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Études rurales
177 | 2006
Territoire rural : pratiques et représentations

L'histoire des zones humides


État des lieux

Jean-Michel Derex

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/etudesrurales/8321
DOI : 10.4000/etudesrurales.8321
ISSN : 1777-537X

Éditeur
Éditions de l’EHESS

Édition imprimée
Date de publication : 15 novembre 2006
Pagination : 167-178

Référence électronique
Jean-Michel Derex, « L'histoire des zones humides », Études rurales [En ligne], 177 | 2006, mis en ligne
le 01 janvier 2005, consulté le 02 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/etudesrurales/8321
; DOI : 10.4000/etudesrurales.8321

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Cet article est disponible en ligne à l’adresse :
http:/ / www.cairn.info/ article.php?ID_ REVUE=ETRU&ID_ NUMPUBLIE=ETRU_ 177&ID_ ARTICLE=ETRU_ 177_ 0 167

L'hist oire des zones humides. Ét at des lieux

par Jean-Michel DEREX

| Edit ions de l’ EHESS | Ét udes r ur al es

2006/ 01 - 177
ISSN 0014-2182 | pages 167 à 178

Pour cit er cet art icle :


— Derex J. -M. , L'hist oire des zones humides. Ét at des lieux, Ét udes r ur al es 2006/ 01, 177, p. 167-178.

Distribution électronique Cairn pour les Editions de l’EHESS.


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L’HISTOIRE DES ZONES Jean-Michel Derex

HUMIDES
ÉTAT DES LIEUX

Des espaces devenus objet d’un vif intérêt


Au-delà de l’engouement superficiel qui se
manifeste à l’égard des milieux humides, l’in-
térêt dont ils font l’objet doit avant tout être
mesuré à l’aune des évolutions économiques,
esthétiques et environnementales importantes.
Il s’agit d’espaces qui couvrent 2 500 000 hec-
tares, soit 4,6 % de la surface de l’Hexagone
[Bernard 1994]3.
De nombreux citadins considèrent les ma-
rais comme la « vraie » nature, une nature
bouillonnante, où la faune et la flore abondent.

E
SPACES DE TRANSITION entre la terre et Le Marais poitevin et la Camargue sont ainsi
l’eau, étapes essentielles au cycle de la devenus, en quelques années, des hauts lieux
vie, les zones humides1 constituent des touristiques, de même que les hortillonnages
lieux de rencontre privilégiés entre l’homme d’Amiens et les parcs ornithologiques du Mar-
et la nature. Elles suscitent aujourd’hui un in- quenterre et du Tech.
térêt croissant tant de la part du grand public Les plans d’eau sont aujourd’hui utilisés
que du milieu scientifique. Pour satisfaire pour l’aménagement des espaces urbains et pé-
cette curiosité relativement récente, un riurbains, et l’esthétique paysagère intègre les
Groupe d’histoire des zones humides s’est zones humides dans des grands projets d’ur-
constitué en 2002 dans le but de parvenir à banisme : le succès des jardins d’eau du châ-
une meilleure connaissance du passé de ces teau de Chaumont-sur-Loire et l’attrait des
espaces. Cette création répondait à la de-
mande de diverses communautés de cher-
cheurs en sciences humaines et sociales, 1. D’après la définition retenue dans la loi sur l’eau de
1992, « on entend par zone humide les terrains exploités
cloisonnés dans leur discipline alors qu’ils tra- ou non, habituellement inondés ou gorgés d’eau douce,
vaillaient sur un même sujet. Ces derniers res- salée ou saumâtre, de façon permanente ou temporaire ;
sentaient le besoin d’une mise en perspective la végétation, quand elle existe, y est dominée par des
pluridisciplinaire qui permette de saisir ce plantes hygrophiles pendant au moins une partie de
phénomène dans toute sa complexité. l’année » (loi 92-3 du 3 janvier 1992, art. 2).
L’objet de cette note n’est pas de pré- 2. Pour connaître les activités du groupe, voir le site
senter le Groupe d’histoire des zones hu- ghzh.fr
mides2 mais plutôt de souligner l’originalité
3. Quatre-vingt-sept zones humides ont été classées
de la démarche et de montrer que l’histoire
« d’importance majeure » par les rédacteurs du « Rapport
des zones humides se situe au cœur du débat d’évaluation des politiques en matière de zones hu-
actuel sur la place de l’homme dans son mides ». Elles font l’objet d’un suivi par l’Observatoire
milieu. national des zones humides.

