il incarne la légitimité
artistique, le goût de l’avant-garde des producteurs se définissait de manière quasi négative, comme la
somme des refus de tous les goûts socialement reconnus : refus du goût moyen des gros commerçants
et des patrons parvenus, de « l’épicier » cher à Flaubert qui est une des incarnations du « bourgeois » tel
que le pensent les artistes, et surtout peut-être, aujourd’hui, de la petite bourgeoisie que sa prétention
culturelle porte vers les biens de culture moyenne ou vers les plus accessibles des biens de culture
légitime (tels que l’opérette et le théâtre de boulevard le plus facile), « aussitôt déclassés par cette
appropriation ; refus du goût bourgeois, c’est-à-dire du goût du luxe typiquement « rive droite » qui
trouve des complices dans une fraction des artistes ; refus enfin du goût pédant36 des professeurs qui,
bien qu’il s’oppose au précédent, n’est aux yeux des artistes qu’une variante du goût bourgeois,
dédaignée pour son didactisme pesant, raisonneur, passif et stérile, son esprit de sérieux et surtout, peut-
être, ses prudences et ses retards. C’est ainsi que la logique de la double négation peut conduire les
artistes à reprendre, comme par défi, certaines des préférences caractéristiques du goût populaire : on
les voit par exemple s’accorder avec les classes populaires et les fractions inférieures des classes
moyennes, dont tout les sépare par ailleurs, pour choisir un intérieur facile à entretenir et pratique,
antithèse du « confort bourgeois » ; de même qu’ils peuvent réhabiliter, « mais au second degré, les
formes les plus décriées du goût populaire, kitsch ou chromo. Le style de vie artiste qui se définit par
cette distance à l’égard de tous les autres styles de vie et de leurs attachements temporels, suppose une
espèce particulière de patrimoine dans laquelle le temps libre joue le rôle d’un facteur indépendant,
partiellement substituable au capital économique9. Mais le temps libre et la disposition à le défendre par
le renoncement à ce qu’il permettrait d’obtenir supposent et le capital (hérité) qui est nécessaire pour
rendre possible (c’est-à-dire vivable) le renoncement et la disposition, hautement aristocratique, à ce
renoncement.

9
Il est fréquent que les artistes, par une inversion à peu près complète de la vision du monde ordinaire, considèrent
l’argent (gagné souvent par des travaux étrangers à leur métier) comme un moyen d’acheter du temps pour
travailler et pour mener la « vie d’artiste » qui est partie intégrante de leur activité spécifique (…). C’est ainsi que
les artistes (et les intellectuels) échangent de l’argent, celui qu’ils pourraient gagner, contre du temps, celui qu’il
faut dépenser sans compter pour produire des objets souvent dépourvus de marché (à court terme) et pour
« découvrir » des objets et des lieux dont ils contribuent à créer la rareté et le prix, antiquités, petits restaurants,
nouveaux spectacles, etc., et s’approprient de manière quasi exclusive des biens ou des services collectifs, musées,
galeries de peinture ou radio culturelle. Les variations du temps libre et du rapport au temps sont, avec la
propension inégale à consommer, parmi les facteurs qui font que les dépenses de consommation expriment très
inégalement les ressources des différentes classes.

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La marque du temps

Il n’est sans doute pas de classe où l’opposition entre les jeunes et les vieux, les prétendants et
les détenteurs, mais aussi l’opposition entre les anciens dans la classe et les nouveaux venus qui ne lui
est pas toujours superposable (puisque, dans certains secteurs au moins, les plus anciens sont aussi les
plus précoces), soient aussi déterminantes qu’au sein de la classe dominante qui ne peut assurer sa propre
perpétuation que si elle est capable de surmonter les crises dont la virtualité est inscrite dans la
concurrence entre les fractions pour l’imposition du principe dominant de domination et dans les luttes
de succession dont chaque fraction est le lieu. Les différences entre les générations (et la potentialité des
conflits de générations) sont d’autant plus grandes que sont plus importants les changements survenus
dans la définition des postes ou les manières institutionnalisées d’y accéder, c’est-à-dire les modes de
génération des individus chargés de les occuper. Par suite, les différences qui tiennent à la diversité des
modes d’accès au poste à un moment donné du temps (et qui sont particulièrement visibles dans des
populations très dispersées sous ce rapport, comme les cadres et les ingénieurs) se doublent de la
diversité qu’introduisent les variations au cours du temps de la définition du poste et des conditions
d’accès au poste et en particulier les variations du poids relatif des différents modes d’accès qui sont
liées aux transformations du système scolaire et des rapports entre ce système et l’appareil productif.
Ces variations liées à l’histoire qui, si elles sont particulièrement importantes dans le cas des fractions
les plus directement liées à l’économie comme les ingénieurs et les cadres, ont affecté, de façon plus
insidieuse, l’ensemble de la classe dominante, ont toutes les chances de passer inaperçues parce qu’elles
ne se livrent jamais qu’en liaison avec l’âge, pouvant ainsi passer pour un effet de l’âge biologique ou
même social, et non de la génération, et qu’elles se retraduisent dans des trajectoires, c’est-à-dire des
histoires individuelles qui sont autant de réponses à un état déterminé des chances objectivement offertes
par l’histoire collective à l’ensemble d’une génération. À la différence des professions libérales (ou, du
moins, des médecins) qui, ayant su maintenir la définition traditionnelle du poste et des compétences
qu’il exige, en défendant, entre autres choses, les conditions d’accès au poste les plus [restrictives],
échappent en quelque sorte à l’histoire et aux divisions entre les générations, des catégories comme
celles des cadres et des ingénieurs rassemblent des individus séparés à la fois sous le rapport de la
trajectoire et sous le rapport de la génération, entendue comme l’ensemble des produits d’un même mode
de génération associé à un état semblable des chances objectives. En effet, du fait de la dualité des modes
d’accès, sur titre et par le rang, et des divisions corrélatives qui faisaient obstacle à une défense organisée
des modes d’accès et des privilèges corrélatifs, ces catégories ont été beaucoup plus directement
affectées par les effets de l’extension de la scolarité qui, en accroissant le nombre de titres donnant droit
au poste, a trans « formé la relation de fait entre le titre et le poste et la forme de la concurrence pour le
poste entre détenteurs et non détenteurs de titres. En outre, les transformations de l’économie se sont
retraduites dans une transformation des relations numériques et hiérarchiques entre les différentes
fonctions d’encadrement et de direction, déterminant du même coup un bouleversement du système des

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chances offertes aux produits de différents types de formation, autodidactes sortis du rang, ingénieurs
sortis des petites écoles, ingénieurs des grandes écoles scientifiques (Polytechnique, Mines, etc.), élèves
des Instituts des sciences politiques ou de l’École des hautes études commerciales. Étant entendu que
c’est encore dans les différences d’origine sociale et scolaire qui ont, de tous temps, déterminé des
différences importantes entre des individus occupant à un moment donné du temps des positions
formellement identiques, que réside le principe des réponses différentes que les uns et les autres ont pu
donner aux changements résultant des transformations de l’économie. Par exemple, le renforcement des
directions financières et commerciales par rapport aux directions techniques qui résulte du renforcement
de la domination des banques sur l’industrie et de l’internationalisation accrue des groupes industriels,
de leur capital, de leurs dirigeants, de leurs brevets, a entraîné une réévaluation des titres et des
institutions conduisant à ces positions, Sciences Po ou l’ENA et HEC d’un côté, Polytechnique et les
autres écoles d’ingénieurs de l’autre, et déterminé, du même coup, une redistribution des chances
offertes aux fractions de la bourgeoisie qui alimentent ces institutions : c’est ainsi que, à la faveur du
changement des structures économiques et par l’intermédiaire principalement de l’Institut des sciences
politiques, situé au bas de la hiérarchie proprement scolaire des écoles du pouvoir, la grande bourgeoisie
parisienne s’est réapproprié sans doute plus complètement que jamais les positions dirigeantes dans
l’économie et la haute administration de l’État (déterminant des ripostes collectives et individuelles des
Polytechniciens qui sont par exemple de plus en plus nombreux à passer par Harvard, Columbia ou le
M.I.T.). Plus, l’apparition d’un grand nombre de positions nouvelles, qui promettent des profits au moins
équivalents à ceux des positions établies, termes de carrières strictement prévisibles, mais sans offrir les
mêmes garanties de sécurité, tend à bouleverser le système des chances différentielles de profit : au
moins dans la phase où elles présentent le plus de risques et offrent les plus grands profits, ces positions
situées en des points critiques de la structure sociale attirent en priorité ceux qui doivent à leur origine
sociale l’inclination aux placements risqués, les relations nécessaires pour les effectuer et les
informations indispensables pour les réussir.

On peut ainsi distinguer, dans une catégorie comme celle des ingénieurs, des familles de goût
correspondant à des sous-ensembles d’individus séparés tant sous le rapport du capital culturel et
scolaire que sous le rapport de l’ancienneté dans la bourgeoisie : à une extrémité le goût petit-bourgeois
des ingénieurs déjà âgés qui, issus des classes moyennes ou populaires, sont arrivés par le rang ou sont
passés par des écoles de second rang et, à l’autre extrémité, le goût bourgeois des jeunes ingénieurs tout
frais sortis des grandes écoles et appartenant à la bourgeoisie depuis au moins une génération. (…)

Bien que les cadres et les ingénieurs détiennent le monopole des instruments d’appropriation
symbolique du capital culturel objectivé sous forme d’instruments, de machines, etc., qui sont
indispensables à l’exercice du pouvoir du capital économique sur ce capital et qu’ils doivent à ce
monopole un pouvoir réel de commandement et des privilèges relatifs au sein de l’entreprise, les profits
que produit leur capital culturel sont au moins partiellement appropriés par les détenteurs du pouvoir sur
ce capital, c’est-à-dire par ceux qui possèdent le capital économique nécessaire pour assurer la

87
concentration et la mise en œuvre du capital culturel. Il s’ensuit qu’ils occupent dans la classe dominante
une position de porte-à-faux, qui les conduit à une adhésion très ambivalente à l’entreprise et à l’« ordre
social » : dans la revendication ou la révolte, ils obéissent autant au souci de maintenir la distance
légitime, celle qu’ont établie les verdicts scolaires, avec les travailleurs ordinaires, ou à l’indignation
méritocratique d’être traité comme eux, qu’au sentiment d’une véritable solidarité de condition ; et
inversement, leur recherche anxieuse de l’intégration à la classe, soit pour eux-mêmes, soit pour leurs
enfants, fait toujours une part, variable selon l’état conjoncturel de leurs intérêts, à un ressentiment
ambivalent contre les enjeux qu’ils ne peuvent ni s’approprier complètement ni davantage ignorer et
refuser complètement. Toutes ces dispositions caractéristiques de la catégorie dans son ensemble se
trouvent sans doute portées à leur plus haute intensité chez ceux qui, faute de détenir du capital scolaire
ou le capital scolaire le plus précieux au moment considéré (e.g. titre de grande école plutôt que de petite
école ou culture économico-juridique plutôt que culture littéraire ou scientifique traditionnelle) ou le
capital social nécessaire pour le faire fructifier sur les marchés offrant les taux de profit les plus élevés,
sont relégués dans des positions de techniciens, c’est-à-dire d’exécutants dépourvus à proprement parler
de pouvoir économique, politique ou culturel : important dans les positions inférieures de la classe
dominante les dispositions petites-bourgeoises qui leur ont valu d’accéder à ces positions, ils s’opposent
sous presque tous les rapports aux jeunes cadres sortis des grandes écoles et aussi, bien souvent, des
grandes familles, qui occupent une part importante des positions nouvelles offertes par le secteur privé.
La dispersion de la fraction, simple catégorie de la statistique bureaucratique, mais aussi mouvement de
défense corporatif qui s’affirme dans la représentation qu’il donne et se donne, exprime l’ambiguïté
objective de la position des « cadres », voués à osciller entre la collaboration et la distance, donc à faire
l’enjeu de stratégies d’annexion qui leur permettent de marchander leur solidarité ; elle tient aussi au
fait que le mot de « cadre » « est un de ces titres qui, en tant que rétribution associée à l’occupation
d’une position, sont un des instruments privilégiés des jeux du nominal et du réel (…)

Mais c’est par opposition à la vieille bourgeoisie d’affaires que se caractérise principalement la
nouvelle bourgeoisie. Parvenus plus jeunes à des positions de pouvoir, plus souvent pourvus de titres
universitaires, appartenant plus souvent à des entreprises plus importantes et plus modernes, les cadres
du secteur privé se distinguent des patrons de l’industrie et du commerce, bourgeoisie de tradition, avec
ses vacances dans des villes d’eau, ses réceptions et ses obligations mondaines, par un style de vie plus
« moderniste » et plus « jeune », plus conforme en tout cas à la nouvelle définition dominante du
dirigeant (bien que la même opposition se retrouve parmi les patrons) : ainsi, ils sont les plus nombreux
à lire le journal financier Les Échos (…) et des hebdomadaires consacrés à l’économie et aux finances
(…) ; ils semblent moins enclins à investir leur capital dans des biens immobiliers ; ils s’adonnent plus
souvent aux sports à la fois chics, actifs et souvent « cybernétiques » comme la voile, le ski, le ski
nautique, le tennis et, secondairement, l’équitation et le golf, et à la pratique de jeux de société à la fois
« intellectuels » et chics, bridge et surtout échecs. Et surtout, ils s’identifient plus complètement au rôle

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du cadre moderne tourné vers l’étranger (ils comptent avec les cadres du secteur public et les ingénieurs
le plus fort taux de voyages à l’étranger) et ouvert aux idées modernes (comme en témoigne leur très
forte participation à des colloques ou séminaires professionnels). On peut voir un dernier indice, en
apparence mineur, mais très significatif, de cette opposition dans le fait que les cadres du secteur privé
sont nettement plus nombreux (proportionnellement) à posséder chez eux du whisky tandis que les
patrons de l’industrie et du commerce restent les plus attachés au champagne, boisson de tradition par
excellence. Cette combinaison de propriétés à la fois luxueuses et intellectuelles qui semblent
incompatibles parce qu’elles s’associent ordinairement à des positions diamétralement opposées dans la
classe dominante, oppose la nouvelle bourgeoisie d’affaires aussi bien aux professeurs qu’aux patrons
traditionnels dont les voitures cossues, les vacances à l’hôtel, les yachts, le golf, évoquent des
dispositions éthiques désormais tenues pour un peu « vieux jeu ». Mais elle s’oppose aussi aux
professions libérales, et à la combinaison un peu différente du luxe et de la culture qui les caractérise,
par une forte insertion à la vie économique qu’atteste la lecture de quotidiens (Les Échos) et
d’hebdomadaires économiques (L’Expansion, Entreprise), par une activité professionnelle qui implique
un style de vie moderniste et cosmopolite, avec ses voyages d’affaires lointains (en avion) et fréquents,
ses repas et cocktails professionnels, ses colloques et séminaires. (…)

La lutte des classements qui se déroule d’abord au sein des entreprises et qui vise à subordonner
la production à la publicité, l’engineering au marketing, lutte par laquelle chaque catégorie de dirigeants
vise à faire avancer ses intérêts professionnels en faisant accepter une échelle de valeurs plaçant au
sommet de la hiérarchie les fonctions pour lesquelles elle se sent mieux armée, et toutes les luttes de
même forme qui se déroulent au sein de la fraction dirigeante de la classe dominante, sont inséparables
de conflits de valeurs qui engagent toute la vision du monde et tout l’art de vivre parce qu’ils n’opposent
pas seulement des intérêts catégoriels, mais des carrières scolaires et professionnelles et, à travers elles,
des recrutements sociaux différents, donc des différences ultimes d’habitus. C’est ainsi par exemple que
les directeurs financiers des plus grandes entreprises (…) qui, presque tous issus de Sciences Po ou de
HEC, détiennent un capital social très important (relations familiales, camarades de promotion),
appartiennent souvent à des clubs, figurent presque tous dans le Who’s Who et pour une bonne part dans
le Bottin mondain, s’opposent sans doute par tout ce qui fait le style de vie aux directeurs de « recherche-
développement » qui, passés le plus souvent par des écoles d’ingénieurs, plus souvent originaires des
classes populaires ou moyennes, ont des loisirs très proches de ceux des professeurs (montagne, marche,
etc.). C’est dire que les transformations des postes (et de leurs occupants) s’accompagnent
inévitablement de tout un travail symbolique visant à les faire reconnaître dans les représentations, donc
d’une lutte permanente entre ceux qui entendent imposer le nouveau système de classement et les tenants
de l’ancien. Le goût est au principe de ces luttes symboliques qui opposent, à chaque moment, les
fractions de la classe dominante et qui seraient moins absolues, moins totales si elles ne reposaient sur
cette sorte d’adhésion primitive, de croyance élémentaire qui unit chaque agent à son style de vie : la

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réduction matérialiste des préférences à leurs conditions économiques et sociales de production et aux
fonctions sociales que remplissent les pratiques les plus désintéressées en apparence ne doit pas faire
oublier qu’en matière de culture, les investissements ne sont pas seulement économiques mais aussi
psychologiques. Les conflits sur l’art ou l’art de vivre qui ont pour enjeu véritable l’imposition du
principe de domination dominant au sein de la classe dominante ou de tel ou tel champ plus
spécifique, – ou, dans un autre langage, l’obtention du taux de conversion le plus favorable pour l’espèce
de capital dont on est le mieux pourvu – ne revêtiraient pas une forme aussi dramatique (que l’on pense
par exemple aux débats sur le curriculum ou les programmes scolaires) s’ils n’engageaient les valeurs
ultimes de la personne, cette forme hautement sublimée des intérêts.
La nouvelle bourgeoisie est l’initiatrice de la conversion éthique exigée par la nouvelle
économie dont elle tire sa puissance et ses profits et dont le fonctionnement dépend autant de la
production des besoins et des consommateurs que de la production des produits mêmes. La nouvelle
logique de l’économie substitue à la morale ascétique de la production et de l’accumulation, fondée sur
l’abstinence, la sobriété, l’épargne, le calcul, une morale hédoniste de la consommation, fondée sur le
crédit, la dépense, la jouissance. Cette économie veut un monde social qui juge les hommes à leurs
capacités de consommation, à leur standing, à leur style de vie, autant qu’à leurs capacités de production.
Elle trouve ses porte-parole convaincus dans la nouvelle bourgeoisie des vendeurs de biens et de services
symboliques, patrons et cadres des entreprises de tourisme et de journalisme, de presse et de cinéma, de
mode et de publicité, de décoration et de promotion immobilière : par leurs conseils sournoisement
impératifs et par l’exemple d’un art de vivre qu’ils vivent comme exemplaire, les nouveaux taste makers
proposent une morale qui se réduit à un art de consommer, de dépenser et de jouir Par des rappels à
l’ordre qui prennent les apparences de conseils ou de mises en garde, ils entretiennent, surtout chez les
femmes, sujets et objets privilégiés des actes de consommation, la crainte de n’être pas à la hauteur des
innombrables devoirs de consommateur qu’implique le style de vie « libéré » et le sentiment de ne pas
posséder les dispositions indispensables pour les remplir, forme inédite du sentiment de l’indignité
morale.
Composée des membres des fractions dominantes qui ont opéré la reconversion nécessaire pour
s’adapter au nouveau mode d’appropriation du profit qu’implique la transformation de la structure du
champ des entreprises, la nouvelle bourgeoisie est à l’avant-garde de la transformation des dispositions
éthiques et de la vision du monde qui s’accomplit au sein de la bourgeoisie, elle-même à l’avant-garde
(comme le montre le tableau 22) d’une « transformation générale du style de vie qui est particulièrement
manifeste dans l’ordre de la division du travail entre les sexes et de la manière d’imposer la domination.
C’est elle qui invente ou importe (des États-Unis) le nouveau mode de domination, fondé sur la manière
douce, à l’école comme à l’église ou dans l’entreprise, et sur ce style de vie « décontracté » qui se
marque d’abord par une euphémisation de toutes les manifestations – en particulier vestimentaires – de
la distance sociale et un abandon étudié de la raideur aristocratique propre à l’assurer. Seuls les naïfs
peuvent ignorer, après tant de travaux historiques sur la symbolique du pouvoir, que les modes

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vestimentaires et cosmétiques sont un élément capital du mode de domination. Et toute l’opposition
entre le « vieux jeu » et le « nouveau jeu », entre le patronat intégriste et le patronat moderniste, informé
des dernières techniques du management, des relations publiques et de la dynamique de groupe, se lit
dans l’opposition entre le patron ventripotent et guindé et le cadre bronzé, mince et « décontracté », dans
sa tenue comme dans ses manières, dans les cocktails comme dans les rapports avec ceux qu’il appelle
les « partenaires sociaux ».

La distinction bourgeoise se définit toujours, tant dans la manière de parler que dans la manière
de tenir le corps, par la détente dans la tension, l’aisance dans la tenue et la retenue, combinaison rare,
hautement improbable, de propriétés antagonistes. Et tout se passe comme si la lutte qui oppose la vieille
bourgeoisie à la nouvelle avait pour enjeu le privilège accordé à l’un ou l’autre des contraires que la
distinction doit concilier : tandis que les juniors de la classe dominante et la nouvelle bourgeoisie
dénoncent la rigueur crispée de la vieille bourgeoisie collet monté et prêchent la « décrispation » et le
style de vie « détendu », la vieille bourgeoisie condamne le style de vie « relâché » de la nouvelle
bourgeoisie et réclame, en matière de langage ou de mœurs, plus de tenue et de retenue.

On pourrait dessiner une sorte de portrait composite de l’hexis corporelle de la nouvelle


bourgeoisie à partir des portraits des « hommes de la promotion immobilière » (…) dont voici deux
échantillons exemplaires : « Grand, mince, bronzé, portant costume gris et lunettes d’écaille, W.S.,
32 ans, licencié en droit, diplômé de l’École supérieure de commerce de Paris, fils d’industriel, se dit
passionné par son métier, mais sait s’accorder le temps de jouer au golf et au tennis et de lire quelques
romans contemporains ». « Grand, mince, le front dégarni, souriant », J.C. A., 55 ans, licencié en droit,
fils du président du syndicat des banquiers en valeurs près de la bourse de Paris, « est aussi à l’aise et
sûr de lui parmi ses pairs que face aux pouvoirs publics (...). S’il s’est désintéressé du poker depuis
plusieurs années, il aime, à ses heures perdues, “respirer” sur les terrains de golf ou jouer de l’orgue ».
Ainsi, presque toujours issu de la grande bourgeoisie d’affaires, ancien élève d’un grand lycée parisien,
puis d’un établissement d’enseignement supérieur, le promoteur immobilier idéal ou idéaltypique se
déclare amateur d’art ou de musique classique et s’adonne à un au moins des sports chics « souvent le
ski, le golf ou le tennis, mais aussi le cheval, la chasse sous-marine, la voile, la chasse, l’aviation – ce
qui se marque dans son « allure sportive » et son visage « bronzé », et aussi, négativement, dans sa
« minceur ». Quant à l’usage du vêtement qui (…) est solidaire de ce rapport au corps et des dispositions
éthiques qui s’y expriment, il suffira de citer un article du Figaro (1-12-1975) qui, après avoir indiqué
que AR président de BSN, aime les tenues sportives et décontractées et que GT porte rarement la cravate,
témoigne que le vêtement, comme le langage ou tout autre propriété, entre dans des stratégies quasi
conscientes de manipulation : « Un jeune industriel français nous a déclaré : “J’ai trois tenues. Lorsque
je vais à des réunions de comité de développement régional, où je rencontre des banquiers et des
fonctionnaires, je dois m’habiller de façon très stricte. Dans les affaires, mes tenues sont assez
fantaisistes, car je travaille dans l’industrie du meuble, proche de la décoration. « Pour la visite des
usines, je me pointe en blouson et en col roulé ».

91
Ici, comme dans toute interrogation sur la morale domestique, la propension au libéralisme ou
au laxisme tend à croître à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie sociale (relation qui, comme le
montrent nombre de statistiques non reproduites ici, s’inverse très régulièrement dès que l’ordre social,
et non plus l’ordre moral, est en question). Il n’est pas besoin d’entrer dans une analyse approfondie de
toutes les variations pour voir que les classes supérieures sont toujours à l’avant-garde de l’innovation
éthique. Tout semble indiquer (et en particulier le fait que les employés et les cadres moyens se montrent
beaucoup plus rigoristes dans l’enquête de 1959 que dans les enquêtes ultérieures) que la nouvelle
morale pédagogique et la nouvelle morale sexuelle dont elle est solidaire tendent à s’imposer de plus en
plus largement, sans doute pour une part par « l’effet d’imposition de légitimité qu’exercent
continûment les magazines féminins et les organes spécialisés dans l’éducation des femmes et des
familles, mais aussi et surtout, par l’intermédiaire de la généralisation de l’accès des jeunes filles de la
bourgeoisie à l’enseignement supérieur qui a déterminé, autant à travers l’expérience prolongée de la
condition d’étudiant que par l’effet du contenu de l’enseignement, une modification de tout ce qui, dans
la morale bourgeoise, incombait à la femme et notamment de toutes les valeurs qui étaient confiées à sa
garde.

92
La catégorie des employés et des cadres moyens regroupe ici la petite bourgeoisie établie et la
petite bourgeoisie nouvelle (jeunes employés, services médico-sociaux, etc.) qui est passée plus
fréquemment et plus longtemps par l’enseignement secondaire ou supérieur et dont on peut supposer
que, particulièrement sensible à la légitimité du nouveau style de vie auquel elle aspire, elle représente
la voie de pénétration privilégiée de la nouvelle morale.

Le style de vie de la nouvelle avant-garde éthique exprime très directement la structure du


patrimoine qui est au principe de son pouvoir et de ses conditions d’existence. Cadres de grandes
entreprises nationales, publiques ou privées (distinction assez artificielle, à ce niveau) ou patrons de
grandes entreprises modernes, souvent multinationales, ils ne sont pas attachés à un lieu à la façon des
petits patrons des entreprises locales, notables locaux dont le prestige est inséparable d’un univers
d’interactions réelles, et de tout un travail de représentation. Sans cesse référés à un « centre », aux
directions centrales dont ils attendent les directives ou l’avancement, ils tiennent pour une bonne part
leur prestige et leur pouvoir de titres scolaires eux aussi nationaux ou internationaux et ils sont plus
affranchis des privilèges et des prestiges locaux, de plus en plus dévalués à mesure que progresse
l’unification des marchés économique et symbolique qui les replace dans la hiérarchie nationale ou
internationale. Convaincus de devoir leur position à leurs seuls titres scolaires et à la compétence
technique et « humaine » (« dynamisme », « combativité », etc.) qu’ils sont censés garantir, imprégnés
de la culture économico-politique qui s’enseigne dans les instituts de sciences politiques ou les Business-
schools et de la vision moderniste du monde économique et social qui en est solidaire et qu’ils
contribuent à produire dans leurs colloques, commissions ou séminaires, ces « cadres dynamiques » ont
abandonné le champagne des patrons « Vieille France » (et toute la vision du monde, et de la France, et
de la France dans le monde qui allait de pair) pour le whisky des managers, le culte des « belles lettres »,
délégué aux épouses, pour le goût de l’information économique, qui se cultive en anglais. Négation et
avenir des patrons d’autrefois, dont ils sont souvent les héritiers, et dont ils ne sont séparés, au fond, que
par du temps, donc souvent par l’âge – ce qui peut faire croire à un effet de génération au sens commun
du terme –, ils sont ceux qui dépassent pour mieux conserver.
Ce n’est pas seulement la structure interne des fractions dominantes mais aussi la structure des
rapports entre les fractions dominantes et les fractions dominées qui tend à se transformer profondément
lorsqu’une part de plus en plus importante de la fraction dirigeante tient, sinon son pouvoir, du moins la
légitimité de son pouvoir non plus directement du capital économique mais du capital scolaire acquis
dans une compétition scolaire formellement pure et parfaite. Les nouveaux dirigeants de l’économie
puisent dans la nouvelle culture dont ils sont dotés, rationalisation de leur vision du monde qui tend à
s’imposer de plus en plus largement avec le développement d’un secteur de la science économique
appliqué à la gestion des entreprises, le sentiment de détenir une autorité de droit intellectuel sur la
conduite de la société. C’est ainsi que l’opposition entre la « culture désintéressée » de l’intellectuel et
l’« inculture » du « bourgeois » enfermé dans les intérêts ordinaires de sa pratique cède la place, et pas
seulement chez les nouveaux bourgeois, à l’opposition entre la culture gratuite, irréelle et irréaliste de

93
l’intellectuel et la culture économique ou polytechnique des « cadres modernes », qui se veut tournée
vers l’action sans être réductible à l’indignité d’une simple « pratique ».
Les intellectuels au sens ancien ne doivent peut-être de conserver l’apparence du monopole des
pratiques culturelles légitimes, ou du moins de l’imposition de la définition de ces pratiques, qu’à
l’inertie des institutions de production et de diffusion culturelle (et en particulier du système scolaire),
à l’hysteresis des habitus qui trouvent un renforcement permanent dans le fait que la culture littéraire et
artistique reste la forme par excellence de la culture « désintéressée » et, par là, la plus légitime des
marques de distinction par rapport aux autres classes, et sans doute aussi à la division du travail entre
les sexes qui enferme les femmes dans le privilège du jugement de goût et dans les fonctions d’entretien
du capital culturel en sa forme traditionnelle, réservant aux hommes la nouvelle culture, tournée vers
l’action, l’économie et le pouvoir. Par quoi se trouve confirmée, s’il en était besoin, la tendance des
fractions dirigeantes à penser l’opposition entre « l’homme d’action » et « l’intellectuel » comme une
variante de l’opposition entre le masculin et le féminin.

Grandeurs temporelles et grandeurs spirituelles

Les différentes espèces de capital dont la possession définit l’appartenance à la classe et dont
la distribution détermine la position dans les rapports de force constitutifs du champ du pouvoir et du
même coup les stratégies susceptibles d’être adoptées dans ces luttes, « naissance », « fortune » et
« talents » en un autre temps, capital économique et capital scolaire aujourd’hui, sont à la fois des
instruments de pouvoir et des enjeux de lutte pour le pouvoir, inégalement puissants en fait et
inégalement reconnus comme principes d’autorité ou signes de distinction légitimes selon les moments
et, bien sûr, selon les fractions : la définition de la hiérarchie entre les fractions ou, ce qui revient au
même, la définition des principes de hiérarchisation légitimes, c’est-à-dire des instruments et des enjeux
de lutte légitimes, est elle-même un enjeu de luttes entre les fractions.

94
Séance 6 : La bonne volonté culturelle

Pierre Bourdieu, La distinction. Critique social du jugement, Paris, Minuit, « Le sens commun »,
1979, p. 365 – 431.

Les membres des différentes classes sociales se distinguent moins par le degré auquel ils
reconnaissent la culture que par le degré auquel ils la connaissent : les déclarations d’indifférence sont
exceptionnelles et plus encore les rejets hostiles – au moins dans la situation d’imposition de légitimité
que crée la relation d’enquête culturelle comme quasi-examen. Un des plus sûrs témoignages de
reconnaissance de la légitimité réside dans la propension des plus démunis à dissimuler leur ignorance
ou leur indifférence et à rendre hommage à la légitimité culturelle dont l’enquêteur est à leurs yeux
dépositaire en choisissant dans leur patrimoine ce qui leur paraît le plus conforme à la définition
légitime, par exemple des œuvres de musique dite « légère », des valses viennoises, le Boléro de Ravel
ou tel ou tel grand nom, plus ou moins timidement prononcé10.

La reconnaissance des œuvres et des pratiques légitimes finit toujours par s’exprimer, au moins
dans la relation avec l’enquêteur, investi, du fait de la dissymétrie de la situation d’enquête et de sa
position sociale, d’une autorité favorisant l’imposition de la légitimité : elle peut prendre la forme d’une
simple profession de foi – « j’aime bien » –, d’une déclaration de bonne volonté – « j’aimerais
connaître » – ou d’un aveu d’indifférence – « ça ne m’intéresse pas » – qui impute en fait le manque
d’intérêt au sujet plus qu’à l’objet. Picasso ou mieux, « le Picasso », concept générique englobant toutes
les formes d’art moderne, et spécialement ce que l’on en connaît, c’est-à-dire un certain style de
décoration, fait l’objet des seules dénonciations expresses : comme si le refus impossible de la culture
dominante ne pouvait s’avouer que sous le masque d’une contestation circonscrite à ce qui paraît en être
le point de moindre défense. L’effet d’imposition de légitimité qui s’exerce dans la situation d’enquête
est tel que, si l’on n’y prend garde, on peut produire, comme l’ont fait nombre d’enquêtes sur la culture,
des professions de foi qui ne correspondent à aucune pratique réelle. C’est ainsi que dans telle enquête
sur le public du théâtre, 74 % des enquêtés de niveau primaire approuvent des jugements préformés tels
que « le théâtre élève l’esprit » et se perdent en discours de complaisance sur les vertus « positives »,
« instructives », « intellectuelles » du théâtre, par opposition au cinéma, simple délassement distrayant,
facile, factice, voire vulgaire. Si fictives soient-elles, ces déclarations enferment une réalité et il n’est
pas indifférent que ce soient les plus démunis culturellement, les plus âgés, les plus éloignés de Paris,
bref ceux qui ont le moins de chances d’aller réellement au théâtre qui reconnaissent le plus souvent que
« le théâtre élève l’esprit ». Il serait également faux de prendre pour argent comptant (…) ces professions
de foi extorquées ou de les ignorer : elles donnent une idée du pouvoir d’imposition que le capital
culturel et les institutions qui le concentrent peuvent exercer, et bien au-delà de la sphère proprement
culturelle. On observe ainsi que la reconnaissance accordée aux instances de consécration littéraire est
d’autant plus inconditionnelle que la distance à ces institutions est plus grande, et plus improbable par
conséquent la conformité réelle aux normes qu’elles imposent et garantissent.

10
Il suffit de rapporter les opinions sur la musique à la connaissance des œuvres pour voir qu’une bonne partie
(les deux tiers) de ceux qui choisissent la réponse la plus « noble » (« j’aime toute musique de qualité ») ont une
connaissance faible des œuvres musicales.

95
Parce que ces données ne prennent sens que si l’on construit le système complet de leurs relations, on
s’est efforcé de présenter dans ce tableau synoptique l’ensemble des faits pertinents livrés par une série
d’interrogations portant sur les prix littéraires :
1 – Vous est-il déjà arrivé d’acheter un livre après qu’il ait obtenu un prix littéraire ?
2 – Depuis un an, avez-vous acheté des livres de littérature générale pour adulte, c’est-à-dire sans parler
des livres scolaires, d’études ou des livres pour enfants ?
3 – Des prix littéraires sont décernés chaque année à des livres. Voudriez-vous citer les noms des grands
prix littéraires que vous connaissez ou, tout au moins, les plus importants ?
4 – Que pensez-vous de cette opinion : « La manière dont les grands prix littéraires sont attribués est
souvent suspecte » ?
5 – Que pensez-vous de cette opinion : « Les grands prix récompensent généralement de très bon
livres » ?

Si la propension et l’aptitude à formuler des jugements sur les prix littéraires varie comme la
pratique de la lecture et l’information sur ces prix, bon nombre de ceux qui n’ont aucune pratique de la
lecture (et, a fortiori, de la lecture des livres couronnés) et aucune connaissance des prix littéraires
expriment malgré tout une opinion à leur propos et, pour la plupart, une opinion favorable (soit, pour la
question 5,54 % des personnes interrogées et 67 % des répondants) : cette reconnaissance sans
connaissance devient de plus en plus fréquente quand on descend dans la hiérarchie sociale (comme le
montre le fait que l’écart augmente entre la part de ceux qui n’achètent pas de livres ni de prix et la part
de ceux qui s’abstiennent de porter un jugement sur les prix ou sur les jurys) ; de même, la part des
jugements enfermant une affirmation explicite de la légitimité des prix croît à mesure que l’on descend
dans la hiérarchie des professions et des niveaux d’instruction (colonnes 4b et 5b), et cela sans que l’on
puisse imputer ces variations à un effet d’imposition de légitimité directement exercé par la question
posée (puisque la question 4 qui propose un jugement négatif varie selon le même principe et reçoit
seulement moins de réponses que la question 5, sans doute parce qu’elle apparaît plus nettement comme
faisant appel à la compétence et supposant une connaissance spécifique des milieux littéraires).

Connaissance et reconnaissance

Tout le rapport à la culture de la petite bourgeoisie peut en quelque sorte se déduire de l’écart,
très marqué, entre la connaissance et la reconnaissance, principe de la bonne volonté culturelle qui prend
des formes différentes selon le degré de familiarité avec la culture légitime, c’est-à-dire selon l’origine

96
sociale et le mode d’acquisition de la culture qui en est corrélatif : la petite bourgeoisie ascendante
investit sa bonne volonté désarmée dans les formes mineures des pratiques et des biens culturels
légitimes, visite des monuments et des châteaux (par opposition aux musées et collections d’art), lecture
des revues de vulgarisation scientifique ou historique, pratique de la photographie, acquisition d’une
culture en matière de cinéma ou de jazz, de la même façon qu’elle déploie des prodiges d’énergie et
d’ingéniosité pour vivre, comme on dit, « au-dessus de ses moyens », avec par exemple, dans l’ordre de
l’habitation, l’artifice des « coins » « (les « coin-cuisine », « coin-repas », « coin-chambre » des
journaux féminins) destinés à multiplier les pièces ou les « trucs » propres à les agrandir, « aires de
rangement », « cloisons amovibles », « canapés-lits », sans parler de toutes les formes de simili et de
toutes ces choses capables de « faire », comme on dit, autre chose que ce qu’elles sont, autant de
manières qu’a le petit de « faire grand ».
La bonne volonté culturelle s’exprime entre autres choses par un choix particulièrement fréquent
des témoignages les plus inconditionnels de docilité culturelle (choix d’amis « ayant de l’éducation »,
goût des spectacles « éducatifs » ou « instructifs ») souvent assortis d’un sentiment d’indignité (« la
peinture, c’est bien mais c’est difficile », etc.) qui est à la mesure du respect accordé. Le petit-bourgeois
est révérence envers la culture : on pense à ce personnage X qui (…) [essaie] « vainement de s’intégrer
à une culture à laquelle il est essentiellement étranger » et qui, juif et petit-bourgeois, limite du petit-
bourgeois, doublement exclu et doublement anxieux d’inclusion, fait la révérence, à tout hasard, devant
tout ce qui peut ressembler à de la culture et voue un culte irréfléchi aux traditions aristocratiques du
passé. Cette bonne volonté pure mais vide qui, dépourvue des repères ou des principes indispensables à
son application, ne sait à quel objet se vouer, fait du petit-bourgeois la victime désignée de l’allodoxia
culturelle, c’est-à-dire de toutes les erreurs d’identification et de toutes les formes de fausse-
reconnaissance où se trahit l’écart entre la connaissance et la reconnaissance. L’allodoxia, hétérodoxie
vécue dans l’illusion de l’orthodoxie qu’engendre cette révérence indifférenciée, mêlant l’avidité et
l’anxiété, porte à prendre l’opérette pour la « grande musique », la vulgarisation pour la science, le simili
pour l’authentique, et à trouver dans cette fausse-identification à la fois inquiète et trop assurée, le
principe d’une satisfaction qui doit encore quelque chose au sentiment de la distinction.
La culture moyenne doit une part de son charme, aux yeux des membres des classes moyennes
qui en sont les destinataires privilégiés, aux références à la culture légitime qu’elle enferme et qui
inclinent et autorisent à la confondre avec elle : présentations accessibles à tous des recherches d’avant-
garde ou œuvres accessibles à tous qui se donnent pour des recherches d’avant-garde, « adaptations »
au cinéma de classiques du théâtre ou de la littérature, « arrangements »« populaires » de musique
savante ou « orchestrations » d’allure savante d’airs populaires, interprétations vocales d’œuvres
classiques dans un style évoquant la chanson scoute et le chœur des anges, bref tout ce qui fait les
hebdomadaires ou les spectacles de variétés dits « de qualité », entièrement organisés en vue d’offrir à
tous le sentiment d’être à la hauteur des consommations légitimes en réunissant deux propriétés

97
ordinairement exclusives, l’accessibilité immédiate du produit offert et les signes extérieurs de la
légitimité culturelle.
À la différence de la vulgarisation légitime, c’est-à-dire scolaire, qui, proclamant ouvertement
ses objectifs pédagogiques, peut laisser apparaître tout ce qu’impose l’effort pour abaisser le niveau
d’émission, la vulgarisation ordinaire ne peut, par définition, se donner pour ce qu’elle est et l’imposture
qu’elle suppose serait nécessairement vouée à l’échec si elle ne pouvait compter sur la complicité des
consommateurs. Complicité qui lui est d’avance acquise puisque, en matière de culture comme ailleurs,
la consommation du « simili » est une sorte de bluff inconscient qui trompe surtout le bluffeur, premier
intéressé à prendre la copie pour l’original et le toc pour l’authentique, à la façon des acheteurs
d’« imitations », de soldes ou d’occasions qui veulent se convaincre que « c’est moins cher et que ça
fait le même effet ».
Bien qu’ils soient situés en des points très éloignés de l’espace des classes moyennes,
producteurs et consommateurs de culture moyenne ont en commun le même rapport fondamental à la
culture légitime et à ses dépositaires exclusifs en sorte que leurs intérêts sont accordés comme par une
harmonie préétablie. Affrontés à la double concurrence des producteurs(…°, et des reproducteurs
légitimes, (…), contre lesquels ils n’auraient aucune chance s’ils ne détenaient sur eux le pouvoir
spéficique que confère la maîtrise des instruments de grande diffusion, les nouveaux intermédiaires
culturels (dont les plus typiques sont les responsables d’émissions culturelles de la radio ou de la
télévision ou les critiques des journaux et des hebdomadaires « de qualité » et tous les journalistes-
écrivains ou écrivains-journalistes), ont inventé toute une série de genres intermédiaires entre la culture
légitime et les productions de grande diffusion (« billets », « essais », « témoignages »,
etc.) : s’assignant le rôle impossible, et par là imprenable, de divulguer la culture légitime, (…) sans
posséder l’autorité statutaire et souvent la compétence spécifique des vulgarisateurs légitimes, ils
doivent se faire « les singes du génie » et rechercher le substitut de la [puissance] charismatique du
[producteur légitime] et de la liberté hautaine par où elle s’affirme dans une désinvolture esthète (visible
par exemple dans la facilité décontractée de leur style) et dans un refus affiché du didactisme pesant et
du pédantisme triste, impersonnel et ennuyeux, qui sont la rançon ou le signe extérieur de la compétence
statutaire, cela tout en vivant dans le malaise la contradiction inhérente au rôle de « faire-valoir »
dépourvu de valeur intrinsèque. Les révolutions partielles des hiérarchies que leur position inférieure
dans le champ de production culturelle et leur relation ambivalente aux autorités intellectuelles ou
scientifiques les incitent à opérer, comme la canonisation des arts en voie de légitimation ou des formes
mineures et marginales de l’art légitime, se combinent avec les effets de l’allodoxia auxquels les expose
leur distance au foyer des valeurs culturelles pour produire, par le mélange des « genres », des « styles »,
des « niveaux », ces sortes d’images objectivées de la culture petite-bourgeoise, associant des produits
légitimes « faciles » ou « dépassés », démodés, déclassés, donc dévalués et les produits les plus nobles
du champ de grande production, recueils de chansons « poétiques », hebdomadaires « intellectuels » à
grand tirage réunissant les vulgarisateurs qui jouent les autorités et les autorités qui se divulguent,

98
émissions de télévision qui réunissent le jazz et la musique symphonique, le music-hall et la musique de
chambre, le quatuor à cordes et l’orchestre tsigane, le violoniste et le violoneux, le bel canto et la cantate,
la cantatrice et le chansonnier, le « Pas de deux » du Lac des cygnes et le « Duo des chats » de
Rossini. Rien de moins subversif que ces transgressions vaincues qui s’inspirent d’un souci de
réhabilitation et d’ennoblissement lorsqu’elles ne sont pas simplement l’expression d’une
reconnaissance mal placée, aussi anarchique qu’acharnée, des hiérarchies. Les spectateurs petits-
bourgeois l’entendent bien ainsi qui savent reconnaître les « garanties de qualité » que leurs taste-
makers, contestataires trop mal assurés pour aller jusqu’au bout de leur contestation, leur offrent sous la
forme de tous les garants dotés de tous les signes institutionnels de l’autorité culturelle dont ils
s’entourent, académiciens des revues de vulgarisation historique, professeurs en Sorbonne des débats
télévisés (…). La culture moyenne, qu’on ne s’y trompe pas, se pense par opposition à la vulgarité.
Mal assurés de leurs classements et partagés entre leurs goûts d’inclination et leurs goûts de
volonté, les petits-bourgeois sont voués aux choix disparates (dont la petite bourgeoisie nouvelle,
soucieuse de réhabiliter le folklore et les musiques exotiques, fait un parti existentiel) : et cela aussi bien
dans leurs préférences en musique ou en peinture que dans leurs choix quotidiens. En matière de radio,
ils cumulent le goût des variétés et l’intérêt pour les émissions culturelles, deux classes de biens qui, aux
deux bouts de l’espace social, s’excluent : en effet, les ouvriers se portent presque exclusivement vers
des consommations hétérodoxes et les fractions de la classe dominante les plus proches du pôle
intellectuel – cadres supérieurs et membres des professions libérales – expriment des préférences qui
se hiérarchisent conformément à la hiérarchie établie des légitimités (si l’on tient compte de l’effet
inégalement dévalorisant de la retransmission radiophonique). Et ils se distinguent nettement des autres
catégories par la place qu’ils accordent aux formes mineures de la culture légitime comme l’opérette ou
aux succédanés des consommations légitimes que sont le théâtre radiophonique, les émissions
scientifiques ou la poésie. On sait aussi que c’est parmi eux que se recrutent la plupart des photographes
fervents, des spécialistes de jazz et de cinéma et qu’ils connaissent beaucoup mieux (relativement) les
metteurs en scène de cinéma que les compositeurs de musique. De même, dans l’ordre des arts les plus
légitimes, leurs choix s’orientent avec une fréquence particulière vers les œuvres « moyennes » ou
« déclassées », Buffet ou Vlaminck en peinture, Shéhérazade, la Rhapsody in blue, La Traviata,
L’Arlésienne ou la Danse du sabre en musique. Bien qu’il soit facile de trouver dans ces objets les
propriétés qui, au moins à un moment donné du temps, les prédisposent au traitement que leur font subir
les nouveaux intermédiaires culturels et leur public petit-bourgeois, quand ils ne sont pas produits,
expressément, en vue de cet usage, il reste qu’il faut se garder de placer dans les choses qui entrent à un
moment donné du temps dans la culture moyenne les propriétés qui leur sont conférées par une forme
particulière de consommation : comme en témoigne le fait que le même objet aujourd’hui typiquement
« moyen » a pu entrer hier dans les constellations de goûts les plus « raffinées » et le pourra à nouveau
demain, ou même dès aujourd’hui, par un de ces coups de force d’esthète, capables de réhabiliter les
objets les plus discrédités, il n’existe pas plus de culture moyenne que de langue moyenne. Ce qui fait

99
la culture moyenne, c’est le rapport petit-bourgeois à la culture, erreur d’objet, méprise, croyance mal
placée, allodoxia. Et il faut encore se garder de traiter de manière substantialiste ce rapport
subjectivement et objectivement malheureux, bien qu’il se trahisse toujours, aux yeux des dominants,
par les indices les plus incontestables, les plus objectifs, d’une manière et d’un mode d’acquisition (…) :
ce qui fait le rapport petit-bourgeois à la culture et sa capacité de convertir en culture moyenne tout ce
qu’il touche, comme le regard légitime « sauve », comme on dit, tout ce qu’il éclaire, ce n’est pas, si
l’on peut dire, sa « nature », c’est la position même du petit-bourgeois dans l’espace social, la nature
sociale du petit-bourgeois, qui se rappelle sans cesse, et d’abord au petit-bourgeois lui-même,
déterminant son rapport à la culture légitime et sa manière à la fois avide et anxieuse, naïve et sérieuse,
de s’y raccrocher ; c’est, tout simplement, le fait que la culture légitime n’est pas faite pour lui, quand
elle n’est pas faite contre lui, et qu’il n’est donc pas fait pour elle, et qu’elle cesse d’être ce qu’elle est
aussitôt qu’il se l’approprie, comme les mélodies de Fauré ou de Duparc si demain le développement
des Conservatoires de banlieue et de province faisait qu’elles viennent à être chantées, bien ou mal, dans
les livings petits-bourgeois.

L’école et l’autodidacte

Il serait vain d’essayer de comprendre le rapport à la culture caractéristique des fractions de la


petite bourgeoisie dont la position repose sur la possession d’un petit capital culturel accumulé au moins
en partie par une entreprise d’autodidaxie sans le rapporter aux effets qu’exerce, par sa seule existence,
un système d’enseignement offrant, de façon très inégale, la possibilité d’un apprentissage aux
progressions institutionnellement organisées selon un cursus et des programmes standardisés. La
correspondance entre des savoirs hiérarchisés (de manière plus ou moins arbitraire selon les domaines
et les disciplines) et des titres eux-mêmes hiérarchisés fait par exemple que la possession du titre scolaire
le plus élevé est censée garantir, par implication, la possession de toutes les connaissances que
garantissent les titres de rang inférieur ou encore que deux individus remplissant la même fonction et
dotés des mêmes compétences utiles, c’est-à-dire directement nécessaires à l’exercice de leur fonction,
mais pourvus de titres différents auront toutes les chances d’être séparés par une différence de statut (et,
bien sûr, de traitement) : cela au nom de l’idée que la compétence certifiée par les titres plus élevés peut
seule garantir l’accès aux connaissances (les « bases ») qui sont au fondement de tous les savoirs dits
pratiques ou appliqués. Ce n’est donc pas cultiver le paradoxe que de voir dans le rapport autodidacte à
la culture et dans l’autodidacte lui-même des produits du système scolaire, seul habilité à transmettre ce
corps hiérarchisé d’aptitudes et de savoirs qui constitue la culture légitime et à consacrer, par l’examen
et les titres, l’accès à un niveau déterminé d’initiation. Parce qu’il n’a pas acquis sa culture selon l’ordre
légitime qu’instaure l’institution scolaire, l’autodidacte est voué à trahir sans cesse, dans son anxiété
même du bon classement, l’arbitraire de ses classements et, par là, de ses savoirs, sortes de perles sans
fils, accumulées au cours d’un apprentissage singulier, ignorant les étapes et les obstacles
institutionnalisés et standardisés, les programmes et les progressions qui font de la culture scolaire un

100
ensemble hiérarchisé et hiérarchisant de savoirs implicatifs. Les manques, les lacunes, les classements
arbitraires de sa culture n’existent que par rapport à une culture scolaire qui est en mesure de faire
méconnaître l’arbitraire de ses classements et de se faire reconnaître jusque dans ses lacunes. L’allure
disparate des préférences, la confusion des genres et des rangs, opérette et opéra, vulgarisation et
science, l’imprévisibilité des ignorances et des savoirs, sans autres liens entre eux que la séquence des
hasards biographiques, tout renvoie aux particularités d’un mode d’acquisition hérétique. Faute de
posséder cette sorte de sens du placement qui, armé d’indices souvent tout extérieurs tels que le nom de
l’éditeur, du metteur en scène ou de la salle de théâtre ou de concert, permet de repérer les
consommations culturelles « de premier choix » à la façon dont on s’assure de la qualité des produits en
se fiant à ces « garanties de qualité » que sont certaines « griffes » ou certains magasins, le petit-
bourgeois, toujours exposé à en savoir trop ou trop peu, à la façon des héros de jeux télévisés que leur
érudition mal placée rend ridicules aux yeux des « esprits cultivés », est ainsi voué à thésauriser sans fin
des savoirs disparates et souvent déclassés qui sont aux savoirs légitimes ce que la collection de petits
objets de peu de prix (timbres, objets techniques en miniature, etc.) auxquels il consacre son temps et sa
minutie classificatoire est à la collection de tableaux et d’objets de luxe des grands bourgeois, une culture
en petit. (…)
L’avidité accumulatrice qui est au principe de toute grande accumulation de culture se rappelle
trop manifestement dans la perversion de l’amateur de jazz ou de cinéma qui, poussant à la limite, c’est-
à-dire à l’absurde, ce qui est impliqué dans la définition légitime de la contemplation cultivée, substitue
à la consommation de l’œuvre la consommation des savoirs d’accompagnement (générique,
composition de l’orchestre, dates d’enregistrement, etc.) ou dans l’acharnement acquisitif de tous les
collectionneurs de savoirs inépuisables sur des sujets socialement infimes. Dans la lutte des classes
symbolique qui l’oppose aux détenteurs des brevets de qualification culturelle, le prétendant
« prétentieux » – infirmière contre médecin, technicien contre polytechnicien, cadre entré par la « petite
porte » contre cadre issu de la « grande porte » – a toutes les chances de voir ses connaissances et ses
techniques dévaluées comme trop étroitement subordonnées à des fins pratiques, trop « intéressées »,
trop marquées, dans leur modalité, par la presse et l’empressement de leur acquisition, au profit de
connaissances plus « fondamentales » et aussi plus « gratuites » ; « et on n’en finirait pas de recenser
les marchés, depuis les grands concours jusqu’aux rédactions de magazines, aux entretiens de
recrutement ou aux réunions mondaines, où les productions culturelles de l’habitus petit-bourgeois sont
subtilement discréditées parce qu’elles rappellent l’acquisition en des matières où, plus que partout
ailleurs, il s’agit d’avoir sans avoir jamais acquis et qu’elles trahissent trop clairement, par le sérieux
même avec lequel elles sont offertes, les dispositions éthiques qui sont à leur principe, et qui sont
l’antithèse à peu près parfaite du rapport légitime à la culture.
Les petits-bourgeois ne savent pas jouer comme un jeu le jeu de la culture : ils prennent la culture
trop au sérieux pour se permettre le bluff ou l’imposture ou, simplement, la distance et la désinvolture
qui témoignent d’une véritable familiarité ; trop au sérieux pour échapper à l’anxiété permanente de

101
l’ignorance ou de la bévue et pour esquiver les épreuves en leur opposant ou l’indifférence de ceux qui
ne sont pas dans la course ou le détachement affranchi de ceux qui se sentent autorisés à avouer ou
même à revendiquer leurs lacunes. Identifiant la culture au savoir, ils pensent que l’homme cultivé est
celui qui possède un immense trésor de savoirs et ils ne peuvent pas le croire lorsqu’il professe, par une
de ces boutades de cardinal qui peut prendre avec le dogme des libertés interdites au simple curé de
campagne, que, ramenée à sa plus simple et sa plus sublime expression, elle se réduit à un rapport à la
culture (« La culture, c’est ce qui reste quand on a tout oublié »). « Faisant de la culture une question de
vie ou de mort, de vrai ou de faux, ils ne peuvent soupçonner l’assurance irresponsable, la désinvolture
insolente, voire la malhonnêteté cachée que suppose la moindre page d’un essai inspiré sur la
philosophie, l’art ou la littérature. Hommes de l’acquis, ils ne peuvent entretenir avec la culture la
relation de familiarité autorisant les libertés et les audaces de ceux qui lui sont liés par la naissance,
c’est-à-dire par nature et par essence.

La pente et le penchant

Les dispositions qui se manifestent dans le rapport à la culture, tel le souci de la conformité qui
détermine une quête anxieuse des autorités et des modèles de conduite et qui incline au choix des
produits sûrs et certifiés (comme les classiques et les prix littéraires) ou dans le rapport à la langue, avec
la tendance à l’hypercorrection, sorte de rigorisme qui porte à en faire trop de peur de ne pas en faire
assez et à pourchasser, chez soi et chez les autres, les incorrections de langage – comme ailleurs
l’incorrection et la faute morale – ne sont autres que celles qui se manifestent dans le rapport à la morale,
avec la soif presque insatiable de techniques ou de règles de conduite qui porte à soumettre toute
l’existence à une discipline rigoureuse et à se gouverner en toutes choses par principes et préceptes ou
dans le rapport à la politique, avec le conformisme respectueux ou le réformisme prudent qui fait le
désespoir du révolutionnarisme esthète. La vérité des stratégies d’accumulation culturelle des petits-
bourgeois ascendants, ou de leurs stratégies scolaires, ne se voit jamais aussi bien que si on les rapporte
à l’ensemble des stratégies où s’exprime en toute clarté la nécessité qui est au principe des dispositions
caractéristiques de l’habitus petit-bourgeois, ascétisme, rigorisme, juridisme, propension à
l’accumulation sous toutes ses formes. Ainsi leurs stratégies de fécondité sont celles de gens qui ne
peuvent réussir leur accumulation initiale de capital économique et culturel qu’au prix d’une restriction
de leur consommation destinée à concentrer toutes les ressources sur un petit nombre de descendants,
chargés de prolonger la trajectoire ascendante du groupe. ( …)
Les petits-bourgeois ont la propriété paradoxale de ne se déterminer qu’en fonction de chances
objectives qu’ils n’auraient pas s’ils n’avaient pas la prétention de les avoir et s’ils n’ajoutaient ainsi un
surcroît de ressources « morales » à leurs ressources en capital économique et culturel. Étant parvenus
à s’arracher au prolétariat, leur passé, et prétendant accéder à la bourgeoisie, leur avenir, ils doivent,
pour achever l’accumulation nécessaire à cette ascension, prélever quelque part les ressources
indispensables pour suppléer à l’absence de capital. Cette force additionnelle, penchant inscrit dans la

102
pente de la trajectoire passée qui est la condition de la réalisation de l’avenir impliqué dans cette
trajectoire, ne peut s’exercer que négativement, comme pouvoir de limitation et de restriction, en sorte
qu’on ne peut en mesurer les effets que sous forme de « grandeurs négatives » (…) qu’il s’agisse
d’« économies », comme dépenses refusées, ou de limitation des naissances, comme restriction de la
fécondité naturelle. Si les petits-bourgeois ascendants peuvent agir comme s’ils avaient des chances
supérieures à ce qu’elles sont (ou du moins à ce qu’elles seraient en fait s’ils ne les croyaient pas
supérieures) et les accroître ainsi réellement, c’est que leurs dispositions tendent à reproduire non la
position dont elles sont le produit, saisie à un moment donné du temps, mais la pente au point considéré
de la trajectoire individuelle et collective. L’habitus petit-bourgeois est la pente de la trajectoire sociale,
individuelle ou collective, devenue penchant par où cette trajectoire ascendante tend à se prolonger et à
s’accomplir : (…) le trajet passé se conserve sous la forme d’une tension vers l’avenir qui le prolonge,
il délimite les ambitions « raisonnables », et par là, le prix qu’il faut payer pour réaliser cette prétention
réaliste. (…) Dans les échanges sociaux où d’autres peuvent avancer des garanties réelles, de l’argent,
de la culture ou des relations, elle ne peut offrir que des garanties morales ; pauvre (relativement) en
capital économique, culturel et social, elle ne peut « justifier ses prétentions », comme on dit, et se
donner par là des chances de les réaliser, qu’à condition de payer en sacrifices, en privations, en
renoncements, en bonne volonté, en reconnaissance, bref, en vertu.
Si les fractions les plus riches en capital économique, à savoir les petits et les moyens
commerçants, artisans ou propriétaires terriens, s’orientent plutôt (au moins jusqu’à une date récente)
vers l’épargne tandis que les fractions les plus riches en capital culturel (les cadres moyens et les
employés) recourent principalement à l’école, les unes et les autres ont en commun d’investir dans leurs
stratégies économiques et scolaires des dispositions ascétiques qui en font la clientèle idéale de la banque
et de l’école : bonne volonté culturelle et esprit d’économie, sérieux et acharnement au travail – autant
de garanties que le petit-bourgeois offre à ces institutions tout en se livrant entièrement à leur merci (par
opposition au détenteur d’un vrai capital, économique ou culturel) puisque c’est par elles seulement
qu’il peut obtenir les profits d’un patrimoine fondamentalement négatif. La prétention peut s’écrire aussi
bien pré-tension : pente ascensionnelle convertie en penchant à perpétuer l’ascension passée dont il est
le produit, elle a pour contrepartie l’esprit d’économie et toute la petitesse associée aux vertus petites-
bourgeoises. Si la pré-tension contraint le petit-bourgeois à entrer dans la concurrence des prétentions
antagonistes et le pousse à vivre toujours au-dessus de ses moyens, au prix d’une tension permanente,
toujours prête à exploser en agressivité, elle est aussi ce qui lui donne la force nécessaire pour prélever
sur lui-même, par toutes les formes de l’auto-exploitation, ascétisme et malthusianisme en particulier,
les moyens économiques et culturels indispensables à l’ascension.
C’est dans l’ordre de la sociabilité et des satisfactions corrélatives que le petit-bourgeois réalise
les sacrifices les plus importants, sinon les plus manifestes. Assuré qu’il ne doit sa position qu’à son
mérite, il est convaincu qu’on ne doit compter que sur soi pour faire son salut : chacun pour soi, chacun
chez soi. Le souci de concentrer les efforts et de réduire les coûts conduit à rompre les liens, même

103
familiaux, qui font obstacle à l’ascension individuelle. La pauvreté a ses cercles vicieux et les devoirs
de solidarité qui contribuent à enchaîner les moins démunis (relativement) aux plus dépourvus font de
la misère un éternel recommencement. Le « décollage » suppose toujours une rupture dont le reniement
des anciens compagnons d’infortune ne représente qu’un aspect. Ce qui est exigé du transfuge, c’est un
renversement de la table des valeurs, une conversion de toute l’attitude. Ainsi, substituer la famille
restreinte ou l’enfant unique à la famille nombreuse – dont les causes négatives, telle qu’une maîtrise
insuffisante des techniques anticonceptionnelles, ne rendent pas raison entièrement –, c’est renoncer à
la conception populaire des relations familiales et des fonctions de l’unité domestique, c’est abandonner,
outre les satisfactions de la grande famille et tout un mode de sociabilité traditionnel, avec ses échanges,
ses fêtes, ses conflits, les assurances que procure une nombreuse descendance, seule protection à peu
près sûre, surtout pour les mères, contre les incertitudes de la vieillesse, dans un univers hanté par
l’instabilité domestique et l’insécurité économique et sociale. Les relations de famille ou d’amitié ne
peuvent plus être pour le petit-bourgeois une assurance contre le malheur et la calamité, contre la solitude
et la misère, un réseau de soutiens et de protections dont on recevra au besoin un coup de main, un prêt
ou une place ; elles ne sont pas encore ce qu’on appelle ailleurs des « relations », c’est-à-dire un capital
social indispensable pour obtenir le meilleur rendement du capital économique et culturel. Elles ne sont
que des entraves, qu’il faut briser coûte que coûte, parce que la gratitude, l’entraide, la solidarité et les
satisfactions matérielles et symboliques qu’elles procurent, à court ou à long terme, font partie des luxes
interdits.
En limitant sa famille à un petit nombre d’enfants, quand ce n’est pas au fils unique, sur qui se
concentrent tous les espoirs et les efforts, le petit-bourgeois ne fait qu’obéir au système de contraintes
qui est impliqué dans son ambition : à défaut de pouvoir augmenter les revenus, il lui faut restreindre la
dépense, c’est-à-dire le nombre des consommateurs. Mais ce faisant, il se conforme par surcroît à la
représentation dominante de la fécondité légitime, c’est-à-dire subordonnée aux impératifs de la
reproduction sociale : la limitation des naissances est une forme de numerus clausus. Le petit-bourgeois
est un prolétaire qui se fait petit pour devenir bourgeois. (…)
Renonçant à la prolificité du prolétaire, qui se reproduit, tel quel et en grand nombre, le petit-
bourgeois « choisit » la reproduction restreinte et sélective, souvent limitée à un produit unique, conçu
et façonné en fonction des attentes rigoureusement sélectives de la classe importatrice. Il se replie sur
une famille étroitement unie, mais étroite et un peu oppressive. Ce n’est pas par hasard que l’adjectif
petit ou tel de ses synonymes, toujours plus ou moins péjoratifs, peut être accolé à tout ce que dit, pense,
fait, a ou est le petit-bourgeois, à sa morale même, son point fort pourtant : stricte et rigoureuse, elle a
quelque chose d’étroit et de contraint, de crispé et de susceptible, d’étriqué et de rigide à force de
formalisme et de scrupule. Petits soucis, petits besoins, le petit-bourgeois est un bourgeois qui vit
petitement. Son hexis corporelle même, où s’exprime toute sa relation objective au monde social, est
d’un homme qui doit se faire petit pour passer par la porte étroite qui donne accès à la bourgeoisie : à

104
force d’être strict et sobre, discret et sévère, dans sa manière de s’habiller, mais aussi de parler – ce
langage hypercorrect par excès de vigilance et de prudence[…] »

Les variantes du goût petit-bourgeois

105
Ainsi, à condition de se placer à un niveau assez élevé d’agrégation statistique, on peut opposer
à un ethos bourgeois de l’aisance, rapport assuré au monde et au moi, ainsi vécus comme nécessaires,
c’est-à-dire comme coïncidence réalisée de l’être et du devoir-être, qui fonde et autorise toutes les
formes intimes ou manifestes de la [certitude de soi], désinvolture, grâce, facilité, élégance, liberté, en
un mot naturel, un ethos petit-bourgeois de la restriction par prétension, volontarisme rigoriste d’appelés
non encore élus qui fondent dans l’invocation permanente du devoir leur prétention à être un jour le
devoir-être réalisé. Toutefois, il suffit d’affiner l’analyse pour apercevoir que ce système de dispositions
revêt autant de modalités qu’il y a de façons d’accéder à une position moyenne dans la structure sociale,
de s’y maintenir ou de la traverser, et que cette position peut elle-même être stable, en ascension ou en
déclin.
La projection (…) fait apparaître que, comme pour la classe dominante, les diplômes se
distribuent de façon linéaire sur le premier axe (ce qui n’est pas le cas du revenu). Du côté des individus,
le premier facteur oppose les artisans et les petits commerçants aux membres de la petite bourgeoisie
nouvelle les plus riches en capital culturel (intermédiaires culturels, services médico-sociaux) et,
secondairement, aux instituteurs, les techniciens et les cadres moyens occupant des positions
intermédiaires.
Le deuxième facteur caractérise systématiquement les dispositions éthiques ou esthétiques les
plus traditionnelles ou conservatrices, l’attachement aux valeurs anciennes et consacrées, en matière de
peinture, avec Raphaël, Vinci ou Watteau comme en matière de musique classique, avec La Traviata ou
de chanson, avec Mariano, mais aussi en matière d’art de vivre, avec le goût de la cuisine dans la
tradition française, l’intérieur soigné et harmonieux. Cela en les opposant à des dispositions qui semblent
n’avoir en commun que l’ignorance ou le refus des valeurs établies (avec la préférence pour Hallyday,
Aznavour, Buffet, l’intérieur chaud et l’ami drôle). (Parmi les indicateurs plus fortement expliqués par
le second facteur, on trouve la même opposition, avec d’un côté le choix de l’ami consciencieux ou doté
d’un esprit positif, de l’autre le choix de l’ami volontaire, l’achat des meubles dans un grand magasin,
le choix de Françoise Hardy ou du jugement « la peinture ne m’intéresse pas »).
La projection (…) des caractéristiques « objectives » fait apparaître que, comme dans le cas du
goût dominant, le deuxième facteur exprime une opposition selon l’âge (les plus âgés se trouvant au
sommet du second axe et du côté du pôle économique et les plus jeunes au bas de cet axe et du côté du
pôle culturel) et, inséparablement, une opposition selon l’origine sociale, les fils de patrons, petits ou
grands, et de cadres supérieurs ou de membres des professions libérales se situant du côté des valeurs
positives de l’axe tandis que les fils d’ouvriers, d’employés ou de cadres moyens se rangent du côté des
valeurs négatives. Autrement dit, le second facteur oppose, à l’intérieur de chaque fraction, ceux qui
sont plutôt en déclin et ceux qui sont plutôt en ascension, la distribution globale des différentes fractions
correspondant en gros à la part en chacune d’elles des deux catégories, avec l’opposition entre les
intermédiaires culturels et les cadres administratifs moyens qui penchent vers les valeurs positives et les
employés du commerce ou les secrétaires du côté des valeurs négatives. (…)

Pour rendre raison de l’ensemble des faits que l’analyse des correspondances [cf graphique] a
la vertu de faire surgir dans sa systématicité, il ne suffit pas d’observer que, quoique phénoménalement
très différents (puisqu’ils se portent sur des objets globalement moins légitimes), les choix des membres
de la petite bourgeoisie s’organisent selon une structure à peu près semblable à celle qui organise les
goûts des membres de la classe dominante, les artisans et les petits commerçants, dont la position repose
sur la possession d’un certain capital économique, s’opposant aux instituteurs et aux intermédiaires
culturels selon des principes tout à fait analogues à ceux qui distinguent les patrons de l’industrie ou du
commerce des professeurs et des producteurs artistiques. On ne peut affronter réellement le problème

106
que pose la relation mise en évidence par le deuxième facteur, à savoir le lien entre des ensembles de
dispositions esthétiques et éthiques que l’on peut définir, grossièrement, comme « conservatrices » ou
« novatrices » et l’origine sociale et l’âge, eux-mêmes associés par une relation complexe à la position
dans la dimension horizontale de l’espace, qu’à condition d’interroger systématiquement la relation qui
s’établit entre des positions (ou des postes) situés dans l’espace-temps social et et des agents eux-mêmes
situés dans cet espace.
Si l’on comprend d’ordinaire si mal ce qui se passe en ce lieu central de l’espace social, c’est
que, dans le meilleur des cas, on doit, pour essayer de connaître et de mesurer (en recourant par exemple
à des codes par définition définis), arrêter les mouvements de même sens ou de sens contraire qui
emportent et les positions et les agents, faisant de la région centrale et moyenne de l’espace social, lieu
d’incertitude et d’indétermination relatives entre les deux pôles du champ des classes sociales, un
ensemble de lieux de passage qui bougent, ou mieux un ensemble de lieux de passage en mouvement
où se rencontrent pour un temps plus ou moins long des agents emportés par des trajectoires de même
sens ou de sens inverse, ascendantes ou descendantes. Pour serrer de plus près encore la réalité, on
pourrait caractériser les positions moyennes ou centrales comme des lieux de passage en mouvement
qui se déplacent – dans une région relativement indéterminée d’un espace-temps social qui n’est que la
structure d’ordre de ces mouvements ordonnés mais partiellement désordonnants – en partie au moins
parce que les gens qui s’y rencontrent pour un temps plus ou moins long et dont les pratiques et les
trajectoires sont partiellement déterminées par les déterminations attachées à ces lieux, contribuent à les
faire bouger par leurs mouvements ou, plus exactement, par les transformations qu’ils font subir à la
réalité ou à la représentation des positions qu’ils occupent et qu’en certains cas ils emportent dans leur
mouvement. Ceci vaut aussi bien dans le cas où les agents « remontent » dans l’espace social en
« rehaussant » leur position que dans le cas où ils descendent dans l’espace social en « emportant » leur
position dans leur déclin (avec les effets de débandade). On voit en passant que les métaphores
mécaniques que l’on est obligé d’employer pour parler d’une réalité qui ne se laisse pas facilement
nommer risquent de faire oublier que la représentation que les agents se font de l’avenir de leur propre
position et qui dépend de l’avenir objectif de cette position, mais aussi de la représentation que s’en font
les autres agents, contribue à déterminer l’avenir objectif de la position considérée (…).
Ainsi les positions moyennes du champ social peuvent être définies synchroniquement comme
situées en une région intermédiaire, caractérisée par son indétermination relative (première dimension,
verticale, de l’espace social), de l’un ou l’autre des sous-champs (deuxième dimension, horizontale),
champ économique ou champ culturel, du champ des classes sociales mais aussi diachroniquement
comme ayant une histoire (qui peut être l’histoire collective des occupants successifs de cette position)
relativement indépendante de celle des individus occupant cette position à un moment donné, ou si l’on
préfère, une trajectoire passée et future, un passé et un avenir. Cet avenir, c’est-à-dire l’avenir collectif
qu’elle promet à ses occupants, peut être soit relativement prédéterminé, et comme plus ou moins

107
favorable, c’est-à-dire comme promettant avec une certitude relative une ascension ou un déclin plus ou
moins marqués ou la stagnation, soit quasi indéterminé, ouvert.

