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universitaires
de Rennes
L’œil littéraire  | Paul Dirkx

Le regard engagé
dans L’île aux
fleurs
☝🍪 de Jorge
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Furtado
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Marie-Jo
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Pierron
p. 115-125
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Résumé
Personnaliser
Sous le titre L’île aux fleurs (Ilha das flores), le cinéaste brésilien Jorge
Politique de confidentialité
Furtado fait de son film un périple qui, sous prétexte de suivre avec
humour le cheminement des ordures ménagères, fait découvrir des
enfants faisant la queue pour ramasser les déchets et les manger. Face à
ce regard dérangeant, le spectateur est conduit à occuper différentes
positions qui vont le mener du reportage classique à une parodie de
genres jusqu’à la découverte saisissante de la misère. Son regard se
trouve ainsi modifié jusqu’au twist final qui le confronte au réel. Regard
du réalisateur, regard caméra, regard du spectateur se croisent alors tout
en s’interpellant. Ce sont ces procédés d’interpellation qui seront
analysés de manière à mettre au jour les opérations par lesquelles le
spectateur est conduit à s’engager dans une relation discursive avec le
film.

Through his movie The Flower Island (Ilha das flores), the Brazilian film
writer Jorge Furtado embarks with great sense of humour on a journey
through household waste management, pointing out “by accident” some
children queuing to pick up – and eat – waste. The viewer, who has to
face this uncomfortable gaze, is then led to different points of view, from
traditional documentary to some genre parody, to the striking highlight
of misery. His perception thus evolves until the final twist, when reality
takes over. From the director to the camera to the audience, the views
are complementing as well as questioning each other. This particular
questioning method will be analysed here to unveil how the audience are
led to get involved in some discursive relationship with the movie itself.

Texte intégral
1 Documentaire de création, manifeste marxiste,
documentaire d’opinion, conte moral…  : les expressions ne
manquent pas pour qualifier L’île aux fleurs (Ilha das
flores), court métrage de treize minutes réalisé en 1989 par
le réalisateur brésilien Jorge Furtado, né ne 1959. Cette
variété de qualifications recouvre des questions différentes
d’ordre ☝ esthétique,
🍪 communicationnel, politique et social.
Mais on peut émettre l’hypothèse selon laquelle cette variété
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et donne
vous les niveaux de lecture correspondants se retrouvent
le contrôle sur
ceux que vous à
également souhaitez
l’intérieur des processus de lecture inscrits dans
activer
le film lui-même. Le regard du spectateur est ainsi conduit à
évoluer au cours du film. En effet, il passe d’une position
spectatorielle confortable, inhérente au genre du reportage,
pour prendre une place plus distanciée induite par la
reconnaissance des faux genres. Il est ensuite tendu vers une
chute par une double lecture mobilisée par des procédés
humoristiques. Il sort enfin de sa position spectatorielle en
adoptant une position de sujet qui s’interroge sur le réel et
sur le film lui-même.
2 Ainsi, la pluralité des approches et la multiplicité des
positionnements de lecture rendent centrale la question du
regard, regard du cinéaste, regard du spectateur, regards
caméra inscrits dans le film lui-même. Ce qui suit propose
d’analyser les procédés par lesquels le regard du spectateur
se trouve apprivoisé, puis piégé, interpellé et engagé par le
film à s’ouvrir sur le monde et à réfléchir sur la réalité du
film.