Études rurales, janvier-juin 2006, 177 : 169-178


Jean-Michel Derex

compositions asiatiques en sont de bons exem- L’historiographie française accuse un vé-


...
170
ples [Sajaloli 1999 : 16]. En cela, les zones ritable retard en la matière [Derex 2002].
humides péri- et intraurbaines relèvent pleine- Dans les pays qui ont une culture de l’eau,
ment d’une nouvelle représentation des rap- les historiens ont davantage travaillé sur les
ports homme-nature [ibid. : 17]. zones humides. Les Fens britanniques ont fait
Les ruraux, quant à eux, considèrent que les l’objet de multiples recherches8. L’histoire
espaces humides contribuent à une certaine qua- des polders et de la conquête de la mer a été
lité de vie. Les mares situées dans les villages, écrite par des Hollandais9. L’histoire de la Vé-
jadis comblées, sont aujourd’hui remises en va- nétie hydrologique, de la plaine du Pô et de
leur. La chasse aux oiseaux d’eau occupe une la Lombardie a aussi donné lieu à des publi-
place telle dans la vie de certains qu’ils sont prêts cations10, de même que les zones maréca-
à se lancer dans des luttes acharnées lorsque les geuses espagnoles11.
institutions européennes remettent en cause ces
pratiques. En témoignent les débats houleux à
propos des marais littoraux et de ceux de la baie
de Somme. Soulignons le rôle des aménageurs 4. En 1919, le directeur du Service de l’hydraulique et
des améliorations agricoles reconnaissait qu’ils avaient
et des collectivités locales pour réhabiliter et par- un rôle d’éponge dans la conservation des sources et dans
fois « mettre en scène » les milieux humides. l’atténuation des crues. Information recueillie lors du
Les scientifiques se sont intéressés à ces Congrès de l’étang et de l’élevage de la carpe.
zones humides dès la fin du XIXe siècle. Cer-
5. Depuis 1970, la communauté scientifique internatio-
tains chercheurs ont montré que les marais nale a démontré que la disparition des zones humides
avaient une fonction essentielle dans la régu- entraînerait des ruptures d’équilibres écologiques tou-
lation des crues4. Mais ce n’est que dans les chant l’alimentation des eaux souterraines, la prévention
années soixante que les naturalistes se sont for- des inondations, la stabilisation du littoral et l’exploita-
tement mobilisés5. Cette mobilisation a dé- tion de la biomasse.
bouché, en 1971, sur la signature de la 6. Cette convention n’a été ratifiée par la France qu’en 1986.
convention de Ramsar ratifiée par 18 pays6. En
France, l’intérêt des milieux universitaires 7. Le comte de Dienne [1891] a effectué un travail mi-
nutieux sur les entreprises de dessèchement à caractère
pour cette question s’est manifesté après 1994
public et semi-public qui ont été réalisées du début du
lorsque le préfet Bernard a eu présenté son XVIIe à la fin du XVIIIe siècle.
« Rapport intergouvernemental sur les zones
humides » et un plan d’action [Bernard 1994]. 8. Nous retiendrons deux études : l’une, britannique, de
H.C. Darby [1973] ; l’autre, française, de S. Heslot [1988].
Clio, les pieds dans l’eau
9. Citons quelques ouvrages : A.A. Beekman [1992] ;
Les historiens n’ont commencé à croiser leurs P. Henderikx [1994] ; G.P. Van de Ven [1994].
expériences que dix ans plus tard. De fait, on
10. Voir F. Menant [1993] et S. Ciriacono [1994].
ne possédait sur ce sujet qu’une synthèse écrite
en 1891 par le comte de Dienne7. 11. Voir G.P. Sarrion [1984] et G. Lemeunier [2004].
Recherche en cours