Parmi les propriétés communes à tous les occupants de ces positions moyennes ou neutres, les
plus caractéristiques sont sans doute celles qui tiennent à cette indétermination structurale : situés à égale
distance des deux pôles extrêmes du champ des classes sociales, en un point moyen ou, mieux, un lieu
neutre où les forces d’attraction et de répulsion s’équilibrent, les petits-bourgeois sont sans cesse
affrontés à des alternatives éthiques, esthétiques ou politiques, donc contraints de porter à l’ordre de la
conscience et des choix stratégiques les opérations les plus ordinaires de l’existence. Condamnés, pour
survivre dans leur univers d’aspiration, à « vivre au-dessus de leurs moyens », donc à être sans cesse
attentifs et sensibles, hypersensibles, aux moindres signes de la réception accordée à la représentation
qu’ils donnent, ils sont sans cesse exposés à des rappels à l’ordre, refus ou rebuffades destinés à rabattre
leurs prétentions et à les « remettre à leur place », donc toujours sur leurs gardes et prêts à retourner la
docilité en agressivité.

Du côté des positions relativement prédéterminées, on peut ainsi distinguer des positions
déclinantes, telles les positions d’artisan ou de petit commerçant qui ont connu une importante
diminution numérique, corrélative d’un rapide déclin économique et social, et des positions stables ou
ascendantes, telles les positions d’employé de bureau, de cadre administratif moyen ou d’employé de
commerce qui n’ont subi qu’un accroissement modéré, accompagné de peu de changements dans les
avantages économiques et sociaux associés. D’autre part, au lieu de plus grande indétermination d’une
région d’indétermination, c’est-à-dire principalement du côté du pôle culturel de la classe moyenne, se
situent des positions encore mal déterminées, tant pour le présent qu’elles proposent que pour l’avenir
très incertain, et du même coup très ouvert, c’est-à-dire à la fois risqué et dispersé, qu’elles promettent
(par opposition à l’avenir assuré mais fermé des positions fortement prédéterminées) : « ces positions
nouvelles ou rénovées sont nées des transformations récentes de l’économie (et en particulier de
l’accroissement de la part qui revient, jusque dans la production des biens, au travail symbolique de
production du besoin – conditionnement, design, promotion, relations publiques, marketing, publicité,
etc.) ou ont été en quelque sorte « inventées » et imposées par leurs occupants qui, pour pouvoir vendre
les services symboliques qu’ils avaient à offrir, devaient en produire le besoin chez les consommateurs
potentiels par une action symbolique (ordinairement désignée par des euphémismes tels que « travail
social », « animation culturelle », etc.), tendant à imposer des normes et des besoins, en particulier dans
le domaine du style de vie et des consommations matérielles ou culturelles.
Tout se passe comme si les propriétés synchroniques et diachroniques des positions étaient liées
par une relation statistique assez étroite aux propriétés synchroniques et diachroniques attachées aux
individus, c’est-à-dire au volume et à la structure du capital qui commandent leur position à un moment
donné et à l’évolution dans le temps de ces deux propriétés qui définissent les trajectoires passées et
potentielles dans l’espace social, pour que l’on puisse, comme on l’a fait souvent jusqu’ici, caractériser
indifféremment les positions par les propriétés de leurs occupants ou l’inverse. Cela peut se montrer,
comme on n’a cessé de le faire, pour les propriétés synchroniques, le volume et la structure du capital

108
étant si évidemment liés à la position qu’on pourrait, en certains cas, omettre d’interroger la relation
entre les occupants et la position et les mécanismes au travers desquels elle se réalise ; mais les classes
moyennes donnent une occasion particulièrement favorable de l’établir dans le cas des propriétés
diachroniques. On est ainsi renvoyé au point de départ de cette analyse, c’est-à-dire à la relation
qu’établit l’observation entre les grandes classes de positions définies dans leurs propriétés
diachroniques et des propriétés individuelles évidemment liées au temps, « comme l’âge, à travers lequel
s’exprime la relation au passé (passé du système économique, au pôle économique, passé du système
scolaire, au pôle culturel) et à l’avenir, ou comme l’origine sociale, indicateur (imparfait) de l’évolution
du volume et de la structure du patrimoine et aussi de toute une relation au passé et à l’avenir en même
temps qu’aux autres classes sociales, comme lieux d’où l’on vient et où l’on va11.

La petite bourgeoisie en déclin

Les positions dont le déclin numérique exprime le déclin économique sont occupées par des
individus qui, tant dans leurs propriétés objectives que dans leurs pratiques et leurs opinions,
apparaissent comme liés à un passé révolu. Situés à l’extrémité du premier axe, les artisans et les petits
commerçants, relativement âgés dans l’ensemble et peu pourvus de capital scolaire (ils ont au plus le
CEP ou le CAP), manifestent dans toutes leurs préférences des dispositions régressives qui sont sans
doute au principe de leurs inclinations répressives, particulièrement visibles dans leurs réactions à tous
les signes de la rupture avec l’ordre ancien, à commencer, bien sûr, par la conduite des jeunes. C’est
ainsi que, en réaction contre toutes les inclinations au modernisme ou au confort qui leur apparaissent
comme autant d’abandons laxistes, ils font, pour tout ce qui touche à l’art de vivre quotidien, des choix
que l’on peut dire régressifs puisqu’ils sont très proches de ceux des ouvriers, bien qu’ils ne soient pas
imposés au même degré par la nécessité « (ils disent par exemple qu’ils préfèrent un intérieur net et
propre, facile à entretenir ou pratique). De même, en matière de musique et de chanson, ils se portent
systématiquement vers les œuvres déclassées de la culture bourgeoise (comme L’Arlésienne ou Le Beau
Danube bleu) et surtout vers les chanteurs à la fois les plus démodés et les plus traditionnels (comme
Guétary et Mariano).
Selon une logique qui vaut aussi pour les autres positions, c’est dans la sous-catégorie la plus
ajustée dans ses propriétés diachroniques d’âge et de trajectoire aux propriétés diachroniques de la
position, c’est-à-dire la plus exactement orientée dans le sens de l’histoire collective, la plus disposée

11
Ce lien entre l’avenir et l’ascension sociale ou entre le passé et le déclin est très profondément marqué dans la
vision dominante du monde (où l’on dit d’un individu qu’il « a de l’avenir » ou d’une position qu’elle est
« d’avenir » pour indiquer qu’ils sont promis à l’ascension sociale, c’est-à-dire à l’embourgeoisement). Il trouve
un fondement et un renforcement incessant dans tous les mécanismes sociaux de concurrence (dont le plus
exemplaire est évidemment la mode) dans lesquels les différences entre les classes se retraduisent en écarts
temporels dans une course orientée vers le même objectif. (…)

109
donc à en exprimer la vérité objective et à en annoncer l’avenir, que s’observent au plus haut degré de
densité et d’intensité les préférences caractéristiques de la fraction dans son ensemble : ainsi, l’ensemble
(situé au haut du deuxième axe) des petits artisans ou petits commerçants, eux-mêmes issus pour la
plupart de petits artisans et de petits commerçants, qui sont condamnés, faute du capital économique et
surtout culturel nécessaire pour tenter une reconversion, à se maintenir à tout prix à la tête de petites
entreprises particulièrement menacées (commerces d’alimentation, petit artisanat traditionnel, etc.) et
vouées à disparaître avec eux (ils sont plus âgés encore que les autres), se distingue par des choix
systématiquement rétrogrades du reste de la fraction où l’on compte une bonne part d’artisans modernes
(électriciens, mécaniciens, etc.), détenteurs du BEPC ou même du bac qui, surtout lorsqu’ils sont jeunes
et parisiens, sont très proches des techniciens dans leurs choix éthiques et esthétiques – et sans doute
politiques. Convaincus de devoir leur position menacée par toutes les avanies du temps à une vie
« simple », « sérieuse » et « honnête », les petits bourgeois en déclin expriment dans tous les domaines
les préférences les plus austères et aussi les plus traditionnelles (portant leur choix sur l’intérieur soigné
et classique, l’ami consciencieux et pondéré, les repas dans la tradition française, les peintres les plus
canoniques, Raphaël, Vinci, Watteau et, comme on l’a vu, les chanteurs les plus anciennement
consacrés, Édith Piaf, Mariano, Guétary). Leurs refus, où s’exprime le ressentiment contre la nouvelle
morale, sa prétention tapageuse, son laxisme en matière d’économie (avec le recours au crédit),
d’éducation ou de sexualité, ne sont pas moins significatifs : rejetant les composantes les plus
caractéristiques du style de vie cher aux ouvriers (comme la qualité de bon vivant), ils excluent
systématiquement toutes les vertus où se reconnaissent les membres des professions nouvelles (artiste,
drôle, racé, raffiné) et les goûts « modernistes » que ceux-ci se plaisent à afficher (ils ne citent jamais
Picasso, dont on sait qu’il est une des cibles du ressentiment petit-bourgeois contre les artistes, ni
davantage ces représentants exemplaires du nouveau style de vie des jeunes que sont Françoise Hardy
ou Johnny Hallyday). Dimension d’un ethos du « consciencieux » qui leur fait reconnaître en toutes
choses les valeurs de travail, d’ordre, de rigueur et de minutie, leur esthétique du « soigné » ne se
confond pas avec le goût du « sobre », fréquent chez les ouvriers ou chez les membres de la petite
bourgeoisie de promotion que guide le souci de passer inaperçus (et aussi, mais avec un sens tout
différent, dans la bourgeoisie ancienne qui affirme par un luxe discret son refus des audaces
« prétentieuses » ou « vulgaires » de la petite et de la grande bourgeoisie nouvelle) ; mais elle s’oppose
surtout au goût « libéré » de la petite bourgeoisie nouvelle et à ses « fantaisies » voyantes de boutique
d’avant-garde et de coiffeur « unisex ».

La petite bourgeoisie d’exécution

Placés en position centrale du point de vue de la structure du capital, les membres de la petite
bourgeoisie d’exécution présentent au plus haut degré les traits, évoqués en commençant, qui font d’eux
la réalisation la plus accomplie de la petite bourgeoisie, comme le culte de l’effort autodidacte et le goût

110
de toutes les activités qui ont en commun de demander surtout du temps et de la bonne volonté culturelle
(les collections par exemple). S’agissant d’une telle population intermédiaire, c’est une seule et même
chose que de montrer en quoi elle se distingue des fractions voisines et comment ses membres se
distribuent, sous le rapport des propriétés diachroniques, depuis les plus âgés et, tout spécialement, ceux
d’entre eux qui, d’origine bourgeoise ou petite-bourgeoise, sont très proches dans leurs choix éthiques
et esthétiques, de la fraction la plus régressive de la petite bourgeoisie en déclin, jusqu’aux plus jeunes
qui, surtout s’ils ont des titres scolaires élevés, s’apparentent aux membres en ascension de la petite
bourgeoisie nouvelle. Tout se passe comme si la disposition fondamentale qui caractérise la fraction
dans son ensemble se transformait systématiquement en fonction de l’âge et de l’origine sociale, allant
depuis un progressisme optimiste chez les jeunes en ascension jusqu’à un conservatisme pessimiste et
régressif chez les plus âgés.
C’est parmi les plus jeunes des professions qui proposent l’avenir le plus assuré, comme les
cadres moyens et les employés de bureau, et plus spécialement chez ceux qui sont issus des classes
populaires et ne possèdent que des titres scolaires moyens (BEPC ou bac) que se rencontrent sous la
forme la plus accomplie les dispositions ascétiques et la dévotion à la culture associées à l’ambition de
prolonger par l’accumulation culturelle une ascension rendue possible par une petite accumulation
initiale de capital culturel. Promis à un progrès progressif par un effort d’éducation, ils sont
naturellement portés à une vision du monde progressiste fondée sur la foi dans les lumières de
l’instruction et de l’intelligence, et à un réformisme tempéré qui viserait à donner à chacun selon ses
mérites scolaires. Outre qu’ils doivent à l’éducation tout ce qu’ils ont et qu’ils en attendent tout ce qu’ils
aspirent à avoir, ils sont souvent dans une relation qui est celle de l’exécution à la conception avec les
cadres supérieurs, rédacteurs des instructions qu’ils appliquent, auteurs des plans qu’ils mettent en
œuvre et des manuels qu’ils utilisent, et tendent de ce fait à identifier les hiérarchies à des différences
de compétence ou, plus simplement, de titres scolaires. D’autant plus que, bien souvent, ceux qui sont
sortis du rang se heurtent aux limites (par exemple l’ignorance de l’algèbre) que les barrières scolaires
qui leur sont opposées font arbitrairement surgir devant eux, en dehors de toute nécessité technique
réellement inscrite dans l’exercice de la fonction. On comprend qu’ils se distinguent de la petite
bourgeoisie en déclin en ce qu’ils associent à certains traits de l’ethos populaire – comme le goût des
repas à la bonne franquette et des amis bons vivants ou drôles – des traits qui les caractérisent en propre,
qu’il s’agisse des marques de l’attachement à des valeurs ascétiques – comme le choix d’un ami
consciencieux ou ayant de l’éducation ou de la préférence pour un vêtement sobre et correct – sans parler
de tous les indices d’une bonne volonté culturelle aussi intense que désarmée : voués à des tâches
demandant avant tout de la précision, de la rigueur, du sérieux, bref, de la bonne volonté et du
dévouement, et plus riches en bonne volonté culturelle qu’en « capital culturel, ils portent leurs
« préférences » vers des œuvres typiquement « moyennes », telles la Danse du sabre ou Utrillo, achètent
leurs meubles dans les grands magasins et aiment les intérieurs nets et propres, faciles à entretenir,

111
choisissent Aznavour, Petula Clark ou Johnny Hallyday et s’intéressent beaucoup à la photographie et
au cinéma.
Cette bonne volonté culturelle pure et vide, tout entière définie par les impératifs de l’ascension,
a son équivalent sur le plan de la morale : par opposition au rigorisme répressif des fractions en déclin
qui, ayant pour principe le ressentiment lié à la régression sociale, semble n’avoir d’autre fin que de
procurer à ceux qui n’ont qu’un passé la satisfaction de condamner ceux qui ont un avenir, c’est-à-dire
au premier chef les jeunes, le rigorisme ascétique des fractions en ascension qui s’associe souvent à un
progressisme prudent en politique est avant tout le principe d’une discipline que l’on s’impose, à soi-
même et aux siens, et qui est totalement subordonnée à l’ascension sociale : on peut en voir la preuve
dans le fait que les petits-bourgeois en ascension qui se montrent d’ordinaire beaucoup plus rigoristes
que les autres classes (en particulier dans tout ce qui concerne l’éducation des enfants, leur travail, leurs
sorties, leurs lectures, leur sexualité, etc.), peuvent, sans contradiction, se montrer beaucoup moins
rigoureux que la morale dominante et les fractions de la classe dominante les plus attachées à cette
morale, qui en font une « affaire de principes », toutes les fois que les pratiques considérées, comme
l’avortement ou l’accès des mineurs aux contraceptifs, peuvent être mises au service de l’ascension. Et
l’on peut comprendre dans la même logique que les petits-bourgeois en ascension tendent à glisser de
l’ascétisme optimiste à un pessimisme répressif à mesure qu’ils avancent en âge et que se désenchante
l’avenir qui justifiait leurs efforts et leurs sacrifices.(…)
Toute l’existence du petit-bourgeois ascendant est anticipation d’un avenir qu’il ne pourra vivre,
le plus souvent, que par procuration, par l’intermédiaire de ses enfants, sur qui il « reporte, comme on
dit, ses ambitions ». Sorte de projection imaginaire de sa trajectoire passée, l’avenir « dont il rêve pour
son fils » et dans lequel il se projette désespérément, mange son présent. Parce qu’il est voué aux
stratégies à plusieurs générations, qui s’imposent toutes les fois que le délai d’accès au bien convoité
excède les limites d’une vie humaine, il est l’homme du plaisir et du présent différés, qu’on prendra plus
tard, « quand on aura le temps », « quand on aura fini de payer », « quand on aura terminé les études »,
« quand les enfants seront plus grands » ou « quand on sera à la retraite ». C’est-à-dire, bien souvent,
quand il sera trop tard, quand, ayant fait crédit de sa vie, il ne sera plus temps de rentrer dans ses fonds
et qu’il faudra, comme on dit, « rabattre de ses prétentions » ou mieux « en démordre ». Il n’y a pas de
réparation pour un présent perdu. Surtout lorsque finit par apparaître (avec la rupture de la relation
d’identification aux enfants par exemple) la disproportion entre les satisfactions et les sacrifices qui
dépossède rétrospectivement de son sens un passé entièrement défini par sa tension vers l’avenir. À ces
parcimonieux qui ont tout donné sans compter, à ces avares de soi qui, par un comble de générosité
égoïste ou d’égoïsme généreux, se sont totalement sacrifiés à l’alter ego qu’ils espéraient être, soit en
première personne, en s’élevant dans la hiérarchie sociale, soit par l’intermédiaire d’un substitut façonné
à leur image, ce fils pour lequel « ils ont tout fait » et qui « leur doit tout », il ne reste que le ressentiment,
qui les a toujours hantés, à l’état de virtualité, sous la forme de la peur d’être dupe d’un monde social
qui leur demande tant.

112
Parvenus au prix d’un long et lent effort au sommet de leur course, au moment du bilan, les plus
âgés des cadres moyens et des employés, qui se sentent en outre menacés dans leurs valeurs et leur
conception même du métier par l’arrivée de générations plus scolarisées et porteuses d’un nouvel ethos,
sont inclinés, comme le montre l’analyse des correspondances qui les situe très près des petits artisans
et commerçants traditionnels, à des dispositions conservatrices, tant sur le plan de l’esthétique et de
l’éthique que sur le plan politique. Pour avoir leur revanche, il leur suffit de se situer sur leur terrain
d’élection, celui de la morale, de faire de leur nécessité vertu, d’ériger en morale universelle leur morale
particulière, si parfaitement conforme à l’idée commune de la morale. C’est qu’ils n’ont pas seulement
la morale de leur intérêt, comme tout le monde ; ils ont intérêt à la morale : pour ces dénonciateurs des
privilèges, la moralité est le seul titre qui donne droit à tous les privilèges. Le ressentiment conduit
souvent à des prises de positions politiques fondamentalement ambiguës où la fidélité verbale aux
convictions passées sert de masque au désenchantement présent quand elle ne fournit pas simplement à
l’indignation morale les moyens de s’exprimer dans l’impeccabilité subjective et objective ; et
l’anarchisme humaniste et un peu larmoyant qui peut se prolonger au-delà de l’adolescence chez
quelques vieux bohêmes chevelus vire très facilement avec l’âge au nihilisme fascisant enfermé dans le
remâchement et la rumination des scandales et des complots.(…)
Situés à l’opposé des précédents, du point de vue de l’âge et de la trajectoire, les plus instruits
de la génération la plus jeune des cadres moyens et des techniciens et surtout des instituteurs, se
rapprochent de la petite bourgeoisie nouvelle, surtout par leur compétence et par leurs préférences en
matière de culture légitime (…) ; ils en restent toutefois éloignés et d’autant plus qu’ils ont été moins
longtemps exposés au nouveau mode de génération scolaire, dans tout ce qui touche plus directement à
l’art de vivre quotidien : ainsi, s’agissant de l’ami idéal, que la petite bourgeoisie nouvelle décrit plutôt
comme dynamique, raffiné, racé et artiste, ils sont plus enclins à le dire bon vivant, consciencieux,
sociable, et ils n’évoquent la qualité d’artiste que parce qu’elle constitue sans doute la seule dimension
des valeurs bourgeoises que des petits-bourgeois ascétiques peuvent juger acceptable en raison de la
valeur qu’ils accordent à la culture légitime.

La petite bourgeoisie nouvelle

Comme on le voit bien en ce cas, les différences d’âge marquent – et cela de plus en plus à
mesure qu’on s’approche du pôle culturel – des différences dans le mode de génération scolaire, donc
des différences de génération définies dans et par le rapport au système scolaire : les plus diplômés de
la jeune génération des cadres moyens ou des employés (pour la plupart issus des classes populaires ou
moyennes) ont en commun avec les membres des professions nouvelles – et surtout, on le verra, avec
ceux d’entre eux qui ne sont pas issus de la bourgeoisie – un rapport à la culture et, partiellement au
moins, au monde social qui trouve son fondement dans une trajectoire interrompue et dans l’effort pour
prolonger ou rétablir cette trajectoire. C’est ainsi que, comme on l’a vu, les professions nouvelles sont

113
le lieu d’élection de tous ceux qui n’ont pas obtenu du système scolaire les titres leur permettant de
revendiquer avec succès les positions établies auxquelles les promettait leur position sociale d’origine
et aussi de ceux qui n’ont pas obtenu de leurs titres tout ce qu’ils se sentaient en droit d’en attendre par
référence à un état antérieur de la relation entre les titres et les positions.
Ici encore la description complète des positions enferme une description (implicitement
normative) de ceux qui sont prédisposés à les occuper et à y réussir, c’est-à-dire, plus précisément, une
description des médiations à travers lesquelles se réalise l’ajustement aux positions des dispositions liées
à des trajectoires, bref tout ce que l’on cache d’ordinaire sous le mot de « vocation ». On voit
immédiatement que, en raison même de leur indétermination actuelle et potentielle, des positions qui
n’offrent aucune garantie mais ne demandent en retour aucune garantie, qui n’exigent aucun droit
d’entrée, surtout strictement scolaire, mais permettent d’escompter les plus hauts profits pour le capital
culturel non certifié, qui ne garantissent aucun avenir assuré (du type de celui qu’offrent les professions
bien établies) mais n’en excluent aucun, s’agirait-il des plus ambitieux, sont par avance ajustées aux
dispositions typiques des individus en déclin dotés d’un fort capital culturel imparfaitement converti en
capital scolaire ou des individus en ascension n’ayant pas obtenu tout le capital scolaire qui, en l’absence
de capital social, est nécessaire pour échapper aux plus limitées des positions moyennes. En premier
lieu, la propension ou la tolérance au risque (moyen) résultant de l’indétermination des postes varie sans
doute, toutes choses étant égales par ailleurs, comme le capital hérité, en partie par un effet des
dispositions mêmes, d’autant plus assurées que l’on a plus d’assurances, en partie en raison de la distance
réelle à la nécessité que donne la possession des moyens économiques de tenir dans des positions
provisoirement peu rentables. Tandis que le risque qu’enferment les positions les plus risquées décroît,
à la fois objectivement et subjectivement, à mesure que croît le capital hérité, les chances de profit
croissent lorsque croît le capital sous toutes ses formes, non seulement le capital économique qui permet
d’attendre l’avenir des positions d’avenir ou le capital culturel qui permet de faire cet avenir par les
coups de force symboliques nécessaires pour produire et imposer de nouveaux produits, mais surtout
peut-être le capital social qui, dans ces secteurs peu institutionnalisés, où le recrutement se fait par
cooptation, permet d’entrer dans la course et d’y progresser. En outre, ces positions qui sont d’autant
moins risquées, en définitive, et d’autant plus rentables, au moins à terme, que l’on y importe plus de
capital, présentent, pour les personnes menacées de déclassement qui, ne voulant pas déroger, sont à la
recherche d’un refuge honorable, un autre attrait, sans doute le plus important à court terme et dans la
détermination concrète de la « vocation » : il suffit de penser à l’opposition entre l’éducateur ou
l’animateur culturel et l’instituteur, entre le journaliste ou le réalisateur de télévision et le professeur de
l’enseignement secondaire, entre le technicien d’institut de sondage ou d’enquête de marché et
l’employé de banque ou des postes, pour apercevoir que, à la différence des positions établies qui sont
clairement situées dans une hiérarchie et qui imposent sans équivoque l’image d’une profession bien
définie dans son présent et son avenir, les professions nouvelles ou rénovées autorisent ou favorisent les
stratégies de rétablissement symbolique illustrées par l’usage de doublets nobles, plus ou moins

114
ouvertement euphémistiques, tels que « collaboratrice » en place de secrétaire ou infirmier
« psychothérapeute » au lieu d’infirmier psychiatrique. Mais cet effet n’est jamais aussi visible que dans
tous les cas où les agents s’efforcent de produire des postes ajustés à leurs ambitions plutôt que d’ajuster
leurs ambitions à des postes déjà existants, de produire le besoin de leur propre produit par des actions
qui, à l’origine bénévoles, comme nombre de professions « sociales », visent à s’imposer comme des
« services publics », officiellement reconnus et plus ou moins complètement financés par l’État, selon
un processus classique de professionnalisation (création d’une formation spécifique sanctionnée par des
diplômes, d’une déontologie et d’une idéologie professionnelle, etc.).
La petite bourgeoisie nouvelle s’accomplit dans les professions de présentation et de
représentation (représentants de commerce et publicitaires, spécialistes des relations publiques, de la
mode et de la décoration, etc.) et dans toutes les institutions vouées à la vente de biens et de services
symboliques, qu’il s’agisse des métiers d’assistance médico-sociale (conseillers conjugaux, sexologues,
diététiciens, conseillers d’orientation, puéricultrices, etc.) ou de production et d’animation culturelle
(animateurs culturels, éducateurs, réalisateurs et présentateurs de radio et de télévision, journalistes de
magazines, etc.) qui ont connu une forte croissance au cours des dernières années, ou même de
professions déjà établies, comme celles d’artisan d’art ou d’infirmière : ainsi, aux côtés des artisans d’art
au sens ancien, tapissiers, ferronniers, ébénistes, encadreurs, orfèvres, bijoutiers, doreurs ou graveurs,
issus des écoles techniques et très proches des petits artisans et de leurs valeurs, sont apparus depuis une
quinzaine d’années des fabricants de bijoux, de tissus imprimés, de céramiques, de vêtements tissés qui,
dotés d’une instruction générale plus élevée, plus souvent parisiens et d’origine bourgeoise,
s’apparentent par leur style de vie aux intermédiaires culturels ; de même encore, parmi les secrétaires
ou les infirmières, il en est qui, issues des classes populaires ou moyennes, sont très proches des cadres
administratifs, tandis que d’autres, plus jeunes, souvent parisiennes et d’origine bourgeoise, présentent
tous les traits des nouvelles professions. De façon générale, l’indétermination des professions nouvelles
ou rénovées fait que l’hétérogénéité des trajectoires des agents y est particulièrement marquée et que
l’on y distingue à peu près toujours deux groupes qui, séparés du point de vue de leur origine sociale et
de toutes les dispositions corrélatives, s’affrontent de manière plus ou moins ouverte à propos de la
définition du poste et des compétences ou des vertus nécessaires pour le tenir.

Les oppositions que cette dualité des origines fait surgir à l’intérieur de la petite bourgeoisie
nouvelle s’expriment très clairement dans la relation entre les préférences et les refus éthiques : à la
différence de la petite bourgeoisie en déclin qui, comme on l’a vu, rejette en bloc les valeurs directement
opposées aux siennes, c’est-à-dire les vertus mêmes que recherche la petite bourgeoisie nouvelle (drôle,
raffiné, racé, artiste, plein de fantaisie), les membres des services médico-sociaux font des choix
contradictoires qui semblent exprimer les antagonismes (variables selon les origines) entre les valeurs
du milieu de départ et les valeurs du milieu d’arrivée, quelques-uns rejetant les qualités que la plupart
des autres mettent au premier rang (raffiné, racé, drôle) tandis que d’autres refusent les qualités les plus
prisées de la petite bourgeoisie établie (pondéré, classique). Ces incertitudes, voire ces incohérences,
sont sans doute en chacun des membres de ces nouvelles professions qui ont à inventer un nouvel art de
vivre, notamment en matière de vie domestique, et à redéfinir leurs coordonnées sociales. En effet, si

115
elle favorise les stratégies de bluff ou d’euphémisation, l’indétermination de la position a aussi pour
rançon l’incertitude de son occupant sur son identité sociale, comme on le voit dans le témoignage de
cette fille d’industriel, âgée de 35 ans, propriétaire d’une « boutique » de design, d’objets contemporains
et de cadeaux à Paris, qui, passée par une école de décoration, ne possède aucun diplôme et exerce son
commerce d’art un peu comme un métier d’art : « Quand on me demande ce que je fais, que je dis “je
suis commerçante”, j’ai toujours l’impression que c’est quelqu’un d’autre qui répond pour moi parce
que moi je ne me considère pas comme commerçante. Mais enfin, finalement, à force, je dois l’être, je
ne peux pas dire (...). « Je me sens quand même très très éloignée des préoccupations de mon boucher
et je me sens beaucoup plus proche de quelqu’un qui fait de la publicité dans une agence ou d’un
décorateur d’intérieur. C’est très difficile à dire. Moi, j’ai l’impression d’être comme ça, un peu en
marge, un peu entre deux eaux, je ne peux pas dire. Pour moi, c’est tellement un jeu le commerce ; c’est
toujours une espèce de pari, on achète, on vend ».

Les membres de la petite bourgeoisie nouvelle issus des classes supérieures qui, faute (le plus
souvent) de capital scolaire, ont dû opérer une reconversion vers les professions nouvelles comme celles
d’intermédiaire culturel ou d’artisan d’art et qui, ayant mené des études moins longues que la moyenne
de leur classe d’origine mais plus longues que celles des classes moyennes, disposent d’un capital
culturel de familiarité et d’un capital social de relations très importants, manifestent la compétence la
plus haute à l’intérieur des classes moyennes et se portent vers un système de choix très semblable à
celui de la bourgeoisie : Art de la fugue, Concerto pour la main gauche, Oiseau de feu, Quatre saisons,
Goya, Braque, Bruegel, Jacques Douai, Musée d’art moderne, antiquaires et puces, intérieur
harmonieux, discret et composé, amis raffinés, artistes et racés, films « intellectuels », Salvatore
Giuliano, L’Ange exterminateur, Le Procès, ou, parmi les films comiques, Le Soupirant. La relation
ambivalente qu’ils entretiennent avec le système scolaire et qui les porte à se sentir complices de toute
espèce de contestation symbolique les incline à accueillir toutes les formes de culture qui sont, au moins
provisoirement, aux marges (inférieures) de la culture légitime, jazz, cinéma, bande dessinée, science
fiction et à trouver par exemple dans les modes et les modèles américains, jazz, jeans, rock ou
underground, dont ils se font un monopole, l’occasion d’une revanche contre la culture légitime ; mais
ils importent souvent dans ces régions abandonnées de l’institution scolaire une disposition savante,
voire érudite, que l’École ne renierait pas et qui s’inspire d’une intention évidente de réhabilitation,
analogue dans son ordre aux stratégies de restauration qui sont constitutives de leur projet professionnel.

Ainsi, les membres des services médico-sociaux citent plus de metteurs en scène que d’acteurs,
marquant par là leurs distances par rapport aux employés de bureau ou de commerce ou aux secrétaires
qui s’intéressent surtout aux acteurs. La préférence qu’ils manifestent pour Le Procès, film « prodigieux
et déchirant », ou pour Les Dimanches de Ville d’Avray de Serge Bourguignon (qui utilise des moyens
« parfois discutables » mais « jamais vulgaires », pour retracer avec une « délicatesse » sans « fausse
note »« l’histoire très pure et très poétique d’une rencontre et d’une amitié entre une petite fille de douze
ans et un homme de trente » – Le Monde, 24-11-1962), est sans doute révélatrice de l’intérêt quasi
professionnel qu’ils portent à toutes les « interrogations » psychologiques ; mais elle constitue aussi un
témoignage parmi tant d’autres des hautes ambitions culturelles (reflétées aussi par la fréquence avec
laquelle ils déclarent des lectures philosophiques) de ces catégories de transition et de médiation,
identifiées en intention et en aspiration aux classes dominantes qu’elles servent, dont elles sont à la fois
très proches, comme la secrétaire de direction du directeur, l’infirmière du médecin, et séparées par une
barrière invisible. (…)

116
La vérité de tout le système des préférences de ces petits-bourgeois déclassés prétendant au
reclassement se trouve enfermée dans la fréquence avec laquelle ils se portent vers les adjectifs qui
déclarent sans ambages l’attrait pour les qualités les plus naïvement aristocratiques (racé, distingué,
raffiné, recherché) : cette sorte de prétention systématique à la distinction, ce souci quasi méthodique de
marquer les distances par rapport aux goûts et aux vertus les plus clairement associés à la petite
bourgeoisie établie et aux classes populaires, qui donnent à toutes ses pratiques un air de tension dans
la détente même, de contrainte dans la recherche d’un style de vie libre ou « libéré », d’affectation dans
la « décontraction » et la simplicité, sont en effet les manifestations les plus significatives de cette
variante nouvelle de l’ethos petit-bourgeois.
Tout à fait différente dans ses moyens et sa modalité de la prétention anxieuse de la petite
bourgeoisie de promotion, la prétention armée que confère la familiarité avec la culture associée à une
haute origine sociale fonctionne comme une sorte de « flair » social qui permet de s’orienter dans des
situations difficiles, où les repères ordinaires font défaut : ainsi, bien que les membres de la petite
bourgeoisie nouvelle soient aussi peu enclins que les autres à admettre (surtout en pratique) que le
traitement photographique puisse transfigurer des objets tels qu’une femme enceinte, un cimetière de
ferrailles, un étal de boucher, un homme blessé ou un accident d’auto, ils sont plus habiles à repérer les
objets « cucu » du goût populaire ou de l’esthétisme petit-bourgeois, coucher de soleil, paysage, fillette
jouant avec un chat, danse folklorique (dont ils disent beaucoup plus rarement qu’ils peuvent faire l’objet
d’une belle photo). De façon générale, le « bluff » culturel qui s’arme de ce flair – et que mesure bien
l’écart entre la propension à citer les peintres, les musiciens ou les œuvres les plus rares (L’Enfant et les
sortilèges, L’Oiseau de feu, Kandinsky, Dali, Braque) et l’intensité de la fréquentation des musées et en
particulier du Musée d’art moderne – varie comme la part dans chaque catégorie des héritiers et des
parvenus : particulièrement fréquent chez les intermédiaires culturels et les cadres commerciaux, il est
très rare au contraire dans la petite bourgeoisie de promotion (ainsi que chez les cadres du secteur public
et les professeurs du secondaire) et se réduit à une intention vide de distinction dans la fraction en
ascension des professions nouvelles (située du côté des valeurs négatives du second axe) (…)
Les dispositions dont la petite bourgeoisie nouvelle est porteuse ne trouvent leurs pleines
conditions de réalisation qu’à Paris. La prétention culturelle constitue sans doute – avec l’instruction,
dont elle renforce l’efficacité – un des facteurs qui contribuent à favoriser l’appropriation des avantages
liés à la proximité au foyer des valeurs culturelles, comme une offre culturelle plus intense, le sentiment
d’appartenance et les incitations que donne la fréquentation de groupes eux-mêmes plus favorisés
culturellement. Par suite, il n’est pas de catégorie où soient plus marquées les différences, systématiques,
entre parisiens et provinciaux : différences dans l’intensité des pratiques légitimes (fréquentation des
musées par exemple) et l’étendue de la compétence (en musique, par exemple) ; différences dans le
rapport à la culture légitime, le sentiment d’être étranger à l’univers de la peinture ou de la musique
(« ce n’est pas mon fort », « je ne connais pas ») étant toujours plus marqué, toutes choses égales
d’ailleurs, chez les provinciaux ; différences surtout dans l’aptitude à reconnaître – souvent sans les

117
connaître – les opinions chics, les Parisiens étant toujours plus enclins, à tous les niveaux de
compétence, à se porter vers les jugements les plus légitimes (« j’aime toute musique de qualité ») dès
qu’ils sont formulés, tandis que les provinciaux approuvent plutôt les jugements exprimant la
reconnaissance de la légitimité assortie d’un aveu d’ignorance (« je ne connais pas ») ou d’incompétence
(« c’est compliqué ») ; différences dans les indices de prétention culturelle, avec, par exemple, le choix
d’un intérieur plein de fantaisie ou composé, de vêtements chics et racés, deux expressions typiques du
nouvel art de vivre petit-bourgeois que propagent les revues féminines à grand tirage, et surtout la
préférence déclarée pour les œuvres musicales les plus rares, Oiseau de feu, Art de la fugue, Clavecin
bien tempéré (au lieu de la Rhapsody in blue des provinciaux) par lesquels la petite bourgeoisie nouvelle
se distingue beaucoup plus nettement à Paris qu’en province de la petite bourgeoisie de promotion ;
différences enfin dans tous les indices du style de vie, dans le choix des vêtements, les goûts en cuisine,
ou les préférences éthiques, où les provinciaux se montrent toujours plus prudents, moins
audacieusement « libérés ».
Avec l’opposition entre les parisiens et les provinciaux, l’opposition (très marquée en matière
de compétence culturelle) entre les occupants des positions nouvelles qui sont originaires de la classe
dominante et ceux qui sont issus des autres classes est là pour rappeler les conditions de la réussite du
bluff social qui entre toujours pour une part dans la définition des professions nouvelles. Ne retenant du
nouveau style de vie que les aspects les plus visibles et les moins prestigieux, les individus en ascension
qui cherchent dans des positions marginales et moins étroitement définies une manière d’échapper à des
destins peu compatibles avec les promesses enfermées dans leur carrière scolaire, sans être pourvus des
compétences culturelles, des dispositions éthiques et surtout du capital social et du sens du placement
dont les individus issus de la classe dominante attendent leur rétablissement dans leur position ancienne,
ont toutes les chances d’être expulsés des positions où ils se sont trouvés conduits par un effet
d’allodoxia suscité par le système scolaire, à mesure qu’elles viendront à se revaloriser (entre autres, du
fait de leur élimination) par l’effet de l’action de leurs seuls occupants légitimes. »

Du devoir au devoir de plaisir

On voit comment les dispositions héritées prédisposent à occuper les positions vers lesquelles
elles orientent. Avec ces marchands de besoins, vendeurs de biens et de services symboliques qui se
vendent toujours eux-mêmes en tant que modèles et en tant que garants de la valeur de leurs produits,
qui ne représentent si bien que parce qu’ils présentent bien et parce qu’ils croient dans la valeur de ce
qu’ils présentent et représentent, l’autorité symbolique du vendeur intègre et fiable prend la forme d’une
imposition à la fois plus violente et plus douce, puisque le vendeur ne trompe le client que pour autant
qu’il se trompe, qu’il croit sincèrement en la valeur de ce qu’il vend. C’est parce que la nouvelle industrie
du simili, habile à payer de mots et à donner les mots pour les choses à ceux qui, faute de pouvoir se
payer les choses, acceptent de se payer de mots, trouve en elle sa clientèle privilégiée que la petite

118
bourgeoisie nouvelle est prédisposée à collaborer avec la dernière conviction à l’imposition du style de
vie que propose la bourgeoisie nouvelle, aboutissement probable de sa trajectoire et objectif réel de ses
aspirations. Bref, cette petite bourgeoisie de consommateurs qui entend s’approprier à crédit, c’est-à-
dire avant l’heure, avant son heure, les attributs constitutifs du style de vie légitime, « résidences » aux
noms à l’ancienne et studios à Merlin-Plage, voitures de faux luxe et fausses vacances de luxe, est toute
désignée pour jouer le rôle de courroie d’entraînement et pour faire entrer dans la course de la
consommation et de la concurrence ceux dont elle entend à tout prix se distinguer, et dont elle se
distingue, entre autres choses, en ce qu’elle se sent légitimée à leur enseigner le style de vie légitime par
une action symbolique qui n’a pas seulement pour effet de produire le besoin de son propre produit,
donc, à terme, de se légitimer et de légitimer ceux qui l’exercent, mais aussi de légitimer l’art de vivre
proposé en modèle, c’est-à-dire celui de la classe dominante ou, plus exactement, des fractions qui en
constituent l’avant-garde éthique (…)
C’est ainsi que dans la lutte qu’elle mène, au sein des fractions dominantes de la classe
dominante, pour substituer au conservatisme primaire, fondé sur une représentation ouvertement
autoritaire des rapports hiérarchiques entre les classes, les générations ou les sexes, un conservatisme
reconverti, conforme aux intérêts bien compris de ceux qui ont trouvé dans une utilisation rationnelle
du système scolaire le moyen de réussir la reconversion imposée par la nouvelle logique de l’économie,
la bourgeoisie nouvelle ou rénovée trouve son alliée naturelle, tant sur le plan économique que sur le
plan politique, dans la petite bourgeoisie nouvelle qui reconnaît en elle la réalisation de son idéal humain
(celui du cadre « dynamique ») et qui, ayant abandonné l’ascétisme un peu morose de la petite
bourgeoisie en ascension, collabore d’enthousiasme à l’entreprise d’imposition des nouvelles normes
éthiques (en matière de consommation particulièrement) et des besoins correspondants.
Attendant son salut professionnel et personnel de l’imposition des nouvelles doctrines de salut
éthique, la petite bourgeoisie nouvelle est prédisposée à jouer le rôle d’avant-garde dans les luttes qui
ont pour enjeu tout ce qui touche à l’art de vivre et, plus précisément, à la vie domestique et à la
consommation, aux rapports entre les sexes et entre les générations, à la reproduction de la famille et de
ses valeurs. Elle s’oppose à peu près en tous points à la morale répressive de la petite bourgeoisie en
déclin dont le conservatisme religieux ou politique a souvent pour foyer l’indignation morale contre le
désordre moral et spécialement contre le désordre des mœurs sexuelles – comme en témoigne le thème
de (…) l’antiféminisme qui hante(…) toute une pensée de droite, plutôt petite-bourgeoise. Mais elle ne
s’oppose pas moins, par la prétention aristocratique de ses choix fondamentaux et par sa représentation
subversive des rapports entre les sexes, à l’ascétisme de la petite bourgeoisie de promotion, dont
l’optimisme austère, rigoriste mais non sans quelque chose d’héroïque, s’oppose au pessimisme
répressif de la petite bourgeoisie en déclin33.
Ainsi, à la morale du devoir qui, fondée sur l’opposition entre le plaisir et le bien, porte à la
suspicion généralisée envers l’agrément et l’agréable, à la peur du plaisir et à un rapport au corps fait de
« réserve », de « pudeur » et de « retenue », et qui assortit de culpabilité toute satisfaction des pulsions

119
interdites, la nouvelle avant-garde éthique oppose une morale du devoir de plaisir34 qui porte à éprouver
comme un échec, propre à menacer l’estime de soi, toute impuissance à « s’amuser », to have fun35, ou,
comme on aime à dire aujourd’hui avec un petit frémissement, à « jouir », le plaisir étant non seulement
autorisé mais exigé au nom de raisons qui se veulent moins éthiques que scientifiques36 : la peur de ne
pas avoir assez de plaisir, suite logique du souci de surmonter la peur du plaisir, se combine avec la
recherche de l’expression de soi et de son corps (« l’expression corporelle ») et de la communication
avec les autres (« to relate », l’« échange »), voire de l’immersion dans les autres (considérés non comme
groupe mais comme subjectivités à la recherche d’elles-mêmes), pour substituer à une éthique
personnelle un culte de la santé personnelle et une thérapeutique psychologique. Antithèse parfaite de
la « politisation » qui dépersonnalise les expériences personnelles en les faisant apparaître comme des
cas particuliers d’expériences génériques, communes à une classe, la « moralisation » et la
« psychologisation » personnalisent les expériences, s’accordant ainsi parfaitement avec les formes plus
ou moins sécularisées de la recherche du salut religieux (…).
Cette morale qui se réclame de la science fournit une réponse systématique aux problèmes de
l’existence quotidienne, proposant par exemple une conception de l’exercice et de l’entretien du corps
(…). À l’ascétisme de la gymnastique traditionnelle qui, dans sa forme vécue, mesure la valeur d’un
exercice à son coût en effort, voire en souffrance – selon le dicton, « il faut souffrir pour être belle » –,
qui, exaltant la discipline, fait de l’effort physique une « école de la volonté » et peut même trouver une
forme de plaisir dans l’expérience de la tension, la nouvelle gymnastique, qui se désigne parfois elle-
même comme une « anti-gymnastique », oppose un système de préceptes tout aussi impératifs, qui en
est le contre-pied : entendant substituer la relaxation à la tension, le plaisir à l’effort, la « créativité » et
la « liberté » à la discipline, la communication à la solitude, elle traite le corps comme le psychanalyste
traite l’âme, se mettant « à l’écoute » d’un corps (« écouter nos muscles ») qu’il s’agit de « dénouer »,
de libérer ou, plus simplement, de retrouver et d’assumer (« se sentir bien dans sa peau »). Cette
psychologisation du rapport au corps est inséparable d’une exaltation du moi, mais d’un moi qui ne
s’accomplit vraiment (« s’épanouir ») que dans la communication avec les autres (« partager les
expériences ») par l’intermédiaire du corps traité comme un signe et non comme un instrument (par où
peut se glisser toute une politique du rapport au corps « aliéné »). On aura reconnu les intentions qui
sont au principe de l’« expression corporelle », cette sorte d’accouchement sans douleur du corps propre
(…).
Si le prosélytisme éthique (…) prend naturellement le contrepied de la morale ascétique de la
petite bourgeoisie établie, c’est que, comme le choix, qui les définit, de faire leur profession plutôt que
d’épouser des professions déjà faites, leur style de vie et leurs prises de position éthiques et politiques
ont pour principe le rejet de tout ce qu’il y a en eux-mêmes de fini, de défini, de définitif, en un mot, de
petit-bourgeois, c’est-à-dire le refus d’être rangés en un lieu déterminé de l’espace social, utopisme
pratique qui était jusque là le privilège des intellectuels et qui les prédispose à accueillir toutes les formes
d’utopie. Classés, déclassés, en travail de reclassement, ils se veulent inclassables, « exclus »,

120
« marginaux », tout plutôt que classés, assignés à une classe, à une place déterminée dans l’espace
social ; et cela, bien que toutes leurs pratiques, culturelles, sportives, éducatives, sexuelles, parlent de
classement, mais sur le mode de la dénégation, comme en témoignent ces quelques rubriques empruntées
à l’index d’un répertoire des « ressources » de l’anti-culture adolescente41 : agriculture biologique,
aïkido, anthroposophie, anti-gymnastique, anti-nucléaire, anti-psychiatrie, anti-radiations, anti-
scientisme, anti-vaccination, astrologie, bio-dynamie, bio-énergie, Charlie Hebdo, cinéma différent,
communication non verbale, corps, créativité, danse, diététique, drague, drogue, écologie, enfance,
ésotérisme, expression corporelle, extra-terrestres, folie, folk, formation permanente, futurologie,
Gestalt-thérapie, go, hallucinogènes, handicapés, hatha-yoga, herbe, homéopathie, homosexualité,
imagination, immigrés, invention, judo, kendo, kinésithérapie, kyudo, Larzac, libertés, luttes,
magnétisme, médecines orientales, méditation transcendentale, macrobiotique, nomades, non-violence,
nouvelle presse, parallèle, parapsychologie, poterie, prisons, phénomènes psi, plantes, randonnée,
régionalisme, rencontres, répression, roulottes, science-fiction, télépathie, thérapie, tissage, vannerie,
végétarisme, vert, vie communautaire, vol à voile, vol libre, voyage, vulgarisation parascientifique,
yoga, zen. Autant d’expressions à peine déguisées d’une sorte de rêve de vol social, « d’un effort
désespéré pour s’arracher à la force d’attraction du champ social de gravitation.
Guidés par leur humeur anti-institutionnelle et par le souci d’échapper à tout ce qui peut rappeler
les compétitions, les hiérarchies et les classements, et, par dessus tout, les classements scolaires, savoirs
hiérarchisés et hiérarchisants, abstractions théoriques ou compétences techniques, ces nouveaux
intellectuels inventent un art de vivre qui leur assure au moindre coût les gratifications et les prestiges
de l’intellectuel en adoptant, au nom du combat contre les « tabous » et de la liquidation des
« complexes », les aspects les plus extérieurs, donc les plus faciles à emprunter, du style de vie
intellectuel, manières libres et libérées, audaces cosmétiques ou vestimentaires, poses et postures
affranchies, et en appliquant systématiquement la disposition cultivée au domaine de la culture en voie
de légitimation (cinéma, bande dessinée, culture underground, etc.) ou au terrain du quotidien (« l’art
dans la rue »), du personnel (sexualité, cosmétique, pédagogie, loisirs, etc.), de l’existentiel (rapport à
la nature, à l’amour, à la mort, etc.).(…). Il est à peine besoin de dire ce que peut avoir de « cultivé »,
voire de scolaire, cette fuite romantique hors du monde social qui, parce qu’elle exalte le corps et la
nature, se pense parfois comme retour au « sauvage » et au « naturel » : ayant en commun avec la culture
légitime de laisser à l’état implicite ses principes (ce qui se comprend puisqu’il s’agit des dispositions
« ethos), la contre-culture est encore en mesure de remplir des fonctions de distinction en mettant à la
portée de presque tous les jeux distinctifs, les poses distinguées et autres signes extérieurs de la richesse
intérieure, qui étaient jusque-là réservés aux intellectuels. (…)

121
Séance 7 : Le choix du nécessaire

Pierre Bourdieu, La distinction. Critique social du jugement, Paris, Minuit, « Le sens commun »,
1979, p. 433 – 461.

La proposition fondamentale qui définit l’habitus comme nécessité faite vertu ne se donne
jamais à éprouver avec autant d’évidence que dans le cas des classes populaires puisque la nécessité
recouvre bien pour elles tout ce que l’on entend d’ordinaire par ce mot, c’est-à-dire la privation
inéluctable des biens nécessaires. La nécessité impose un goût de nécessité qui implique une forme
d’adaptation à la nécessité et, par là, d’acceptation du nécessaire, de résignation à l’inévitable,
disposition profonde qui n’est aucunement incompatible avec une intention révolutionnaire, même si
elle confère toujours à celle-ci une modalité qui n’est pas celle des révoltes intellectuelles ou artistes. La
classe sociale n’est pas définie seulement par une position dans les rapports de production mais par
l’habitus de classe qui est « normalement » (c’est-à-dire avec une forte probabilité statistique) associé à
cette position. (…)

Le goût de nécessité et le principe de conformité

L’effet propre du goût de nécessité, qui ne cesse d’agir, mais de manière masquée – du fait que
son action se confond avec celle de la nécessité –, ne se voit jamais aussi bien que dans le cas où, agissant
en quelque sorte à contre-temps, il survit à la disparition des conditions dont il est le produit : témoins
ces artisans ou ces petits entrepreneurs qui, comme ils le disent eux-mêmes, « ne savent pas dépenser
l’argent qu’ils ont gagné » ou ces petits employés qui, tardivement arrachés à la condition paysanne ou
ouvrière, trouvent une satisfaction équivalente à celle qu’aurait pu leur procurer un bien ou un service
dans le fait de calculer et de savourer « ce qu’ils ont gagné » en se dispensant d’y recourir (en s’en
privant ou en « faisant eux-mêmes » le travail) mais qui, de ce fait, ne peuvent, le cas échéant, y recourir
sans éprouver le sentiment douloureux d’un gaspillage. Il ne suffit pas d’avoir un million pour être en
mesure de mener la vie du millionnaire : et les parvenus mettent en général très longtemps, parfois toute
une vie, à apprendre que ce qu’ils considèrent comme une prodigalité coupable fait partie, dans leur
nouvelle condition, des dépenses de première nécessité12. On oublie par exemple que pour apprécier « à
leur juste valeur » les services tout symboliques qui en beaucoup de matières (hôtels, coiffeurs, etc.)

12
X apporte (…) un geste du duc de Richelieu qui fait voir que l’art de dépenser sans compter, par où se marquait
au 17e siècle la distance entre l’aristocrate et le bourgeois de l’épargne et du profit, comme il marque aujourd’hui
la distance entre le bourgeois et le petit-bourgeois, peut, dans le cas limite d’une classe dont l’existence même
dépend de la reproduction de son capital social, faire l’objet d’un enseignement explicite : « Le duc remet à son
fils une bourse pour que le jeune homme apprenne à dépenser l’argent en grand seigneur ; comme il rapporte la
bourse pleine à son père, celui-ci s’en empare et la jette, sous les yeux de son fils, par la fenêtre ».

122
font l’essentiel de la différence entre les établissements de luxe et les établissements ordinaires, il faut
se sentir le destinataire légitime de ces soins et de ces attentions bureaucratiquement personnalisées et
avoir à l’égard de ceux qui sont payés pour les offrir le mélange de distance (dont fait partie l’octroi de
« généreuses » gratifications) et de liberté que les bourgeois ont avec leurs serviteurs. Pour qui douterait
que le fait de « savoir se faire servir », comme dit le discours bourgeois, est une des composantes de
l’art de vivre bourgeois, il suffit d’évoquer ces ouvriers ou ces petits employés qui, entrés pour quelque
grande occasion dans un restaurant chic, entreprennent le maître d’hôtel ou les garçons – qui « voient
aussitôt à qui ils ont affaire » – comme pour détruire symboliquement la relation de service et conjurer
le malaise où elle les met. L’ouvrier qui voit exposée une montre de deux millions, ou qui entend qu’un
chirurgien a dépensé trois millions pour les fiançailles de son fils, n’envie pas la montre ou les fiançailles
mais les deux millions, dont il ferait tout autre chose, ne pouvant concevoir le système de besoins dans
lequel il n’aurait rien de mieux à acheter avec deux millions qu’une montre de ce prix13. Quand « il y a
tant de choses qui passent avant », comme on dit, « il faut être fou », effectivement, pour penser à une
montre de deux millions. Mais on ne se met jamais vraiment « à la place » de ceux qui sont situés à
l’autre bout du monde social. La folie des uns est la première nécessité des autres. Et pas seulement
parce que la valeur marginale de ces deux millions varie selon le nombre de millions possédés : nombre
des dépenses que l’on dit ostentatoires n’ont rien d’un gaspillage, et outre qu’elles sont des éléments
obligés d’un certain train de vie, elles sont le plus souvent – comme la réception de fiançailles – un
excellent placement, qui permet d’accumuler du capital social.
Ce que la statistique enregistre sous la forme de systèmes de besoins n’est autre chose que la
cohérence des choix d’un habitus. Et l’incapacité de « dépenser plus » ou autrement, c’est-à-dire
d’accéder au système de besoins impliqué dans un niveau de ressources supérieur, est la meilleure
attestation de l’impossibilité de réduire la propension à consommer aux capacités d’appropriation ou
l’habitus aux conditions économiques ponctuellement définies (telles par exemple qu’on les appréhende
dans un niveau déterminé de revenus). Si tout porte à croire en l’existence d’une relation directe entre
les revenus et la consommation, c’est que le goût est presque toujours le produit de conditions
économiques identiques à celles dans lesquelles il fonctionne, en sorte que l’on peut imputer au revenu
une efficacité causale qu’il n’exerce qu’en association avec l’habitus qu’il a produit. En fait, l’efficacité

13
Mille raisons – et en particulier la séparation physique et sociale des univers de vie – font que ces deux
expériences sont très improbables (bien qu’elles soient toutes deux empruntées à l’expérience). En effet, comme
le notait Z, non sans quelque brutalité, « ce qui s’offre à ses yeux, en qualité et en quantité, ne dépend pas seulement
de l’état actuel du monde, où il n’est pour rien, mais encore de son porte-monnaie et de sa position sociale que lui
a valus la division du travail et qui peut-être lui interdit pas mal de choses, aussi accapareurs que soient ses yeux
et ses oreilles ». Sauf exception, les membres des classes populaires « n’ont pas idée » de ce que peut être le
système des besoins des classes privilégiées ni davantage de leurs ressources dont ils ont aussi une connaissance
très abstraite et sans correspondance aucune avec le réel (c’est ainsi par exemple que, interrogés sur « le prix
moyen d’un bon repas dans le quartier des Champs-Élysées », 13 % des ouvriers disent ne pas savoir, 35 % le
situent entre 15 et 24 francs, 22 % entre 25 et 29, 13 % entre 30 et 39 et 13 % au-delà de 50 francs – contre
respectivement 2 %, 11, 20, 33 et 14 % pour les cadres, les industriels et les membres des professions libérales,
les cadres moyens proposant des évaluations intermédiaires).

123
propre de l’habitus se voit bien lorsque les mêmes revenus sont associés à des consommations très
différentes, qui ne peuvent se comprendre que si l’on suppose l’intervention de principes de sélection
différents.

C’est ainsi que, pour un revenu moyen par ménage beaucoup plus élevé (34 581 F
contre 25 716 F), les contremaîtres consacrent à l’alimentation une part de leurs dépenses très proche de
celle des ouvriers qualifiés (35,4 % contre 38,3 % chez les ouvriers qualifiés et 30 % pour les cadres
moyens), si bien que le montant global de leurs dépenses en la matière est égal à celui des cadres
supérieurs (12 503 F contre 12 904 F). Tout montreen effet qu’ils restent attachés aux valeurs populaires
du « bien manger » et surtout à la manière populaire de réaliser ces valeurs : en premier lieu, les
consommations les plus caractéristiques de l’alimentation populaire, féculents, porc, pommes de terre,
volaille, non seulement ne diminuent pas, mais augmentent ; en second lieu, les consommations
onéreuses, que les ouvriers doivent limiter bien qu’elles symbolisent pour eux le « bien manger »,
charcuterie, vins, café et surtout sucre (qui diminue fortement dans les classes supérieures), augmentent
fortement ainsi que le beurre (444 F contre 365 F alors que l’huile diminue) ; en troisième lieu, les
consommations coûteuses, mais qui sont caractéristiques du style de vie bourgeois, progressent
beaucoup moins nettement ou pas du tout : c’est le cas du veau, de l’agneau, du mouton, du poisson, des
crustacés, des agrumes, etc. ; de même les légumes frais augmentent beaucoup plus rapidement que les
fruits frais, l’un et l’autre augmentant beaucoup moins que la charcuterie.
Autre exemple : lorsque l’on passe de la tranche de revenus comprise entre 30 001 et 50 000 F
à la tranche supérieure, les achats alimentaires des cadres supérieurs ne se modifient pas du tout selon
la même logique que ceux des ouvriers ; si la consommation alimentaire augmente dans les deux cas
(elle augmente relativement plus chez les cadres supérieurs), les postes en augmentation sont, dans
l’ordre, chez les cadres supérieurs (professeurs et ingénieurs compris) les apéritifs, les repas au
restaurant, les boissons non alcoolisées, le mouton, la pâtisserie, le bœuf, les fruits frais, les poissons et
crustacés, le fromage et, chez les ouvriers, le porc, les apéritifs, le lapin, les fruits frais, les légumes secs,
le pain, les légumes frais. »

Le principe des différences les plus importantes dans l’ordre du style de vie et, plus encore, de
la « stylisation de la vie », réside dans les variations de la distance objective et subjective au monde, à
ses contraintes matérielles et à ses urgences temporelles. Comme la disposition esthétique qui en est une
dimension, la disposition distante, détachée ou désinvolte à l’égard du monde ou des autres, disposition
que l’on peut à peine appeler subjective puisqu’elle est objectivité intériorisée, ne peut se constituer que
dans des conditions d’existence relativement affranchies de l’urgence. La soumission à la nécessité qui,
comme on l’a vu, incline les classes populaires à une « esthétique » pragmatique et fonctionnaliste,
refusant la gratuité et la futilité des exercices formels et de toute espèce d’art pour l’art, est aussi au
principe de tous les choix de l’existence quotidienne et d’un art de vivre qui impose d’exclure comme
des « folies » les intentions proprement esthétiques.
C’est ainsi que les ouvriers disent plus souvent que toutes les autres classes aimer les intérieurs
nets et propres 14 , faciles à entretenir, ou les vêtements de qualité avantageuse que la nécessité

14
Les membres des classes populaires, comme les membres des ethnies dominées, peuvent mettre leur point
d’honneur à démentir l’image que les dominants se font de la classe dont ils font partie. C’est ainsi que le culte
populaire de la propreté, ou de l’honnêteté – « pauvres, dit-on, mais honnêtes » – doit sans doute quelque
chose – comme certaines formes de l’ostentation de la sobriété – au souci de réfuter le préjugé bourgeois. Et la
même intention de réhabilitation est au principe du discours par lequel on s’efforce de se convaincre que « ce qui
manque, ce sont les sous » (et non le goût) et que, « si on avait les moyens, on saurait acheter » (ou « s’habiller
comme il faut »). »

124
économique leur assigne en tout cas. Le choix doublement prudent d’un vêtement à la fois « simple »
(on dit « passe partout », « va avec tout », etc.), c’est-à-dire aussi peu marqué et aussi peu risqué que
possible (on dit aussi « sans chichis », « pratique », etc.), et « avantageux », c’est-à-dire à la fois bon
marché et durable, capable de « faire le plus d’usage » pour le moindre prix, s’impose sans doute comme
la stratégie la plus raisonnable étant donné d’une part le capital économique et le capital culturel (sans
parler du temps) que l’on peut investir dans l’achat d’un vêtement et étant donné d’autre part les profits
symboliques que l’on peut attendre d’un tel investissement (au moins dans le travail – à la différence
par exemple des employés).

Toujours plus fréquente chez les femmes qui ne travaillent pas à l’extérieur (59 % contre 47 %)
et qui ne lisent jamais de journal féminin, la part des femmes qui disent qu’elles ont « plutôt tendance à
ne pas tenir compte de la mode » est nettement plus forte chez les artisans ou commerçants, les
agriculteurs et les ouvriers (62, 61 et 55 %) que chez les cadres moyens et les cadres supérieurs,
professions libérales, gros commerçants ou industriels (43 %). De même, le souci de « suivre la mode »
est nettement plus fort chez les femmes de cadres moyens ou d’employés, tandis que le choix de « ce
qu’il y a de plus pratique ou de plus économique » (choix dont la fréquence augmente nettement avec
l’âge et qui est beaucoup plus commun chez les femmes qui ne travaillent pas que chez les autres) est
plutôt le fait des femmes d’agriculteurs, d’artisans ou de commerçants et d’ouvriers (ces deux dernières
catégories étant les plus portées à dire qu’elles se laissent guider avant tout par le souci de « plaire à leur
mari »).Enfin, le choix d’un vêtement « classique » (plutôt que « raffiné », « non conformiste » ou
« sport ») qui, comme le choix du vêtement « le plus pratique et le plus économique », croît nettement
avec l’âge et varie en raison inverse de la lecture de Elle, indice d’un investissement dans la recherche
vestimentaire, se rencontre surtout chez les femmes d’agriculteurs (67 %) et d’ouvriers (59 %), tandis
que les femmes de la bourgeoisie, qui sont les moins portées à faire ce choix (39 %), sont les plus
nombreuses à choisir un vêtement « sport » ou « raffiné » (…). Autre attestation du faible investissement
dans le vêtement et de la faible propension à investir dans la recherche esthétique en ces matières, le fait
que les femmes des classes populaires sont relativement nombreuses à acheter leurs vêtements au
marché, par correspondance ou dans des grands magasins « populaires » tandis que les femmes de la
bourgeoisie tendent à réserver leurs achats aux boutiques et aux grands « magasins chics (S.C., XLV).
La logique est la même dans l’ordre de la cosmétique et les enquêtes de marché, abondantes sur le sujet,
s’accordent toutes pour montrer que les femmes des classes populaires réduisent au minimum les
dépenses en produits et en soins de beauté (dont l’importance croît très fortement quand on va des
agriculteurs aux ouvriers, aux artisans et commerçants, aux cadres moyens et aux cadres supérieurs) ;
c’est ainsi qu’elles représentent le degré zéro du maquillage dont la complexité (rouge à lèvres seul,
rouge à lèvres et fond de teint, rouge à lèvres et fond de teint et produit pour les cils, rouge à lèvres et
fond de teint et produit pour les cils et pour les sourcils), le coût en argent et surtout en temps augmente
à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie sociale (selon le même ordre que ci-dessus), au moins
jusqu’au niveau des employés et des cadres moyens.