Contrat de lecture et regard


3 Pourtant, c’est avant même le début du film que le regard du
spectateur se trouve conditionné. Dès la mention « Ceci n’est
pas un film de fiction » qui apparaît au premier plan du film,
le spectateur se met en attente d’autre chose qu’une histoire
et investit une position différente de la posture de croyance
qui est le propre de la fiction. Roger Odin a analysé l’entrée
du spectateur dans un film documentaire, alors que ce même
spectateur est porté par un «  désir de fiction  ». L’auteur
constate que «  [n]ous vivons dans un espace dominé par le
désir de fiction, un désir qui se manifeste à l’intérieur de
chacun de nous […] la conséquence est que si entrer dans un
film de fiction se fait sans problème […] toute entrée dans un
type de film autre, et donc l’entrée dans le documentaire,
doit tenir compte de ce désir de fiction1 ». Ailleurs, il ajoute :
«  Inversement, voir un film sur le mode documentarisant,
c’est ☝ 🍪
construire un énonciateur qu’on considère comme
Ceappartenant au même
site utilise des cookies et monde que nous (un énonciateur réel)
et donne
vous donc leun énonciateur
contrôle sur qui s’adresse à nous en tant que
ceux que vous souhaitez2
personnes activerréelles .  » Si l’énonciateur appartient au même
monde que moi, il est questionnable «  en termes d’identité
(est-ce un individu qui s’exprime, un auteur qui cherche à
construire une œuvre, un groupe, la société…  ?), en termes
de faire (comment a-t-il filmé telle ou telle scène, a-t-il ou
non fait intervenir des acteurs ?) ou en termes de vérité (ce
plan a-t-il bien été tourné à Venise ? les dinosaures étaient-
ils verts ?)3 ».
4 Dans le cas de L’île aux fleurs, le spectateur se trouve placé
face à un « film qui n’est pas un film de fiction » et il se pose
donc des questions afin de positionner correctement son
regard sur le film. Ces questions portent notamment sur
l’énonciateur et sur son identité. Le court-métrage est à
l’origine un film sur le traitement des déchets qui a été
commandé à Jorge Furtado par l’université de Rio Grande.
Ce film de treize minutes a obtenu dix-sept prix, dont l’Ours
d’argent 1990 à Berlin. Le réalisateur est membre fondateur
de la Casa de Cinema de Porto Alegre, fondation créée en
1970 pour faire face au démantèlement des structures de
production cinématographique brésiliennes. Cette fondation
regroupe à l’origine une douzaine de cinéastes indépendants
dont la volonté est de produire des films avec des moyens
financiers limités, dans un esprit commun de résistance et
de solidarité. Or c’est au cours de la préparation de son film
que Furtado découvre cette réalité qui se trouve à quelques
kilomètres de chez lui à Porto Alègre et dont il ignorait
l’existence4.
5 Si l’énonciateur du film appartient au même monde que moi,
je suis donc en droit d’attendre de lui vérité et sincérité5. Je
n’ignore évidemment pas que l’énonciateur peut faire des
erreurs, peut raconter des mensonges, peut avoir l’intention
de tromper, mais, en tant que spectateur, je suis légitimé à
recevoir de sa part vérité et sincérité. Malgré l’avertissement
liminaire, la suite du film fonctionne selon un mélange entre
fiction et documentaire ou, du moins, entre un pastiche de
différents genres documentaires et le vrai documentaire de
☝🍪
la séquence finale6. Cet avertissement opère la mise en place
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d’un contrat de lecture avec le spectateur  : c’est en effet à
vous donne le contrôle sur
travers
ceux que vousle souhaitez
«  Ceci n’est pas un film de fiction  » que
activer
l’énonciateur s’arroge un statut de réalité et donc
m’interpelle en tant que personne réelle. En outre,
l’avertissement, qui m’engage à lire le film comme un
discours depuis le réel sur le réel, se constitue également
comme le sujet même du film. Ce film sur le traitement des
déchets est aussi un film sur le rapport entre fiction et réalité
et sur le regard que l’on porte sur l’une et sur l’autre, entre
vérité et illusion, entre apparences fallacieuses et vérités
occultées révélées par le film.
6 Deux questions se posent alors. Premièrement, comment le
spectateur est-il conduit à s’inscrire dans ce contrat de
lecture ? Deuxièmement, comment peut-il se sentir concerné
par le sujet du film ? Quels sont les processus de production
de sens et d’affects qui font qu’il se sent concerné  ? Si l’on
considère le regard comme le point focal à partir duquel le
processus de production de sens et d’affects s’établit, on
s’aperçoit que, dès l’avertissement, le regard du spectateur se
positionne dans une lecture «  documentarisante  », pour
reprendre le mot de Roger Odin, même si la forme du titre
L’île aux fleurs évoque un univers fictionnel qui va à
l’encontre de ce même avertissement.