Comment expliquer ce décalage de l’histo- campagne. Philippe Leveau [1993] a montré


...
171
riographie française ? Des éléments de réponse que les historiens ont surévalué la puissance
se dégagent en observant la situation géogra- romaine dans sa volonté de domination de la
phique de la France par rapport aux autres nature. Ses recherches aux Baux de Provence
pays. Les historiens étrangers ont écrit l’his- démentent ainsi les reconstitutions paysagères
toire des dessèchements qui ont été un succès : élaborées au XIXe siècle à partir d’un paysage
le fait que les zones à bonifier aient été concen- lui-même déjà artificiel. Par ailleurs, à propos
trées en quelques lieux et que ces zones aient du schéma selon lequel les dessèchements ro-
été proches de grands centres urbains a mains auraient été suivis de la « décadence »
contribué à la réussite de ces opérations. du haut Moyen Âge et d’une reconquête des
D’autres facteurs, d’ordre culturel, permet- marais, Giusto Traina [1986 : 711-730] a ob-
tent de comprendre ce décalage. Dans le cadre servé qu’on a trop rapidement établi un lien
de la polyculture, l’histoire rurale s’est bâtie es- entre assèchement et progrès et, à l’inverse,
sentiellement sur la culture dominante, à savoir entre progression des marais et décadence.
celle des céréales ; dans le cadre de la monocul- Enfin, la perception de ces espaces a souffert
ture, l’histoire rurale s’est bâtie sur une culture d’un autre a priori : une terre sèche est une terre
spécialisée : celle de la vigne. La trop grande saine ; il s’ensuit qu’un marais est forcément
attention portée à ces productions a certaine- malsain et nuisible. Depuis le XVIIIe siècle, dans
ment déformé le champ de vision de l’historien. les débats sur les dessèchements, les arguments
Dès lors, on n’a vu dans les espaces humides que « hygiénistes » ont pris une importance telle
des hectares à conquérir pour y cultiver tant bien qu’ils ont masqué des réalités économiques12.
que mal des céréales ; les marais ont été perçus Il existe ainsi un clivage au sein de la commu-
comme des espaces complètement inutiles. nauté des historiens du XIXe siècle entre ceux
Ce retard se double d’un contresens. En pour qui les étangs des Dombes sont dange-
effet, les historiens ont valorisé les espaces for- reux et ceux qui cherchent à prouver le
tement marqués de l’empreinte de l’homme. contraire. Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle
De ce fait, ils ont surestimé le travail des des- que l’on a découvert que la malaria (ou palu-
siccateurs, et en particulier celui des ingénieurs disme) n’était pas imputable au « mauvais air »
dans la lutte séculaire contre le marais. Ce sont (mala aria) mais à des microorganismes qui se
les archéologues – plus exigeants peut-être
dans leur questionnement du sol que les histo-
riens des textes – qui, les premiers, en ont fait 12. Dans un article du Monde (16 janvier 1990), G. Sain-
le constat. Philippe Leveau [1993] remarque à teny, de l’université Paris I, explique que, comme la
cet égard que le drainage du lac Fucin par les friche, « le marais, biotope très riche, à très forte produc-
tion de biomasse et jouant un rôle considérable dans le
ingénieurs romains a été repensé par les ingé-
système hydrologique et écologique, est pourtant un vé-
nieurs des Temps modernes. ritable mal aimé du système fiscal français » ; une taxa-
L’historiographie du XIXe siècle met égale- tion foncière sans rapport avec son revenu réel en
ment en avant la suprématie de la cité sur la favorise la transformation ou la destruction.
Jean-Michel Derex