Ainsi, bien qu’elles puissent sembler se déduire directement des conditions objectives
puisqu’elles assurent une économie d’argent, de temps et d’efforts en tous cas peu rentables, les
pratiques populaires ont pour principe le choix du nécessaire (« ce n’est pas pour nous »), au sens à la
fois de ce qui est techniquement nécessaire, « pratique » (ou, dans un autre langage, fonctionnel), c’est-

125
à-dire nécessaire pour être « comme il faut, sans plus », et de ce qui est imposé par une nécessité
économique et sociale condamnant les gens « simples » et « modestes » à des goûts « simples » et
« modestes ». L’ajustement aux chances objectives qui est inscrit dans les dispositions constitutives de
l’habitus est au principe de tous les choix réalistes qui, fondés sur le renoncement à des profits
symboliques de toute façon inaccessibles, réduisent les pratiques ou les objets à leur fonction technique,
coupe de cheveux « propre », « petite robe toute simple », meubles « costauds », etc. « est ainsi que rien
n’est plus étranger aux femmes des classes populaires que l’idée, typiquement bourgeoise, de faire de
chaque objet de leur intérieur l’occasion d’un choix esthétique, de porter jusque dans la salle de bains
ou la cuisine, lieux strictement définis par leur fonction, l’intention d’harmonie ou de beauté ou encore
de faire intervenir des critères proprement esthétiques dans le choix d’une casserole ou d’un placard.
Les repas ou les habits de fête s’opposent aux vêtements et aux repas de tous les jours par l’arbitraire
d’une coupure de convention – « faut ce qu’il faut », « faut bien faire les choses » –, comme les lieux
socialement désignés pour être « décorés », salon, salle à manger ou « living », s’opposent aux lieux
quotidiens, c’est-à-dire selon une antithèse qui est à peu près celle du « décoratif » et du « pratique », et
on les décore, selon des conventions établies, bibelots sur la cheminée, sous-bois au-dessus du buffet,
bouquet sur la table, sans qu’aucun de ces choix obligés suppose interrogation ni recherche. Ce
conventionnalisme, qui est celui de la photographie populaire, attachée à fixer selon les conventions des
poses de convention, est à l’opposé du formalisme bourgeois et de toutes les formes d’art pour l’art que
prônent les manuels de savoir-vivre et les journaux féminins, art de recevoir, art de la table, art d’être
maman. Outre qu’il assure une forme de sécurité minimale, dans un univers où l’on ne dispose d’à peu
près aucune assurance, le « choix » de « faire ce qu’il faut » ou ce qui « se fait » (les vendeurs de biens
domestiques savent le pouvoir qu’exerce le « ça se fait » sur l’insécurité populaire) s’inscrit
naturellement dans une économie des pratiques fondée sur la recherche du « pratique » et le refus des
« manières » « et des « chichis ». Et les choix mêmes qui, du point de vue des normes dominantes,
apparaissent comme les plus « irrationnels » ont pour principe le goût de nécessité – avec, bien sûr,
l’effet tout négatif du manque d’information et de compétence spécifique qui résulte du défaut de capital
culturel : par exemple, le goût des breloques de fantaisie et des bricoles tape-à-l’œil qui peuple « salons »
et « entrées » de babioles et de bibelots de foire s’inspire d’une intention inconnue des économistes et
des esthètes ordinaires, à savoir d’obtenir au moindre coût le maximum d’« effet » (« ça fera beaucoup
d’effet »), formule qui, pour le goût bourgeois, est la définition même de la vulgarité (une des intentions
de la distinction étant de suggérer avec le moins d’effets possible la plus grande dépense de temps,
d’argent et d’ingéniosité). Qu’est-ce que le toc ou la pacotille sinon ce qui fait beaucoup d’effet pour
peu de valeur, c’est-à-dire les « folies » qu’on ne peut s’accorder que pour autant qu’on peut se dire
qu’« on les a eues pour rien » ? Les camelots et les spécialistes de la promotion des ventes savent bien
qu’ils doivent parvenir à lever les freins et les censures qui interdisent le gaspillage en faisant apparaître
comme des « affaires » les consommations interdites, le canapé déclassé dont on s’efforce d’oublier la
couleur pour se convaincre, en ne considérant que le prix, qu’il est exactement celui dont on rêvait

126
depuis longtemps « pour mettre devant la télévision » ou la robe de nylon immettable que l’on a fini par
acheter parce qu’elle était en solde alors qu’on s’était « juré de ne plus porter de nylon ».
Et s’il était encore besoin de prouver que la résignation à la nécessité est au principe du goût de
nécessité, il suffirait d’évoquer le gaspillage de temps et d’énergie qu’entraîne le refus de soumettre la
gestion quotidienne des affaires domestiques aux contraintes du calcul rationnel et de principes de vie
formels (« une place pour chaque chose », « chaque chose en son temps », etc.) et qui ne s’oppose qu’en
apparence au refus de consacrer son temps et ses soins à sa santé (« s’écouter ») ou sa beauté (« se
pomponner ») : en effet, dans ces deux traits de leur style de vie, les femmes, doublement dominées, des
classes populaires témoignent qu’elles ne reconnaissent pas assez de valeur à leur peine ou à leur temps,
les seules choses qu’elles puissent dépenser (et donner) sans compter, pour s’inquiéter de les ménager
et de les économiser ou, si l’on veut, qu’elles ne s’estiment pas assez elles-mêmes (elles sont d’ailleurs
de peu de valeur sur le marché du travail, à la différence de la force de travail qualifiée et du corps
cultivé des femmes de la bourgeoisie) pour s’accorder des ménagements et une attention qui ne vont pas
sans quelque complaisance et consentir à leur corps ces soins, ces soucis, ces attentions de tous les
instants qui sont nécessaires pour lui assurer ou lui conserver la santé, la minceur, la beauté.

Tout un ensemble d’indices convergents tendent à montrer que les femmes des classes
populaires accordent moins de valeur et moins d’intérêt à leur corps que les femmes des autres classes :
par exemple, 40,2 % des femmes d’agriculteurs et 36,0 % des femmes d’ouvriers s’estiment au-dessous
de la moyenne sous le rapport de la beauté contre 24,2 % des femmes de la classe dominante et 33,2 %
des femmes des classes moyennes ; 13,0 % et 14,0 % respectivement contre 10,1 et 7,6 % disent
paraître plus que leur âge ; et les femmes des classes populaires s’attribuent presque toujours des notes
inférieures (sauf pour la peau, le nez et les mains) aux femmes des autres classes. Par ailleurs, elles
accordent moins de valeur à la beauté et consacrent systématiquement moins de temps, d’argent et
d’intérêt à tous les soins du corps (…).

Les rappels à l’ordre (« pour qui elle se prend ? », « ce n’est pas pour des gens comme nous »)
où s’énonce le principe de conformité, seule norme explicite du goût populaire, et qui visent à
encourager les choix « raisonnables » en tout cas imposés par les conditions objectives, enferment en
outre une mise en garde contre l’ambition de se distinguer en s’identifiant à d’autres groupes, c’est-à-
dire un rappel à la solidarité de condition. Et l’écart entre les pratiques et les préférences culturelles des
différentes classes tient pour une part très importante au fait que les chances de trouver dans son
entourage le « marché » où les expériences culturelles et les discours auxquels elles donnent lieu peuvent
trouver valeur varient à peu près comme les chances d’avoir ces expériences et contribuent sans doute
pour une part à les déterminer : le faible intérêt que les membres des classes populaires manifestent pour
les œuvres de culture légitime auxquelles ils pourraient avoir accès – par la télévision surtout – n’est pas
l’effet seulement d’un manque de compétence et de familiarité ; au même titre que les sujets réputés
vulgaires, comme la télévision, sont bannis de la conversation bourgeoise (…), les sujets par excellence
de la conversation bourgeoise, expositions, théâtre, concerts ou même cinéma, sont exclus, en fait et en
droit, de la conversation populaire, où ils ne pourraient exprimer que la prétention de se distinguer. Le

127
rappel à l’ordre le plus impitoyable, qui suffirait sans doute à expliquer l’extraordinaire réalisme des
classes populaires, est sans doute constitué par l’effet de clôture qu’exerce l’homogénéité de l’univers
social directement éprouvé : il n’est pas d’autre langage possible, pas d’autre style de vie, d’autres
relations de parenté. L’univers des possibles est fermé. Les attentes des autres sont autant de
renforcements des dispositions imposées par les conditions objectives.

La ritualisation des pratiques et des propos, qui peut aller jusqu’à la stéréo-typisation, est pour
une part un effet de l’application très rigoureuse du principe de conformité : un homme d’âge mûr qui
va en visite doit accepter de boire quelque chose, de même qu’une femme d’âge mûr qui s’habillerait
trop court pour son âge serait sévèrement, voire cruellement, sanctionnée (par des quolibets, des
plaisanteries dans son dos, etc.). Alors que de grandes différences de classe à classe sont très bien
tolérées (« c’est un original », « il n’est pas comme nous autres »), parce qu’elles apparaissent comme
fondées dans des différences de nature (de la femme du médecin on dira qu’« elle est faite pour porter
la toilette »), « on ne passe pas le moindre écart, la moindre incartade aux membres de la classe (ou à
ceux qui en sont issus), parce que la différence ne peut avoir en ce cas pour principe que la volonté de
se distinguer, c’est-à-dire le refus ou le reniement du groupe (c’est ainsi qu’on accorde un préjugé
favorable au fils de bourgeois qui rompt avec sa famille tandis qu’on condamne le fils d’ouvrier qui en
fait autant)15.

Si toute espèce de « prétention » en matière de culture, de langage ou de vêtement est


spécialement interdite aux hommes, ce n’est pas seulement parce que la recherche esthétique, surtout en
matière de cosmétique et de vêtement, est réservée aux femmes par une représentation plus stricte qu’en
aucune autre classe de la division du travail entre les sexes et de la morale sexuelle16 ou parce qu’elle
est plus ou moins confusément associée à des dispositions et à des manières tenues pour caractéristiques
des bourgeois (« les chichis », « les manières », etc.) ou de ceux qui sont prêts à se soumettre à leurs
exigences pour se faire admettre par eux et dont les « larbins » ou les « pédés » de l’injure ordinaire
représentent la limite ; c’est aussi parce que la soumission à des exigences perçues comme à la fois
féminines et bourgeoises apparaît en quelque sorte comme l’indice d’un double reniement de la virilité,

15
Du fait que ce qui est réprouvé, ce n’est pas la différence mais l’intention affichée de se démarquer, on accepte
d’autant mieux la différence « naturelle » qui définit le bourgeois que sa « simplicité » atteste qu’elle n’est pas le
produit d’une intention négative de distinction. La différence n’est aperçue et dénoncée en tant que telle que par
les gens formés politiquement et syndicalement, ceux dont les autres disent « il fait de la politique », sous-entendu
« c’est un pas coulant », « un pas commode », « un qui laisse rien passer ».
16
Tout un ensemble d’indices tendent à montrer que les classes populaires restent attachées à une morale plus
rigoriste pour tout ce qui touche à la sexualité et à la division du travail entre les sexes. Ainsi, en matière
vestimentaire, les classes populaires qui, sans doute pour des raisons fonctionnelles, admettent volontiers le
pantalon pour le travail le rejettent beaucoup plus souvent que les autres classes pour la maison et pour sortir ; de
même elles désapprouvent toujours très fortement les mini-jupes – et surtout pour le travail et les sorties (…). Les
ouvriers et surtout les agriculteurs sont moins enclins (34 et 53,2 %) à dire qu’ils n’accordent aucune importance
à la virginité que les cadres moyens (57 %) et les cadres supérieurs (59 %) ; la part de ceux qui estiment assez ou
très importante la place de l’amour physique dans la vie croît légèrement quand on s’élève dans la hiérarchie
sociale ; inversement, la part de ceux qui disent n’avoir aimé qu’une personne dans leur vie décroît quand on
s’élève, ainsi que la part de ceux qui disent qu’on ne peut aimer deux personnes à la fois, ou que l’amour apporte
avant tout la tendresse (plutôt par « (plutôt par exemple que le plaisir physique), ou que l’érotisme et l’infidélité
tuent l’amour

128
d’une double soumission que le langage ordinaire, qui pense naturellement toute domination dans la
logique et le lexique de la domination sexuelle, est prédisposé à exprimer.

Ce n’est pas seulement dans les pensées que l’opposition entre les classes populaires et la classe
dominante (et tout spécialement les fractions dominées de cette classe) s’organise par analogie avec
l’opposition entre le masculin et le féminin, c’est-à-dire selon les catégories du fort et du faible, du gras
(des nourritures mais aussi des plaisanteries) et du maigre (ou du fin), etc. Ainsi, en matière de
nourriture, les classes populaires (et sans doute les hommes plus que les femmes) s’opposent aux autres
classes comme les hommes s’opposent aux femmes : on observe par exemple que les cadres supérieurs
sont plus nombreux que toutes les autres classes (agriculteurs exceptés) à boire du lait tous les jours au
petit déjeuner (59 % contre 42 % aux ouvriers), comme les femmes sont dans l’ensemble plus
nombreuses que les hommes à en consommer ; même chose pour le chocolat (12 % contre 5 % aux
ouvriers et 5 % aux agriculteurs, la différence entre les sexes s’annulant en ce cas) et pour le thé, boisson
typiquement bourgeoise (27 % contre 3 % aux ouvriers et 0 % aux agriculteurs) et féminine. Mais les
classes populaires se distinguent surtout par la place qu’elles font, dans leur petit déjeuner, aux
nourritures salées et substantielles, nettement masculines, comme la soupe, consommée presque
exclusivement par les paysans, ou la viande (46 % des agriculteurs et 17 % des ouvriers contre 6 % des
cadres supérieurs disent en manger au moins de temps en temps) et le fromage, tandis que les cadres
supérieurs et les membres des professions libérales viennent nettement au premier rang (40 % disent en
consommer tous les jours contre 29 % des agriculteurs et 11 % des ouvriers) pour les nourritures douces
et sucrées, comme la confiture et le miel, au demeurant nettement féminines (38 % seulement des
hommes disent en prendre au moins de temps en temps contre 63 % des femmes17 (…)). On sait par
ailleurs que l’ensemble des différences socialement constituées entre les sexes tend à s’affaiblir à mesure
que l’on s’élève dans la hiérarchie sociale et surtout lorsque l’on va vers les fractions dominées de la
classe dominante où les femmes tendent à s’attribuer les prérogatives les plus typiquement masculines,
comme la lecture des journaux dits d’opinion et l’intérêt pour la politique, tandis que les hommes
n’hésitent pas à affirmer des intérêts et des dispositions, en matière de goût par exemple, qui les
exposeraient ailleurs à passer pour « efféminés »18.

Avant d’invoquer un effet d’inertie culturelle ou de « retard culturel », par l’application d’un
schéma évolutionniste qui permet aux dominants de percevoir leur manière d’être ou de faire comme le
devoir-être réalisé, il faudrait se demander si la valorisation populaire de la force physique comme
dimension fondamentale de la virilité et de tout ce qui la produit et la soutient, comme les nourritures et
les boissons « fortes », tant dans leur substance que dans leur saveur, ou les travaux et les exercices de
force, n’entretient pas une relation intelligible avec le fait que la classe paysanne et la classe ouvrière
ont en commun de dépendre d’une force de travail que les lois de la reproduction culturelle et du marché
du travail réduisent, plus que pour aucune autre classe, à la force musculaire ; sans oublier le fait qu’une

17
Même opposition dans une enquête plus ancienne où la part cumulée des mangeurs de salé (œufs, jambon,
saucisson, pâté ou fromage) au petit déjeuner décroît quand on va des agriculteurs aux ouvriers, aux employés et
aux cadres supérieurs, tandis que la part des mangeurs de sucré (confiture, miel ou fruits) varie en raison inverse
18
On peut sans doute imputer pour une part à la plus grande tolérance à l’égard des infractions à la norme de la
division du travail entre les sexes le fait que la part des homosexuels connus et reconnus comme tels croît très
fortement à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie sociale (et aussi à mesure que croît la taille des
agglomérations de résidence) : la part des personnes interrogées qui disent « connaître des homosexuels dans leur
entourage » passe de 10 % chez les agriculteurs à 16 % chez les ouvriers, 22 % chez les petits commerçants et
artisans, 25 % chez les cadres moyens et employés et 37 % chez les industriels, cadres supérieurs, professions
libérales et gros commerçants – elle passe de 10 % dans les villes de moins de 2 000 habitants à 38 % dans
l’agglomération parisienne.

129
classe qui, comme la classe ouvrière, n’est riche que de sa force de travail ne peut rien opposer aux
autres classes, en dehors du retrait de cette force, que sa force de combat qui dépend de la force et du
courage physiques de ses membres et aussi de leur nombre, c’est-à-dire de leur conscience et de leur
solidarité ou, si l’on préfère, de la conscience de leur solidarité.
C’est dire qu’on aurait tort d’ignorer l’effet proprement politique de l’action de moralisation
(ou de dé-moralisation) qui s’exerce à travers tous les véhicules de la nouvelle morale thérapeutique
(magazines féminins, hebdomadaires, émissions radiophoniques, etc.). Comme le montre le cas limite
des paysans que l’imposition du style de vie dominant et de la représentation légitime du corps a atteints
dans leurs conditions spécifiques de reproduction (avec le célibat des chefs d’exploitation) et dans leur
existence même en tant que classe capable de définir elle-même les principes de son identité, c’est sans
doute un des derniers refuges de l’autonomie des classes dominées, de leur capacité de produire elles-
mêmes leur propre représentation de l’homme accompli et du monde social que menacent toutes les
mises en question de l’adhésion des membres de la classe ouvrière aux valeurs de virilité qui sont une
des formes les plus autonomes de leur affirmation d’eux-mêmes en tant que classe. Et les principes les
plus fondamentaux de l’identité et de l’unité de la classe, ceux qui résident dans l’inconscient, se
trouveraient en effet affectés si, sur ce point décisif qu’est le rapport au corps, il arrivait que la classe
dominée ne s’appréhende comme classe que par le regard des dominants, c’est-à-dire par rapport à la
définition dominante du corps et de ses usages. Cela dit, sur ce terrain, comme sur tant d’autres, aussi
importants, qui ne sont pas constitués politiquement, toute résistance collective à l’effet d’imposition
est en fait exclue qui conduirait ou à constituer comme valeur les propriétés négativement évaluées par
la taxinomie dominante (selon la stratégie black is beautiful) ou à créer de nouvelles propriétés
positivement évaluées. Il ne reste donc aux dominés que l’alternative de la fidélité à soi et au groupe
(toujours exposée à la rechute dans la honte de soi) et de l’effort individuel pour s’assimiler l’idéal
dominant qui est à l’opposé de l’ambition même d’une reprise en main collective de l’identité sociale
(du type de celle que poursuit la révolte collective des féministes américaines lorsqu’elle prône le natural
look).

Les effets de la domination

L’adaptation à une position dominée implique une forme d’acceptation de la domination. Les
effets de la mobilisation politique elle-même ont peine à contrebalancer complètement les effets de la
dépendance inévitable de l’estime de soi à l’égard des signes de la valeur sociale que sont le statut
professionnel et le salaire, d’avance légitimés par les sanctions du marché scolaire. Il serait facile
d’énumérer les traits du style de vie des classes dominées qui enferment, à travers le sentiment de
l’incompétence, de l’échec ou de l’indignité culturelle, une forme de reconnaissance des valeurs
dominantes. C’est Z qui disait quelque part que l’ouvrier a tendance à transporter dans tous les domaines
ses dispositions d’exécutant. Autant que par l’absence de toutes les consommations de luxe, whisky ou

130
tableaux, champagne ou concerts, croisières ou expositions d’art, caviar ou antiquités, le style de vie des
classes populaires est caractérisé par la présence de substituts au rabais de nombre de ces biens rares,
mousseux en guise de champagne, simili au lieu de cuir, chromos à la place des tableaux, indices d’une
dépossession à la seconde puissance qui se laisse imposer la définition des biens dignes d’être possédés.
Avec les produits culturels de grande diffusion, musiques dont les structures simples et répétitives
appellent une participation passive et absente, divertissements préfabriqués que les nouveaux ingénieurs
de la production culturelle de grande série conçoivent à l’intention des téléspectateurs, et surtout
spectacles sportifs qui établissent une coupure reconnue entre les profanes et les professionnels,
virtuoses d’une technique ésotérique ou « surhommes » aux capacités hors du commun, la dépossession
de l’intention même de poser ses propres fins se double d’une forme plus insidieuse de reconnaissance
de la dépossession. La critique de la production culturelle de masse, dont W a fourni depuis longtemps
la formule en établissant une analogie directe et naïve entre la forme même et les usages des musiques
à grande diffusion et le monde du travail aliéné, et qui doit sans doute l’essentiel de sa crédibilité, comme
certaine critique du sport, au fait qu’elle permet d’exprimer dans l’impeccabilité populiste une nostalgie
et une répulsion d’amateur, a en fait masqué l’essentiel : ce n’est pas seulement dans le domaine de la
musique ou du sport que les hommes ordinaires sont réduits au rôle du fan, limite caricaturale du
militant, voué à une participation passionnée – parfois jusqu’au chauvinisme – mais passive et fictive
qui n’est que la compensation illusoire de la dépossession au profit des experts. Ce que le rapport aux
produits culturels de « masse » (et, a fortiori, d’« élite ») reproduit, réactive et renforce, ce n’est pas la
monotonie de la chaîne ou du bureau mais le rapport social qui est au fondement de l’expérience ouvrière
du monde et qui fait que le travail et le produit du travail, opus proprium, se présentent devant le
travailleur comme opus alienum. Et la dépossession n’est jamais aussi totalement méconnue, donc
tacitement reconnue que lorsque, avec les progrès de l’automatisation, la dépossession économique se
double de la dépossession culturelle qui fournit à la dépossession économique sa meilleure justification
apparente. Faute de posséder le capital culturel incorporé qui est la condition de l’appropriation
conforme (selon la définition légitime) du capital culturel objectivé dans les objets techniques, les
travailleurs ordinaires sont dominés par les machines et par les instruments qu’ils servent plus qu’ils ne
s’en servent et par ceux qui détiennent les moyens légitimes, c’est-à-dire théoriques, de les dominer. À
l’usine comme à l’école qui enseigne le respect des savoirs inutiles et désintéressés et qui établit des
relations investies de l’autorité « naturelle » de la raison scientifique et pédagogique entre des individus
et des activités solidairement hiérarchisés, ils rencontrent la culture légitime comme un principe d’ordre
qui n’a pas besoin de démontrer son utilité pratique pour être justifié. L’expérience que les plus démunis
de capital culturel peuvent faire des œuvres de culture légitime (ou même de nombre de spectacles
préfabriqués que leur offre l’industrie du show business) n’est qu’une des formes d’une expérience plus
fondamentale et plus ordinaire, celle de la coupure entre les savoir-faire pratiques, partiels et tacites et
les connaissances théoriques, systématiques et explicites (qui tend à se reproduire jusque sur le terrain
de la politique), entre la science et la technique, la théorie et la pratique, la « conception » et

131
« l’exécution », l’« intellectuel » ou le « créateur », qui donne son nom propre à une œuvre « originale »
et « personnelle » et s’en attribue ainsi la propriété, et le « manuel », simple serviteur d’une intention
qui le dépasse, exécutant dépossédé de la pensée de sa pratique.
Le système d’enseignement, opérateur institutionnalisé de classements qui est lui-même un
système de classement objectivé reproduisant sous une forme transformée les hiérarchies du monde
social, avec ses clivages selon des « niveaux » correspondant à des strates sociales et ses divisions en
spécialités et en disciplines qui reflètent à l’infini des divisions sociales, comme l’opposition entre
théorie et pratique, conception et exécution, transforme, en toute neutralité apparente, des classements
sociaux en classements scolaires et établit des hiérarchies qui ne sont pas vécues comme purement
techniques, donc partielles et unilatérales, mais comme des hiérarchies totales, fondées en nature, portant
ainsi à identifier la valeur sociale et la valeur « personnelle », les dignités scolaires et la dignité humaine.
La « culture » qu’est censé garantir le titre scolaire est une des composantes fondamentales de ce qui
fait l’homme accompli dans sa définition dominante, en sorte que la privation est perçue comme une
mutilation essentielle, qui atteint la personne dans son identité et sa dignité d’homme, condamnant au
silence dans toutes les situations officielles, où il faut « paraître en public », se montrer devant les autres,
avec son corps, ses manières, son langage.
La méconnaissance des déterminants sociaux de la carrière scolaire – et, par là, de la trajectoire
sociale qu’elle contribue à déterminer – confère au titre scolaire la valeur d’un droit de nature, et fait de
l’école une des instances fondamentales du maintien de l’ordre social. C’est sans doute sur le terrain de
l’éducation et de la culture que les membres des classes dominées ont le moins de chances de découvrir
leur intérêt objectif et de produire et d’imposer la problématique conforme à leurs intérêts : en effet la
conscience des déterminants économiques et sociaux de la dépossession culturelle varie presque en
raison inverse de la dépossession culturelle. L’idéologie charismatique qui impute à la personne, à ses
dons naturels ou à ses mérites, la responsabilité entière de son destin social, exerce ses effets bien au-
delà des limites du système scolaire : il n’est pas de rapport hiérarchique qui ne tienne une part de la
légitimité que les dominés eux-mêmes lui reconnaissent de sa participation, confusément aperçue, à
l’opposition entre l’« instruction » et l’ignorance.
Les principes les plus visibles des différences officielles (c’est-à-dire officiellement enregistrées
dans des statuts et des salaires) qui s’observent au sein de la classe ouvrière sont l’ancienneté et
l’instruction (technique ou générale), dont on peut se demander si elles sont valorisées, surtout chez les
contremaîtres, au titre de garanties de compétence ou comme attestations de « moralité », c’est-à-dire
de conformité, voire de docilité. La part des individus qui sont dépourvus de tout diplôme (ou nés d’un
père lui-même sans diplôme) décroît fortement quand on va des manœuvres aux contremaîtres en
passant par les ouvriers spécialisés et les ouvriers qualifiés. Différents indicateurs d’une disposition
ascétique souvent liée à l’ambition de mobilité comme le taux de fécondité ou la pratique de la
gymnastique et de la natation varient dans le même sens ainsi que des indices de bonne volonté culturelle
tels que la visite de châteaux et de monuments, la fréquentation du théâtre ou du concert, la possession

132
de disques ou l’inscription dans une bibliothèque. Il ne faudrait pas en conclure cependant que les
travailleurs placés au sommet de la hiérarchie ouvrière se confondent avec les couches inférieures de la
petite bourgeoisie. Ils s’en distinguent de mainte façon et d’abord par le fait qu’ils se conduisent en
travailleurs manuels jusque dans l’usage qu’ils font du temps libre (53,9 % des contremaîtres, 50,8 %
des ouvriers qualifiés bricolent au moins une fois par semaine). Et leur solidarité avec le style de vie
populaire se manifeste dans tous les domaines, dans leurs consommations, leurs lectures, leurs loisirs et,
en particulier, dans tout ce qui touche à la symbolisation de la position sociale, comme le vêtement, où,
tout en se montrant un peu moins économes que les ouvriers spécialisés et les manœuvres, ils ne
manifestent pas le souci de la tenue qui caractérise les professions non-manuelles, à commencer par les
employés. Bref, tout semble indiquer qu’entre les ouvriers qualifiés et les contremaîtres, qui restent
soumis au principe de conformité, et les employés, qui, au moins en pensée, sont déjà dans la course,
passe une véritable frontière, tant dans l’ordre du style de vie que dans le domaine des prises de position
politiques.

La conscience des effets du milieu social est particulièrement faible chez les artisans et les
commerçants, les agriculteurs et les ouvriers tandis que, chez les cadres supérieurs, la reconnaissance
de ces effets n’exclut pas l’adhésion aux vertus de l’intelligence.

133
Les premiers se montrent beaucoup moins soucieux que les seconds de prendre leurs distances
avec les divertissements et les passe-temps les plus typiquement populaires comme la fête foraine ou les
spectacles sportifs : 60,4 % d’entre eux (et 58,2 % des ouvriers spécialisés et des manœuvres) disent être
allés au moins une fois dans une fête foraine au cours de la dernière année contre 49,5 % des employés,
49,6 % des cadres moyens ; et l’on sait que les ouvriers dans leur ensemble regardent un peu plus
souvent les émissions sportives ou les spectacles de cirque tandis que les cadres moyens et les employés
regardent beaucoup plus les émissions scientifiques, historiques ou littéraires (…). Pour un revenu à peu
près équivalent, les ouvriers, qui dépensent plus pour l’alimentation, consacrent une part moins
importante de leur budget à tout ce qui concerne les soins accordés à la personne (habillement, hygiène,
coiffure, pharmacie) (…) ; « ; chez les hommes, les dépenses pour le vêtement représentent 85,6 % de
ce qu’elles sont chez les employés, et 83,7 % chez les femmes. Ils achètent à meilleur marché les mêmes
vêtements (83 % par exemple de la dépense correspondante des employés pour les manteaux, 68,7 %
pour les vestes, 83,5 % pour les chaussures, différence qui est beaucoup plus marquée chez les femmes)
et surtout des vêtements différents : d’un côté, les vestes de cuir ou de simili et les canadiennes pour les
trajets en mobylette dans les matins froids, de l’autre les manteaux qui rangent du côté de la
respectabilité petite-bourgeoise ; ici les combinaisons, les salopettes ou les bleus de travail, là les blouses
et les tabliers, les vestes, les vestons et les blazers. Les ouvriers qualifiés, seule catégorie isolée dans les
statistiques disponibles, se distinguent presque autant des employés, bien qu’ils aient les mêmes revenus,
que l’ensemble des ouvriers (sauf sur un point, les dépenses en matière de films et de disques).

Ce n’est pas sur le terrain de la culture, toutefois, qu’il faut chercher une distance ou une prise
de distance, sauf toute négative, par défaut, à l’égard de la classe dominante et de ses valeurs : il y a,
bien sûr, tout ce qui est de l’ordre de l’art de vivre, une sagesse acquise à l’épreuve de la nécessité, de
la souffrance, de l’humiliation, et déposée dans un langage hérité, dense jusque dans ses stéréotypes, un
sens de la réjouissance et de la fête, de l’expression de soi et de la solidarité pratique avec les autres
(évoqué par l’adjectif bon vivant où les classes populaires se reconnaissent), bref tout ce qui s’engendre
dans l’hédonisme réaliste (et non résigné) et le matérialisme sceptique (mais non cynique) qui
constituent à la fois une forme d’adaptation aux conditions d’existence et une défense contre ces
conditions19, il y a l’efficacité et la vivacité d’un parler qui, libéré des censures et des contraintes pesant
sur les parlers quasi écrits, donc autonomes par rapport au contexte pratique, trouve dans la référence
commune à des situations, des expériences et des traditions partagées, le principe de ses ellipses, de ses
raccourcis et de ses métaphores ; il y a aussi tout ce qui ressortit à la politique, à la tradition des luttes
syndicales, où pourrait résider le seul principe véritable d’une contre-culture mais où les effets de la
domination culturelle ne cessent pas, on le verra, de s’exercer. Ceux qui croient en l’existence d’une
« culture populaire », véritable alliance de mots à travers laquelle on impose, qu’on le veuille ou non, la
définition dominante de la culture, doivent s’attendre à ne trouver, s’ils vont y voir, que les fragments
épars d’une culture savante plus ou moins ancienne (comme les savoirs « médicaux ») sélectionnés et

19
Les ouvriers qui sont les plus nombreux à choisir l’adjectif « bon vivant » pour qualifier l’ami idéal, sont aussi
les plus nombreux – et de loin – à dire qu’ils sont portés à juger favorablement une personne qui aime bien manger
et bien boire (soit 63 % contre 56 % aux agriculteurs, 54 % aux cadres moyens et employés, 50 % aux
commerçants et artisans et 48 % aux patrons, cadres et professions libérales) (…). On peut rapprocher de ces traits
le goût, déjà rappelé, pour tout ce qui fait « l’ambiance » d’un spectacle, mais aussi d’une fête, d’un repas et pour
ceux qui savent y contribuer ; et aussi la propension, très marquée, à demander aux images d’éterniser les « bons
moments » de l’existence et les symboles de la fête.

134
réinterprétés évidemment en fonction des principes fondamentaux de l’habitus de classe et intégrés dans
la vision unitaire du monde qu’il engendre, et non la contre-culture qu’ils appellent, culture réellement
dressée contre la culture dominante, sciemment revendiquée comme symbole de statut ou profession
d’existence séparée.

S’il n’existe pas d’art populaire au sens d’art de la classe ouvrière urbaine, c’est peut-être que
cette classe ne connaît d’autres hiérarchies que celles, toutes négatives, qui se mesurent à la distance à
la misère et à l’insécurité absolues du sous-prolétariat, et reste définie fondamentalement par la relation
de dépossédé à possédant qui l’unit à la bourgeoisie, en matière de culture comme ailleurs. Ce que l’on
entend communément par art populaire, c’est-à-dire l’art des classes paysannes des sociétés capitalistes
et précapitalistes, est le produit d’une intention de stylisation qui est corrélative de l’existence d’une
hiérarchie : les isolats relativement autonomes à base locale ont aussi leur hiérarchie du luxe et de la
nécessité, que les marques symboliques, vêtement, meubles, bijoux, redoublent en les exprimant. Là
aussi, l’art marque des différences, qu’il présuppose. Ce n’est pas par hasard que le seul domaine de la
pratique des classes populaires où le style en soi accède à la stylisation est celui de la langue, avec
l’argot, langue de chefs, de « caïds », qui enferme l’affirmation d’une contre-légitimité, par exemple par
l’intention de dérision et de désacralisation des « valeurs » de la morale et de l’esthétique dominantes.

On oublie que toute la logique spécifique de la domination culturelle fait que la plus entière
reconnaissance de la légitimité culturelle peut coexister et coexiste souvent avec la contestation la plus
radicale de la légitimité politique. Plus, la prise de conscience politique est souvent solidaire d’une
véritable entreprise de réhabilitation et de restauration de l’estime de soi qui, passant par une
réaffirmation, vécue comme libératrice (ce qu’elle est toujours aussi), de la dignité culturelle implique
une forme de soumission aux valeurs dominantes et à certains des principes sur lesquels la classe
dominante fonde sa domination comme la reconnaissance de hiérarchies liées aux titres scolaires ou aux
capacités que l’École est censée garantir.

Seule une enquête spéciale pourrait établir de manière indiscutable la relation qui unit, au sein
de la classe ouvrière, la position dans les rapports de production, la conscience politique et le rapport à
la culture. Mais on sait, d’une part, que la part des syndiqués passe de 23 % chez les manœuvres à 29 %
chez les ouvriers spécialisés et 30 % (dont 24 % de CGT) chez les ouvriers qualifiés, retombant à 18 %
chez les agents de maîtrise et les techniciens, la relation entre le niveau d’instruction et le taux de
syndicalisation étant affaiblie par le fait que les agents de maîtrise, plus instruits, sont aussi moins
syndiqués (…) ; et d’autre part que, comme le niveau d’instruction, la connaissance de la culture
dominante croît aussi avec la position dans la hiérarchie professionnelle. Plus âgés et un peu plus
longtemps scolarisés que les ouvriers spécialisés et les manœuvres, les ouvriers qualifiés et les
contremaîtres manifestent une compétence culturelle légèrement supérieure : ils ne sont que 17,5 % à
connaître de « nom moins de deux œuvres de musique contre 48,5 % des premiers, qui s’abstiennent
dans une proportion très élevée de répondre aux questions sur la peinture et la musique ; ils citent plus
souvent les peintres canoniques, Vinci (38 % contre 20 %), Watteau, Raphaël tandis que les ouvriers
spécialisés repèrent à peu près au hasard des noms connus, Picasso, Braque, Rousseau, confondant sans
doute le douanier avec l’écrivain. Et surtout, tandis que les ouvriers spécialisés et les manœuvres
admettent facilement que la peinture ne les intéresse pas ou que la « grande musique » leur paraît
« compliquée », les ouvriers qualifiés, plus soumis à la légitimité culturelle, se reconnaissent plus
souvent dans une profession de reconnaissance assortie d’un aveu d’ignorance (« j’aime la grande
musique mais je ne la connais pas » ou « la peinture, c’est beau mais c’est difficile »).

135
Ainsi, tout incite à penser que la fraction la plus consciente de la classe ouvrière reste très
profondément soumise, en matière de culture et de langue, aux normes et aux valeurs dominantes ; donc
profondément sensible aux effets d’imposition d’autorité que peut exercer, y compris en politique, tout
détenteur d’une autorité culturelle sur ceux à qui le système scolaire – c’est là un des effets sociaux de
l’enseignement primaire – a inculqué une reconnaissance sans connaissance

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Séance 8 : Violence symbolique, don et travail.

Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, La reproduction, Éléments pour une théorie du système
d’enseignement, Paris, Minuit, « Le sens commun », 1970, p. 18.

Tout pouvoir de violence symbolique, i.e. tout pouvoir qui parvient à imposer des significations
et à les imposer comme légitimes en dissimulant les rapports de force qui sont au fondement de sa force,
ajoute sa force propre, i.e. proprement symbolique, à ces rapports de force.

Pierre Bourdieu, Raisons pratiques. Sur la théorie de l'action, Paris, Seuil, 1994, p. 175 – 211.

La question que je vais examiner n’a cessé de se poser à moi, depuis mes premiers travaux
d’ethnologie sur la Kabylie jusqu’à mes recherches les plus récentes sur le monde de l’art et, plus
précisément, sur le fonctionnement du mécénat dans les sociétés modernes. Et je voudrais essayer de
montrer que l’on peut, avec les mêmes instruments, penser des choses aussi différentes que les échanges
d’honneur dans une société précapitaliste, ou, dans des sociétés comme la nôtre, l’action de fondations,
comme la Fondation Ford ou la Fondation de France, les échanges entre les générations au sein de la
famille et les transactions sur les marchés des biens culturels ou religieux, etc.
Les biens symboliques, pour des raisons évidentes, sont situés spontanément par les dichotomies
ordinaires (matériel/spirituel, corps/esprit, etc.) du côté du spirituel, et donc souvent considérés comme
hors de prise pour une analyse scientifique. Ils constituent à ce titre un défi que j’ai voulu relever en
m’appuyant sur des travaux extrêmement différents : d’abord les analyses que j’ai faites du
fonctionnement de l’économie kabyle, exemple accompli d’économie précapitaliste fondée sur la
dénégation de l’économique au sens où nous l’entendons ; ensuite les recherches que j’ai menées, à
différents moments, et en différents lieux (Kabylie, Béarn, etc.), sur le fonctionnement de l’économie
domestique, c’est-à-dire sur les échanges, à l’intérieur de la famille, entre les membres du ménage et
entre les générations ; les analyses, jamais publiées, de ce que j’appelle l’économie de l’offrande, c’est-
à-dire le type de transactions qui s’instaure entre les Églises et les fidèles ; et encore les travaux sur
l’économie des biens culturels, avec les recherches que j’ai faites sur le champ littéraire, et sur
l’économie bureaucratique. À partir des acquis que j’ai pu obtenir par l’analyse de ces univers sociaux,
phénoménalement très différents, qui n’ont jamais été rapprochés en tant que tels, je voudrais essayer
de dégager les principes généraux d’une économie des biens symboliques.
J’ai dit, il y a longtemps, dans l’un de mes tout premiers livres, avec l’intrépidité liée à
l’arrogance (et à l’ignorance) de la jeunesse (mais c’est peut-être pour avoir osé que je puis faire ce que
je fais aujourd’hui…), que le rôle de la sociologie était de construire une théorie générale de l’économie

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des pratiques. Ce qui (…) marquait (…) la volonté d’arracher à l’économisme (…) les économies
précapitalistes et des secteurs entiers des économies dites capitalistes, qui ne fonctionnent pas du tout
selon la loi de l’intérêt comme recherche de la maximisation du profit (monétaire). L’univers
économique est fait de plusieurs mondes économiques, dotés de « rationalités » spécifiques, supposant
et exigeant à la fois des dispositions « raisonnables » (plutôt que rationnelles) ajustées aux régularités
inscrites en chacun d’eux, aux « raisons pratiques » qui les caractérisent. Les mondes que je vais décrire
ont en commun de créer les conditions objectives pour que les agents sociaux y aient intérêt au
« désintéressement », ce qui semble paradoxal. (…)

Don et donnant donnant

Très rapidement, puisque je ne peux pas supposer connu ce que j’ai dit dans Le Sens pratique,
je vais, dans un retour sur certaines analyses de ce livre, essayer de dégager quelques principes généraux
de l’économie symbolique. En commençant par l’analyse, dont je vais rappeler rapidement l’essentiel,
de l’échange de dons. X décrivait l’échange de dons comme suite discontinue d’actes généreux ; Y le
définissait comme une structure de réciprocité transcendante aux actes d’échange, où le don renvoie au
contre-don. Quant à moi, j’indiquais que ce qui était absent de ces deux analyses, c’était le rôle
déterminant de l’intervalle temporel entre le don et le contre-don, le fait que, pratiquement dans toutes
les sociétés, il est tacitement admis qu’on ne rend pas sur-le-champ ce qu’on a reçu – ce qui reviendrait
à refuser. Puis je m’interrogeais sur la fonction de cet intervalle : pourquoi faut-il que le contre-don soit
différé et différent ? Et je montrais que l’intervalle avait pour fonction de faire écran entre le don et le
contre-don, et de permettre à deux actes parfaitement symétriques d’apparaître comme des actes
uniques, sans lien. Si je peux vivre mon don comme un don gratuit, généreux, qui n’est pas destiné à
être payé de retour, c’est d’abord parce qu’il y a un risque, si minime soit-il, qu’il n’y ait pas de retour
(il y a toujours des ingrats), donc un suspense, une incertitude, qui fait exister comme tel l’intervalle
entre le moment où l’on donne et le moment où l’on reçoit. Dans les sociétés comme la société kabyle,
la contrainte est en fait très grande et la liberté de ne pas rendre infime. Mais la possibilité existe et, du
même coup, la certitude n’est pas absolue. Tout se passe donc comme si l’intervalle de temps, qui
distingue l’échange de dons du donnant-donnant, était là pour permettre à celui qui donne de vivre son
don comme un don sans retour, et à celui qui rend de vivre son contre-don comme gratuit et non
déterminé par le don initial.
Dans la réalité, la vérité structurale qu’a mise au jour Y n’est pas ignorée. J’ai recueilli en
Kabylie de nombreux proverbes qui disent à peu près que le cadeau est un malheur parce que, finalement,
il faut le rendre. (C’est la même chose pour la parole ou le défi.) Dans tous les cas, l’acte initial est une
atteinte à la liberté de celui qui reçoit. Il est gros d’une menace : il oblige à rendre, et à rendre plus ; en
outre, il crée des obligations, il est une manière de tenir, en faisant des obligés.

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Mais cette vérité structurale est comme refoulée, collectivement. On ne peut comprendre
l’existence de l’intervalle temporel que si l’on fait l’hypothèse que celui qui donne et celui qui reçoit
collaborent, sans le savoir, à un travail de dissimulation tendant à dénier la vérité de l’échange, le
donnant-donnant, qui représente l’anéantissement de l’échange de dons. On touche là un problème très
difficile : la sociologie, si elle s’en tient à une description objectiviste, réduit l’échange de dons au
donnant-donnant et ne peut plus fonder la différence entre un échange de dons et un acte de crédit. Ainsi,
ce qui est important dans l’échange de dons, c’est le fait qu’à travers l’intervalle de temps interposé les
deux échangeurs travaillent, sans le savoir et sans se concerter, à masquer ou à refouler la vérité objective
de ce qu’ils font. Vérité que le sociologue dévoile, mais avec le risque de décrire comme un calcul
cynique un acte qui se veut désintéressé et qu’il faut prendre comme tel, dans sa vérité vécue, dont le
modèle théorique doit aussi prendre acte et rendre compte.
On a là une première propriété de l’économie des échanges symboliques : il s’agit de pratiques
qui ont toujours des vérités doubles, difficiles à tenir ensemble. Il faut prendre acte de cette dualité. De
manière plus générale, on ne peut comprendre l’économie des biens symboliques que si l’on accepte
d’emblée de prendre au sérieux cette ambiguïté qui n’est pas le fait du savant, mais qui est présente dans
la réalité même, cette sorte de contradiction entre la vérité subjective et la réalité objective (que la
sociologie atteint par la statistique ou l’ethnologue par l’analyse structurale). Cette dualité est rendue
possible, et vivable, par une sorte de self-deception, d’automystification. Mais cette self-deception
individuelle est soutenue par une self-deception collective, une véritable méconnaissance collective dont
le fondement est inscrit dans les structures objectives (la logique de l’honneur qui commande tous les
échanges, de paroles, de femmes, de meurtres, etc.) et dans les structures mentales, excluant la possibilité
de penser et d’agir autrement.
Si les agents peuvent être à la fois mystificateurs, d’eux-mêmes et des autres, et mystifiés, c’est
qu’ils ont été immergés dès l’enfance dans un univers où l’échange de dons est socialement institué dans
des dispositions et des croyances et échappe de ce fait aux paradoxes que l’on fait surgir artificiellement
lorsqu’(…) on se place dans la logique de la conscience et de la décision libre d’un individu isolé.
Lorsqu’on oublie que celui qui donne et celui qui reçoit sont préparés et inclinés par tout le travail de
socialisation à entrer sans intention ni calcul de profit dans l’échange généreux, dont la logique s’impose
à eux objectivement, on peut conclure que le don gratuit n’existe pas, ou qu’il est impossible, puisqu’on
ne peut penser les deux agents que comme des calculateurs se donnant pour projet subjectif de faire ce
qu’ils font objectivement, selon le modèle de Y, c’est-à-dire un échange obéissant à la logique de la
réciprocité. Et l’on rencontre là une autre propriété de l’économie des échanges symboliques : c’est le
tabou de l’explicitation (dont la forme par excellence est le prix). Dire ce qu’il en est, déclarer la vérité
de l’échange, ou, comme on dit parfois, « la vérité des prix » (quand on fait un cadeau, on enlève
l’étiquette…), c’est anéantir l’échange. On voit en passant que les conduites dont l’échange de dons est
le paradigme posent un problème très difficile pour la sociologie, qui, par définition, explicite : elle est
obligée de dire ce qui va de soi et qui doit rester tacite, non dit, sous peine d’être détruit en tant que tel.

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On peut trouver une vérification de ces analyses et une attestation de cette sorte de tabou de
l’explicitation que recèle l’économie des échanges symboliques dans une description des effets que
produit l’introduction du prix. De même qu’on peut utiliser l’économie des échanges symboliques
comme un analyseur de l’économie de l’échange économique, de même on peut, à l’inverse, demander
à l’économie de l’échange économique de servir d’analyseur de l’économie des échanges symboliques.
Ainsi, le prix, qui caractérise en propre l’économie des échanges économiques par opposition à
l’économie des biens symboliques, fonctionne comme une expression symbolique du consensus sur le
taux d’échange qui est impliqué dans tout échange économique. Ce consensus sur le taux d’échange est
aussi présent dans une économie des échanges symboliques, mais les termes et les conditions en sont
laissés à l’état implicite. Dans l’échange de dons, le prix doit être laissé dans l’implicite (c’est l’exemple
de l’étiquette) : je ne veux pas savoir la vérité des prix et je ne veux pas que l’autre la sache. Tout se
passe comme si on s’accordait pour éviter de se mettre explicitement d’accord sur la valeur relative des
choses échangées, pour refuser toute définition préalable explicite des termes de l’échange, c’est-à-dire
du prix (ce qui se traduit (…) par un tabou de l’usage de la monnaie dans certains échanges – on ne
verse pas un salaire à son fils ou à son épouse et le jeune Kabyle qui demande un salaire à son père fait
scandale). »
Le langage que j’emploie a des connotations finalistes et peut donner à entendre que les gens se
ferment délibérément les yeux ; en fait, il faudrait dire « tout se passe comme si ». Refuser la logique du
prix, c’est une manière de refuser le calcul et la calculabilité. Le fait que le consensus sur le taux
d’échange soit explicite sous la forme du prix est ce qui rend possibles la calculabilité et la prévisibilité :
on sait à quoi s’en tenir. Mais c’est aussi ce qui ruine toute l’économie des échanges symboliques,
économie des choses sans prix, au double sens. (…) Le silence sur la vérité de l’échange est un silence
partagé. Les économistes qui ne conçoivent d’action que rationnelle, calculée, au nom d’une philosophie
finaliste et intellectualiste de l’action, parlent de common knowledge : une information est common
knowledge quand on peut dire que chacun sait que chacun sait que chacun possède cette information ou,
comme on dit parfois, quand elle est un secret de Polichinelle. On pourrait être tenté de dire que la vérité
objective de l’échange de dons est, en un sens, common knowledge : je sais que tu sais que, quand je te
donne, je sais que tu me rendras, etc. Mais, ce qui est sûr, c’est que l’explicitation de ce secret de
Polichinelle est tabou. Tout cela doit rester implicite. Il y a des foules de mécanismes sociaux objectifs
et incorporés en chaque agent qui font que l’idée même de divulguer ce secret (en disant : finie la
comédie, cessons de présenter comme des dons généreux des échanges réciproques, c’est de
l’hypocrisie, etc.) est sociologiquement impensable.
Mais parler, comme je l’ai fait, de common knowledge (ou de self-deception), c’est rester dans
une philosophie de la conscience et faire comme si chaque agent était habité par une double conscience,
une conscience dédoublée, divisée contre elle-même, réprimant consciemment une vérité que par
ailleurs elle connaît (…). On ne peut rendre compte de toutes les conduites doubles (…) de l’économie
des échanges symboliques, qu’à condition d’abandonner la théorie de l’action comme produit d’une

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conscience intentionnelle, d’un projet explicite, d’une intention explicite et orientée vers une fin
explicitement posée (celle que dégage l’analyse objective de l’échange notamment).
La théorie de l’action que je propose (avec la notion d’habitus) revient à dire que la plupart des
actions humaines ont pour principe tout à fait autre chose que l’intention, c’est-à-dire des dispositions
acquises qui font que l’action peut et doit être interprétée comme orientée vers telle ou telle fin sans que
l’on puisse poser pour autant qu’elle a eu pour principe la visée consciente de cette fin (c’est là que le
« tout se passe comme si » est très important). Le meilleur exemple de disposition est sans doute le sens
du jeu : le joueur, ayant intériorisé profondément les régularités d’un jeu, fait ce qu’il faut faire au
moment où il faut le faire, sans avoir besoin de poser explicitement pour fin ce qu’il y a à faire. Il n’a
pas besoin de savoir consciemment ce qu’il fait pour le faire et moins encore de se poser explicitement
la question (sauf dans quelques situations critiques) de savoir explicitement ce que les autres peuvent
faire en retour, comme le laisse croire la vision de joueurs d’échecs ou de bridge que certains
économistes (…) prêtent aux agents.
Ainsi, l’échange de dons (…) conçu comme paradigme de l’économie des biens symboliques,
s’oppose au donnant-donnant de l’économie économique en tant qu’il a pour principe non un sujet
calculateur mais un agent socialement prédisposé à entrer, sans intention ni calcul, dans le jeu de
l’échange. C’est à ce titre qu’il ignore ou dénie sa vérité objective d’échange économique. On peut en
voir une autre attestation dans le fait que, dans cette économie, ou bien on laisse l’intérêt économique à
l’état implicite, ou bien, si on l’énonce, c’est par des euphémismes, c’est-à-dire dans un langage de
dénégation. L’euphémisme est ce qui permet de dire tout en disant qu’on ne dit pas ; ce qui permet de
nommer l’innommable, c’est-à-dire, dans une économie des biens symboliques, l’économique, au sens
ordinaire du terme, le donnant-donnant.
J’ai dit « euphémisme », j’aurais pu dire « mise en forme ». Le travail symbolique consiste à la
fois à mettre en forme et à mettre des formes. Ce que demande le groupe, c’est qu’on mette des formes,
et qu’on fasse honneur à l’humanité des autres, en attestant sa propre humanité, en affirmant son « point
d’honneur spiritualiste ». Il n’y a pas de société qui ne rende pas hommage à ceux qui lui rendent
hommage en ayant l’air de refuser la loi de l’intérêt égoïste. Ce qui est demandé, ce n’est pas que l’on
fasse absolument ce qu’il faut, c’est qu’on donne au moins des signes qu’on s’efforce de le faire. Ce qui
est attendu des agents sociaux, ce n’est pas qu’ils soient parfaitement en règle, mais qu’ils se mettent en
règle, qu’ils donnent des signes visibles que, s’ils le pouvaient, ils respecteraient la règle (…). Les
euphémismes pratiques sont des espèces d’hommages que l’on rend à l’ordre social et aux valeurs que
l’ordre social exalte, tout en sachant qu’elles sont vouées à être bafouées.

L’alchimie symbolique.

Cette hypocrisie structurale s’impose particulièrement aux dominants, selon la formule


« Noblesse oblige ». Pour les Kabyles, l’économie économique telle que nous la pratiquons est une

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économie de femmes. Les hommes sont tenus au point d’honneur, qui interdit toute concession à la
logique de l’économie économique. L’homme d’honneur ne peut pas dire : « Tu me rendras avant
l’ouverture des labours » ; il laisse l’échéance dans le vague. Ou : « Tu me donneras quatre quintaux de
blé en échange du fait que je te prête un bœuf. » Alors que les femmes disent la vérité des prix et des
échéances ; elles peuvent se permettre de dire la vérité économique puisque, de toute façon, elles sont
exclues (au moins en tant que sujets) de l’économie des échanges symboliques. Et c’est encore vrai dans
nos sociétés. Vous verrez par exemple, dans le numéro de la revue Actes de la recherche intitulé
« L’économie de la maison », que les hommes se débrouillent souvent pour faire faire par les femmes
ce qu’ils ne peuvent pas faire sans déroger, comme demander le prix.
La dénégation de l’économie s’accomplit dans un travail objectivement tourné vers la
transfiguration des relations économiques, et en particulier des relations d’exploitation (homme/ femme,
aîné/cadet, maître/domestique, etc.), transfiguration par le verbe (avec l’euphémisme) mais aussi par les
actes. Il y a des euphémismes pratiques. L’échange de dons en est un grâce à l’intervalle de temps (on
fait ce qu’on fait, tout en ayant l’air de ne pas le faire). Les agents engagés dans une économie des
échanges symboliques dépensent une part considérable de leur énergie dans l’élaboration de ces
euphémismes. (C’est une des raisons pour lesquelles l’économie économique est beaucoup plus
économique. Par exemple, quand au lieu de faire un cadeau « personnel », c’est-à-dire ajusté aux goûts
présumés du destinataire, on finit, par paresse ou par commodité, par faire un chèque, on fait l’économie
du travail de recherche, qui suppose l’attention et le soin nécessaires pour que le cadeau soit adapté à la
personne, à ses goûts, qu’il arrive au bon moment, etc., et que sa « valeur » ne soit pas directement
réductible à la valeur en argent.) Donc l’économie économique est plus économique dans « la mesure
où elle permet de faire l’économie du travail de construction symbolique tendant objectivement à
dissimuler la vérité objective de la pratique.
L’exemple le plus intéressant de cette sorte d’alchimie symbolique, ce serait la transfiguration
des rapports de domination et d’exploitation. L’échange de dons peut s’établir entre égaux, et contribuer
à renforcer la « communion », la solidarité, par la communication, qui crée le lien social. Mais il peut
aussi s’établir entre des agents actuellement ou potentiellement inégaux (…) [et] institue des rapports
durables de domination symbolique, des rapports de domination fondés sur la communication, la
connaissance et la reconnaissance (au double sens). Chez les Kabyles, les femmes échangent des petits
cadeaux continus, quotidiens, qui tissent les relations sociales sur lesquelles reposent beaucoup de
choses importantes concernant notamment la reproduction du groupe, tandis que les hommes sont
responsables des grands échanges discontinus, extra-ordinaires.
Des actes ordinaires aux actes extraordinaires d’échange (…), il n’y a qu’une différence de
degré. Il y a, dans le don le plus égal, la virtualité de l’effet de domination. Et le don le plus inégal
implique malgré tout un acte d’échange, un acte symbolique de reconnaissance de l’égalité en humanité
qui ne vaut qu’auprès de quelqu’un qui a des catégories de perception lui permettant d’apercevoir
l’échange comme échange et d’être intéressé par l’objet de l’échange (…)

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Les actes symboliques supposent toujours des actes de connaissance et de reconnaissance, des
actes cognitifs de la part de ceux qui en sont les destinataires. Pour qu’un échange symbolique
fonctionne, il faut que les deux parties aient des catégories de perception et d’appréciation identiques.
Et cela vaut aussi pour les actes de domination symbolique qui, comme on le voit bien dans le cas de la
domination masculine, s’exercent avec la complicité objective des dominés, dans la mesure où, pour
qu’une telle forme de domination s’instaure, il faut que le dominé applique aux actes du dominant (et à
tout son être) des structures de perception qui soient les mêmes que celles que le dominant emploie pour
produire ces actes.
La domination symbolique (c’est une manière de la définir) repose sur la méconnaissance, et
donc sur la reconnaissance des principes au nom desquels elle s’exerce. Cela vaut de la domination
masculine, mais aussi de certaines relations de travail, comme celle qui, dans les pays arabes, unit à son
maître le khammès, sorte de métayer qui reçoit le cinquième de la récolte, ou, selon la description de
Max Weber, le domestique agricole (par opposition à l’ouvrier agricole). Le métayage au quint ne peut
fonctionner, dans des sociétés ignorant la contrainte du marché ou celle de l’État, que si le métayer est
en quelque sorte « domestiqué », c’est-à-dire attaché par des liens qui ne sont pas ceux du droit. Et pour
se l’attacher, il faut enchanter la relation de domination et d’exploitation de manière à la transformer en
une relation domestique de familiarité par une série continue d’actes propres à la transfigurer
symboliquement en l’euphémisant (s’occuper de son fils, marier sa fille, lui faire des cadeaux, etc.).
Dans nos sociétés, et au cœur même de l’économie économique, on trouve encore la logique de
l’économie des biens symboliques et l’alchimie qui transforme la vérité des relations de domination,
avec le paternalisme. Un autre exemple serait le rapport entre les aînés et les cadets tel qu’il se présente,
dans certaines traditions (…) : dans les sociétés à droit d’aînesse, il faut (on peut dire il fallait) que le
cadet se soumette, c’est-à-dire, bien souvent, renonce à se marier et devienne, comme dit le cynisme
indigène, un « domestique sans salaire » (ou, comme disait Z à propos de la femme au foyer, un « crypto-
serviteur » – crypto-servant), qu’il aime les enfants de l’aîné comme s’ils étaient les siens (tout le monde
l’y encourage), ou qu’il parte, qu’il s’engage dans l’armée (les mousquetaires) ou devienne gendarme
ou postier.
Le travail de domestication (ici du cadet) qui est nécessaire pour transfigurer la vérité objective
d’une relation est le fait de tout le groupe, qui l’encourage et le récompense. Pour que l’alchimie
fonctionne, comme dans l’échange de dons, il faut qu’elle soit soutenue par toute la structure sociale,
donc par les structures mentales et les dispositions produites par cette structure sociale ; il faut qu’il y
ait un marché pour les actions symboliques conformes, qu’il y ait des récompenses, des profits
symboliques, souvent reconvertibles en profits matériels, que l’on puisse avoir intérêt au
désintéressement, que celui qui traite bien son domestique soit récompensé, qu’on dise de lui : « C’est
un honnête homme, un homme d’honneur ! Mais ces rapports restent très ambigus, très pervers : le
khammès sait très bien qu’il peut faire chanter son patron ; s’il part en prétendant que son patron l’a mal
traité, a manqué à l’honneur (« moi qui ai tant fait pour lui… »), le déshonneur retombe sur le maître.

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Et, de même, le maître peut invoquer les fautes et les manquements du khammès, s’ils sont connus de
tous, pour le renvoyer, mais si, exaspéré parce que son khammès lui a volé des olives, il s’emporte au
point de l’écraser, de l’humilier au-delà des limites, la situation se retourne en faveur du faible. Ces jeux
extrêmement compliqués, d’un raffinement extraordinaire, se déroulent devant le tribunal de la
communauté, qui met en œuvre aussi des principes de perception et d’appréciation identiques à ceux
des gens concernés.

La reconnaissance

Un des effets de la violence symbolique est la transfiguration des relations de domination et de


soumission en relations affectives, la transformation du pouvoir en charisme ou en charme propre à
susciter un enchantement affectif (par exemple dans les relations entre patrons et secrétaires). La
reconnaissance de dette devient reconnaissance, sentiment durable à l’égard de l’auteur de l’acte
généreux, qui peut aller jusqu’à l’affection, l’amour, comme on le voit particulièrement bien dans les
relations entre les générations.
L’alchimie symbolique, telle que je viens de la décrire, produit, au profit de celui qui accomplit
les actes d’euphémisation, de transfiguration, de mise en forme, un capital de reconnaissance qui lui
permet d’exercer des effets symboliques. C’est ce que j’appelle le capital symbolique (…). Le capital
symbolique est une propriété quelconque, force physique, richesse, valeur guerrière, qui, perçue par des
agents sociaux dotés des catégories de perception et d’appréciation permettant de la percevoir, de la
connaître et de la reconnaître, devient efficiente symboliquement, telle une véritable force magique :
une propriété qui, parce qu’elle répond à des « attentes collectives », socialement constituées, à des
croyances, exerce une sorte d’action à distance, sans contact physique. On donne un ordre et il est obéi :
c’est un acte quasi magique. Mais ce n’est qu’une exception apparente à la loi de la conservation de
l’énergie sociale. Pour que l’acte symbolique exerce, sans dépense d’énergie visible, cette sorte
d’efficacité magique, il faut qu’un travail préalable, souvent invisible, et en tout cas oublié, refoulé, ait
produit, chez ceux qui sont soumis à l’acte d’imposition, d’injonction, les dispositions nécessaires pour
qu’ils aient le sentiment d’avoir à obéir sans même se poser la question de l’obéissance. La violence
symbolique, c’est cette violence qui extorque des soumissions qui ne sont même pas perçues comme
telles en s’appuyant sur des « attentes collectives », des croyances socialement inculquées. Comme la
théorie de la magie, la théorie de la violence symbolique repose sur une théorie de la croyance ou, mieux,
sur une théorie de la production de la croyance, du travail de socialisation nécessaire pour produire des
agents dotés des schèmes de perception et d’appréciation qui leur permettront de percevoir les
injonctions inscrites dans une situation ou dans un discours et de leur obéir.
La croyance dont je parle n’est pas une croyance explicite, posée explicitement comme telle par
rapport à la possibilité d’une non-croyance, mais une adhésion immédiate, une soumission doxique aux

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injonctions du monde qui est obtenue lorsque les structures mentales de celui à qui s’adresse l’injonction
sont en accord avec les structures engagées dans l’injonction qui lui est adressée. En ce cas, on dit que
ça allait de soi, qu’il n’y avait pas autre chose à faire. Devant le défi d’honneur, il a fait ce qu’il y avait
à faire, ce que fait en pareil cas un vrai homme d’honneur, et il l’a fait de manière particulièrement
accomplie (parce qu’il y a des degrés dans la manière d’accomplir une injonction). Celui qui répond aux
attentes collectives, qui, sans même avoir à calculer, est immédiatement ajusté aux exigences inscrites
dans une situation, celui-là a tous les profits du marché des biens symboliques. Il a le profit de la vertu
mais aussi le profit de l’aisance, de l’élégance. Il est d’autant plus célébré par la conscience commune
qu’il fait, comme si elle allait de soi, une chose qui était, comme on dit, la seule chose à faire, mais qu’il
aurait pu ne pas faire.
Dernière caractéristique, importante, ce capital symbolique est commun à tous les membres d’un
groupe. Du fait qu’il est un être-perçu, qui existe dans la relation entre des propriétés, détenues par des
agents, et des catégories de perception (haut/bas, masculin/féminin, grand/petit, etc.) qui, en tant que
telles, constituent et construisent des catégories sociales (ceux d’en haut/ceux d’en bas, les hommes/les
femmes, les grands/les petits) fondées sur l’union (l’alliance, la commensalité, le mariage) et la
séparation (le tabou du contact, de la mésalliance, etc.), il est attaché à des groupes – ou à des noms de
groupes, familles, clans, tribus – et il est à la fois l’instrument et l’enjeu de stratégies collectives visant
à le conserver ou à l’augmenter et de stratégies individuelles visant à l’acquérir ou à le conserver, en
s’agrégeant aux groupes qui en sont pourvus (par l’échange de dons, la commensalité, le mariage, etc.)
et en se distinguant des groupes qui en sont peu pourvus ou dépourvus (les ethnies stigmatisées). Une
des dimensions du capital symbolique, dans les sociétés différenciées, c’est l’identité ethnique, qui, avec
le nom, la coloration de la peau, est un percipi, un être-perçu, fonctionnant comme un capital symbolique
positif ou négatif.
Du fait que les structures de perception et d’appréciation sont, pour l’essentiel, le produit de
l’incorporation des structures objectives, la structure de la distribution du capital symbolique tend à
présenter une très grande stabilité. (…)
Ainsi, l’économie précapitaliste repose fondamentalement sur une dénégation de ce que nous
considérons comme l’économie, qui oblige à tenir implicites un certain nombre d’opérations et de
représentations de ces opérations. La deuxième propriété, corrélative, est la transfiguration des actes
économiques en actes symboliques, transfiguration qui peut s’opérer pratiquement comme dans
l’échange de dons par exemple, où le don cesse d’être un objet matériel pour devenir une sorte de
message ou de symbole propre à créer un lien social. Troisième propriété : dans cette circulation d’un
type tout à fait particulier, se produit et s’accumule une forme particulière de capital que j’ai appelée
capital symbolique et qui a pour caractéristique d’apparaître dans une relation sociale entre des
propriétés détenues par un agent et d’autres agents dotés de catégories de perception adéquates : être-
perçu construit selon des catégories de perception particulières, le capital symbolique suppose
l’existence d’agents sociaux constitués, dans leurs modes de pensée, de telle façon qu’ils connaissent et

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reconnaissent ce qui leur est proposé, et qu’ils lui accordent croyance, c’est-à-dire, en certains cas,
obéissance, soumission.