Le regard apprivoisé, puis piégé


7 Les premiers plans du film font entrer le spectateur dans le
film par le mouvement fluide avant en caméra portée
subjective, qui lui permet de pénétrer dans une plantation de
tomates. Le commentaire off semble être celui d’un reporter
qu’il suit en direct et qui l’invite à le suivre. La narration se
met en place à partir du plan où l’on assiste au chargement
d’une camionnette par M. Suzuki. Ainsi, la temporalité sous-
tend le film depuis la production, l’acheminement, la
consommation, la mise aux ordures. Le recours au
patronyme « Suzuki » et le commentaire qui le décrit sur le
plan physique comme un Japonais parmi d’autres « ouvrent
le film ☝sur 🍪 deux possibilités  : soit un film centré sur un
Ceindividu (uncookies
site utilise des récit etde vie), soit un film centré sur un rôle
donne le contrôle sur7 ». La personnalisation du personnage et
socioprofessionnel
vous
ceux que vous souhaitez
sa présentation
activer introduisent un rapport de familiarité avec le
spectateur qui lui permet «  d’entrer en douceur dans le
film8  ». Grâce aux cadrages subjectifs et à la fluidité du
montage de la première séquence, « le film nous fait entrer
dans un monde dans lequel il inscrit une histoire avec
laquelle il s’attache à nous mettre en phase9 ». Durant toute
la première séquence, différents procédés favorisent
l’identification du spectateur à la caméra-reporter  : le
mouvement en caméra subjective, les regards adressés par
les « personnages » au spectateur et les phrases que la voix
off lui destine directement. Les premiers plans ont ainsi pour
fonction d’apprivoiser le regard du spectateur, en le faisant
entrer dans la diégèse, en démarrant la narration et en
opérant une mise en phase entre lui-même et le film.
8 Une fois ce regard inscrit dans le film par les premiers plans
de « reportage », la lecture se poursuit selon un processus de
reconnaissance : le regard reconnaît les êtres et les choses en
s’appuyant sur les stéréotypes. Les clichés et stéréotypes qui
n’appartiennent pas au registre de la fiction semblent
correspondre au contrat proposé dans l’avertissement
(«  Ceci n’est pas un film de fiction  »)  : ils constituent des
procédés par lesquels le regard du spectateur a la possibilité
de reconnaître la réalité proposée par le film.
Le stéréotype est une construction de lecture […] Pour qu’il
puisse déchiffrer l’œuvre à bon escient, il faut que le lecteur
maîtrise un dictionnaire de base, mais aussi qu’il possède
une compétence encyclopédique comprenant des scénarios
préfabriqués. C’est à ce point précis qu’intervient la
stéréotypie. En effet, le récit ne peut être interprété qu’à
partir d’inférence [sic] de scénarios préexistants. Ces
scénarios sont aussi bien communs qu’intertextuels10.