transmettent à l’homme par la piqûre du mous- évolution, a été mis en rapport avec les trans-
...
172
tique [Derex 2003]. C’est alors seulement que formations économiques et sociales. Dans ce
le regard sur ces espaces a changé. contexte doivent être citées les observations de
Fernand Verger [1983] sur les wadden23 du lit-
Pourquoi un Groupe d’histoire des zones toral français et celles de Bertrand Sajaloli
humides ? [1993] sur le Laonnais24. Certains sociologues
Retard de l’historiographie française, contre- ont également travaillé sur ces espaces, notam-
sens et a priori constituaient autant de défis à ment Bernard Picon [1978] qui s’est interessé
relever. En créant le Groupe d’histoire des à l’artificialisation des zones naturelles.
zones humides, il s’est agi de rassembler tous La collaboration avec les naturalistes (éco-
les chercheurs travaillant sur la question, dont, logues, biologistes) s’imposait d’elle-même.
bien entendu, les historiens. On est partis des
travaux de ceux qui avaient effectué les
grandes synthèses régionales des années 13. Pour l’Alsace, voir J.-M. Boelher [1994] ; pour la
1950-1990, consacrées notamment à l’Alsace, Sologne, voir I. Guérin [1960], G. Bouchard [1972] et
B. Édéine [1974] ; pour la Charente, voir F. Julien-La-
à la Sologne, à la Charente, à la Touraine, au
bruyère [1982] ; pour la Touraine, voir B. Maillard
Sud-Ouest et à l’Île-de-France13. D’autres his- [1998] ; pour le Sud-Ouest, voir A. Zink [1997] et pour
toriens qui ont rejoint le groupe s’étaient spé- l’Île-de-France, voir M. Touzery [1995].
cialisés dans l’étude de thèmes particuliers : le
14. Voir N. Vivier [1999].
statut juridique des communaux14, les produits
de l’élevage15, le sel et le poisson16. Ont éga- 15. Voir J.-M. Moriceau [1999].
lement intégré l’association quelques archéo-
16. Pour le sel, voir J.-C. Hocquet [1984] ; pour le
logues 17 , médiévistes 18 , modernistes 19 et
poisson, voir R. Abad [2001].
contemporanéistes20.
Les historiens du droit, trop souvent oubliés 17. Voir P. Leveau [1998] et J.-L. Abbé [2003].
par les historiens ruralistes, contribuent à cette
18. Voir C. Beck [1993].
réflexion sur les milieux humides21. Leur
contribution est essentielle pour avoir une 19. Voir Y. Suire [2002].
compréhension de la pratique de la pêche et
20. Voir J.-M. Derex [2001].
de la chasse, activités très répandues dans les
espaces qui nous occupent ici22. Sans oublier 21. Voir G. de Ghislain [1977], J. Moreau-David [1977]
l’apport des historiens des idées politiques, et et M. Geny [1998].
notamment celui de Yann Raison du Cleuziou 22. Voir L. Bérard [1983].
[2002] sur l’évolution de la norme environne-
mentale en baie de Somme. 23. Mot d’origine flamande servant à désigner une
Les géographes ont pris toute leur place au étendue basse faite d’alluvions récentes situées à proxi-
mité des mers à marée et influencée par celles-ci.
sein de ce groupe : dans bien des travaux,
l’aménagement des zones humides, et leur 24. Pour l’étude des mares, voir B. Sajaloli [1998].
Recherche en cours