Le tabou du calcul

La constitution de l’économie en tant qu’économie, qui s’est opérée progressivement dans les
sociétés européennes, s’accompagne de la constitution négative d’îlots d’économie précapitaliste qui se
perpétuent dans l’univers de l’économie constituée comme telle. Ce processus correspond à l’émergence
d’un champ, d’un espace de jeu, lieu d’un jeu d’un type nouveau, dont le principe est la loi de l’intérêt
matériel. Au cœur du monde social s’instaure un univers à l’intérieur duquel la loi du donnant-donnant
devient la règle explicite et peut s’affirmer publiquement, de manière quasi cynique. Par exemple, quand
il s’agit d’affaires, les lois de la famille sont suspendues. Que tu sois mon cousin ou pas, je te traite
comme un acheteur quelconque ; il n’y a pas de préférence, de privilège, d’exception, d’exemption. Pour
les Kabyles, la morale des affaires, du marché, s’oppose à la morale de la bonne foi, celle du bu niya
(l’homme de la bonne foi, de l’innocence, l’homme d’honneur), qui exclut par exemple que l’on prête à
intérêt à quelqu’un de la famille. Le marché est le lieu du calcul ou même de la ruse diabolique, de la
transgression diabolique du sacré. A l’inverse de tout ce qu’exige l’économie des biens symboliques, on
y appelle un chat un chat, un intérêt un intérêt, un profit un profit. C’en est fini du travail
d’euphémisation qui, chez les Kabyles, s’imposait même sur le marché : les relations de marché elles-
mêmes étaient immergées (…) dans des relations sociales (on ne commerce pas n’importe comment et
avec n’importe qui ; en cas de vente ou d’achat, on s’entoure de garants, choisis parmi des gens de
connaissance et réputés pour leur honneur) et ce n’est que très progressivement que la logique du marché
s’est autonomisée en s’arrachant en quelque sorte à tout ce réseau de relations sociales de dépendance
plus ou moins enchantées.
Au terme de ce processus, l’économie domestique se trouve constituée en exception, par un effet
de renversement. (…) L’esprit de calcul qui était constamment refoulé (même si la tentation du calcul
n’est jamais absente, pas plus chez les Kabyles qu’ailleurs) s’affirme progressivement à mesure que se
développent les conditions favorables à son exercice et à son affirmation publique. L’émergence du
champ économique marque l’apparition d’un univers dans lequel les agents sociaux peuvent s’avouer et
avouer publiquement qu’ils sont intéressés et s’arracher à la méconnaissance collectivement entretenue ;
dans lequel ils peuvent non seulement faire des affaires, mais s’avouer qu’ils sont là pour le faire, c’est
– à-dire pour se conduire de manière intéressée, calculer, faire du profit, accumuler, exploiter.
Avec la constitution de l’économie et la généralisation des échanges monétaires et de l’esprit de
calcul, l’économie domestique cesse de fournir le modèle de toutes les relations économiques. Menacée
dans sa logique spécifique par l’économie marchande, elle tend de plus en plus à affirmer explicitement
sa logique spécifique, celle de l’amour. On peut ainsi, en poussant l’opposition à la limite pour la clarté
de la démonstration, opposer la logique des échanges sexuels domestiques, qui sont sans prix, et la

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logique des relations sexuelles marchandes, qui ont un prix de marché explicite et sont sanctionnées par
des échanges monétaires. Les femmes domestiques, qui n’ont pas d’utilité matérielle et pas de prix
(tabou du calcul et du crédit), sont exclues de la circulation marchande (exclusivité) et objets et sujets
de sentiment ; à l’opposé, les femmes dites vénales (les prostituées) ont un prix de marché explicite,
fondé sur la monnaie et le calcul, ne sont ni objet ni sujet de sentiment et vendent leur corps comme
objet20. On voit que, contre le réductionnisme économiste à la W, qui réduit au calcul économique ce
qui par définition dénie et défie le calcul, l’unité domestique parvient à perpétuer en son sein une logique
économique tout à fait particulière. La famille, comme unité intégrée, est menacée par la logique de
l’économie. Groupement monopolistique défini par l’appropriation exclusive d’une classe déterminée
de biens (la terre, le nom, etc.), elle est à la fois unie par la propriété et divisée par la propriété. La
logique de l’univers économique ambiant introduit, à l’intérieur de la famille, le ver du calcul, qui ronge
les sentiments. Unie par le patrimoine, la famille est le lieu d’une concurrence pour le patrimoine et pour
le pouvoir sur ce patrimoine. Mais cette concurrence menace continûment de détruire ce capital en
ruinant le fondement de sa perpétuation, c’est-à-dire l’unité, la cohésion, l’intégration ; et elle impose
donc des conduites destinées à perpétuer le patrimoine en perpétuant l’unité des héritiers, qui se divisent
à son propos. J’ai pu montrer, dans le cas de l’Algérie, que la généralisation des échanges monétaires et
la constitution corrélative de l’idée « économique » du travail comme travail salarié – par opposition au
travail comme occupation ou fonction ayant en elle-même sa fin – entraînent la généralisation des
dispositions calculatrices, menaçant l’indivision des biens et des tâches sur laquelle repose l’unité
familiale ; et de fait, dans les sociétés différenciées, l’esprit de calcul et la logique du marché rongent
l’esprit de solidarité et tendent à substituer les décisions individuelles de l’individu isolé aux décisions
collectives de la maisonnée ou du chef de maison et à favoriser le développement de marchés séparés
pour les différentes catégories d’âge ou de sexe (les teen-agers) constitutives des maisonnées.
Il faudrait rappeler ici l’analyse du système des stratégies de reproduction, stratégies qui se
retrouvent, sous des formes différentes, avec des poids relatifs différents, dans toutes les sociétés, et qui
ont pour principe cette sorte de conatus, de pulsion de la famille, de la maison, à se perpétuer en
perpétuant son unité contre les facteurs de division, et en particulier contre ceux qui sont inhérents à la
concurrence pour la propriété qui fonde l’unité de la famille.

20
Selon U et V, nombre de prostituées disent que, contre toute apparence, elles préfèrent la prostitution de rue,
vente du corps expéditive et autorisant une sorte de réserve mentale, à la prostitution en hôtel qui, dans la mesure
où elle entend mimer la rencontre libre, à haut degré d’euphémisation, exige une dépense beaucoup plus grande
de temps et d’efforts de faire semblant, d’euphémisation : dans le premier cas, il s’agit de rencontres brèves,
rapides, au cours desquelles elles peuvent penser à autre chose, agir en tant qu’objets ; alors que les rencontres à
l’hôtel, en apparence beaucoup plus respectueuses de la personne, sont vécues comme beaucoup plus aliénantes
parce qu’il faut parler avec le client, faire semblant de s’intéresser à lui, et que la liberté dans l’aliénation que
donne la possibilité de penser à autre chose, disparaît au profit d’une relation qui retrouve un peu l’ambiguïté des
amours non mercenaire.

156
En tant que corps doté d’un esprit de corps (et voué, à ce titre, à servir de modèle archétypique
pour tous les groupes soucieux de fonctionner comme corps – par exemple les fraternities et les
sororities des universités américaines), la famille est soumise à deux systèmes de forces contradictoires :
d’une part les forces de l’économie qui introduisent les tensions, les contradictions et les conflits que
j’ai évoqués, mais, dans certains contextes, imposent aussi le maintien d’une certaine cohésion, et
d’autre part les forces de cohésion qui sont en partie liées au fait que la reproduction du capital sous ses
différentes formes dépend, pour une grande part, de la reproduction de l’unité familiale.
Ceci est vrai, tout particulièrement, du capital symbolique et du capital social qui ne peuvent
être reproduits que par la reproduction de l’unité sociale élémentaire qu’est la famille. Ainsi, en Kabylie,
nombre de familles qui avaient rompu l’unité des biens et des tâches choisissaient de présenter une
indivision de façade, pour sauvegarder l’honneur et le prestige de la grande famille solidaire. De même,
dans les grandes familles bourgeoises des sociétés modernes avancées, et même dans les catégories du
patronat les plus éloignées du mode de reproduction familial, les agents économiques font une place
considérable dans leurs stratégies et dans leurs pratiques économiques à la reproduction des liens
domestiques élargis, qui est une des conditions de la reproduction de leur capital. Les grands ont de
grandes familles (c’est, je crois, une loi anthropologique générale), ils ont un intérêt spécifique à
entretenir des relations de type familial étendues et, à travers ces relations, une forme particulière de
concentration du capital. Autrement dit, malgré toutes les forces de fission qui s’exercent sur elle, la
famille reste un des lieux d’accumulation, de conservation et de reproduction de différentes espèces de
capital. Les historiens savent que les grandes familles passent les révolutions (…). Une famille très
étendue a un capital très diversifié, si bien que, pourvu que la cohésion familiale se perpétue, les
survivants peuvent s’assister mutuellement dans la restauration du capital collectif.
Il y a donc, au sein même de la famille, un travail de reproduction de l’unité domestique, de son
intégration, travail encouragé et soutenu par des institutions comme l’Église (…) ou l’État. Celui-ci
contribue à fonder ou à renforcer cette catégorie de construction de la réalité qu’est l’idée de famille par
des institutions comme le livret de famille, les allocations familiales et tout l’ensemble des actions à la
fois symboliques et matérielles, souvent accompagnées de sanctions économiques, qui ont pour effet de
renforcer en chacun de ses membres l’intérêt pour le maintien de l’unité domestique. Cette action de
l’État n’est pas simple et il faudrait raffiner, prendre par exemple en compte l’antagonisme entre le droit
civil, qui agit souvent dans le sens de la division – le Code civil a posé des tas de problèmes aux Béarnais
qui ont eu beaucoup de mal à perpétuer la famille fondée sur le droit d’aînesse dans les limites d’un code
juridique qui leur demandait le partage à parts égales, et qui ont dû inventer toutes sortes d’astuces pour
tourner le droit et perpétuer la maison contre les forces de disruption introduites par le droit –, et le droit
social qui valorise certaines catégories de famille – par exemple les familles monoparentales – ou qui
donne la sanction de la règle universelle, à travers les aides, à une vision particulière de la famille, traitée
comme famille « naturelle ».

157
Resterait à analyser la logique des échanges entre générations, cas particulier de l’économie des
échanges symboliques à l’intérieur de la famille. Pour essayer de rendre compte de l’incapacité des
relations de contrats privés à assurer l’allocation intertemporelle des ressources, les économistes ont
construit ce qu’ils appellent des modèles à générations imbriquées : on a deux catégories d’agents, des
jeunes et des vieux, les jeunes à la période (t) seront vieux en (t+1), les vieux de la période (t) auront
disparu en (t+1), et il y aura une nouvelle génération ; comment les jeunes peuvent-ils transférer dans le
temps une partie de la richesse qu’ils produisent afin de la consommer quand ils seront vieux ? (…)
Les économistes s’appuient sur cette analyse des rapports entre les générations pour établir que
la monnaie est indispensable et que sa constance dans le temps est ce qui fait que les jeunes pourront
utiliser la monnaie qu’ils accumulent aujourd’hui quand ils seront vieux, parce que les jeunes de la
période suivante l’accepteront toujours. Ce qui revient à dire (…) que la monnaie est toujours fiduciaire
et que sa validité est fondée sur une chaîne de croyances durables dans le temps. Mais pour que les
échanges intergénérationnels se poursuivent malgré tout, il faut aussi qu’intervienne la logique de la
dette comme reconnaissance et que se constitue un sentiment d’obligation ou de gratitude. Les rapports
entre les générations sont un des lieux par excellence de la transfiguration de la reconnaissance de dette
en reconnaissance, en piété filiale, en amour. (Les échanges se situent toujours dans la logique du don –
et non du crédit –, et les prêts entre parents et enfants excluent le prélèvement d’un intérêt, les échéances
pour le remboursement étant elles-mêmes laissées dans le vague. Aujourd’hui, la philia étant menacée
par les ruptures de la cohabitation entraînées par les migrations liées au travail et par la généralisation
de l’esprit de calcul (nécessairement égoïste), l’État a pris le relais de l’unité domestique dans la gestion
des échanges entre les générations, et le « troisième âge » est l’une de ces inventions collectives qui a
permis de transférer à l’État la gestion des anciens jusque-là impartie à la famille ou qui, plus
exactement, a remplacé la gestion directe au sein de la famille des échanges entre les générations par
une gestion de ces échanges assurée par l’État qui opère la recollection et la redistribution des ressources
destinées aux anciens (…).

Le pur et le commercial

J’en viens à l’économie des biens culturels. On y retrouve la plupart des caractéristiques de
l’économie précapitaliste. D’abord la dénégation de l’économique : la genèse d’un champ artistique ou
d’un champ littéraire, c’est l’émergence progressive d’un monde économique renversé, dans lequel les
sanctions positives du marché sont ou indifférentes ou même négatives. Le best-seller n’est pas
automatiquement reconnu comme œuvre légitime et la réussite commerciale peut même avoir valeur de
condamnation. Et, inversement, l’artiste maudit (qui est une invention historique : il n’a pas toujours
existé, pas plus que l’idée même d’artiste) peut tirer de sa malédiction dans le siècle des signes d’élection
dans l’au-delà. Cette vision de l’art (…) s’est inventée peu à peu, avec l’idée de l’artiste pur, n’ayant
d’autres fins que l’art, indifférent aux sanctions du marché, à la reconnaissance officielle, au succès, à

158
mesure que s’instituait un monde social tout à fait particulier, un îlot à l’intérieur de l’océan de l’intérêt,
dans lequel l’échec économique pouvait s’associer à une forme de réussite, ou, en tout cas, ne pas
apparaître à tout coup comme un échec irrémédiable (…)
Ainsi, un monde à l’envers, où les sanctions négatives peuvent devenir des sanctions positives ;
où, évidemment, la vérité des prix est systématiquement exclue. Tout le langage est euphémistique. En
conséquence, une des difficultés majeures que rencontre la sociologie concerne le choix des mots : si
vous dites « producteur », vous avez l’air réducteur et vous faites effectivement disparaître la spécificité
de cet espace de production, qui n’est pas une production comme les autres ; si vous dites « créateur »,
vous tombez dans l’idéologie de la « création », dans la mystique de l’artiste unique, échappant par
définition à la science, idéologie si puissante qu’il suffit de l’adopter pour avoir l’air artiste, et obtenir
toutes sortes de profits symboliques. (…) Cette idéologie professionnelle extrêmement puissante est
inscrite dans un langage qui exclut le vocabulaire de l’économie marchande : le marchand de tableaux
se dit plutôt directeur de galerie ; éditeur est un euphémisme pour marchand de livres, ou acheteur de
force de travail littéraire (au XIXe siècle, les écrivains se comparaient souvent à des prostituées…). Le
rapport entre l’éditeur d’avant-garde et l’auteur est tout à fait semblable au rapport entre le curé et le
sacristain que je décrirai tout à l’heure. L’éditeur dit à un jeune auteur aux fins de mois difficiles :
« Regardez Beckett, il n’a jamais touché un sou de ses droits d’auteur ! ». Et le pauvre écrivain est dans
ses petits souliers, il n’est pas sûr d’être Beckett et il est sûr qu’à la différence de Beckett il a la bassesse
de réclamer de l’argent… (…) Ces rapports d’exploitation douce ne marchent que s’ils sont doux. Ce
sont des rapports de violence symbolique qui ne peuvent s’instaurer qu’avec la complicité de ceux qui
les subissent, comme les rapports intradomestiques. Le dominé collabore à sa propre exploitation à
travers son affection ou son admiration.
Le capital de l’artiste est un capital symbolique et rien ne ressemble plus aux luttes d’honneur
entre Kabyles que les luttes intellectuelles. Dans nombre de ces luttes, l’enjeu apparent (avoir raison,
triompher par des raisons) cache des enjeux de point d’honneur. Et cela des plus frivoles (…) aux plus
« sérieuses » (comme les querelles de priorité). Ce capital symbolique de reconnaissance est un percipi
qui suppose la croyance des gens engagés dans le champ. C’est ce qu’a bien montré Duchamp qui (…)
a fait de véritables expérimentations sociologiques. En exposant un urinoir dans un musée, il a mis en
évidence l’effet de constitution qu’opère la consécration par un lieu consacré, et les conditions sociales
de l’apparition de cet effet. Toutes les conditions ne se réduisent pas à celles-là, mais il fallait que cet
acte soit accompli par lui, c’est-à-dire par un peintre reconnu comme peintre par d’autres peintres ou
d’autres agents du monde de l’art ayant le pouvoir de dire qui est peintre, il fallait qu’il le soit dans un
musée qui le reconnaissait comme peintre et qui avait le pouvoir de reconnaître son acte comme un acte
artistique, il fallait que le milieu artistique soit prêt à reconnaître ce type de mise en question de sa
reconnaissance. Il suffit d’observer, a contrario, ce qui est arrivé à un mouvement artistique comme les
« Arts incohérents ». Ce sont des artistes qui ont fait, à la fin du XIXe siècle, toute une série d’actes
artistiques qui ont été refaits comme tels dans les années soixante, par les artistes conceptuels

159
notamment. Comme les « attentes collectives » (…) n’étaient pas là, que les « esprits, comme on dit,
n’étaient pas préparés », ils n’ont pas été pris au sérieux – d’ailleurs en partie parce qu’ils ne se prenaient
pas au sérieux eux-mêmes et qu’ils ne pouvaient pas, étant donné l’état du champ, prendre et donner
pour des actes artistiques ce qu’ils considéraient sans doute comme de simples plaisanteries de rapins.
On peut donc très bien dire, rétrospectivement : regardez, ils ont tout inventé ! C’est à la fois vrai et
faux. C’est pourquoi il faut traiter avec beaucoup de prudence les problèmes de précurseurs et de
précédents. Les conditions sociales pour que ces artistes s’apparaissent et apparaissent comme faisant
ce qu’ils paraissent faire à nos yeux n’étaient pas remplies. Donc, ils ne le faisaient pas. Ce qui veut dire
que, pour que Duchamp puisse faire du Duchamp, il fallait que le champ soit constitué de manière à ce
qu’on puisse faire du Duchamp…
Il faudrait encore redire à propos du capital symbolique de l’écrivain ou de l’artiste, à propos du
fétichisme du nom de l’auteur et de l’effet magique de la signature, tout ce qui a été dit à propos du
capital symbolique tel qu’il fonctionne dans d’autres univers : en tant que percipi, il repose sur la
croyance, c’est-à-dire sur les catégories de perception et d’appréciation qui sont en vigueur dans le
champ. »
En dissociant le succès temporel et la consécration spécifique et en assurant des profits
spécifiques de désintéressement à ceux qui se plient à ses règles, le champ artistique (ou scientifique)
crée les conditions de la constitution (ou de l’émergence) d’un véritable intérêt au désintéressement
(équivalent de l’intérêt à la générosité des sociétés d’honneur). Dans le monde artistique comme monde
économique renversé, les « folies » les plus antiéconomiques sont sous un certain rapport
« raisonnables » puisque le désintéressement y est reconnu et récompensé.

Le rire des évêques

L’entreprise religieuse obéit, pour l’essentiel, aux principes que j’ai dégagés de l’analyse de
l’économie précapitaliste. Comme dans le cas de l’économie domestique, dont elle est une forme
transfigurée (avec le modèle de l’échange fraternel), le caractère paradoxal de l’économie de l’offrande,
du bénévolat, du sacrifice, se révèle de manière particulièrement visible dans le cas de l’Église
catholique aujourd’hui : en effet, cette entreprise à dimension économique fondée sur la dénégation de
l’économie est plongée dans un univers où, avec la généralisation des échanges monétaires, la recherche
de la maximisation du profit est devenue le principe de la plupart des pratiques ordinaires, en sorte que
tout agent – religieux ou non religieux – tend à évaluer en argent, au moins implicitement, la valeur de
son travail et de son temps. Un sacristain, un bedeau est un homo œconomicus plus ou moins refoulé ;
il sait que mettre des fleurs sur l’autel, ça prend une demi-heure et qu’au tarif d’une femme de ménage
ça vaut tant. Mais, en même temps, il adhère au jeu religieux et refuserait l’assimilation de son travail
de service religieux à celui d’un homme ou d’une femme de service.

160
Cette sorte de double conscience, qui est sans doute commune à tous les agents sociaux qui
participent à la fois de l’univers économique et de tel ou tel des sous-univers antiéconomiques (on peut
penser aux militants et à tous les « bénévoles »), est au principe d’une très grande lucidité (partielle) qui
se manifeste surtout dans les situations de crise et chez les gens en porte à faux, donc en rupture avec
les évidences les plus grossières de la doxa. C’est ainsi que la revue Trait-d’union, qui a été lancée par
les personnels non religieux d’Église à un moment où ceux-ci ont fondé une sorte de syndicat pour
essayer d’obtenir la reconnaissance matérielle des services religieux qu’ils fournissaient, est un
formidable instrument d’analyse. Il reste que ramener brutalement une conduite à sa vérité
« économique » (dire de la chaisière qu’elle est une femme de ménage sans salaire), c’est opérer une
démystification nécessaire, mais mystificatrice. L’objectivation fait apparaître que l’Église est aussi une
entreprise économique ; mais elle risque de faire oublier que c’est une entreprise économique qui ne
peut fonctionner comme elle fonctionne que parce qu’elle n’est pas vraiment une entreprise, que parce
qu’elle se dénie comme entreprise. (De la même façon que la famille ne peut fonctionner que parce
qu’elle se dénie comme obéissant à la définition qu’en donne l’économisme.)
On retrouve ici le problème, déjà rencontré, que fait surgir l’explicitation de la vérité
d’institutions (ou de champs) dont la vérité est de refuser l’explicitation de leur vérité. Plus simplement :
l’explicitation fait subir une altération destructrice quand toute la logique de l’univers explicité repose
sur le tabou de l’explicitation. Ainsi, j’ai été très frappé par le fait que chaque fois que les évêques
adoptaient, à propos de l’économie de l’Église, le langage de l’objectivation, parlant par exemple, pour
décrire la pastorale, de « phénomène d’offre et de demande », ils riaient. (Un exemple : « Nous ne
sommes pas des sociétés euh… tout à fait comme les autres : on ne produit rien, et on ne vend rien [rire],
n’est-ce pas ? » – chancellerie du diocèse de Paris.) Ou bien, à d’autres moments, ils inventaient
d’extraordinaires euphémismes. Ce qui laisse à penser qu’on est en présence non d’un mensonge
cynique, comme le voudrait la lecture voltairienne, mais d’un décalage entre la vérité objective, plutôt
refoulée qu’ignorée, et la vérité vécue des pratiques et que cette vérité vécue, qui occulte, pour les agents
eux-mêmes, la vérité mise au jour par l’analyse, fait partie de la vérité des pratiques dans leur définition
complète. La vérité de l’entreprise religieuse est d’avoir deux vérités : la vérité économique et la vérité
religieuse, qui la dénie. Du coup, pour décrire chaque pratique, comme chez les Kabyles, il faudrait
disposer de deux mots, superposés, comme dans un accord musical : apostolat/marketing,
fidèles/clientèle, service sacré/travail salarié, etc. Le discours religieux qui accompagne la pratique est
partie intégrante de l’économie des pratiques comme économie des biens symboliques.
Cette ambiguïté est une propriété très générale de l’économie de l’offrande, dans laquelle
l’échange se transfigure en oblation de soi à une sorte d’entité transcendante. Dans la plupart des
sociétés, on n’offre pas à la divinité du matériau brut, de l’or par exemple, mais de l’or travaillé. L’effort
pour transfigurer la chose brute en bel objet, en statue, fait partie du travail d’euphémisation de la relation
économique (ce qui explique l’interdit de fondre les statues pour en faire de l’or). T propose une très
belle analyse du commerce sacré et du temple bouddhiste comme une sorte de banque, mais déniée, qui

161
cumule des ressources sacrées, des dons et des offrandes fondés sur le libre consentement et le bénévolat,
et des bénéfices profanes, comme ceux que procurent les pratiques usuraires ou mercenaires (prêts de
céréales, prêts sur gages, taxes sur les moulins, impôts sur le produit des terres, etc.). Ces ressources,
qui ne sont pas utilisées pour l’entretien des religieux ou des bâtiments, ni pour le culte, fêtes, cérémonies
officielles, services pour les morts, etc., sont accumulées à la « cour du Trésor inépuisable » et
partiellement redistribuées sous forme de dons aux pauvres et aux malades ou d’hébergement gratuit
des fidèles. Ainsi, le temple fonctionne objectivement comme une sorte de banque mais qui ne peut pas
être perçue et pensée comme telle, à condition même qu’elle ne soit jamais appréhendée comme telle.
L’entreprise religieuse est une entreprise à dimension économique qui ne peut s’avouer comme
telle et qui fonctionne dans une sorte de dénégation permanente de sa dimension économique : je fais
un acte économique mais je ne veux pas le savoir ; je l’accomplis sur un mode tel que je puis me dire et
que je peux dire aux autres que ce n’est pas un acte économique – et je ne peux être crédible auprès des
autres que si je le crois moi-même. L’entreprise religieuse, l’affaire religieuse « n’est pas une entreprise
industrielle et commerciale à but lucratif », comme le rappelle Trait-d’union, c’est-à-dire une entreprise
comme les autres. Le problème de savoir s’il y a cynisme ou pas disparaît complètement si l’on voit
qu’il fait partie des conditions mêmes du fonctionnement et de la réussite de l’entreprise religieuse, que
les agents religieux croient dans ce qu’ils font et qu’ils n’acceptent pas la définition économique stricte
de leur action et de leur fonction. Ainsi lorsque le syndicat des personnels laïcs d’Église a essayé de
définir les professions qu’il représentait, il s’est heurté à la définition implicite de ces professions que
défendaient les employeurs (c’est-à-dire les évêques qui, évidemment, refusent cette désignation). Les
tâches sacrées sont irréductibles à une codification purement économique et sociale : le sacristain n’a
pas un « métier » ; il accomplit un service divin. Ici encore la définition idéale que défendent les
dignitaires d’Église fait partie de la vérité de la pratique.
Ce double jeu structural avec la définition objective de la pratique se voit dans les conduites les
plus ordinaires. Ainsi par exemple, il y a, près de Saint-Sulpice, une entreprise de pèlerinage qui est en
fait (c’est-à-dire objectivement, du point de vue de l’observateur, qui réduit et dissipe le nuage de
discours euphémistiques) une entreprise de tourisme, mais déniée par un usage systématique de
l’euphémisme : un voyage en Angleterre sera une « découverte de l’œcuménisme » ; un voyage en
Palestine, une « croisière à thème religieux, sur les pas de saint Paul » ; un voyage en Russie, une
« rencontre avec l’orthodoxie ». La transfiguration est essentiellement verbale : pour pouvoir faire ce
que l’on fait en (se) faisant croire qu’on ne le fait pas, il faut (se) dire que l’on fait autre chose que ce
que l’on fait, il faut le faire en (se) disant qu’on ne le fait pas, comme si on ne le faisait pas.
Autre exemple, « les Chantiers du cardinal », entreprise qui est chargée de la construction des
bâtiments religieux français : gérée par un clerc, elle emploie un très important personnel bénévole,
polytechniciens en retraite, professeurs de droit, etc. qui donnent gratuitement leur temps et leur
compétence à l’entreprise, et un tout petit nombre de salariés qui assument les travaux astreignants,
comme le secrétariat ou la comptabilité, et qui sont plutôt catholiques puisque recrutés par cooptation

162
mais à qui on ne demande pas explicitement de l’être. La chancellerie, qui est le ministère des Finances
de l’épiscopat, comportait (au moment de l’enquête) une soixantaine de bénévoles, des retraités surtout.
Cette structure – un petit nombre de clercs, assistés par un petit nombre de salariés, encadrant un grand
nombre de bénévoles – est typique de l’entreprise catholique. On la retrouve partout, dans la presse à
coloration religieuse, l’édition, etc. Outre le bénévolat, don gratuit de travail et de services, on trouve là
une autre propriété centrale de l’entreprise catholique : elle est toujours conçue comme une grande
famille. Il y a un clerc, parfois deux, dont la culture spécifique, liée à toute une histoire, collective et
individuelle, consiste à savoir gérer à la fois un vocabulaire, un langage et aussi des relations sociales
qu’il faut toujours euphémiser. Ainsi, ce qui fait qu’un établissement scolaire, lors même qu’il n’y a
plus de crucifix sur les murs, reste catholique, c’est qu’il y a un chef d’orchestre ayant profondément
incorporé cette sorte de disposition catholique, un langage, et une manière très particulière de gérer les
relations entre les personnes.
Dans l’entreprise religieuse, les rapports de production fonctionnent selon le modèle des
relations familiales : traiter les autres comme des frères, c’est mettre entre parenthèses la dimension
économique de la relation. Les institutions religieuses travaillent en permanence, à la fois pratiquement
et symboliquement, à euphémiser les relations sociales, y compris les relations d’exploitation (comme
dans la famille), en les transfigurant en relations de parenté spirituelle ou d’échange religieux, à travers
la logique du bénévolat : du côté des salariés, des agents religieux subalternes, par exemple ceux qui
nettoient les églises ou qui entretiennent et décorent les autels, il y a don d’un travail, « offrande
librement consentie d’argent et de temps ». L’exploitation est masquée : dans les discussions entre
évêques et agents syndicaux, les premiers jouent constamment de l’ambiguïté des tâches sacrées ; ils
essaient de faire admettre aux seconds que les actions consacrées sont consacrantes, que les actes
religieux sont à eux-mêmes leur fin et que celui qui les accomplit est gratifié par le fait même de les
accomplir, que l’on est dans l’ordre de la finalité sans fin.
Le fonctionnement de la logique du bénévolat, et l’exploitation qu’elle autorise, sont favorisés
et facilités par l’ambiguïté objective des tâches sacrées : pousser des voitures de malades dans un
pèlerinage est à la fois un acte charitable qui est à lui-même sa fin, et qui mérite récompense dans l’au-
delà, et un acte technique susceptible d’être accompli par une infirmière salariée. L’entretien des lieux
de culte est-il un acte technique ou un acte rituel (de purification) ? Et la fabrication d’une effigie (je
pense aux entretiens que j’ai eus avec des ouvrières qui peignent des statues de la Vierge à Lourdes) ?
La fonction des agents n’est pas moins ambiguë : le sacristain prépare les offices religieux et entretient
les lieux de culte ; il a la responsabilité de la préparation des baptêmes, des mariages et des cérémonies
funéraires, il assiste à ces différentes cérémonies et il a la garde des locaux paroissiaux. Son activité est
un service rituel (bien qu’il ne soit pas lui-même consacré). Le journal Trait-d’union parle de « finalité
religieuse du travail ».
Lorsque le personnel laïc remplissant des fonctions profanes telles que celles de téléphoniste,
secrétaire ou comptable, formule des revendications, il se heurte à la tendance des clercs à considérer la

163
charge qu’il exerce comme un privilège, un devoir sacré. (Le bénévolat est surtout le fait des femmes,
pour qui, au moins dans certaines catégories, l’équivalence du travail et de sa valeur en argent n’est pas
clairement établie ; et le corps sacerdotal, masculin, s’appuie sur les formes établies de la division du
travail entre les sexes pour exiger et accepter des services gratuits.) Quand les sacristains rappellent qu’il
y a une finalité religieuse de leur travail, mais que cela ne signifie pas pour autant que ce travail ne
mérite pas un salaire, les évêques répondent que salaire est un mot qui n’a pas cours dans cet univers.
De même, à un enquêteur qui lui demande, un peu maladroitement (les « gaffes » peuvent être
très révélatrices, en ce qu’elles brisent parfois les évidences), si, « pour Mgr Untel, c’est une promotion
d’aller à Aix », un membre important du secrétariat de l’épiscopat répond : « Ah oui, sûrement, c’est
même un peu étonnant, c’est comme X qui est passé d’auxiliaire à Nancy, qui est déjà un gros diocèse,
à évêque de Cambrai… Dit comme ça, c’est certainement vrai, mais on n’aime pas bien ce terme de
promotion. Disons reconnaissance plutôt. Autre exemple de mise au point sacerdotale à propos du
salaire : « Premièrement, le prêtre ne reçoit pas de salaire, c’est la première chose ! Je pense que c’est
important, car qui dit salaire, dit salarié, et le prêtre n’est pas un salarié. Entre le prêtre et l’évêque il y
a un contrat, si vous voulez, mais un contrat sui generis, un contrat tout à fait spécial, qui n’est pas un
contrat de louage de services, d’employeur à employé […]. Mais, ici, on ne peut pas dire qu’il y a un
salaire. Ce ne sont pas des salariés, les prêtres ; on ne peut pas dire des honoraires, mais on peut parler
de traitements si vous voulez, c’est-à-dire de prise en charge par l’évêque. Quel est le contrat qui existe
entre le prêtre et l’évêque ? Le prêtre s’est engagé à servir l’Église toute sa vie et, en échange, l’évêque
s’engage, lui, à pourvoir à ses besoins […] »« . On peut parler de traitement, si vous voulez, au sens très
large, mais je dirais entre guillemets. Mais pas de salaire ! Pas de salaire ! » Les guillemets sont un des
marqueurs les plus puissants de la dénégation et du passage à l’ordre de l’économie symbolique.
Les clercs eux-mêmes ont aussi un statut économique ambigu, qu’ils vivent dans la
méconnaissance : ils sont pauvres (SMIG), mais d’une pauvreté apparente (ils reçoivent toutes sortes de
dons) et élective (leurs ressources leur venant sous la forme d’offrandes, de dons, ils sont sous la
dépendance de leur clientèle). Cette structure convient à des habitus doubles, dotés du génie de
l’euphémisme, de l’ambiguïsation des pratiques et des discours, du double sens sans double jeu. Le
directeur des pèlerinages pour la région parisienne parle d’« animation spirituelle » à propos de Lourdes.
Quand il parle de « clientèle », il rit comme devant un mot grossier. Le langage religieux fonctionne en
permanence comme instrument d’euphémisation. Il suffit de le laisser jouer, de laisser jouer les
automatismes inscrits dans l’habitus religieux, dont il est une dimension essentielle. Cette duplicité
structurale, qui conduit à des stratégies de coup double – permettant de cumuler le profit religieux et le
profit économique – et de double langage, pourrait être un des invariants du personnage du mandataire
(prêtre, délégué, homme politique) d’une Église ou d’un parti.
On a ainsi affaire à des entreprises (scolaires, médicales, caritatives, etc.) qui, fonctionnant dans
la logique du bénévolat et de l’offrande, ont un avantage considérable dans la compétition économique
(parmi ces avantages, l’effet de label : l’adjectif chrétien ayant valeur d’une garantie de morale quasi

164
domestique). Mais ces entreprises objectivement économiques ne peuvent bénéficier de ces avantages
que pour autant que sont continuellement reproduites les conditions de la méconnaissance de leur
dimension économique, c’est-à-dire aussi longtemps que les agents parviennent à croire et à faire croire
que leurs actions n’ont aucune incidence économique.
On comprend ainsi combien il est essentiel, du point de vue méthodologique, d’éviter de
dissocier les fonctions économiques et les fonctions religieuses, c’est-à-dire la dimension proprement
économique de la pratique et la symbolisation qui rend possible l’accomplissement des fonctions
économiques. Le discours n’est pas quelque chose en plus ; il fait partie de l’économie même. Et, si l’on
veut faire des comptes justes, il faut le prendre en compte, comme tant d’efforts apparemment gaspillés
en travail d’euphémisation : le travail religieux comporte une dépense considérable d’énergie destinée
à convertir l’activité à dimension économique en tâche sacrée ; il faut accepter de perdre du temps, de
faire des efforts, de souffrir même, pour croire (et faire croire) qu’on fait autre chose que ce que l’on
fait. Il y a de la déperdition, mais la loi de la conservation de l’énergie reste vraie parce que ce qui est
perdu se retrouve sur un autre poste. Ce qui vaut au niveau des laïcs est vrai au énième degré au niveau
des clercs qui sont toujours dans la logique de la self-deception. Mais parler de self-deception peut faire
croire que chaque agent est seul responsable de son mensonge à soi-même. En fait, le travail de self-
deception est un travail collectif, soutenu par tout un ensemble d’institutions sociales d’assistance, dont
la première et la plus puissante est le langage qui n’est pas seulement moyen d’expression, mais aussi
principe de structuration fonctionnant avec le soutien d’un groupe qui s’y retrouve : la mauvaise foi
collective est inscrite dans l’objectivité du langage (en particulier dans les euphémismes, les formules
rituelles, les termes d’adresse – « mon père », « ma sœur », etc. – et de référence), de la liturgie, de la
technologie sociale de la gestion catholique des échanges et des relations sociales (par exemple, toutes
les traditions organisationnelles) et aussi dans les corps, dans les habitus, les manières d’être, de parler,
etc. ; elle est renforcée en permanence par la logique de l’économie des biens symboliques qui encourage
et récompense cette duplicité structurale. Par exemple, la logique de la relation « fraternelle » est inscrite
dans des dispositions socialement instituées, mais aussi dans des traditions, des lieux : il y a toute une
série de revues qui s’appellent Dialogue ou appellent au « dialogue », il y a des professionnels du
dialogue, qui peuvent dialoguer avec les gens les plus différents en entrant dans les langages les plus
différents, il y a des lieux de rencontres, etc.
Enfin, j’ai déjà esquissé ailleurs l’analyse de l’économie des biens publics et du champ
bureaucratique, de l’État, comme un des lieux de dénégation de l’économie. (…) L’ordre du « public »,
de la « chose publique », se constitue historiquement à travers l’émergence d’un champ où des actes
d’intérêt général, de service public, soient possibles, encouragés, connus, reconnus et récompensés. « Il
reste que ce champ bureaucratique n’a jamais réussi à obtenir de ses agents des dévouements aussi
complets que ceux qu’obtient la famille (ou même l’Église) et que le service des intérêts de l’État est
toujours concurrencé par le service des intérêts personnels ou familiaux. Le droit public doit rappeler

165
que « l’administration ne fait pas de cadeaux ». Et, de fait, une action administrative qui bénéficie de
manière individualisée à une personne privée est suspecte, voire illicite.

Il me reste à dégager les principes de la logique que les différents univers que j’ai rapidement
évoqués ont en commun. »
L’économie des biens symboliques repose sur le refoulement ou la censure de l’intérêt
économique (au sens restreint du terme). En conséquence, la vérité économique, c’est-à-dire le prix, doit
être cachée activement ou passivement ou laissée dans le vague. L’économie des biens symboliques est
une économie du flou et de l’indéterminé. Elle repose sur un tabou de l’explicitation (tabou que l’analyse
enfreint, par définition, s’exposant ainsi à faire apparaître comme calculatrices et intéressées des
pratiques qui se définissent contre le calcul et l’intérêt).
Du fait de ce refoulement, les stratégies et les pratiques caractéristiques de l’économie des biens
symboliques sont toujours ambiguës, à double face, et même apparemment contradictoires (par exemple,
les biens y ont un prix et sont « sans prix »). Cette dualité des vérités mutuellement exclusives, tant dans
les pratiques que dans le discours (euphémisme), ne doit pas être pensée comme duplicité, hypocrisie,
mais comme dénégation assurant (…) la coexistence des opposés (on peut tenter d’en rendre compte par
la métaphore de l’accord musical : apostolat/marketing, fidèles/clients, culte/travail,
production/création, etc.).
Le travail de dénégation, de refoulement, ne peut réussir que parce qu’il est collectif et fondé
sur l’orchestration des habitus de ceux qui l’accomplissent ou, en termes plus simples, sur un accord
non intentionnellement conclu ni concerté entre les dispositions des agents directement ou indirectement
concernés. L’économie des échanges symboliques repose non sur la logique de l’action rationnelle ou
de la common knowledge (je sais que tu sais que je sais que tu me rendras) qui conduit à penser les
actions les plus caractéristiques de cette économie comme contradictoires ou impossibles mais sur la
méconnaissance partagée (je suis ainsi fait, disposé, que je sais et ne veux pas savoir que tu sais et ne
veux pas savoir que je sais et ne veux pas savoir que tu me rendras un contre-don). Le travail collectif
de refoulement n’est possible que si les agents sont dotés des mêmes catégories de perception et
d’appréciation : pour que la relation à double face entre l’aîné et le cadet puisse fonctionner durablement,
il faut que soient réunis, comme dans la société béarnaise d’autrefois, la soumission du cadet et son
dévouement aux intérêts de la lignée – l’« esprit de famille » –, la générosité et la délicatesse de l’aîné,
principe des attentions et des égards envers son frère, et, chez tous les autres, dans la famille ou au-
dehors, des dispositions semblables qui font que les conduites conformes sont approuvées et
récompensées symboliquement.
Ces dispositions communes, et la doxa partagée qu’elles fondent, sont le produit d’une
socialisation identique ou semblable conduisant à l’incorporation généralisée des structures du marché
des biens symboliques sous la forme de structures cognitives accordées avec les structures objectives de
ce marché. La violence symbolique repose sur l’accord entre les structures constitutives de l’habitus des

166
dominés et la structure de la relation de domination à laquelle ils (ou elles) s’appliquent : le dominé
perçoit le dominant à travers des catégories que la relation de domination a produites et qui, de ce fait,
sont conformes aux intérêts du dominant.
Du fait que l’économie des biens symboliques est fondée sur la croyance, la reproduction ou la
crise de cette économie trouvent leur principe dans la reproduction ou la crise de la croyance, c’est-à-
dire dans la perpétuation ou la rupture de l’accord entre les structures mentales (catégories de perception
et d’appréciation, systèmes de préférence) et les structures objectives. Mais la rupture ne peut pas
résulter d’une simple prise de conscience ; la transformation des dispositions ne peut aller sans une
transformation préalable ou concomitante des structures objectives dont elles sont le produit et
auxquelles elles peuvent survivre.

Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, coll. « Liber », 1997, p. 291—295.

La double vérité du travail

Comme le don, le travail ne peut se comprendre dans sa double vérité, dans sa vérité
objectivement double, (…). Le coup de force objectivant qui a été nécessaire pour constituer le travail
salarié dans sa vérité objective a fait oublier que cette vérité a dû être conquise contre la vérité subjective
qui (…) ne devient vérité objective que dans certaines situations de travail exceptionnelles :
l’investissement dans le travail, donc la méconnaissance de la vérité objective du travail comme
exploitation, qui porte à trouver dans le travail un profit intrinsèque, irréductible au simple revenu en
argent, fait partie des conditions réelles de l’accomplissement du travail, et de l’exploitation (…).
L’expérience du travail se situe entre deux limites, le travail forcé, qui n’est déterminé que par
la contrainte externe, et le travail scolastique, dont la limite est l’activité quasi ludique de l’artiste ou de
l’écrivain ; plus on s’éloigne de la première, moins on travaille directement pour de l’argent et plus
« l’intérêt » du travail, la gratification inhérente au fait d’accomplir le travail s’accroît – ainsi que
l’intérêt lié aux profits symboliques associés au nom de la profession ou au statut professionnel et à la
qualité des relations de travail qui vont souvent de pair avec l’intérêt intrinsèque du travail. (C’est parce
que le travail procure, en lui-même, un profit que la perte de l’emploi entraîne une mutilation symbolique
qui est imputable, autant qu’à la perte du salaire, à la perte des raisons d’être associées au travail et au
monde du travail.). Les travailleurs peuvent concourir à leur propre exploitation par l’effort même qu’ils
font pour s’approprier leur travail et qui les attache à lui par l’intermédiaire des libertés, souvent infimes
et presque toujours « fonctionnelles », qui leur sont laissées et sous l’effet de la concurrence née des
différences – par rapport aux ouvriers spécialisés, aux immigrés, aux jeunes, aux femmes – qui sont
constitutives de l’espace professionnel fonctionnant comme champ. C’est le cas notamment lorsque des
dispositions comme celles que X appelle « les préjugés de vocation professionnelle » (« conscience
professionnelle », « respect des outils de production », etc.) et qui s’acquièrent dans certaines conditions

167
(avec l’hérédité professionnelle notamment) trouvent les conditions de leur actualisation dans certaines
caractéristiques du travail lui-même, qu’il s’agisse de la concurrence au sein de l’espace professionnel,
avec par exemple les primes ou les privilèges symboliques, ou de l’octroi d’une certaine marge de
manœuvre dans l’organisation des tâches qui permet au travailleur de s’aménager des espaces de liberté
et d’investir dans son travail tout ce surcroît non prévu dans le contrat de travail (…).
On peut ainsi supposer que la vérité subjective est d’autant plus éloignée de la vérité objective
que la maîtrise du travailleur sur son travail est plus grande (ainsi, dans le cas des artisans sous-traitants
ou des paysans parcellaires soumis aux industries agroalimentaires, l’exploitation peut prendre la forme
de l’auto-exploitation) ; d’autant plus aussi que le lieu de travail (bureau, service, entreprise, etc.)
fonctionne davantage comme un espace de concurrence où s’engendrent des enjeux irréductibles à leur
dimension strictement économique, enjeux propres à produire des investissements disproportionnés
avec les profits économiques reçus en retour (avec par exemple les nouvelles formes d’exploitation des
détenteurs de capital culturel, dans la recherche industrielle, la publicité, les moyens de communication
modernes, etc., ainsi que toutes les formes de paiement en profits symboliques, peu coûteux
économiquement, une prime au rendement pouvant agir autant par son effet distinctif que par sa valeur
économique).
Enfin, l’effet de ces facteurs structuraux dépend évidemment des dispositions des travailleurs :
la propension à investir dans le travail et à en méconnaître la vérité objective est sans doute d’autant
plus grande que les attentes collectives inscrites dans le poste s’accordent plus complètement avec les
dispositions de leurs occupants (par exemple, dans le cas des petits fonctionnaires de contrôle, la bonne
volonté, le rigorisme, etc.). Ainsi, le plus « subjectif » et le plus « personnel » en apparence fait partie
intégrante de la réalité dont l’analyse doit rendre compte en chaque cas dans des modèles capables
d’intégrer les représentations des agents qui, parfois réalistes, souvent fictives, parfois fantastiques, mais
toujours partielles, sont toujours partiellement efficientes.
Dans les situations de travail les plus contraignantes, comme le travail à la chaîne,
l’investissement dans le travail tend à varier en raison inverse de la contrainte externe dans le travail. Il
s’ensuit que, dans beaucoup de situations de travail, la marge de liberté laissée au travailleur (la part de
flou dans la définition des tâches qui donne une possibilité de jeu) est un enjeu central : elle introduit le
risque du non-travail ou même du sabotage, du coulage, etc. ; mais elle ouvre la possibilité de
l’investissement dans le travail et de l’auto-exploitation. Ce qui dépend, pour une grande part, de la
manière dont elle est perçue, appréciée et comprise (donc des schèmes de perception et, en particulier,
des traditions professionnelles, et syndicales, et aussi de la mémoire des conditions dans lesquelles elle
a été acquise ou conquise, et de la situation antérieure). Paradoxalement, c’est parce qu’elle est perçue
comme une conquête (par exemple la liberté de fumer une cigarette, de se déplacer, etc.) ou même un
privilège (accordé aux plus anciens ou aux plus qualifiés) qu’elle peut contribuer à masquer la contrainte
globale qui en fait toute la valeur. Le petit rien auquel on tient le plus fait oublier tout le reste (ainsi,
dans les asiles, les petits avantages des anciens font oublier l’asile et jouent dans le processus

168
d’« asilisation », d’adaptation progressive à l’asile, tel que le décrit Y, un rôle semblable à celui des
petites conquêtes, individuelles ou collectives, dans le processus d’« usinisation »). Les stratégies des
dominants peuvent (…) consiste à alterner le renforcement de la contrainte et de la tension et le
relâchement partiel, qui fait apparaître le retour à l’état antérieur comme un privilège, le moindre mal
comme un bien (…).
Ainsi, la liberté de jeu que s’assurent les agents (…) peut être la condition de leur contribution
à leur propre exploitation. C’est en s’appuyant sur ce principe que le management moderne, tout en
veillant à garder le contrôle des instruments de profit, laisse aux travailleurs la liberté d’organiser leur
travail, contribuant ainsi à augmenter leur bien-être mais aussi à déplacer leur intérêt du profit externe
du travail (le salaire) vers le profit intrinsèque. Les nouvelles techniques de gestion des entreprises, et
en particulier tout ce que l’on englobe sous le nom de « management participatif », peuvent se
comprendre comme un effort pour tirer parti de manière méthodique et systématique de toutes les
possibilités que l’ambiguïté du travail offre objectivement aux stratégies patronales. Par opposition par
exemple au charisme bureaucratique qui permet au chef administratif d’obtenir une forme de surtravail
et d’auto-exploitation, les nouvelles stratégies de manipulation – « enrichissement des tâches »,
encouragement à l’innovation et à la communication de l’innovation, « cercles de qualité », évaluation
permanente, autocontrôle – qui visent à favoriser l’investissement dans le travail, sont explicitement
énoncées et consciemment élaborées, sur la base d’études scientifiques, générales ou appliquées à
l’entreprise particulière.
Mais l’illusion que l’on pourrait avoir parfois que se trouve réalisée, au moins en quelques lieux,
l’utopie de la maîtrise entière du travailleur sur son propre travail ne doit pas faire oublier les conditions
cachées de la violence symbolique exercée par le nouveau management. Si elle exclut le recours aux
contraintes plus brutales et plus visibles des modes de gouvernement anciens, cette violence douce
continue à s’appuyer sur un rapport de force qui resurgit dans la menace du débauchage et la crainte,
plus ou moins savamment entretenue, liée à la précarité de la position occupée. De là, une contradiction,
dont le personnel d’encadrement connaissait depuis longtemps les effets, entre les impératifs de la
violence symbolique, qui imposent tout un travail de dissimulation et de transfiguration de la vérité
objective de la relation de domination, et les conditions structurales qui rendent possible son exercice.
Contradiction qui se fait d’autant plus forte que le recours aux suppressions d’emplois comme technique
d’ajustement commercial et financier tend à mettre à nu la violence structurale.

169
Séance 9 : Violence symbolique et domination masculine

Pierre Bourdieu, La domination masculine, Paris, Seuil, « Liber », 1998, p. 18.

Les paysans montagnards de Kabylie ont sauvegardé, par-delà les conquêtes et les conversions
et sans doute en réaction contre elles, des structures qui, protégées notamment par la cohérence pratique,
relativement inaltérée, de conduites et de discours partiellement arrachés au temps par la stéréo-
typisation rituelle, représentent une forme paradigmatique de la vision « phallonarcissique » et de la
cosmologie androcentrique qui sont communes à toutes les sociétés méditerranéennes et qui survivent,
encore aujourd’hui, mais à l’état partiel et comme éclaté, dans nos structures cognitives et nos structures
sociales. (…)

Pierre Bourdieu, La domination masculine, Paris, Seuil, « Liber », 1998, p. 53 – 64.

La violence symbolique

(…) je voudrais mettre en garde seulement contre les contresens les plus grossiers qui sont
communément commis à propos de la notion de violence symbolique et qui ont tous pour principe une
interprétation plus ou moins réductrice de l’adjectif « symbolique » (…). Prenant « symbolique » dans
un de ses sens les plus communs, on suppose parfois que mettre l’accent sur la violence symbolique,
c’est minimiser le rôle de la violence physique et (faire) oublier qu’il y a des femmes battues, violées,
exploitées, ou, pis, vouloir disculper les hommes de cette forme de violence. Ce qui n’est pas du tout le
cas, évidemment. Entendant « symbolique », par opposition à réel, effectif, on suppose que la violence
symbolique serait une violence purement « spirituelle » et, en définitive, sans effets réels. « C’est cette
distinction naïve, propre à un matérialisme primaire, que la théorie matérialiste de l’économie des biens
symboliques, que je travaille à construire depuis de nombreuses années, vise à détruire, en faisant sa
place dans la théorie à l’objectivité de l’expérience subjective des relations de domination. Autre
malentendu, la référence à l’ethnologie, dont j’ai essayé de montrer ici les fonctions heuristiques, est
soupçonnée d’être un moyen de restaurer, sous des dehors scientifiques, le mythe de l’« éternel
féminin » (ou masculin) ou, plus grave, d’éterniser la structure de la domination masculine en la
décrivant comme invariante et éternelle. Alors que, loin d’affirmer que les structures de domination sont
anhistoriques, j’essaierai d’établir qu’elles sont le produit d’un travail incessant (donc historique) de
reproduction auquel contribuent des agents singuliers (dont les hommes, avec des armes comme la
violence physique et la violence symbolique) et des institutions, familles, Église, École, État.
Les dominés appliquent des catégories construites du point de vue des dominants aux relations
de domination, les faisant ainsi apparaître comme naturelles. Ce qui peut conduire à une sorte d’auto-

170
dépréciation, voire d’auto-dénigrement systématiques, visibles notamment, on l’a vu, dans la
représentation que les femmes kabyles se font de leur sexe comme une chose déficiente, laide, voire
repoussante (ou, dans nos univers, dans la vision que nombre de femmes ont de leur corps comme non
conforme aux canons esthétiques imposés par la mode), et, plus généralement, dans leur adhésion à une
image dévalorisante de la femme. La violence symbolique s’institue par l’intermédiaire de l’adhésion
que le dominé ne peut pas ne pas accorder au dominant (donc à la domination) lorsqu’il ne dispose, pour
le penser et pour se penser ou, mieux, pour penser sa relation avec lui, que d’instruments de connaissance
qu’il a en commun avec lui et qui, n’étant que la forme incorporée de la relation de domination, font
apparaître cette relation comme naturelle ; ou, en d’autres termes, lorsque les schèmes qu’il met en
œuvre pour se percevoir et s’apprécier, ou pour apercevoir et apprécier les dominants (élevé/bas,
masculin/féminin, blanc/noir, etc.), sont le produit de l’incorporation des classements, ainsi naturalisés,
dont son être social est le produit.
Faute de pouvoir évoquer avec assez de raffinement (…) des exemples assez nombreux, assez
divers et assez parlants de situations concrètes où s’exerce cette violence douce et souvent invisible, je
m’en tiendrai à des observations qui, dans leur objectivisme, s’imposent de manière plus indiscutable
que la description de l’infiniment petit des interactions. On constate ainsi que les femmes françaises
déclarent, à une très large majorité, qu’elles souhaitent avoir un conjoint plus âgé et aussi, de manière
tout à fait cohérente, plus grand qu’elles, les deux tiers d’entre elles allant jusqu’à refuser explicitement
un homme moins grand. Que signifie ce refus de voir disparaître les signes ordinaires de la « hiérarchie »
sexuelle ? « Accepter une inversion des apparences, répond X, c’est donner à penser que c’est la femme
qui domine, ce qui (paradoxalement) l’abaisse socialement : elle se sent diminuée avec un homme
diminué. Il ne suffit donc pas de remarquer que les femmes s’accordent en général avec les hommes
(qui, de leur côté, préfèrent des femmes plus jeunes) pour accepter les signes extérieurs d’une position
dominée ; elles prennent en compte, dans la représentation qu’elles se font de leur relation avec l’homme
auquel leur identité sociale est (ou sera) attachée, la représentation que l’ensemble des hommes et des
femmes seront inévitablement conduits à se faire de lui en lui appliquant les schèmes de perception et
d’appréciation universellement partagés (dans le groupe considéré). Du fait que ces principes communs
exigent de manière tacite et indiscutable que l’homme occupe, au moins en apparence et vis-à-vis de
l’extérieur, la position dominante dans le couple, c’est pour lui, pour la dignité qu’elles lui reconnaissent
a priori et qu’elles veulent voir universellement reconnue, mais aussi pour elles-mêmes, pour leur propre
dignité, qu’elles ne peuvent vouloir et aimer qu’un homme dont la dignité est clairement affirmée et
attestée dans et par le fait qu’« il les dépasse » visiblement. Cela, évidemment, en dehors de tout calcul,
à travers l’arbitraire apparent d’une inclination qui ne se discute ni se raisonne, mais qui, comme l’atteste
l’observation des écarts souhaités, et aussi réels, ne peut naître et s’accomplir que dans l’expérience de
la supériorité dont l’âge et la taille (justifiés comme des indices de maturité et des garanties de sécurité)
sont les signes les plus indiscutables et les plus clairement reconnus de tous.

171
Il suffit, pour aller jusqu’au bout des paradoxes que seule une vision dispositionnaliste permet
de comprendre, de noter que les femmes qui se montrent les plus soumises au modèle « traditionnel »
– en disant souhaiter un écart d’âge plus grand – se rencontrent surtout chez les artisans, les
commerçants, les paysans et aussi les ouvriers, catégories dans lesquelles le mariage reste, pour les
femmes, le moyen privilégié d’acquérir une position sociale ; comme si, étant le produit d’un ajustement
inconscient aux probabilités associées à une structure objective de domination, les dispositions soumises
qui s’expriment dans ces préférences produisaient l’équivalent de ce que pourrait être un calcul de
l’intérêt bien compris. Au contraire, ces dispositions tendent à s’affaiblir – avec, sans doute, des effets
d’hysteresis qu’une analyse des variations des pratiques non seulement selon la position occupée, mais
aussi selon la trajectoire permettrait de saisir – à mesure que décroît la dépendance objective, qui
contribue à les produire, et à les entretenir (la même logique de l’ajustement des dispositions aux chances
objectives expliquant que l’on puisse constater que l’accès des femmes au travail professionnel est un
facteur prépondérant de leur accès au divorce). Ce qui tend à confirmer que, contrairement à la
représentation romantique, l’inclination amoureuse « n’est pas exempte d’une forme de rationalité qui
ne doit rien au calcul rationnel ou, en d’autres termes, que l’amour est souvent pour une part amor fati,
amour du destin social.
On ne peut donc penser cette forme particulière de domination qu’à condition de dépasser
l’alternative de la contrainte (par des forces) et du consentement (à des raisons), de la coercition
mécanique et de la soumission volontaire, libre, délibérée, voire calculée. L’effet de la domination
symbolique (qu’elle soit d’ethnie, de genre, de culture, de langue, etc.) s’exerce non dans la logique pure
des consciences connaissantes, mais à travers les schèmes de perception, d’appréciation et d’action qui
sont constitutifs des habitus et qui fondent, en deçà des décisions de la conscience et des contrôles de la
volonté, une relation de connaissance profondément obscure à elle-même. Ainsi, la logique paradoxale
de la domination masculine et de la soumission féminine, dont on peut dire à la fois, et sans
contradiction, qu’elle est spontanée et extorquée, ne se comprend que si l’on prend acte des effets
durables que l’ordre social exerce sur les femmes (et les hommes), c’est-à-dire des dispositions
spontanément accordées à cet ordre qu’elle leur impose.
La force symbolique est une forme de pouvoir qui s’exerce sur les corps, directement, et comme
par magie, en dehors de toute contrainte physique ; mais cette magie n’opère qu’en s’appuyant sur des
dispositions déposées, tels des ressorts, au plus profond des corps. Si elle peut agir comme un déclic,
c’est-à-dire avec une dépense extrêmement faible d’énergie, c’est qu’elle ne fait que déclencher les
dispositions que le travail d’inculcation et d’incorporation a déposées en ceux ou celles qui, de ce fait,
lui donnent prise. Autrement dit, elle trouve ses conditions de possibilité, et sa contrepartie économique
(en un sens élargi du mot), dans l’immense travail préalable qui est nécessaire pour opérer une
transformation durable des corps et produire les dispositions permanentes qu’elle déclenche et réveille ;
action transformatrice d’autant plus puissante qu’elle s’exerce, pour l’essentiel, de manière invisible et

172
insidieuse, au travers de la familiarisation insensible avec un monde physique symboliquement structuré
et de l’expérience précoce et prolongée d’interactions habitées par les structures de domination.
Les actes de connaissance et de reconnaissance pratiques de la frontière magique entre les
dominants et les dominés que la magie du pouvoir symbolique déclenche, et par lesquels les dominés
contribuent, souvent à leur insu, parfois contre leur gré, à leur propre domination en acceptant tacitement
les limites imposées, prennent souvent la forme d’émotions corporelles – honte, humiliation, timidité,
anxiété, culpabilité – ou de passions et de sentiments – amour, admiration, respect – ; émotions d’autant
plus douloureuses parfois qu’elles se trahissent dans des manifestations visibles, comme le
rougissement, l’embarras verbal, la maladresse, le tremblement, la colère ou la rage impuissante, autant
de manières de se soumettre, fût-ce malgré soi et à son corps défendant, au jugement dominant, autant
de façons d’éprouver, parfois dans le conflit intérieur et le clivage du moi, la complicité sou « terraine
qu’un corps qui se dérobe aux directives de la conscience et de la volonté entretient avec les censures
inhérentes aux structures sociales.
Les passions de l’habitus dominé (du point de vue du genre, de l’ethnie, de la culture ou de la
langue), relation sociale somatisée, loi sociale convertie en loi incorporée, ne sont pas de celles que l’on
peut suspendre par un simple effort de la volonté, fondé sur une prise de conscience libératrice. S’il est
tout à fait illusoire de croire que la violence symbolique peut être vaincue par les seules armes de la
conscience et de la volonté, c’est que les effets et les conditions de son efficacité sont durablement
inscrits au plus intime des corps sous forme de dispositions. On le voit notamment dans le cas des
relations de parenté et de toutes les relations conçues selon ce modèle, où ces inclinations durables du
corps socialisé s’expriment et se vivent dans la logique du sentiment (amour filial, fraternel, etc.) ou du
devoir qui, souvent confondus dans l’expérience du respect et du dévouement affectif, peuvent survivre
longtemps à la disparition de leurs conditions sociales de production. On observe ainsi que, lorsque les
contraintes externes s’abolissent et que les libertés formelles – droit de vote, droit à l’éducation, accès à
toutes les professions, y compris politiques – sont acquises, l’auto-exclusion et la « vocation » (qui
« agit » de manière négative autant que positive) viennent prendre le relais de l’exclusion expresse : le
rejet hors des lieux publics, qui, lorsqu’il s’affirme explicitement, comme chez les Kabyles, condamne
les femmes à des espaces séparés et fait de l’approche d’un espace masculin, comme les abords du lieu
d’assemblée, une épreuve terrible, peut s’accomplir ailleurs, presque aussi efficacement, au travers de
cette sorte d’agoraphobie socialement imposée qui peut survivre longtemps à l’abolition des interdits
les plus visibles et qui conduit les femmes à s’exclure elles-mêmes de l’agora.
Rappeler les traces que la domination imprime durablement dans les corps et les effets qu’elle
exerce à travers elles, ce n’est pas apporter des armes à cette manière, particulièrement vicieuse, de
ratifier la domination qui consiste à assigner aux femmes la responsabilité de leur propre oppression, en
suggérant, comme on le fait parfois, qu’elles choisissent d’adopter des pratiques soumises (« les femmes
sont leurs pires ennemies ») ou même qu’elles aiment leur propre domination, qu’elles « jouissent » des
traitements qui leur sont infligés, par une sorte de masochisme constitutif de leur nature. Il faut admettre

173
à la fois que les dispositions « soumises » dont on s’autorise parfois pour « blâmer la victime » sont le
produit des structures objectives, et que ces structures ne doivent leur efficacité qu’aux dispositions
qu’elles déclenchent et qui contribuent à leur reproduction. Le pouvoir symbolique ne peut s’exercer
sans la contribution de ceux qui le subissent et qui ne le subissent que parce qu’ils le construisent comme
tel. Mais, évitant de s’arrêter à ce constat (…), il faut prendre acte et rendre compte de la construction
sociale des structures cognitives qui organisent les actes de construction du monde et de ses pouvoirs.
Et apercevoir ainsi clairement que cette construction pratique, loin d’être l’acte intellectuel conscient,
libre, délibéré d’un « sujet » isolé, est elle-même l’effet d’un pouvoir, inscrit durablement dans le corps
des dominés sous la forme de schèmes de perception et de dispositions (à admirer, à respecter, à aimer,
etc.) qui rendent sensible à certaines manifestations symboliques du pouvoir.
S’il est vrai que, lors même qu’elle paraît reposer sur la force nue, celle des armes ou celle de
l’argent, la reconnaissance de la domination suppose toujours un acte de connaissance, cela n’implique
pas pour autant que l’on soit fondé à la décrire dans le langage de la conscience, par un « biais »
intellectualiste (…) qui (…) porte à attendre l’affranchissement des femmes de l’effet automatique de
la « prise de conscience », en ignorant, faute d’une théorie dispositionnelle des pratiques, l’opacité et
l’inertie qui résultent de l’inscription des structures sociales dans les corps. (…)
Ces distinctions critiques n’ont rien de gratuit : elles impliquent en effet que la révolution
symbolique qu’appelle le mouvement féministe ne peut se réduire à une simple conversion des
consciences et des volontés. Du fait que le fondement de la violence symbolique réside non dans des
consciences mystifiées qu’il suffirait d’éclairer mais dans des dispositions ajustées aux structures de
domination dont elles sont le produit, on ne peut attendre une rupture de la relation de complicité que
les victimes de la domination symbolique accordent aux dominants que d’une transformation radicale
des conditions sociales de production des dispositions qui portent les dominés à prendre sur les
dominants et sur eux-mêmes le point de vue même des dominants. La violence symbolique ne
s’accomplit qu’à travers un acte de connaissance et de méconnaissance pratique qui s’effectue en deçà
de la conscience et de la volonté et qui confère leur « pouvoir hypnotique » à toutes ses manifestations,
injonctions, suggestions, séductions, menaces, reproches, ordres ou rappels à l’ordre. Mais un rapport
de domination qui ne fonctionne qu’à travers la complicité des dispositions dépend profondément, pour
sa perpétuation ou sa transformation, de la perpétuation ou de la transformation des structures dont ces
dispositions sont le produit. (…)

Pierre Bourdieu, La domination masculine, Paris, Seuil, « Liber », 1998, p. 74 – 78.

Virilité et violence

Si les femmes, soumises à un travail de socialisation qui tend à les diminuer, à les nier, font
l’apprentissage des vertus négatives d’abnégation, de résignation et de silence, les hommes sont aussi

174
prisonniers, et sournoisement victimes, de la représentation dominante. Comme les dispositions à la
soumission, celles qui portent à revendiquer et à exercer la domination ne sont pas inscrites dans une
nature et elles doivent être construites par un long travail de socialisation, c’est-à-dire, comme on l’a vu,
de différenciation active par rapport au sexe opposé. L’état d’homme (…) implique un devoir-être (…)
qui s’impose sur le mode du « cela va de soi », sans discussion. Pareil à la noblesse, l’honneur – qui
s’est inscrit dans le corps sous la forme d’un ensemble de dispositions d’apparence naturelle, souvent
visibles dans une manière particulière de se tenir, de tenir son corps, un port de tête, un maintien, une
démarche, solidaire d’une manière de penser et d’agir, un ethos, une croyance, etc. – gouverne l’homme
d’honneur, en dehors de toute contrainte externe. Il dirige (au double sens) ses pensées et ses pratiques
à la façon d’une force (« c’est plus fort que lui ») mais « sans le contraindre mécaniquement (il peut se
dérober et n’être pas à la hauteur de l’exigence) ; il guide son action à la façon d’une nécessité logique
(« il ne peut faire autrement » sous peine de se renier), mais sans s’imposer à lui comme une règle, ou
comme l’implacable verdict logique d’une sorte de calcul rationnel. Cette force supérieure, qui peut lui
faire accepter comme inévitables ou comme allant de soi, c’est-à-dire sans délibération ni examen, des
actes qui apparaîtraient à d’autres comme impossibles ou impensables, c’est la transcendance du social
qui s’est faite corps et qui fonctionne comme amor fati, amour du destin, inclination corporelle à réaliser
une identité constituée en essence sociale et ainsi transformée en destin. La noblesse, ou le point
d’honneur (…), au sens d’ensemble de dispositions considérées comme nobles (courage physique et
moral, générosité, magnanimité, etc.), est le produit d’un travail social de nomination et d’inculcation
au terme duquel une identité sociale instituée par une de ces « lignes de démarcation mystiques »,
connues et reconnues de tous que dessine le monde social s’inscrit dans une nature biologique, et devient
habitus, loi sociale incorporée.
Le privilège masculin est aussi un piège et il trouve sa contrepartie dans la tension et la
contention permanentes, parfois poussées jusqu’à l’absurde, qu’impose à chaque homme le devoir
d’affirmer en toute circonstance sa virilité21. Dans la mesure où il a en fait pour sujet un collectif, la
lignée ou la maison, lui-même soumis aux exigences qui sont immanentes à l’ordre symbolique, le point
d’honneur se présente en fait comme un idéal, ou, mieux, un système d’exigences qui est voué à rester,
en plus d’un cas, inaccessible. La virilité, entendue comme capacité reproductive, sexuelle et sociale,
mais aussi comme aptitude au combat et à l’exercice de la violence (dans la vengeance notamment), est
avant tout une charge. Par opposition à la femme, dont l’honneur, essentiellement négatif, ne peut
qu’être défendu ou perdu, sa vertu étant successivement virginité et fidélité, l’homme « vraiment

21
Et d’abord, dans le cas au moins des sociétés nord-africaines, sur le plan sexuel, comme l’atteste, selon le
témoignage, recueilli dans les années soixante, d’un pharmacien d’Alger, le recours très fréquent et très commun
des hommes à des aphrodisiaques – toujours très fortement représentés dans la pharmacopée des apothicaires
traditionnels. La virilité est en effet à l’épreuve d’une forme plus ou moins masquée de jugement collectif, à
l’occasion des rites de défloration de la mariée, mais aussi à travers les conversations féminines qui font une grande
place aux choses sexuelles et aux défaillances de la virilité. La ruée qu’a suscitée, en Europe comme aux États-
Unis, l’apparition, au début de 1998, de la pilule Viagra atteste, avec nombre d’écrits de psychothérapeutes et de
médecins, que l’anxiété à propos des manifestations physiques de la virilité n’a rien d’un particularisme exotique.