9 Parmi les scénarios communs, le spectateur reconnaît des


éléments qui correspondent à l’idée qu’il se fait de la
production de tomates au Japon, de la consommation de ces
légumes, du système économique qui consiste à échanger
des produits contre de l’argent dans le but de faire des
☝🍪
profits, etc. De même, le film propose une diégèse dans
Celaquelle
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lieux,et les situations et les personnages
vous donne le contrôle sur
correspondent
ceux que vous souhaitezà l’idée que s’en fait le spectateur. Le recours
activer
à différents scénarios intertextuels intervenant dans
l’écriture des genres vient conforter le régime de la non-
fiction, tout en permettant au spectateur de reconnaître des
formes filmiques qu’il a déjà intégrées. Ainsi du genre du
film de reportage, qui vise à montrer  : on l’a vu, L’île aux
fleurs facilite l’identification du spectateur, en adoptant la
forme du reportage qui permet au spectateur de se rendre en
visite dans les champs de production de tomates, par le biais
de la caméra subjective dont il est fait usage dès les premiers
plans du film.
10 Le spectateur peut également reconnaître le genre du film
didactique, qui vise à expliquer. Le recours à ce genre vient
interrompre les premiers plans du film qui ont permis
d’apprivoiser le regard du spectateur  : les planches
encyclopédiques sur fond neutre viennent bloquer à
intervalles réguliers la lecture par la mise en place d’un autre
espace, qui n’est plus celui du champ de tomates de M.
Suzuki, mais un espace abstrait, relié au premier par le
commentaire off qui demeure constant. Comme dans le film
pédagogique traditionnel11, le film appelle l’observation du
spectateur par les silences, les changements d’échelle de
plans, les gestes des personnages qui exhibent les
productions de tomates ou les préparations culinaires. Il
suscite son interrogation par des rapprochements insolites
entre les cochons et les hommes, par exemple. De plus, il
retient son attention par des ruptures de ton dans la
musique qui sur-dramatise certaines scènes de la seconde
partie du film, alors qu’elle était porteuse d’effets comiques
dans la première partie par les effets de mickeymousing12.
Enfin, il facilite le passage à l’abstraction par le recours aux
images filmiques qui alternent avec des plans de collages et
des reproductions de planches encyclopédiques13. Le genre
du film publicitaire, qui vise à vanter les qualités d’un
produit dans le but de vendre, se trouve reproduit par des
personnages qui, souriants en position frontale et en regard
caméra, exhibent des produits au regard du spectateur.
☝🍪
Enfin, le genre des photographies de famille se trouve
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également convoqué au travers des photographies de
vous donne le contrôle sur
mariage
ceux que vous ousouhaitez
des rituels familiaux, comme celui du repas de
activer
famille offert par une mère à sa petite famille.
11 Le point commun entre ces différents genres réside dans le
fait qu’ils font tous appel aux regards caméra, qui ont tous
pour fonction d’être des opérateurs de défictionnalisation, de
contact, de référentialité14. C’est du monde dont on me parle
et c’est depuis le monde que l’on me regarde. Outre ces
différentes fonctions, les regards caméra ont ici valeur
d’indices génériques. Le spectateur regarde le film en
s’appuyant sur les regards caméra comme sur un code
appartenant aux différents genres de la non-fiction : film de
reportage, film didactique, film publicitaire, film de famille.
Mais c’est surtout par leur nombre et leur fréquence
d’apparition que les regards caméra interpellent le
spectateur  : on en compte pas moins de vingt-cinq pour
seulement treize minutes de film. Tout en interpellant le
spectateur de manière appuyée, ils induisent un second
niveau de lecture.