Comme l’a remarqué Philippe Leveau, la mieux pris en compte cette donnée : Philippe
...
173
communauté des historiens des sources écrites Leveau [1998] pour les marais des Alpilles et
s’est peu préoccupée de la problématique « mi- Jean-Loup Abbé [2003] pour les étangs lan-
lieux et pratiques sociales » [Burnouf et Le- guedociens. Pour une période plus récente, j’ai
veau 2004]. De ce fait, ne disposant pas des établi qu’en Brie la politique de drainage dé-
moyens de la critique interne, les naturalistes, veloppée dans la seconde moitié du XIXe siècle
lorsqu’ils sont amenés à recourir à ces sources, par les ingénieurs des Ponts et Chaussées va-
en font souvent un contre-emploi qui conduit riait d’une année sur l’autre en fonction de la
parfois à des contresens [ibid. : 11]. sécheresse ou de l’humidité des saisons [Derex
Au-delà de ce travail fédérateur, il fallait 2001]. Le climat doit être appréhendé sous un
pouvoir participer au débat d’une société de angle original : le ciel du paludier ou du fer-
plus en plus sensibilisée aux questions envi- mier d’étang n’est pas celui du vigneron ou du
ronnementales. Pour ce faire, quatre chantiers, paysan qui cultive des céréales.
au moins, sont explorés. La biodiversité en Le troisième chantier sur lequel le groupe
constitue le premier. Les espaces humides sont s’est investi concerne les productions. Le
des milieux dans lesquels les interdépendances procès de l’agriculture intensive redonne leurs
homme-nature sont les plus fortes et les plus lettres de noblesse aux milieux humides qui
visibles. Le groupe s’est ainsi penché sur les avaient perdues. Dans l’économie tradition-
l’étude des relations que les hommes ont en- nelle, l’homme utilisait ces espaces pour des
tretenues avec les animaux25 en se demandant activités de prédation ou d’exploitation :
si ces derniers ont subi ou non des modifica- pêche, chasse, pâturage, exploitation des végé-
tions morphologiques, comportementales ou taux, du bois et de la tourbe. Ces lieux repré-
génétiques. Le questionnement porte notam- sentaient par conséquent un complément aux
ment sur l’anophèle, la carpe, le saumon de terres céréalières. Les travaux récents de Na-
l’Atlantique et le saumon d’élevage, la moule dine Vivier [1999] sur les communaux et ceux
et l’huître26, mais aussi sur toutes les espèces d’Annie Antoine [2000] sur les incultes appor-
liées à l’eau et aux zones humides (ragondin, tent un éclairage nouveau sur ces espaces en
écrevisses de Louisiane...). soulignant leur importance du point de vue
Autre chantier aujourd’hui capital : celui économique et en précisant les enjeux sociaux
des relations entre sociétés et changements cli- de leur utilisation. L’homme du XXIe siècle
matiques. L’évolution du niveau marin a un prend aujourd’hui conscience que les
impact direct sur la vie des hommes vivant
dans les marais littoraux. Ces données sont es-
sentielles pour étudier l’histoire des marais sa- 25. Robert Delort [1984] fait figure de pionnier dans ce
lants par exemple. Par ailleurs, l’étude des domaine. Il est président d’honneur du Groupe d’histoire
climats est importante pour comprendre les des zones humides.
rythmes des dessèchements réalisés. Ce sont 26. Voir notamment M.-C. Marinval et R. Benarrous
les antiquisants et les médiévistes qui ont le [2005].
Jean-Michel Derex

dessèchements réalisés dans le passé ont eu des quelquefois l’histoire pour un complément
...
174
conséquences négatives, notamment avec la d’érudition élégant à citer mais qu’il faut vite
construction des barrages d’estuaire et le dé- abandonner lorsqu’on passe aux choses sé-
veloppement excessif du drainage agricole. rieuses. Une fois ces questions de pouvoir éva-
Enfin, quatrième chantier d’investigation, cuées – mais elles ne peuvent l’être que s’il
l’étude des milieux humides conduit à s’inter- n’y a pas d’enjeu –, il faut faire preuve de pé-
roger sur les risques et les catastrophes [Allard dagogie et d’indulgence. Ces efforts ne sont
2000]. L’histoire du climat, des marées et des réalisables que si chacun a le désir de travailler
coups de vent est là pour rappeler à nos so- avec les autres.
ciétés industrielles qui vivent dans l’instant et Une autre richesse tient à la vocation euro-
dans l’assurance de la suprématie de leur tech- péenne du groupe. Si, en histoire rurale, des
nologie qu’elles ne peuvent échapper à leur comparaisons internationales sont à faire, elles
environnement naturel. s’imposent ici plus qu’ailleurs. Les grandes
opérations de dessèchement ont, en effet, été
Une approche originale menées simultanément dans toute l’Europe.
La richesse de cette association tient d’abord Les techniques et les hommes sont souvent les
à ce qu’elle regroupe des personnes issues de mêmes : c’est ainsi qu’aux XVIIe et XVIIIe siè-
disciplines diverses. Or, comme le souligne cles les techniciens hollandais étendirent à
Yannis Suire [2002 : 8] : l’ensemble du cadre européen leur connais-
sance du contrôle de l’eau [Ciriacono 1995 :
L’histoire de l’environnement n’est pas 296]27. La technique moderne des drainages,
qu’une étude des éléments naturels dans introduite en France en 1848, était, quant à elle,
le temps dans le but de les rappeler au britannique [Derex 2001].
bon souvenir de l’homme, une simple
Il convient donc de prendre en compte ces
géographie physique historique.
influences étrangères qui se déclinent et s’adap-
Il ne s’agit plus de faire une histoire de la tent dans les différentes régions françaises. Il
nature, d’un côté, et une histoire de l’homme, importe aussi de voir l’originalité des zones hu-
de l’autre, mais de construire une histoire mul- mides françaises par rapport à celles des pays
tiséculaire des sociétés et de la nature. Car, voisins. Mis en perspective, les espaces français
comme le souligne François Walter [1998 : 33] : présentent des spécificités. Pourquoi les dessè-
chements réussissent-ils aux XVIIIe et XIXe siè-
L’histoire, science de l’espace dans le cles en Angleterre, en Hollande et en Italie et
temps, ne concerne pas les seuls hommes connaissent-ils un succès plus lent en France ?
mais aussi tous les autres phénomènes
évolutifs de la nature et de la vie.