175
homme » est celui qui se sent tenu d’être à la hauteur de la possibilité qui lui est offerte d’accroître son
honneur en cherchant la gloire et la distinction dans la sphère publique. L’exaltation des valeurs
masculines a sa contrepartie ténébreuse dans les peurs et les angoisses que suscite la féminité : faibles
et principes de faiblesse en tant qu’incarnations de la vulnérabilité de l’honneur, de la h’urma, sacré
gauche (féminin, par opposition au sacré droit, masculin), toujours exposées à l’offense, les femmes
sont aussi fortes de toutes les armes de la faiblesse, comme la ruse diabolique, thah’ raymith, et la magie.
Tout concourt ainsi à faire de l’idéal impossible de virilité le principe d’une immense vulnérabilité. C’est
elle qui conduit, paradoxalement, à l’investissement, parfois forcené, dans tous les jeux de violence
masculins, tels dans nos sociétés les sports, et tout spécialement ceux qui sont les mieux faits pour
produire les signes visibles de la masculinité, et pour manifester et aussi éprouver les qualités dites
viriles, comme les sports de combat.
Comme l’honneur – ou la honte, son envers, dont on sait que, à la différence de la culpabilité,
elle est éprouvée devant les autres –, la virilité doit être validée par les autres hommes, dans sa vérité de
violence actuelle ou potentielle, et certifiée par la reconnaissance de l’appartenance au groupe des « vrais
hommes ». Nombre de rites d’institution, scolaires ou militaires notamment, comportent de véritables
épreuves de virilité orientées vers le renforcement des solidarités viriles. Des pratiques comme certains
viols collectifs des bandes d’adolescents – variante déclassée de la visite collective au bordel, si présente
dans les mémoires d’adolescents bourgeois – ont pour fin de mettre ceux qui sont à l’épreuve en demeure
d’affirmer devant les autres leur virilité dans sa vérité de violence, c’est-à-dire en dehors de toutes les
tendresses et de tous les attendrissements dévirilisants de l’amour, et elles manifestent de manière
éclatante l’hétéronomie de toutes les affirmations de la virilité, leur dépendance à l’égard du jugement
du groupe viril.
Certaines formes de « courage », celles qu’exigent ou reconnaissent les armées ou les polices
(et tout spécialement les « corps d’élite ») et les bandes de délinquants, mais aussi, plus banalement,
certains collectifs de travail – et qui, dans les métiers du bâtiment en particulier, encouragent ou
contraignent à refuser les mesures de prudence et à dénier ou à défier le danger par des conduites de
bravade responsables de nombreux accidents –, trouvent leur principe, paradoxalement, dans la peur de
perdre l’estime ou l’admiration du groupe, de « perdre la face » devant les « copains », et de se voir
renvoyer dans la catégorie typiquement féminine des « faibles », des « mauviettes », des
« femmelettes », des « pédés », etc. Ce que l’on appelle « courage » s’enracine ainsi parfois dans une
forme de lâcheté : il suffit, pour en convaincre, d’évoquer toutes les situations où, pour obtenir des actes
tels que tuer, torturer ou violer, la volonté de domination, d’exploitation ou d’oppression s’est appuyée
sur la crainte « virile » de s’exclure du « monde des « hommes » sans faiblesse, de ceux que l’on appelle
parfois des « durs » parce qu’ils sont durs pour leur propre souffrance et surtout pour la souffrance des
autres – assassins, tortionnaires et petits chefs de toutes les dictatures et de toutes les « institutions
totales », même les plus ordinaires, comme les prisons, les casernes ou les internats –, mais également,
nouveaux patrons de combat qu’exalte l’hagiographie néo-libérale et qui, souvent soumis, eux aussi, à

176
des épreuves de courage corporel, manifestent leur maîtrise en jetant au chômage leurs employés
excédentaires. La virilité, on le voit, est une notion éminemment relationnelle, construite devant et pour
les autres hommes et contre la féminité, dans une sorte de peur du féminin, et d’abord en soi-même. (…)

Pierre Bourdieu, La domination masculine, Paris, Seuil, « Liber », 1998, p. 81 – 97.

Le travail de transformation des corps, à la fois sexuellement différencié et sexuellement


différenciant, qui s’accomplit pour partie à travers les effets de la suggestion mimétique, pour partie à
travers des injonctions explicites, pour partie enfin à travers toute la construction symbolique de la vision
du corps biologique (et en particulier de l’acte sexuel, conçu comme acte de domination, de possession),
produit des habitus systématiquement différenciés et différenciants. La masculinisation du corps
masculin et la féminisation du corps féminin, tâches immenses et en un sens interminables qui, sans
doute plus que jamais aujourd’hui, exigent presque toujours une dépense considérable de temps et
d’efforts, déterminent une somatisation de la relation de domination, ainsi naturalisée. C’est à travers le
dressage des corps que s’imposent les dispositions les plus fondamentales, celles qui rendent à la fois
enclins et aptes à entrer dans les jeux sociaux les plus favorables au déploiement de la virilité : la
politique, les affaires, la science, etc. (La prime éducation encourage très inégalement les garçons et les
filles à s’engager dans ces jeux et favorise davantage chez les garçons les différentes formes de la libido
dominandi qui peut trouver des expressions sublimées dans les formes les plus « pures » de la libido
sociale, comme la libido sciendi22).

La masculinité comme noblesse

Bien que les conditions « idéales » que la société kabyle offrait aux pulsions de l’inconscient
androcentrique aient été en grande partie abolies et que la domination masculine ait perdu quelque chose
de son évidence immédiate, certains des mécanismes qui fondent cette domination continuent à
fonctionner, comme la relation de causalité circulaire qui s’établit entre les structures objectives de
l’espace social et les dispositions qu’elles produisent tant chez les hommes que chez les femmes. Les
injonctions continues, silencieuses et invisibles que le monde sexuellement hiérarchisé dans lequel elles
sont jetées leur adresse préparent les femmes, au moins autant que les rappels à l’ordre explicites, à
accepter comme évidentes, naturelles et allant de soi des prescriptions et des proscriptions arbitraires
qui, inscrites dans l’ordre des choses, s’impriment insensiblement dans l’ordre des corps.

22
Il faudrait citer toutes les observations qui attestent que, dès la prime enfance, les enfants sont l’objet d’attentes
collectives très différentes selon leur sexe et que, en situation scolaire, les garçons font l’objet d’un traitement
privilégié (on sait que les professeurs leur consacrent plus de temps, qu’ils sont « plus souvent interrogés, moins
souvent interrompus, participent plus aux discussions générales).

177
Si le monde se présente toujours comme parsemé d’indices et de signes désignant les choses à
faire ou à ne pas faire, dessinant comme en pointillé les mouvements et déplacements possibles,
probables ou impossibles, les « à faire » et les « à venir » proposés par un univers désormais socialement
et économiquement différencié ne s’adressent pas à un agent quelconque, sorte de x interchangeable,
mais ils se spécifient selon les positions et les dispositions de chaque agent : ils se présentent comme
des choses à faire ou infaisables, naturelles ou impensables, normales ou extraordinaires, pour telle ou
telle catégorie, c’est-à-dire en particulier pour un homme ou pour une femme (et de telle ou telle
condition). Les « attentes collectives » (…) ou (…) les « potentialités objectives », que les agents
sociaux découvrent à chaque instant, n’ont rien d’abstrait, ni de théorique, même si la science, pour les
saisir, doit recourir à la statistique. Elles sont inscrites dans la physionomie de l’environnement familier,
sous la forme de l’opposition entre l’univers public, masculin, et les mondes privés, féminins, entre la
place publique (ou la rue, lieu de tous les dangers) et la maison (on a maintes fois observé que, dans les
publicités et les dessins humoristiques, les femmes sont insérées, la plupart du temps, dans l’espace
domestique, à la différence des hommes qui, rarement associés à la maison, sont assez souvent
représentés dans des lieux exotiques), entre les lieux destinés surtout aux hommes, comme les bars et
les clubs de l’univers anglo-saxon qui, avec leurs cuirs, leurs meubles lourds, anguleux et de couleur
sombre, renvoient une image de dureté et de rudesse virile, et les espaces dits « féminins », dont les
couleurs mièvres, les bibelots, les dentelles ou les rubans évoquent la fragilité et la frivolité.
C’est sans doute dans la rencontre avec les « attentes objectives » qui sont inscrites, surtout à
l’état implicite, dans les positions offertes aux femmes par la structure, encore très fortement sexuée, de
la division du travail que les dispositions dites « féminines » inculquées par la famille et par tout l’ordre
social peuvent s’accomplir, ou même s’épanouir, et se trouver du même coup récompensées, contribuant
ainsi à renforcer la dichotomie sexuelle fondamentale, tant dans les postes, qui semblent appeler la
soumission et le besoin de sécurité, que dans leurs occupants, identifiés à des positions dans lesquelles,
enchantés ou aliénés, ils se retrouvent et se perdent tout à la fois. La logique, essentiellement sociale, de
ce que l’on appelle la « vocation » a pour effet de produire de telles rencontres harmonieuses entre les
dispositions et les positions qui font que les victimes de la domination symbolique peuvent accomplir
avec bonheur (au double sens) les tâches subalternes ou subordonnées qui sont assignées à leurs vertus
de soumission, de gentillesse, de docilité, de dévouement et d’abnégation.
La libido socialement sexuée entre en communication avec l’institution qui en censure ou en
légitime l’expression. Les « vocations » sont toujours, pour une part, l’anticipation plus ou moins
fantasmatique de ce que le poste promet (par exemple, pour une secrétaire, taper des textes), et de ce
qu’il permet (par exemple, entretenir un rapport de maternage ou de séduction avec le patron). Et la
rencontre avec le poste peut avoir un effet de révélation dans la mesure où il autorise et favorise, à travers
les attentes explicites ou implicites qu’il enferme, certaines conduites, techniques, sociales, mais aussi
sexuelles ou sexuellement connotées. Le monde du travail est ainsi rempli de petits isolats professionnels
(service d’hôpital, bureau de ministère, etc.) fonctionnant comme des quasi-familles où le chef de

178
service, presque toujours un homme, exerce une autorité paternaliste, fondée sur l’enveloppement
affectif ou la séduction, et, à la fois surchargé de travail et prenant en charge tout ce qui se passe dans
l’institution, offre une protection généralisée à un personnel subalterne principalement féminin
(infirmières, assistantes, secrétaires), ainsi encouragé à un investissement intense, parfois pathologique,
dans l’institution et celui qui l’incarne.
Mais ces chances objectives se rappellent aussi de manière très concrète et très sensible, non
seulement dans tous les signes de la hiérarchie dans la division du travail (médecin/infirmière,
patron/secrétaire, etc.), mais aussi dans toutes les manifestations visibles des différences entre les sexes
(maintien, vêtement, coiffure), et, plus largement, dans les détails, d’apparence insignifiante, des
comportements quotidiens qui enferment d’innombrables rappels à l’ordre imperceptibles2. Ainsi, sur
les plateaux de télévision, les femmes sont presque toujours cantonnées dans des rôles mineurs, qui sont
autant de variantes de la fonction d’« hôtesse », traditionnellement impartie au « sexe faible » ; quand
elles ne sont pas flanquées d’un homme, auquel elles servent de faire-valoir, et qui joue souvent, par des
plaisanteries et des allusions plus ou moins appuyées, de toutes les ambiguïtés inscrites dans la relation
de « couple », elles ont peine à s’imposer, et à imposer leur parole, et sont reléguées dans un rôle
convenu d’« animatrice » ou de « présentatrice ». « Lorsqu’elles participent à un débat public, elles
doivent lutter, en permanence, pour accéder à la parole et pour retenir l’attention, et la minoration
qu’elles subissent est d’autant plus implacable qu’elle ne s’inspire d’aucune malveillance explicite, et
qu’elle s’exerce avec l’innocence parfaite de l’inconscience : on leur coupe la parole, on adresse, en
toute bonne foi, à un homme la réponse à la question intelligente qu’elles viennent de poser (comme si,
en tant que telle, elle ne pouvait, par définition, provenir d’une femme). Cette sorte de déni d’existence
les oblige souvent à recourir, pour s’imposer, aux armes des faibles, qui renforcent les stéréotypes :
l’éclat voué à apparaître comme caprice sans justification ou exhibition immédiatement qualifiée
d’hystérique ; la séduction qui, dans la mesure où elle repose sur une forme de reconnaissance de la
domination, est bien faite pour renforcer la relation établie de domination symbolique. « Et il faudrait
énumérer tous les cas où les hommes les mieux intentionnés (la violence symbolique, on le sait, n’opère
pas dans l’ordre des intentions conscientes) accomplissent des actes discriminatoires, excluant les
femmes, sans même se poser la question, des positions d’autorité, réduisant leurs revendications à des
caprices, justiciables d’une parole d’apaisement ou d’un tapotement de la joue23, ou bien, dans une
intention d’apparence opposée, les rappelant et les réduisant en quelque sorte à leur féminité, par le fait
d’attirer l’attention sur la coiffure ou tel ou tel autre trait corporel, ou d’user de termes d’adresse
familiers (le prénom) ou intimes (« ma petite », « chérie », etc.) dans une situation « formelle » (avec
un médecin devant ses patients), etc. ; autant de « choix » infinitésimaux de l’inconscient qui, en

23
Nombre d’observatrices ont noté la dissymétrie entre les hommes et les femmes dans ce que W appelle « la
politique du toucher », c’est-à-dire la facilité et la fréquence des contacts corporels (tapoter la joue, prendre par
l’épaule ou par la taille, etc.).

179
s’additionnant, contribuent à construire la situation diminuée des femmes et dont les effets cumulés sont
enregistrés dans les statistiques de la très faible représentation des femmes dans les positions de pouvoir,
économique et politique notamment.
En fait, il n’est pas exagéré de comparer la masculinité à une noblesse. Pour en convaincre, il
suffit d’observer la logique, bien connue des Kabyles, du double standard, comme disent les Anglo-
Saxons, qui instaure une dissymétrie radicale dans l’évaluation des activités masculines et féminines.
Outre que l’homme ne peut sans déroger s’abaisser à certaines tâches socialement désignées comme
inférieures (entre autres raisons parce qu’il est exclu qu’il puisse les accomplir), les mêmes tâches
peuvent être nobles et difficiles, quand elles sont réalisées par des hommes, ou insignifiantes et
imperceptibles, faciles et futiles, quand elles sont accomplies par des femmes ; comme le rappelle la
différence qui sépare le cuisinier de la cuisinière, le couturier de la couturière, il suffit que les hommes
s’emparent de tâches réputées féminines et les accomplissent hors de la sphère privée pour qu’elles se
trouvent par là même ennoblies et transfigurées : «C’est le travail, observe X, qui se constitue toujours
comme différent selon qu’il est effectué par des hommes ou par des femmes. » Si la statistique établit
que les métiers dits qualifiés incombent plutôt aux hommes tandis que les travaux impartis aux femmes
sont « sans qualité », c’est en partie parce que tout métier, quel qu’il soit, se trouve en quelque sorte
qualifié par le fait d’être accompli par des hommes (qui, sous ce rapport, sont tous, par définition, de
qualité)4. Ainsi, de même que la plus parfaite maîtrise de l’escrime ne pouvait ouvrir à un roturier les
portes de la noblesse d’épée, de même, les clavistes, dont l’entrée dans les métiers du livre a suscité de
formidables résistances de la part des hommes, menacés dans leur mythologie professionnelle du travail
hautement qualifié, ne sont pas reconnues comme faisant le même métier que leurs compagnons
masculins, dont elles sont séparées par un simple rideau, bien qu’elles accomplissent le même travail :
« : « Quoi qu’elles fassent, les clavistes sont des dactylos et n’ont donc aucune qualification. Quoi qu’ils
fassent, les correcteurs sont des professionnels du livre et sont donc très qualifiés. » Et après de longues
luttes des femmes pour faire reconnaître leurs qualifications, les tâches que les changements
technologiques ont radicalement redistribuées entre les hommes et les femmes seront arbitrairement
recomposées de manière à appauvrir le travail féminin tout en maintenant décisoirement la valeur
supérieure du travail masculin6. On voit que le principe kabyle qui veut que le travail de la femme,
vouée à se démener dans la maison « comme la mouche dans le petit-lait, sans que rien apparaisse au-
dehors», soit condamné à rester invisible continue à s’appliquer dans un contexte en apparence
radicalement changé, comme l’atteste aussi le fait que les femmes sont encore très communément
privées du titre hiérarchique correspondant à leur fonction réelle.
A travers les espérances subjectives qu’elles imposent, les « attentes collectives », positives ou
négatives, tendent à s’inscrire dans les corps sous forme de dispositions permanentes. Ainsi, selon la loi
universelle de l’ajustement des espérances aux chances, des aspirations aux possibilités, l’expérience
prolongée et invisiblement mutilée d’un monde de part en part sexué tend à faire dépérir, en la
décourageant, l’inclination même à accomplir les actes qui ne sont pas attendus des femmes – sans

180
même leur être refusés. Comme le montre bien ce témoignage sur les changements de dispositions
consécutifs à un changement de sexe, elle favorise l’apparition d’une « impuissance apprise » (learned
helplessness) : « Plus j’étais traitée comme une femme, plus je devenais femme. « Je m’adaptais bon
gré mal gré. Si j’étais censée être incapable de faire des marches arrière ou d’ouvrir des bouteilles, je
sentais, étrangement, que je devenais incompétente. Si l’on pensait qu’une valise était trop lourde pour
moi, inexplicablement, je la jugeais telle, moi aussi. » Magnifique évocation, rendue possible par la
comparaison, de cette sorte d’effet Pygmalion inversé ou négatif qui s’exerce si précocement et si
continûment sur les femmes qu’il finit par passer à peu près complètement inaperçu (je pense par
exemple à la manière dont les parents, les professeurs, les condisciples découragent – ou, mieux, « non-
encouragent » – l’orientation des filles vers certaines filières, techniques ou scientifiques notamment :
« Les professeurs disent toujours qu’on est plus fragiles, alors… on finit par le croire », On passe le
temps à nous répéter que les filières scientifiques c’est plus facile pour les garçons. Alors,
forcément… »). Et l’on comprend, dans cette logique, que la protection « chevaleresque » elle-même,
outre qu’elle peut conduire à leur confinement ou servir à le justifier, peut contribuer à tenir les femmes
à l’écart de tout contact avec tous les aspects du monde réel « pour lesquels elles ne sont pas faites »
parce qu’ils ne sont pas faits pour elles.
Tous les rappels à l’ordre inscrits dans l’ordre des choses, toutes les injonctions silencieuses ou
les sourdes menaces inhérentes à la marche normale du monde se spécifient, évidemment, selon les
champs, et la différence entre les sexes se présente aux femmes, en chacun d’eux, sous des formes
spécifiques, à travers par exemple la définition dominante de la pratique qui y a cours et que personne
ne songe à appréhender comme sexuée, donc à mettre en question. Le propre des dominants est d’être
en mesure de faire reconnaître leur manière d’être particulière comme universelle. La définition de
l’excellence est, en toute matière, chargée d’implications masculines qui ont la particularité de ne pas
apparaître comme telles. La définition d’un poste, surtout d’autorité, inclut toutes sortes de capacités et
d’aptitudes sexuellement connotées : si tant de positions sont si difficiles à occuper pour des femmes,
c’est qu’elles sont coupées sur mesure pour des hommes dont la virilité s’est elle-même construite par
opposition aux femmes telles qu’elles sont aujourd’hui.
Pour réussir complètement à tenir une position, une femme devrait posséder non seulement ce
qui est explicitement exigé par la description du poste, mais aussi tout un ensemble de propriétés que
leurs occupants masculins importent d’ordinaire dans le poste, une stature physique, une voix, ou des
dispositions comme l’agressivité, l’assurance, la « distance au rôle », l’autorité dite naturelle, etc.,
auxquelles les hommes ont été préparés et entraînés tacitement en tant qu’hommes.
Autrement dit, les normes auxquelles on mesure les femmes n’ont rien d’universel. Le
féminisme dit universaliste, parce qu’il ignore l’effet de domination, et tout ce que l’universalité
apparente du dominant doit à sa relation avec le dominé – ici tout ce qui touche à la virilité –, inscrit
dans la définition universelle de l’être humain des propriétés historiques de l’homme viril, construit par
opposition avec les femmes. Mais la vision dite différentialiste, parce qu’elle ignore, elle aussi, ce que

181
la définition dominante doit à la relation historique de domination et à la recherche de la différence qui
en est constitutive (qu’est-ce en définitive que la virilité sinon une non-féminité ?), n’échappe pas non
plus, dans son souci de revaloriser l’expérience féminine, à une forme douce d’essentialisme : (…) elle
oublie que la « différence » n’apparaît que lorsque l’on prend sur le dominé le point de vue du dominant
et que cela même dont elle entreprend de se différencier (en exaltant par exemple, la relatedness par
opposition à la separatedness masculine ou, comme certaines avocates de l’écriture féministe, un rapport
particulier au corps) est le produit d’une relation historique de différenciation.

L’être féminin comme être-perçu

Tout, dans la genèse de l’habitus féminin et dans les conditions sociales de son actualisation,
concourt à faire de l’expérience féminine du corps la limite de l’expérience universelle du corps-pour-
autrui, sans cesse exposé à l’objectivation opérée par le regard et le discours des autres. Le rapport au
corps propre ne se réduit pas à une « image du corps », c’est-à-dire à la représentation subjective (self-
image ou looking-glass self), associée à un degré déterminé de self-esteem, qu’un agent a de ses effets
sociaux (de sa séduction, de son charme, etc.) et qui se constitue pour l’essentiel à partir de la
représentation objective du corps, feed-back descriptif et normatif renvoyé par les autres (parents, pairs,
etc.). Pareil modèle oublie que toute la structure sociale est présente au cœur de l’interaction, sous la
forme des schèmes de perception et d’appréciation inscrits dans le corps des agents en interaction. Ces
schèmes dans lesquels un groupe dépose ses structures fondamentales (comme grand/petit, fort/faible,
gros/fin, etc.) s’interposent dès l’origine entre tout agent et son corps parce que les réactions ou les
représentations que son corps suscite chez les autres et sa perception propre de ces réactions sont elles-
mêmes construites selon ces schèmes : une réaction produite à partir des oppositions grand/petit et
masculin/féminin (comme tous les jugements du type, « elle est trop grande pour une fille » ou « c’est
embêtant pour une fille », ou « pour un garçon ce n’est pas grave », variante du dicton kabyle : « Il n’y
a jamais de tare pour un homme ») est une occasion d’acquérir les schèmes concernés qui, retournés par
le sujet lui-même sur son propre corps, produiront la même réaction, et d’éprouver l’expérience pratique
du corps propre qu’ils procurent.
Ainsi, le corps perçu est doublement déterminé socialement. D’une part, il est, jusque dans ce
qu’il a de plus naturel en apparence (son volume, sa taille, son poids, sa musculature, etc.), un produit
social qui dépend de ses conditions sociales de production à travers diverses médiations, telles que les
conditions de travail (avec notamment les déformations, les maladies professionnelles qui en dépendent)
et les habitudes alimentaires. L’hexis corporelle, où entrent à la fois la conformation proprement
physique du corps (le « physique ») et la manière de le porter, la tenue, le maintien, est censée exprimer
l’« être profond », la « nature » de la « personne » dans sa vérité, selon le postulat de la correspondance
entre le « physique » et le « moral » qui engendre la connaissance pratique ou rationalisée permettant
d’associer des propriétés « psychologiques » et « morales » à des indices corporels ou

182
physiognomoniques (un corps mince et svelte tendant par exemple à être perçu comme le signe d’une
maîtrise virile des appétits corporels). Mais ce langage de la nature, qui est censé trahir le plus caché et
le plus vrai à la fois, est en fait un langage de l’identité sociale, ainsi naturalisée, sous la forme par
exemple de la « vulgarité » ou de la « distinction » dite naturelle.
D’autre part, ces propriétés corporelles sont appréhendées à travers des schèmes de perception
dont l’usage dans les actes d’évaluation dépend de la position occupée dans l’espace social : les
taxinomies en vigueur tendent à opposer, en les hiérarchisant, les propriétés les plus fréquentes chez les
dominants et celles qui sont les plus fréquentes chez les dominés (maigre/gros, grand/petit,
élégant/grossier, fin/lourd, etc.). La représentation sociale de son corps, avec laquelle chaque agent doit
compter, sans doute très tôt, est ainsi obtenue par l’application d’une taxinomie sociale dont le principe
est le même que celui des corps auxquels elle s’applique. Ainsi, le regard n’est pas un simple pouvoir
universel et abstrait d’objectivation (…) ; c’est un pouvoir symbolique dont l’efficacité dépend de la
position relative de celui qui perçoit et de celui qui est perçu et du degré auquel les schèmes de perception
et d’appréciation mis en œuvre sont connus et reconnus de celui auquel ils s’appliquent.
L’expérience pratique du corps, qui s’engendre dans l’application au corps propre des schèmes
fondamentaux issus de l’incorporation des structures sociales et qui est continûment renforcée par les
réactions, engendrées selon les mêmes schèmes, que le corps propre suscite chez les autres, est un des
principes de la construction en chaque agent d’un rapport durable à son corps : cette manière particulière
de tenir le corps, de le présenter aux autres, exprime, avant tout, la distance entre le corps pratiquement
éprouvé et le corps légitime et, du même coup, une anticipation pratique des chances de succès des
interactions qui contribue à définir ces chances (par des traits communément décrits comme assurance,
confiance en soi, aisance, etc.). La probabilité d’éprouver le corps dans la gêne (forme par excellence
de l’expérience du « corps aliéné »), le malaise, la timidité ou la honte est d’autant plus forte que la
disproportion est plus grande entre le corps socialement exigé et le rapport pratique au corps
qu’imposent les regards et les réactions des autres. Elle varie très fortement selon le sexe et la position
dans l’espace social. Ainsi, l’opposition entre le grand et le petit qui, comme nombre d’expériences l’ont
montré, est un des principes fondamentaux de l’expérience que les agents ont de leur corps et de tout
l’usage pratique qu’ils en font, notamment de la place qu’ils lui accordent (la représentation commune
accordant à l’homme la position dominante, celle du protecteur qui enveloppe, surveille, regarde de
haut, etc.), se spécifie selon les sexes, qui sont eux-mêmes pensés à travers cette opposition. Selon une
logique qui s’observe aussi dans les relations entre dominants et dominés au sein de l’espace social, et
qui fait que les uns et les autres mettent en œuvre la même opposition, mais en donnant des valeurs
inverses aux termes qu’elle oppose, on constate (…) que les hommes tendent à se montrer insatisfaits
des parties de leur corps qu’ils jugent « trop petites » tandis que les femmes portent plutôt leurs critiques
vers les régions de leur corps qui leur paraissent « trop grandes ».
La domination masculine, qui constitue les femmes en objets symboliques, dont l’être (…) est
un être-perçu (…), a pour effet de les placer dans un état permanent d’insécurité corporelle ou, mieux,

183
de dépendance symbolique : elles existent d’abord par et pour le regard des autres, c’est-à-dire en tant
qu’objets accueillants, attrayants, disponibles. On attend d’elles qu’elles soient « féminines », c’est-à-
dire souriantes, sympathiques, attentionnées, soumises, discrètes, retenues, voire effacées. Et la
prétendue « féminité » n’est souvent pas autre chose qu’une forme de complaisance à l’égard des
attentes masculines, réelles ou supposées, notamment en matière d’agrandissement de l’ego. En
conséquence, le rapport de dépendance à l’égard des autres (et pas seulement des hommes) tend à
devenir constitutif de leur être.
Cette hétéronomie est le principe de dispositions comme le désir d’attirer l’attention et de plaire,
désigné parfois comme coquetterie, ou la propension à attendre beaucoup de l’amour, seul capable (…)
de procurer le sentiment d’être justifié dans les particularités les plus contingentes de son être, et d’abord
de son corps24. Sans cesse sous le regard des autres, elles sont condamnées à éprouver constamment
l’écart entre le corps réel, auquel elles sont enchaînées, et le corps idéal dont elles travaillent sans relâche
à se rapprocher25. Ayant besoin du regard d’autrui pour se constituer, elles sont continûment orientées
dans leur pratique par l’évaluation anticipée du prix que leur apparence corporelle, leur manière de tenir
leur corps et de le présenter, pourra recevoir (de là une propension plus ou moins marquée à l’auto-
dénigrement et à l’incorporation du jugement social sous forme de gêne corporelle ou de timidité).
C’est dans la petite bourgeoisie, qui, du fait de sa position dans l’espace social, est spécialement
exposée à tous les effets de l’anxiété à l’égard du regard social, que les femmes atteignent la forme
extrême de l’aliénation symbolique. (C’est dire que les effets de la position sociale peuvent, en certains
cas, comme ici, renforcer les effets du genre ou, en d’autres cas, les atténuer, sans jamais, semble-t-il,
les annuler.) A contrario, la pratique intensive d’un sport détermine chez les femmes une profonde
transformation de l’expérience subjective et objective du corps : cessant d’exister seulement pour autrui
ou, ce qui revient au même, pour le miroir (instrument qui permet non seulement de se voir mais
d’essayer de voir comment on est vu et de se donner à voir comme on entend être vu), d’être seulement
une chose faite pour être regardée ou qu’il faut regarder en vue de la préparer à être regardée, il se
convertit de corps pour autrui en corps pour soi, de corps passif et agi en corps actif et agissant ;
« cependant que, aux yeux des hommes, celles qui, rompant la relation tacite de disponibilité, se
réapproprient en quelque sorte leur image corporelle, et, du même coup, leur corps, apparaissent comme
non « féminines », voire comme lesbiennes – l’affirmation de l’indépendance intellectuelle, qui se
traduit aussi dans des manifestations corporelles, produisant des effets tout à fait semblables.

24
Si les femmes sont particulièrement inclinées à l’amour dit romantique ou romanesque, c’est sans doute, pour
une part, qu’elles y ont particulièrement intérêt : outre qu’il leur promet de les affranchir de la domination
masculine, il leur offre, tant dans sa forme la plus ordinaire, avec le mariage où, dans les sociétés masculines, elles
circulent de bas en haut, que dans ses formes extra-ordinaires, une voie, souvent la seule, d’ascension sociale.
25
Les traitements cosmétiques qui absorbent beaucoup de temps, d’argent et d’énergie (différentiellement selon
les classes) trouvent leur limite dans la chirurgie esthétique qui est devenue une immense industrie aux États-Unis
(un million et demi de personnes recourant chaque année à ses services).

184
Plus généralement, l’accès au pouvoir, quel qu’il soit, place les femmes en situation de double
bind : si elles agissent comme des hommes, elles s’exposent à perdre les attributs obligés de la
« féminité » et elles mettent en question le droit naturel des hommes aux positions de pouvoir ; si elles
agissent comme des femmes, elles paraissent incapables et inadaptées à la situation. Ces attentes
contradictoires ne font que prendre le relais de celles auxquelles elles sont structuralement exposées en
tant qu’objets offerts sur le marché des biens symboliques, invitées à la fois à tout mettre en œuvre pour
plaire et séduire et sommées de repousser les manœuvres de séduction que cette sorte de soumission
préjudicielle au verdict du regard masculin peut sembler avoir suscitées. Cette combinaison
contradictoire de fermeture et d’ouverture, de retenue et de séduction, est d’autant plus difficile à réaliser
qu’elle est soumise à l’appréciation des hommes qui peuvent commettre des erreurs d’interprétation
inconscientes ou intéressées. C’est ainsi que, comme l’observait une informatrice, devant les
plaisanteries sexuelles, les femmes n’ont souvent d’autre choix que de s’exclure ou de participer, au
moins passivement, pour essayer de s’intégrer, mais en s’exposant alors à ne plus pouvoir protester si
elles sont victimes « s du sexisme ou du harcèlement sexuel.
Z, qui propose une des descriptions les plus aiguës de l’expérience féminine du corps, a tort, il
me semble, d’attribuer à la seule action, sans doute très importante, du « complexe mode-beauté »
(fashion beauty complex) l’inculcation aux femmes de « profondes anxiétés à propos de leur corps » et
d’un « sentiment aigu de leur indignité corporelle ». Si l’effet de ces institutions est indéniable, il ne
peut s’agir que d’un renforcement de l’effet de la relation fondamentale qui institue la femme en position
d’être-perçu condamné à se percevoir à travers les catégories dominantes, c’est-à-dire masculines. Et
pour comprendre la « dimension masochiste » du désir féminin, c’est-à-dire cette sorte d’« érotisation
des relations sociales de domination » qui fait que « pour beaucoup de femmes, un statut dominant chez
les hommes est excitant », il faut faire l’hypothèse que les femmes demandent aux hommes (et aussi,
mais secondairement, aux institutions du « complexe mode-beauté ») de leur offrir des subterfuges pour
réduire leur « sentiment de déficience corporelle ». Or on peut supposer que le regard des puissants, qui
fait autorité, notamment sur les autres hommes, est particulièrement apte à remplir cette fonction de
réassurance26 (…)

Le travail historique de déshistoricisation

En fait, il est clair que l’éternel, dans l’histoire, ne peut être autre chose que le produit d’un
travail historique d’éternisation. Ce qui signifie que, pour échapper complètement à l’essentialisme, il

26
Le dominant a, notamment, le pouvoir d’imposer sa propre vision de lui-même comme objective et collective
(la limite étant représentée par les statues équestres ou les portraits en majesté), d’obtenir des autres que, comme
dans l’amour ou la croyance, ils abdiquent leur pouvoir générique d’objectivation, et il se constitue ainsi en sujet
absolu, sans extérieur, pleinement justifié d’exister comme il existe.

185
ne s’agit pas de nier les permanences et les invariants, qui font incontestablement partie de la réalité
historique ; il faut reconstruire l’histoire du travail historique de déshistoricisation ou, si l’on préfère,
l’histoire de la (re)création continuée des structures objectives et subjectives de la domination masculine
qui s’est accomplie en permanence, depuis qu’il y a des hommes et des femmes, et à travers laquelle
l’ordre masculin s’est trouvé continûment reproduit d’âge en âge. Autrement dit, une « histoire des
femmes » qui fait apparaître, fût-ce malgré elle, une grande part de constance, de permanence, doit, si
elle veut être conséquente, faire une place, et sans doute la première, à l’histoire des agents et des
institutions qui concourent en permanence à assurer ces permanences, Église, État, École, etc., et qui
peuvent être différents, aux différentes « époques, dans leur poids relatif et leurs fonctions. Elle ne peut
se contenter d’enregistrer par exemple l’exclusion des femmes hors de telle ou telle profession, de telle
ou telle filière, de telle ou telle discipline ; elle doit aussi prendre acte et rendre compte de la reproduction
et des hiérarchies (professionnelles, disciplinaires, etc.) et des dispositions hiérarchiques qu’elles
favorisent et qui portent les femmes à contribuer à leur exclusion des lieux d’où elles sont en tout cas
exclues.
La recherche historique ne peut pas se limiter à décrire les transformations au cours du temps
de la condition des femmes, ni même la relation entre les genres aux différentes époques, et elle doit
s’attacher à établir, pour chaque période, l’état du système des agents et des institutions, famille, Église,
État, École, etc., qui, avec des poids et des moyens différents en différents moments, ont contribué à
arracher plus ou moins complètement à l’histoire les rapports de domination masculine. Le véritable
objet d’une histoire des rapports entre les sexes, c’est donc l’histoire des combinaisons successives
(différentes au Moyen Age et au XVIIIe siècle, sous Pétain au début des années quarante, et sous de
Gaulle après 1945) de mécanismes structuraux (comme ceux qui assurent la reproduction de la division
sexuelle du travail) et de stratégies qui, à travers des institutions et des agents singuliers, ont perpétué,
au cours d’une très longue histoire, et parfois au prix de changements réels ou apparents, la structure
des rapports de domination entre les sexes : « : la subordination de la femme pouvant s’exprimer dans
sa mise au travail, comme dans la plupart des sociétés préindustrielles, ou, à l’inverse, dans son exclusion
du travail, comme ce fut le cas après la révolution industrielle, avec la séparation du travail et de la
maison, le déclin du poids économique des femmes de la bourgeoisie, désormais vouées par la pruderie
victorienne au culte de la chasteté et des arts domestiques, aquarelle et piano, et aussi, au moins dans les
pays de tradition catholique, à la pratique religieuse, de plus en plus exclusivement féminine.
Bref, en portant au jour les invariants transhistoriques de la relation entre les « genres »,
l’histoire s’oblige à prendre pour objet le travail historique de déshistoricisation qui les a continûment
produits et reproduits, c’est-à-dire le travail constant de différenciation auquel les hommes et les femmes
ne cessent d’être soumis et qui les porte à se distinguer en se masculinisant ou en se féminisant. Elle
devrait en particulier s’attacher à décrire et à analyser la (re)construction sociale toujours recommencée
des principes de vision et de division générateurs des « genres » et, plus largement, des différentes
catégories de pratiques sexuelles (hétérosexuelles et homosexuelles notamment), l’hétérosexualité elle-

186
même étant construite socialement et socialement constituée en étalon universel de toute pratique
sexuelle « normale », c’est-à-dire arrachée à l’ignominie du « contre nature »27. Une compréhension
véritable des changements survenus et dans la condition des femmes et dans les relations entre les sexes
ne pouvant être attendue, paradoxalement, que d’une analyse des transformations des mécanismes et des
institutions chargés d’assurer la perpétuation de l’ordre des genres.
Le travail de reproduction était assuré, jusqu’à une époque récente, par trois instances
principales, la famille, l’Église et l’École, qui, objectivement orchestrées, avaient en commun d’agir sur
les structures inconscientes. C’est sans doute à la famille que revient le rôle principal dans la
reproduction de la domination et de la vision masculines ; c’est dans la famille que s’impose l’expérience
précoce de la division sexuelle du travail et de la représentation légitime de cette division, garantie par
le droit et inscrite dans le langage. Quant à l’Église, habitée par l’antiféminisme profond d’un clergé
prompt à condamner tous les manquements féminins à la décence, notamment en matière de vêtement,
et reproducteur attitré d’une vision pessimiste des femmes et de la féminité7, elle inculque (ou
inculquait) explicitement une morale familialiste, entièrement dominée par les valeurs patriarcales, avec
notamment le dogme de l’infériorité foncière des femmes. Elle agit en outre, de manière plus indirecte,
sur les structures historiques de l’inconscient, à travers notamment la symbolique des textes sacrés8, de
la liturgie et même de l’espace et du temps religieux (marqué par la correspondance entre la structure
de l’année liturgique et celle de l’année agraire). A certaines époques, elle a pu s’appuyer sur un système
d’oppositions éthiques correspondant à un modèle cosmologique pour justifier la hiérarchie au sein de
la famille, monarchie de droit divin fondée sur l’autorité du père, et pour imposer une vision du monde
social et de la place qui y revient à la femme par une véritable « propagande iconographique ».
L’École enfin, lors même qu’elle est affranchie de l’emprise de l’Église, continue de transmettre
les présupposés de la représentation patriarcale (fondée sur l’homologie entre la relation homme/ femme
et la relation adulte/enfant) et surtout, peut-être, ceux qui sont inscrits dans ses propres structures
hiérarchiques, toutes sexuellement connotées, entre les différentes écoles ou les différentes facultés,
entre les disciplines (« molles » ou « dures » – ou, plus près de l’intuition mythique originaire,
« desséchantes »), entre les spécialités, c’est-à-dire entre des manières d’être et des manières de voir, de
se voir, de se représenter ses aptitudes et ses inclinations, bref, tout ce qui contribue à faire non seulement
les destins sociaux mais aussi l’intimité des images de soi. En fait, c’est toute la culture savante,
véhiculée par l’institution scolaire, qui, dans ses variantes tant littéraire ou philosophique que médicale
ou juridique, n’a pas cessé de charrier, jusqu’à une époque récente, des modes de pensée et des modèles

27
On sait, notamment par le livre de Z (…) que l’avènement de l’opposition entre homosexuels et hétérosexuels
est chose très récente et que c’est sans doute seulement après la Seconde Guerre mondiale que l’hétérosexualité
ou l’homosexualité s’impose comme choix exclusif. Jusque-là, nombreux étaient ceux qui passaient d’un
partenaire masculin à un partenaire féminin, des hommes dits « normaux » pouvant coucher avec des « tapettes »,
à condition de se limiter au côté dit « masculin » de la relation. Les « invertis », c’est-à-dire les hommes qui
désiraient des hommes, adoptaient des manières et des vêtements efféminés, qui ont commencé à régresser lorsque
la distinction entre homosexuels et hétérosexuels s’est affirmée plus clairement.

187
archaïques (avec par exemple le poids de la tradition (…) qui fait de l’homme le principe actif et de la
femme l’élément passif) et un discours officiel sur le deuxième sexe auquel collaborent théologiens,
légistes, médecins et moralistes, e « et qui vise à restreindre l’autonomie de l’épouse, en matière de
travail notamment, au nom de sa nature « puérile » et imbécile, chaque époque puisant dans les
« trésors » de l’époque précédente (…). Mais elle est en même temps, on le verra, un des principes les
plus décisifs du changement dans les relations entre les sexes du fait des contradictions dont elle est le
lieu et de celles qu’elle introduit.

Il faudrait, pour achever le recensement des facteurs institutionnels de la reproduction de la


division des genres, prendre en compte le rôle de l’État qui est venu ratifier et redoubler les prescriptions
et les proscriptions du patriarcat privé par celles d’un patriarcat public, inscrit dans toutes les institutions
chargées de gérer et de régler l’existence quotidienne de l’unité domestique. Sans atteindre la limite des
États paternalistes et autoritaires (comme la France de Pétain ou l’Espagne de Franco), réalisations
achevées de la vision ultra-conservatrice qui fait de la famille patriarcale le principe et le modèle de
l’ordre social comme ordre moral, fondé sur la prééminence absolue des hommes par rapport aux
femmes, des adultes par rapport aux enfants, et sur l’identification de la moralité à la force, au courage
et à la maîtrise du corps, siège des tentations et des désirs, les États modernes ont inscrit dans le droit de
la famille, et tout spécialement dans les règles définissant l’état civil des citoyens, tous les principes
fondamentaux de la vision androcentrique28 . Et l’ambiguïté essentielle de l’État tient pour une part
déterminante au fait qu’il reproduit dans sa structure même, avec l’opposition entre les ministères
financiers et les ministères dépensiers, entre sa main droite, paternaliste, familialiste et protectrice, et sa
main gauche, tournée vers le social, la division archétypale entre le masculin et le féminin, les femmes
ayant partie liée avec l’État social, en tant que responsables et en tant que destinataires privilégiées de
ses soins et de ses services.
Cette évocation de l’ensemble des instances qui contribuent à la reproduction de la hiérarchie
des genres devrait permettre de dessiner le programme d’une analyse historique des constances et des
transformations de ces instances, seule capable de fournir les instruments indispensables pour
comprendre aussi bien les permanences, souvent surprenantes, qui peuvent être constatées dans la
condition des femmes (et cela sans se contenter d’invoquer la résistance et le mauvais vouloir
masculins29 ou la responsabilité des femmes elles-mêmes) que les changements visibles ou invisibles
qu’elle a connus dans la période récente.

28
Il faudrait évoquer en détail les politiques de gestion des corps propres aux différents régimes politiques. Aux
régimes autoritaires d’abord, avec les grandes parades militaires ou les vastes exhibitions gymnastiques où
s’exprime la philosophie ultra-masculine de la Révolution conservatrice, fondée sur le culte du mâle soldat et de
la communauté masculine et la morale héroïque de l’ascèse de la tension (…)
29
Facteur qui, évidemment, n’a rien de négligeable et qui agit à travers l’agrégation des actions individuelles, tant
à l’intérieur des unités domestiques que dans le monde du travail, et aussi à travers des actions symboliques semi-
concertées comme celles du « néo-machisme » ou certaine critique du « politiquement correct.

188
Les facteurs de changement

Le changement majeur est sans doute que la domination masculine ne s’impose plus avec
l’évidence de ce qui va de soi. En raison notamment de l’immense travail critique du mouvement
féministe qui, au moins dans certaines régions de l’espace social, a réussi à rompre le cercle du
renforcement généralisé, elle apparaît désormais, en beaucoup d’occasions, comme quelque chose qu’il
faut défendre ou justifier, quelque chose dont il faut se défendre ou se justifier. La mise en question des
évidences va de pair avec les profondes transformations qu’a connues la condition féminine, surtout
dans les catégories sociales les plus favorisées : c’est, par exemple, l’accroissement de l’accès à
l’enseignement secondaire et supérieur et au travail salarié, et, par là, à la sphère publique ; c’est aussi
la prise de distance à l’égard des tâches domestiques30 et des fonctions de reproduction (liée aux progrès
et à l’usage généralisé des techniques contraceptives et à la réduction de la taille des familles), avec
notamment le retardement de l’âge au moment du mariage et de la procréation, le raccourcissement de
l’interruption de l’activité professionnelle lors de la naissance d’un enfant, et aussi l’élévation des taux
de divorce et l’abaissement des taux de mariage.
De tous les facteurs de changement, les plus importants sont ceux qui sont liés à la
transformation décisive de la fonction de l’institution scolaire dans la reproduction de la différence entre
les genres, comme l’accroissement de l’accès des femmes à l’instruction et, corrélativement, à
l’indépendance économique, et la transformation des structures familiales (conséquence notamment de
l’élévation des taux de divorce) : ainsi, bien que l’inertie des habitus, et du droit, tende à perpétuer, par-
delà les transformations de la famille réelle, le modèle dominant de la structure familiale et, du même
coup, de la sexualité légitime, hétérosexuelle et orientée vers la reproduction, par rapport auquel
s’organisaient tacitement la socialisation et, du même coup, la transmission des principes de division
traditionnels, l’apparition de nouveaux types de famille, comme les familles composées, et l’accès à la
visibilité publique de nouveaux modèles de sexualité (homosexuels notamment) contribuent à briser la
doxa et à élargir l’espace des possibles en matière de sexualité. De même, et plus banalement,
l’accroissement du nombre des femmes qui travaillent n’a pas pu ne pas affecter la division des tâches
domestiques et, du même coup, les modèles traditionnels masculins et féminins, avec, sans doute, des
conséquences dans l’acquisition des dispositions sexuellement différenciées au sein de la famille : on a
ainsi pu observer que les filles de mères qui travaillent ont des aspirations de carrière plus élevées et
sont moins attachées au modèle traditionnel de la condition féminine.

30
Un facteur non négligeable de changement est sans doute la multiplication des instruments techniques et des
biens de consommation qui ont contribué à alléger (de manière différentielle selon la position sociale) les tâches
domestiques, cuisine, lavage, nettoyage, courses, etc. (comme l’atteste le fait que le temps consacré au travail
domestique a régulièrement diminué tant en Europe qu’aux États-Unis), le soin des enfants restant plus
difficilement compressible (quoique plus partagé), malgré le développement des crèches et des maternelles.

189
Mais un des changements les plus importants dans la condition des femmes et un des facteurs
les plus décisifs de la transformation de cette condition est sans nul doute l’accroissement de l’accès des
filles à l’enseignement secondaire et supérieur qui, en relation avec les transformations des structures
productives (notamment le développement des grandes administrations publiques ou privées et des
nouvelles technologies sociales d’encadrement), a entraîné une modification très importante de la
position des femmes dans la division du travail : on observe ainsi un fort accroissement de la
représentation des femmes dans les professions intellectuelles ou l’administration et dans les différentes
formes de vente de services symboliques – journalisme, télévision, cinéma, radio, relations publiques,
publicité, décoration –, et aussi une intensification de leur participation aux professions proches de la
définition traditionnelle des activités féminines (enseignement, assistance sociale, activités
paramédicales). Cela dit, les diplômées ont trouvé leur principal débouché dans les professions
intermédiaires moyennes (cadres administratifs moyens, techniciens, membres du personnel médical et
social, etc.), mais elles restent pratiquement exclues des postes d’autorité et de responsabilité,
notamment dans l’économie, les finances et la politique.
Les changements visibles des conditions cachent en effet des permanences dans les positions
relatives : l’égalisation des chances d’accès et des taux de représentation ne doit pas masquer les
inégalités qui subsistent dans la répartition entre les différentes filières scolaires et, du même coup, entre
les carrières possibles. Plus nombreuses que les garçons à obtenir le baccalauréat et à faire des études
universitaires, les filles sont beaucoup moins représentées dans les sections les plus cotées, leur
représentation restant très inférieure dans les sections scientifiques alors qu’elle va croissant dans les
sections littéraires. De même, dans les lycées professionnels, elles restent vouées aux spécialités
traditionnellement considérées comme « féminines » et peu qualifiées (celles d’employé de collectivité
ou de commerce, le secrétariat et les professions de santé), certaines spécialités (mécanique, électricité,
électronique) étant pratiquement réservées aux garçons. Même permanence des inégalités dans les
classes préparatoires aux grandes écoles scientifiques et dans ces écoles mêmes. Dans les facultés de
médecine, la part des femmes décroît quand on s’élève dans la hiérarchie des spécialités, dont certaines,
comme la chirurgie, leur sont pratiquement interdites, tandis que d’autres, comme la pédiatrie ou la
gynécologie, leur sont en fait réservées. « Comme on le voit, la structure se perpétue dans des couples
d’oppositions homologues des divisions traditionnelles, telle l’opposition entre les grandes écoles et les
facultés ou, à l’intérieur de celles-ci, entre les facultés de droit et de médecine et les facultés de lettres,
ou, à l’intérieur de ces dernières, entre la philosophie ou la sociologie et la psychologie et l’histoire de
l’art. Et l’on sait que le même principe de division s’applique encore, au sein de chaque discipline,
assignant aux hommes le plus noble, le plus synthétique, le plus théorique, et aux femmes, le plus
analytique, le plus pratique, le moins prestigieux.
La même logique régit l’accès aux différentes professions et aux différentes positions au sein de
chacune d’elles : dans le travail comme dans l’éducation, les progrès des femmes ne doivent pas
dissimuler les avancées correspondantes des hommes qui font que, comme dans une course à handicap,

190
la structure des écarts se maintient. L’exemple le plus frappant de cette permanence dans et par le
changement est le fait que les positions qui se féminisent sont soit déjà dévalorisées (les ouvriers
spécialisés sont majoritairement des femmes ou des immigrés), soit déclinantes, leur dévaluation se
trouvant redoublée, dans un effet boule de neige, par la désertion des hommes qu’elle a contribué à
susciter. De plus, s’il est vrai que l’on trouve des femmes à tous les niveaux de l’espace social, leurs
chances d’accès (et leur taux de représentation) décroissent à mesure que l’on va vers les positions les
plus rares et les plus recherchées (en sorte que le taux de féminisation actuel et potentiel est sans doute
le meilleur indice de la position et de la valeur relatives des différentes professions.
Ainsi, à chaque niveau, malgré les effets de la sursélection, l’égalité formelle entre les hommes
et les femmes tend à dissimuler que, toutes choses étant égales par ailleurs, les femmes occupent toujours
des positions moins favorisées. Par exemple, s’il est vrai que les femmes sont de plus en plus fortement
représentées dans la fonction publique, ce sont toujours les positions les plus basses et les plus précaires
qui leur sont réservées (elles sont particulièrement nombreuses parmi les non-titulaires et les agents à
temps partiel, et, dans l’administration locale par exemple, elles se voient attribuer des positions
subalternes et ancillaires d’assistance et de soins – femmes de ménage, cantinières, assistantes
maternelles, etc.). « La meilleure attestation des incertitudes du statut qui est accordé aux femmes sur le
marché du travail est sans doute le fait qu’elles sont toujours moins payées que les hommes, toutes
choses étant égales par ailleurs, qu’elles obtiennent des postes moins élevés pour les mêmes diplômes,
et surtout qu’elles sont plus touchées, proportionnellement, par le chômage et la précarité de l’emploi,
et plus volontiers reléguées dans des postes à temps partiel – ce qui a, entre autres, pour effet de les
exclure à peu près infailliblement des jeux de pouvoir et des perspectives de carrière. Étant donné
qu’elles ont partie liée avec l’État social et avec les positions « sociales » à l’intérieur du champ
bureaucratique ainsi qu’avec les secteurs des entreprises privées les plus vulnérables aux politiques de
précarisation, tout permet de prévoir qu’elles seront les principales victimes de la politique néo-libérale
visant à réduire la dimension sociale de l’État et à favoriser la « dérégulation » du marché du travail.
Les positions dominantes, qu’elles sont de plus en plus nombreuses à occuper, se situent pour
l’essentiel dans les régions dominées du champ du pouvoir, c’est-à-dire dans le domaine de la production
et de la circulation des biens symboliques (comme l’édition, le journalisme, les médias, l’enseignement,
etc.). « Élites discriminées » (…) elles doivent payer leur élection par un effort constant pour satisfaire
aux exigences supplémentaires qui leur sont à peu près toujours imposées et pour bannir toute
connotation sexuelle de leur hexis corporelle et de leur vêtement.
Pour comprendre adéquatement la distribution statistique des pouvoirs et des privilèges entre
les hommes et les femmes, et son évolution au cours du temps, il faut prendre acte, simultanément, de
deux propriétés qui, à première apparence, peuvent paraître contradictoires. D’une part, quelle que soit
leur position dans l’espace social, les femmes ont en commun d’être séparées des hommes par un
coefficient symbolique négatif qui, comme la couleur de la peau pour les Noirs ou tout autre signe
d’appartenance à un groupe stigmatisé, affecte négativement tout ce qu’elles sont et ce qu’elles font, et

191
qui est au principe d’un ensemble systématique de différences homologues : il y a quelque chose de
commun, malgré l’immensité de l’écart, entre la femme PDG qui, pour avoir la force d’affronter la
tension liée à l’exercice du pouvoir sur des hommes – ou au milieu d’hommes –, doit se faire masser
chaque matin et la femme OS de la métallurgie qui doit chercher dans la solidarité avec les « copines »
un réconfort contre les « épreuves liées au travail en milieu masculin, comme le harcèlement sexuel,
ou, tout simplement, les dégradations de l’image et de l’estime de soi infligées par la laideur et la saleté
imposées par les conditions de travail. D’autre part, malgré les expériences spécifiques qui les
rapprochent (comme cet infiniment petit de la domination que sont les innombrables blessures, souvent
subliminales, infligées par l’ordre masculin), les femmes restent séparées les unes des autres par des
différences économiques et culturelles qui affectent entre autres choses leur manière objective et
subjective de subir et d’éprouver la domination masculine – sans pour autant annuler tout ce qui est lié
à la minoration du capital symbolique entraînée par la féminité.
Pour le reste, les changements mêmes de la condition féminine obéissent toujours à la logique
du modèle traditionnel de la division entre le masculin et le féminin. Les hommes continuent à dominer
l’espace public et le champ du pouvoir (notamment économique, sur la production) tandis que les
femmes restent vouées (de manière prédominante) à l’espace privé (domestique, lieu de la reproduction),
où se perpétue la logique de l’économie des biens symboliques, ou à ces sortes d’extensions de cet
espace que sont les services sociaux (hospitaliers notamment) et éducatifs ou encore aux univers de
production symbolique (champs littéraire, artistique ou journalistique, etc.).
Si les structures anciennes de la division sexuelle semblent encore déterminer la direction et la
forme même des changements, c’est que, outre qu’elles sont objectivées dans des filières, des carrières,
des postes plus ou moins fortement sexués, elles agissent au travers de trois principes pratiques que les
femmes, mais aussi leur entourage, mettent en œuvre dans leurs choix : selon le premier de ces principes,
les fonctions convenant aux femmes se situent dans le prolongement des fonctions domestiques :
enseignement, soins, service ; le deuxième veut qu’une femme ne peut avoir autorité sur des hommes,
et a donc toutes les chances, toutes choses étant égales par ailleurs, de se voir préférer un homme dans
une position d’autorité et d’être cantonnée dans des fonctions subordonnées d’assistance ; le troisième
confère à l’homme le monopole du maniement des objets techniques et des machines31.
Lorsque l’on interroge des adolescentes sur leur expérience scolaire, on ne peut manquer d’être
frappé par le poids des incitations et des injonctions, positives ou négatives, des parents, des professeurs
(et en particulier des conseillers d’orientation) ou des condisciples, toujours prompts à les rappeler de
manière tacite ou explicite au destin qui leur est assigné par le principe de division traditionnel : ainsi,
elles sont nombreuses à observer que les professeurs des disciplines scientifiques sollicitent et

31
Dans un classement de 335 métiers selon le pourcentage de leurs membres qui sont femmes, on voit apparaître
au premier rang des métiers féminins les professions de soins aux enfants (child care, enseignement), aux malades
(infirmières, diététiciennes), aux maisons (household cleaners and servants), aux personnes (secrétaires,
réceptionnistes et « domesticité bureaucratique »)(…).

192
encouragent moins les filles que les garçons, et que les parents, comme les professeurs ou les conseillers
d’orientation, les détournent, « dans leur intérêt », de certaines carrières réputées masculines (« Quand
ton père te dit “Tu pourras jamais faire ce métier”, ça vexe vachement ») alors qu’ils encouragent leurs
frères à les choisir. Mais ces rappels à l’ordre doivent une grande part de leur efficacité au fait que toute
une série d’expériences antérieures, dans le sport notamment, qui est souvent l’occasion de rencontrer
la discrimination, les ont préparées à accepter de telles suggestions en forme d’anticipations et leur ont
fait intérioriser la vision dominante : elles « se voient mal donnant des ordres à des hommes » ou, tout
simplement, travaillant dans un métier typiquement masculin. La division sexuelle des tâches, inscrite
dans l’objectivité des catégories sociales directement visibles, et la statistique spontanée, à travers
laquelle se forme la représentation que chacun de nous a du normal, leur ont enseigné que, comme le dit
l’une d’elles dans une de ces magnifiques tautologies où s’énoncent les évidences sociales, « de nos
jours, on voit pas beaucoup de femmes faire des métiers d’homme ».
Bref, à travers l’expérience d’un ordre social « sexuellement » ordonné et les rappels à l’ordre
explicites qui leur sont adressés par leurs parents, leurs professeurs et leurs condisciples, eux-mêmes
dotés de principes de vision acquis dans des expériences semblables du monde, les filles incorporent,
sous forme de schèmes de perception et d’appréciation difficilement accessibles à la conscience, les
principes de la vision dominante qui les portent à trouver normal, ou même naturel, l’ordre social tel
qu’il est et à devancer en quelque sorte leur destin, refusant les filières ou les carrières d’où elles sont
en tout cas exclues, s’empressant vers celles auxquelles elles sont en tout cas destinées. La constance
des habitus qui en résulte est ainsi un des facteurs les plus importants de la constance relative de la
structure de la division sexuelle du travail : du fait que ces principes se transmettent, pour l’essentiel,
de corps à corps, en deçà de la conscience et du discours, ils échappent pour une grande part aux prises
du contrôle conscient et du même coup aux transformations ou aux corrections (comme l’attestent les
décalages, souvent observés, entre les déclarations et les pratiques, les hommes les plus favorables à
l’égalité entre les sexes, par exemple, ne participant pas plus au travail domestique que les autres) ; de
plus, étant objectivement orchestrés, ils se confirment et se renforcent mutuellement.
En outre, tout en se gardant d’attribuer aux hommes des stratégies organisées de résistance, on
peut supposer que la logique spontanée des opérations de cooptation, qui tend toujours à conserver les
propriétés les plus rares des corps sociaux, au premier rang desquelles leur sex ratio26, s’enracine dans
une appréhension confuse, et très chargée d’émotion, du péril que la féminisation fait courir à la rareté,
donc à la valeur d’une position sociale, et aussi, en quelque sorte, à l’identité sexuelle de ses occupants.
La violence de certaines réactions émotionnelles contre l’entrée des femmes dans telle ou telle
profession se comprend si l’on sait que les positions sociales elles-mêmes sont sexuées, et sexuantes, et
que, en défendant leurs postes contre la féminisation, c’est leur idée la plus profonde d’eux-mêmes en
tant qu’hommes que les hommes entendent protéger, surtout dans le cas de catégories sociales comme
les travailleurs manuels ou de professions comme celles de l’armée qui doivent une grande partie, sinon
la totalité, de leur valeur, même à leurs propres yeux, à leur image de virilité.

193
Séance 10 : Violence symbolique et langage

Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Paris, Les Éditions de Minuit, « Documents », 1980, p.
87-101.

Ce que je voudrais fondamentalement, c’est expliciter un modèle très simple qui pourrait se
formuler ainsi : habitus linguistique + marché linguistique = expression linguistique, discours. (…)
L’habitus linguistique grossièrement défini se distingue (…) par le fait qu’il est le produit des conditions
sociales et par le fait qu’il n’est pas simple production de discours mais production de discours ajusté à
une « situation », ou plutôt ajusté à un marché ou à un champ. (…)
L’art de parler, de bien parler, de faire des figures de mots ou de pensée, de manipuler le langage,
de le dominer, n’est rien sans l’art d’utiliser à propos cet art. (…) Quand vous parlez avec à-propos,
vous touchez le but. Pour toucher la cible, pour que les mots fassent mouche, pour que les mots payent,
pour que les mots produisent leurs effets, il faut dire non seulement les mots grammaticalement corrects
mais les mots socialement acceptables.
L’acceptabilité sociologiquement définie ne consiste pas seulement dans le fait de parler
correctement une langue : dans certains cas, s’il faut, par exemple, avoir l’air un peu décontracté, un
français trop impeccable peut être inacceptable. Dans sa définition complète, l’acceptabilité suppose la
conformité des mots non seulement aux règles immanentes de la langue, mais aussi aux règles,
maîtrisées intuitivement, qui sont immanentes à une « situation » ou plutôt à un certain marché
linguistique. Qu’est-ce que ce marché linguistique ? J’en donnerai une première définition provisoire
que je devrai ensuite compliquer. Il y a marché linguistique toutes les fois que quelqu’un produit un
discours à l’intention de récepteurs capables de l’évaluer, de l’apprécier et de lui donner un prix. La
connaissance de la seule compétence linguistique ne permet pas de prévoir ce que sera la valeur d’une
performance linguistique sur un marché. Le prix que recevront les produits d’une compétence
déterminée sur un marché déterminé dépend des lois de formation des prix propres à ce marché. Par
exemple, sur le marché scolaire, l’imparfait du subjonctif recevait une grande valeur du temps de mes
professeurs qui identifiaient leur identité professorale au fait de l’employer (…) ce qui, aujourd’hui,
ferait sourire et n’est plus possible devant un public d’étudiants, sauf à faire un signe métalinguistique
pour marquer qu’on le fait mais qu’on pourrait ne pas le faire. De même, la tendance à l’hypocorrection
contrôlée des intellectuels d’aujourd’hui s’explique par la crainte d’en faire trop et, comme le rejet de la
cravate, elle est une de ces formes contrôlées de non-contrôle qui sont liées à des effets de marché. Le
marché linguistique est quelque chose de très concret et de très abstrait à la fois. Concrètement, c’est
une certaine situation sociale, plus ou moins officielle et ritualisée, un certain ensemble d’interlocuteurs,
situés plus ou moins haut dans la hiérarchie sociale, autant de propriétés qui sont perçues et appréciées
de manière infra-consciente et qui orientent inconsciemment la production linguistique. Défini en termes

194
abstraits, c’est un certain type de lois (variables) de formation des prix des productions linguistiques.
Rappeler qu’il y a des lois de formation des prix, c’est rappeler que la valeur d’une compétence
particulière dépend du marché particulier sur lequel elle est mise en œuvre et, plus exactement, de l’état
des relations dans lesquelles se définit la valeur attribuée au produit linguistique de différents
producteurs.
Cela conduit à remplacer la notion de compétence par la notion de capital linguistique. Parler
de capital linguistique, c’est dire qu’il y a des profits linguistiques : quelqu’un qui est né dans le 7ème
arrondissement – c’est le cas actuellement de la plupart des gens qui gouvernent la France –, dès qu’il
ouvre la bouche, reçoit un profit linguistique, qui n’a rien de fictif et d’illusoire, (…). La nature même
de son langage (que l’on peut analyser phonétiquement, etc.) dit qu’il est autorisé à parler au point que
peu importe ce qu’il dit. Ce que les linguistiques donnent comme la fonction éminente du langage, à
savoir la fonction de communication, peut ne pas être du tout remplie sans que sa fonction réelle, sociale,
cesse d’être remplie pour autant ; les situations de rapports de force linguistiques sont les situations dans
lesquelles ça parle sans communiquer, la limite étant la messe.
Le capital linguistique est le pouvoir sur les mécanismes de formation des prix linguistiques, le
pouvoir de faire fonctionner à son profit les lois de formation des prix et de prélever la plus-value
spécifique. Tout acte d’interaction, toute communication linguistique, même entre deux personnes, entre
deux copains, entre un garçon et sa petite amie, toutes les interactions linguistiques sont des espèces de
micro-marchés qui restent toujours dominés par les structures globales. (…)
Donc, réintroduire la notion de marché, c’est rappeler ce fait simple qu’une compétence n’a de
valeur qu’aussi longtemps qu’il existe pour elle un marché. C’est ainsi que les gens qui veulent
aujourd’hui défendre leur valeur en tant que détenteurs d’un capital de latiniste sont obligés de défendre
l’existence du marché du latin, c’est-à-dire, en particulier, la reproduction par le système scolaire des
consommateurs de latin. (…)
Ainsi, un capital ne se définit comme tel, ne fonctionne comme tel, n’apporte des profits que
sur un certain marché. Maintenant, il faut préciser un peu cette notion de marché et essayer de décrire
les rapports objectifs qui confèrent à ce marché sa structure. Le marché, c’est quoi ? Il y a des
producteurs individuels (…) qui offrent leur produit et puis le jugement des uns et des autres s’exerce et
il en sort un prix de marché. Cette théorie libérale du marché est aussi fausse pour le marché linguistique
que pour le marché des biens économiques. De même que sur le marché économique, il y a des
monopoles, des rapports de force objectifs qui font que tous les producteurs et tous les produits ne sont
pas égaux au départ, de même sur le marché linguistique, il y a des rapports de force. Donc, le marché
linguistique a des lois de formation des prix qui sont telles que tous les producteurs de produits
linguistiques, de paroles, ne sont pas égaux. Les rapports de force, qui dominent ce marché et qui font
que certains producteurs et certains produits ont d’emblée un privilège, supposent que le marché
linguistique est relativement unifié.