Le regard interpellé par la lecture


humoristique
12 Le film interpelle en effet autant par ce qu’il dit que par ce
qu’il sous-entend. On vient de voir que la lecture au premier
niveau, effectuée par un regard qui reconnaît des éléments
de «  réalité  » représentés par les clichés, s’appuie sur des
scénarios communs et des scénarios intertextuels, eux-
mêmes compris dans les genres de la non-fiction. Et
pourtant, on pourrait dire maintenant, à la façon de
Magritte, que «  “Ceci n’est pas un film didactique.” Le titre
enjôleur et embaumé de L’île aux fleurs est une antiphrase
bien à l’image du film qui, de glissement en glissement,
pratique avec maestria la douche écossaise et un humour
caustique qui étrangle notre rire aussitôt après l’avoir
suscité15. » La double lecture participe ainsi à la modification
de l’horizon d’attente du spectateur. Celle-ci s’établit sans
doute☝différemment
🍪 selon le spectateur, mais devient
Ceprégnante
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partir etde deux plans particuliers, celui du camp
vous donne le contrôle sur
d’extermination et celui du champignon atomique, qui
ceux que vous souhaitez
laissent présager que la fin sera pour le moins surprenante.
activer
13 Différents procédés humoristiques attirent le spectateur
dans un second niveau de lecture. Sur le plan sonore, on
peut noter le procédé lexical par lequel le cultivateur
japonais ne peut s’appeler que «  Monsieur Suzuki  »,
patronyme stéréotypé qui se trouve renforcé par l’inscription
de ce nom dans l’image. Toujours au niveau sonore, le
rythme de la comptine introduit des répétitions de mots et
de sonorités qui s’égrènent sur la reprise du même schéma :
un terme nouveau mais connu du spectateur entraîne une
longue explication sous la forme de définitions
encyclopédiques et de lapalissades. On relève également des
répétitions d’expressions comme «  le cerveau encéphale
hautement développé  » et le «  pouce préhenseur  », des
redondances entre image et son16, un rythme de
commentaire trop rapide, des informations inutiles, une
musique sur-dramatisée, un silence très contrasté avec le
commentaire omniprésent ou encore les ruptures de tons
entre gravité et légèreté.
14 Sous le rapport visuel, l’artificialité des couleurs saturées
ainsi que des contrepoints entre images et sons – comme le
plan appuyé sur les jambes de Madame faisant ses courses,
alors que le commentaire la qualifie de bipède – sont autant
de procédés visuels qui insistent sur le caractère parodique
de ce qui est montré au premier niveau. Les constructions
rhétoriques y participent qui, tel le faux syllogisme où les
prémisses ne se rapportent pas au cas, débouchent sur la
mise en place d’un raisonnement par l’absurde. La structure
générale du film, fondée sur une parodie des genres,
contribue également à l’inscription du regard du spectateur
dans une lecture double. Ainsi, les différents faux genres
s’emboîtent successivement les uns dans les autres et ôtent
au spectateur la possibilité de s’installer confortablement
dans un genre bien défini17. On entre dans le faux film de
reportage par un mouvement avant de caméra portée
subjective, le commentaire insistant sur le fait que l’on se
☝🍪
trouve «  en ce moment même  » dans le champ  ; puis, on
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passe au faux genre du film didactique par des images de
vous donne le contrôle sur
planches
ceux que vous encyclopédiques,
souhaitez pour déboucher sur un faux film
activer
de famille qui aboutit à un faux film publicitaire où les
tomates sont magnifiées par les couleurs saturées. Cet
emboîtement d’un faux genre dans un autre construit un axe
de lecture qui conduit le spectateur à traverser les différents
niveaux de représentation jusqu’à la butée finale sur le réel.
15 La combinaison de ces différents procédés humoristiques
détourne chaque genre factuel18 et fait basculer le film dans
le registre du discours qui interpelle le spectateur non
seulement sur la vérité de ce qui est montré, mais sur le
statut documentaire ou fictionnel du film. Les regards
caméra appuyés qui induisent la double lecture contribuent
à la mise en place des interactions entre le film comme texte
et le film comme discours. Ils se constituent en opérateurs
de transformation du récit en discours. En transformant le
texte en discours, le film transforme également le regard du
spectateur, qui passe d’un niveau de lecture à l’autre. Il ne
s’agit plus tant de raconter la transformation d’une tomate
de sa production à sa consommation ou à son rejet aux
ordures que de mettre à jour la structure d’une logique
économique. La transformation n’est plus seulement
narrative, mais également discursive. Le regard est conduit à
se modifier grâce aux procédés humoristiques mis en œuvre.
Le récit de la transformation des tomates est tellement
évident qu’il en devient suspect, et le spectateur est alors
soumis à l’attente de la chute dans sa double lecture. Cette
tension soutient notre désir de voir et introduit en même
temps une relation affective avec le film.
16 Le twist final19 a un double effet où ce qui ressemblait à des
films de non-fiction (de reportage, etc.) se révèle faux. Mais
si le factuel se révèle faux, ce qui pouvait sembler faux car
incroyable se révèle vrai  : certains hommes se nourrissent
effectivement des restes de l’alimentation des porcs. Le twist
consiste ainsi à faire sortir le spectateur du régime de la
représentation filmique fondé sur des clichés et des savoirs
de croyance pour bouleverser son horizon d’attente et
☝🍪
modifier son regard sur la réalité20. À la fin du film, le
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spectateur voit l’histoire sous un angle différent et porte un
vous donne le contrôle sur
nouveau
ceux que vous regard sur ce qui vient de lui être raconté, ainsi
souhaitez
activer
qu’un nouveau regard sur la réalité, qui ne peut être réduite
à ses apparences visibles. En somme, l’humour et la double
lecture induite par le biais des regards à la caméra font
entrer le spectateur dans un double espace : celui du récit de
la production et de la consommation des tomates et celui
d’un espace symbolique qui constate les effets d’un système
économique – effets résumés par la phrase finale de la voix
off :
Liberté est un mot que le rêve humain alimente. Il n’existe
personne qui l’explique et personne qui ne le comprenne.