Toutefois, la tentation peut être grande de 27. Mais comme on ne prête qu’aux riches, on leur a
considérer telle ou telle discipline au service aussi attribué des travaux auxquels ils étaient parfaite-
d’une autre. Les naturalistes prennent ment étrangers [Suire 2002].
Recherche en cours

Est-ce le fait d’une politique centralisée (poli- de nouvelles normes dans lesquelles les usages
...
175
tique fiscale, action des intendants puis des in- traditionnels se trouvent en situation d’accusés.
génieurs des Ponts et Chaussées, assèchements Ces espaces sont de plus en plus hiérarchisés
brutaux des étangs pendant la Révolution...) suivant l’intérêt scientifique que représentent les
alors que les autres pays adoptent une démarche différentes espèces qui y vivent. Selon cette lo-
beaucoup plus pragmatique et décentralisée ? À gique, il est tentant de penser que ces milieux
moins qu’une des causes ne réside dans le seraient infiniment plus riches si l’homme ne
manque de capitaux. Dans quelle mesure aussi venait les perturber. Les politiques de protection
les structures sociales et juridiques de la France de la nature se heurtent alors à l’incompréhen-
rurale ont-elles été réceptives à une telle lo- sion, voire à l’opposition et à l’hostilité, des
gique ? Et, pour le XIXe siècle, le droit de pro- populations rurales.
priété issu de la Révolution française a-t-il Par ailleurs, l’espace n’est plus valorisé,
favorisé ou non l’assèchement ? Les forces pour une large part, en fonction de son utilité.
communautaires ont-elles été plus vives ici que Les techniques modernes et l’évolution des
dans d’autres pays européens au point de freiner marchés ont fait perdre à l’homme cette rela-
ces initiatives ? tion privilégiée qu’il entretenait avec la nature.
Ces comparaisons avec des faits étrangers L’abandon d’une vision anthropocentrique
éclairent ces questions. Il ne faut toutefois pas de ces espaces fait fi du passé et donc des hé-
chercher de cohérence géographique dans le ritages. L’historien peut alors en toute légiti-
champ assigné à la comparaison, qui s’ex- mité en rappeler l’existence. C’est pourquoi les
plique davantage par la bibliographie dispo- membres du Groupe d’histoire des zones hu-
nible et des liens amicaux entre chercheurs28. mides se placent résolument à la croisée des
chemins entre le monde de la nature et celui
La place de l’homme dans ces espaces des hommes. J’aime cette image utilisée par
Ces espaces humides sont fortement touchés Marc Bloch [1964] dans Apologie pour l’his-
par la déprise agricole. En même temps ils toire ou métier d’historien, lorsque celui-ci
sont menacés par les aménagements territo- compare l’historien à l’ogre des contes qui
riaux, industriels ou agricoles qui compromet- rôde là où il sent la chair humaine.
tent leur existence. Pour les protéger, des En s’aventurant dans ces espaces peu
règlements nationaux et européens ont été connus, l’historien découvre des communautés
édictés, des parcs ont été créés. De fait, en adultes et équilibrées qui ne tendent pas vers
quelques années, les normes environnemen- la nôtre, et dont la diversité même montre
tales ont changé. toutes les ressources dont l’homme est capable.
Dans une certaine approche savante des es-
paces humides, on abandonne progressivement
28. L’espace européen envisagé comprend, à l’ouest, les
l’anthropocentrisme. L’homme n’a plus sa place Fens britanniques, au nord, la Flandre et les Pays-Bas, à
dans ces écosystèmes fragiles et sa présence de- l’est, l’Allemagne et, au sud, la Vénétie, la plaine du Pô
vient suspecte. Les naturalistes définissent ainsi et les vallées espagnoles.
Jean-Michel Derex