195
Voyez le document extrait d’un journal béarnais (…) : vous y trouvez en quelques phrases la
description d’un système de rapports de force linguistiques. À propos du maire de Pau qui, au cours
d’une cérémonie en l’honneur d’un poète béarnais, s’adresse au public en béarnais, le journal écrit :
« Cette attention touche l’assistance ». Cette assistance est composée de gens dont la première langue
est le béarnais et ils sont « touchés » par le fait qu’un maire béarnais leur parle en béarnais. Ils sont
touchés de l’attention qui est une forme de condescendance. Pour qu’il y ait condescendance, il faut
qu’il y ait écart objectif : la condescendance est l’utilisation démagogique d’un rapport de force objectif
puisque celui qui condescend se sert de la hiérarchie pour la nier ; au moment même où il la nie, il
l’exploite (comme celui dont on dit qu’il est « simple »). Voilà des cas où une relation d’interaction dans
un petit groupe laisse transparaître brusquement des rapports de force transcendants. Ce qui se passe
entre un maire béarnais et des Béarnais n’est pas réductible à ce qui se passe dans l’interaction entre
eux. Si le maire béarnais peut apparaître comme marquant son attention à ses Béarnais de concitoyens,
c’est parce qu’il joue du rapport objectif entre le français et le béarnais. Et si le français n’était pas une
langue dominante, s’il n’y avait pas un marché linguistique unifié, si le français n’était pas la langue
légitime, celle qu’il faut parler dans les situations légitimes, c’est-à-dire dans les situations officielles, à
l’armée, au bureau de poste, aux contributions, à l’école, dans les discours, etc., le fait de parler béarnais
n’aurait pas cet effet « émouvant ». Voilà ce que j’entends par rapports de force linguistiques : ce sont
des rapports qui sont transcendants à la situation, qui sont irréductibles aux rapports d’interaction tels
qu’on peut les saisir dans la situation. C’est important parce que, lorsque l’on parle de situation, on
pense qu’on a réintroduit le social parce qu’on a réintroduit l’interaction. La description interactionniste
des rapports sociaux, qui est en soi très intéressante, devient dangereuse si l’on oublie que ces relations
d’interaction ne sont pas comme un empire dans un empire ; si on oublie que ce qui se passe entre deux
personnes, entre une patronne et sa domestique ou entre deux collègues ou entre un collègue
francophone et un collègue germanophone, ces relations entre deux personnes sont toujours dominées
par la relation objective entre les langues correspondantes, c’est-à-dire entre les groupes parlant ces
langues. Quand un Suisse alémanique parle avec un Suisse francophone, c’est la Suisse allemande et la
Suisse francophone qui se parlent. Mais il faut revenir à la petite anecdote du début. Le maire béarnais
ne peut produire cet effet de condescendance que parce qu’il est agrégé. S’il n’était pas agrégé, son
béarnais serait un béarnais de paysan, donc sans valeur, et les paysans à qui ce « béarnais de qualité »
n’est d’ailleurs pas adressé (ils ne fréquentent guère les réunions officielles), n’ont souci que de parler
français. On restaure ce béarnais de qualité au moment où les paysans tendent de plus en plus à
l’abandonner pour le français. Il faut se demander qui a intérêt à restaurer le béarnais au moment où les
paysans se sentent obligés de parler français à leurs enfants pour qu’ils puissent réussir à l’école.
Le paysan béarnais qui, pour expliquer qu’il n’ait pas songé à être maire de son village bien
qu’il ait obtenu le plus grand nombre de voix, dit qu’« il ne sait pas parler », a de la compétence légitime
une définition tout à fait réaliste, tout à fait sociologique : la définition dominante de la compétence
légitime est en effet telle que sa compétence réelle est illégitime (…). Pour que les effets de capital et

196
de domination linguistique s’exercent, il faut que le marché linguistique soit relativement unifié, c’est-
à-dire que l’ensemble des locuteurs soit soumis à la même loi de formation des prix des productions
linguistiques ; cela veut dire concrètement que le dernier des paysans béarnais, qu’il le sache ou non (en
fait il le sait bien puisqu’il dit qu’il ne sait pas parler) est objectivement mesuré à une norme qui est celle
du français parisien standard. Et même s’il n’a jamais entendu « le français standard parisien » (en fait
il l’entend de plus en plus « grâce » à la télévision), même s’il n’est jamais allé à Paris, le locuteur
béarnais est dominé par le locuteur parisien et, dans toutes ses interactions, au bureau de poste, à l’école,
etc., il est en relation objective avec lui. Voilà ce que signifie unification du marché ou rapports de
domination linguistique : sur le marché linguistique s’exercent des formes de domination qui ont une
logique spécifique et, comme sur tout marché des biens symboliques, il y a des formes de domination
spécifiques qui ne sont pas du tout réductibles à la domination strictement économique, ni dans leur
mode d’exercice, ni dans les profits qu’elles procurent. (…)
Les effets de domination, les rapports de force objectifs du marché linguistique, s’exercent dans
toutes les situations linguistiques : dans le rapport avec un Parisien, le bourgeois provincial de langue
d’oc « perd ses moyens », son capital s’effondre (…) Les situations dans lesquelles les rapports de
domination linguistique s’exercent, c’est-à-dire les situations officielles (formal en anglais), sont des
situations dans lesquelles les rapports réellement établis, les interactions, sont parfaitement conformes
aux lois objectives du marché. On en revient au paysan béarnais disant : je ne sais pas parler ; il veut
dire, je ne sais pas parler comme il faut parler dans les situations officielles ; en devenant maire, je
devenais un personnage officiel, tenu de faire des discours officiels, donc soumis aux lois officielles du
français officiel. N’étant pas capable de parler comme parle Giscard, je ne sais pas parler. Plus une
situation est officielle, plus celui qui accède à la parole doit être lui-même autorisé. Il doit avoir des
titres scolaires, il doit avoir un bon accent, il doit donc être né où il faut. Plus une situation se rapproche
de l’officiel, plus elle a pour loi de formation des prix les lois générales. Au contraire, quand on dit
« blague dans le coin », on peut y aller, comme dans un bistrot populaire : on dit, nous allons créer une
espèce d’îlot de liberté par rapport aux lois du langage qui continuent à fonctionner, on le sait, mais on
se donne une licence (…). On peut avoir, comme on dit, son franc-parler, on peut y aller franchement,
on peut parler librement. Ce franc-parler est le parler populaire en situation populaire lorsqu’on met
entre parenthèses les lois du marché. Mais ce serait une erreur de dire : le vrai langage populaire, c’est
le franc-parler. Il n’est pas plus vrai que l’autre : la vérité de la compétence populaire, c’est aussi le fait
que, quand elle est affrontée à un marché officiel, elle est détraquée tandis que, quand elle est sur son
terrain, dans un rapport familial, familier, avec les siens, c’est un franc-parler. Il est important de savoir
que le franc-parler existe mais comme un îlot arraché aux lois du marché. Un îlot qu’on obtient en
s’accordant une franchise (il y a des marqueurs pour dire qu’on va instaurer un jeu exceptionnel, qu’on
peut se permettre). Les effets de marché s’exercent toujours, y compris sur les classes populaires qui
sont toujours virtuellement justiciables des lois du marché. C’est ce que j’appelle la légitimité : parler
de légitimité linguistique, c’est rappeler que nul n’est censé ignorer la loi linguistique. Ça ne veut pas

197
dire que les membres des classes populaires reconnaissent la beauté du style de Giscard. Ça veut dire
que, s’ils se trouvent en face de Giscard, ils perdront les pédales ; que de facto leur langage sera cassé,
qu’ils se tairont, qu’ils seront condamnés au silence, un silence que l’on dit respectueux. Les lois du
marché exercent un effet très important de censure sur ceux qui ne peuvent parler qu’en situation de
franc-parler (c’est-à-dire en faisant entendre qu’on doit abdiquer un moment les exigences ordinaires)
et qui sont condamnés au silence dans les situations officielles où se jouent des enjeux politiques,
sociaux, culturels importants. (Le marché matrimonial est, par exemple, un marché sur lequel le capital
linguistique joue un rôle déterminant : je pense que c’est une des médiations à travers lesquelles se
réalise l’homogamie de classe). L’effet de marché qui censure le franc-parler est un cas particulier d’un
effet de censure plus général qui conduit à l’euphémisation : chaque champ spécialisé, le champ
philosophique, le champ religieux, le champ littéraire, etc., a ses propres lois et tend à censurer les
paroles qui ne sont pas conformes à ces lois.
Les rapports au langage me semblent être très proches de ce que sont les rapports au corps. Par
exemple, pour aller très vite, le rapport bourgeois au corps ou à la langue est le rapport d’aisance de
ceux qui sont dans leur élément, qui ont pour eux les lois du marché. L’expérience de l’aisance est une
expérience quasi divine. Se sentir comme il faut, exemplaire, c’est l’expérience de l’absoluité. Cela
même qui est demandé aux religions. Ce sentiment d’être ce qu’il faut être est un des profits les plus
absolus des dominants. Au contraire, le rapport petit-bourgeois au corps et à la langue est un rapport que
l’on décrit comme timidité, comme tension, hyper-correction ; ils en font trop ou pas assez, ils sont mal
dans leur peau.

Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, « Points essais », 2001, p. 39-50.

La pratique linguistique communique inévitablement, outre l'information déclarée, une


information sur la manière (…) de communiquer, c'est-à-dire sur le style expressif qui, perçu et apprécié
par référence à l'univers des styles théoriquement ou pratiquement concurrents, reçoit une valeur sociale
et une efficacité symbolique.

Capital, marché et prix.

Les discours ne reçoivent leur valeur (et leur sens) que dans la relation à un marché, caractérisé
par une loi de formation des prix particulière : la valeur du discours dépend du rapport de forces qui
s'établit concrètement entre les compétences linguistiques des locuteurs (…), de la capacité qu'ont les
différents agents engagés dans l'échange d'imposer les critères d'appréciation les plus favorables à leurs
produits. Cette capacité ne se détermine pas du seul point de vue linguistique. (…) Le rapport de force
linguistique n'est pas complètement déterminé par les seules forces linguistiques en présence et (…), à
travers les langues parlées, les locuteurs qui les parlent, les groupes définis par la possession de la

198
compétence correspondante, toute la structure sociale est présente dans chaque interaction (et par là dans
le discours). C'est ce qu'ignore la description interactionniste qui traite l'interaction comme un empire
dans un empire, oubliant que ce qui se passe entre deux personnes, entre une patronne et sa domestique
ou, en situation coloniale, entre un francophone et un arabophone, ou encore, en situation post-coloniale,
entre deux membres de la nation anciennement colonisée, l'un arabophone, l'autre francophone, doit sa
forme particulière à la relation objective entre les langues ou les usages correspondants, c'est-à-dire entre
les groupes qui parlent ces langues. Pour faire voir que le souci de revenir « aux choses mêmes », et de
serrer au plus près la « réalité », qui inspire souvent l'intention « microsociologique », peut conduire à
manquer purement et simplement un « réel » qui ne se livre pas à l'intuition immédiate parce qu'il réside
dans des structures transcendantes à l'interaction qu'elles informent, il n'est pas de meilleur exemple que
celui des stratégies de condescendance. Ainsi, à propos du maire de Pau qui, au cours d'une cérémonie
en l'honneur d'un poète béarnais, s'adresse au public en béarnais, un journal de langue française publié
en Béarn (province du sud de la France) écrit : « Cette attention toucha beaucoup l'assistance ». Pour
que cette assistance composée de gens dont la langue maternelle est le béarnais ressente comme une «
attention touchante » le fait qu'un maire béarnais s'adresse à elle en béarnais, il faut qu'elle reconnaisse
tacitement la loi non écrite qui veut que la langue française s'impose comme seule acceptable dans les
discours officiels des situations officielles. La stratégie de condescendance consiste à tirer profit du
rapport de forces objectif entre les langues qui se trouvent pratiquement confrontées (même et surtout
si le français est absent) dans l'acte même de nier symboliquement ce rapport, c'est-à-dire la hiérarchie
entre ces langues et ceux qui les parlent. Pareille stratégie est possible dans tous les cas où l'écart objectif
entre les personnes en présence (c'est-à-dire entre leurs propriétés sociales) est suffisamment connu et
reconnu de tous (et en particulier de ceux qui sont engagés, comme agents ou comme spectateurs, dans
l'interaction) pour que la négation symbolique de la hiérarchie (celle qui consiste par exemple à se
montrer « simple ») permette de cumuler les profits liés à la hiérarchie inentamée et ceux que procure
la négation toute symbolique de cette hiérarchie, à commencer par le renforcement de la hiérarchie
qu'implique la reconnaissance accordée à la manière d'user du rapport hiérarchique. En fait, le maire
béarnais ne peut produire cet effet de condescendance que parce que, maire d'une grande ville, garantie
de citadinité, il possède aussi tous les titres (il est professeur agrégé) garantissant sa participation de
plein droit à la « supériorité » de la langue « supérieure » (personne, et surtout pas un journaliste
provincial, n'aurait l'idée de louer la qualité de son français, comme il fait de son béarnais, puisqu'il est
un locuteur titulaire, patenté, parlant par définition (…) un français « de qualité »). Ce qui est un «
béarnais de qualité », loué comme tel, dans la bouche d'un locuteur légitime de la langue légitime serait
totalement dépourvu de valeur, et d'ailleurs sociologiquement impossible en situation officielle, dans la
bouche d'un paysan tel que celui qui, pour expliquer qu'il n'ait pas songé à être maire de son village bien
qu'il ait obtenu le plus grand nombre de voix, disait (en français) qu'il ne « savait pas parler » (sous-
entendu le français), au nom d'une définition tout à fait sociologique de la compétence linguistique. (…)
Si le béarnais (…) vient un jour à être parlé dans les occasions officielles, ce sera par un coup de force

199
de locuteurs de la langue dominante assez pourvus de titres à la légitimité linguistique (au moins aux
yeux de leurs interlocuteurs) pour qu'on ne puisse pas les soupçonner de recourir à la langue stigmatisée
« faute de mieux ».
Les rapports de forces dont le marché linguistique est le lieu et dont les variations déterminent
les variations du prix que le même discours peut recevoir sur différents marchés se manifestent et se
réalisent dans le fait que certains agents ne sont pas en mesure d'appliquer aux produits linguistiques
offerts, par eux-mêmes ou par les autres, les critères d'appréciation les plus favorables à leurs propres
produits. Cet effet d'imposition de légitimité est d'autant plus grand – et les lois du marché d'autant plus
favorables aux produits proposés par les détenteurs de la plus grande compétence linguistique – que
l'usage de la langue légitime s'impose avec plus de force, c'est-à-dire que la situation est plus officielle,
donc plus favorable à ceux qui sont plus ou moins officiellement mandatés pour parler, et que les
consommateurs accordent à la langue légitime et à la compétence légitime une reconnaissance plus totale
(…).
Autrement dit, plus le marché est officiel, c'est-à-dire pratiquement conforme aux normes de la
langue légitime, plus il est dominé par les dominants, c'est-à-dire par les détenteurs de la compétence
légitime, autorisés à parler avec autorité. (…) La compétence linguistique dominante a d'autant plus de
chances de fonctionner sur un marché particulier comme capital linguistique capable d'imposer la loi de
formation des prix la plus favorable à ses produits et de procurer le profit symbolique correspondant que
la situation est plus officielle, donc plus capable d'imposer par soi seule la reconnaissance de la légitimité
du mode d'expression » « dominant, convertissant les variantes facultatives (au moins au niveau de la
prononciation) qui le caractérisent en règles impératives, «de rigueur » (comme on dit des tenues des
dîners officiels), et que les destinataires de ses productions linguistiques sont plus disposés à connaître
et à reconnaître, en dehors même de la contrainte de la situation officielle, la légitimité de ce mode
d'expression. Autrement dit, plus ces différentes conditions se trouvent réunies et à un plus haut degré
sur un marché, plus les valeurs pratiquement accordées aux produits linguistiques qui s'y trouvent
réellement confrontés sont proches de la valeur théorique qui leur serait attribuée, dans l'hypothèse d'un
marché unifié, en fonction de leur position dans le système complet des styles linguistiques. A l'inverse,
à mesure que décroît le degré d'officialité de la situation d'échange et le degré auquel l'échange est
dominé par des locuteurs fortement autorisés, la loi de formation des prix tend à devenir moins
défavorable aux produits des habitus linguistiques dominés. Il est vrai que la définition du rapport de
forces symbolique qui est constitutif du marché peut faire l'objet d'une négociation et que le marché peut
être manipulé, dans certaines limites, par un métadiscours qui porte sur les conditions d'utilisation du
discours : ce sont par exemple les expressions qui servent à introduire ou à excuser une parole trop libre
ou choquante (« si vous permettez », « si l'on me passe l'expression », « révérence parler », « sauf votre
respect », « sauf le respect que je vous dois », etc.) ou celles qui renforcent, en l'énonçant explicitement,
la franchise dont bénéficie un marché particulier (« nous sommes entre nous », « nous sommes en famille
», etc.). Mais il va de soi que la capacité de manipulation est d'autant plus grande, comme le montrent

200
les stratégies de condescendance, que le capital possédé est plus important. Il est vrai aussi que
l'unification du marché n'est jamais si totale que les dominés ne puissent trouver dans l'espace de la vie
privée, entre familiers, des marchés où sont suspendues les lois de formation des prix qui s'appliquent
aux marchés les plus officiels : dans ces échanges privés entre partenaires homogènes, les produits
linguistiques « illégitimes » sont mesurés à des critères qui, étant ajustés à leurs principes de production,
les affranchissent de la logique ; nécessairement comparative, de la distinction et de la valeur. Cela dit,
la loi officielle, ainsi provisoirement suspendue plutôt que réellement transgressée, ne cesse d'être valide
et elle se rappelle aux dominés dès qu'ils sortent des régions franches où a cours le franc-parler (et où
peut se passer toute leur vie), comme le montre le fait qu'elle régit la production de leurs porte-parole
dès qu'ils sont placés en situation officielle. Rien n'autorise donc à voir la « vraie » langue populaire
dans l'usage de la langue qui a cours dans ce flot de liberté où l'on se donne licence (…) parce qu'on est
entre soi et qu'on n'a pas à « se surveiller ». La vérité de la compétence populaire, c'est aussi que, quand
elle est affrontée à un marché officiel (…) elle est comme anéantie. Le fait de la légitimité linguistique
réside précisément en ce que les dominés sont toujours virtuellement justiciables de la loi officielle,
même s'ils passent toute leur vie (…) hors de son ressort et que, placés en situation officielle, ils sont
voués au silence ou au discours détraqué qu'enregistre aussi, bien souvent, l'enquête linguistique (…).

L'anticipation des profits

La science d'un discours qui ne peut exister, et dans la forme où il existe, que pour autant qu'il
est non seulement grammaticalement conforme mais aussi et surtout socialement acceptable, c'est-à-dire
écouté, cru, donc efficient dans un état donné des rapports de production et de circulation, doit prendre
en compte les lois de formation des prix caractéristiques du marché considéré ou, en d'autres termes, les
lois définissant les conditions sociales de l'acceptabilité (…) : en effet, les conditions de réception
escomptées font partie des conditions de production et l'anticipation des sanctions du marché contribue
à déterminer la production du discours. Cette anticipation, qui n'a rien d'un calcul conscient, est le fait
de l'habitus linguistique qui, étant le produit d'un rapport primordial et prolongé aux lois d'un certain
marché, tend à fonctionner comme un sens de l'acceptabilité et de la valeur probables de ses propres
productions linguistiques et de celles des autres sur les différents marchés. C'est ce sens de
l'acceptabilité, et non une forme quelconque de calcul rationnel orienté vers la maximisation des profits
symboliques, qui, en incitant à prendre en compte dans la production la valeur probable du discours,
détermine les corrections et toutes les formes d'autocensure, concessions que l'on accorde à un univers
social par le fait d'accepter de s'y rendre acceptable.
Du fait que les signes linguistiques sont aussi des biens voués à recevoir un prix, des pouvoirs
propres à assurer un crédit (variable selon les lois du marché où ils sont placés), la production
linguistique est inévitablement affectée par l'anticipation des sanctions du marché : toutes les
expressions verbales, qu'il s'agisse des propos échangés entre deux amis, du discours d'apparat d'un

201
porte-parole autorisé ou d'un compte rendu scientifique, portent la marque de leurs conditions de
réception et doivent une part de leurs propriétés (même au niveau de la grammaire) au fait que, sur la
base d'une anticipation pratique des lois du marché considéré, leurs auteurs, le plus souvent sans le savoir
ni le vouloir expressément, s'efforcent de maximiser le profit symbolique qu'ils peuvent obtenir de
pratiques inséparablement destinées à la communication et exposées à l'évaluation. C'est dire que le
marché fixe le prix d'un produit linguistique que l'anticipation pratique de ce prix a contribué à
déterminer dans sa nature, donc dans sa valeur objective ; et que le rapport pratique au marché (aisance,
timidité, tension, embarras, silence, etc.) qui contribue à fonder la sanction du marché, donne ainsi une
justification apparente à cette sanction dont il est pour une part le produit.
S'agissant de production symbolique, la contrainte que le marché exerce par l'intermédiaire de
l'anticipation des chances de profit prend naturellement la forme d'une censure anticipée, d'une
autocensure, qui détermine non seulement la manière de dire, c'est-à-dire le choix du langage (…) ou du
« niveau » de langage, mais aussi ce qui pourra et ne pourra pas être dit (…)
La connaissance et la reconnaissance pratiques des lois immanentes d'un marché et des sanctions
par où elles se manifestent, déterminent les modifications stratégiques du discours, qu'il s'agisse de
l'effort pour « corriger » une prononciation dévaluée en présence de représentants de la prononciation
légitime et, plus généralement, de toutes les corrections tendant à valoriser le produit linguistique par
une mobilisation plus intense des ressources disponibles, ou, à l'inverse, de la tendance à recourir à une
syntaxe moins complexe, à des phrases plus courtes, que les psychosociologues ont observée chez les
adultes s'adressant à des enfants. Les discours sont toujours pour une part des euphémismes inspirés par
le souci de « bien dire », de « parler comme il faut », de produire les produits conformes aux exigences
d'un certain marché, des formations de compromis, résultant d'une transaction entre l'intérêt expressif
(ce qui est à dire) et la censure inhérente à des rapports de production linguistique particuliers – qu'il
s'agisse de la structure de l'interaction linguistique ou de la structure d'un champ spécialisé – qui s'impose
à un locuteur doté d'une certaine compétence sociale, c'est-à-dire d'un pouvoir symbolique plus ou moins
important sur ces rapports de force symboliques.
Les variations de la forme du discours, et plus précisément le degré auquel elle est contrôlée,
surveillée, châtiée, en forme (formal), dépendent ainsi d'une part de la tension objective du marché, c'est-
à-dire du degré d'officialité de la situation et, dans le cas d'une interaction, de l'ampleur de la distance
sociale (dans la structure de la distribution du capital linguistique et des autres espèces de capital) entre
l'émetteur et le récepteur, ou leurs groupes d'appartenance, et d'autre part de la « sensibilité » du locuteur
à cette tension, et à la censure qu'elle implique, ainsi que de l'aptitude, qui lui est étroitement liée, à
répondre à un haut degré de tension par une expression hautement contrôlée, donc fortement
euphémisée. Autrement dit, la forme et le contenu du discours dépendent de la relation entre un habitus
(…) et un marché défini par un niveau de tension plus ou moins élevé, donc par le degré de rigueur des
sanctions qu'il inflige à ceux qui manquent à la « correction » et à la « mise en forme » que suppose
l'usage officiel (…). Ainsi, par exemple, on ne voit pas comment on pourrait comprendre autrement

202
qu'en les rapportant à des variations de la tension du marché les variations stylistiques dont Bally offre
un bon exemple, avec cette série d'expressions en apparence substituables, puisque orientées vers le
même résultat pratique : « Venez ! », « Voulez-vous venir ! », « Ne voulez-vous pas venir ? », « Vous
viendrez, n'est-ce pas ? », «Dites-moi que vous viendrez ! », « Si vous veniez ? », «Vous devriez venir !
», « Venez ici ! », « Ici », et auxquelles on peut ajouter « Viendrez-vous ? », « Vous viendrez... », «
Faites-moi le plaisir de venir... », « Faites-moi l'honneur de venir... », « Soyez gentil, venez... », « Je
vous prie de venir ! », « Venez, je vous en prie », « J'espère que vous viendrez... », « Je compte sur
vous... », et ainsi de suite à l'infini. Théoriquement équivalentes, ces expressions ne le sont pas
pratiquement : chacune d'elles, lorsqu'elle est employée à propos, réalise la forme optimale du
compromis entre l'intention expressive – ici l'insistance, menacée d'apparaître comme une intrusion
abusive ou comme une pression inadmissible – et la censure inhérente à une relation sociale plus ou
moins dissymétrique, en tirant le parti maximum des ressources disponibles, qu'elles soient déjà
objectivées et codifiées, comme les formules de politesse, ou encore à l'état virtuel. C'est toute
l'insistance que l'« on peut se permettre » à condition d'y « mettre les formes » « Là où « Faites-moi
l'honneur de venir » convient, « Vous devriez venir ! » serait déplacé, par excès de désinvolture, et «
Voulez-vous venir ? » proprement « grossier ». Dans le formalisme social, comme dans le formalisme
magique, il n'y a qu'une formule, en chaque cas, qui « agit ». Et tout le travail de la politesse vise à
s'approcher le plus possible de la formule parfaite qui s'imposerait immédiatement si l'on avait une
maîtrise parfaite de la situation de marché. La forme, et l'information qu'elle informe, condensent et
symbolisent toute la structure de la relation sociale dont elles tiennent leur existence et leur efficience
(…) : ce que l'on appelle tact ou doigté consiste dans l'art de prendre acte de la position relative de
l'émetteur et du récepteur dans la hiérarchie des différentes espèces de capital, mais aussi du sexe et de
l'âge, et des limites qui se trouvent inscrites dans cette relation et de les transgresser rituellement, si c'est
nécessaire, grâce au travail d'euphémisation. » « Nulle dans « Ici », « Venez » ou « Venez ici »,
l'atténuation de l'injonction est plus marquée dans « Faites-moi le plaisir de venir ». La forme employée
pour neutraliser l'« incorrection » peut être l'interrogation simple (« Voulez-vous venir ? ») ou redoublée
par la négation (« Ne voulez-vous pas venir ? ») qui reconnaît à l'interlocuteur la possibilité du refus, ou
une formule d'insistance qui se dénie en déclarant la possibilité du refus et la valeur reconnue à
l'acceptation et qui peut prendre une forme familière, convenable entre pairs (« Soyez gentil, venez »)
ou « guindée » (« Faites-moi le plaisir de venir »), voire obséquieuse (« Faites-moi l'honneur de venir
») ou encore une interrogation métalinguistique sur la légitimité même de la « démarche (« Puis-je vous
demander de venir ? », « Puis-je me permettre de vous demander de venir ? »).
Ce que le sens social repère dans une forme qui est une sorte d'expression symbolique de tous
les traits sociologiquement pertinents de la situation de marché, c'est cela même qui a orienté la
production du discours, c'est-à-dire l'ensemble des caractéristiques de la relation sociale entre les
interlocuteurs et les capacités expressives que le locuteur pouvait investir dans le travail
d'euphémisation. L'interdépendance entre la forme linguistique et la structure de la relation sociale dans

203
laquelle et pour laquelle elle a été produite se voit bien dans les oscillations entre le vous et le tu qui
surviennent parfois lorsque la structure objective de la relation entre les locuteurs (par exemple
l'inégalité des âges et des statuts sociaux) entre en conflit avec l'ancienneté, et la continuité, donc
l'intimité et la familiarité de l'interaction : tout se passe alors comme si le nouvel ajustement du mode
d'expression et de la relation sociale se cherchait au travers des lapsus spontanés ou calculés et des
glissements progressifs qui s'achèvent souvent par une sorte de contrat linguistique destiné à instaurer
officiellement le nouvel ordre expressif « : « Si on se tutoyait ? » Mais la subordination de la forme du
discours à la forme de la relation sociale dans laquelle il est employé éclate dans les situations de
collision stylistique, c'est-à-dire lorsque le locuteur se trouve affronté à un auditoire socialement très
hétérogène ou, simplement, à deux interlocuteurs qui sont si éloignés socialement et culturellement que
les modes d'expression sociologiquement exclusifs qu'ils appellent et qui sont normalement réalisés, par
un ajustement plus ou moins conscient, dans des espaces sociaux séparés, ne peuvent pas être produits
simultanément.
Ce qui oriente la production linguistique, ce n'est pas le degré de tension du marché, ou, plus
précisément, le degré d'officialité qui le caractérise, défini in abstracto, pour un locuteur quelconque,
mais la relation entre un degré de tension objective « moyenne » et un habitus linguistique lui-même
caractérisé par un degré particulier de « sensibilité » à la tension du marché ; ou, ce qui revient au même,
c'est l'anticipation des profits, que l'on peut à peine appeler subjective, puisqu'elle est le produit de la
rencontre entre une objectivité, les chances moyennes, et une objectivité incorporée, la disposition à
apprécier plus ou moins strictement ces chances. L'anticipation pratique des sanctions promises est un
sens pratique, quasi corporel, de la vérité de la relation objective entre une certaine compétence
linguistique et sociale et un certain marché à travers lequel s'accomplit cette relation et qui peut aller de
la certitude de la sanction positive, qui fonde la (…) l'assurance, jusqu'à la certitude de la sanction
négative, qui condamne à la démission et au silence, en passant par toutes les formes de l'insécurité et
de la timidité.

L'habitus linguistique et le corps

La définition de l'acceptabilité n'est pas dans la situation mais dans la relation entre un marché
et un habitus qui est lui-même le produit de toute l'histoire de la relation avec des marchés. En effet,
l'habitus n'est pas moins lié au marché par ses conditions d'acquisition que par ses conditions
d'utilisation. Nous n'avons pas appris à parler seulement en entendant parler un certain parler mais aussi
en parlant, donc en offrant un parler déterminé sur un marché déterminé, c'est-à-dire dans les échanges
au sein d'une famille occupant une position particulière dans l'espace social et proposant de ce fait à la
(…) pratique du nouvel entrant des modèles et des sanctions plus ou moins éloignés de l'usage
légitime. Et nous avons appris la valeur que reçoivent sur d'autres marchés (comme celui de l'École) les
produits offerts, avec toute l'autorité afférente, sur le marché originaire. Le système des renforcements

204
ou des démentis successifs a constitué ainsi en chacun de nous une sorte de sens de la valeur sociale des
usages linguistiques et de la relation entre les différents usages et les différents marchés qui organise
toutes les perceptions ultérieures de produits linguistiques, ce qui tend à lui assurer une très grande
stabilité. (…). Ce « sens du placement » linguistique commande le degré de contrainte qu'un champ
déterminé fera peser sur la production de discours, imposant aux uns le silence ou un langage
hypercontrôlé tandis qu'il laisse à d'autres les libertés d'un langage assuré. C'est dire que la compétence,
qui s'acquiert en situation, par la pratique, comporte, inséparablement, la maîtrise pratique d'un usage
de la langue et la maîtrise pratique des situations dans lesquelles cet usage de la langue est socialement
acceptable. Le sens de la valeur de ses propres produits linguistiques est une dimension fondamentale
du sens de la place occupée dans l'espace social : le rapport originaire aux différents marchés et
l'expérience des sanctions imparties à ses propres productions sont sans doute, avec l'expérience du prix
accordé au corps (…), une des médiations à travers lesquelles se constitue cette sorte de sens de sa
propre valeur sociale qui commande le rapport pratique aux différents marchés (timidité, aisance, etc.)
et, plus généralement, toute la manière de se tenir dans le monde social.
(…) Il est certain que, à mesure que l'on s'élève dans la hiérarchie sociale, le degré de censure
et, corrélativement, de mise en forme et d'euphémisation ne cesse de croître et cela non seulement dans
les occasions publiques ou officielles (comme c'est le cas dans les classes populaires et surtout dans la
petite-bourgeoisie qui font une opposition marquée entre le quotidien et l'extra-quotidien), mais dans les
routines de l'existence quotidienne. Cela se voit dans la manière de s'habiller ou de manger mais aussi
dans la manière de parler qui tend à exclure le laisser-aller, le relâchement ou la licence que l'on s'accorde
ailleurs lorsqu'on est « entre soi ». C'est ce que note indirectement Lakoff lorsqu'il observe que la
conduite consistant à demander ouvertement, chez des amis, le prix d'un objet (« Hey, that's a nice rug.
What did it cost ? » – Quel beau tapis ! Combien vous a-t-il coûté ?), qui serait acceptable dans les
milieux populaires (où elle pourrait même apparaître comme un compliment), serait « déplacée » dans
la bourgeoisie où elle devrait revêtir une forme atténuée (« May I ask you what that rug cost ? » – Puis-
je vous demander combien a coûté ce tapis ?). C'est à ce plus haut degré de censure, qui exige, et de
façon permanente, un plus haut degré d'euphémisation, un effort plus constant pour mettre des formes,
que se rattache le fait que la maîtrise pratique des instruments d'euphémisation qui sont objectivement
exigés sur les marchés les plus tendus, comme le marché scolaire ou le marché mondain, s'accroît à
mesure que l'on s'élève dans la hiérarchie sociale, c'est-à-dire à mesure que s'accroît la fréquence des
occasions sociales où l'on se trouve soumis (et dès l'enfance) à ces exigences, donc en mesure d'acquérir
pratiquement les moyens de les satisfaire. Ainsi l'usage bourgeois se caractérise, selon Lakoff, par
l'utilisation de ce qu'il appelle des hedges tels que sort of, pretty much, rather, strictly speaking, loosely
speaking, technically, regular, par excellence, etc. et, selon Labov, par le recours intensif à des filler
phrases, locutions de remplissage comme such a thing as, some things like that, » « particularly ». (…).
Superflues et oiseuses du point de vue d'une stricte économie de la communication, elles remplissent
une fonction importante dans la détermination de la valeur d'une manière de communiquer : outre que

205
leur surabondance et leur inutilité mêmes attestent l'ampleur des ressources disponibles et le rapport
désintéressé à ces ressources qu'elle autorise, elles fonctionnent, au titre d'éléments d'un métalangage
pratique, comme marques de la distance neutralisante qui est une des caractéristiques du rapport
bourgeois à la langue et au monde social : ayant pour effet, d'« élever les valeurs intermédiaires et
d'abaisser les valeurs extrêmes » et, d'« éviter toute erreur ou exagération », ces locutions sont une
affirmation de la capacité de tenir ses distances à l'égard de ses propres propos, donc de ses propres
intérêts, et du même coup à l'égard de ceux qui, ne sachant pas tenir cette distance, se laissent emporter
par leurs propos, s'abandonnent sans retenue ni censure à la pulsion expressive. Pareil mode
d'expression, qui est produit par et pour des marchés demandant la « neutralité (…) » et pas seulement
dans l'usage du langage, est aussi ajusté d'avance à des marchés exigeant cette autre forme de
neutralisation et de mise à distance de la réalité (et des autres classes, qui y sont immergées) qu'est la
stylisation de la vie, cette mise en forme des pratiques qui privilégie en toutes choses la manière, le style,
la forme au détriment de la fonction ; il convient aussi à tous les marchés officiels, et aux rituels sociaux
où la nécessité de mettre en forme et de mettre des formes qui définit le langage en forme, officiel
(formal), s'impose avec une rigueur absolue (…).

Ce n'est pas par hasard que la distinction bourgeoise investit dans son rapport au langage
l'intention même qu'elle engage dans son rapport au corps. Le sens de l'acceptabilité qui oriente les
pratiques linguistiques est inscrit au plus profond des dispositions corporelles : c'est tout le corps qui
répond par sa posture mais aussi par ses réactions internes ou, plus spécifiquement, articulatoires, à la
tension du marché. Le langage est une technique du corps et la compétence proprement linguistique, et
tout spécialement phonologique, est une dimension de l'hexis corporelle où s'expriment tout le rapport
du monde social et tout le rapport socialement instruit du monde. Tout permet de supposer que, à travers
(…) le « style articulatoire », le schéma corporel caractéristique d'une classe détermine le système des
traits phonologiques qui caractérisent une prononciation de classe : la position articulatoire la plus
fréquente est un élément d'un style global des usages de la bouche (dans le parler, mais aussi dans le
« manger, le boire, le rire, etc.), donc de l'hexis corporelle, qui implique une information systématique
de tout l'aspect phonologique du discours. Ce « style articulatoire », style de vie qui s'est fait corps,
comme toute l'hexis corporelle, constitue les traits phonologiques, souvent étudiés à l'état isolé, chacun
d'eux, le r par exemple, étant mis en relation avec son équivalent dans d'autres prononciations de classe,
en une totalité insécable, qui doit être appréhendée comme telle.
Ainsi, dans le cas des classes populaires, il participe de manière évidente d'un rapport au corps
dominé par le refus des « manières » ou des « chichis » (c'est-à-dire de la stylisation et de la mise en
forme) et par la valorisation de la virilité, dimension d'une disposition plus générale à apprécier ce qui
est « nature » (…). Ce n'est sans doute pas par hasard que l'usage populaire condense l'opposition entre
le rapport bourgeois et le rapport populaire à la langue dans l'opposition, sexuellement surdéterminée,
entre la bouche plutôt fermée, pincée, c'est-à-dire tendue et censurée, et par là féminine, et la gueule,

206
largement et franchement ouverte, « fendue » (« se fendre la gueule »), c'est-à-dire détendue et libre, et
par là masculine. La vision, plutôt populaire, des dispositions bourgeoises ou, dans leur forme
caricaturale, petites-bourgeoises, repère dans les postures physiques de tension et de contention («
bouche fine », « pincée », « lèvres pincées », « serrées », « du bout des lèvres », « bouche en cul-de-
poule ») les indices corporels de dispositions tout à fait générales à l'égard d'autrui et du monde (et, en
particulier, s'agissant de la bouche, à l'égard des nourritures) comme la hauteur et le dédain (« faire la
fine bouche », « la petite bouche ») et la distance affichée à l'égard des choses corporelles et de ceux qui
ne savent pas marquer cette distance. La « gueule » au contraire est associée aux dispositions viriles qui,
selon l'idéal populaire, trouvent toutes leur principe dans la certitude tranquille de la force qui exclut les
censures, c'est-à-dire les prudences et les ruses autant que les « manières », et qui permet de se montrer
« nature » » « (la gueule est du côté de la nature), de « jouer franc-jeu » et d'« avoir son franc-parler »,
ou, tout simplement, de « faire la gueule » ; elle désigne l'aptitude à la violence verbale identifiée à la
force purement sonore du discours, donc de la voix (« fort en gueule », « coup de gueule », « grande
gueule », « engueuler », « s'engueuler », « gueuler », « aller gueuler »), et à la violence physique qu'elle
annonce, spécialement dans l'injure (« casser la la gueule », « mon poing sur la gueule », « ferme ta
gueule ») qui, à travers la « gueule », conçue inséparablement comme « siège » de la personne (« bonne
gueule », « sale gueule ») et lieu privilégié de son affirmation (que l'on « pense au sens de « ouvrir sa
gueule, » au « l'ouvrir » par opposition à « la fermer », « la boucler », « taire sa gueule », « s'écraser »,
etc.), vise l'interlocuteur au principe même de son identité sociale et de son image de soi. Appliquant la
même « intention » au lieu de l'ingestion alimentaire et au lieu de l'émission du discours, la vision
populaire, qui appréhende bien l'unité de l'habitus et de l'hexis corporelle, associe aussi à la gueule la
franche acceptation (« s'en foutre plein la gueule », « se rincer la gueule ») et la franche manifestation
(« se fendre la gueule ») des plaisirs élémentaires.
D'un côté, le langage domestiqué, censure devenue nature, qui proscrit les propos « gras », les
plaisanteries « lourdes » et les accents « grasseyants », va de pair avec la domestication du corps qui
exclut toute manifestation excessive des appétits ou des sentiments (les cris aussi bien que les larmes ou
les grands gestes) et qui soumet le corps à toutes sortes de disciplines et de censures visant à le
dénaturaliser ; de l'autre, le « relâchement de la tension articulatoire », qui conduit par exemple, à la
chute du r et du l à la finale (et qui est sans doute moins un effet du « laisser-aller » que l'expression d'un
refus d'en «faire trop », de se conformer trop strictement sur les points les plus strictement exigés par le
code dominant, quitte à porter l'effort ailleurs), s'associe au rejet des censures que la bienséance fait
peser, en particulier sur le corps taboué, et au franc-parler dont les audaces sont moins innocentes qu'il
ne paraît puisque, en rabaissant l'humanité à la commune nature, ventre, cul et sexe, tripes, bouffe et
merde, il tend à mettre le monde social cul par-dessus tête. La fête populaire (…) et surtout la crise
révolutionnaire rappellent en effet, par l'explosion verbale qu'elles favorisent, la pression et la répression
que l'ordre ordinaire fait peser, en particulier sur les dominés, à travers les contraintes et les contrôles,
en apparence insignifiants, de la politesse, qui, au travers des variations stylistiques des manières de

207
parler (les formules de politesse) ou de tenir son corps en fonction du degré de tension objective du
marché, impose la reconnaissance des hiérarchies entre les classes, les sexes et les âges. »
(…)

Pierre Bourdieu, La distinction. Critique social du jugement, Paris, Minuit, « Le sens commun »,
1979, p. 551

Il n’est pas de meilleure occasion de voir fonctionner ce sens de la place occupée que les
stratégies de condescendance qui supposent tant chez l’auteur de la stratégie que chez les victimes la
connaissance pratique du décalage entre la place réellement occupée et la place fictivement indiquée par
la pratique adoptée (par exemple le tutoiement) : lorsque celui à qui on accorde la Rolls-Royce, le haut
de forme ou le golf prend le métro, met une casquette (ou un pull à col roulé) ou joue au football, ses
pratiques prennent leur sens par rapport à cette attribution statutaire, qui continue à affecter, comme en
surimpression, les pratiques réelles. Mais on pourrait aussi bien évoquer les variations, observées par X,
de la stylistique du discours selon l’écart social entre les interlocuteurs ou encore, les variations de la
prononciation en fonction de l’interlocuteur, le locuteur pouvant, selon le cas, s’approcher de
l’« accent » de la personne de statut (présumé) supérieur à laquelle il s’adresse, soit au contraire s’en
éloigner en accentuant son accent ordinaire.

Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, « Points essais », 2001, p. 60 – 64.

La grammaire ne définit que très partiellement le sens, et c'est dans la relation avec un marché
que s'opère la détermination complète de la signification du discours. Une part, et non la moindre, des
déterminations qui font la définition pratique du sens, advient au discours automatiquement et du dehors.
Au principe du sens objectif qui s'engendre dans la circulation linguistique, il y a d'abord la valeur
distinctive qui résulte de la mise en relation que les locuteurs opèrent, consciemment ou
inconsciemment, entre le produit linguistique offert par un locuteur socialement caractérisé et les
produits simultanément proposés dans un espace social déterminé. Il y a aussi le fait que le produit
linguistique ne se réalise complètement comme message que s'il est traité comme tel, c'est-à-dire
déchiffré, et que les schèmes d'interprétation que les récepteurs mettent en œuvre dans leur appropriation
créatrice du produit proposé peuvent être plus ou moins éloignés de ceux qui ont orienté la production.
A travers ces effets, inévitables, le marché contribue à faire non seulement la valeur symbolique, mais
aussi le sens du discours.
On pourrait reprendre dans cette perspective la question du style : cet « écart individuel par
rapport à la norme linguistique », cette élaboration particulière qui tend à conférer au discours des
propriétés distinctives, est un être-perçu qui n'existe qu'en relation avec des sujets percevants, dotés de
ces dispositions diacritiques qui permettent de faire des distinctions entre des manières de dire

208
différentes, des arts de parler distinctifs. Il s'ensuit que le style, qu'il s'agisse de la poésie comparée à la
prose ou de la diction d'une classe (sociale, sexuelle ou générationnelle) comparée à celle d'une autre
classe, n'existe qu'en relation avec des agents dotés des schèmes de perception et d'appréciation qui
permettent de le constituer comme ensemble de différences systématiques, syncrétiquement
appréhendées. Ce qui circule sur le marché linguistique, ce n'est pas « la langue », mais des discours
stylistiquement caractérisés, à la fois du côté de la production, dans la mesure où chaque locuteur se fait
un idiolecte avec la langue commune, et du côté de la réception, dans la mesure où chaque récepteur
contribue à produire le message qu'il perçoit et apprécie en y important tout ce qui fait son expérience
singulière et collective. On peut étendre à tout discours ce que l'on a dit du seul discours poétique, parce
qu'il porte à son intensité maximum, lorsqu'il réussit, l'effet qui consiste à réveiller des expériences
variables selon les individus : si, à la différence de la dénotation, qui représente « la part stable et
commune à tous les locuteurs , la connotation renvoie à la singularité des expériences individuelles, c'est
qu'elle se constitue dans une relation socialement caractérisée où les récepteurs engagent la diversité de
leurs instruments d'appropriation symbolique. Le paradoxe de la communication est qu'elle suppose un
médium commun mais qui ne réussit – on le voit bien dans le cas limite où il s'agit de transmettre,
comme souvent la poésie, des émotions – qu'en suscitant et en ressuscitant des expériences singulières,
c'est-à-dire socialement marquées. Produit de la neutralisation des rapports pratiques dans lesquels il
fonctionne, le mot à toutes fins du dictionnaire n'a aucune existence sociale : dans la pratique, il n'existe
qu'immergé dans des situations, au point que le noyau de sens qui se maintient relativement invariant à
travers la diversité des marchés peut passer inaperçu. Comme l'observait X, si les mots recevaient
toujours tous leurs sens à la fois, le discours serait un jeu de mots continué ; mais si, comme dans le cas
de louer [location] et de louer [vanter], tous les sens qu'ils peuvent revêtir étaient parfaitement
indépendants, tous les jeux de mots (…) deviendraient impossibles. Les différents sens d'un mot se
définissent dans la relation entre le noyau invariant et la logique spécifique des différents marchés, eux-
mêmes objectivement situés par rapport au marché où se définit le sens le plus commun. (…)
La religion et la politique tirent leurs meilleurs effets idéologiques des possibilités qu'enferme
la polysémie inhérente à l'ubiquité sociale de la langue légitime. Dans une société différenciée, les noms
que l'on dit communs, travail, famille, mère, amour, reçoivent en réalité des significations différentes,
voire antagonistes, du fait que les membres de la même « communauté linguistique » utilisent, tant bien
que mal, la même langue et non plusieurs langues différentes (…). Y rappelle que, dans les situations
révolutionnaires, les mots communs prennent des sens opposés. En fait, il n'y a pas de mots neutres :
l'enquête montre par exemple que les adjectifs les plus ordinairement utilisés pour exprimer les goûts
reçoivent souvent des sens différents, parfois opposés, selon les classes ; le mot « soigné », choisi par
les petits-bourgeois, est rejeté par les intellectuels pour qui, précisément « il fait petit-bourgeois, étriqué,
mesquin. La polysémie du langage religieux et l'effet idéologique d'unification des opposés ou de
dénégation des divisions qu'il produit tiennent au fait qu'au prix des réinterprétations qu'impliquent la
production et la réception du langage commun par des locuteurs occupant des positions différentes dans

209
l'espace social, donc dotés d'intentions et d'intérêts différents, il parvient à parler à tous les groupes et
que tous les groupes peuvent le parler, à l'inverse du langage mathématique qui ne peut assurer
l'univocité du mot groupe qu'en contrôlant strictement l'homogénéité du groupe des mathématiciens.
Les religions que l'on dit universelles ne le sont pas au même sens et aux mêmes conditions que la
science.
Le recours à un langage neutralisé s'impose toutes les fois qu'il s'agit d'établir un consensus
pratique entre des agents ou des groupes d'agents dotés d'intérêts partiellement ou totalement différents :
c'est-à-dire, évidemment, en tout premier lieu dans le champ de la lutte politique légitime, mais aussi
dans les transactions et les interactions de la vie quotidienne. La communication entre classes (ou, dans
les sociétés coloniales ou semi-coloniales, entre ethnies) représente toujours une situation critique pour
la langue utilisée, quelle qu'elle soit. Elle tend en effet à provoquer un retour au sens le plus ouvertement
chargé de connotations sociales : « Quand on prononce le mot paysan devant quelqu'un qui vient de
quitter la campagne, on ne sait jamais comment il va le prendre. » Dès lors il n'y a plus de mots innocents.
Cet effet objectif de dévoilement brise l'unité apparente du langage ordinaire. Chaque mot, chaque
locution, menace de prendre deux sens antagonistes selon la manière que l'émetteur et le récepteur auront
de le prendre. La logique des automatismes verbaux qui ramènent sournoisement à l'usage ordinaire,
avec toutes les valeurs et les préjugés qui en sont solidaires, enferme le danger permanent de la « gaffe
», capable de volatiliser en un instant un consensus savamment entretenu au prix de stratégies de
ménagement réciproque.

Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, coll. « Liber », 1997, p. 118 – 119.

Il s’ensuit que le monde du sens commun mérite bien son nom : il est le seul lieu
véritablement commun où peuvent se retrouver, par exception, et trouver, comme on dit, « des
terrains d’entente, ceux qui y sont cantonnés, faute d’avoir accès à la disposition scolastique et
aux conquêtes historiques des mondes savants, ainsi que tous ceux qui participent de l’un ou
l’autre des univers scolastiques (et à qui il offre en outre le seul référent et le seul langage
communs pour parler entre eux de ce qui se passe au sein de chacun de ces univers clos sur son
idiosyncrasie et son idiolecte). Le sens commun est un fonds d’évidences partagées par tous qui
assure, dans les limites d’un univers social, un consensus primordial sur le sens du monde, un
ensemble de lieux communs (au sens large), tacitement acceptés, qui rendent possibles la
confrontation, le dialogue, la concurrence, voire le conflit, et parmi lesquels il faut faire une
place à part aux principes de classement, tels que les grandes oppositions structurant la
perception du monde.

210
Ces schèmes classificatoires (structures structurantes) sont, pour l’essentiel, le produit
de l’incorporation des structures des distributions fondamentales qui organisent l’ordre social
(structures structurées). Étant par conséquent communs à l’ensemble des agents insérés dans
cet ordre, ils sont ce qui rend possible l’accord dans le désaccord d’agents situés en des positions
opposées (hautes/basses, visibles/obscures, rares/communes, riches/pauvres, etc.) et
caractérisés par des propriétés distinctives, elles-mêmes différentes ou opposées dans l’espace
social. Autrement dit, ils sont ce qui fait que tous peuvent se référer aux mêmes oppositions
(par exemple, haut/bas, élevé/bas, rare/commun, » « léger/lourd, riche/pauvre, etc.) pour
penser le monde et leur position dans ce monde, tout en donnant parfois des signes et des valeurs
opposés aux termes qu’elles opposent, la même liberté de manières pouvant ainsi être perçue
par les uns comme « sans gêne », impolie, grossière, et par les autres comme « sans façons »,
simple, sans chichis, à la bonne franquette.
Le sens commun est en grande partie national parce que la plupart des grands principes
de division sont jusqu’ici inculqués ou renforcés par les institutions scolaires qui ont pour
mission majeure de construire la nation comme population dotée des mêmes « catégories »,
donc du même sens commun. Le déconcertement profond que l’on éprouve dans un pays
étranger, et qui n’est pas complètement surmonté par la maîtrise de la langue, tient pour une
grande part aux innombrables petits décalages entre le monde tel qu’il se présente à chaque
moment et le système de dispositions et d’attentes constitutif du sens commun.

Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, « Points essais », 2001, p. 94 – 98.

Les lois de la transmission du capital linguistique étant un cas particulier des lois de la
transmission légitime du capital culturel entre les générations, on peut poser que la compétence
linguistique mesurée selon les critères scolaires dépend, comme les autres dimensions du capital
culturel, du niveau d'instruction mesuré aux titres scolaires et de la trajectoire sociale. Du fait que la
maîtrise de la langue légitime peut s'acquérir par la familiarisation, c'est-à-dire par une exposition plus
ou moins prolongée à la langue légitime ou par l'inculcation expresse de règles explicites, les grandes
classes de modes d'expression correspondent à des classes de modes d'acquisition, c'est-à-dire à des
formes différentes de la combinaison entre les deux principaux facteurs de production de la compétence
légitime, la famille et le système scolaire.
En ce sens, comme la sociologie de la culture, la sociologie du langage est logiquement
indissociable d'une sociologie de l'éducation. En tant que marché linguistique strictement soumis aux
verdicts des gardiens de la culture légitime, le marché scolaire est strictement dominé par les produits
linguistiques de la classe dominante et tend à sanctionner les différences de capital préexistantes : l'effet

211
cumulé d'un faible capital culturel et de la faible propension à l'augmenter par l'investissement scolaire
qui en est corrélative voue les classes les plus démunies aux sanctions négatives du marché scolaire,
c'est-à-dire à l'élimination ou à l'auto-élimination précoce qu'entraîne une faible réussite. Les écarts
initiaux tendent donc à se trouver reproduits du fait que la durée de l'inculcation tend à varier comme
son rendement, les moins enclins et les moins aptes à accepter et à adopter le langage scolaire étant aussi
les moins longtemps exposés à ce langage et aux contrôles, aux corrections et aux sanctions scolaires.
Du fait que le système scolaire dispose de l'autorité déléguée nécessaire pour exercer
universellement une action d'inculcation durable en matière de langage et qu'il tend à proportionner la
durée et l'intensité de cette action au capital culturel hérité, les mécanismes sociaux de la transmission
culturelle tendent à assurer la reproduction de l'écart structurel entre la distribution, très inégale, de la
connaissance de la langue légitime et la distribution, beaucoup plus uniforme, de la reconnaissance de
cette langue, qui est un des facteurs déterminants de la dynamique du champ linguistique et, par là, des
changements de la langue. En effet, les luttes linguistiques qui sont au principe de ces changements
supposent des locuteurs ayant (à peu près) la même reconnaissance de l'usage autorisé et des
connaissances inégales de cet usage. Ainsi, si les stratégies linguistiques de la petite-bourgeoisie et en
particulier sa tendance à l'hypercorrection, expression particulièrement typique d'une bonne volonté
culturelle qui s'exprime dans toutes les dimensions de la pratique, ont pu apparaître comme le facteur
principal du changement linguistique, c'est que le décalage, générateur de tension et de prétention, entre
la connaissance et la reconnaissance, entre les aspirations et les moyens de les satisfaire, atteint son
maximum dans les régions intermédiaires de l'espace social. Cette prétention, reconnaissance de la
distinction qui se trahit dans l'effort même pour la nier en se l'appropriant, introduit dans le champ de
concurrence une pression permanente qui ne peut que susciter de nouvelles stratégies de distinction chez
les détenteurs des marques distinctives socialement reconnues comme distinguées. L'hypercorrection
petite-bourgeoise qui trouve ses modèles et ses instruments de correction auprès des arbitres les plus
consacrés de l'usage légitime, académiciens, grammairiens, professeurs, se définit dans la relation
subjective et objective à la « vulgarité » populaire et à la « distinction » bourgeoise. En sorte que la
contribution que cet effort d'assimilation (aux classes bourgeoises) en même temps que de dissimilation
(par rapport aux classes populaires) apporte au changement linguistique est seulement plus visible que
les stratégies de dissimilation qu'elle suscite en retour de la part des détenteurs d'une compétence plus
rare. L'évitement conscient ou inconscient des marques les plus visibles de la tension et de la contention
linguistiques des petits-bourgeois (par exemple, en français, le passé simple qui « fait vieil instituteur »)
peut porter les bourgeois ou les intellectuels vers l'hypocorrection contrôlée qui associe le relâchement
assuré et l'ignorance souveraine des règles pointilleuses à l'exhibition d'aisance sur les terrains les plus
périlleux. Introduire la tension là où le commun cède au relâchement, la facilité là où il trahit l'effort, et
l'aisance dans la tension qui fait toute la différence avec les formes petite-bourgeoise ou populaire de la
tension et de l'aisance, autant de stratégies – le plus souvent inconscientes – de distinction qui donnent

212
lieu à des surenchères infinies, avec d'incessants renversements du pour au contre bien faits pour
décourager la recherche de propriétés non relationnelles des styles linguistiques.
Ainsi, pour rendre raison du nouveau parler des intellectuels, un peu hésitant, voire bredouillant,
interrogatif (« non ? ») et entrecoupé, qui est attesté aussi bien aux États-Unis qu'en France, il faudrait
prendre en compte toute la structure des usages par rapport auxquels il se définit différentiellement :
d'un côté l'ancien usage professoral (avec ses périodes, ses imparfaits du subjonctif, etc.), associé à une
image dévaluée du rôle magistral, et de l'autre les nouveaux usages petits-bourgeois qui sont le produit
d'une diffusion élargie de l'usage scolaire et qui peuvent aller de l'usage libéré, mixte de tension et de
laisser-aller qui caractérise plutôt la petite-bourgeoisie nouvelle, jusqu'à l'hypercorrection d'un parler
trop châtié, immédiatement dévalué par une ambition trop évidente, qui est la marque de la petite-
bourgeoisie de promotion.
Le fait que ces pratiques distinctives ne puissent se comprendre que par référence à l'univers
des pratiques compossibles n'implique pas qu'on doive en chercher le principe dans un souci conscient
de s'en distinguer. Tout permet de supposer qu'elles s'enracinent dans un sens pratique de la rareté des
marques distinctives (linguistiques ou autres) et de son évolution dans le temps : les mots qui se
divulguent perdent leur pouvoir discriminant et tendent de ce fait à être perçus comme intrinsèquement
banals, communs, donc faciles, ou, la diffusion étant liée au temps, usés. C'est sans doute la lassitude
corrélative de l'exposition répétée qui, associée au sens de la rareté, est au principe des glissements
inconscients vers des traits stylistiques plus « classants » ou vers des usages plus rares des traits
divulgués.
Ainsi les écarts distinctifs sont au principe du mouvement incessant qui, destiné à les annuler,
tend en fait à les reproduire (par un paradoxe qui ne surprendra que si l'on ignore que la constance peut
supposer le changement). Les stratégies d'assimilation et de dissimilation qui sont au principe des
changements des différents usages de la langue non seulement n'affectent pas la structure de la
distribution des différents usages de la langue et, du même coup, le système des systèmes d'écarts
distinctifs (les styles expressifs) dans lesquels ils se manifestent, mais tendent à la reproduire (sous une
forme phénoménalement différente). Du fait que le moteur même du changement n'est autre que
l'ensemble du champ linguistique ou, plus précisément, l'ensemble des actions et des réactions qui
s'engendrent continûment dans l'univers des relations de concurrence constitutives du champ, le centre
de ce mouvement perpétuel est partout et nulle part, au grand désespoir de ceux qui, enfermés dans une
philosophie de la diffusion fondée sur l'image de la « tache d'huile » (selon le trop fameux modèle du
two-step flow) ou du « ruissellement » (trickle-down), s'obstinent à situer le principe du changement en
un lieu déterminé du champ linguistique. Ce qui est décrit comme un phénomène de diffusion n'est autre
chose que le processus résultant de la lutte de concurrence qui conduit chaque agent, au travers
d'innombrables stratégies d'assimilation et de dissimilation (par rapport à ceux qui sont situés devant et
derrière lui dans l'espace social et dans le temps), à changer sans cesse de propriétés substantielles (ici
des prononciations, des lexiques, des tours syntaxiques, etc.) tout en maintenant, par la course même,

213
l'écart qui est au principe de la course. Cette constance structurale des valeurs sociales des usages de la
langue légitime se comprend si l'on sait que les stratégies destinées à la modifier sont commandées dans
leur logique et leurs fins par la structure elle-même, à travers la position dans cette structure de celui qui
les accomplit. Faute d'aller au-delà des actions et des interactions prises dans leur immédiateté
directement visible, la vision « interactionniste » ne peut découvrir que les stratégies linguistiques des
différents agents dépendent étroitement de leur position dans la structure de la distribution du capital
linguistique dont on sait que, par l'intermédiaire de la structure des chances d'accès au système scolaire,
elle dépend de la structure des rapports de classe. Et du même coup, elle ne peut qu'ignorer les
mécanismes profonds qui, au travers des changements de surface, tendent à assurer la reproduction de
la structure des écarts distinctifs et la conservation de la rente de situation associée à la possession d'une
compétence rare, donc distinctive.

214
Séance 11 : Violence symbolique et école

Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Minuit,
« Grands documents », p. 11 – 44.

Suffit-il de constater et de déplorer l’inégale représentation des différentes classes sociales dans
l’enseignement supérieur pour être quitte, une fois pour toutes, des inégalités devant l’École ? Lorsqu’on
dit et redit qu’il n’y a que 6 % de fils d’ouvriers dans l’enseignement supérieur, est-ce pour en tirer la
conclusion que le milieu étudiant est un milieu bourgeois ? Ou bien, en substituant au fait la protestation
contre le fait, ne s’efforce-t-on pas, le plus souvent avec succès, de se persuader qu’un groupe capable
de protester contre son propre privilège n’est pas un groupe privilégié ?
Sans doute, au niveau de l’enseignement supérieur, l’inégalité initiale des diverses couches
sociales devant l’École apparaît d’abord dans le fait qu’elles y sont très inégalement représentées.
Encore faudrait-il observer que la part des étudiants originaires des diverses classes ne reflète
qu’incomplètement l’inégalité scolaire, les catégories sociales les plus représentées dans l’enseignement
supérieur étant en même temps les moins représentées dans la population active. Un calcul approximatif
des chances d’accéder à l’Université selon la profession du père fait apparaître que celles-ci vont de
moins d’une chance sur cent pour les fils de salariés agricoles à près de soixante-dix pour les fils
d’industriels et à plus de quatre-vingts pour les fils de membres des professions libérales. Cette
statistique montre à l’évidence que le système scolaire opère, objectivement, une élimination d’autant
plus totale que l’on va vers les classes les plus défavorisées. Mais on aperçoit plus rarement certaines
formes plus cachées de l’inégalité devant l’École comme la relégation des enfants des classes inférieures
et moyennes dans certaines disciplines et le retard ou le piétinement dans les études.

On lit dans les chances d’accéder à l’enseignement supérieur le résultat d’une sélection qui, tout
au long du parcours scolaire, s’exerce avec une rigueur très inégale selon l’origine sociale des sujets ;
en fait, pour les classes les plus défavorisées, il s’agit purement et simplement d’élimination1. Un fils
de cadre supérieur a quatre-vingts fois plus de chances d’entrer à l’université qu’un fils de salarié
agricole et quarante fois plus qu’un fils d’ouvrier ; ses chances sont encore le double de celles d’un fils
de cadre moyen. Ces statistiques permettent de distinguer quatre niveaux d’utilisation de l’enseignement
supérieur : les catégories les plus défavorisées n’ont guère aujourd’hui que des chances symboliques
d’envoyer leurs enfants en faculté (moins de cinq chances sur cent) ; certaines catégories moyennes
(employés, artisans, commerçants) dont la part s’est accrue dans les dernières années, ont entre dix et
quinze chances sur cent ; on observe ensuite un doublement des chances avec les cadres moyens (près
de trente chances sur cent) et un autre doublement avec les cadres supérieurs et les professions libérales,
dont les chances approchent de soixante sur cent. Même si elles ne sont pas estimées consciemment par
les intéressés, des variations aussi fortes dans les chances scolaires objectives s’expriment de mille
manières dans le champ des perceptions quotidiennes et déterminent, selon les milieux sociaux, une
image des études supérieures comme avenir « impossible », « possible » ou « normal » qui devient à
son tour un déterminant des vocations scolaires. L’expérience de l’avenir scolaire ne peut être la même
pour un fils de cadre supérieur qui, ayant plus d’une chance sur deux d’aller en faculté, rencontre
nécessairement autour de lui, et même dans sa famille, les études supérieures comme un destin banal et

215
quotidien, et pour le fils d’ouvrier qui, ayant moins de deux chances sur cent d’y accéder, ne connaît les
études et les étudiants que par personnes ou par milieux interposés.
« Si l’on sait que les relations extra-familiales s’étendent à mesure qu’on s’élève dans la
hiérarchie sociale, tout en restant en chaque cas socialement homogènes, on voit que l’espérance
subjective d’accéder à l’enseignement supérieur tend à être, pour les plus défavorisés, encore plus faible
que les chances objectives.

Tableau I. LES CHANCES SCOLAIRES SELON L’ORIGINE SOCIALE (1961-1962)

216
PROBABILITÉ D’ACCÈS A UNE DISCIPLINE DONNÉE SELON L’ORIGINE SOCIALE ET
LE SEXE
On a souligné en noir les deux plus fortes tendances par discipline. Le classement des disciplines a été
fait en fonction du nombre d’étudiants inscrits dans chacune d’entre elles et le classement des catégories
socioprofessionnelles selon le taux de probabilité d’accès à l’enseignement supérieur.

(…) Le désavantage scolaire s’exprime aussi dans la restriction du choix des études qui peuvent être
raisonnablement envisagées par une catégorie donnée. Ainsi le fait que les chances d’accès à l’université
soient assez proches pour les garçons et les filles de même origine sociale ne doit pas cacher qu’une fois
entrés en faculté les uns et les autres ont de fortes chances de ne pas faire les mêmes études. D’abord, et
quelle que soit l’origine sociale, les études de lettres sont toujours les plus probables pour les filles et
les études de sciences les plus probables pour les garçons : on reconnaît là l’influence des modèles

217
traditionnels de la division du travail (et des « dons ») entre les sexes. Plus généralement, les filles sont
davantage condamnées aux facultés des lettres et des sciences qui préparent à une profession
enseignante (…)
Le choix a d’autant plus de chances d’être limité que les étudiantes appartiennent à un milieu
plus défavorisé. On peut voir dans le cas des filles de cadres moyens et des filles de cadres supérieurs
une illustration de cette logique qui veut que l’on paie d’une restriction des choix plus ou moins sévère
selon l’origine sociale l’entrée dans l’enseignement supérieur. C’est en effet au niveau des cadres
moyens que les chances d’accès des filles rejoignent celles des garçons mais au prix d’une relégation
dans les facultés des lettres (61,9 % des chances) plus nette que pour toutes les autres catégories sociales
(à l’exception des salariés agricoles) ; au contraire, lorsqu’elles sont originaires de la couche sociale
supérieure, les filles, avec des chances d’accès sensiblement égales à celles des garçons, voient
s’atténuer la rigueur de cette condamnation aux facultés des lettres (48,6 % des chances).
En règle générale, la restriction des choix s’impose aux basses classes plus qu’aux classes
privilégiées et aux étudiantes plus qu’aux étudiants, le désavantage étant d’autant plus marqué pour les
filles qu’elles sont de plus basse origine.
En définitive, si le désavantage qui tient au sexe s’exprime principalement par la relégation dans
les facultés des lettres, le désavantage qui tient à l’origine sociale est le plus lourd de conséquences
puisqu’il se manifeste à la fois par l’élimination pure et simple des enfants issus des couches
défavorisées et par la restriction des choix offerts à ceux d’entre eux qui échappent à l’élimination. Ainsi
ces étudiants doivent payer par le choix forcé des lettres ou des sciences leur entrée dans l’enseignement
supérieur qui a pour eux deux portes et non cinq : les études de droit, de médecine ou de pharmacie
représentent 33,5 % des chances pour les fils et filles de cadres supérieurs, 23,9 % pour les fils et filles
de cadres moyens, 17,3 % pour les fils et filles d’ouvriers et 15,3 % pour les fils et filles de salariés
agricoles.
Mais les chances conditionnelles de s’inscrire dans les facultés des lettres pour les étudiants
issus d’une catégorie sociale donnée ne traduisent que d’une manière brouillée la relégation des sujets
issus des classes les plus défavorisées. En effet, un deuxième phénomène interfère ici avec le premier :
la faculté des lettres et, à l’intérieur de celle-ci, des disciplines comme la sociologie, la psychologie ou
les langues peuvent aussi servir de refuge pour les étudiants des classes les plus scolarisées qui,
socialement « obligés » à une scolarité supérieure, s’orientent par défaut d’une vocation positive vers
ces études qui leur fournissent au moins l’apparence d’une raison sociale. La part relative des étudiants
en lettres, issus d’une catégorie sociale donnée a donc une signification équivoque parce que la faculté
des lettres peut être pour les uns un choix forcé et pour les autres un refuge.
S’il est vrai que l’accessibilité inégale des différentes disciplines conduit au phénomène de la
relégation, on peut s’attendre que la hiérarchie des institutions d’enseignement conduise à
l’accaparement des plus hautes par les plus favorisés. Et de fait, c’est à l’École normale supérieure et à
l’École polytechnique que la proportion des élèves issus des milieux privilégiés atteint son maximum,
soit respectivement 57 % et 51 % de fils de cadres supérieurs et de membres des professions libérales,
et 26 % et 15 % de fils de cadres moyens.
Dernière manifestation de l’inégalité devant l’École, le retard et le piétinement des étudiants des
classes les plus défavorisées peut être saisi à tous les niveaux du cursus : ainsi la part des étudiants qui
ont l’âge modal (c’est-à-dire l’âge le plus fréquent à ce niveau) décroît à mesure que l’on va vers les
classes les plus défavorisées, la part relative des étudiants de basse origine tendant à croître dans les
classes d’âge les plus élevées. (…)

Les obstacles économiques ne suffisent pas à expliquer que les taux de « mortalité scolaire »
puissent différer autant selon les classes sociales. N’en aurait-on aucun autre indice et ignorerait-on les
voies multiples et souvent détournées par lesquelles l’École élimine continûment les enfants originaires
des milieux les plus défavorisés, on trouverait une preuve de l’importance des obstacles culturels que
doivent surmonter ces sujets dans le fait que l’on constate encore au niveau de l’enseignement supérieur
des différences d’attitudes et d’aptitudes significativement liées à l’origine sociale, bien que les étudiants
qu’elles séparent aient tous subi pendant quinze à vingt années l’action homogénéisante de l’École et

218
que les plus défavorisés d’entre eux n’aient dû qu’à une plus grande adaptabilité ou à un milieu familial
plus favorable d’échapper à l’élimination.
De tous les facteurs de différenciation, l’origine sociale est sans doute celui dont l’influence
s’exerce le plus fortement sur le milieu étudiant, plus fortement en tout cas que le sexe et l’âge et surtout
plus que tel ou tel facteur clairement aperçu, l’affiliation religieuse par exemple (…).

