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L’illusion authentique.

Le patrimoine culturel immatériel de l’humanité

Ahmed Skounti, enseignant chercheur, Institut National des


Sciences de l’Archéologie et du Patrimoine, Maroc
Expert consultant en patrimoine culturel

MedLIHER, UNESCO, Paris, 25-26 mai 2009


Le patrimoine n’existe pas
 Le patrimoine existe seulement
à partir du moment où des
individus, des groupes, des
communautés en viennent à
décider qu’il existe;
 Lowenthal (Possessed by the
Past, 1996): « Suddenly,
cultural heritage is
everywhere »;
 Regina Bendix (Heritage
between economy and politics,
in Intangible Heritage, 2008):
« Cultural heritage doesn’t
exist, it is made ».
Le patrimoine comme
construction
 C’est en prenant conscience
de la construction consciente
du patrimoine que nous
serions mieux en mesure de
le sauvegarder et non en
campant sur la position
morale d’une identité
essentielle intemporelle qu’il
faudrait perpétuer par la
sauvegarde de ses témoins L’Ahellil de Gourara, Algérie
tangibles et intangibles.
Le patrimoine: pourquoi et comment
c’est une construction?
La patrimonialisation:
les temps incertains
 Temps incertains depuis le XXe
siècle, tournant majeur dans
l’histoire de l’humanité;
 Démographie galopante sans
précédent, contacts à grande
échelle de toutes sortes entre
sociétés et exploitation effrénée
et consumériste des
ressources;
 C’est au moment où tout ou
presque s’écroule alentour que
les humains, paniqués,
recherchent des repères, des
bornes pour amarrer leur
destin.
La patrimonialisation: pourquoi
et comment?

 De là naît la production du
patrimoine, qu’il s’agisse de
sites, d’objets, de pratiques ou
d’idées ; production qui peut
parfaitement être assimilée à
une « invention de la
tradition » (Hobsbawm &
Ranger 1983);
 Mais à la différence de la
« tradition », « le patrimoine
est une tradition consciente
d’elle-même » (James Clifford Espace du Yaaral et du Degal, Mali
2007).
La patrimonialisation suppose le
sacrifice
 La production du PCI
passe nécessairement
par le sacrifice de
quelque chose de ce
qui fait les faits
culturels devenus ainsi
patrimoines ;
 ils ne sont et ne
peuvent plus être les
mêmes ; ils
deviennent autres, y
compris et surtout
pour ceux qui les Carnaval de Barranquilla, Colombie
détiennent et les
performent.
Enjeux de la construction du PCI

 Enjeux économiques: création d’entreprises et d’emplois,


investissements, tourisme, devises, etc.;
 Enjeux politiques: le PCI est mis à contribution lors des
élections, attisant une compétition entre groupes et
individus pour l’occupation de parcelles de pouvoir
équivalentes au poids économique réel ou supposé des
uns et des autres;
 Enjeux sociaux: la recherche par ces mêmes groupes et
individus de prestige social, de ‘notabilisation’ et de
capital symbolique tout ensemble;
 Enjeux culturels: l’affirmation d’une identité conçue
comme enracinée, forte, homogène et immuable.
PC et PCI:
convergences et divergences I
 Territoire et déterritorialisation:
 Le PC est lié à un territoire bien identifié, au
propre comme au figuré, surtout un patrimoine
immobilier ;
 Le PCI peut être lié au territoire qui l’a produit,
uniquement au figuré: la localité d’origine est
une dimension du PCI mais il peut se produire
ailleurs, sous d’autres cieux, surtout aujourd’hui
dans le monde complexe où nous vivons et au
regard des réseaux translocaux qui unissent
désormais les communautés à travers la planète
(Arjun Appadurai, 1996).
PC et PCI:
convergences et divergences II
 La déterritorialisation est
parfois salutaire pour
certaines formes de PCI:
elle leur permet de survivre
en se projetant au-delà du
territoire d’origine;
 En renonçant en partie à
son enracinement
territorial, il se fait pousser
des ailes de notoriété, de
reconnaissance et de Théâtre Kabuki, Japon
continuité (cas du conte ;
cas de l’inscription sur les
listes).
Abandon puis reconnaissance

 D’abord abandonnés à leur


sort, se transformant ou
disparaissant, aujourd’hui,
ils font parfois l’objet d’une
grande sollicitude;
 Les acteurs individuels ou
institutionnels engagés dans
ce travail d’identification et
de reconnaissance ont
Le mystère d’Elche, Espagne
l’intime conviction qu’ils
contribuent à préserver tels
quels les faits culturels
vivants ou en cours de
disparition.
De l’authenticité du PCI