Cette étude permet d’imaginer une alternative de la nature : on herborise comme les bota-
...
176
à la culture dans laquelle nous baignons. nistes, on observe les espèces comme les zoo-
Or, le passé de ces espaces est riche, et de logues, on admire les paysages en esthètes. Le
nombreuses pratiques y trouvent leurs ra- regard se pose sur un espace, sur un territoire.
cines. Avant que ces lieux ne soient dépré- Ce changement de perspective a des consé-
ciés, marais et étangs étaient très recherchés. quences sur le plan juridique avec la définition
Ils fournissaient des produits que l’on classait de nouvelles normes environnementales qui ne
en produits comestibles ou non, sauvages ou tiennent pas compte des héritages, ou, pour
domestiques, utiles ou nuisibles. Cette clas- employer un autre terme, des usages.
sification n’est plus de mise aujourd’hui mais Au-delà des connaissances qu’il met à notre
ces produits sont tout autant appréciés. Cette disposition, le Groupe d’histoire des zones hu-
production du « naturel » a une valeur mar- mides participe aux prises de décision en four-
chande liée à l’activité cynégétique et touris- nissant des éléments de réflexion ayant trait au
tique. Le sauvage est devenu désirable après développement durable de ces milieux. Cette
avoir été longtemps honni. On le « cultive », recherche sur les fonctions écologiques des es-
on le gère. En devenant l’objet de décisions paces humides répond à des besoins exprimés
socioéconomiques, le sauvage ne se donne par la société en termes d’utilité. On rejoint là
plus comme produit spontané de la nature Robert Delort, qui, dans son plaidoyer en fa-
mais comme production de l’homme. Le su- veur d’une « écohistoire », place l’historien
prêmement naturel se confond désormais face à ses devoirs d’homme de la Cité en rap-
avec le comble de l’artificiel. pelant qu’« au moment où se développe une
Depuis quelques décennies, les points de angoisse face aux conséquences possibles [...]
référence ne sont plus les mêmes. Hier, la per- des modifications de l’environnement dans le
ception de l’environnement passait par les bras présent et surtout dans le proche avenir, s’af-
et la sueur. Aujourd’hui, l’art de jouir de la firme aussi l’idée que le passé porte le pré-
nature emprunte à des techniques des sciences sent » [1993 : 7].

Bibliographie

Abad, R. — 2001, Le Grand Marché. Approvisionne- World Environment and History. Paris, Elsevier :
ment de Paris au XVIIIe siècle. Paris, Fayard. 419-428.
Abbé, J.-L. — 2003, « Aménager l’environnement Allard, P. — 2000, « Éléments pour une probléma-
au Moyen Âge. Les entreprises d’assèchement tique de l’histoire du risque. Du risque accepté au
des étangs languedociens (biterrois et narbon- risque maîtrisé. Représentation et gestion du risque
nais) », in É. Fouache ed., The Mediterranean d’inondation en Camargue, XVIII e -XIX e siècle ».
Recherche en cours

Thèse d’habilitation à diriger des recherches, Univer- et J. Peret eds., Aux rives de l’incertain. Histoire et
...
177
sité de la Méditerranée (Aix I). représentation dans les marais occidentaux du
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