Définissant des chances, des conditions de vie ou de travail tout à fait différentes, l’origine
sociale est, de tous les déterminants, le seul qui étende son influence à tous les domaines et à tous les
niveaux de l’expérience des étudiants, et en premier lieu aux conditions d’existence. L’habitat et le type
de vie quotidienne qui lui est associé, le montant des ressources et leur répartition entre les différents
postes budgétaires, l’intensité et la modalité du sentiment de dépendance, variable selon l’origine des
ressources comme la nature de l’expérience et les valeurs associées à leur acquisition, dépendent
directement et fortement de l’origine sociale en même temps qu’ils en relaient l’efficacité.

Comment parler, même par manière de simplification, de « condition étudiante » pour désigner
un milieu où l’aide de la famille fait vivre 14 % des étudiants fils de ruraux, d’ouvriers, d’employés et
de cadres subalternes et plus de 57 % des fils de cadres supérieurs ou professions libérales, tandis
que 36 % des premiers sont contraints à un travail en dehors de leurs études et seulement 11 % des
seconds ? La nature ou le montant des ressources et, par là, le degré de dépendance à l’égard de la famille
séparent radicalement les étudiants selon leur origine : outre qu’ils s’étalent de moins de 200 F mensuels
à 900 F, les revenus n’ont nullement le même sens suivant l’importance des facilités annexes (selon par
exemple que l’habillement est pris en charge par la famille ou non) et suivant l’origine de l’argent. Enfin,
les étudiants qui vivent dans leur famille ne sont que partiellement étudiants. Ils ont beau multiplier les
occasions de participer à la condition étudiante, c’est à une image fascinante plus qu’à une condition
réelle, avec ses nécessités subies, qu’ils s’identifient par un tel choix, toujours révocable. Or, oscillant
(suivant la discipline) de 10 à 20 % pour les fils de paysans et d’ouvriers, l « le taux d’étudiants qui
logent dans leur famille s’élève à 50 % et parfois 60 %9 dans le cas des étudiants (et surtout des
étudiantes) issus des hautes classes. »

Ces différences sont trop patentes pour être révoquées en doute. Aussi est-ce généralement dans
l’activité universitaire des étudiants que l’on cherche le principe de définition qui permette de
sauvegarder l’idée que la condition étudiante est une, unifiée ou unifiante. Si différents soient-ils sous
d’autres rapports, les étudiants considérés dans leur rôle propre ont en effet en commun de faire des
études, c’est-à-dire, en l’absence même de toute assiduité ou de tout exercice, de subir et d’éprouver la
subordination de leur avenir professionnel à une institution qui, avec le diplôme, monopolise un moyen
essentiel de la réussite sociale. Mais les étudiants peuvent avoir en commun des pratiques, sans que l’on
puisse en conclure qu’ils en ont une expérience identique et surtout collective.
Utilisateurs de l’enseignement, les étudiants en sont aussi le produit et il n’est pas de catégorie
sociale dont les conduites et les aptitudes présentes portent davantage la marque des acquisitions
passées. Or, comme nombre de recherches l’ont établi, c’est tout au long de la scolarité, et
particulièrement lors des grands tournants de la carrière scolaire, que s’exerce l’influence de l’origine

219
sociale : la conscience que les études (et surtout certaines) coûtent cher et qu’il est des professions où
l’on ne peut s’engager sans un patrimoine, les inégalités de l’information sur les études et leurs
débouchés, les modèles culturels qui associent certaines professions et certains choix scolaires (le latin,
par exemple) à un milieu social, enfin la prédisposition, socialement conditionnée, à s’adapter aux
modèles, aux règles et aux valeurs qui régissent l’École, tout cet ensemble de facteurs qui font que l’on
se sent « à sa place » ou « déplacé » à l’École et que l’on y est perçu comme tel, déterminent, toutes
aptitudes égales d’ailleurs, un taux de réussite scolaire inégal selon les classes sociales, et
particulièrement dans les disciplines qui supposent tout un acquis, qu’il s’agisse d’instruments
intellectuels, d’habitudes culturelles ou de revenus. On sait par exemple que la réussite scolaire dépend
étroitement de l’aptitude (réelle ou apparente) à manier la langue d’idées propre à l’enseignement et que
la réussite en ce domaine va à ceux qui, ont fait des études classiques. On voit donc comment les succès
ou les échecs présents que les étudiants et les professeurs (enclins à penser à l’échelle de l’année scolaire)
ont tendance à imputer au passé immédiat, quand ce n’est pas au don et à la personne, dépendent en
réalité d’orientations précoces qui sont, par définition, le fait du milieu familial. Ainsi, l’action directe
des habitudes culturelles et des dispositions héritées du milieu d’origine est redoublée par l’effet
multiplicateur des orientations initiales (elles-mêmes produites par les déterminismes primaires) qui
déclenchent l’action de déterminismes induits d’autant plus efficaces qu’ils s’expriment dans la logique
proprement scolaire, sous la forme de sanctions qui consacrent les inégalités sociales sous l’apparence
de les ignorer.
Dans une population d’étudiants, on ne saisit plus que la résultante finale d’un ensemble
d’influences qui tiennent à l’origine sociale et dont l’action s’exerce depuis longtemps. Pour les
étudiants originaires des basses classes qui ont survécu à l’élimination, les désavantages initiaux ont
évolué, le passé social se transformant en passif scolaire par le jeu de mécanismes de relais tels que les
orientations précoces et souvent mal informées, les choix forcés ou les piétinements. Par exemple, dans
un groupe d’étudiants de la faculté des lettres, la proportion des étudiants qui ont fait du latin dans le
secondaire varie de 41 % pour les fils d’ouvriers et d’agriculteurs à 83 % pour les fils de cadres
supérieurs et de membres des professions libérales, ce qui suffit a montrer a fortiori (s’agissant de
littéraires) la relation qui existe entre l’origine sociale et les études classiques, avec tous les avantages
scolaires qu’elles procurent. On peut reconnaître un autre indice de l’influence du milieu familial dans
le fait que la part des étudiants qui disent avoir suivi le conseil de leur famille pour le choix d’une section
à la première ou à la seconde partie du baccalauréat croît en même temps que s’élève l’origine sociale,
cependant que le rôle du professeur décroît parallèlement.
On observe des différences analogues dans les attitudes à l’égard de l’enseignement. Soit qu’ils
adhèrent plus fortement à l’idéologie du don, soit qu’ils croient plus fortement à leur propre don (les
deux allant de pair), les étudiants d’origine bourgeoise, tout en reconnaissant aussi unanimement que les
autres l’existence de techniques du travail intellectuel, témoignent un plus grand dédain à l’égard de
celles qui sont communément tenues pour incompatibles avec l’image romantique de l’aventure

220
intellectuelle, comme la possession d’un fichier ou d’un emploi du temps. Il n’est pas jusqu’à des
modalités subtiles de la vocation ou de la conduite des études qui ne révèlent le caractère plus gratuit
des engagements intellectuels chez les étudiants des hautes classes. Tandis que, plus assurés de leur
vocation ou de leurs aptitudes, ceux-ci expriment leur éclectisme réel ou prétendu et leur dilettantisme
plus ou moins fructueux par la plus grande diversité de leurs intérêts culturels, les autres témoignent
d’une plus grande dépendance à l’égard de l’Université. Lorsqu’on demande à des étudiants en
sociologie s’ils préféreraient se consacrer à l’étude de leur propre société, des pays du Tiers-Monde ou
à l’ethnologie, on aperçoit que le choix des thèmes et des terrains « exotiques » devient plus fréquent à
mesure que l’origine sociale s’élève. De même, si les étudiants les plus favorisés se portent plus
volontiers vers les idées à la mode (…), n’est-ce pas que l’expérience protégée qu’ils ont connue jusque-
là les prédispose à des aspirations obéissant au principe de plaisir plus qu’au principe de réalité et que
l’exotisme intellectuel et la bonne volonté formelle représentent le moyen symbolique, c’est-à-dire
ostentatoire et sans conséquences, de liquider une expérience bourgeoise en l’exprimant ? Pour que de
tels mécanismes intellectuels puissent se former, ne faut-il pas qu’aient été données – et pendant fort
longtemps – les conditions économiques et sociales de la liberté et de la gratuité des choix ?

Si le dilettantisme dans la conduite des études est plus particulièrement le fait des étudiants
d’origine bourgeoise, c’est que, plus assurés de garder une place, même fictive, au moins dans une
discipline de refuge, ils peuvent, sans risque réel, manifester un détachement qui suppose précisément
une plus grande sécurité : ils lisent moins d’ouvrages directement liés à leur programme et des ouvrages
moins scolaires ; ils sont toujours les plus nombreux à mener des études multiples et relevant de
disciplines éloignées ou de facultés différentes ; ils sont toujours les plus enclins à se juger avec
indulgence, et cette plus grande complaisance, que la statistique des résultats scolaires dénonce, leur
assure en nombre de situations, l’oral par exemple, un avantage considérable. Il faut en effet se garder
de voir dans la moins grande dépendance des étudiants bourgeois à l’égard des disciplines scolaires un
désavantage qui viendrait compenser d’autres privilèges : l’éclectisme averti permet de tirer le meilleur
parti des possibilités offertes par l’enseignement. Rien ne fait obstacle à ce qu’une partie (un tiers
environ) des étudiants privilégiés transforme en privilège scolaire ce qui peut constituer un désavantage
pour les autres, puisque, on le verra, l’École accorde paradoxalement le plus grand prix à l’art de prendre
ses distances par rapport aux valeurs et aux disciplines scolaires.

Les étudiants les plus favorisés ne doivent pas seulement à leur milieu d’origine des habitudes,
des entraînements et des attitudes qui les servent directement dans leurs tâches scolaires ; ils en héritent
aussi des savoirs et un savoir-faire, des goûts et un « bon goût » dont la rentabilité scolaire, pour être
indirecte, n’en est pas moins certaine. La culture « libre », condition implicite de la réussite universitaire
en certaines disciplines, est très inégalement répartie entre les étudiants originaires de milieux différents,
sans que l’inégalité des revenus puisse expliquer les écarts constatés. Le privilège culturel est manifeste

221
lorsqu’il s’agit de la familiarité avec les œuvres que seule peut donner la fréquentation régulière du
théâtre, du musée ou du concert (fréquentation qui n’est pas organisée par l’École, ou seulement de
façon sporadique). Il est plus manifeste encore dans le cas des œuvres, généralement les plus modernes,
qui sont les moins « scolaires ».
En quelque domaine culturel qu’on les mesure, théâtre, musique, peinture, jazz ou cinéma, les
étudiants ont des connaissances d’autant plus riches et plus étendues que leur origine sociale est plus
élevée. Si la forte variation de la pratique d’un instrument de musique, de la connaissance des pièces par
le spectacle ou de la musique classique par le concert n’a rien qui puisse étonner puisque les habitudes
culturelles de classe et les facteurs économiques cumulent ici leurs effets, il est remarquable que les
étudiants se distinguent encore nettement, selon leur origine sociale, en ce qui concerne la fréquentation
des musées et même la connaissance de l’histoire du jazz ou du cinéma, souvent présentés comme des
« arts de masse ». Si l’on sait que dans le cas de la peinture, qui ne fait pas directement l’objet d’un
enseignement, des différences apparaissent jusque dans la connaissance des auteurs les plus classiques
et va en s’accentuant pour les peintres modernes, si l’on sait aussi que l’érudition en matière de cinéma
ou de jazz (toujours beaucoup plus rare que pour les arts consacrés) est elle aussi très inégalement
répartie selon l’origine sociale, on doit conclure que les inégalités devant la culture ne sont nulle part
aussi marquées que dans le domaine où, en l’absence d’un enseignement organisé, les comportements
culturels obéissent aux déterminismes sociaux plus qu’à la logique des goûts et des engouements
individuels.

Les étudiants des différents milieux ne se distinguent pas moins par l’orientation de leurs intérêts
artistiques. Sans doute, les facteurs sociaux de différenciation peuvent parfois annuler leurs effets les
plus apparents et le sérieux petit-bourgeois peut compenser l’avantage que donne aux étudiants des
hautes classes la familiarité avec la culture savante. Mais les valeurs différentes qui orientent des
comportements semblables peuvent se révéler indirectement à travers des différences plus subtiles. On
le voit particulièrement bien à propos du théâtre qui, à la différence de la peinture ou de la musique,
participe à la fois de la culture enseignée à l’École et de la culture libre et librement acquise. « Des fils
de paysans ou de cadres moyens, d’ouvriers ou de cadres supérieurs peuvent manifester une
connaissance équivalente du théâtre classique sans avoir la même culture, même en ce domaine, parce
qu’ils n’ont pas le même passé culturel. Les mêmes savoirs n’expriment pas nécessairement les mêmes
attitudes et n’engagent pas les mêmes valeurs : alors qu’ils attestent chez les uns le pouvoir exclusif de
la règle et de l’apprentissage scolaires (puisqu’ils ont été acquis en grande partie par la lecture libre ou
scolairement obligée plus que par le spectacle), ils expriment chez les autres, au moins autant que
l’obéissance aux impératifs scolaires, la possession d’une culture qu’ils doivent d’abord à leur milieu
familial. Ainsi, lorsque par un test ou par un examen on dresse un constat des goûts et des connaissances
à un moment donné du temps, on coupe en un point déterminé autant de trajectoires diverses.

222
De plus, une bonne connaissance du théâtre classique n’a pas la même signification chez des
fils de cadres supérieurs parisiens, qui l’associent à une bonne connaissance du théâtre d’avant-garde et
même du théâtre de boulevard, et chez les fils d’ouvriers de Lille ou de Clermont-Ferrand qui,
connaissant aussi bien le théâtre classique, ignorent tout du théâtre d’avant-garde ou du théâtre de
boulevard. On voit à l’évidence qu’une culture purement scolaire n’est pas seulement une culture
partielle ou une partie de la culture, mais une culture inférieure parce que les éléments mêmes qui la
composent n’ont pas le sens qu’ils auraient dans un ensemble plus large. L’École n’exalte-t-elle pas
dans la « culture générale » tout l’opposé de ce qu’elle dénonce comme pratique scolaire de la culture
chez ceux que leur origine sociale condamne à n’avoir d’autre culture que celle qu’ils doivent à l’École ?
Chaque connaissance doit donc être perçue à la fois comme un élément d’une constellation et comme
un moment de l’itinéraire culturel dans sa totalité, chaque point de la courbe enfermant toute la courbe.
Enfin, c’est la manière personnelle d’accomplir les actes culturels qui leur confère la qualité proprement
culturelle : ainsi la désinvolture ironique, l’élégance précieuse ou l’assurance statutaire qui permet
l’aisance ou l’affectation de l’aisance sont presque toujours le fait d’étudiants issus des hautes classes
où ces manières jouent le rôle d’un signe d’appartenance à l’élite.

L’action du privilège n’est aperçue, la plupart du temps, que sous ses formes les plus brutales,
recommandations ou relations, aide dans le travail scolaire ou enseignement supplémentaire,
information sur l’enseignement et les débouchés. En fait, l’essentiel de l’héritage culturel se transmet de
façon plus discrète et plus indirecte et même en l’absence de tout effort méthodique et de toute action
manifeste. C’est peut-être dans les milieux les plus « cultivés » qu’il est le moins besoin de prêcher la
dévotion à la culture ou de prendre en main, délibérément, l’initiation à la pratique culturelle. Par
opposition au milieu petit-bourgeois où les parents ne peuvent transmettre autre chose, la plupart du
temps, que la bonne volonté culturelle, les classes cultivées ménagent des incitations diffuses beaucoup
mieux faites pour susciter, par une sorte de persuasion clandestine, l’adhésion à la culture.

C’est ainsi que des lycéens de la bourgeoisie parisienne peuvent manifester une vaste culture,
acquise sans intention ni effort et comme par osmose, au moment même où ils se défendent de subir la
moindre pression de la part de leurs parents : « Allez-vous dans les musées ? » – « Pas tellement
souvent. »
« On n’allait pas tellement dans les musées de peinture avec le lycée, plutôt dans les musées
d’histoire. Mes parents m’emmènent plutôt au théâtre. On ne va pas tellement au musée. » – « Quels
sont vos peintres préférés ? » – « Van Gogh, Braque, Picasso, Monet, Gauguin, Cézanne. Je ne les ai
pas vus en original. Je les connais par des livres, chez moi, que je regarde. Je fais un peu de piano. C’est
tout. J’aime surtout écouter la musique, pas tellement en faire. On a beaucoup de Bach, Mozart,
Schubert, Schumann. » – « Vos parents vous conseillent-ils des lectures ? » – « Je lis ce que je veux. On
a beaucoup de livres. Je prends ce dont j’ai envie ». (Fille de professeur, 13 ans, 4e classique, lycée de
Sèvres.) »

Mais si les différences qui séparent les étudiants dans le domaine de la culture libre renvoient
toujours à des privilèges ou à des désavantages sociaux, elles ne sont pas toujours de même sens

223
lorsqu’on les réfère aux attentes professorales : en effet, les étudiants les plus défavorisés peuvent, faute
d’autre recours, trouver dans des conduites plus scolaires, comme la lecture des œuvres de théâtre, un
moyen de compenser leur désavantage. De même, si l’érudition cinématographique est répartie
conformément à la logique du privilège qui donne aux étudiants issus de milieux aisés le goût et le loisir
de transférer dans des domaines extra-scolaires les habitudes cultivées, la fréquentation des ciné-clubs,
pratique à la fois économique, compensatoire et quasi-scolaire, semble être surtout le fait des étudiants
des classes moyennes. Pour les individus originaires des couches les plus défavorisées, l’École reste la
seule et unique voie d’accès à la culture, et cela à tous les niveaux de l’enseignement ; partant, elle serait
la voie royale de la démocratisation de la culture, si elle ne consacrait, en les ignorant, les inégalités
initiales devant la culture et si elle n’allait souvent – en reprochant par exemple à un travail scolaire
d’être trop « scolaire » – jusqu’à dévaloriser la culture qu’elle transmet au profit de la culture héritée qui
ne porte pas la marque roturière de l’effort et a, de ce fait, toutes les apparences de la facilité et de la
grâce.

Différant par tout un ensemble de prédispositions et de présavoirs qu’ils doivent à leur milieu,
les étudiants ne sont que formellement égaux dans l’acquisition de la culture savante. En effet, ils sont
séparés, non par des divergences qui distingueraient chaque fois des catégories statistiques différant sous
un rapport différent et pour des raisons différentes, mais par des systèmes de traits culturels qu’ils
partagent en partie, même s’ils ne se l’avouent pas, avec leur classe d’origine. Dans le contenu et la
modalité du projet professionnel comme dans le type de conduite universitaire qui est mis au service de
cette vocation ou dans les orientations les plus libres de la pratique artistique, bref, dans tout ce qui
définit la relation qu’un groupe d’étudiants entretient avec ses études, s’exprime le rapport fondamental
que sa classe sociale entretient avec la société globale, la réussite sociale et la culture.
Tout enseignement, et plus particulièrement l’enseignement de culture (même scientifique),
présuppose implicitement un corps de savoirs, de savoir-faire et surtout de savoir-dire qui constitue le
patrimoine des classes cultivées. (…) L’enseignement secondaire classique véhicule des significations
au second degré, se donnant pour acquis tout un trésor d’expériences au premier degré, lectures suscitées
autant qu’autorisées par la bibliothèque paternelle, spectacles de choix que l’on n’a pas à choisir,
voyages en forme de pèlerinage culturel, conversations allusives qui n’éclairent que les gens déjà
éclairés. N’en résulte-t-il pas une inégalité fondamentale devant ce jeu de privilégiés où tous doivent
entrer puisqu’il se présente à eux paré des valeurs de l’universalité ? Si les enfants des classes
défavorisées perçoivent souvent l’initiation scolaire comme apprentissage de l’artifice et du discours-à-
l’usage-des-professeurs, n’est-ce pas précisément parce que la réflexion savante doit précéder pour eux
l’expérience directe ? Il leur faut apprendre en détail le plan du Parthénon sans être jamais sortis de leur
province et disserter tout au long de leurs études, avec la même insincérité obligée, sur les je-ne-sais-
quoi et les litotes de la passion classique ou sur les nuances infinies et infinitésimales du bon goût.

224
Répéter que le contenu de l’enseignement traditionnel ôte la réalité à tout ce qu’il transmet, c’est taire
que le sentiment de l’irréalité est très inégalement ressenti par les étudiants des différents milieux.
Croire que l’on donne à tous des chances égales d’accéder à l’enseignement le plus élevé et à la
culture la plus haute lorsqu’on assure les mêmes moyens économiques à tous ceux qui ont les « dons »
indispensables, c’est rester à mi-chemin dans l’analyse des obstacles et ignorer que les aptitudes
mesurées au critère scolaire tiennent, plus qu’à des « dons » naturels (qui restent hypothétiques tant
qu’on peut imputer à d’autres causes les inégalités scolaires), à la plus ou moins grande affinité entre les
habitudes culturelles d’une classe et les exigences du système d’enseignement ou les critères qui y
définissent la réussite. Lorsqu’ils s’orientent vers les enseignements dits de culture qui contribuent
pour une part toujours très importante à déterminer les chances de faire des études « nobles » (l’ENA
ou Polytechnique tout autant que l’agrégation de lettres), les élèves doivent assimiler tout un ensemble
de connaissances et de techniques qui ne sont jamais complètement dissociables de valeurs sociales,
souvent opposées à celles de leur classe d’origine. Pour les fils de paysans, d’ouvriers, d’employés ou
de petits commerçants, l’acquisition de la culture scolaire est acculturation.
Si les intéressés eux-mêmes vivent rarement leur apprentissage comme renoncement et
reniement, c’est que les savoirs qu’ils doivent conquérir sont hautement valorisés par la société globale
et que cette conquête symbolise l’accession à l’élite. Aussi faut-il distinguer entre la facilité à assimiler
la culture transmise par l’École (d’autant plus grande que l’origine sociale est plus élevée) et la
propension à l’acquérir qui atteint son maximum d’intensité dans les classes moyennes. Bien que le désir
de l’ascension par l’École ne soit pas moins fort dans les classes inférieures que dans les classes
moyennes, il reste onirique et abstrait tant que les chances objectives de le satisfaire sont infimes. Les
ouvriers peuvent tout ignorer de la statistique qui établit qu’un fils d’ouvrier a deux chances sur cent
d’accéder à l’enseignement supérieur, leur comportement semble se régler objectivement sur une
estimation empirique de ces espérances objectives, communes à tous les individus de leur catégorie.
Aussi est-ce la petite bourgeoisie, classe de transition, qui adhère le plus fortement aux valeurs scolaires,
puisque l’École promet de combler toutes ses attentes en confondant les valeurs de la réussite sociale et
celles du prestige culturel. Les membres des classes moyennes se distinguent (et entendent se distinguer)
des classes inférieures en accordant à la culture de l’élite, dont ils ont souvent une connaissance tout
aussi lointaine, une reconnaissance décisoire qui témoigne de leur bonne volonté culturelle, intention
vide d’accéder à la culture. C’est donc sous le double rapport de la facilité à assimiler la culture et de la
propension à l’acquérir que les étudiants originaires des classes paysannes et ouvrières sont
désavantagés : jusqu’à une époque récente, ils ne trouvaient même pas, dans leur milieu familial,
l’incitation à l’effort scolaire qui permet aux couches moyennes de compenser la dépossession par
l’aspiration à la possession et il fallait une série continue de succès (ainsi que les conseils réitérés de
l’instituteur) pour qu’un enfant fût orienté vers le lycée, et ainsi pour la suite.
S’il faut rappeler pareilles évidences, c’est que le succès de quelques-uns fait trop souvent
oublier qu’ils n’ont dû qu’à des aptitudes particulières et à certaines particularités de leur milieu familial

225
de pouvoir surmonter leurs désavantages culturels. L’accès à l’enseignement supérieur ayant supposé
pour certains une suite ininterrompue de miracles et d’efforts, l’égalité relative entre des sujets
sélectionnés avec une rigueur très inégale peut dissimuler les inégalités qui la fondent.
Le succès scolaire irait-il aussi largement aux étudiants originaires des classes moyennes qu’aux
étudiants originaires des classes cultivées, les uns et les autres resteraient séparés par des différences
subtiles dans la façon d’aborder la culture. Il n’est pas exclu que le professeur qui oppose l’élève
« brillant » ou « doué » à l’élève « sérieux » ne juge, en nombre de cas, rien autre chose que le rapport
à la culture auquel l’un et l’autre sont socialement promis par leur naissance. Enclin à s’engager
totalement dans l’apprentissage scolaire et à mobiliser dans son travail les vertus professionnelles que
valorise son milieu (par exemple le culte du travail accompli rigoureusement et difficilement), l’étudiant
des classes moyennes sera jugé sur les critères de l’élite cultivée que de nombreux enseignants
reprennent volontiers à leur compte, même et surtout si leur appartenance à « l’élite » date de leur
accession au « magistère » (…)
Le renversement de la table des valeurs qui, par un changement de signe, transforme le sérieux
en esprit de sérieux et la valorisation du travail en mesquinerie besogneuse et laborieuse, suspecte de
compenser l’absence de dons, s’opère dès que l’ethos petit-bourgeois est jugé du point de vue de l’ethos
de l’« élite », c’est-à-dire mesuré au dilettantisme de l’homme cultivé et bien né qui sait sans avoir peiné
pour acquérir son savoir et qui, assuré de son présent et de son avenir, peut se donner l’élégance du
détachement et prendre les risques de la virtuosité. Or, la culture de l’élite est si proche de la culture de
l’École que l’enfant originaire d’un milieu petit-bourgeois (et a fortiori paysan ou ouvrier) ne peut
acquérir que laborieusement ce qui est donné au fils de la classe cultivée, le style, le goût, l’esprit, bref,
ces savoir-faire et ce savoir-vivre qui sont naturels à une classe, parce qu’ils sont la culture de cette
classe. Pour les uns, l’apprentissage de la culture de l’élite est une conquête, chèrement payée ; pour les
autres, un héritage qui enferme à la fois la facilité et les tentations de la facilité.

Si les avantages ou les désavantages sociaux pèsent aussi fortement sur les carrières scolaires
et, plus généralement, sur toute la vie culturelle, c’est que, perçus ou inaperçus, ils sont toujours
cumulatifs. Par exemple, la position du père dans la hiérarchie sociale est très fortement liée à une
position semblable des autres membres de la famille, ou encore, elle n’est pas indépendante des chances
de faire ses études secondaires dans une grande ou dans une petite ville dont on sait qu’elles sont
significativement liées à des degrés inégaux de connaissance et de pratique artistique. Ce n’est là qu’une
des manifestations les plus lointaines de l’influence du facteur géographique qui détermine d’abord des
inégalités tranchées dans les chances d’accéder à l’enseignement secondaire et à l’enseignement
supérieur : le taux de scolarisation varie de moins de 20 % à plus de 60 % selon les départements pour
la classe d’âge de onze à dix-sept ans et de moins de 2 % à 10 % pour la classe d’âge de dix-neuf à
vingt-quatre ans, ces différences étant fonction à la fois de la part de la population active employée dans
l’agriculture et de la dispersion de l’habitat. En fait, le facteur géographique et le facteur social

226
d’inégalité culturelle ne sont jamais indépendants puisque, on l’a vu, les chances de résider dans une
grande ville, où les possibilités d’accéder à l’enseignement et à la culture sont plus grandes, croissent à
mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie sociale : c’est ainsi que l’on voit s’opposer, dans le domaine
des connaissances artistiques, les deux groupes extrêmes que constituent d’une part les fils et petits-fils
de cadres supérieurs ayant passé leur enfance et leur adolescence à Paris et d’autre part les fils et petits-
fils de ruraux ayant passé leur enfance et leur adolescence dans des villes de moins de cinquante mille
habitants.
Ainsi, ignorée ou refusée, l’influence des facteurs sociaux de différenciation s’exerce en milieu
étudiant, mais sans emprunter les voies d’un déterminisme mécanique. Il faut par exemple se garder de
croire que le patrimoine culturel favorise automatiquement et pareillement tous ceux qui le reçoivent.
En effet, on a aperçu au moins deux façons de se situer par rapport au privilège et deux types d’actions
du privilège. La menace de la dilapidation est enfermée dans le fait même d’hériter, surtout lorsqu’il
s’agit de culture, c’est-à-dire d’un acquis où la manière d’acquérir est constitutive de ce qui est acquis.
Lorsqu’il est investi dans le loisir superficiel des jeux de bonne société, cet héritage ne produit pas au
même degré et aux différents niveaux des études le profit scolaire qu’assure aux sujets originaires des
basses classes l’inclination forcée à se porter vers les placements les plus sûrs. Au contraire, utilisé
rationnellement, l’héritage culturel favorise la réussite scolaire, sans enchaîner aux intérêts, plus ou
moins étroits, que définit l’École ; l’appartenance à un milieu cultivé et informé des véritables
hiérarchies intellectuelles ou scientifiques permet de relativiser les influences de l’enseignement qui
pèsent sur d’autres avec trop d’autorité ou de prestige. Il serait facile de montrer de la même façon que
si les sujets des classes défavorisées ont les plus fortes chances de se laisser écraser par la force du destin
social, ils peuvent aussi, par exception, trouver dans l’excès de leur désavantage la provocation à le
surmonter : l’énergie (…) et l’ambition (…) s’exprimeraient-elles aussi fortement et aussi généralement
chez les fils d’ouvriers ou de petits bourgeois qui sont parvenus jusqu’à l’enseignement supérieur si ces
étudiants ne leur devaient d’avoir échappé au sort commun ? (…)

Si des privilèges de nature aussi différente que la résidence parisienne ou l’appartenance à la


classe cultivée sont à peu près toujours associés à la même attitude à l’égard de l’École et de la culture,
c’est que, liés dans les faits, ils favorisent l’adhésion à des valeurs dont la racine commune n’est autre
chose que le fait même du privilège. Le poids de l’hérédité culturelle est tel que l’on peut ici posséder
de façon exclusive sans même avoir besoin d’exclure, puisque tout se passe comme si n’étaient exclus
que ceux qui s’excluent. Le rapport que les sujets entretiennent avec leur condition et avec les
déterminismes sociaux qui la définissent fait partie de la définition complète de leur condition et des
conditionnements qu’elle leur impose. Ces déterminismes n’ont pas besoin d’être consciemment perçus
pour contraindre les sujets à se déterminer par rapport à eux, c’est-à-dire par rapport à l’avenir objectif
de leur catégorie sociale. Il se pourrait même, plus généralement, que l’action des déterminismes soit
d’autant plus impitoyable que l’étendue de leur efficacité est plus ignorée.

227
C’est pourquoi il n’est pas meilleure façon de servir le système en croyant le combattre que
d’imputer aux seules inégalités économiques ou à une volonté politique toutes les inégalités devant
l’École. Le système d’éducation peut en effet assurer la perpétuation du privilège par le seul jeu de sa
logique propre ; autrement dit, il peut servir les privilèges sans que les privilégiés aient à se servir de
lui : par suite, toute revendication qui tend à autonomiser un aspect du système d’enseignement, qu’il
s’agisse de l’enseignement supérieur dans sa totalité, ou, par une abstraction au second degré, de tel ou
tel aspect de l’enseignement supérieur, sert objectivement le système et tout ce que sert le système
puisqu’il suffit de laisser agir ces facteurs, de l’école maternelle à l’enseignement supérieur, pour assurer
la perpétuation du privilège social. C’est ainsi que les mécanismes qui assurent l’élimination des enfants
des classes inférieures et moyennes agiraient presque aussi efficacement (mais plus discrètement) dans
le cas où une politique systématique de bourses ou d’allocations d’études rendrait formellement égaux
devant l’École les sujets de toutes les classes sociales ; on pourrait alors, avec plus de justifications que
jamais, imputer à l’inégalité des dons ou à l’aspiration inégale à la culture la représentation inégale des
différentes couches sociales aux différents niveaux de l’enseignement.
Bref, l’efficacité des facteurs sociaux d’inégalité est telle que l’égalisation des moyens
économiques pourrait être réalisée sans que le système universitaire cesse pour autant de consacrer les
inégalités par la transformation du privilège social en don ou en mérite individuel. Mieux, l’égalité
formelle des chances étant réalisée, l’École pourrait mettre toutes les apparences de la légitimité au
service de la légitimation des privilèges.

Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Minuit,
« Grands documents », p. 103 – 115.

La cécité aux inégalités sociales condamne et autorise à expliquer toutes les inégalités,
particulièrement en matière de réussite scolaire, comme inégalités naturelles, inégalités de dons 32 .
Pareille attitude est dans la logique d’un système qui, reposant sur le postulat de l’égalité formelle de
tous les enseignés, condition de son fonctionnement, ne peut reconnaître d’autres inégalités que celles
qui tiennent aux dons individuels. Qu’il s’agisse de l’enseignement proprement dit ou de la sélection, le
professeur ne connaît que des enseignés égaux en droits et en devoirs : si, au cours de l’année scolaire,
il lui arrive d’adapter son enseignement à certains, c’est aux « moins doués » qu’il s’adresse et non aux

32
Il n’est pas dans notre intention, en soulignant la fonction idéologique que remplit dans certaines conditions le
recours à l’idée de l’inégalité des dons, de contester l’inégalité naturelle des aptitudes humaines, étant entendu
qu’on ne voit pas de raison pour que les hasards de la génétique ne distribuent pas également ces dons inégaux
entre les différentes classes sociales. Mais cette évidence est abstraite et la recherche sociologique se doit de
suspecter et de déceler méthodiquement l’inégalité culturelle socialement conditionnée sous les inégalités
naturelles apparentes puisqu’elle ne doit conclure à la « nature » qu’en désespoir de cause. Il n’y a donc jamais
lieu d’être certain du caractère naturel des inégalités que l’on constate entre les hommes dans une situation sociale
donnée et, en la matière, tant qu’on n’a pas exploré toutes les voies par où agissent les facteurs sociaux d’inégalité
et qu’on n’a pas épuisé tous les moyens pédagogiques d’en surmonter l’efficacité, il vaut mieux douter trop que
trop peu.

228
plus défavorisés par leur origine sociale ; de même si, le jour de l’examen, il prend en compte la situation
sociale de tel candidat, ce n’est pas qu’il le perçoive comme membre d’une catégorie sociale défavorisée,
c’est au contraire qu’il lui accorde l’intérêt d’exception que mérite un cas social. (…)
On comprend que ce système trouve son accomplissement dans le concours, qui assure
parfaitement l’égalité formelle des candidats mais qui exclut par l’anonymat la prise en considération
des inégalités réelles devant la culture. [Ses] défenseurs (…) peuvent légitimement arguer que, par
opposition à un système de sélection fondé sur la qualité statutaire et la naissance, le concours donne à
tous des chances égales. C’est oublier que l’égalité formelle qu’assure le concours ne fait que
transformer le privilège en mérite puisqu’il permet à l’action de l’origine sociale de continuer à
s’exercer, mais par des voies plus secrètes.
Mais pourrait-il en être autrement ? Le système d’éducation doit, entre autres fonctions, produire
des sujets sélectionnés et hiérarchisés une fois pour toutes et pour toute la vie. Vouloir, dans cette
logique, prendre en compte les privilèges ou les désavantages sociaux et prétendre hiérarchiser les sujets
selon leur mérite réel, c’est-à-dire selon les obstacles surmontés, ce serait se condamner, si l’on allait
jusqu’au bout de la logique, c’est-à-dire jusqu’à l’absurde, soit à la compétition par catégories (comme
en boxe), soit (…) à l’évaluation des différences algébriques entre le point de départ, c’est-à-dire les
aptitudes socialement conditionnées, et l’aboutissement, c’est-à-dire la réussite scolairement mesurée,
bref, au classement par handicap. (…) Il faudrait ici, substituant la considération de l’aptitude
socialement conditionnée à celle de l’inclination naturelle, examiner non pas le degré de réussite
ponctuellement appréhendé, mais son rapport au point de départ, plus ou moins haut situé, non le point
mais la pente de la courbe. Dans cette logique, l’estimation du désavantage des sujets originaires des
classes défavorisées et l’évaluation de degrés de mérite proportionnés à l’importance du handicap
surmonté conduiraient – si tant est qu’elles soient possibles – à tenir pour égaux les auteurs de
performances inégales et pour inégaux les auteurs de performances identiques, relativisant la hiérarchie
établie selon le critère scolaire et réduisant à rien l’avantage que les sujets défavorisés, ainsi
artificiellement favorisés, tireraient de cette relativisation démagogique de la hiérarchie (…)
Si la considération des handicaps sociaux n’est pas moins étrangère à ceux qui ont pour tâche
de sélectionner qu’à ceux qui sont sélectionnés, c’est peut-être que, pour produire des sujets sélectionnés
et sélectionnables, l’Université doit obtenir, donc produire, l’adhésion indiscutée à un principe de
sélection que l’introduction de principes concurrents relativiserait. Elle exige de ceux qui entrent dans
le jeu qu’ils admettent les règles d’une compétition où ne sauraient intervenir d’autres critères que
scolaires. Et elle semble y réussir, en France tout particulièrement, puisque c’est l’aspiration à se situer
aussi haut que possible dans la hiérarchie universitaire, tenue pour absolue, qui suscite les efforts
scolaires les plus soutenus et les plus efficaces. L’adhésion aux valeurs engagées dans la hiérarchie
scolaire des performances est si forte que l’on peut voir les sujets se porter, indépendamment des
aspirations ou des aptitudes individuelles, vers les carrières ou les épreuves les plus hautement valorisées
par l’École ; c’est là un des facteurs de l’attraction, souvent inexplicable autrement, qu’exercent

229
l’agrégation et les grandes écoles et, plus généralement, les études abstraites auxquelles s’attache un
plus grand prestige. C’est peut-être le même principe qui incline les universitaires et, plus généralement,
les intellectuels français à accorder le plus haut prix aux œuvres où l’ambition théorique est la plus
manifeste. Ainsi se trouve exclue (au moins aux yeux des universitaires) l’idée d’une hiérarchie parallèle
qui relativiserait la hiérarchie des réussites scolaires, en permettant à ceux qui sont au plus bas de se
trouver des excuses ou de dévaloriser le succès des autres.
Bref, bien qu’il contredise la justice réelle en soumettant aux mêmes épreuves et aux mêmes
critères des sujets fondamentalement inégaux, le procédé de sélection qui ne prend en compte que les
performances mesurées au critère scolaire, toutes choses égales d’ailleurs, est le seul qui convienne à un
système dont la fonction est de produire des sujets sélectionnés et comparables. Mais rien dans la logique
du système ne s’oppose à ce que l’on introduise la considération des inégalités réelles dans
l’enseignement proprement dit.

Les classes privilégiées trouvent dans l’idéologie que l’on pourrait appeler charismatique
(puisqu’elle valorise la « grâce » ou le « don ») une légitimation de leurs privilèges culturels qui sont
ainsi transmués d’héritage social en grâce individuelle ou en mérite personnel. Ainsi masqué, le
« racisme de classe » peut s’afficher sans jamais s’apparaître. Cette alchimie réussit d’autant mieux que,
loin de lui opposer une autre image de la réussite scolaire, les classes populaires reprennent à leur compte
l’essentialisme des hautes classes et vivent leur désavantage comme destin personnel. Ne s’accorde-t-
on pas pour reconnaître dans la précocité un redoublement du don ? C’est un fait banal, mais chargé
d’implications éthiques, que l’étonnement admiratif dont on gratifie le bachelier de quinze ans, « le plus
jeune agrégé » ou « le plus jeune polytechnicien de France ». (…) C’est même dans les « classes les
plus défavorisées où, traditionnellement, l’hérédité sociale des aptitudes est fortement perçue – qu’il
s’agisse des tours de mains artisanaux ou de l’habileté en affaires – que l’on trouve parfois l’expression
la plus paradoxale de l’idéologie charismatique : on voit souvent invoquer l’interruption des études pour
sauver, en l’absence de toute réussite, la virtualité du don individuel, selon la logique même par laquelle
les hautes classes peuvent s’attester le don actualisé dans la réussite.
Les étudiants sont d’autant plus vulnérables à l’essentialisme que, adolescents et apprentis, ils
sont toujours à la recherche de ce qu’ils sont, et par là, profondément concernés dans leur être par ce
qu’ils font. Quant aux professeurs qui incarnent la réussite scolaire et qui sont tenus au jugement continu
sur les aptitudes des autres, il y va de leur morale et de leur moral professionnels qu’ils tiennent pour
dons personnels les aptitudes qu’ils ont plus ou moins laborieusement acquises et qu’ils imputent à l’être
des autres les aptitudes acquises et l’aptitude à acquérir des aptitudes ; et cela d’autant plus qu’ils
trouvent dans le système scolaire tous les moyens de s’épargner le retour réflexif sur eux-mêmes qui les
conduirait à se mettre en question aussi bien comme personnes que comme membres de la classe
cultivée. Souvent originaires de la classe moyenne ou issus de familles d’enseignants, ils sont d’autant
plus attachés à l’idéologie charismatique, bien faite pour justifier l’arbitraire du privilège culturel, que

230
c’est seulement en tant que membres de la classe intellectuelle qu’ils participent, partiellement, des
privilèges de la bourgeoisie (…)
Rien ne vient donc contredire l’idéologie implicite de l’Université et de la réussite universitaire
(…) : toute la valeur s’incarne dans l’enfant prodige, la brièveté du parcours scolaire témoignant de
l’étendue du don. (…)

On comprend mieux pourquoi la simple description des différences sociales et des inégalités
scolaires qu’elles fondent n’est pas de simple routine et constitue par soi une mise en question du
principe sur lequel repose le système actuel. Le dévoilement du privilège culturel anéantit l’idéologie
apologétique qui permet aux classes privilégiées, principales utilisatrices du système d’enseignement,
de voir dans leur réussite la confirmation de dons naturels et personnels : l’idéologie du don reposant
avant tout sur la cécité aux inégalités sociales devant l’École et la culture, la simple description de la
relation entre le succès universitaire et l’origine sociale a une vertu critique. Parce que tout les incline à
juger leurs propres résultats par référence à l’idéologie charismatique, les étudiants des basses classes
tiennent ce qu’ils font pour un simple produit de ce qu’ils sont et le pressentiment obscur de leur destin
social ne fait que renforcer les chances de l’échec, selon la logique de la prophétie qui contribue à son
propre accomplissement. L’essentialisme implicitement enfermé dans l’idéologie charismatique vient
donc redoubler l’action des déterminismes sociaux : du fait qu’il n’est pas perçu comme lié à une
certaine situation sociale, par exemple à l’atmosphère intellectuelle du milieu familial, à la structure de
la langue que l’on y parle, ou à l’attitude à l’égard de l’École et de la culture qu’il encourage, l’échec
scolaire est naturellement imputé au défaut de dons. Ce sont en effet les enfants originaires des basses
classes qui sont les victimes désignées et consentantes de ces définitions d’essence dans lesquelles les
enseignants maladroits (et peu enclins, on l’a vu, à la relativisation sociologique de leurs jugements)
enferment les individus. Quand une mère d’élève dit de son fils, et souvent devant lui, qu’« il n’est pas
bon en français », elle se fait complice de trois ordres d’influences défavorables : en premier lieu,
ignorant que les résultats de son fils sont directement fonction de l’atmosphère culturelle de la famille,
elle transforme en destin individuel ce qui n’est que le produit d’une éducation et qui peut encore être
corrigé, au moins partiellement, par une action éducative ; en second lieu, faute d’information sur les
choses de l’École, faute parfois d’avoir rien à opposer à l’autorité des maîtres, elle tire d’un simple
résultat scolaire des conclusions prématurées et définitives ; enfin, en donnant sa sanction à ce type de
jugement, elle renforce l’enfant dans le sentiment d’être tel ou tel par nature. Ainsi, l’autorité
légitimatrice de l’École peut redoubler les inégalités sociales parce que les classes les plus défavorisées,
trop conscientes de leur destin et trop inconscientes des voies par lesquelles il se réalise, contribuent par
là à sa réalisation. (…)
Il est indiscutable que certaines des aptitudes qu’exige l’École, comme l’habileté à parler ou à
écrire et la multiplicité même des aptitudes, définissent et définiront toujours la culture savante. Mais le
professeur de lettres n’est en droit d’attendre la virtuosité verbale et rhétorique qui lui apparaît, non sans

231
raison, comme associée au contenu même de la culture qu’il transmet, qu’à la condition qu’il tienne
cette vertu pour ce qu’elle est, c’est-à-dire une aptitude susceptible d’être acquise par l’exercice et qu’il
s’impose de fournir à tous les moyens de l’acquérir.
En l’état actuel de la société et des traditions pédagogiques, la transmission des techniques et
des habitudes de pensée exigées par l’École revient primordialement au milieu familial. Toute
démocratisation réelle suppose donc qu’on les enseigne là où les plus défavorisés peuvent les acquérir,
c’est-à-dire à l’École ; que l’on élargisse le domaine de ce qui peut être rationnellement et techniquement
acquis par un apprentissage méthodique aux dépens de ce qui est abandonné irréductiblement au hasard
des talents individuels, c’est-à-dire en fait, à la logique des privilèges sociaux ; que l’on monnaye sous
forme d’apprentissages méthodiques les dons totaux et infrangibles de l’idéologie charismatique.
L’intérêt pédagogique des étudiants originaires des classes les plus défavorisées, qui ne s’exprime
aujourd’hui que dans le langage des conduites semi-conscientes, inconscientes ou honteuses, serait
d’exiger des maîtres qu’ils « vendent la mèche » au lieu de mettre en scène une prouesse exemplaire et
inimitable, propre à faire oublier (en l’oubliant) que la grâce n’est qu’une acquisition laborieuse ou un
héritage social, au lieu de se tenir quitte une fois pour toutes et pour toute l’année envers la pédagogie
en livrant des recettes dévalorisées par leurs fins étroitement utilitaires (les fameuses recettes pour la
dissertation) ou dévaluées par l’ironie qu’il y a à les transmettre en les accompagnant d’illustrations
magistrales irréductibles à leur efficacité. Il serait trop facile d’apporter d’autres exemples de cette
mauvaise foi qui transforme la transmission des techniques en rituel à la gloire du charisme professoral,
qu’il s’agisse des bibliographies terrifiantes et fascinantes, des exhortations à la lecture, à l’écriture ou
à la recherche qui sont autant de dérisions, ou enfin, du cours magistral qui risque de rassembler, parce
qu’il ne peut s’adresser qu’à des étudiants formellement et fictivement égaux, tous les faux-semblants
pédagogiques. (…) Une pédagogie réellement rationnelle devrait se fonder sur l’analyse des coûts
relatifs des différentes formes d’enseignement (cours, travaux pratiques, séminaires, groupes de travail)
et des divers types « d’action pédagogique du professeur (depuis le simple conseil technique jusqu’à la
direction effective des travaux d’étudiants) ; elle devrait prendre en compte le contenu de l’enseignement
ou les fins professionnelles de la formation, et, envisageant les divers types de rapports pédagogiques,
elle ne devrait pas oublier leur rendement différentiel selon l’origine sociale des étudiants. En toute
hypothèse, elle est subordonnée à la connaissance que l’on se donnera de l’inégalité culturelle
socialement conditionnée et à la décision de la réduire.
Par exemple, de toutes les fonctions professorales, la plus régulièrement oubliée, tant de certains
professeurs qui ne se soucient guère de ce surcroît de labeur sans charme et sans prestige que de certains
étudiants qui y verraient sans doute un renforcement de l’asservissement où ils se sentent tenus, est sans
doute l’organisation continue de l’exercice comme activité orientée vers l’acquisition aussi complète et
aussi rapide que possible des techniques matérielles et intellectuelles du travail intellectuel. Tacitement
complices, professeurs et étudiants s’accordent souvent pour définir au moindre coût les tâches que l’on
est en droit d’attendre des enseignants et des enseignés. Reconnaître la liberté de l’étudiant et feindre de

232
voir en lui, tout au long de l’année, un travailleur libre, ou mieux, autonome, c’est-à-dire capable de
s’imposer à lui-même une discipline, d’organiser son travail et de s’obliger à un effort suivi et
méthodique, c’est le prix que doit payer le professeur pour se voir renvoyer par l’étudiant ainsi défini
l’image qu’il entend donner et avoir de lui-même comme maître à penser et non comme pédagogue ou
pédant de collège, comme enseignant de qualité pour enseignés de qualité. Exiger la présence au cours
ou la remise ponctuelle des devoirs, ce serait anéantir à la fois le professeur et l’étudiant tels qu’ils se
voient et se veulent, tels qu’ils se voient et se veulent l’un l’autre.
Parce que l’étudiant ne peut pas ne pas ressentir les exigences de tout apprentissage (à savoir le
travail régulier ou la discipline des exercices), il fait alterner l’aspiration à un encadrement plus étroit et
à une « re-scolarisation » de la vie étudiante avec l’image idéale et prestigieuse du travail noble et libre,
affranchi de tout contrôle et de toute discipline. Et l’on trouverait dans les attentes des professeurs les
mêmes alternances et la même ambivalence. Ainsi, il n’est pas rare que le professeur qui propose tout
au long de l’année l’image de la prouesse et de la virtuosité juge les travaux de ses étudiants au nom de
critères tout à fait différents de ceux qu’il semblait suggérer dans son enseignement, témoignant par là
qu’il ne saurait mesurer au même étalon ses propres œuvres et celles de ses étudiants. Plus généralement,
en l’absence d’une explicitation méthodique des principes et de toute préoccupation docimologique, les
jugements professoraux s’inspirent de critères particuliers, variables selon les professeurs et (…) restent
directement liés au cas particulier. On comprend que les étudiants soient communément condamnés à
déchiffrer les augures et à percer les secrets des dieux, avec toutes les chances de se tromper. On voit
qu’il n’est pas besoin de prendre expressément en compte le handicap social des candidats pour
rationaliser l’examen et travailler par là à la rationalisation de l’attitude à l’égard de l’examen, asile
privilégié de l’irrationalité. En effet, les étudiants des classes cultivées sont les mieux (ou les moins mal)
préparés à s’adapter à un système d’exigences diffuses et implicites puisqu’ils détiennent, implicitement,
le moyen d’y satisfaire. Par exemple, en raison de l’affinité évidente entre la culture scolaire et la culture
de la classe cultivée, les étudiants originaires de cette classe peuvent manifester, dans cette rencontre
personnelle qu’est l’oral, ces qualités impondérables qui n’ont pas besoin d’être perçues par le
professeur pour entrer dans le jugement professoral. Les « petites perceptions » de classe sont d’autant
plus insidieuses que la perception consciente et explicite des origines sociales aurait quelque chose de
scandaleux.
Ainsi, chaque progrès dans le sens de la rationalité réelle, qu’il s’agisse de l’explicitation des
exigences réciproques des enseignants et des enseignés, ou encore de l’organisation des études la mieux
faite pour permettre aux étudiants des classes défavorisées de surmonter leurs désavantages, serait un
progrès dans le sens de l’équité : les étudiants originaires des basses classes, qui sont les premiers à pâtir
de tous les vestiges charismatiques et traditionnels et qui sont plus que les autres enclins à tout attendre
et à tout exiger de l’enseignement, bénéficieraient les premiers d’un effort pour livrer à tous cet ensemble
de « dons » sociaux qui constituent la réalité du privilège culturel.

233
Si l’on accorde que l’enseignement réellement démocratique est celui qui se donne pour fin
inconditionnelle de permettre au plus grand nombre possible d’individus de s’emparer dans le moins de
temps possible, le plus complètement et le plus parfaitement possible, du plus grand nombre possible
des aptitudes qui font la culture scolaire à un moment donné, on voit qu’il s’oppose aussi bien à
l’enseignement traditionnel orienté vers la formation et la sélection d’une élite de gens bien nés qu’à
l’enseignement technocratique tourné vers la production en série de spécialistes sur mesure. Mais il ne
suffit pas de se donner pour fin la démocratisation réelle de l’enseignement. En l’absence d’une
pédagogie rationnelle mettant tout en œuvre pour neutraliser méthodiquement et continûment, de l’École
maternelle à l’Université, l’action des facteurs sociaux d’inégalité culturelle, la volonté politique de
donner à tous des chances égales devant l’enseignement ne peut venir à bout des inégalités réelles, lors
même qu’elle s’arme de tous les moyens institutionnels et économiques ; et, réciproquement, une
pédagogie réellement rationnelle, c’est-à-dire fondée sur une sociologie des inégalités culturelles,
contribuerait sans doute à réduire les inégalités devant l’École et la culture, mais elle ne pourrait entrer
réellement dans les faits que si se trouvaient données toutes les conditions d’une démocratisation réelle
du recrutement des maîtres et des élèves, à commencer par l’instauration d’une pédagogie rationnelle.

Pierre Bourdieu, Raisons pratiques. Sur la théorie de l'action, Paris, Seuil, 1994, p. 39 – 51.

Je voudrais évoquer aujourd’hui les mécanismes extrêmement complexes à travers lesquels


l’institution scolaire contribue (j’insiste sur ce mot) à reproduire la distribution du capital culturel et, par
là, la structure de l’espace social. Aux deux dimensions fondamentales de cet espace (…) correspondent
deux ensembles de mécanismes de reproduction différents dont la combinaison définit le mode de
reproduction et qui font que le capital va au capital et que la structure sociale tend à se perpétuer (non
sans subir des déformations plus ou moins importantes). La reproduction de la structure de la distribution
du capital culturel s’opère dans la relation entre les stratégies des familles et la logique spécifique de
l’institution scolaire.
Les familles sont des corps (corporate bodies) animés d’une sorte de (…) tendance à perpétuer
leur être social, avec tous ses pouvoirs et ses privilèges, qui est au principe des stratégies de reproduction,
stratégies de fécondité, stratégies matrimoniales, stratégies successorales, stratégies économiques et
enfin et surtout stratégies éducatives. Elles investissent d’autant plus dans l’éducation scolaire (en temps
de transmission, en aide de toutes sortes et, en certains cas, en argent, comme aujourd’hui au Japon,
avec ces institutions de forçage que sont les classes préparatoires aux concours) que leur capital culturel
est plus important et que le poids relatif de leur capital culturel par rapport à leur capital économique est
plus grand – et aussi que les autres stratégies de reproduction (notamment les stratégies successorales
visant à la transmission directe du capital économique) sont moins efficaces ou moins rentables
relativement (comme c’est le cas aujourd’hui au Japon depuis la dernière guerre mondiale et, à un
moindre degré, en France).

234
Ce modèle, qui peut paraître très abstrait, permet de comprendre l’intérêt croissant que les
familles, et surtout les familles privilégiées et, parmi celles-ci, les familles d’intellectuels, d’enseignants
ou de membres des professions libérales, portent à l’éducation dans tous les pays avancés, et sans doute
au Japon plus que partout ailleurs ; il permet de comprendre aussi que les plus hautes institutions
scolaires, celles qui conduisent aux plus hautes positions sociales, soient de plus en plus complètement
monopolisées par les enfants des catégories privilégiées, et cela aussi bien au Japon ou aux États-Unis
qu’en France. Plus largement, il permet de comprendre non seulement comment les sociétés avancées
se perpétuent, mais aussi comment elles changent sous l’effet des contradictions spécifiques du mode
de reproduction scolaire.

L’École, démon de Maxwell ?

Pour donner une vue globale du fonctionnement des mécanismes de reproduction scolaire, on
peut, dans un premier temps, évoquer l’image qu’employait le physicien Maxwell (…) : Maxwell
imagine un démon qui, parmi les particules en mouvement plus ou moins chaudes, c’est-à-dire plus ou
moins rapides, arrivant devant lui, opère un tri, envoyant les plus rapides dans un récipient, dont la
température s’élève, les plus lentes dans un autre, dont la température s’abaisse. Ce faisant, il maintient
la différence, l’ordre, qui, autrement, tendrait à s’anéantir. Le système scolaire agit à la manière du
démon de Maxwell : au prix de la dépense d’énergie qui est nécessaire pour réaliser l’opération de tri, il
maintient l’ordre préexistant, c’est-à-dire l’écart entre les élèves dotés de quantités inégales de capital
culturel. Plus précisément, par toute une série d’opérations de sélection, il sépare les détenteurs de capital
culturel hérité de ceux qui en sont dépourvus. Les différences d’aptitude étant inséparables de
différences sociales selon le capital hérité, il tend à maintenir les différences sociales préexistantes.
Mais en outre, il produit deux effets dont on ne peut rendre compte qu’en abandonnant le langage
(dangereux) du mécanisme. En instaurant une coupure entre les élèves des grandes écoles et les élèves
des facultés, l’institution scolaire institue des frontières sociales analogues à celles qui séparaient la
grande noblesse de la petite noblesse, et celle-ci des simples roturiers. Cette séparation est marquée,
d’abord dans les conditions de vie même, avec l’opposition entre la vie recluse de l’internat et la vie
libre de l’étudiant, ensuite dans le contenu et surtout dans l’organisation du travail de préparation aux
concours : d’un côté, un encadrement très strict et des formes d’apprentissage très scolaires, et surtout
une atmosphère d’urgence et de compétition qui impose la docilité et qui présente une analogie évidente
avec le monde de l’entreprise ; de l’autre, la « vie étudiante » qui, proche de la tradition de la vie de
bohème, comporte beaucoup moins de disciplines et de contraintes, même dans le temps consacré au
travail ; elle se marque enfin dans et par le concours lui-même et par la coupure rituelle, véritable
frontière magique, qu’il institue, en séparant le dernier reçu du premier collé par une différence de
nature, marquée par le droit de porter un nom, un titre. Cette coupure est une véritable opération magique
(…).

235
L’acte de classement scolaire est toujours, mais tout particulièrement en ce cas, un acte
d’ordination au double sens que ce mot revêt en français. Il institue une différence sociale de rang, une
relation d’ordre définitive : les élus sont marqués, pour la vie, par leur appartenance (ancien élève de…) ;
ils sont membres d’un ordre, au sens médiéval du terme, et d’un ordre nobiliaire, ensemble nettement
délimité (on en est ou on n’en est pas) de gens qui sont séparés du commun des mortels par une
différence d’essence et légitimés, de ce fait, à dominer. C’est en cela que la séparation opérée par l’école
est aussi une ordination au sens de consécration, d’intronisation dans une catégorie sacrée, une noblesse.
La familiarité nous empêche de voir tout ce que cachent les actes en apparence purement
techniques qu’opère l’institution scolaire. (…) Les examens ou les concours justifient en raison des
divisions qui n’ont pas nécessairement la rationalité pour principe, et les titres qui en sanctionnent le
résultat présentent comme des garanties de compétence technique des certificats de compétence sociale,
très proches en cela des titres de noblesse. Dans toutes les sociétés avancées, en France, aux États-Unis
ou au Japon, la réussite sociale dépend désormais très étroitement d’un acte de nomination initial
(l’imposition d’un nom, d’ordinaire celui d’une institution éducative, université de Todaï ou de Harvard,
École polytechnique) qui consacre scolairement une différence sociale préexistante.
La remise des diplômes, qui donne lieu souvent à des cérémonies solennelles, est tout à fait
comparable à l’adoubement du chevalier. La fonction technique évidente, trop évidente, de formation,
de transmission d’une compétence technique et de sélection des plus compétents techniquement masque
une fonction sociale, à savoir la consécration des détenteurs statutaires de la compétence sociale, du
droit de diriger. Nous avons ainsi, au Japon comme en France, une noblesse scolaire héréditaire de
dirigeants de l’industrie, de grands médecins, de hauts fonctionnaires et même de dirigeants politiques,
et cette noblesse d’école comporte une part importante d’héritiers de l’ancienne noblesse de sang qui
ont reconverti leurs titres nobiliaires en titres scolaires.
Ainsi, l’institution scolaire dont on a pu croire, en d’autres temps, qu’elle pourrait introduire
une forme de méritocratie en privilégiant les aptitudes individuelles par rapport aux privilèges
héréditaires tend à instaurer, à travers la liaison cachée entre l’aptitude scolaire et l’héritage culturel,
une véritable noblesse d’État, dont l’autorité et la légitimité sont garanties par le titre scolaire. (…)

L’art ou l’argent ?

(…) Je veux revenir rapidement sur l’image du démon de Maxwell que j’ai employée pour les
besoins de la communication mais qui, comme toutes les métaphores empruntées à la physique et, plus
spécialement, à la thermodynamique, est grosse d’une philosophie de l’action tout à fait fausse et d’une
vision conservatrice du monde social (…). En fait, les agents sociaux, élèves qui choisissent une filière
ou une discipline, familles qui choisissent un établissement pour leurs enfants, etc., ne sont pas des
particules soumises à des forces mécaniques et agissant sous la contrainte de causes ; ils ne sont pas

236
davantage des sujets conscients et connaissants obéissant à des raisons et agissant en pleine connaissance
de cause, comme le croient des défenseurs de la Rational Action Theory (…à
Les « sujets » sont en réalité des agents agissants et connaissants dotés d’un sens pratique (…),
système acquis de préférences, de principes de vision et de division (ce que l’on appelle d’ordinaire un
goût), de structures cognitives durables (qui sont pour l’essentiel le produit de l’incorporation des
structures objectives) et de schèmes d’action qui orientent la perception de la situation et la réponse
adaptée. L’habitus est cette sorte de sens pratique de ce qui est à faire dans une situation donnée – ce
que l’on appelle, en sport, le sens du jeu, art d’anticiper l’avenir du jeu qui est inscrit en pointillé dans
l’état présent du jeu. Pour prendre un exemple dans le domaine de l’éducation, le sens du jeu devient de
plus en plus nécessaire à mesure que, comme c’est le cas en France et aussi au Japon, les filières se
diversifient et se brouillent (comment choisir entre un établissement en renom qui décline et une école
refuge en ascension ?). Les mouvements de la bourse des valeurs scolaires sont difficiles à anticiper et
ceux qui peuvent bénéficier, à travers leur famille, parents, frères ou sœurs, etc., ou leurs relations, d’une
information sur les circuits de formation et leur rendement différentiel, actuel et potentiel, peuvent placer
au mieux leurs investissements scolaires et tirer le meilleur profit de leur capital culturel. C’est là une
des médiations à travers lesquelles la réussite scolaire – et sociale – se rattache à l’origine sociale.
Autrement dit, les « particules » qui s’avancent vers le « démon » portent en elles-mêmes, c’est-
à-dire dans leur habitus, la loi de leur direction et de leur mouvement, le principe de la « vocation » qui
les oriente vers telle institution ou telle discipline. Et j’ai longuement analysé comment le poids relatif,
dans le capital des adolescents (ou de leurs familles), du capital économique et du capital culturel (ce
que j’appelle la structure du capital) se trouve retraduit dans un système de préférences qui les porte à
privilégier soit l’art au détriment de l’argent, les choses de culture au détriment des affaires de pouvoir,
etc., soit l’inverse ; comment cette structure du capital, à travers le système de préférences qu’elle
produit, les encourage à s’orienter, dans leurs choix scolaires, puis sociaux, vers l’un ou l’autre pôle du
champ du pouvoir, le pôle intellectuel ou le pôle des affaires, et à adopter les pratiques et les opinions
correspondantes (ainsi se comprend ce qui ne va de soi que parce qu’on y est habitué, à savoir que les
élèves de l’École normale, futurs professeurs ou intellectuels, se disent plutôt à gauche, lisent des revues
intellectuelles, fréquentent beaucoup le théâtre et le cinéma, pratiquent peu le sport, etc., tandis que les
élèves de HEC se disent plutôt à droite, s’adonnent intensivement au sport, etc.).
Et de même, à la place du démon, il y a, entre autres choses, des milliers de professeurs qui
appliquent aux élèves des catégories de perception et d’appréciation structurées selon les mêmes
principes (je ne puis, ici, développer l’analyse que j’ai faite des catégories de l’entendement professoral,
et des couples d’adjectifs tels que brillant/sérieux, que les maîtres appliquent, pour les juger, aux
productions de leurs élèves et à toutes leurs manières, d’être et de faire). Autrement dit, l’action du
système scolaire est la résultante des actions plus ou moins grossièrement orchestrées de milliers de
petits démons de Maxwell qui, par leurs choix ordonnés selon l’ordre objectif (…), tendent à reproduire
cet ordre sans le savoir, ni le vouloir.