17 Ainsi, « si on ne sait pourquoi les choses ne vont pas, on n’a


aucun moyen de les expliquer  ; c’est une caractéristique de
l’être humain. […] C’est une formule circulaire, un casse-
tête, une métaphore en forme de spirale21 ». En refusant de
construire une fin qui explique logiquement la misère qu’il
constate dans les derniers plans, le film de Jorge Furtado
interpelle le spectateur, l’entraîne à réfléchir et s’inscrit par
là-même dans le genre de l’essai. Ce genre se trouve conforté
par le fait que le discours ne porte pas sur des cas
individuels, mais prend une dimension plus générale  :
« Dans L’île aux fleurs, les êtres humains sont traités comme
un ensemble d’êtres humains22. »

Vers un regard neuf


18 À la fin du film, le regard du spectateur se trouve donc
engagé dans une lecture à rebours du réel et du film lui-
même. Mais il y a encore un retournement final. Car le
dernier plan fait apparaître la mention « Le reste est vrai ».
Cette ultime mention écrite interpelle une dernière fois le
spectateur et le fait sortir à nouveau de sa position
spectatorielle :
La mise en scène de Jorge Furtado refuse le confort passif de
la projection  ; il n’a de cesse d’interpeller le spectateur, de
☝🍪 l’interloquer […] De manière plus générale, Jorge Furtado
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instaure et
une relation de tête à tête avec le spectateur. Son
vous donne le contrôle sur
ceux queindividualité
vous souhaiteztransparaît fortement et s’adresse directement
àactiver
celle du spectateur car pour lui, « la narration est un effort
continu de séduction23 ».

19 C’est en fait le discours d’un sujet individuel sur un thème


général qui conduit le spectateur à s’interroger non plus
seulement sur la vérité de ce qui est dit, comme c’est le cas
dans une lecture documentaire classique, mais sur le film
lui-même : documentaire ou fiction ? « Le regard du cinéaste
sur le cinéma force le trait pour mieux dénoncer la
tricherie24. » Le film établit de la sorte « une relation critique
avec son destinataire, une relation qui nous déloge de notre
position spectatorielle pour nous placer dans une relation
questionnante de Sujet à Sujet25 ». Le mélange de fiction et
de documentaire construit un système de représentations où
le regard du spectateur se trouve déstabilisé, ce qui le
conduit à sortir de sa position spectatorielle pour adopter
une position de sujet dans une lecture sur le mode réflexif26.
«  Lorsqu’on regarde un documentaire, il convient de se
méfier des images qui nous sont données à voir, non pas tant
parce que ces images chercheraient à nous tromper que
parce que nous nous trompons nous-mêmes en nous laissant
prendre par les idées reçues et les images stéréotypées que
nous avons en nous et qui orientent notre lecture27. » Le film
interagit avec le spectateur dans un jeu entre l’être et le
paraître, la vérité et l’illusion, le documentaire et la fiction, le
texte et le discours. Il établit ainsi une relation de sujet à
sujet où la question ne porte plus seulement sur la vérité de
ce qui est énoncé.
Pourtant, cela ne signifie pas que l’énonciateur ne soit pas
questionnable  : si l’expérience du Sujet n’est pas
interrogeable en termes de vérité, le processus à travers
lequel ce Sujet nous transmet cette expérience peut, lui, être
questionné : c’est là le sens de la mise en garde préalable. La
médiation devient ici l’objet même de la lecture
documentarisante28.