 La survie des éléments du PCI est tributaire


du sacrifice de quelque chose de ce qui fait
leur « authenticité » supposée;
 Le fait de les considérer comme un
patrimoine introduit en leur sein une
dimension nouvelle jusque-là
insoupçonnée;
 Les acteurs ont ainsi la conviction qu’ils
sont « authentiques », fidèles à eux-
mêmes, se reproduisant comme ils l’ont
toujours fait, hors du temps.
De l’illusion authentique

 Mais, ce n’est là qu’une


« illusion authentique »,
pourtant nécessaire : elle
est même à la base de tout
processus de
patrimonialisation;
 La croyance en
« l’authenticité » de
l’élément du patrimoine
culturel immatériel, son
enracinement dans un
Espace du Yaaral et du Degal, Mali
temps immémorial, son
immuabilité, justifient et
renforcent l’engagement et
l’action des acteurs.
De l’immatérialité I
 Il n'y a pas un mais des patrimoines
culturels immatériels;
 Il y a un éventail large de patrimoines
immatériels: cela va de la dimension
immatérielle d'un patrimoine matériel
(site, monument, objet) à l'élément le
plus intangible (conte, poème, chanson,
note musicale, prière, odeur, parfum,
etc.);
 Encore que « l'immatérialité pure » est
une fiction : l'immatériel, en effet,
existe-t-il?
 Il y’a à l'évidence une dimension
matérielle dans tout élément de
patrimoine immatériel: le cerveau et le
corps humains qui le détiennent, le livre
qui en garde une trace, le support audio
ou audiovisuel qui en préserve le son ou
le son et l'image;
De l’immatérialité II
 Sans cette dimension
matérielle, l'élément ne
saurait être partagé, ne
saurait exister;
 Pour en prendre à la fois
connaissance et conscience,
nous avons besoin, en tant
qu'êtres humains, de cette
dimension matérielle;
 Nous avons besoin de le
situer par un de nos sens: la
vue, l'ouïe, l'odorat, le goût,
le toucher, selon son degré de
matérialité ou d'immatérialité.
De la fragilité du PCI
 Le patrimoine culturel immatériel est à la fois fragile
et résistant;
 Contrairement au patrimoine matériel qui peut être
détruit en un rien de temps (les Bouddhas de
Bamiyan en Afghanistan, par exemple), le patrimoine
immatériel survit plus longtemps;
 En cela sa longévité dépasse de loin celle des
individus qui le portent, ses supports;
 Même dans la longue durée, il ne disparaît pas tout à
fait ni purement et simplement : il se transforme,
s'adapte, se cache (parfois pour mieux rebondir), se
rétrécit ou se dilate selon les circonstances, éparpille
les micro-éléments qui le composent dans les corps
des nouveaux traits culturels qui arrivent, etc.
De la transcendance du PCI

 Les trois caractéristiques de la culture définies par M.J. Herskovits:


universelle, dynamique, transcendante;
 La transcendance des éléments du patrimoine immatériel par rapport
aux individus leur permet d'avoir une longévité plus grande;
 Ils passent d'une génération à l'autre ;
 La transmission d'individu à individu est conçue comme quasiment
symétrique à la transmission des gènes. Elle est même parfois assimilée
à celle-ci: le meilleur enfant que l'on puisse avoir est celui qui nous
ressemble en tous points, y compris dans ce que nous maîtrisons le plus,
notre savoir ou savoir-faire;
 Mais cette sublimation du même sait aussi fabriquer du différent aux
moments des grandes transitions culturelles: l'artisan dira à son fils tout
l'intérêt qu'il a à suivre une scolarité à la fois en rupture avec le mode de
transmission du père, avec le savoir transmis et très sûrement avec son
métier;
 Rupture dans la continuité ou continuité dans la rupture, c'est aussi l'une
des modalités d'adaptation, de survie ou de disparition volontaire ou
involontaire du patrimoine immatériel.
Le temps patrimonial I

 Le PCI semble le même sans jamais l'être


tout à fait à deux moments, même très
rapprochés, de son histoire : il est
changeant, fluide, n'est jamais performé
de la même manière.
 Il est à la fois semblable à lui-même et
différent de lui-même. Et c'est cela qui
fait son essence, son unité, sa spécificité.
 Sa « récréation » permanente (pour
reprendre un terme utilisé par la
Convention de 2003, art.2), son
inscription différenciée dans la culture du
groupe ou de la société, ayant diverses
significations pour chacun et tous, font
qu'il est réfractaire à une notion
d'authenticité conçue comme
enracinement, fidélité, fixité.
Le temps patrimonial II
 Lorsqu’il s’agit, aujourd’hui, de le fixer sur un
support matériel (iconographique, textuel,
audiovisuel, numérique), on n’en garde qu’une
copie à un temps T, car nous ne pouvons
deviner les formes qu’il a prises ni présager de
celles qu’il prendra au fil du temps;
 Et ces différents visages de l’œuvre, passés et
futurs, nous échapperont peut-être à jamais.
Mieux encore, nous verrions bien l’œuvre, mais
nous ne connaîtrions peut-être jamais le
processus de création, notamment d’une
œuvre collective comme c’est souvent le cas
dans les communautés traditionnelles.
Le PCI et l’impossible cadre normatif