237
Mais la métaphore du démon est dangereuse, encore, parce qu’elle favorise le phantasme du
complot, qui hante souvent la pensée critique, l’idée d’une volonté malveillante qui serait responsable
de tout ce qui advient, pour le meilleur et surtout pour le pire, dans le monde social. Si ce que l’on est
en droit de décrire comme un mécanisme, pour les besoins de la communication, est vécu, parfois,
comme une sorte de machine infernale (on parle beaucoup ici d’« enfer de la réussite »), comme un
engrenage tragique, extérieur et supérieur aux agents, c’est que chacun des agents est en quelque sorte
contraint de participer, pour exister, à un jeu qui lui impose d’immenses efforts et d’immenses sacrifices.
Et je pense qu’en fait l’ordre social que garantit le mode de reproduction à composante scolaire
fait subir aujourd’hui, même à ceux qui en bénéficient le plus, un degré de tension tout à fait comparable
à celui que la société de cour, telle que la décrit X, imposait à ceux-là mêmes qui avaient l’extraordinaire
privilège d’en faire partie : « En dernière analyse, c’est bien la nécessité de cette lutte pour les chances
de puissance, de rang et de prestige toujours menacées qui poussait les intéressés, en raison même de la
structure hiérarchisée du système de domination, à obéir à un cérémonial ressenti par tous comme un
fardeau. Aucune des personnes composant le groupe n’avait la possibilité de mettre en route une
réforme. La moindre tentative de réforme, la moindre modification de structures aussi précaires que
tendues aurait infailliblement entraîné la mise en question, la diminution ou même l’abolition des droits
et privilèges d’individus ou de familles. Une sorte de tabou interdisait à la couche supérieure de cette
société de toucher à de telles chances de puissance, et encore bien moins de les supprimer. Toute
tentative dans ce sens aurait mobilisé contre elle de larges couches de privilégiés, qui craignaient, peut-
être pas à tort, que les structures du pouvoir qui leur conféraient ces privilèges ne fussent en danger de
céder ou de s’effondrer si l’on touchait au moindre détail de l’ordre établi. Ainsi rien ne fut changé. »
Au Japon comme en France, les parents excédés, les jeunes harassés, les employeurs déçus par les
produits d’un enseignement qu’ils trouvent inadapté sont les victimes impuissantes d’un mécanisme qui
n’est autre chose que l’effet cumulé de leurs stratégies engendrées et emportées par la logique de la
concurrence de tous contre tous.
Pour en finir aussi avec la représentation mutilée et caricaturale que certains analystes mal
inspirés ou mal intentionnés ont donnée de mes travaux, il faudrait que j’aie le temps de montrer ici
comment la logique du mode de reproduction à composante scolaire – et notamment son caractère
statistique –, et les contradictions qui le caractérisent, peuvent être à la fois (…) au principe de la
reproduction des structures des sociétés avancées et de nombre de changements qui les affectent. Ces
contradictions (…) constituent sans doute le principe caché de certains conflits politiques
caractéristiques de la période récente, comme le mouvement de mai 68 qui, les mêmes causes produisant
les mêmes effets, a secoué à peu près simultanément, et sans que l’on puisse en rien supposer des
influences directes, l’université française et l’université japonaise. J’ai longuement analysé (…) les
facteurs qui ont déterminé la crise du monde scolaire dont le mouvement de mai a été l’expression
visible : surproduction de diplômés et dévaluation des diplômes (deux phénomènes qui, si j’en crois ce
que j’ai lu, affectent aussi le Japon), dévaluation des positions universitaires, subalternes notamment,

238
qui se sont multipliées sans que les carrières s’ouvrent en proportion, du fait de la structure tout à fait
archaïque de la hiérarchie universitaire (…)
Il faudrait aussi examiner le lien entre la nouvelle délinquance scolaire, plus développée au
Japon qu’en France, et la logique de la compétition forcenée qui domine l’institution scolaire et surtout
l’effet de destin que le système scolaire exerce sur les adolescents : c’est souvent avec une très grande
brutalité psychologique que l’institution scolaire impose ses jugements totaux et ses verdicts sans appel
qui rangent tous les élèves dans une hiérarchie unique des formes d’excellence – dominée aujourd’hui
par une discipline, les mathématiques. Les exclus se trouvent condamnés au nom d’un critère
collectivement reconnu et approuvé, donc psychologiquement indiscutable et indiscuté, celui de
l’intelligence : aussi n’ont-ils souvent pas d’autre recours, pour restaurer une identité menacée, que les
ruptures brutales avec l’ordre scolaire et l’ordre social (on a observé, en France, que c’est dans la révolte
contre l’école que se façonnent et se soudent nombre de bandes de délinquants) ou, comme c’est aussi
le cas, la crise psychique, voire la maladie mentale ou le suicide.
Et il faudrait enfin analyser tous les dysfonctionnements techniques qui, du point de vue même
du système, c’est-à-dire du point de vue du strict rendement technique (dans l’institution scolaire et au-
delà), résultent du primat conféré aux stratégies de reproduction sociale : je ne citerai pour exemple que
le statut inférieur qui est objectivement accordé par les familles à l’enseignement technique et le
privilège qu’elles donnent à l’enseignement général. Il est probable que, au Japon comme en France, les
grands dirigeants qui, eux-mêmes issus des grandes universités publiques au Japon ou des grandes écoles
en France, prêchent la revalorisation d’un enseignement technique réduit à l’état de refuge ou de dépotoir
(…), considéreraient comme une catastrophe la relégation de leur fils dans l’enseignement technique. Et
la même contradiction se retrouve dans l’ambivalence des mêmes dirigeants à l’égard d’un système
d’enseignement auquel ils doivent sinon leur position, du moins l’autorité et la légitimité avec lesquelles
ils l’occupent : comme s’ils voulaient avoir les bénéfices techniques de l’action scolaire sans en assumer
les coûts sociaux – tels que les exigences et les garanties associées à la possession de titres que l’on peut
dire universels, par opposition aux titres « maison » décernés par les entreprises –, ils favorisent
l’enseignement privé et soutiennent ou inspirent toutes les initiatives politiques visant à réduire
l’autonomie de l’institution scolaire et la liberté du corps enseignant ; ils manifestent la plus grande
ambiguïté dans le débat sur la spécialisation de l’enseignement, comme s’ils voulaient avoir les profits
de tous les choix, les limites et les garanties associées à un enseignement hautement spécialisé et
l’ouverture et la disponibilité favorisées par un enseignement de culture générale, propre à développer
les capacités d’adaptation convenant à des employés mobiles et « flexibles », ou encore les assurances
et les sécurités que procurent les « jeunes messieurs » issus de l’ENA ou de Todaï, gestionnaires
équilibrés des situations d’équilibre, et les audaces des « jeunes loups » sortis du rang, supposés mieux
adaptés aux temps de crise. (…)

239
Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Paris, Les Éditions de Minuit, « Documents », 1980, p.
264 – 268.

Je voudrais dire d’abord qu’il faut avoir à l’esprit qu’il n’y a pas un racisme, mais des racismes :
il y a autant de racismes qu’il y a de groupes qui ont besoin de se justifier d’exister comme ils existent,
ce qui constitue la fonction invariante des racismes.
Il me semble très important de porter l’analyse sur les formes du racisme qui sont sans doute les
plus subtiles, les plus méconnaissables, donc les plus rarement dénoncées, peut-être parce que les
dénonciateurs ordinaires du racisme possèdent certaines des propriétés qui inclinent à cette forme de
racisme. Je pense au racisme de l’intelligence. Le racisme de l’intelligence est un racisme de classe
dominante qui se distingue par une foule de propriétés de ce que l’on désigne habituellement comme
racisme, c’est-à-dire le racisme petit-bourgeois qui est l’objectif central de la plupart des critiques
classiques du racisme, à commencer par les plus vigoureuses (…)
Ce racisme est propre à une classe dominante dont la reproduction dépend, pour une part, de la
transmission du capital culturel, capital hérité qui a pour propriété d’être un capital incorporé, donc
apparemment naturel, inné. Le racisme de l’intelligence est ce par quoi les dominants visent à produire
(..) une justification de l’ordre social qu’ils dominent. Il est ce qui fait que les dominants se sentent
justifiés d’exister comme dominants ; qu’ils se sentent d’une essence supérieure. Tout racisme est un
essentialisme et le racisme de l’intelligence est la forme de sociodicée caractéristique d’une classe
dominante dont le pouvoir repose en partie sur la possession de titres qui, comme les titres scolaires,
sont censés être des garanties d’intelligence et qui ont pris la place, dans beaucoup de sociétés, et pour
l’accès même aux positions de pouvoir économique, des titres anciens comme les titres de propriété et
les titres de noblesse.
Ce racisme doit aussi certaines de ses propriétés au fait que les censures à l’égard des formes
d’expression grossières et brutales du racisme s’étant renforcées, la pulsion raciste ne peut plus
s’exprimer que sous des formes hautement euphémisées et sous le masque de la dénégation (au sens de
la psychanalyse) : X tient un discours dans lequel il dit le racisme mais sur un mode tel qu’il ne le dit
pas. Ainsi porté à un très haut degré d’euphémisation, le racisme devient quasi méconnaissable. Les
nouveaux racistes sont placés devant un problème d’optimalisation : ou bien augmenter la teneur du
discours en racisme déclaré (en s’affirmant, par exemple, en faveur de l’eugénisme) mais au risque de
choquer et de perdre en communicabilité, en transmissibilité, ou bien accepter de dire peu et sous une
forme hautement euphémisée, conforme aux normes de censure en vigueur (en parlant par exemple
génétique ou écologie), et augmenter ainsi les chances de « faire passer » le message en le faisant passer
inaperçu.

240
Le mode d’euphémisation le plus répandu aujourd’hui est évidemment la scientifisation
apparente du discours. Si le discours scientifique est invoqué pour justifier le racisme de l’intelligence,
ce n’est pas seulement parce que la science représente la forme dominante du discours légitime ; c’est
aussi et surtout parce qu’un pouvoir qui se croit fondé sur la science, un pouvoir de type technocratique,
demande naturellement à la science de fonder le pouvoir ; c’est parce que l’intelligence est ce qui
légitime à gouverner lorsque le gouvernement se prétend fondé sur la science et sur la compétence
« scientifique » des gouvernants (on pense au rôle des sciences dans la sélection scolaire où la
mathématique est devenue la mesure de toute intelligence). La science a partie liée avec ce qu’on lui
demande de justifier.
Cela dit, je pense qu’il faut purement et simplement récuser le problème, dans lequel se sont
laissés enfermer les psychologues, des fondements biologiques ou sociaux de l’« intelligence ». Et,
plutôt que de tenter de trancher scientifiquement la question, essayer de faire la science de la question
elle-même ; tenter d’analyser les conditions sociales de l’apparition de cette sorte d’interrogation et du
racisme de classe, qu’elle introduit. En fait, le discours de X n’est que la forme limite des discours que
tiennent depuis des années certaines associations d’anciens élèves de grandes écoles, propos de chefs
qui se sentent fondés en « intelligence » et qui dominent une société fondée sur une discrimination à
base d’« intelligence », c’est-à-dire fondée sur ce que mesure le système scolaire sous le nom
d’intelligence. L’intelligence, c’est ce que mesurent les tests d’intelligence, c’est-à-dire ce que mesure
le système scolaire. Voilà le premier et le dernier mot du débat qui ne peut pas être tranché aussi
longtemps que l’on reste sur le terrain de la psychologie, parce que la psychologie elle-même (ou, du
moins, les tests d’intelligence) est le produit des déterminations sociales qui sont au principe du racisme
de l’intelligence, racisme propre à des « élites » qui ont partie liée avec l’élection scolaire, à une classe
dominante qui tire sa légitimité des classements scolaires.
Le classement scolaire est un classement social euphémisé, donc naturalisé, absolutisé, un
classement social qui a déjà subi une censure, donc une alchimie, une transmutation tendant à
transformer les différences de classe en différences d’« intelligence », de « don », c’est-à-dire en
différences de nature. Jamais les religions n’avaient fait aussi bien. Le classement scolaire est une
discrimination sociale légitimée et qui reçoit la sanction de la science. C’est là que l’on retrouve la
psychologie et le renfort qu’elle a apporté depuis l’origine au fonctionnement du système scolaire.
L’apparition de tests d’intelligence (…) est liée à l’arrivée dans le système d’enseignement, avec la
scolarisation obligatoire, d’élèves dont le système scolaire ne savait pas quoi faire, parce qu’ils n’étaient
pas « prédisposés », « doués », c’est-à-dire dotés par leur milieu familial des prédispositions que
présuppose le fonctionnement ordinaire du système scolaire : un capital culturel et une bonne volonté à
l’égard des sanctions scolaires. Des tests qui mesurent la prédisposition sociale exigée par l’école – d’où
leur valeur prédictive des succès scolaires – sont bien faits pour légitimer à l’avance les verdicts scolaires
qui les légitiment.

241
Pourquoi aujourd’hui cette recrudescence du racisme de l’intelligence ? Peut-être parce que
nombre d’enseignants, d’intellectuels – qui ont subi de plein fouet les contrecoups de la crise du système
d’enseignement – sont plus enclins à exprimer ou à laisser s’exprimer sous les formes les plus brutales
ce qui n’était jusque-là qu’un élitisme de bonne compagnie (je veux dire de bons élèves). Mais il faut
aussi se demander pourquoi la pulsion qui porte au racisme de l’intelligence a aussi augmenté. Je pense
que cela tient, pour une grande part, au fait que le système scolaire s’est trouvé à une date récente affronté
à des problèmes relativement sans précédent avec l’irruption de gens dépourvus des prédispositions
socialement constituées qu’il exige tacitement ; des gens surtout qui, par leur nombre, dévaluent les
titres scolaires et dévaluent même les postes qu’ils vont occuper grâce à ces titres. De là le rêve, déjà
réalisé dans certains domaines, comme la médecine, du numerus clausus. Tous les racismes se
ressemblent. Le numerus clausus, c’est une sorte de mesure protectionniste, analogue au contrôle de
l’immigration, une riposte contre l’encombrement qui est suscitée par le phantasme du nombre, de
l’envahissement par le nombre.
On est toujours prêt à stigmatiser le stigmatiseur, à dénoncer le racisme élémentaire,
« vulgaire », du ressentiment petit-bourgeois. Mais c’est trop facile. Nous devons jouer les arroseurs
arrosés et nous demander quelle est la contribution que les intellectuels apportent au racisme de
l’intelligence. Il serait bon d’étudier le rôle des médecins dans la médicalisation, c’est-à-dire la
naturalisation, des différences sociales, des stigmates sociaux, et le rôle des psychologues, des
psychiatres et des psychanalystes dans la production des euphémismes qui permettent de désigner les
fils de sous-prolétaires ou d’émigrés de telle manière que les cas sociaux deviennent des cas
psychologiques, les déficiences sociales, des déficiences mentales, etc. Autrement dit, il faudrait
analyser toutes les formes de légitimation du second ordre qui viennent redoubler la légitimation scolaire
comme discrimination légitime, sans oublier les discours d’allure scientifique, le discours
psychologique, et les propos mêmes que nous tenons.

242
Séance 12 : Violence symbolique, mariage et paysannerie

Pierre Bourdieu, Loïc Wacquant, Réponses. Pour une anthropologie réflexive, Paris, Seuil, 1992,
p. 216 – 220.

243
244
245
246
Pierre Bourdieu, « Reproduction interdite. La dimension symbolique de la domination
économique », Études rurales, n°113-114, 1989, p. 15 – 36.

(…) on peut en effet avancer (…) que les chances de départ sont beaucoup plus fortes chez les
femmes que chez les hommes, surtout dans les hameaux, où l'excédent des hommes atteint des proportions
impressionnantes ; que, chez les hommes, les chances de rester à la terre s'accroissent avec la taille du
patrimoine ; et que si, dans l'ensemble, la probabilité d'émigrer est nettement plus faible chez les aînés que
chez les cadets (61% contre 42%), les effets du droit d'aînesse ne sont plus perceptibles chez les petits
propriétaires. Chez les filles, on n'observe aucune relation significative entre l'émigration et la taille de la
propriété ou le rang de naissance, les filles de bonne famille quittant même la terre dans une proportion
légèrement plus élevée que les autres. Quant aux chances de mariage elles sont, toutes choses égales par
ailleurs, nettement plus fortes chez les partants que chez les restants et, parmi ces derniers, plus élevées chez
les habitants du bourg que chez les habitants des hameaux. Mais le fait le plus important, et qui frappe les
intéressés comme un scandale, est que, parmi les restants, les probabilités de mariage ne varient pratiquement
pas, dans les hameaux, en fonction de la taille de la propriété, ou du rang de naissance, de "grands aînés" ou,
en tout cas, des héritiers de patrimoines importants, pouvant se trouver ainsi condamnés au célibat.

En fait, l'émigration et le célibat sont étroitement liés entre eux (dans la mesure notamment où les
chances de rester célibataire sont considérablement renforcées par le fait de rester, surtout dans les hameaux)
et étroitement liés au même système de facteurs (le sexe, la catégorie socioprofessionnelle d'origine et, pour
les agriculteurs, la taille de la propriété, le rang de naissance, et, enfin, le domicile, au bourg ou dans les
hameaux). Ce que la statistique des relations entre ce système de facteurs plus ou moins étroitement connectés
entre eux et les chances d'émigrer et d'accéder (plus ou moins jeune) au mariage appréhende, c'est l'effet des
transformations globales de l'espace social et, plus précisément, de l'unification du marché des biens
symboliques tel qu'il s'est exercé différentiellement sur les différents agents selon leur attachement

247
objectif (maximum chez les aînés de grandes familles) et subjectif (c'est-à-dire inscrit dans les habitus
et les hexis corporelles) au mode d'existence paysan d'autrefois. Dans les deux cas, on mesure en quelque
sorte la résultante tangible de la force d'attraction exercée par le champ social désormais unifié autour
des réalités urbaines dominantes, avec l'ouverture des isolâts, et de la force d'inertie que les différents
agents lui opposent en fonction des catégories de perception, d'appréciation et d'action constitutives de
leur habitus. L'unification du champ social, dont l'unification du marché des biens symboliques, donc
du marché matrimonial, est un aspect, s'accomplit à la fois dans l'objectivité - sous l'effet de tout un
ensemble de facteurs aussi différents que l'amplification des déplacements favorisée par l'amélioration
des moyens de transports, la généralisation de l'accès à une forme d'enseignement secondaire, etc. — et
dans les représentations. On serait tenté de dire qu'elle ne s'accomplit dans 'objectivité — entraînant des
phénomènes d'élimination différentielle dont le célibat des héritiers est l'exemple le plus significatif —
que parce qu'elle s'accomplit dans et par la subjectivité des agents qui accordent une reconnaissance à
la fois extorquée et acceptée à des processus orientés vers leur propre soumission.

Du monde clos à l'univers infini

En reprenant [c]e titre (…), on voudrait seulement évoquer l'ensemble des processus qui, dans
l'ordre économique, mais aussi et surtout symbolique, ont accompagné l'ouverture objective et
subjective du monde paysan (et, plus généralement, rural), neutralisant progressivement l'efficacité des
facteurs qui tendaient à assurer l'autonomie relative de ce monde et à rendre possible une forme
particulière de résistance aux valeurs centrales : soit, pour ne nommer que les plus importants, la faible
dépendance à l'égard du marché, surtout en matière de consommation, grâce au privilège donné à l'ascèse
de l'autoconsommation (dont l'homogamie est un aspect) et l'isolement géographique, renforcé par la
précarité des moyens de transport (chemins et véhicules) qui tendait à réduire l'aire des déplacements et
à favoriser l'enfermement dans un monde social à base locale, imposant à la fois l'interdépendance et
l'interconnaissance par-delà les différences économiques ou culturelles. Cette fermeture objective et
subjective rendait possible une forme de particularisme culturel, fondé sur la résistance, plus ou moins
assurée, aux normes citadines, en matière de langue notamment, et une sorte de localocentrisme, en
matière de religion et de politique : par exemple, les choix politiques ordinaires étaient en grande partie
opérés par référence au contexte immédiat, c'est-à-dire en fonction de la position occupée dans la
hiérarchie au sein du microcosme clos qui tendait à faire écran au macrocosme social et à la position
relative que le microcosme, globalement, y occupait (ainsi, à partir d'un certain niveau de la hiérarchie
locale, on se devait en quelque sorte d'être pratiquant et conservateur et pour un "gros" paysan,
fréquenter régulièrement l'église, porter au curé le vin de messe, était une question de pourtalè, de
portail, de rang social). Autrement dit, la position occupée dans l'espace social par ce microcosme doté
de ses hiérarchies sociales propres, de ses dominants et de ses dominés et de ses conflits de "classes",

248
n'avait pas d'effet pratique sur la représentation que les paysans avaient de leur monde et de la position
qu'ils y occupaient33.

L'unification du marché des biens économiques et symboliques a pour effet premier de faire
disparaître les conditions d'existence de valeurs paysannes capables de se poser en face des valeurs
dominantes comme antagonistes, au moins subjectivement, et pas seulement comme autres (…). La
dépendance limitée et masquée cède progressivement la place à une dépendance profonde et aperçue,
voire reconnue. On a souvent décrit la logique et les effets du renforcement de la domination de
l'économie de marché sur la petite agriculture (dans laquelle se rangent les plus "gros" des paysans de
Lesquire). Pour la production, l'exploitation agricole dépend toujours davantage du marché des
marchandises industrielles (machines, engrais, etc.) et elle ne peut faire face aux investissements
nécessaires pour moderniser l'équipement productif et améliorer les rendements que par le recours à des
emprunts propres à compromettre l'équilibre financier de l'entreprise agricole et à l'enfermer dans un
type déterminé de produits et de débouchés. Pour la commercialisation, elle dépend aussi de plus en plus
étroitement du marché des produits agricoles et, plus précisément, de l'industrie alimentaire (dans le cas
particulier, celle qui assure le ramassage du lait). Du fait que leurs dépenses d'exploitation dépendent de
l'évolution générale des prix, industriels notamment, sur lesquels ils n'ont pas de prise, et surtout que
leurs revenus dépendent de plus en plus de prix garantis (comme celui du lait ou du tabac), les aléas de
la conjoncture des prix tendent à tenir, dans la réalité et dans leur vision du monde, la place qui revenait
autrefois aux aléas de la nature : à travers l'intervention économique des pouvoirs publics — et en
particulier l'indexation des prix -, c'est une action politique, propre à susciter des réactions politiques qui
a fait son apparition dans le monde quasi naturel de l'économie paysanne. Ce qui a pour effet d'incliner à
une vision plus politisée du monde social, mais dont la coloration anti-étatique doit encore beaucoup à
l'illusion de l'autonomie qui est le fondement de l'auto-exploitation. La représentation dédoublée, voire
contradictoire, que ces petits propriétaires convertis en quasi-salariés se font de leur condition et qui
s'exprime souvent dans des prises de position politiques à la fois révoltées et conservatrices, trouve son
fondement dans les ambiguïtés objectives d'une condition profondément contradictoire. Restés, au

33
Les catégories de droite et de gauche, propres au champ politique central, n'ont pas du tout le même sens dans
le macrocosme et dans le microcosme local (si tant est qu'elles en aient un dans ce contexte). C'est à l'allodoxia
structurale, qui résulte de l'autonomie relative, au moins subjective, des unités à base locale, et non à la dispersion
spatiale (…) qu'est imputable la singularité constante des prises de position politiques des paysans et, plus
généralement, des ruraux. Pour rendre compte complètement de cette allodoxia, dont les effets sont loin d'avoir
disparu, il faut prendre en considération tout un ensemble de traits caractéristiques de la condition paysanne et
rurale, qu'on ne peut ici qu'évoquer : le fait que les contraintes inhérentes à la production se présentent sous la
forme de rapports naturels plutôt qu'au travers de rapports sociaux (les horaires et les rythmes de la production
semblant déterminés exclusivement par les rythmes de la nature, et indépendamment de toute volonté humaine ;
la réussite de l'entreprise semblant dépendre des conditions climatiques plus que des structures de la propriété ou
du marché, etc.) ; le fait que la dépendance universelle à l'égard du jugement des autres prend une forme très
particulière dans ces mondes à huis clos où chacun se sent sans cesse sous le regard des autres et condamné à
coexister avec eux pour la vie (c'est l'argument "il faut bien y vivre !" invoqué pour justifier la soumission prudente
aux verdicts collectifs et la résignation au conformisme), etc.

249
moins en apparence, les maîtres de l'organisation de leur activité (à la différence de l'ouvrier qui apporte
sur le marché sa force de travail, ce sont des produits qu'ils vendent), propriétaires de moyens de
production (bâtiments et équipements) qui peuvent représenter un capital investi très important (mais
impossible à réaliser en fait en argent liquide), ils ne tirent souvent d'un travail dur, contraignant et peu
gratifiant symboliquement, quoique de plus en plus qualifié, que des revenus inférieurs à ceux d'un
ouvrier qualifié. Par un effet non voulu de la politique technocratique, notamment en matière d'aides et
de crédit, ils ont été conduits à contribuer, par leurs investissements de tous ordres, à l'instauration d'une
production aussi fortement socialisée en fait que celle des économies dites socialistes, à travers
notamment les contraintes qui pèsent sur les prix et sur le procès de production lui-même, tout en
conservant la propriété nominale et aussi la responsabilité de l'appareil de production, avec toutes les
incitations à l'auto-exploitation qui en découlent.

La subordination croissante de l'économie paysanne à la logique du marché n'aurait pas suffi,


par soi seule, à déterminer les transformations profondes dont le monde rural a été le lieu, à commencer
par l'émigration massive, si ce processus n'avait été lui-même lié, par une relation de causalité circulaire,
à une unification du marché des biens symboliques propre à déterminer le déclin de l'autonomie éthique
des paysans et, par là, le dépérissement de leurs capacités de résistance et de refus. On admet que, de
manière très générale, l'émigration hors du secteur agricole est fonction du rapport entre les salaires dans
l'agriculture et dans les secteurs non agricoles et de l'offre d'emploi dans ces secteurs (mesurée au taux
de non-emploi industriel). On pourrait ainsi proposer un modèle mécanique simple des flux migratoires
en posant d'une part qu'il existe un champ d'attraction avec des différences de potentiel d'autant plus
grandes que l'écart des situations économiques (niveau de revenu, taux d'emploi) est plus grand et d'autre
part que les agents opposent aux forces du champ une inertie ou une résistance qui varie selon différents
facteurs.

Mais on ne peut se satisfaire complètement de ce modèle que si l'on oublie les conditions
préalables de son fonctionnement, qui n'ont rien de mécanique : ainsi, par exemple, l'effet de l'écart entre
les revenus dans l'agriculture et hors de l'agriculture ne peut s'exercer que dans la mesure où la
comparaison, comme acte conscient ou inconscient de mise en relation, devient possible et socialement
acceptable et où elle tourne à l'avantage du mode de vie citadin dont le salaire n'est qu'une dimension
parmi d'autres ; c'est-à-dire dans la mesure où le monde clos et fini s'ouvre et où viennent
progressivement à tomber les écrans subjectifs qui rendaient impensable toute espèce de rapprochement
entre les deux univers. En d'autres termes, les avantages associés à l'existence urbaine n'existent et
n'agissent que s'ils deviennent des avantages perçus et appréciés, si, par conséquent, ils sont appréhendés
en fonction de catégories de perception et d'appréciation qui font que, cessant de passer inaperçus, d'être
ignorés (passivement ou activement), ils deviennent perceptibles et appréciables, visibles et désirables.
Et de fait, l'attraction du mode de vie urbain ne peut s'exercer que sur des esprits convertis à ses
séductions : c'est la conversion collective de la vision du monde qui confère au champ social entraîné

250
dans un processus objectif d'unification un pouvoir symbolique fondé dans la reconnaissance
unanimement accordée aux valeurs dominantes.

La révolution symbolique est le produit cumulé d'innombrables conversions individuelles, qui,


à partir d'un certain seuil, s'entraînent mutuellement dans une course de plus en plus précipitée. La
banalisation que crée l'accoutumance porte en effet à oublier l'extraordinaire travail psychologique que
suppose, tout spécialement dans la phase initiale du processus, chacun des départs loin de la terre et de
la maison ; et il faudrait évoquer l'effort de préparation, les occasions propres à favoriser ou à déclencher
la décision, les étapes d'un éloignement psychique toujours difficile à accomplir (l'occupation d'une
profession de facteur ou de chauffeur à mi-temps au bourg fournissant par exemple le tremplin pour un
départ vers la ville) et, parfois jamais achevé (comme en témoignent les efforts, qui durent toute une vie,
des émigrés forcés, pour "se rapprocher" du pays).

Chacun des agents concernés passe, simultanément ou successivement, par des phases de
certitude de soi, d'anxiété plus ou moins agressive et de crise de l'estime de soi (qui s'exprime dans la
déploration rituelle de la fin des paysans et de la "terre" : "la terre est foutue"). La propension à parcourir
plus ou moins vite la trajectoire psychologique qui mène au renversement de la table des valeurs
paysannes dépend de la position occupée dans l'ancienne hiérarchie, à travers les intérêts et les
dispositions associées à cette position. Les agents qui opposent la plus faible résistance aux forces
d'attraction externes, qui perçoivent plus tôt et mieux que les autres les avantages associés à l'émigration,
sont ceux qui sont les moins attachés objectivement et subjectivement à la terre et à la maison, parce
que femmes, cadets ou pauvres. C'est encore l'ordre ancien qui définit l'ordre dans lequel on s'éloigne
de lui. Les femmes qui, en tant qu'objets symboliques d'échange circulaient de bas en haut, et se
trouvaient de ce fait spontanément inclinées à se montrer empressées et dociles à l'égard des injonctions
ou des séductions citadines, sont, avec les cadets, le cheval de Troie du monde urbain. Moins attachées
que les hommes (et les cadets eux-mêmes) à la condition paysanne et moins engagées dans le travail et
dans les responsabilités de pouvoir, donc moins tenues par le souci du patrimoine à "maintenir", mieux
disposées à l'égard de l'éducation et des promesses de mobilité qu'elle enferme, elles importent au cœur
du monde paysan le regard citadin qui dévalue et disqualifie les "qualités paysannes".

Ainsi, la restructuration de la perception du monde social qui est au cœur de la conversion


individuelle et collective ne fait qu'un avec la fin de l'autarcie psychologique, collectivement entretenue,
qui faisait du monde clos et fermé de l'existence familière une référence absolue. Référence si totalement
indiscutée que l'éloignement sélectif de ceux qui, cadets ou cadettes pauvres, devaient abandonner la
terre, pour et par le travail ou le mariage, était encore un hommage rendu aux valeurs centrales et reconnu
comme tel34. La conversion collective qui conduit à des départs de plus en plus nombreux et qui finira

34
. La déroute symbolique des valeurs paysannes est aujourd'hui si totale qu'il faut rappeler quelques exemples
typiques de leur affirmation triomphante. Par exemple, cette dénonciation de la dérogeance prononcée juste avant

251
par affecter les survivants eux-mêmes est inséparable de ce qu'il faut bien appeler une révolution
copernicienne : le lieu central, immuable, siège d'une hiérarchie elle aussi immuable et unique, n'est plus
qu'un point quelconque dans un espace plus vaste, pire, un point bas, inférieur, dominé. La commune,
avec ses hiérarchies (l'opposition par exemple entre les "gros" et les "petits" paysans), se trouve resituée
dans un espace social plus large au sein duquel les paysans dans leur ensemble occupent une position
dominée. Et ceux-là même qui tenaient les positions les plus élevées dans ce monde soudain relégué
finiront, faute d'opérer à temps les conversions et les reconversions nécessaires, par faire tous les frais
de la révolution symbolique qui touche l'ordre ancien en un point stratégique, le marché matrimonial ;
du fait que l'exploitation agricole est située dans un environnement économique et un marché du travail
qui la condamne à n'avoir de main-d'œuvre que domestique, ce marché commande en effet, très
directement, la reproduction de la main-d'œuvre agricole et, par là, de l'entreprise paysanne.

L'unification du marché matrimonial

En tant que marché tout à fait particulier, où ce sont les personnes, avec toutes leurs propriétés
sociales, qui sont concrètement mises à prix, le marché matrimonial constitue pour les paysans une
occasion particulièrement dramatique de découvrir la transformation de la table des valeurs et
l'effondrement du prix social qui leur est attribué. C'est ce que révélait, de manière particulièrement
dramatique, le petit bal de la Noël, point de départ de toute la recherche, qui apparaît, au terme d'un long
travail de construction théorique, étendu en cours de route à des objets empiriques phénoménalement
tout différents, comme la réalisation paradigmatique de tout le processus conduisant à la crise de l'ordre
paysan du passé.

Le bal est en effet la forme visible de la nouvelle logique du marché matrimonial. Aboutissement
d'un processus à travers lequel les mécanismes autonomes et autorégulés d'un marché matrimonial dont
les limites s'étendent bien au-delà du monde paysan tendent à se substituer aux échanges réglés du petit
marché local, subordonné aux normes et aux intérêts du groupe, il donne à voir, concrètement, l'effet le
plus spécifique - et le plus dramatique - de l'unification du marché des échanges symboliques et la
transformation qui, dans ce domaine comme ailleurs, accompagne le passage du marché local à
l'économie de marché35. (…) Les agents "ont perdu le contrôle de leurs propres interrelations sociales"

la Deuxième Guerre mondiale par la femme d'un "grand héritier" de Denguin à propos d'un autre "grand héritier"
: "X. marie sa fille avec un ouvrier !" (en réalité un petit propriétaire de Saint-Faust travaillant comme employé à
la Maison du Paysan). Ou cet autre cri du cœur à propos d'une grande famille d'Arbus dont la fille unique avait été
mariée à un fonctionnaire : "Dap u emplegat !" (Avec un employé !).
35
Les informateurs opposent explicitement les deux modes d'instauration des relations conduisant au mariage : la
négociation entre les familles, sur la base souvent de liens antérieurs, et le contact direct, dont l'occasion est à peu
près toujours le bal. La liberté que donne l'interaction directe entre les intéressés, ainsi affranchis des pressions

252
; les lois de la concurrence s'imposent à eux en dépit de l'anarchie, dans et par l'anarchie". Les grands
héritiers condamnés au célibat sont les victimes de la concurrence qui domine dorénavant un marché
matrimonial jusque-là protégé par les contraintes et les contrôles, souvent mal tolérés, de la tradition.
En déterminant une dévaluation brutale de tous les produits du mode de production et de reproduction
paysan, de tout ce que les familles paysannes ont à offrir, que ce soit la terre et la vie à la campagne ou
l'être même du paysan, son langage, son vêtement, ses manières, son maintien et jusqu'à son "physique",
l'unification du marché neutralise les mécanismes sociaux qui lui assuraient, dans les limites d'un marché
restreint, un monopole de fait, propre à lui fournir toutes les femmes nécessaires à la reproduction sociale
du groupe, et celles-là seulement.

En matière de mariage comme en toute autre espèce d'échange, l'existence d'un marché
n'implique nullement que les transactions n'obéissent qu'aux lois mécaniques de la concurrence. Nombre
de mécanismes institutionnels tendent en effet à assurer au groupe la maîtrise des échanges et à le
protéger contre les effets de l"anarchie" (…), et que l'on a coutume d'oublier, du fait de la sympathie
spontanément accordée au modèle "libéral" qui, comme dans la comédie classique, libère les amoureux
des impératifs de la Raison d'État domestique. C'est ainsi que, dans l'ancien régime matrimonial, du fait
que l'initiative du mariage revenait non aux intéressés mais aux familles, les valeurs et les intérêts de la
"maison" et de son patrimoine avaient plus de chances de triompher contre les fantaisies ou les hasards
du sentiment 36 . Cela d'autant plus que toute l'éducation familiale prédisposait les jeunes gens à se
soumettre aux injonctions parentales et à appréhender les prétendants selon des catégories de perception
proprement paysannes : le "bon paysan" se reconnaissant au rang de sa maison, lié, inséparablement, à
la taille de sa propriété et à la dignité de sa famille, et aussi à des qualités personnelles comme l'autorité,
la compétence et l'ardeur au travail, tandis que la bonne épouse était avant tout la "bonne paysanne",
dure à la peine et préparée à accepter la condition qui lui était offerte. N'ayant jamais connu "autre
chose", les filles des hameaux voisins et de toute la zone des collines étaient plus disposées à
s'accommoder de l'existence qui leur était promise par le mariage ; nées et élevées dans une aire
relativement fermée aux influences extérieures, elles avaient moins de chances aussi de juger leurs
partenaires éventuels selon des critères hétérodoxes. Ainsi, avant 1914, le marché matrimonial des
paysans des hameaux de Lesquire s'étendait à la région comprise entre les Gaves de Pau et d'Oloron,
ensemble économiquement et socialement très homogène de communes composées, comme Lesquire,
d'un petit bourg encore fortement paysan et de fermes dispersées sur les coteaux et les basses

familiales et de toutes les considérations économiques ou éthiques (e.g. "réputation" de la jeune fille), a pour
rançon la soumission aux lois du marché des individus abandonnés à eux-mêmes.
36
L'institution la plus typique de l'ancien régime matrimonial était évidemment le marieur — ou la marieuse -
(appelé trachur ou talamè), quasi institutionnalisé ou spontané. Dans un univers où la séparation entre les sexes,
toujours très marquée, n'a sans doute fait que croître du fait du relâchement des liens sociaux traditionnels,
particulièrement dans les hameaux, et de l'espacement des occasions traditionnelles de rencontre — comme tous
les travaux collectifs -, le laissez-foire du nouveau régime matrimonial ne peut que renforcer l'avantage des
citadins.

253
montagnes37. La maîtrise du groupe sur les échanges s'affirmait dans la restriction de la taille du marché
matrimonial mesurée en distance géographique et surtout en distance sociale. Si, pas plus en ce domaine
qu'ailleurs, le monde paysan n'a jamais connu l'autonomie et l'autarcie totales dont les ethnologues le
créditent souvent, ne serait-ce qu'en prenant pour objet le village, il avait su conserver le contrôle de sa
reproduction en assurant la quasi-totalité de ses échanges matrimoniaux à l'intérieur d'un "marché
pertinent" extrêmement réduit et socialement homogène : l'homogénéité des conditions matérielles
d'existence et, par conséquent, des habitus, est en effet le meilleur garant de la perpétuation des valeurs
fondamentales du groupe.

Ce monde clos où l'on se sentait entre soi et chez soi s'est peu à peu ouvert. Dans les hameaux
de l'aire principale des mariages, comme dans les hameaux de Lesquire, les femmes regardent de plus
en plus vers la ville plutôt que vers leur hameau ou vers les hameaux voisins. Plus promptes que les
hommes à adopter les modèles et les idéaux urbains, elles répugnent à épouser un paysan qui leur promet
cela même qu'elles veulent fuir (entre autres choses, l'autorité des beaux-parents qui "ne veulent pas se
démettre" et tout spécialement la tyrannie traditionnelle de la vieille daune qui entend conserver la haute
main dans la maison, particulièrement lorsque le père manque d'autorité parce qu'il a fait un mariage de
bas en haut). Enfin et surtout, elles ont plus de chances de trouver un parti hors du monde paysan, tout
d'abord parce que, selon la logique même du système, ce sont elles qui circulent, et de bas en haut. Il
s'ensuit que les échanges matrimoniaux entre les hameaux paysans et les bourgs ou les villes ne peuvent
être qu'à sens unique. Comme l'atteste la présence, dans les petits bals de campagne, de jeunes citadins
auxquels leur aisance et leur allure donnent un avantage inestimable sur les paysans, le marché
matrimonial autrefois contrôlé et quasiment réservé est désormais ouvert à la concurrence la plus brutale
et la plus inégale. Tandis que le citadin peut choisir entre différents marchés matrimoniaux hiérarchisés
(villes, bourgs, hameaux), le paysan des hameaux est cantonné dans son aire et concurrencé, jusqu'à
l'intérieur de celle-ci, par des rivaux mieux nantis, au moins symboliquement. Loin que l'extension
récente de l'aire matrimoniale des paysans des hameaux marque l'accès à un degré de liberté supérieur
et conduise, avec l'accroissement de l'espace des mariages possibles, à un accroissement des chances de
mariage, elle exprime tout simplement la nécessité où sont les plus démunis d'étendre l'aire géographique
de prospection, mais dans les limites de l'homogénéité sociale (ou, mieux, pour maintenir cette
homogénéité) et de diriger leurs attentes, à l'inverse de leurs sœurs, vers les hameaux les plus reculés du
Pays basque ou de Gascogne38.

37
Les différents quartiers de Lesquire avaient, à l'intérieur de l'aire commune, des secteurs propres, définis par la
fréquentation privilégiée des mêmes marchés et des mêmes fêtes ou, plus précisément, par l'utilisation des mêmes
autobus (qui draînaient la population des différents quartiers dans des directions différentes et donnaient occasion
à des contacts entre les utilisateurs).
38
Sans prétendre proposer ici une théorie générale des échanges matrimoniaux dans les sociétés socialement
différenciées, on voudrait indiquer seulement que la description des processus d'unification du marché matrimonial
n'implique aucunement l'adhésion au modèle du marché matrimonial unifié qui est à l'œuvre, à l'état implicite,
dans les théories communes du "choix du conjoint" et qui, postulant l'homogénéité des fonctions de l'homogamie
(sans voir qu'elle peut avoir des sens opposés selon qu'elle est le fait des privilégiés ou des dépossédés), fait de

254
Comme il arrive régulièrement lorsqu'un ordre social bascule, surtout de manière insensible, les
anciens dominants contribuent à leur propre déclin. Soit qu'ils obéissent au sens de la hauteur statutaire
qui leur interdit de déroger et d'opérer à temps les révisions nécessaires, voire de recourir aux stratégies
du désespoir que la dureté des temps impose aux plus démunis. C'est le cas de ces héritiers de bonne
famille qui s'enferment dans le célibat après plusieurs tentatives infructueuses auprès des filles de leur
rang ou de ceux qui, entourés et courtisés, laissent passer leur moment, le tournant des années 1950 où
le mariage est encore chose facile pour les "gros" paysans ("Beaucoup de filles pour lesquelles il a fait
la fine bouche feraient bien aujourd'hui son affaire", dit-on de l'un d'eux). Soit qu'ils appliquent à la
situation nouvelle des principes anciens qui les portent à agir à contretemps. Telles ces mères qui
s'occupent de chercher un parti pour leur fille alors qu'il faudrait songer au garçon ou de celles, encore
plus nombreuses, qui repoussent comme des mésalliances des mariages qu'elles auraient dû accueillir
comme des miracles. Les réponses de l'habitus qui, lorsqu'il est en phase avec le monde, sont souvent si
miraculeusement ajustées qu'elles peuvent faire croire au calcul rationnel peuvent au contraire venir à
contresens lorsque, affronté à un monde différent de celui qui l'a produit, l'habitus tourne en quelque
sorte à vide, projetant sur un monde d'où elles ont disparu l'attente des structures objectives dont il est
le produit.

Sans doute le décalage entre les habitus et les structures, et les ratés du comportement qui en
résultent, sont- ils l'occasion de retours critiques et de conversions. Mais la crise n'engendre pas
automatiquement la prise de conscience ; et le temps nécessaire pour comprendre le nouveau cours des
choses est sans doute d'autant plus grand que l'attachement objectif et subjectif à l'ancien monde, les
intérêts et les investissements dans les enjeux qu'il propose, sont plus importants. C'est ce qui fait que,
si souvent, le privilège s'inverse. En fait, les différents agents parcourent, à des vitesses différentes selon
les intérêts qu'ils ont investis dans l'ancien et le nouveau système, avec des avancées et des reculs, la
trajectoire qui conduit de l'ancien au nouveau régime matrimonial, au prix d'une révision des valeurs et
des représentations associées à l'un et à l'autre. Et l'effet le plus caractéristique de la crise révolutionnaire,

l'attraction du semblable sur le semblable, selon l'intuition du sens commun ("qui se ressemble s'assemble"), c'est-
à-dire de la recherche de l'homogamie, le principe universel mais vide de l'homogamie. Mais il ne s'agit pas pour
autant de succomber à l'illusion opposée qui consisterait à traiter les différents marchés matrimoniaux (par exemple
le marché "paysan" qui continue à fonctionner, tant bien que mal) comme autant d'univers séparés, francs de toute
dépendance. De même qu'on ne peut rendre raison des variations de salaires selon les régions, les branches ou les
professions, qu'à condition d'abandonner l'hypothèse d'un marché du travail unique et unifié et de renoncer à
agréger artificiellement des données hétéroclites pour rechercher les lois structurales de fonctionnement propres
aux différents marchés, on ne peut comprendre les variations que l'on observe dans les chances au mariage des
différentes catégories sociales, c'est-à-dire du prix que reçoivent les produits de leur éducation, qu'à condition
d'apercevoir qu'il existe différents marchés hiérarchisés et que les prix que les différentes catégories des
"mariables" peuvent recevoir dépendent des chances qu'ils ont d'accéder aux différents marchés et de la rareté,
donc la valeur, qui est la leur sur ces marchés (et qui peut être mesurée à la valeur matérielle ou symbolique du
bien matrimonial contre lequel ils ont été échangés). Tandis que les plus favorisés peuvent étendre l'aire
géographique et l'aire sociale des mariages (dans les limites de la mésalliance), les plus défavorisés peuvent être
condamnés à étendre l'aire géographique pour compenser la restriction sociale de l'aire sociale dans laquelle ils
peuvent trouver des partenaires. C'est dans cette logique, celle des stratégies du désespoir, que l'on peut
comprendre les "foires aux célibataires" dont la première fut organisée à Esparros, dans les Baronnies, en 1966.

255
qui s'exprime dans des prophéties prophylactiques, des prévisions à fonction d'exorcisme - de la forme
"la terre est foutue" -, est cette sorte de dédoublement de la conscience et de la conduite qui porte à agir
successivement ou simultanément selon les principes contradictoires de deux systèmes antagonistes.

La statistique établit ainsi que les fils de paysans, lorsqu'ils parviennent à se marier, épousent
des filles de paysans, tandis que les filles de paysans s'unissent souvent à des non-paysans. Ces stratégies
matrimoniales manifestent, dans leur antagonisme même, que le groupe ne veut pas pour ses filles ce
qu'il veut pour ses garçons ou, pire, qu'il ne veut pas, au fond, de ses garçons pour ses filles, même s'il
veut de ses filles pour ses garçons. En recourant à des stratégies strictement opposées selon qu'elles ont
à donner ou à prendre des femmes, les familles paysannes trahissent que, sous l'effet de la violence
symbolique, cette violence dont on est à la fois l'objet et le sujet, chacune d'elles est divisée contre elle-
même : alors que l'endogamie attestait l'unicité des critères d'évaluation, donc l'accord du groupe avec
lui-même, la dualité des stratégies matrimoniales porte au jour la dualité des critères que le groupe
emploie pour estimer la valeur d'un individu, donc sa propre valeur en tant que classe d'individus. Selon
une logique analogue à celle qui commande les processus d'inflation (ou, à un degré d'intensité supérieur,
les phénomènes de panique), chaque famille ou chaque agent contribue à la dépréciation du groupe dans
son ensemble, qui est elle-même au principe de ses stratégies matrimoniales. Tout se passe bien comme
si le groupe symboliquement dominé conspirait contre lui-même. En agissant comme si sa main droite
ignorait ce que fait sa main gauche, il contribue à instaurer les conditions du célibat des héritiers, et de
l'exode rural, qu'il déplore par ailleurs comme une calamité sociale. En donnant ses filles, qu'il avait
coutume de marier de bas en haut, à des citadins, il manifeste qu'il reprend à son compte, consciemment
ou inconsciemment, la représentation citadine de la valeur actuelle et escomptée du paysan. Toujours
présente, mais refoulée, l'image citadine du paysan s'impose jusque dans la conscience du paysan.
L'effondrement de la [certitude de soi] que les paysans étaient parvenus à défendre envers et contre
toutes les agressions symboliques, dont celles de l'école intégratrice, redouble les effets de la mise en
question qui le provoque : la crise des "valeurs paysannes" qui trouve dans l’anarchie des échanges du
marché matrimonial l'occasion de s'exprimer redouble la crise de la valeur du paysan, de ses biens, de
ses produits, et de tout son être, sur le marché des biens matériels et symboliques. La défaite intérieure,
ressentie à l'échelle individuelle, qui est au principe de ces trahisons isolées, accomplies à la faveur de
la solitude anonyme du marché, aboutit à ce résultat collectif et non voulu, la fuite des femmes et le
célibat des hommes.
C'est le même mécanisme qui est au principe de la conversion de l'attitude des paysans à l'égard
du système d'enseignement, instrument principal de la domination symbolique du inonde citadin. Parce
que l'Ecole apparaît comme seule capable d'enseigner les aptitudes que le marché économique et le
marché symbolique exigent avec une urgence sans cesse accrue, comme la manipulation de la langue
française ou la maîtrise du calcul économique, la résistance jusque-là opposée à la scolarisation et aux

256
valeurs scolaires s'évanouit39. La soumission aux valeurs de l'école renforce et accélère le reniement des
valeurs traditionnelles qu'elle suppose. Par là, l'école remplit sa fonction d'instrument de domination
symbolique, contribuant à la conquête d'un nouveau marché pour les produits symboliques citadins :
lors même en effet qu'elle ne parvient pas à donner les moyens de s'approprier la culture dominante, elle
peut au moins inculquer la reconnaissance de la légitimité de cette culture et de ceux qui détiennent les
moyens de se l'approprier.

La corrélation qui unit les taux de scolarisation et les taux de célibat des agriculteurs (agrégés
au niveau de la région) ne doit pas être lue comme une relation causale. Ce serait oublier que les deux
termes de la relation sont le produit du même principe, même si l'éducation peut contribuer à son tour à
renforcer l'efficacité des mécanismes qui produisent le célibat des hommes. L'unification des marchés
économique et symbolique (dont la généralisation du recours au système d'enseignement est un aspect)
tend, on l'a vu, à transformer le système de référence par rapport auquel les paysans situent leur position
dans la structure sociale ; un des facteurs de la démoralisation paysanne, qui s'exprime aussi bien dans
la scolarisation des enfants que dans l'émigration ou dans l'abandon des langues locales, réside dans
l'effondrement de l'écran des relations sociales à base locale qui contribuait à leur masquer la vérité de
leur position dans l'espace social : le paysan appréhende sa condition par comparaison avec celle du
petit fonctionnaire ou de l'ouvrier. La comparaison n'est plus abstraite et imaginaire, comme autrefois.
Elle s'opère dans les confrontations concrètes au sein même de la famille, avec les émigrés et surtout,
peut-être, dans les relations de concurrence réelle dans lesquelles les paysans se trouvent mesurés aux
non-paysans, à l'occasion du mariage. En accordant pratiquement la préférence aux citadins, les femmes
rappellent les critères dominants de la hiérarchisation sociale. A cette aune, les produits de l'éducation
paysanne, et en particulier les manières paysannes de se tenir avec les femmes, n'ont que peu de prix :
le paysan devient "paysan", au sens que l'injure citadine donne à cet adjectif. Selon la logique du racisme
qui s'observe aussi entre les classes, le paysan est sans cesse obligé de compter dans sa pratique avec la
représentation de lui-même que les citadins lui renvoient ; et il reconnaît encore dans les démentis qu'il
lui oppose la dévaluation que le citadin lui fait subir.

On voit immédiatement l'accélération que le système d'enseignement peut apporter au processus


circulaire de dévaluation. En premier lieu, il ne fait pas de doute qu'il détient par soi un pouvoir de
détournement qui peut suffire à triompher des stratégies de renforcement par lesquelles les familles
visent à faire porter les investissements des enfants sur la terre plutôt que sur l'école - lorsque l'école
elle-même n'a pas suffi à les décourager par ses sanctions négatives. Cet effet de déculturation s'exerce

39
La baisse progressive du cours des langues vernaculaires sur le marché des échanges symboliques n'est qu'un
cas particulier de la dévaluation qui affecte tous les produits de l'éducation paysanne : l'unification de ce marché a
été fatale à tous ces produits, manières, objets, vêtements, rejetés dans l'ordre du vieillot et du vulgaire ou
artificiellement conservés par les érudits locaux, à l'état fossilisé de folklore. Les paysans entrent dans les musées
des arts et traditions populaires, ou dans ces sortes de réserves de culs-terreux empaillés que sont les écomusées,
au moment où ils sortent de la réalité de l'action historique.

257
moins par la vertu du message pédagogique lui-même que par l'intermédiaire de l'expérience des études
et de la condition de quasi-étudiant. La prolongation de la scolarité obligatoire et l'allongement de la
durée des études placent en effet les enfants d'agriculteurs en situation de "collégiens", voire
d'"étudiants", coupés de la société paysanne par tout leur style de vie et, en particulier, par leurs rythmes
temporels 40 . Cette nouvelle expérience tend à déréaliser pratiquement les valeurs transmises par la
famille et à tourner les investissements affectifs et économiques non plus vers la reproduction de la
lignée mais vers la reproduction par l'individu singulier de la position occupée par la lignée dans la
structure sociale. Ici encore, c'est surtout par l'intermédiaire de l'action qu'elle exerce sur les filles que
l'école atteint les fils d'agriculteurs destinés à reproduire la famille et la propriété paysanne : l'action de
déculturation trouve un terrain particulièrement favorable chez les filles dont les aspirations tendent
toujours à s'organiser en fonction du mariage et qui sont de ce fait plus attentives et plus sensibles aux
modes et aux manières urbaines et à l'ensemble des marqueurs sociaux définissant la valeur des
partenaires potentiels sur le marché des biens symboliques, donc plus portées à retenir au moins de
l'enseignement scolaire les signes extérieurs de la civilité citadine. Et il est significatif que, comme si,
une fois encore, ils se faisaient les complices de leur destin objectif, les paysans scolarisent plus et plus
longtemps leurs filles.

Outre qu'ils ont pour effet de couper les agriculteurs de leurs moyens de reproduction biologique
et sociale, ces mécanismes tendent à favoriser l'apparition, dans la conscience des paysans, d'une image
catastrophique de leur avenir collectif. Et la prophétie technocratique qui annonce la disparition des
paysans ne peut que renforcer cette représentation en conférant sens et cohérence aux multiples indices
parcellaires que leur livre l'expérience quotidienne. L'effet de démoralisation qu'exerce une
représentation pessimiste de l'avenir de la classe contribue au déclin de la classe qui le détermine. Il
s'ensuit que la concurrence économique et politique entre les classes s'opère aussi par l'intermédiaire de
la manipulation symbolique de l'avenir : la prévision, cette forme rationnelle de la prophétie, est propre
à favoriser l'avènement de l'avenir qu'elle prophétise. Il ne fait pas de doute que l'information
économique, lorsqu'elle se contente de porter au jour et de divulguer largement, jusqu'aux "intéressés"
eux-mêmes, les lois de l'économie de marché qui condamnent les petits agriculteurs, les petits artisans
et les petits commerçants, contribue, par l'effet de la dialectique de l'objectif et du subjectif, à
l'accomplissement des phénomènes qu'elle décrit. La démoralisation n'est jamais autre chose qu'une
forme particulière de self-fulfilling prophecy. La paysannerie représente un cas-limite et, à ce titre,

40
Plus les enfants d'agriculteurs sont restés dans le système d'enseignement, plus ils ont de chances de quitter
l'exploitation agricole. Parmi les enfants d'agriculteurs, ceux qui ont suivi l'enseignement technique ou général,
secondaire ou supérieur, sont les plus enclins à se détourner de l'agriculture par opposition à ceux qui n'ont reçu
qu'une formation primaire ou un enseignement agricole. Outre qu'ils ont été préparés explicitement ou
implicitement à exercer un métier non agricole ou à vivre dans le milieu urbain, ils subissent un manque à gagner
d'autant plus important en entrant dans l'agriculture que certains seuils de surface d'exploitation et de capital ne
sont pas atteints. Enfin, ils sont les plus aptes à avoir une bonne connaissance de l'offre d'emplois non agricoles et
à se déplacer vers les tones où les perspectives de revenus sont les plus fortes (…)

258
particulièrement significatif, de la relation entre les déterminismes objectifs et l'anticipation de leurs
effets. C'est parce qu'ils ont intériorisé leur avenir objectif, et la représentation que s'en font les
dominants, qui ont le pouvoir de contribuer à le faire par leurs décisions, que les paysans ont des actions
qui tendent à menacer leur reproduction.

L'enjeu du conflit sur les représentations de l'avenir n'est autre que l'attitude des classes en déclin
face à ce déclin : soit la démoralisation, qui conduit à la débandade, comme sommation de fuites
individuelles, soit la mobilisation, qui conduit à la recherche collective d'une solution collective de la
crise. Ce qui peut faire la différence, c'est fondamentalement la possession des instruments symboliques
permettant au groupe de se donner la maîtrise de la crise et de s'organiser en vue de lui opposer une
riposte collective, au lieu de fuir la dégradation, réelle ou redoutée, dans le ressentiment réactionnaire
et la représentation de l'histoire comme complot41.

(…)

Ayant assez dit en quelle suspicion il faut tenir la sociologie spontanée et étant plus que jamais
porté à récuser toutes les formes de "bavardage quotidien" sur le quotidien qui ont de nouveau cours
aujourd'hui, au terme d'un cycle de la mode intellectuelle, je me sens en droit de rappeler que les
désespoirs ou les indignations des premiers intéressés désignent souvent des problèmes que la recherche,
bien souvent, ignore ou esquive. C'est le cas du célibat des héritiers qui, autour des années 1960, à un
moment où certain discours populiste chantait l'émergence d'une nouvelle élite paysanne, semblait
concentrer toute l'angoisse des familles rurales. De fait, si l'on accepte la théorie selon laquelle la
reproduction biologique de la famille agricole fait partie des conditions du fonctionnement de
l'entreprise agricole en sa forme traditionnelle, on comprend que la crise qui affecte l'institution
matrimoniale, clé de voûte de tout le système des stratégies de reproduction, menace l'existence même
de la "maison" paysanne, cette unité indissociable d'un patrimoine et d'une maisonnée : nombre des

41
De manière générale, l'aliénation économique qui conduit à la violence réactionnaire de la révolte conservatrice
est en même temps une aliénation logico- politique : les agents en déclin se tournent vers le racisme ou, plus
généralement, vers la fausse concrétisation qui place dans un groupe traité en bouc émissaire (juifs, jésuites, francs-
maçons, communistes, etc.) le principe de leurs difficultés actuelles et potentielles, parce qu'ils ne disposent pas
des schemes d'explication qui leur permettraient de comprendre la situation et de se mobiliser collectivement pour
la modifier, au lieu de se réfugier dans la panique des subterfuges individuels. Dans le cas particulier, il est certain
que la revendication régionaliste ou nationaliste constitue une riposte spécifique et sensée à la domination
symbolique résultant de l'unification du marché : ceci contre les différentes formes d'économisme qui, au nom
d'une définition restreinte de l'économie et de la rationalité et faute de comprendre comme telle l'économie des
biens symboliques, réduisent les revendications proprement symboliques, qui sont toujours plus ou moins
confusément engagées dans les mouvements linguistiques, régionalistes, ou nationalistes, à l'absurdité de la
passion ou du sentiment (cf. par exemple cette déclaration typique de Raymond Cartier dans Paris-Match du 21
août 1971 à propos des revendications des catholiques irlandais : "Rien n'est plus absurde, le départ des uns ou des
autres signifiera un désastre économique. Mais ce n'est pas l'intérêt, hélas ! qui mène le monde, le monde est mené
par la passion."). En fait, ce qui est absurde, et qui jette les trois quarts des conduites humaines dans l'absurdité,
c'est la distinction classique entre les passions et les intérêts, qui fait oublier l'existence d'intérêts symboliques tout
à fait tangibles et propres à fonder en raison (symbolique) des conduites en apparence aussi parfaitement
"passionnelles" que les luttes linguistiques, certaines revendications féministes (comme le jeu avec he or she du
nouveau discours universitaire anglo-saxon) ou certaines formes de revendications régionalistes.

259
moyens propriétaires qui, selon les statistiques nationales, ont été les grands bénéficiaires de la légère
concentration des terres rendue possible par le dépérissement des petites propriétés et qui se sont montrés
les plus modernistes, tant sur le plan technique que sur le terrain des associations ou des syndicats, ont
été touchés par le célibat : en laissant tant de terres sans héritiers, le célibat des aînés a réalisé ce que les
seuls effets de la domination économique et de la dégradation, au moins relative, des revenus agricoles,
n'auraient pu réussir.

Si, après avoir lu ces analyses, on est convaincu que la domination symbolique qui s'exerce à la
faveur de l'unification du marché matrimonial a joué un rôle déterminant dans la crise spécifique de la
reproduction de la famille paysanne, on doit reconnaître que l'attention portée à la dimension symbolique
des pratiques, loin de représenter une fuite idéaliste (…), et pas seulement en ce cas, d'une véritable
compréhension (…) des phénomènes de domination. Mais l'opposition entre l'infrastructure et la
superstructure ou entre l'économique et le symbolique n'est que la plus grossière des oppositions qui, en
enfermant la pensée des pouvoirs dans des alternatives fictives, contrainte ou soumission volontaire,
manipulation centraliste ou automystification spontanéiste, empêchent de comprendre complètement la
logique infiniment subtile de la violence symbolique qui s'instaure dans la relation obscure à elle-même
entre les corps socialisés et les jeux sociaux dans lesquels ils sont engagés.

Pierre Bourdieu, « Une classe objet », Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 17-
18, novembre 1977, p. 2-5.

S'il y a une vérité, c'est que la vérité du monde social est un enjeu de luttes : parce que
le monde social est, pour une part, représentation et volonté ; parce que la représentation que
les groupes se font d'eux-mêmes et des autres groupes contribue pour une part importante à
faire ce que sont les groupes et ce qu'ils font. La représentation du monde social n'est pas un
donné ou, ce qui revient au même, un enregistrement, un reflet, mais le produit d'innombrables
actions de construction qui sont toujours déjà faites et toujours à refaire. Elle est déposée dans
les mots communs, termes performatifs qui font le sens du monde social autant qu'ils
l'enregistrent, mots d'ordre qui contribuent à produire l'ordre social en informant la pensée de
ce monde et en produisant les groupes qu'ils désignent et qu'ils mobilisent. Bref, la construction
sociale de la réalité sociale s'accomplit dans et par les innombrables actes de construction
antagonistes que les agents opèrent, à chaque moment, dans leurs luttes individuelles ou
collectives, spontanées ou organisées, pour imposer la représentation du monde social la plus
conforme à leurs intérêts ; luttes bien sûr très inégales puisque les agents ont une maîtrise très
variable des instruments de production de la représentation du monde social (et, plus encore,

260
des instruments de production de ces instruments) et du fait aussi que les instruments qui
s'offrent immédiatement à eux tout préparés, et en particulier le langage ordinaire et les mots
de sens commun sont, par la philosophie sociale qu'ils véhiculent à l'état implicite, très
inégalement favorables à leurs intérêts selon la position qu'ils occupent dans la structure sociale.

(…)

Dominées jusque dans la production de leur image du monde social et par conséquent
de leur identité sociale, les classes dominées ne parlent pas, elles sont parlées. Les dominants,
ont entre autres privilèges, celui de contrôler leur propre objectivation et la production de leur
propre image : non seulement en ce qu'ils détiennent un pouvoir plus ou moins absolu sur ceux
qui contribuent directement à ce travail d 'objectivation (peintres, écrivains, journalistes, etc.) ;
mais aussi en ce qu'ils ont les moyens de préfigurer leur propre objectivation par tout un travail
de représentation, comme on disait autrefois, c'est-à-dire par une théâtralisation et une
esthétisation de leur personne et de leur conduite qui visent à manifester leur condition sociale
et surtout à en imposer la représentation. Bref, le dominant est celui qui parvient à imposer les
normes de sa propre perception, à être perçu comme il se perçoit, à s'approprier sa propre
objectivation en réduisant sa vérité objective à son intention subjective. Au contraire, une des
dimensions fondamentales de l'aliénation réside dans le fait que les dominés doivent compter
avec une vérité objective de leur classe qu'ils n'ont pas faite, avec cette classe-pour-autrui qui
s'impose à eux comme une essence, un destin, fatum, c'est-à-dire avec la force de ce qui est dit
avec autorité : sans cesse invités à prendre sur eux-mêmes le point de vue des autres, à porter
sur eux-mêmes un regard et un jugement d'étrangers, ils sont toujours exposés à devenir
étrangers à eux-mêmes, à cesser d'être les sujets du jugement qu'ils portent sur eux-mêmes, le
centre de perspective de la vue qu'ils prennent d'eux-mêmes. Entre tous les groupes dominés,
la classe paysanne, sans doute parce qu'elle ne s'est jamais donné ou qu'on ne lui a jamais donné
le contrediscours capable de la constituer en sujet de sa propre vérité, est l'exemple par
excellence de la classe objet, contrainte de former sa propre subjectivité à partir de son
objectivation (et très proche en cela des victimes du racisme). De ces membres d'une classe
dépossédée du pouvoir de définir sa propre identité, on ne peut même pas dire qu'ils sont ce
qu'ils sont puisque le mot le plus ordinaire pour les désigner peut fonctionner, à leurs yeux
mêmes, comme une injure -le recours à l'euphémisme, agriculteur, propriétaire terrien, en
témoigne. Affrontés à une objectivation qui leur annonce ce qu'ils sont ou ce qu'ils ont à être,
ils n'ont d'autre choix que de reprendre à leur compte la définition (dans sa version la moins

261
défavorable) qui leur est imposée ou de se définir en opposition contre elle : il est significatif
que la représentation dominante soit présente au sein même du discours dominé, dans la langue
même avec laquelle il se parle et se pense, le «bouseux» , le «cul terreux» , le «péquenot», le
«plouc», le «péouze» qui parle avec un «accent du terroir» a son correspondant à peu près exact
(en béarnais) dans le paysanas empaysanit, le gros paysan empaysanné, dont on raille les efforts
pour parler le français en l'écorchant (franc imande ja) et à qui sa lourdeur, sa maladresse, son
ignorance, son inadaptation au monde citadin valent d'être le héros favori des histoires drôles
les plus typiquement paysannes.
La formation d'une identité foncièrement hétéronome, réactionnelle, donc parfois
réactionnaire, est d'autant plus difficile que les images avec lesquelles elle doit compter sont
elles-mêmes contradictoires comme les fonctions auxquelles ceux qui les produisent les font
servir. Il est certain que l'on ne pense à peu près jamais les paysans en eux-mêmes et pour eux-
mêmes, et que les discours mêmes qui exaltent leurs vertus ou celles de la campagne ne sont
jamais qu'une manière euphémisée ou détournée de parler des vices des ouvriers et de la ville.
Simple prétexte à préjugés favorables ou défavorables, le paysan est l'objet d'attentes par
définition contradictoires puisqu'il ne doit d'exister dans le discours qu'aux conflits qui se
règlent à son propos. Ainsi, aujourd'hui, les différents secteurs du champ de production
idéologique lui proposent au même moment les images de lui-même les plus incompatibles.
Paradoxe particulièrement éclatant dans l'ordre de la culture et surtout de la langue où certaines
fractions des intellectuels, portés par la logique de leurs intérêts spécifiques, leur demandent
par exemple de retourner à leurs langues vernaculaires au moment où les exigences tacites des
marchés économique, matrimonial et scolaire leur imposent, plus brutalement que jamais, de
les abandonner. Mais peut-être la contradiction est-elle plus apparente que réelle, les divisions
les plus irréductibles subjectivement pouvant s'organiser objectivement en une division du
travail de domination : la folklorisation, qui met la paysannerie au musée et qui convertit les
derniers paysans en gardiens d'une nature transformée en paysage pour citadins, est
l'accompagnement nécessaire de la dépossession et de l'expulsion. Ce sont en effet les lois du
profit différentiel, la forme fondamentale du profit de distinction, qui assignent aux paysans
leurs réserves, où ils auront tout le loisir de danser et de chanter leurs bourrées et leurs gavottes,
pour la plus grande satisfaction des ethnologues et des touristes citadins, aussi longtemps que
leur existence sera économiquement et symboliquement rentable.
On comprend qu'il est sans doute peu de groupes qui entretiennent des relations moins
simples avec leur propre identité, qui soient plus condamnés en un mot à l'«inauthenticité» que
ces «simples» en qui toutes les traditions conservatrices cherchent le modèle de l'existence

262
«authentique». Ce n'est pas d'aujourd'hui que les paysans, sans cesse affrontés à la domination
inséparablement économique et symbolique de la bourgeoisie urbaine n'ont pas d'autre choix
que de jouer, pour les citadins et aussi pour eux-mêmes, l'une ou l'autre des figures du paysan,
celle du paysan respectueux qui fait dans le populisme populaire, parlant de sa terre, de sa
maison et de ses bêtes avec des accents de rédaction d'école primaire, ou celle du paysan (…)
qui pense écologiquement, qui sait prendre son temps et cultiver le silence et qui étonne les
résidents secondaires par sa profonde sagesse, venue on ne sait d'où, ou encore celle du paysan
empaysanné qui assume, non sans un soupçon d'ironie et de mépris, le rôle du «simple», du
«cul terreux », du bon sauvage ou même celle du braconnier, parfois un peu sorcier, qui épate
autant les citadins par son habileté à découvrir les champignons ou à tendre des lacets que par
ses talents de rebouteux ou ses croyances d'un autre âge.
Et la constitution de l'identité collective pose aux paysans (et à la science sociale) des
problèmes qui ne sont pas plus simples que ceux de l'identité individuelle. On sait l'histoire
exemplaire de ces paysans du Bocage qui, porteurs des revendications les plus radicales en
1789, fournirent quelques années plus tard ses partisans les plus acharnés à la Contre-
Révolution (…). Obligés de se constituer contre, d'abord contre le clergé et ses propriétés,
ensuite contre la bourgeoisie urbaine, grande accapareuse de terres et de révolutions, les
paysans (auxquels il faut ajouter les fractions du monde rural qui en représentent en quelque
sorte la limite, comme les travailleurs des forêts, antithèse absolue des habitants du bourg),
paraissent voués à ces combats d'arrière-garde contre les révolutions qu'ils ont parfois servies,
parce que la forme spécifique de la domination qu'ils subissent fait qu'ils sont dépossédés aussi
des moyens de s'approprier le sens et les profits de leur révolte : sans prétendre y voir des
invariants d'une condition paysanne dont seule la cécité citadine ignore l'immense diversité, il
reste que l'étroitesse du champ des rapports sociaux, qui, en favorisant la fausse
contextualisation, oriente souvent à tort la révolte, la fermeture de l'horizon culturel, l'ignorance
de toutes les formes d'organisation et de discipline collective, les exigences de la lutte
individuelle contre la nature et de la concurrence pour la possession du sol, et tant d'autres traits
de leurs conditions d'existence prédisposent les paysans à cette sorte d’individualisme
anarchiste qui leur interdit de se penser eux-mêmes comme membres d'une classe capable de
se mobiliser en vue d'imposer une transformation systématique des rapports sociaux. C'est
pourquoi, même quand ils jouent leur rôle de force de révolution, comme dans tant de
révolutions récentes, ils ont toutes les chances d'apparaître, tôt ou tard, comme réactionnaires,
faute d'avoir pu s'imposer comme force révolutionnaire.

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