20 La réalité du film réside dans les questions sur le réel que le


spectateur se pose au cours et après l’expérience de lecture.
☝🍪
Au cours de cette expérience, il construit son propre regard,
Ce site utilise des cookies et
son propre questionnement sur le réel. Le regard engagé se
vous donne le contrôle sur
construit
ceux que vousalors sur les interactions qui s’établissent entre le
souhaitez
activer
film, le réel et le spectateur. Si le film me parle, c’est parce
que « ça me regarde » et que « quelqu’un me regarde ». L’île
aux fleurs pourrait ainsi être considéré comme une sorte de
« conte à rebours » où le réel se révèle à la fin et conduit le
spectateur à engager son regard et à s’engager tout court
dans une nouvelle lecture en réfléchissant sur le réel et sur le
film lui-même.
Notes
1. Roger Odin, «  L’entrée du spectateur dans le documentaire  »,
Dominique Bluher et François Thomas (s. l. d. d.), Le Court Métrage
français de 1945 à 1968. De l’âge d’or aux contrebandiers, Rennes,
Presses Universitaires de Rennes, coll. « Le Spectaculaire », 2005, p. 69-
83, p. 69.
2. Ibid., p. 70.
3. Idem.
4. Jorge Furtado in Sylvie Delpech, «  Entretien avec Jorge Furtado  »,
Bref. Le magazine du court métrage 52 (printemps 2002), p.  20-26,
p. 22 : « L’île aux fleurs est né d’une invitation de l’université fédérale, de
faire un film sur le traitement des ordures. Je suis allé voir les endroits à
Porto Alegre par où cheminent les ordures, et j’ai vu cette scène-là : des
enfants faisaient la queue pour ramasser les ordures et les manger. […]
Pendant huit mois j’ai essayé d’écrire un texte qui traduisait mon
malaise. Et en approfondissant les causes de ce malaise, je suis arrivé à la
conclusion que cela me dérangeait parce que c’était une chose qui était à
la fois logique et immorale. Cette chose-là fait tout à fait sens  ; le
propriétaire du terrain d’ordures était plus clément que les autres, parce
que lui, au moins, ouvrait son terrain aux pauvres. Il fallait juste, d’une
certaine manière, organiser tout cela car ce serait rapidement devenu
anarchique. »
5. John Rogers Searle, Sens et expression. Études de théorie des actes
de langage, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. «  Le sens commun  »,
1982.
6. Jorge Furtado in Bref, art. cit., p. 22 : « Je ne pense pas qu’il y ait des
différences concrètes, réelles entre fiction et documentaire dans une
narration, qu’elle soit fondée sur des faits réels, qu’elle soit dans une
tentative de captation de la réalité, ou une élaboration fictionnelle pure.
Toute narration est fictionnelle. Dans le discours ces faits sont très
semblables. Bien sûr, la réalité existe ; Hiroshima existe, j’y crois ou pas.
☝🍪
Ce fait peut être raconté de multiples façons en fonction de chaque
Ceindividualité 
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mais laetforme par laquelle cela est narré, le point de vue
d’Alain
vous donne Resnais dans
le contrôle surHiroshima mon amour ou celui des personnages
ceux que vous souhaitez
dans les dessins animés japonais donnent à la narration une fictionnalité
activer
totale. Nietzsche dit à peu près ceci : “Il y a quelque chose qui ne va pas
avec le mot, tout ce que l’on dit est déjà mort.” »
7. Roger Odin, art. cit., p. 70.
8. Ibid.
9. Ibid., p. 71.
10. Ruth Amossy et Anne Herschberg Pierrot, Stéréotypes et clichés.
Langue, discours, société, Paris, Nathan, coll. « 128 », 1997, p. 75.
11. Geneviève Jacquinot, Image et pédagogie. Analyse sémiologique du
film à intention didactique, Paris, Presses Universitaires de France, coll.
« L’éducateur », 1977.
12. Ou synchronisation minutieuse de la bande sonore avec l’action.
13. Sylvie Delpech, art. cit., p.  20  : «  L’île aux fleurs expérimente le
langage didactique du cinéma dirigé vers le spectateur novice. Il le
relègue au rang d’ignorant. Ce documentaire fonctionne comme un
divertissement au sens pascalien. Il détourne l’esprit, le mène sur de
fausses pistes pour mieux le confronter à la dure réalité, à l’horreur de la
pauvreté. La voix off le piège par tant de dialectique hypnotique ; elle le
guide sur le chemin de l’absurde et de la logique. Les collages, les
montages et autres superpositions sont autant de matériaux filmiques
dont use le réalisateur pour attirer le regard sur un fait qu’un