 La difficulté d’identification, de
reconnaissance et de promotion du PCI n’a
pas empêché les États et l’UNESCO d’agir;
 Trois moments, trois notions:
 Une recommandation en 1989;
 Un programme de chefs-d'œuvre en 1999;
 Une convention en 2003.
La Recommandation de 1989
 Difficulté d’identification du patrimoine
culturel immatériel même du temps de
l’adoption de la Convention du patrimoine
mondial (1972);
 Après plusieurs années: Recommandation
pour la sauvegarde de la culture
traditionnelle et populaire;
 Un nom daté : ‘culture traditionnelle et
populaire’
 Caractère non contraignant pour les États;
 Peu de résultats concrets.
Le programme des Chefs-d’oeuvre

 Une résolution proposée quelques pays est


faite à la Conférence générale de l’UNESCO
suite à une réunion d’experts en 1997 à
Marrakech;
 Le Conseil Exécutif de l’UNESCO décide en
1999 de créer le programme des COPOIH;
 Proclamations en 2001, 2003 et 2005 de 90
chefs-d’œuvre;
 Lacunes du programme:
 Non contraignant pour les États;
 Notion controversée de « chef-d’œuvre ».
La Convention
 Ses mérites:

 le caractère de convention en fait un instrument


contraignant pour les États membres appelés à le ratifier ;
 l’abandon de la notion controversée de « chef-d’œuvre » au
profit de celle plus neutre de « patrimoine culturel
immatériel » ;
 Le caractère central de la sauvegarde : ordre des listes (la
liste de sauvegarde urgente avant la liste représentative);
 l’établissement d’inventaires nationaux comme base de la
constitution d’une liste du patrimoine culturel immatériel ;
 L’implication et la participation des communautés, des
groupes et des individus dans la mise en œuvre;
 la mise en place d’un financement par l’UNESCO pour la
mise en œuvre de la convention.
Les listes

 Un débat houleux sur la pertinence du principe de la liste


( la Convention de 1972 n’est jamais loin!);
 Deux listes (dans l’ordre de priorité):
 La liste du PCI nécessitant une sauvegarde
urgente;
 La Liste représentative du PCI.
 Des critères pour chacune des listes (Directives
opérationnelles) ;
 Le Comité du PCI fait confiance aux États de choisir les
éléments qui illustrent le mieux leur héritage intangible,
en collaboration étroite avec les communautés.
Que conclure?
 En matière de PCI, il faudra désormais
compter avec l’action normative et
d’expertise de l’UNESCO;
 Elle s’inscrit dans le processus de
globalisation, de patrimonialisation,
l’alimente et parfois le déclenche;
 Mais cela ne dissipe pas pour autant les
appréhensions bien réelles des individus,
des communautés et des États face à
l’intangible;
Que conclure?
 Les difficultés socio-économiques et les
changements culturels, auxquels les
communautés et les groupes font face,
exacerbent un malaise souterrain, confus et
angoissant à la fois.
 Ce détachement progressif de ce que l’on
considérait jusque-là comme étant son
identité propre devient lui-même
motivation pour une quête de soi;
 Une quête, certes toujours inachevée, mais
qui alimente de nouveaux espoirs, parfois
de nouvelles illusions;
Que conclure?
 Ce qui dans la culture (au sens anthropologique)
demandait à être investi de nouvelles fonctions, sous
peine de disparaître, est alors perçu comme un
patrimoine culturel digne d’être sauvegardé;
 En agissant ainsi, les acteurs, quels qu’ils soient,
s’inscrivent dans un temps patrimonial qui nourrit une
compétition rude aux enjeux multiples;
 L’illusion authentique provient du fait qu’ils sont
convaincus de s’approprier tout en la prolongeant
l’œuvre des ancêtres alors qu’en réalité l’enjeu est
moins le passé que le présent et surtout le futur.
Pour en savoir plus ….

Laurajane Smith & Natsuko Akagawa,


éd., Intangible Heritage, London,
Routledge, 2008.
Merci

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