documentaire classique pourrait affadir. »
14. Éliséo Véron, « II est là, je le vois, il me parle », Communications 38
(1983), p. 98-120.
15. Jacques Kermabon, «  L’île aux fleurs de Jorge Furtado  », Bref. Le
magazine du court métrage 9 (mai-juillet 1991), p. 14-15, p. 14.
16. « La voix off peut être en effet utilisée de manière subtile mais parfois
elle est très appuyée comme dans L’île aux fleurs. Mais je fais toujours
attention à ce qu’elle ne soit pas une béquille de l’image… je veux qu’elle
colle à l’image, ou qu’elle soit véritablement exagérée comme dans L’île
aux fleurs, où l’on voit un poulet puis un carton avec le mot poulet : c’est
tellement explicité que l’on a un nouveau degré de lecture.  » (Jorge
Furtado in Sylvie Delpech, art. cit., p. 23.)
17. «  L’île aux fleurs est le fruit de plein d’œuvres que j’ai lues. Moi-
même, je reconnais des dizaines et des dizaines d’influences, mes
lectures de Kurt Vonnegut Jr., des extraits de différents films. Et je vois
que j’en ai pris la logique. Il y a aussi des films comme Mon oncle
d’Amérique d’Alain Resnais, avec des structures circulaires, ou des
dizaines de parodies de documentaires comme Talking Heads ou les
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Monty Python. Et, d’une certaine manière, je reconnais que j’ai regroupé
ces références, et que je les ai appliquées à une chose réelle, pour faire un
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vous donne(Ibid., p. 22.)sur
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18. Chacun des procédés ne suffirait pas à construire le second niveau de
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lecture, mais c’est la connaissance du contexte et la combinaison entre
les différents procédés qui provoquent cet effet, qui se cristallise sur les
multiples regards à la caméra.
19. Structure narrative (surtout cinématographique) où une fin
inattendue conduit le spectateur à envisager l’histoire sous une
perspective différente et à réinterpréter l’ensemble.
20. «  J’ai longtemps hésité entre cette fin et l’interview d’une enfant, à
qui je demandais ce qui n’allait pas, ce qu’elle voulait changer. Elle m’a
simplement répondu qu’elle voulait plus de temps [pour chercher parmi
les ordures des restes d’aliments]. Je n’ai pas mis cette fin pour ne pas
exposer l’enfant, parce que finalement elle serait devenue une vraie
personne. Mais c’était une fin possible. » (Ibid., p. 23.)
21. Ibid.
22. Ibid.
23. Ibid., p. 20.
24. Ibid.
25. Roger Odin, art. cit., p. 82.
26. « Son style cinématographique s’affirme alors dans cette dynamique
de la représentation. Et le mélange de la fiction au documentaire,
caractéristique de tous ses films, signe une volonté de transmettre de
manière originale une idée, une conception cinématographique, une
histoire ou une revendication politique au spectateur. En effet, dans L’île
aux fleurs, il éveille sa conscience sur des sujets sérieux comme la
pauvreté au Brésil et le traitement des déchets à Porto Alegre […] il signe
un engagement politique qui sous-tend une grande partie de ses films. »
(Sylvie Delpech, art. cit., p. 24.)
27. Roger Odin, art. cit., p. 80.
28. Ibid., p. 82.

Auteur

Marie-Jo Pierron
Université de Lorraine, EA 7305
Littératures, Imaginaire, Sociétés.
© Presses universitaires de Rennes, 2015

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Référence sur
électronique du chapitre
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PIERRON, Marie-Jo. Le regard engagé dans L’île aux fleurs de Jorge
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Furtado In : L’œil littéraire : La vision comme opérateur scriptural [en
ligne]. Rennes  : Presses universitaires de Rennes, 2015 (généré le 04
avril 2023). Disponible sur Internet  :
<http://books.openedition.org/pur/52107>. ISBN  : 9782753557673.
DOI : https://doi.org/10.4000/books.pur.52107.

Référence électronique du livre


DIRKX, Paul (dir.). L’œil littéraire  : La vision comme opérateur
scriptural. Nouvelle édition [en ligne]. Rennes : Presses universitaires de
Rennes, 2015 (généré le 04 avril 2023). Disponible sur Internet  :
<http://books.openedition.org/pur/52083>. ISBN  : 9782753557673.
DOI : https://doi.org/10.4000/books.pur.52083.
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